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Les musées au Maroc : reflet et instrument de la politique historique

avant et après l’indépendance1

Sophie Wagenhofer, Berlin

Au Maroc l’histoire des musées est aussi ancienne que celle du colonialisme et y est
indissociablement liée. Les premiers musées sont apparus sous l’égide de l’administration
coloniale en 1915 à Rabat et à Fès.2 Au cours du siècle dernier, la situation politique au Maroc
a constamment fluctué, tout comme la fonction de l’institution muséale même. Le rôle attribué
aux musées, instruments de poids de politique historique et identitaire, reflète souvent ces
transformations politique. Les musées sont des lieux dans lesquels les représentations de la
société, de l’identité et du pouvoir politique sont exposées et incarnent une volonté de
modernité et de progrès.
Une étude de l’évolution du paysage muséal au Maroc permet de mettre en évidence
les différentes phases de la politique historique avant et après l’indépendance et d’en souligner
les ruptures et les continuités. Dans un premier temps, en se focalisant sur les musées de la
période coloniale française, nous montrerons comment sont abordés, au travers des
expositions, les relations entre soi et autrui ainsi que les questions de modernité, de progrès et
de pouvoir. L’indépendance du Maroc en 1956 marque une rupture, qui trouve également son
expression dans le rapport à l’héritage colonial des musées. Aussi dans un second temps nous
mettrons en parallèle, d’une part, le rejet des musées en tant qu’instruments de la politique
culturelle et historique du Protectorat et d’autre part l’utilisation du musée en tant que média
pour incarner et consolider une représentation de l’unité nationale, essentielle pour un jeune
Etat. Dans un troisième temps, nous retracerons le boom qu’ont connu les musées marocains
au cours des 15 dernières années et démontrerons en quoi les nombreuses créations de musées

1
Cet article a été écrit dans le cadre d’un projet de recherche au Zentrum Moderner Orient et
au Sonderforschungsbereich 640 an der Humboldt Universität zu Berlin, financé par la
Deutschen Forschungsgemeinschaft.
2
Samir Kafas fait remarquer qu’avant la création des premiers musées publics au Maroc, il
existait des collections d’art privées qui étaient partiellement ouvertes au public. Kafas, Samir,
« De l’origine de l’idée du musées au Maroc », in: Gaultier-Kurban, Caroline, dir, Patrimoine
culturel marocain, Paris: Maisonneuve & Larose, 2003, p. 41-42.
1
publics et privés reflètent un changement des débats autour de la politique historique, dans
lesquels la pluralité et l’ouverture sont devenus des thèmes centraux.
Une étude des musées inscrite dans un contexte colonial et postcolonial n’est pas sans
poser un certain nombre de difficultés. Les musées des anciennes colonies comme le Maroc
ont une histoire et une dimension qui différent de celles de l’Europe et doivent donc être
envisagés et évalués autrement. Cependant, il n’est pas si facile de se départir de la vision
européocentrée de cette institution qui hier comme aujourd’hui domine la muséologie ; les
musées sont une institution très européenne. Ainsi James Clifford décrit la collection et la
présentation d’objets comme « un processus central de la formation identitaire européenne »
et comme une forme de la « subjectivité occidentale ».3 Le développement des musées n’est
pas seulement intimement lié au développement des États Nations européens au 19ème siècle,
mais également à celui de la puissance coloniale qui a implanté l’institution muséale en dehors
de l’Europe. Toutefois il serait très réducteur de ne juger la valeur du musée comme la
conception et le contenu des expositions qu’à travers le prisme de la tradition européenne.
Dans les Etats postcoloniaux, le paysage muséal s’est développé de différentes manières et
doit donc être étudié dans son contexte spécifique. Sebastian Conrad et Shalini Randeria
indiquent dans l’introduction de leur recueil d’articles intitulé Jenseits des Eurozentrismus
qu’ « un recours nostalgique à la prétendue ‘pure’ et ‘authentique’ tradition purgée de toute
influence européenne ou d’un quelconque contact avec l’Occident […] ne peut pas fournir un
point d’entrée valable pour un dépassement des perspectives européocentrées. » Tout comme
la présentation d’une « histoire universelle » ou celle d’un « îlot de particularisme culturelle »
ne peut représenter une alternative à l’européocentrisme.4
L’interpénétration avec la tradition muséale européenne remonte au temps du
colonialisme où les musées ont été établis à propos des et dans les colonies. Dans ce contexte,
il n’est pas surprenant que cette institution n’ait pas été très populaire au Maroc et que, dans
une certaine mesure, elle ne le soit toujours pas aujourd’hui. Cependant le musée n’est

3
Clifford, James, « Sich selbst sammeln » in: Korff, Gottfried et Roth, Martin, dir, Das
historische Museum. Labor, Schaubühne, Identitätsfabrik, Frankfurt, New York: Campus,
1990, p. 91-92.
4
Conrad, Sebastian et Randeria, Shalini, « Geteilte Geschichten – Europa in einer
postkolonialen Welt » in: Conrad, Sebastian et Randeria, Shalini, dir, Jenseits des
Eurozentrismus, Frankfurt, New York: Campus, 2002, p. 13-14.
2
aujourd’hui plus seulement considéré comme un instrument de la politique culturelle de
l’administration coloniale, mais il s’est développé plutôt comme une plateforme d’expression
pour les groupes et les thèmes marginaux. Il incarne une vision de la culture et de l’éducation
portée par l’Europe et les Etats-Unis, à l’heure où le Maroc est dans une phase d’ouverture5.
Nous nous réfèrerons dans ce qui suit à Arjun Appadurai et Carol Breckenridge, lesquels, au
sujet des musées en Inde, sont parvenus à la conclusion que les études sur les musées
présupposent une sensibilité à l’égard d’un « langage transnational commun pour le traitement
du patrimoine » et parallèlement la conscience « que cet héritage peut prendre des formes
nationales très variées ».6
Hier comme aujourd’hui les musées ont souvent été considérés au premier abord
comme un lieu de conservation du patrimoine historique et culturel. Ils sont cependant bien
plus que cela comme l’a démontré Anne Gaughe dans sa monographie sur les musées en
Afrique subsaharienne. Leur fonction principale est selon Gaugue « de représenter et diffuser
l’idéologie nationale définie par les pouvoirs en place ».7 Les musées sont des lieux dans
lesquels les représentations de la société et des structures du pouvoir sont ordonnées et
représentées. Ils sont influencés respectivement par le contexte sociétal, politique et
économique mais ils façonnent également la représentation de l’ordre social. Depuis les années
80, la nouvelle muséologie replace nettement le potentiel sociopolitique des musées au centre
de la recherche. Les musées ne sont plus envisagés comme représentations d’une possible
vérité objective et les pièces d’exposition comme témoins neutres du passé, mais plutôt
comme des instruments politiques influents. Dans ce contexte, les questions centrales sont :
Comment le sens est-il construit, communiqué et légitimé ? Qui à ce pouvoir de décision ?
Quel contenu sera présenté et ainsi légitimé comme savoir et sous quelle forme ? D’un côté, les
musées peuvent être une plateforme d’expression pour les groupes ou les thèmes jusqu’à
présent marginalisés et offrir ainsi une contribution au pluralisme. De l’autre, ils sont dans leur
grande majorité des institutions normatives, lesquelles présentent une narration spécifique qui,

5
Appadurai, Arjun et Breckenridge, Carol, « Museums Are Good to Think: Heritage on View
on India » in: Karp, Ivan et al., dir, Museums and Communities. The Politics of Public Culture,
Washington: Smithsonian Institute, 1992, p. 35-36.
6
Ibid, p. 35
7
Voir Gauge, Anne (1997): Les états africains et leurs musées. La mise en scène de la Nation,
Paris : L’Harmattan, 1997, p. 5.
3
plus que d’autres est digne d’être retenue et par extension canonisée. Nous comprenons les
musées comme des médias qui témoignent plus du présent d’une société que de son passé. Par
là, nous nous inscrivons dans la lignée d’Ivan Karp et de Steven Lavine qui ont établi que
chaque exposition de musée quel que soit son objet déclaré fait appel aux hypothèses et
ressources culturelles des personnes qui l’ont organisée ».8

Phase 1 : Les musées de l’administration colonial, 1912-1956


« Le musée ethnographique des Oudaïas à Rabat […] a été restauré en 1915 pour la
conservation et la présentation des collections nationales […] » écrit Hocaïne El Kasri,
curateur du Musée des Oudayas à propos de la création du premier musée marocain, qui a
ouvert ses portes en 1915 sous le nom de musée Prosper Ricard dans la Kasbah des Oudayas
à Rabat.9 Une perspective qui n’est pas sans soulever un certain nombre de problèmes et qui
suggère par l’emploi du terme « collection nationale » l’existence d’une telle réalité. Le
patrimoine culturel est de ce fait essentialisé et présenté comme canon intemporel. Ainsi, le
fait que les objets ethnographiques et les artefacts muséaux n’existent pas en tant que tels mais
qu’ils soient créés, est occulté. Ce qui est compris et accepté dans les musées comme part de
la culture nationale ou de l’histoire nationale est déterminé à travers le choix et la présentation
des œuvres.10 Les objets sont détachés de leur signification propre ou de leur utilisation
première et présentés dans un nouveau contexte de sens. Les objets sont chargés de
significations non pas immanentes mais déterminées par un contexte politique, culturel ou
social en mouvement. Déjà le choix des objets, mais aussi leur présentation et leur mise en
scène doit être compris comme une lecture spécifique qui influence l’interprétation et la
compréhension du spectateur. Dans le cas du premier musée au Maroc, le pouvoir de décision
quant au choix de l’art national à représenter et de la forme même de cette présentation était

8
Lavine, Steven et Karp, Ivan, « Museums and Multiculturalism » in Lavine, Steven et Karp,
Ivan, dir, Exhibiting Cultures: The Poetics and Politics of Museum Display, Washington:
Smithsonian Institute, 1991, p. 1.
9
El Kasir, Hoceїne, « A walk through Morocco: the Oudaïa Ethnographic Museum » in:
Museum International, 179, 1993, p. 18.
10
Skounti, Ahmed, « The authentic illusion. Humanity’s intangible cultural heritage, the
Moroccan experience » in: Akagawa, Natsuko et Smith, Laurajane, dir, Intangible Heritage,
New York: Routledge, p. 75.
4
dans les mains de l’administration coloniale et plus spécifiquement du Service des Beaux Arts
et des Monuments Historiques.
Déjà en 1912, l’année où le Maroc est tombé sous la domination française et espagnole
suite à la convention de Fès, le premier résident général Hubert Lyautey fonda le Service des
Beaux Arts et des Monuments Historiques avec l’architecte français Maurice Tranchant de
Lunel à sa tête. En 1918, Prosper Ricard fonda l’Office des Industries d’Arts Indigènes, qui
deviendra en 1920 le Service des Arts Indigènes, dont la mission était de collecter les motifs,
formes, couleurs et techniques de travail pour les expositions des musées ethnographiques et
ainsi constituer un échantillon de prototypes issus de différentes techniques de production.11
Dans ce contexte, le mot-clé était l’authenticité. Pour Prosper Ricard qui se battait contre un
« faux exo-tisme », la préoccupation principale était de trouver une « forme authentique »12 de
l’artisanat rural et urbain, qui devait ensuite être écoulé sur le marché européen grâce à une
production de masse. Pour cela, une nouvelle génération d’artisans a du être formée.
L’objectif auto-déclaré de la politique culturelle coloniale était la protection de
l’artisanat artistique et le façonnement d’une sensibilité à l’égard de l’authenticité d’un côté et
des mauvaises copies de l’autre. L’idée n’était pas seulement d’atteindre une potentielle
clientèle européenne, mais avant tout les Marocains eux-mêmes dont la compréhension pour
l’artisanat artistique, sa signification et son appréciation leur a largement été dénié. En 1954,
dans un article traitant des musées au Maroc, il a été écrit : « Les buts recherchés sont les
suivants : former le goût de la foule, qui a le sens inné du beau mais doit apprendre à connaître
la valeur intrinsèque d’un objet […]. »13 Cet objectif s’insère très bien dans le concept de
« mission civilisatrice » que la France comme les autres puissances coloniales ont érigé en
stratégie de légitimation de leur domination coloniale.14
Les premiers musées ont été ouverts en 1915 dans des lieux stratégiques du Maroc, le
Musée Batha à Fès, centre spirituel et religieux du pays, et le Musée Prosper Ricard

11
Kafas, « De l’origine de l’idée du musées au Maroc », op.cit., p. 42.
12
Girard, Muriel, « Invention de la tradition et authenticité sous le Protectorat au Maroc », in:
Socio-anthropologie, 19, 2006.
13
Musée Prosper Ricard, dir, « Les musées du Service des métiers et arts marocains » in:
Museum, 7/1, 1954, p. 65.
14
Ennaji, Moha, Multilingualism, cultural identity, and education in Morocco, New York:
Springer, 2005, p. 13.
5
(aujourd’hui Musée des Oudayas) à Rabat, nouvelle capitale du Maroc colonial.15 Pour
l’hébergement de ces musées, des bâtiments historiques, plus précisément des anciennes
résidences de souverains ont été choisis: le palais du Batha, construit à la fin du 19ème siècle
par le Sultan Hassan I et le palais des Oudayas, édifiée à la fin du 17ème siècle sous le règne du
Sultan Ismaïl. Au cours des quinze années qui suivirent d’autres palais ont été transformés en
musée, comme le Dar Jamaï à Meknes (1926) et le Dar Si Saïd à Marrakech (1932). A Tanger,
qui était alors une ville sous administration internationale, la Kasbah, c’est-à-dire l’ancienne
forteresse, a été reconfigurée en musée ; et à Tétouan, ville occupée par les Espagnols, deux
musées ont été fondés en 1939 et en 1948, pour lesquels on a également utilisé des bâtiments
déjà existants. Seul le musée archéologique de Rabat ouvert en 1930 a été logé dans un nouveau
bâtiment construit afin de présenter les fouilles de la ville romaine de Volubilis. Les musées
étaient soit archéologiques soit ethnographiques. Dans les premiers on pouvait voir les
découvertes des fouilles archéologiques comme Lixus ou Volubilis, dans les seconds des objets
variés, définis comme « art indigène » ; par exemple des textiles, des bijoux, des céramiques,
des armes ou des instruments. Le thème central de la politique culturelle coloniale était
clairement centré sur les collections ethnographiques.
Le public cible était en plus des artisans, lesquels devaient s’adapter aux formes et aux
couleurs collectées, des clients potentiels, la plupart du temps européens. Les produits
n’étaient pas seulement mis en valeur dans les musées et dans le cadre d’expositions
exceptionnelles au Maroc, mais également lors d’expositions internationales comme par
exemple l’exposition coloniale de 1922 à Marseille ou l’exposition des Arts Décoratifs de
1925 à Paris. Dans le but d’accélérer les processus de production pour satisfaire la demande
croissante de biens d’artisanat marocain, les motifs ne devaient pas simplement être appris par
cœur mais reproduits à partir des prototypes exposés dans les musées. Ainsi l’administration
coloniale régulait l’équilibre entre l’offre et la demande et normalisait la production.16

15
Selon Hamid Irbouh il existait déjà avant 1915 un musée à Fès le Dar Adiyal hébergeant une
collection ethnographique, lequel était logé dans le palais de la famille Adiyal. Irbouh se réfère
à un article de Prosper Ricard. Cependant, nous n’avons pu trouver d’indications
supplémentaires sur la création et le développement de Dar Adiyal. Irbouh, Hamid, Art in the
Service of Colonialism. French Art Education in Morocco 1912-1956, London: I.B. Tauris,
2005, p. 182.
16
Ibid, p. 182-195.
6
En plus de cette dimension économique, les musées remplissaient une fonction
supplémentaire : ils servaient d’instrument d’imposition et de légitimation de l’hégémonie
coloniale française et de démonstration de sa supériorité. Le monopole d’interprétation de ce
qui était considéré comme authentique, typique et vrai était entre les mais de la puissance
coloniale. L’art et l’artisanat marocain, en ayant recours au savoir scientifique, ont été
universalisés, ce qui signifie que les critères de choix ont été objectivés. A l’inverse on a refusé
aux marocains la possibilité d’évaluer la valeur réelle des objets et par suite on leur a reproché
de ne pas entretenir correctement leurs propres traditions. Ainsi l’image des européens comme
hommes de culture modernes est opposée à l’image d’une société marocaine rétrograde et
passéiste, ce qui met en évidence la supériorité européenne.
La supériorité de la puissance coloniale française devait être reflétée à travers la
présentation des objets dans les musées. Premièrement le choix des lieux jouait un rôle. Les
résidences des souverains marocains avaient été dépossédées de leur objectif premier. Ils
n’étaient plus le centre du pouvoir mais étaient transformés en musée, à savoir des lieux où le
passé était présenté. Le pouvoir du sultan a été muséifié tandis que la puissance coloniale
française s’imposait comme domination contemporaine. Le choix et avant tout l’agencement
des œuvres devaient faire état de la frontière entre soi et autrui et affirmer la domination et la
supériorité. Le choix du lieu et des objets, plus encore celui de leur présentation participe à la
construction d’une narration et d’une image spécifique. Les expositions dans les musées
ethnographiques s’apparentent davantage à la conservation d’objets dans un dépôt. Une
profusion d’artefacts était présentée sans contexte, sans explication hors de tout agencement.
Katarzyna Pieprzak indique à ce propos que c’est un élément significatif des expositions de
culture « non occidentale » dans les musées comme dans les foires et les expositions
universelles du début du 20ème siècle. L’art et la culture indigène étaient arrangés comme un
bric-à-brac exotique hors de la téléologie de l’histoire européenne et surtout hors de la
modernité.17
La réalité montre qu’aujourd’hui encore la plupart des expositions des musées
étatiques reprennent les critères de classification mis en place par l’administration coloniale ;
ce qui montre l’influence des musées dans l’attribution et la détermination de catégories. Les

17
Pieprzak, Imagined Museums, op.cit., p. 5-p. 16 ; Clifford, « Sich selbst sammeln », op.cit.,
p. 101 ; Rharib, « Taking stock of Moroccan Museums », op.cit., p. 97.
7
motifs, formes et couleurs que l’administration coloniale française a classifiés comme
« authentiques » puis largement diffusés ne sont peu ou pas remis en question et sont
considérés encore aujourd’hui comme des prototypes de l’artisanat d’art marocain. Aussi la
différence catégorique entre arabe et amazigh18 est encore et toujours répercutée dans les
expositions où l’on associe au premier les attributs de l’urbanité et de la modernité tandis que
l’on confère au second les caractéristiques de la ruralité et de la tradition.19

Phase 2 : A la recherche d’une identité nationale


« Pourquoi le patrimoine n’est pas l’un des éléments de la politique de l’Etat au même
titre que l’agriculture, l’éducation ou la défense ? »20 Cette question du muséologue marocain
Hassan Cheradi (2007:201) semble particulièrement pertinente au regard des premières années
suivant l’indépendance, quand beaucoup d’Etats postcoloniaux se sont appliqués à construire
leurs musées nationaux. D’une part cet effort traduisait la revendication d’une identité
nationale nouvellement définie, laquelle devait être légitimée en référence à un passé
précolonial ; d’autre part les musées passaient pour des témoins de la modernité et du
progrès. Toutefois, pour le Maroc indépendant le rapport à l’institution du musée était à
l’instar de nombreux autres Etats postcoloniaux, hautement ambivalent et difficile. Le pays
disposait déjà en 1956, année de l’indépendance, de neuf musées historiques ou
ethnographiques. Tous ces musées étaient des expressions et des instruments de la politique
culturelle coloniale et ne rentraient donc pas dans la ligne politico-culturelle du jeune Etat dont
l’objectif était de se distancier et de se défaire des narrations coloniales. Cela présupposait
notamment la réorganisation du contenu des expositions, mais surtout un changement de
l’image du musée en tant qu’institution.
Comment les musées construits sous domination française pouvaient-ils être
transformés en instruments au service de la politique historique du jeune Etat indépendant ? Il

18
Amazigh au singulier et Imazighen au pluriel désignent un ensemble d’ethnies autochtones
d’Afrique du Nord, couramment appelés Berbères
19
Sur la dualité entre la représentation d’une société arabe urbaine et moderne d’un côté et des
Imazighen ruraux et traditionnels de l’autre, voir Belghazi, Taieb, « Identity Politics in
Morocco » in: Makward, Edris et al, dir, North-South Linkages and Connections in Continenal
and Diaspora African Literature, Trenton, Asmara: Africa World Press, 2005, p. 461. Voir
aussi Ibrouh, Art in the Service of Colonialism, op.cit.
20
Cherradi, « Dimensions implicites du musées au Maroc », op.cit., p. 201.
8
convient d’observer que la politique culturelle dans les premières années suivant
l’indépendance n’avait que très peu d’importance. Il n’y avait quasiment aucun budget
consacré au renforcement des musées et autres institutions culturelles. Par ailleurs les
compétences politiques étaient confuses.21 Les efforts pour consolider le sentiment d’unité et
d’identité nationale, ce qui pour le jeune Etat était essentiel, étaient déployés essentiellement
dans le domaine de l’éducation. Aucun musée, en particulier un musée national historique
centralisé, n’a été construit durant les années qui ont suivi l’indépendance. Comme le fait
remarquer Ali Ahaman, les musées n’ont pas été reconnus par « l’intelligentsia » comme une
plateforme du discours politique identitaire.22 Les collections déjà existantes n’ont presque
pas été modifiées. C’est seulement en 1963 qu’a été ouvert à Fès le musée du Borj Nord.23
Si les musées n’étaient pas perçus par le gouvernement marocain comme un instrument
de l’histoire politique au service de l’apprentissage d’une identité nationale, ils ont joué,
comme au temps du colonialisme, un rôle dans la représentation de la modernité et du progrès.
Katarzyna Pieprzak, dans sa monographie sur les musées marocains, écrit à ce sujet : « Pour
être considérés comme modernes, les états postcoloniaux déploient des signes et des symboles
de modernité qui sont reconnus, si ce n’est initiés, par l’Occident. »24 Le musée est intégré
dans le discours sur le « développement du Tiers Monde ».25 La disposition des musées,
l’entretien des édifices historiques et la réhabilitation des quartiers de la médina [centre ville
historique] n’étaient pas une simple question de politique nationale d’éducation ou de
politique économique, mais davantage un ancrage des Etats ou des régions dans un système
global de patrimoine mondial. « Le patrimoine mondial, à l’instar des expositions universelles
et des musées sont une part du système mondial, dans lequel le monde doit être réuni, une
image du monde projetée et une économie mondiale activée. »26

21
Touzani, Amina, La culture et la politique culturelle au Maroc, Casablanca: La Croisée des
Chemins, 2003, p. 24.
22
Amahan, « Museums and Tourism », op.cit., p. 281.
23
Cette collection axée principalement sur les armes ne dépend cependant pas de la
responsabilité du ministère de la Culture mais de la Commission national d’histoire militaire.
24
Pieprzak, « Whose Patrimony is it anyway? », op.cit., p. 156.
25
Pieprzak, Imagined Museums, op.cit., p. 16.
26
Kirshenblatt-Gimblett, Barbara, « World Heritage and Cultural Economics » in: Karp, Ivan
et al, dir., Museum Frictions. Public Cultures, Global Transformations, Durham: Duke
University Press, 2006, p. 163.
9
Depuis la seconde guerre mondiale, c’est l’Organisation des Nations Unies pour
l’Education, la Science et la Culture (UNESCO) qui contribue à la formation d’un soit disant
patrimoine mondial auquel est attribué une « application universelle ». Ainsi la convention du
patrimoine mondial de l’UNESCO déclare que « les sites du patrimoine mondial appartiennent
à tous les peuples du monde, sans tenir compte du territoire sur lequel ils sont situés. »27 Les
coopérations avec l’UNESCO n’étaient pas seulement intéressantes d’un point de vue
économique, pour devenir une partie de l’industrie touristique en pleine croissance, elles
permettent de devenir une partie de la civilisation universelle. Dans ce contexte on peut
constater depuis les années 60 l’intérêt du gouvernement marocain pour un travail commun
avec l’UNESCO. C’était l’occasion pour le Maroc de se présenter comme un Etat moderne et
progressiste, ce qui est une préoccupation centrale pour un pays émergent postcolonial. En
octobre 1975, le Maroc a signé la Convention du Patrimoine Mondial ; en 1981 la vieille ville
de Fès est devenu le premier site historique marocain à être inscrit sur la liste du Patrimoine
Mondial de l’UNESCO. La réorganisation et le développement des musées au Maroc étaient
également en discussion. Dès 1962, l’UNESCO envoyait une délégation pour « passer en
revue les sites, monuments et biens culturels, tels que anciens manuscrits et objets dans les
collections des musées nationaux du Maroc, et recommander un programme pour leur
conservation. »28 En 1968 l’historien des arts et spécialiste du Maghreb Lucien Golvin visita le
Maroc sur commande de l’UNESCO pour aider le gouvernement marocain à la création de
nouveaux musées et à la restructuration des musées déjà existants.29 Suite à cela, Golvin
conseilla au gouvernement marocain que les musées déjà existant soient « modernisés » et
qu’un nouveau musée « moderne » soit construit à Rabat.30
L’intérêt croissant du gouvernement marocain pour le renforcement des infrastructures
muséales à la fin des années 60 devait être également lu dans une optique d’expansion du
secteur touristique. Dans le plan économique de 1965 le tourisme était au centre de la politique
économique marocaine. Cette ligne de conduite a été poursuivie dans le plan quinquennal de

27
Voir le page internet de l’ UNESCO, http://whc.unesco.org/fr/apropos.
28
Gysin, Frédéric et Plenderleith, Harold, Maroc. Conservation du patrimoine culturel, Paris:
UNESCO, 1964, p. 2.
29
Golvin, Lucien, Maroc. Développement et réorganisation des musées ethnographiques,
Paris: UNESCO, 1969.
30
Ibid, p. 13-p.14.
10
1968 qui prévoyait d’atteindre le chiffre d’un million de visiteurs annuels.31 C’est ainsi que
des musées durent être ouverts dans des lieux où l’industrie touristique devait être mise en
valeur. En 1979 fut inauguré le musée archéologique à Larache, en 1980 le Musée Sidi
Mohammed Ben Abdallah à Essaouira, en 1985 le musée ethnographique à Chefchaouen, en
1990 un musé d’art moderne à Tanger ; enfin deux musées de céramique ont été construits,
l’un en 1990 à Safi et l’autre en 1994 à Salé.
La création d’un ministère d’Etat chargé des affaires culturelles placé sous la direction
de Mohamed El Fassi en 1974 illustre clairement que la conservation, la promotion et la mise
sur le marché de la culture ou de l’héritage culturel remportait de plus en plus de considération.
Comme auparavant, les musées servaient avant tout de vitrine médiatique et commerciale pour
le Maroc ; que ce soit pour les touristes ou pour une communauté globale abstraite à laquelle
appartenait le Maroc à travers son adhésion au patrimoine mondial. Toutefois, des stratégies
pour rendre les musées attractifs à un public local n’ont pas été développées à l’exception de
l’initiative lancée par Ali Amahan. Dans les années 80 il a souhaité développer en tant que
directeur du musée Batha à Fès des offres dirigées vers un public marocain. Des expositions
exceptionnelles, des concerts, des conférences et des performances théâtrales ont été mises en
place pour ouvrir l’espace du musée à un public local intéressé par la culture. De plus le musée
était régulièrement mis en avant dans les médias à l’occasion de manifestations culturelles.
C’est ainsi que le musée Batha qui était jusqu’alors considéré comme un lieu réservé aux
touristes est devenu une plateforme d’activités culturelles. Les étudiants étaient également
ciblés et invités à utiliser activement les collections du musée comme point de départ pour
leurs travaux de fin d’études. Un changement de direction en 1988 a mis fin à ces activités, ce
qui a rapidement conduit à une chute de la fréquentation locale. 32
L’exemple montre clairement qu’il y aurait eu la possibilité de s’adresser à un public
local à travers le médium muséal et qu’en raison des priorités historiques et culturelles de la
politique gouvernementale les musées n’ont été quasi exclusivement fréquentés que par les
touristes jusqu’à la fin des années 90. L’Etat n’a pas su exploiter le potentiel d’affirmation de
l’identité nationale contenu dans les expositions historiques et ethnographiques. Aucune

31
Cf. Agourram, Abdeljalil et Belal, Abdel-Aziz, « Bilan de l’économie marocaine depuis
l’indépendance » in: Bulletin Economic et social du Maroc, Hommage á Abdelaziz Belal, 1984,
p. 90-p. 95.
32
Amahan, « Museums and Tourism », op.cit., p. 282.
11
institution ayant pour objectif de propager le mythe fondateur de la nation marocaine n’a été
créée. C’est seulement lors du 50ème anniversaire de l’indépendance, en novembre 2005, que le
Musée Mohammed V a été inauguré en présence du Roi Mohammed VI. Ce musée n’était
cependant pas ouvert au public mais réservé aux visites d’Etat ou à d’autres évènements
politiques. Le musée national, quant à lui, est toujours en phase d’élaboration. Déjà en l’an
2000 Mohammed VI a ordonné que l’ancienne résidence du Résident Général Hubert Lyautey
à Rabat soit transformée en musée : le Musée Royal du Patrimoine et des Civilisations.33 Tout
comme l’administration coloniale en son temps, le choix de ce lieu est très symbolique. Là
aussi un ancien centre de pouvoir est converti en musée dans une nouvelle narration historique,
celle du Maroc indépendant. Près de 10 000 objets doivent être exposés dans ce musée afin de
représenter la « civilisation marocaine » dans sa « diversité intellectuelle, politique,
économique, sociale et artistique » de la protohistoire à l’histoire moderne en passant par
l’antiquité.34 La date de réalisation de ce projet reste cependant totalement floue. Par ailleurs,
la création d’un musée national d’art moderne dont la construction doit avoir lieu dans le
centre de la capitale, est quant à elle quasiment finie.
Une réorganisation radicale des expositions et une mise en perspective critique de
l’héritage colonial dans un contexte de politique culturelle n’ont jamais été lancées par le
gouvernement marocain. En 1980 on pouvait lire dans un rapport commandé par l’UNESCO
et rédigé par Mohammed Ben Bachir et Najib Moulay Mohammed « Le gouvernement
marocain a multiplié les efforts pour créer de nombreux musées de divers genres : il continue
de favoriser les recherches et études, la constitution de collections et la création de musées, tel
les suivants :
Musées des antiquités. A Rabat, où est rassemblé tout ce qui touche aux vestiges
romains de notre pays ; à Oulili, près de Zarhoun ; à Tanger ; à Tétouan.

33
Cherradi, Hassan, Montage d'un projet de conservation préventive, Paris: Maison des
cultures du Monde, travail de recherche en attente de publication au Musée du Quai Branly,
2003, p. 7 et 33.
34
Ibid, p. 33.
12
Musées ethnographiques. Musée du Dar Batha, à Fès ; Musée des armes, à Fes ;
Musée des Oudaïa, à Rabat ; Musée du Dar Si Saïd, à Marrakech ; Musée du Dar Jamaï, à
Meknès ; Musée des arts traditionnels, à Tétouan. »35
Ben Bachir et Moulay Mohamed soulignent ainsi les efforts du gouvernement
marocain pour l’aménagement de nombreux musées. Ce qu’ils omettent de préciser, c’est qu’à
l’exception du musée du Borj Nord, qui est effectivement une construction du gouvernement
postcolonial, tous les autres bâtiments ont été érigés pendant la domination coloniale française.
La citation montre clairement que les musées existants sont passés sans réflexion de musées
coloniaux à musées nationaux. Comme le fait remarquer Katarzyna Pieprzak, cette
transformation a eu lieu principalement au niveau sémantique, tandis que le contenu des
expositions est resté inchangé.36 Toutefois, afin de s’adresser à un public local, les contenus
d’expositions auraient dû être débattus et remaniés et il aurait fallu mettre en place une offre
qui s’adresse aux intérêts et aux besoins des visiteurs marocains et pas seulement à ceux
touristes. Ce changement de cap de la politique culturelle a été longtemps négligé par le
gouvernement marocain et les premières initiatives privées datent de la fin des années 90, date
à laquelle on a réussi à créer des musées qui éveillèrent l’intérêt des Marocains et où ils eurent
le sentiment d’être représentés.

Phase 3 : Vers l’ouverture et le pluralisme


Depuis le début des années 90, le discours politique historique et identitaire se
transforme. La diversité qui dans les années suivant l’indépendance et la période de
mouvements nationaux panarabes était encore considérée comme un danger pour l’unité
nationale, a été entre-temps considérée comme une richesse. Cette diversité a été propagée par
différents acteurs dont le Roi lui-même, aussi bien à des fins de représentation extérieure que
dans le cadre d’un discours intérieurs. L’idée d’un « Maroc pluriel » s’est développée au cours
des 20 dernières années comme mot-clef central.37

35
Ben Bachir, Mohammed et Moulay Mohammed, Najib, La politique culturelle au Maroc,
Paris: UNESCO, 1981, p. 13.
36
Pieprzak, Imagined Museums, op.cit., p. 17.
37
Dans quelle mesure le terme de pluralisme signifie dans ce débat la participation égalitaire de
différents groupes à la vie économique, politique et culturelle reste toutefois sujet à caution.
13
L’impulsion d’un changement du discours sur l’identité marocaine a été concomitante
avec l’ouverture du pays qui remonte aux dernières années de règne d’Hassan II (1961-1999).
La libéralisation conduite par le Roi visait entre autres à améliorer l’image du Royaume en
Europe et aux Etats-Unis. Le Maroc voulait d’une part réfuter la critique du mode de
gouvernance autocratique d’Hassan et d’autre part redevenir un partenaire politique
intéressant dans le monde arabe : Hassan II souhaitait présenter son pays comme plus stable
et plus ouvert que la plupart des Etats arabes. Dans cette phase d’ouverture, les groupes
jusque-là marginalisés commençaient à remettre en question leur place dans la société et à
revendiquer des droits culturels, sociaux et politiques. Dans les associations et les médias se
développaient des discussions sur la constitution de la société et sur l’identité marocaine.
Ainsi la narration établie et officielle était remise en question et des contre narrations
commençaient à éclore dans la société. Dans ce processus étaient impliqués des groupes très
différents : organisations de défense des droits de l’homme, Imazighen, mouvements
féministes ou groupes religieux radicaux.38 L’idée d’une société plurielle et diverse ne fut pas
uniquement diffusée par ces groupes mais également par le Roi lui-même. En ayant recours à la
situation géographique et à l’histoire du pays, le Maroc fut dépeint comme un melting-pot
culturel et un pont culturel entre l’Europe, l’Afrique et le monde arabe.39 Le Maroc fut ainsi
présenté comme un exemple à suivre qui promeut le dialogue et une vie commune pacifique
entre les groupes ethniques et les différentes confessions.
Ces changements se reflètent également dans le paysage muséal. Le nombre de musées
a doublé au cours des 15 dernières années ; principalement grâce à la création de musées privés
qui ont été à la fois l’expression et le déclencheur d’un changement du paysage muséal global
marocain.40 Les initiatives privées ont redéfini la gamme des contenus d’expositions comme les
exigences des formes de présentation. Les musées privés comme les petites collections

Voir El Moudden, Abdelhay, « Note de Travail » in: Cercle d’Analyse Politique, dir., La
realité du pluralism au Maroc. Les cahiers bleus, 2, 2004.
38
Bensadoun, « The (Re)Fashioning », p. 13-p. 14 ; El Moudden, Abdelhay, « Cultural
Struggles in Morocco » in: Dahbi, Cultural Studies, 1996, p. 135-p. 138 ; Zeghal, Malika,
Islamism in Morocco: Religion, Authoritarianism, and Electoral Politics, Princeton: Marcus
Wiener Publishers, 2007, p. 158-p. 160.
39
Bensadoun, « The (Re)Fashioning », p. 16.
40
Bennani Smires, Tania, « Les musées et l’éducation » in: ICOM Maroc, dir., Hommage à
Niamat Allah El Khatib Boujibar, Casablanca: EDDIF, 2007, p. 193 et ss.
14
familiales ou les grands projets ont partiellement lancé un défi aux narrations des musées
étatiques. Ils sont le témoin d’une préoccupation croissante et différenciée vis à vis de
l’histoire. La revendication de l’ouverture d’un musée dédié aux victimes des atteintes aux
droits de l’homme dans les années 70 et 80 sous Hassan II illustre le fait que le musée a été
entre-temps perçu et utilisé comme instrument politique par les Marocains eux-mêmes. En
mars 2000, un groupe de victimes et leurs proches ont manifesté à Casablanca et revendiqué la
transformation du commissariat Derb Moulay Cherif en musée. Ils voulaient convertir cet
endroit où les opposants politiques furent emprisonnés et torturés durant les années de
plomb, en lieu de mémoire.41 Cet épisode établit clairement qu’au Maroc comme ailleurs, les
musées furent entre-temps considérés comme lieux majeurs du travail de mémoire, de
commémoration et de reconnaissance officielle. Les thèmes abordés dans un musée sont ceux
qui ont été officiellement saisis, discutés et dans une certaine mesure acceptés. Le musée en
tant que lieu de prestige et de reconnaissance offre un espace de parole aux groupes jusqu’ici
non entendus ou marginalisés.
Des espaces ont également été créés autour de nouvelles thématiques comme l’art
contemporain qui, dans un contexte étatique, n’avait alors trouvé que peu de place.42 A
Casablanca et à Rabat, respectivement en 1999 et en 2006, des musées d’art moderne furent
ouverts : les Villas des Arts. L’investisseur de ces deux projets est l’ONA (Omnium Nord-
Africain) la plus grande entreprise financière et industrielle du Maroc. Les deux musées sont
plus que de simples espaces d’exposition. A Rabat comme à Casablanca, des villas du début
du 19ème siècle ont été couteusement rénovées et aménagées selon les standards des musées
modernes. En plus des projets d’expositions, la promotion des artistes est largement

41
Cf. Stora, Benjamin (2000): ‘Maroc, le traitement des histoires proches’ in: Esprit. Les
historiens et le travail de mémoire, N° 8, p. 89; Slyomovics, Susan (2001): ‘A Truth
Commission for Morocco’ in: The Middle East Report. Morocco in Transition, N° 218.
42
A part le musée d’art contemporain ouvert à Tanger en 1990, le ministère de la Culture a
complètement délaissé l’art contemporain. Que ce soit dans la capitale, Rabat, ou dans les
centres culturels, Fès ou Marrakech, ou même à Tétouan où se trouve l’université d’art ou
dans la métropole économique Casablanca il n’existait pas de musée d’art contemporain.
Entre-temps à Rabat, un projet de musée d’art national a été réalisé, pour lequel un bâtiment a
été construit en centre ville. Le projet ne jouit pas seulement d’une situation idéale, il a été
également valorisé symboliquement par la visite de la sœur du Roi, la princesse Meryem et le
ministre de la Culture Mohammed Achâari. Cf. Stauffer, Beat (2005): ‘Villa des Arts in
Casablanca. Kein Platz für Gegenwartskunst’ in: Neue Zürcher Zeitung, 16. August.
15
soutenue : dans la Villa des Arts de Rabat de petits ateliers ont été aménagés dans lesquels les
artistes peuvent travailler. Les deux maisons hébergent des projets artistiques variés et des
manifestations culturelles, comme par exemple le projet « la Maison du Conte », sous la
direction de l’universitaire Amal Khizioua, dont la vocation est le recueil et la perpétuation des
traditions orales classiques. De plus la Villa des Arts essaie de créer grâce à des visites
spécialisées et des ateliers une offre pour les enfants afin de leur offrir un accès à l’art
contemporain et de développer leur propre créativité. En cela les offres de l’ONA couvrent un
domaine qui n’est pas abordé dans les plupart des familles, que ce soit pendant les cours
d’école ou dans le cadre d’activités extrascolaires. L’entreprise économique de part son activité
a un effet direct sur le développement de l’art contemporain au Maroc et apporte une
perception différente de l’institution du musée parmi la population marocaine.
La mise aux normes des nouveaux musées aux standards internationaux lance un défi
aux musées établis, que ce soit à travers la mise en place de différentes techniques de
communication des contenus d’exposition, d’une offre variée d’éducation pédagogique, d’un
personnel formé à la muséologie ou aux techniques spéciales de conservation et de restauration
des objets. Quelques unes de ces collections surpassent en taille et en valeur les collections de
musées étatiques comme par exemple le musée Belghazi dans les environs de Rabat, qui
dispose de la plus grande collection privée d’objets ethnographiques en Afrique du Nord. 43
Un autre exemple est le musée de Marrakech, une initiative d’Omar Benjelloun, qui ne
présente pas seulement une riche collection d’artefacts ethnographiques mais également de
nombreuses œuvres d’artistes marocains contemporains. La maison compte parmi les
attractions touristiques principales de Marrakech. Les musées privés ont à bien des égards
institués de nouveaux référentiels au Maroc. De nouveaux champs thématiques ont été
ouverts, de nouvelles méthodes de conception et de communication ont été mises en place
permettant de s’adresser à un nouveau public élargi et avant tout local. Le fait que les musées
étatiques ne puissent rattraper leur retard que lentement est dû à la mauvaise situation
financière des institutions. « Le budget de fonctionnement de la culture ne représente que 0,2
%, celui de l’investissement uniquement 0,3 % du budget général de l’Etat, » constate
d’Hassan Cherradi muséologue au ministère de la Culture à Casablanca.44 Cependant depuis

43
Cf. Pieprzak, ‘Whose Patrimony ist it anyway?’.
44
V. Cherradi, ‘Dimensions implicites du musées au Maroc’, p. 201.
16
1992 l’Institut National des Sciences de l'Archéologie et du Patrimoine (ISNAP) dispose de
son propre département pour la muséologie afin d’améliorer l’éducation du personnel des
musées au Maroc.45
Les musées d’Etat essaient d’éveiller l’intérêt d’un public local à travers des offres
spéciales et de s’ouvrir à de nouveaux champs thématiques. Début 2006, en présence de la
princesse Lalla Maryiam, l’une des sœurs du Roi en exercice, la première pierre d’un musée
national d’art moderne fut posée dans la capitale Rabat. Ces dernières années, le thème de la
diversité culturelle du Maroc et ainsi, celui de la culture et de l’histoire des groupes marginaux
comme les Imazighen ou les Sahraouis dans le Sud, est devenu central dans la société
marocaine. Si dans les musées étatiques l’art non arabe et non islamique - à l’exception des
pièces de fouilles archéologiques - n’est toujours que très peu présent, les efforts de chaque
groupe jusqu’à présent sous représentés, de conserver leurs traditions et de les rendre visible
au public sont devenus ces dernières années de plus en plus importants. 46 Pendant ce temps,
des musées spécialisés furent créés, lesquels sont consacrés à l’histoire, la culture et la
production artistique des minorités ou des groupes marginaux au Maroc, comme le Musée du
Patrimoine Berbère à Agadir (2000) ou le Musée des Arts Sahariens à Laayoune (2001), tous
deux étant des initiatives d’Etat.
La relation en partie ambivalente entre les projets des musées privés et la politique
historique étatique est mise en lumière par le Musée du Judaïsme Marocain. Le musée
ethnographique pour la culture et l’histoire juive fut ouvert en 1997 à l’initiative du Conseil de
la communauté israélite à Casablanca ; il est le premier et jusqu’ici le seul musée juif dans un
pays arabe. A cause du conflit au Proche-Orient, la culture et l’histoire juive sont des thèmes
sensibles dans le Maroc contemporain. La grande majorité des 250 000 juifs marocains ont
quitté le pays dans la deuxième moitié du 20ème siècle. La culture juive dans son expression
quotidienne a largement disparu et les contacts avec les juifs sont devenus rare pour les
marocains musulmans. Dans les cours d’histoire ou dans les musées nationaux, la culture et
l’histoire juive sont exclues, de sorte que les représentations des juifs dans le Maroc
contemporain sont fortement imprégnées par la couverture médiatique du conflit au Proche-
Orient. La création du musée juif est à comprendre comme une réaction à la disparition de la

45
Cf. Rharib, ‘Taking stock of Moroccan Museums’, p. 100.
46
Cf. Rharib, ‘Taking Stock of Moroccan Museums’, p. 102.
17
culture juive dans le quotidien et comme une tentative de combattre les stéréotypes négatifs de
la société majoritaire musulmane. En conséquence, dans les expositions, la proximité culturelle
entre juifs et musulmans est mise en lumière et insiste sur la longue présence de communautés
juives en Afrique du Nord et sur la vie commune non conflictuelle entre ces groupes
confessionnels. Des thèmes comme l’émigration massive ou l’antisémitisme sont au contraire
marginalisés. Aussi la narration de l’exposition s’inscrit parfaitement dans la politique
culturelle et identitaire étatique, où la référence à la culture et à l’histoire juive jouent un rôle
quand il s’agit de démontrer la diversité, l’ouverture et la tolérance.47
Une initiative privée telle que le musée juif s’inscrit doublement dans la ligne de la
politique culturelle marocaine. L’existence d’un musée privé ouvre la possibilité de délocaliser
un thème délicat comme l’histoire et la culture juive dans un musée étatique. Dans un même
temps une telle institution fonctionne comme le symbole d’une société plurielle et tolérante
auprès des visiteurs étrangers, mais également pour un public marocain.48 L’exemple du musée
juif tout comme les projets de musées actuels montrent que la formation de narrations
historiques alternatives émanent souvent d’acteurs non étatiques et de groupes jusqu’ici
marginalisés qui ont toutefois besoin de l’aval de l’Etat pour créer ces espaces de narrations.
L’évolution du paysage muséal marocain des quinze dernières années reflète un changement de
la politique historique, qui vient à la fois de l’engagement de la société civile et d’un processus
d’ouverture venu « d’en haut ».49

47
Cf. Ben-Layashi, Samir et Maddy-Weitzman, Bruce (2010): ‘Myth, History and
Realpolitik: Morocco and its Jewish Community’ in: Journal of Modern Jewish Studies, pp.
89-106. Bensadoun, Mickael (2007): ‘The (Re)Fashioning of Moroccan National Identity’ in:
Maddy-Weitzman, Bruce et Zisenwine, Daniel, eds.: The Maghrib in the new century,
Gainesville: University Press of Florida, pp. 13-35.
48
Cf. Boum, ‘Plastic Eye’, p. 54 et s
49
Une dynamique proche entre les intérêts d’acteurs différents est décrite par Bettina
Dennerlein et Sonja Hegasy à propos de l’ Instance Equité et Réconciliation, qui a été créé en
2004 pour un travail de mémoire sur les atteintes aux droits de l’homme commises sous le
règne d’Hassan II. Cf. Dennerlein, Bettina et Hegasy, Sonja (2007): ‘Wahrheitskommission
und Vergangenheitsbewältigung in Marokko’ in: Marx, Christoph, ed.: Bilder nach dem Sturm,
Münster: Periplus-Studien, p. 120 et s.
18
Les musées donnent davantage un renseignement sur la réalité sociétale et politique de
l’époque à laquelle ils ont été fondés que sur le passé, qu’ils sont supposés présenter.
L’histoire et la place des musées au Maroc reflètent les différents objectifs de la politique
historique, qu’ils soient diffusés à travers le contenu des expositions ou par l’institution
muséale même. Dans les premières années suivant l’indépendance, les musées ont été
seulement considérés comme des reliques du gouvernement colonial français et n’ont pas été
utilisés comme instruments de politique historique, ils remplissaient seulement des objectifs
économiques. Au contraire à la fin du 20ème siècle, une partie de la société marocaine s’est
appropriée les musées comme un lieu de représentation de leur histoire et de leur identité. Une
série d’acteurs non étatiques utilise à la fois le musée comme instrument de promotion et
d’affirmation de leur identité et de leur place dans la société. Parallèlement les acteurs étatiques
reconnaissent le potentiel des nouveaux musées dans le cadre d’un discours sur la tolérance et
l’ouverture comme le montre l’exemple du musée juif. Néanmoins la position de l’Etat sur ses
musées nationaux reste ambivalente : une transformation radicale des expositions dans les
musées fondés à l’époque coloniale de même qu’une réflexion critique sur l’origine coloniale du
musée en tant qu’institution n’ont jamais été abordées en profondeur.

19

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