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« Comment décoloniser les musées ethnographiques aujourd’hui ?

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Fiche de lecture

https://www.artpress.com/2015/04/07/comment-decoloniser-les-musees-ethnographiques-
aujourdhui/

Crise des ME. Que faire de leurs immenses collections ? Ont-elles perdu toute utilité ? La
directrice du Weltkulturen Museum de Francfort, Clémentine Deliss, est convaincue du
contraire. Venue du monde de l’art contemporain, elle « décolonise » son musée et
redonne vie à sa collection en faisant intervenir des artistes.

La crise de l’ethnologie :

Depuis la Renaissance, souverains, chefs de guerre, missionnaires, marchands et voyageurs


ont accumulé des millions d’objets et constitué des milliers de collections.

Durant les conquêtes coloniales du XIXème siècle, la domination européenne s’étend à des
peuples considérés par l’occident comme des témoins vivants de l’enfance de l’humanité.
Considérés comme « primitifs », ces peuples sont alors menacés dans leur intégrité. De fait,
alors que la plupart des entreprises de collecte précédentes visaient à enrichir les trésors
nationaux, il est maintenant question de « sauver » ce patrimoine en perdition.
L’anthropologie apparaît alors comme une science nouvelle donnant une légitimité à cette
entreprise. Des musées sont construits afin de conserver les artefacts récoltés par les
anthropologues. Ces artefacts sont classés par ethnies et par tribus et son mise à la
disposition d’un public de plus en plus avide de connaissances et de curiosités exotiques.

La remise en cause de l’anthropologie :

Vers le milieu du XXème siècle, l’objectivité de ce projet est remise en question. De


nombreux récits d’expéditions ethnographiques (notamment Leiris, Michel, L’Afrique
fantôme, Gallimard, 1934, Levi-Strauss, Claude, Tristes tropiques, Plon, 1955, Malinowski,
Bronislaw, Journal d’ethnographe, paru en 1967 et publié en Français aux Editions du Seuil
en 1985) mettent au jour certaines ambiguïtés dans les intentions des ethnologues. Leur
neutralité et leurs méthodes sont remises en cause. Beaucoup d’objets semblent avoir été
acquis auprès des populations locales dans des conditions douteuses, rendant alors les
collections ethnographiques suspectes.

Face à ces critiques, de plus en plus d’anthropologues tels que Lévi-Strauss appellent à
étudier les langages, les croyances et les faits culturels plutôt que d’accumuler des objets (cf
Levi-Strauss, Claude, Place de l’anthropologie dans les sciences sociales et problèmes posés
par son enseignement, 1954, In : Les Sciences sociales dans l’enseignement supérieur, Paris,
UNESCO). Le tournant critique de l’anthropologie postmoderne amorcé par Foucault et les
« cultural studies » entrainent un désintéressement progressif des chercheurs concernant
les collections ethnographiques et la culture matérielle. De fait, les musées ethnographiques
perdent progressivement leur raison d’être.
La remise en cause des pratiques muséales au des musées ethnographiques :

Durant les années 1980, des historiens et des anthropologues tels que James Clifford (cf
Clifford, James, Malaise dans la culture, l’ethnographie, la littérature, et l’art au XXe
siècle, publié en 1988 par Harvard University Press et en Français par l’Ecole nationale
supérieure des Beaux-Arts de Paris (ENSBA) en 1996) ou Sally Price (cf Price, Sally, Arts
primitifs ; regards civilisés, publié en 1989 par The University of Chicago et en Français par
l’ENSBA en 2006), mais également des artistes, s’attardent à mettre en lumière certains
présupposés évolutionnistes et racistes qui émanent de manière sous-jacente dans les
scénographies muséales. Plusieurs critiques sont alors émises : les vitrines, les dioramas et
les mises en scènes qui contextualisent les objets et qui ont tendance à les esthétiser figent
dans le même temps les population et cultures abordées. Pour reprendre les termes de
Clifford, celles-ci sont figées dans un « éternel présent ethnologique » qui a tendance les
empêcher d’accéder à la modernité. Par ailleurs, les producteurs de ces objets restent pour
la plupart du temps anonymes car ignorants des notions d’art et d’auteur. A contrario,
lorsque certains d’entre eux sont distingués par des artistes ou des connaisseurs, ils
accèdent à un nouveau statut. Leurs productions se voient attribuer une valeur nouvelle en
devenant de véritables œuvres d’art. Dès lors leur mode de présentation change aussi pour
se rapprocher de ceux que l’on retrouve dans les musées des Beaux-Arts : ils sont exposés
sur des socles, placés sous des vitrines particulières, valorisés par des lumières visant à
renforcer leur « aura » et donc, leur valeur. Beaucoup y voit dans ce genre de pratiques une
forme d’appropriation culturelle teintée d’occidentalocentrisme. D’autres dénoncent les
dangers d’une esthétisation fondée plus sur l’« aura » des objets présentés que sur leur
valeur historique ou anthropologique.

La mutation des musées ethnographiques

Les pratiques de collecte et d’accumulation des ethnologues et des institutions muséales


entrainent un grand nombre de problématiques difficiles à résoudre. Les musées
ethnologiques européens se voient critiqués et délaissés par les chercheurs et les artistes. En
étant soumises au principe d’inaliénabilité les institutions muséales ethnologiques sont
condamnées à l’accumulation. Par ailleurs, beaucoup des objets collectés n’étaient pas
destinés à durer ce qui obligent à déployer des moyens de plus en plus couteux pour assurer
leur conservation.

Face à ces critiques et ces problématiques, pour justifier leur existence, les musées
ethnographiques doivent alors produire des expositions adaptées à un public aux origines
diverses et aux attentes nouvelles. Les musées ethnographiques européens doivent se
« décoloniser ».

Plusieurs institutions ont ainsi opéré une mutation. Le Museum of Mankind de Londre s’est
dissous dans le British Museum. Ses collections ont été réintégrées en son sein par zones
géographiques. En France, les critiques adressées au Musée de l’Homme inauguré en 1937
ont entrainé sa fermeture. Non sans être accompagnée de réticence de la part de la
communauté scientifique, l’ouverture du Musée du Quai Branly et son succès auprès du
public ont permis de lui donner une légitimité démocratique. D’autres institutions
européennes telles que Le Tropenmuseum d’Amsterdam ou le Musée Royal de l’Afrique
Centrale de Tervuren en Belgique ont suivi le pas en se remettant en question. Ces
institutions en mutation sont alors pensées comme des lieux vivant où les cultures du monde
peuvent se développer et s’échanger.

L’approche de Clémentine Deliss l’art au secours de l’ethnologie

Malgré ces initiatives, la directrice du Weltkulturen Museum de Francfort estime que ces
grands musées ne se remettent pas véritablement en question. En cherchant à tourner la
page de la colonisation et à répondre aux exigences d’un public aux origines culturelles
variées, ces musées deviennent en réalité des musées « des cultures du monde » soutenus
par de nombreux effets scénographiques et multimédias qui ont tendance à privilégier
l’image et le spectaculaire au détriment de l’objet et de la réflexion.

Pour Clémentine Deliss, les anthropologues et chercheurs qui ont déserté les institutions
muséales ethnographiques doivent s’en rapprocher. Elle souhaite surmonter le divorce qui a
eu lieu entre universités et musées, réconcilier réflexion intellectuelle et culture matérielle
afin de redonner un sens à tous ces objets devenus « orphelins ». Pour cela, elle souhaite
également faire appel aux artistes qui selon elle sont à même d’articuler pensée et matière,
tout en assumant leur totale subjectivité.

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