Vous êtes sur la page 1sur 23

Merleau-Ponty

ou
la mesure de l'homme
DU MÊME AUTEUR

Dostoïevski. La Légende du Grand Inquisiteur. Les Carnets D.D.B. Des-


clée de Brouwer, 1958. Introduction par X. Tilliette.
Karl Jaspers. Théorie de la Vérité. Métaphysique des chiffres. Foi phi-
losophique. Collection « Théologie ». Aubier, 1960.
Existence et Littérature. Coll. «Présence Chrétienne ». Desclée de Brou-
wer, 1961.
Philosophes contemporains. Gabriel Marcel, Maurice Merleau-Ponty,
Karl Jaspers. Coll. « Textes et Etudes philosophiques ». Des-
clée de Brouwer, 1962.
Jules Lequier ou le tourment de la liberté. Coll. «Textes et Etudes phi-
losophiques ». Desclée de Brouwer, 1964.
Schelling. Une philosophie en devenir. T. I : 1794-1821. T. II : 1821-
1854. Vrin, 1970 (sous presse).
Merleau-Ponty
ou
la mesure de l'homme
Présentation
par
XAVIER TILLIETTE

Bibliographie
par
ALEXANDRE MÉTRAUX
Collection dirigée par ANDRÉ ROBINET
Couverture dessinée par Jean FORTIN

TOUS DROITS DE TRADUCTION, D'ADAPTATION


ET DE REPRODUCTION RESERVÉS POUR TOUS PAYS.
© 1970, Éditions Seghers, Paris.
Merleau-Ponty
par
Xavier Tilliette
Il y a... des œuvres inachevées
qui disent ce qu'elles voulaient
dire.
Signes, p. 295.
ÉTUDE POUR UN PORTRAIT

Lorsque Maurice Merleau-Ponty s'est affaissé sur sa table


de travail, au soir du 3 mai 1961, cette mort vraiment sans
phrases brisait à jamais un cheminement qui se hâtait vers
une nouvelle étape. La publication posthume du manuscrit en
cours de rédaction, Le Visible et l'Invisible, et des « notes
de travail » qui nous apportent la rumeur du chantier, a con-
firmé une inflexion déjà sensible depuis quelques années à l'au-
ditoire du Collège. L'étonnement que suscitaient une pensée
vive, une recherche en pleine activité, relayait la stupeur mal
secouée encore devant la mort prématurée. Sous le coup de
l'émotion immédiate, Ricœur avait trouvé les mots les plus
justes : « L'inachèvement d'une philosophie de l'inachèvement
est doublement déconcertant.... » (Nouvelles littéraires, 11 mai
1961 ; Esprit, juin 1961, p. 1116). Plus tard, dans la belle
postface à l'édition des manuscrits, Claude Lefort médite tris-
tement sur la mort de son ami, s'interroge sur le sens et le
non-sens désormais fixés par l' « étrange silence... auquel nous
abandonne le discours interrompu » (Le Visible et l'Invisible
[Vi.I.], Gallimard, Paris, 1964, p. 337).
Qu'advient-il d'une œuvre quand l'auteur s'en est retiré ?
La disparition de la parole vivante lui a ôté son support, son
commentaire, a enrayé le mouvement qu'elle avait pour aller
plus loin. L'expérience de l'écrivain a cessé de la soutenir.
Mais l'œuvre subsiste de cet effacement même, du dehors lui
est imposée la sanction du définitif. Ainsi elle est achevée dans
son inachèvement, ses lignes se réordonnent pour former une
figure. Et c'est aux lecteurs, soudain séparés du compagnon
de route par une distance infinie, de poursuivre la marche,
de suppléer dans la mesure du possible à ce qui manque à
l'expression du sens. Cela suffit-il à tarir nos regrets, à faire taire
nos « vaines récriminations »? Non, sans doute, et l'inévitable
travail critique, pris entre l'achèvement de l'inachevé et l'inachè-
vement de l'achevé, reste suspendu à la circonstance tragique,
dont il hérite l'injustice. Pourtant, sans atténuer la rupture
navrante du dénouement, on peut dire que cette œuvre appelée
à durer portait inscrite en elle l'éventualité d'un tel dénouement.
Non qu'elle invoque la mort ; au contraire, peu de philosophies
auront été à ce point fidèles à la présence et rivées à l'horizon
temporel. Mais elle est pénétrée jusqu'en ses fibres secrètes par
la pensée de la contingence ; elle laisse vibrer la fragilité, la pré-
carité des choses. De sorte que, surgie de nulle part, la mort n'est
pas tout à fait une intruse, elle rejoint rétrospectivement l'espace
impalpable où se mouvait la méditation de Merleau-Ponty. Bien
que nous le disions seulement après coup, il y avait une prédes-
tination de cette quête persévérante à ne pas boucler, à demeurer
béante. Certes il ne s'agit pas d'emprunter aux destins personnels
un symbolisme facile et par là de se consoler à peu de frais, car
rien ne remplacera ce que l'auteur projetait de nous dire. Toute-
fois il est vrai que le mode de réflexion de Merleau-Ponty, le
style de son entreprise visaient à proférer un « discours perpé-
tuellement recommencé ». C'est l'essence d'une pensée interro-
gative que de se relancer et de se régénérer elle-même. Questions
et réponses se recouvrent inlassablement. Les ressources de l'in-
terrogation en marche sont puisées aux prémisses, elle se renou-
velle en retournant et en recourant à l'intention qui constituait
sa faible et inépuisable charge initiale. Nous ne nous trouvons
donc pas devant une ruine ou une stèle brisée, mais devant
une genèse, une croissance, dont l'évolution a été seulement
abrégée.
Quoi qu'il en soit, le reflux de l'événement donne à l'admi-
rable préface de Signes la valeur d'un testament philosophique.
Non point qu'il faille y discerner un pressentiment — le pathé-
tique n'est pas dans la manière de Merleau-Ponty ; mais parce
qu'il s'y explique avec son passé, ces pages revêtent d'emblée
une gravité prémonitoire. Lui, plutôt avare de confidences, évo-
que en dialoguant avec Jean-Paul Sartre la mémoire de leur
ami commun Paul Nizan. Au moment où il se prépare à franchir
une nouvelle étape, il évalue sans complaisance son bilan, et
telle phrase qui n'était peut-être que rhétorique, éveille main-
tenant un écho de nostalgie :
« A une autre vie finie trop tôt, j'applique les mesures de
l'espoir. A la mienne qui se perpétue les mesures sévères de la
mort » (Signes [S.], p. 37). Mort trop âgé pour qu'on le pèse
au taux de l'espoir, trop jeune pour qu'on l'examine à la balance
de la mort, Merleau-Ponty a défait le mirage de l'énoncé lapi-
daire qui suit : « D'un homme mûr qui est toujours là, il
nous semble qu'il n'a rien fait. »
Ce ton de la préface de Signes est exceptionnel, répétons-le,
et encore ne trahit-il aucun abandon. De ses livres sobres,
rédigés avec soin, Merleau-Ponty a exclu toute présence
encombrante et réduit la part autobiographique. On ne trouvera
donc pas ici un album de souvenirs ni un éloge funèbre. Il
faut pourtant rappeler à grands traits ce qu'il fut, avec la dis-
crétion requise. Nous venons de voir qu'il a parcouru son
dernier lacet de route, son chemin de Samarcande, à la recherche
d'un mort. Ce faisant, il emboîtait le pas d'un vivant, d'un
autre compagnon d'études dont l'amitié capricieuse et la rivalité
stimulante ont tenu une grande place dans sa vie et sa pensée.
Merleau-Ponty appartenait en effet, puisque les courtes diffé-
rences d'âge s'estompent à distance d'années, à la brillante
génération universitaire des lendemains de l'autre guerre, qui
comptait dans ses rangs Sartre, Simone de Beauvoir, Simone
Weil, Georges Politzer, Emmanuel Mounier, Raymond Aron,
Jean Hyppolite... La première équipe des Temps Modernes
regroupera plusieurs d'entre eux. En cette époque lointaine,
l'Ecole normale et la Sorbonne étaient leur univers. Ces jeunes
gens de bonne famille pratiquaient comme allant de soi une
camaraderie que la vie mettrait à l'épreuve. Dans ses Mémoires,
Simone de Beauvoir a décrit « Merleau » sous le nom fictif
de Pradelle :
« Un peu plus jeune que moi, il était depuis un an à Nor-
male, comme externe. Il avait lui aussi l'allure d'un jeune homme
de bonne famille ; mais sans rien de gourmé. Un visage limpide
et assez beau, le regard velouté, un rire d'écolier, l'abord direct
et gai; il me fut tout de suite sympathique... Nous prîmes l'ha-
bitude de nous rencontrer chaque jour aux pieds d'une reine
de pierre. J'arrivais toujours scrupuleusement à l'heure à mes
rendez-vous, j'avais tant de plaisir à le voir accourir rieur,
feignant la confusion, que je lui savais presque gré de ses
retards.
« Pradelle écoutait bien, d'un air réfléchi, et répondait gra-
vement... A l'Ecole, on le rangeait parmi les ' talas '. Il réprou-
vait les façons grossières de ses camarades, les chansons obscènes,
les plaisanteries grivoises, la brutalité, la débauche, les dissi-
pations du cœur et des sens. Il aimait à peu près les mêmes
livres que moi, avec une prédilection pour Claudel, et un certain
dédain de Proust qu'il ne trouvait pas ' essentiel '... Ce qui
m'importait surtout, c'est que lui aussi il cherchait anxieusement
la vérité ; il croyait que la philosophie parviendrait, un jour,
à la lui découvrir. Là-dessus, pendant quinze jours, nous discu-
tâmes d'arrache-pied... Il cédait sur chacun [des systèmes], mais
faisait confiance à la raison humaine.
« En fait, il n'était pas si rationaliste que ça. Il gardait beau-
coup plus que moi la nostalgie de la foi perdue... Il me scrutait
d'un œil critique, et il m'accusait de préférer la quête de la vérité
à la vérité même... Je m'aperçus vite que, malgré nos affinités,
il y avait entre Pradelle et moi bien de la distance. Dans son
inquiétude, purement cérébrale, je ne reconnaissais pas mes déchi-
rements. Je le jugeai ' sans complication, sans mystère, un éco-
lier sage '... Pradelle était comme moi un intellectuel ; mais il res-
tait adapté à sa classe, à sa vie, il acceptait de grand cœur la
société bourgeoise ; je ne pouvais pas plus m'accommoder de
son souriant optimisme que du nihilisme de Jacques [le cousin
de Simone]... Cependant, dans la mesure où il n'était effective-
ment question que d'amitié, nous nous entendions bien. J'ap-
préciais son amour de la vérité, sa rigueur ; il ne confondait pas
les sentiments avec les idées, et je me rendis compte, sous son
regard impartial, que bien souvent mes états d'âme m'avaient
tenu lieu de pensée » (Mémoires d'une jeune fille rangée, Galli-
mard, 1958, pp. 343-346).
Souvenirs précieux et certainement exacts, sauf ce qui concerne
l'attitude religieuse de Merleau-Ponty étudiant, où Simone de
Beauvoir succombe à l'illusion rétrospective; car, selon d'autres
témoignages, c'est plus tard, au cours des années 30, qu'il s'est
détaché de la foi de sa jeunesse. Autant qu'on puisse en juger,
sans à-coups, sans drame, par désaffection progressive. Il a
fait encore partie des premiers groupes Esprit. Mais ici plus
qu'ailleurs nous nous interdisons de pénétrer dans le domaine
privé. La consigne qu'il a laissée s'impose à nous : « ... après
tout, si l'on veut le rencontrer [l'écrivain], il a déjà donné rendez-
vous aux amateurs dans ses livres..., le plus court chemin vers
lui passe par eux, enfin... il est un homme qui travaille à vivre
et ne peut dispenser personne du travail de lire et du travail de
vivre » (S p. 397). Aussi est-ce dans ses ouvrages que nous
chercherons, le temps venu, quelle fut sa position vis-à-vis de la
croyance.
D'autres indications sont intéressantes dans la description de
Simone de Beauvoir. Par exemple, l'admiration du jeune Mer-
leau-Ponty pour Claudel. Elle s'est nuancée, elle ne s'est pas
démentie, comme le prouve le texte nécrologique de 1955. En
revanche, Proust est devenu essentiel, et Du côté de chez Swann,
un de ses livres de chevet. Nous apprenons avec quelque surprise
que Merleau-Ponty était gai, enjoué, foncièrement optimiste,
qu'il ne remettait pas en cause ses origines et ses appartenances.
Les intimes et les élèves confirmeraient sans doute ces aspects
de sa physionomie. Mais pour ceux qui ne l'approchaient que
rarement, pour les auditeurs du Collège et les étrangers, l'abord
était plutôt froid, réservé, quoique empreint d'une irréprochable
courtoisie. Merleau-Ponty ne se livrait pas, ni dans l'ensei-
gnement, ni dans la conduite ordinaire. Quant à ses attaches avec
la classe bourgeoise, elles n'allaient pas sans autocritique, et
Simone de Beauvoir projette sur les préludes l'ombre d'une ran-
cune qui s'est exhalée dans la véhémente diatribe des Temps
Modernes (reproduite dans le recueil Privilèges). Ce qui est
vrai, c'est que Merleau-Ponty avait choisi une ligne bien déter-
minée, la carrière universitaire, et qu'il s'y est tenu. Il a gravi
rapidement les échelons académiques jusqu'à la nomination au
Collège de France en 1952, à l'âge de quarante-quatre ans. Il n'a
pas voulu être un outsider, comme Sartre, dont il n'avait ni
le côté bohème ni le génie polyvalent. Non qu'il n'ait été, lui
aussi, un écrivain engagé ; mais leurs caractères et leurs humeurs
ne se sont pas amalgamés. Leur dissentiment, étalé au grand jour
de la place publique, a mis en relief la divergence d'options pro-
fondes, et précisément dans l'arène où les mots sont des glaives,
le terrain politique. Sans doute n'avaient-ils jamais été très pro-
ches. Leur sympathie pour la Résistance, leur collaboration au
lancement des Temps Modernes, avaient renforcé l'amitié, créé
une sorte de communauté de pensée et d'action. Dès cette épo-
que, cependant, ils connaissaient l'un et l'autre leur «différence »
philosophique. Elle portait sur des points de doctrine importants
et, au fond, sur la conception de l'homme et de l'histoire. L'ins-
piration commune n'était pas affectée pour autant, et Merleau-
Ponty défendait vigoureusement contre des censeurs bornés « un
auteur scandaleux » (Sens et Non-Sens [S.N.S.], p. 85). C'est
le désaccord politique, à savoir l'attitude envers le marxisme,
qui devait dégénérer en discorde et transformer la différence en
différend. Avec sa sincérité coutumière, Sartre a raconté l'occa-
sion et la cause prochaine de leur brouille, ainsi que les signes
précurseurs d'une réconciliation qui eut à peine le temps de
reverdir. Les hostilités atteignirent le point culminant avec la
longue et sévère étude des Aventures de la Dialectique, « Sartre
et l'ultra-bolchevisme ». Sartre ne répliqua pas directement,
c'est Simone de Beauvoir, comme nous l'avons dit, qui se chargea
d'exécuter les basses œuvres de la polémique. Depuis cet orage,
les deux adversaires s'étaient rassérénés, la paix avait été conclue,
ainsi qu'en témoignent la préface de Signes et la dédicace à Jean-
Paul Sartre d'un essai du même volume. Au reste, toute pas-
sionnée qu'elle fût, la querelle n'avait jamais pris le ton aigre de
la dispute irrémédiable avec Camus. Colette Audry a rapporté
dans L'Express que les derniers mots par elle entendus de la
bouche de Merleau-Ponty furent cette exclamation à la fois
cordiale et familière : sacré Sartre! Et l'objet de ce juron ano-
din a dédié à la mémoire de l'ami disparu un magnifique article
intitulé « Merleau-Ponty vivant » (Temps Modernes, oct. 1961).
L'optimisme, la confiance en la raison, dont Simone de Beau-
voir fait état, signalent assurément une composante précoce de
la personnalité intellectuelle de Merleau-Ponty. Il n'entrevoyait
pas alors à quelle notion rénovée de la raison le conduirait un
long détour circonspect par les sciences humaines. Mais une
ferme assurance guide sans désemparer ses enquêtes et ses criti-
ques. Le titre Origine de la Vérité, qu'il a finalement renoncé à
appliquer à son dernier manuscrit, n'en traduit pas moins l'ins-
piration de son entreprise. Peut-être cependant avait-il perdu
l'espoir que la philosophie pût se substituer à la foi perdue, dont
la nostalgie s'était apparemment dissipée. Toujours est-il que le
grief qu'il adressait à Simone de Beauvoir, de « préférer la
quête de la vérité à la vérité même », se retourne contre une
philosophie qui confesse ouvertement qu'elle est une «recherche
sans découverte », une «chasse sans prise »(S., p. 15).
L'acquiescement à la vie, l'alacrité au travail, qui étonnaient
ou scandalisaient Simone bourrelée d'inquiétude et de révolte,
ne provenaient pas d'un conformisme facile, ils étaient la consé-
quencenaturelle d'une enfance et d'une adolescence sans ombres.
Lorsqu'il distingue, à propos de Sartre et de Nizan, « deux ma-
nières d'être jeune, et qui ne se comprennent pas facilement l'une
l'autre », c'est aussi àlui-même qu'il songe : «Certains sont fas-
cinés par leur enfance, elle les possède, elle les tient enchantés
dans un ordre de possibles privilégiés. »Il continue : «D'autres
sont par elle rejetés vers la vie adulte, ils se croient sans passé,
aussi près de tous les possibles. Sartre était de la seconde
espèce. »N'en doutons pas, Merleau-Ponty était de la première.
Mais « ceux qui continuaient leur enfance, ou qui voulaient, en
la dépassant, la conserver, ... avaient, eux, à apprendre qu'on
ne dépasse pas ce que l'on conserve, que rien ne pouvait leur
rendre la totalité dont ils avaient la nostalgie, et qu'à s'obstiner
ils n'auraient bientôt plus le choix que d'être niais ou men-
teurs »(S., pp. 34-35). Mais peut-on exorciser intégralement les
paradis perdus ?Il confiait àSartre qu'il n'était pas guéri des sou-
venirs d'une enfance heureuse (art. cit., p. 305). De fait, c'est
dans une certaine mesure un secret d'enfance qui gît au fond de
cette œuvre dénuée de pathétique ; et l'aimantation vers le thème
de la naissance serait àlire commeun chiffre personnel. Cen'est
pas enfreindre la discrétion que derappeler son attachement à sa
mère, l'affection presque superstitieuse qu'il lui vouait, le boule-
versement intime provoqué par son décès.
De l'enseignement de Merleau-Ponty —à l'Ecole normale, à
la faculté des lettres de Lyon, à la Sorbonne, enfin au Collège
de France —, il ne reste que des vestiges et, chez les auditeurs,
des impressions vivaces qui s'exténueront cependant avec eux.
C'est se consoler à bon marché que de supposer que la substance
des cours a passé dans les livres. Car il y a un charme irretrou-
vable de la parole sonore. Et ce philosophe du langage avait
reçule dondela langue. Sadiction, sobre et précise, tenait l'audi-
toire en haleine par la seule vertu d'une démonstration bien
conduite. Il ne recourait à aucun artifice oratoire, à aucun effet
grandiloquent. Il ne cherchait pas l'intonation convaincante, l'ac-
cent chaleureux, ce qui le rendait d'autant plus persuasif. La
voix, égale et ferme, n'enflant jamais le ton et ne trébuchant
jamais, trouvait aussitôt le motjuste et la formulation élégante.
On a pu caresser l'espoir de reconstituer tout ou partie
de ces cours magistraux, soit à l'aide des notes autographes,
soit à l'aide des notes prises par les auditeurs assidus. Effec-
tivement, deux polycopiés de la Sorbonne, de l'année sco-
laire 1950-1951, uncours depsychologie générale, «Les sciences
de lh' omme et la phénoménologie » et un cours de psy-
chologie de l'enfant, « Les relations avec autrui chez l'enfant »,
ont été réédités au Centre de Documentation universitaire en
1962. Ils avaient été rédigés d'après l'exposé oral. Et, à l'instiga-
tion de M. André Robinet, un groupe d'anciens élèves de la rue
d'Ulm a rassemblé les transcriptions du cours de 1947-1948,
professé parallèlement à Paris et à Lyon, sur «l'union de l'âme
et du corps chez Malebranche, Maine de Biran et Bergson »;
l'un d'entre eux, Jean Deprun, a assuré la rédaction. C'est une
réussite (Vrin, 1968), d'une exactitude véritablement phonogra-
phique. Mais il ne faut pas escompter le renouvellement d'une
tentative, de toute manière périlleuse, pour la décennie écour-
tée des leçons bi-hebdomadaires du Collège de France, où Mer-
leau-Ponty a pourtant donné sa pleine mesure de conférencier.
Jusqu'à nouvel ordre, on devra se contenter des Résumés de
cours préparés pour les annuaires. Claude Lefort, interprète
autorisé, déconseille même d'aller plus outre, et il nous explique
pourquoi les notes, aussi bien celles, trop succinctes, de l'orateur,
que celles, griffonnées et dispersées, des auditeurs, sont à son avis
devenues inutilisables : « Ces pages, nous les possédons, pour
la plupart, mais elles sont devenues muettes. Et ce n'est pas,
non plus, à recueillir et à confronter les témoignages de ses audi-
teurs les plus fidèles, que nous pourrions combler les blancs
dont elles sont désormais chargées. Ni la faible réserve que
se constituait le philosophe pour y puiser la force de parler, ni
le dépôt que quelques-uns sans doute ont su retenir ne feront
ressaisir l'événement d'un cours » (Résumés de cours, Gallimard,
1968, p. 7).
En tout cas, et même sans le support de l'imprimé, il est loi-
sible à quelques privilégiés de reprendre les traces écrites et
d'écouter en écho qui va s'affaiblissant ce que Lefort appelle le
« mouvement de la parole ». Car Merleau-Ponty a été le digne
successeur de Bergson et de Lavelle dans la chaire qu'ils avaient
illustrée. Qu'il soit permis de recopier librement une évocation de
ces leçons mémorables, qu'une mélancolie toute fraîche nous
avait naguère suggérée :
« Il avait quelque mérite à ne pas se départir de son attitude
magistrale, à conserver à ses cours une haute tenue scientifique.
Le public mouvant du Collège, en effet, n'est pas le plus stimu-
lant qui soit. C'est une assemblée composite et passablement
inconstante. Elle est faite de connaisseurs et d'amateurs, d'adultes
studieux, de pédagogues retraités, de jeunes recrues téméraires
échappées des amphis de la Faculté voisine, d'étrangers de pas-
sage venus exercer une ouïe hésitante, d'étudiants allemands qui
s'installent en terrain conquis dans toute enceinte philosophique.
Et puis, comme c'est l'usage, quelques curieux, des dames à four-
rures et, çà et là, le noir costume d'un ecclésiastique [écrit en
1961 !]. Parfois, la présence discrète d'un collègue de marque
rehausse la qualité de l'auditoire : on voit s'infiltrer dans les
derniers rangs la silhouette emmitouflée de Jean Wahl ou celle,
prompte et juvénile, de Ricœur... Une loi statistique mystérieuse
gouverne le flux et le reflux de l'assistance, la salle est tantôt
comble, tantôt clairsemée. Dans le chœur des fidèles —pendant
les années 1955-1958 où j'étais assidu —, installé sur un des bas-
côtés de la chaire, en face d'Annette de Bergevin, j'observais de
biais et avec amusement deux dames entre deux âges, des sœurs,
à en juger par la ressemblance, d'origine slave ou orientale, à se
fier à leurs traits et au teint olivâtre. La coiffure, toque pour
l'une, chapeau à visière pour l'autre, aidait à les distinguer. Elles
prenaient régulièrement siège au deuxième rang, juste sous l'œil
du maître, un quart d'heure avant le début de la leçon, et se
disposaient à écouter. Jamais sermonnaire n'eut droit à une
attention aussi dévote. La toque, en particulier, dans une reli-
gieuse immobilité, dardait sur l'orateur un visage patiné de vieille
porcelaine, béatifié par l'extase. Merleau-Ponty, lui, ne paraissait
pas s'enivrer d'une admiration si manifeste, pas plus qu'il ne se
souciait des fronts que l'incompréhension ou la surdité barrait
d'un pli. Son arrivée subite, sur les talons de l'appariteur, avait
fait taire les travées murmurantes. Mais il regardait au loin, la
physionomie préoccupée, vers la porte du fond, d'où allaient
déboucher inopinément et immanquablement de plus retarda-
taires que lui, dont le remue-ménage risquait d'embrouiller le fil
de son exposé » (Philosophes contemporains, Desclée de Brou-
wer, 1962, pp. 57-58).
Vers ces dates, on discernait déjà l'inflexion neuve de la démar-
che philosophique de Merleau-Ponty. L'enseignement prenait
une avance sur l'œuvre publiée et jalonnait la lente dérive dans
laquelle celle-ci était entraînée. Mais il était lui-même en deçà
des méditations secrètes de l'auteur. Merleau-Ponty n'avait pas
coutume de livrer prématurément des résultats, ni de les essayer
par l'improvisation orale. Ses ouvrages, sauf bien entendu le
dernier, sont les fruits d'une élaboration exigeante, ohne Hast
aber ohne Rast. Après ce préambule, nous nous tournons exclu-
sivement vers eux.
CE QUE DA
' UTRES ONT APPELÉ L'EXISTENCE

Merleau-Ponty a d'emblée atteint la notoriété grâce à ses


deux thèses de 1945, la Phénoménologie de la Perception et la
Structure du Comportement. Il avait suivi, comme tout un cha-
cun, la voie étroite qui mène à l'enseignement supérieur, le doc-
torat. Ce n'était pas faire preuve d'originalité, mais l'originalité
résidait bel et bien dans le contenu de ces deux grands livres, la
précoce maîtrise dont ils témoignaient, la philosophie déjà puis-
samment articulée qu'ils manifestaient. Pour beaucoup, la Phé-
noménologie de la Perception, notamment, est et reste le livre
majeur, celui auquel on doit toujours se reporter. C'est une
question, que nous n'éluderons pas, de savoir s'il y a eu ensuite
une véritable mutation ou seulement un élargissement de la pers-
pective. En tout cas, toute l'avancée ultérieure présuppose le
palier dela Phénoménologie de la Perception.
Lebrio de l'ouvrage, avec la profusion des analyses concrètes,
autant que sa dignité de thèse principale, ont quelque peu offus-
qué la thèse complémentaire, la Structure du Comportement,
publiée dès 1942 et passée presque inaperçue. Les discussions
ont immédiatement pris feu autour de la Phénoménologie, lais-
sant à l'écart l'autre volet. Pourtant la Structure du Comporte-
ment, plus aride, plus délibérément scientifique, n'est pas un
moinsgrand livre. Elle représentait un sagace effort pour intégrer
à une vision cohérente les acquisitions des théories physiques et
psychologiques, et définir, à partir des notions de forme, de
structure et d'ordre, un nouveau statut de l'objectivité. Par
maints aspects, elle dépassait donc ou contournait le point de
vue fermement existentiel de la Phénoménologie de la Percep-
tion et anticipait l'orientation ultérieure vers une philosophie de
la Nature.
La Structure du Comportement porte inscrit à sa dernière
page le millésime 1938. La Phénoménologie de la Perception,
mise en œuvre aussitôt après, ne semble guère touchée par ces
résultats, comme si elle les laissait « entre parenthèses ». Faut-il
en conclure, avec Ricœur (art. cit., p. 1119), que d'ores et déjà se
manifestait une oscillation caractéristique, que la pensée de
Merleau-Ponty s'était engagée dans deux directions à la fois,
en attendant de pouvoir les recroiser ? Effectivement le décalage
des dates suggère que l'examen, disons cosmothéorique, a mar-
qué un temps d'arrêt pour faire place à la phénoménologie exis-
tentielle. Cependant il est douteux qu'un penseur aussi méthodi-
que que Merleau-Ponty se soit présenté en partie double devant
ses juges et qu'il n'ait pas fait le lien de ses recherches successives.
Au contraire, et sans sous-estimer la remarque de Ricœur, nous
pensons que les deux ouvrages communiquent, et que le relatif
oubli qui s'est attaché à la Structure du Comportement expli-
que l'interprétation partiale de la Phénoménologie de la Percep-
tion comme d'une philosophie de l'existence et de la subjectivité.
Il n'empêche, bien sûr, que les accents sont disposés autrement
ici et là, et que la tension est indéniable.
Nous ne savons pas grand-chose de ces années studieuses et
fécondes pendant lesquelles Merleau-Ponty élaborait ses thèses.
Interrompu par la guerre et la mobilisation, il a d'ailleurs tra-
vaillé dans une semi-clandestinité, qui s'accordait à l'atmosphère
de cette sombre époque. Mais auparavant il était plongé dans
l'actif recueillement de l'Ecole normale, avec l'occupation de
« caïman ». Milieu plus propice au travail créateur que les
lycées de Beauvais et de Chartres, ses brèves stations pédago-
Collection "Clefs"
La collection Clefs se propose de définir les grandes disciplines, d'éclairer les méthodes qui
leur sont propres et d'en indiquer les chemins d'accès. Elle s'efforce en même temps de faire
le point des plus récents développements enregistrés dans les domaines en cause.
Directeurs de collection : Luc Decaunes et Gilbert Gantier.
Nouveautés :
CLEFS POUR LA LINGUISTIQUE par Georges Mounin
CLEFS POUR LA CYBERNÉTIQUE par Paul Idatte
CLEFS POUR LA PEINTURE par René Passeron
CLEFS POUR LA POLITIQUE par Jean-Pierre Lassalle
CLEFS POUR LA PATAPHYSIQUE par Paul Gayot
Précédemment parus :
CLEFS POUR LE STUCTURALISME • CLEFS POUR LA TECHNIQUE •
CLEFS POUR L'ARCHÉOLOGIE • CLEFS POUR LA LITTÉRATURE • CLEFS
POUR LES LANGUES VIVANTES • CLEFS POUR LA POESIE • LES
MAISONS DE LA CULTURE • LE THÉATRE D'AUJOURD'HUI • LA
CHIRURGIE D'AUJOURD'HUI •
Participant d’une démarche de transmission de fictions ou de savoirs rendus difficiles d’accès
par le temps, cette édition numérique redonne vie à une œuvre existant jusqu’alors uniquement
sur un support imprimé, conformément à la loi n° 2012-287 du 1er mars 2012
relative à l’exploitation des Livres Indisponibles du XXe siècle.

Cette édition numérique a été réalisée à partir d’un support physique parfois ancien conservé au
sein des collections de la Bibliothèque nationale de France, notamment au titre du dépôt légal.
Elle peut donc reproduire, au-delà du texte lui-même, des éléments propres à l’exemplaire
qui a servi à la numérisation.

Cette édition numérique a été fabriquée par la société FeniXX au format PDF.

La couverture reproduit celle du livre original conservé au sein des collections


de la Bibliothèque nationale de France, notamment au titre du dépôt légal.

*
La société FeniXX diffuse cette édition numérique en accord avec l’éditeur du livre original,
qui dispose d’une licence exclusive confiée par la Sofia
‒ Société Française des Intérêts des Auteurs de l’Écrit ‒
dans le cadre de la loi n° 2012-287 du 1er mars 2012.

Vous aimerez peut-être aussi