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Alain Berland — Voici le temps des assassins.

Voici le temps des assassins, le titre de l'exposition à la Galerie


Michel Journiac, relève d'un constat, celui d'une époque
gouvernée par la crainte des terroristes mais aussi par la
prééminence du capitalisme financier. Il provient d'une œuvre
peinte de Bruno Perramant et cite la dernière phrase d'un très
beau poème de Rimbaud « Matinée d'ivresse », tiré des
Illuminations (1873-1875). Il met en couleurs la graphie noir et
blanc des années 50 d'une affiche du film éponyme de Julien
Duvivier. Ainsi le poète Arthur Rimbaud pour son écriture
inharmonique et l'ivresse produite par les drogues et le cinéaste
Julien Duvivier pour la puissance de l'intrigue réaliste de son film
le plus noir sont les deux axiomes qui guident cette exposition :
naturalisme cinématographique, fantasmagorie du poétique —
deux axes forts pour orienter une exposition sous titrée
« stratégies figuratives contemporaines ». Ce sont ces réalités,
ces fictions et ces fantasmagories, mais aussi leurs écarts et leurs
contiguïtés, qui ont guidés mes réflexions et mes choix et qui
sont mis en images par les peintres convoqués ici ; des peintres
avec qui je partage, à des degrés divers, une forte complicité
depuis des années.
Si on jouait aux jeux des sept familles pour opérer une
classification sommaire, on pourrait voir, en acceptant la
mobilité, une famille « réaliste » composée de : Thomas Lévy-
Lasne, Louise Sartor, Philippe Brel, Eva Nielsen. Puis, dans la
famille « fantasmagorie » : Marlène Mocquet, Paul Mignard,
Vincent Bizien, Damien Deroubaix, Oda Jaune, Hélène Delprat.
Et enfin une famille « fictionnelle », très dysfonctionnelle, qui
rassemble tous les autres, allant de l'esprit lynchien de Damien
Cadio aux emprunts aux cultures lointaines de Romain Bernini,
en passant par le musée Grévin de Jean-Luc Blanc, les
stylisations d'Anne Laure Sacriste ou encore le monde des livres
de Bruno Perramant et de Marc-Antoine Fehr. Tous ces artistes
interrogent l'image à leur manière. Chez Anne Laure Sacriste, par
exemple, il s'agit de se préoccuper davantage des signes que des
images.
Des images donc, peu importe que celles-ci proviennent
d'internet ou des magazines, qu'elles soient prises par l'appareil-
photo, chinées dans les malles des archives familiales, issues
d'une mise en scène avec des modèles ou produites entièrement
par l' imaginaire ; tous ces artistes élaborent des images patientes.
Je les nomme patientes parce qu'elle sont construites dans un
temps long, pour la plupart d'entre elles, parfois une heure et
parfois un an, voire beaucoup plus pour Jean-Luc Blanc qui
retouche infiniment ses images dans un éternel dialogue. Pour
mieux comprendre ce que je veux dire il faut convoquer
l'antonyme de patience, l'impatience... L'exposition présente dans
l'espace principal des images patientes qui dialoguent avec les
images impatientes du second espace. Ces dernières sont des
images produites par le flux des photos numériques capté par les
vingt artistes invités. Ce sont des images qu'ils mettent à
disposition habituellement sur Instagram pour leurs abonnés et
qui sont disponibles pendant tout le temps de l'exposition. « Un
moyen simple, sympa et original de capturer, modifier et partager
des photos », comme le dit la pub Instagram. Ces images sont
accessibles aux visiteurs sur deux écrans d'ordinateurs, ou chez
soi grâce au Hashtag « JourniacAssassins ».
Les images impatientes sont des « images voyées » comme
disait le philosophe Gilles Deleuze, des images qui montrent la
voie et qui par conséquent ont l'autorité de la chose admise, de ce
que l'on voit chaque jour, de « l'Iconomie », de cette économie
des images, du monde du tout image dans lequel nous vivons —
de ce que Peter Szendy appelle « le supermarché du visible », où
chaque geste devient une image dans un réseau globalisé lorsque
le monde devient un « méta-cinema ».
Cette circulation mondialisée entre en dialogue dans
l'exposition avec l'image patiente, solitaire, manuelle, que je crois
davantage émancipée. Et parce que l'attention est un sujet majeur
aujourd'hui, un sujet politique et que, comme on le sait en
pédagogie, une certaine distraction nourrit l'attention, je fais
dialoguer les images impatientes avec les images patientes. Tout
en étant persuadé que l'image patiente possède des
caractéristiques très difficiles à nommer et que cette complexité
nourrie par le geste, par l'exécution manuelle de ce geste, par la
tension et les contingences nées de la contrainte du support et de
la matière posée, génère un mystère infini que je souhaite
partager dans cette exposition avec le visiteur.

Alain Berland

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