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“ The Annual Art Salons in Tunisia under the French

Protectorate ”
Alain Messaoudi

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Alain Messaoudi. “ The Annual Art Salons in Tunisia under the French Protectorate ”. The Art Salon
in the Arab Region. Politics of Taste Making, 2018. �hal-03384335�

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Alain Messaoudi

« Les salons annuels de beaux-arts dans la Tunisie sous protectorat français :

Permanences, reconfigurations et significations politiques d’une forme d’action culturelle »

Version intermédiaire d’un chapitre de l’ouvrage coordonnée par Nadia von Maltzahn et Monique
Bellan, The Art Salon in the Arab Region Politics of Taste Making, Beyrouth, Orient
Institut Beirut, Beiruter Texte und Studien n° 132, 2018, p. 27-46. Le chapitre a été publié
dans une traduction en anglais.

On considère généralement que le salon de beaux-arts, tel qu’il s’est développé en Europe aux XVIIIe et

XIXe siècles, a contribué à l’affirmation d’un espace public, les œuvres exposées suscitant la production

d’écrits critiques largement diffusés et débattus1. Dans le contexte colonial que connaît Tunis peut-on

aussi l’affirmer ? La pratique de l’exposition collective et régulière d’œuvres d’art s’y est instituée aux

lendemains de la prise de contrôle du pays par l’armée française et de la signature d’un traité de

protectorat en 1881-1883. Pendant le siècle qui suivit, soit entre 1888, date de la première exposition

collective attestée, et 1984, où se tint la dernière exposition annuelle de beaux-arts intitulée « salon

tunisien », on dénombre près d’une centaine d’expositions répondant au modèle du salon2, sans

compter celles qui ont été organisées par la chambre italienne de commerce et des arts Dante Alighieri

(une dizaine entre 1932 et 1942), les expositions des travaux des élèves et anciens élèves de l’école des

1
Cette hypothèse, développée par Jürgen Habermas, est à la base du travail de Crow, Thomas. Painters and Public
Life in Eighteenth Century Paris. New Haven/London: Yale University Press, 1985, trad. en français par André
Jacquesson, La Peinture et son public à Paris au XVIIIe siècle, Paris: Macula, 2000. Je remercie ici Nadine Atallah
pour sa relecture et ses remarques judicieuses.
2
On compte 76 expositions organisées par la section artistique de l’Institut de Carthage, bientôt connues sous le
nom de "Salon tunisien" (13 entre 1894 et 1914, 22 entre 1920 et 1941, 25 entre 1945 et 1968, 16 entre 1968,
année de la fondation de l’Union nationale des artistes plasticiens graphistes, et 1984) et 11 expositions du Salon
des artistes tunisiens (1924-1934). On peut y ajouter les six expositions artistiques de l’Afrique française
présentées à Tunis (1928-1950) et quelques expositions ponctuelles (l’exposition de 1888, les salons organisés par
le syndicat des artistes professionnels au printemps et à l’automne 1944 puis à l’automne 1945).
beaux-arts (une trentaine entre 1931 et 1968), ni les salons d’artistes amateurs3. Le total du nombre des

œuvres exposées est allé croissant jusqu’en 18974, avant de connaître d’assez grandes variations, dans

le cadre du seul salon annuel, jusqu’au début des années 19205, puis de se répartir entre différentes

manifestations à partir de l’organisation d’un salon concurrent, le salon des artistes tunisiens, en 1924.

Ces expositions de beaux-arts ont été conçues dans le cadre d’un régime politique monarchique et

aristocratique, les autorités françaises ayant maintenu le beylicat de tradition ottomane dans le cadre

du protectorat. Le pouvoir exercé par la nouvelle administration, qui a cherché à obtenir la collaboration

de fonctionnaires tunisiens et à s’appuyer sur les notables locaux, n’avait pas de fondement

démocratique. Le gouvernement du pays ne procédait pas du peuple, et les contre-pouvoirs sous la

forme d’assemblées élues demeurèrent faibles jusqu’à la fin de la période du protectorat. Mais la

plupart des hauts fonctionnaires français en poste à Tunis partageaient des principes républicains et

progressistes au nom desquels ils favorisèrent l’organisation d’expositions de beaux-arts, présentées

comme un facteur de prospérité et de progrès, favorisant le commerce et participant à la mission

civilisatrice dont ils se considéraient chargés.

Le salon a en effet une double dimension, commerciale et politique. Il permet aux artistes de montrer

leurs œuvres au public et d’atteindre ainsi un nombre d’acheteurs potentiels au-delà du cercle de leurs

relations privées, alors qu’il n’existe pas à Tunis de galeries d’art avant la fin des années 1920. Certes,

3
Soit le Salon des artistes cheminots de Tunisie organisé par l’Union intellectuelle et artistique des cheminots en
1948 et les salons organisés annuellement par l’Union féminine artistique et culturelle (UFAC) à partir de 1949.
4
Alors que l’exposition de 1888 comptait 144 numéros et celle de 1894 200 œuvres, 448 œuvres sont exposées en
1895, 550 en 1897.
5
80 œuvres sont exposées au salon tunisien de 1907, 130 au salon de 1920, mais plus de 400 en 1921 et près de
450 en 1922.
dès les années 1890, les vitrines de quelques commerces avaient permis d’exposer des œuvres

destinées à la vente, et en 1911, le libraire-photographe Emilio d’Amico organisait des expositions

collectives de peinture dans sa boutique6. Mais dans un cas comme dans l’autre, ces commerces

n’avaient pas la force d’attraction d’un lieu spécifique, dont la fonction était de présenter des objets

intéressant les amateurs d’art7. À côté de cette dimension commerciale, le salon témoigne de la

prospérité du pays et de son bon gouvernement à travers la qualité de la production artistique qu’il met

en scène. Un salon des beaux-arts portera donc à Tunis un discours qui ne pourra se confondre tout à

fait avec celui des salons à Paris et dans la métropole.

À Tunis, les salons témoignent du développement d’une production artistique correspondant à des

normes développées en Europe occidentale. On peut donc y voir la marque de l’imposition d’une culture

étrangère dans un cadre colonial : le salon s’inscrit dans un dispositif d’enseignement public qui fait la

promotion de la langue française et des valeurs qui lui sont associées. Pourtant les premières

expositions ne présentent pas seulement les œuvres d’artistes formés en France (peintures, sculptures

et objets d’art), telles qu’on peut les voir présentées dans les salons de la métropole. Elles montrent

aussi souvent, généralement sous une forme annexe, des objets produits artisanalement par des

Tunisiens, tapis, dentelles, tissus, poteries, plâtre sculpté, cuivres ciselés, meubles. Jusqu’aux années

1920, le salon n’a pas seulement pour fonction de présenter des œuvres d’art dont le modèle est

européen (qu’elles soient importées ou produites localement), mais aussi de montrer comment des

productions artisanales inscrites dans une tradition locale peuvent s’adapter aux changements sociaux

6
Henri Leca Beuque, « Visite à la galerie artistique », La Tunisie illustrée, n° 20, 20 mars 1911.
7
On sait par exemple que les Galeries Parisiennes, avenue de France, ont exposé au printemps 1896 une toile d’un
certain Francesco Aducci représentant un Arabe en prière (La Dépêche tunisienne [dorénavant DT], 21 mars 1896).
Deux ans plus tard on pouvait voir des aquarelles d’un certain Spaddy dans la vitrine de la librairie Saliba (Id.,
7 avril 1898). On notera que, dans un cas comme dans l’autre, ces présentations ont eu lieu peu avant
l’inauguration du salon tunisien, peut-être de façon à profiter des attentes suscitées par l’événement.
qui accompagnent le processus de modernisation mis en œuvre dans le cadre du protectorat, en leur

fournissant une vitrine, et en attestant de leur qualité. C’est un cadre qui permet d’affirmer une

spécificité locale en matière d’art et d’artisanat – il contribuera à l’affirmation dans les années 1950

d’une « école de Tunis ». Outil de promotion d’une production artistique nationale dont la qualité

tiendrait à son ouverture à l’étranger, le salon tunisien survit à l’indépendance du pays en 1956. Il

trouve sa place dans le projet bourguibien de modernisation sociale et continue à recevoir le soutien de

l’État. On peut même considérer que, par certains aspects, le salon s’est prolongé après 1984, à travers

les expositions annuelles d'art contemporain organisées par l’Union des artistes plasticiens tunisiens, et

jusqu’au Printemps des arts plastiques de La Marsa mis en place à partir de 2003.

L’étude des salons a été le plus souvent abordée dans le cadre d'une histoire générale de l’art pendant

le Protectorat et les premières décennies de l'indépendance8. Les archives disponibles étant rares9, ces

travaux se fondent sur deux sources principales qui sont aussi les miennes : les livrets cataloguant les

œuvres exposées et les recensions publiées dans la presse. Faute d’avoir pu accéder à une collection

complète de livrets10, nous nous appuierons ici sur ceux que nous avons pu consulter à la Bibliothèque

8
On peut citer les travaux de Ben Romdhane, Narriman. "Naissance de la peinture de chevalet en Tunisie au
XXe siècle", mémoire de recherche approfondie, Paris: École du Louvre, 1985 ; "La peinture de chevalet en Tunisie
de 1894 à 1950". In Lumières tunisiennes, catalogue de l’exposition présentée au Pavillon des arts à Paris, Paris
musées/Association française d'action artistique/Ministère tunisien de la culture, 1995, 11-35 et "Naissance de la
peinture de chevalet" in Narriman El Kateb-Ben Romdhane, Ali Louati et Habib Bida, Anthologie de la peinture en
Tunisie 1894-1970. Tunis: Simpact, 1998, 14-80. On trouvera aussi des éléments sur les salons dans la synthèse de
Louati, Ali. L'aventure de l'art moderne en Tunisie. Tunis: Simpact, 1997 et dans al-Aṣram, Khâlid [Khaled Lasram].
"As-Ṣālūn at-tūnisī fī ‘ahd al-ḥimāya [Le salon tunisien du temps du Protectorat]", in Dāʾiraẗ al-maʿārif al-tūnisiyyaẗ
[Encyclopédie de la Tunisie], Tunis/Carthage, Al-muʾassasaẗ al-waṭaniyyaẗ Bayt al-ḥikmaẗ [Fondation nationale Beit
al Hikma], 2e cahier, 1991, 108-112.
9
Quelques dossiers concernant les expositions sont conservés aux Archives nationales de Tunisie (ANT). Mais les
archives de la section artistique de l’Institut de Carthage semblent perdues. Le fonds Abéasis déposé aux Archives
nationales d’Outre-Mer (ANOM) à Aix-en-Provence conserve cependant une photocopie des procès-verbaux des
réunions de la section pour une période courant du 13 décembre 1924 au 17 janvier 1931.
10
Un travail de reconstitution de collections complètes de ces livrets est actuellement en cours dans le cadre d’un
laboratoire du Centre national de la recherche scientifique (CNRS), InVisu, localisé à Paris, en vue de la réalisation
d’un outil numérique.
nationale de Tunisie. Grâce au dépôt légal, cette même bibliothèque conserve les collections des

périodiques publiés en Tunisie. Plusieurs titres qui ont régulièrement rendu compte des expositions

permettent d’avoir un aperçu des principales œuvres exposées et donnent quelques indications sur leur

réception11. L’état actuel des connaissances engage à revenir sur les conditions précises de

fonctionnement de ces salons. Nous proposons donc d’analyser la genèse du salon comme institution

régulière, en étudiant la façon dont des initiatives privées ont trouvé appui auprès des pouvoirs publics.

On s’interrogera ensuite sur la spécificité du salon tunisien par rapport aux nombreux salons provinciaux

qui se sont développés en France au XIXe siècle. On réfléchira enfin à la fonction du salon en Tunisie,

dans le cadre d’une politique d’association.

Des initiatives privées soutenues par les pouvoirs publics

L’exposition de 1888 comme, à partir de 1894, celles organisées annuellement par la section artistique

de l’Institut de Carthage12, est le fruit d’initiatives privées. Mais on remarque qu’une grande partie de

leurs concepteurs étaient des fonctionnaires, citoyens français travaillant pour l’administration

tunisienne sous protectorat ou pour la Résidence générale13. Le comité d’organisation de l’exposition

de 1888 est ainsi composé du directeur du service des antiquités et des arts, René du Coudray de la

Blanchère (1853-1896), de l’architecte du gouvernement tunisien, Adolphe Dupertuys (v. 1837-1898),

11
Mes principales sources sont la Revue tunisienne, organe de l’Institut de Carthage, deux quotidiens proche de la
ligne gouvernementale ou affirmant une neutralité politique (La Dépêche tunisienne, qui fait office de quotidien de
référence depuis sa création en 1889, et Le Petit Matin, fondé en 1923) et deux journaux à la périodicité moins
régulières (La Tunisie française, organe des colons publié à partir de 1892 et Tunis-Socialiste, fondé en 1921).
12
Cette société savante a été constituée en novembre 1893. Sur sa principale publication, la Revue tunisienne, voir
le mémoire de maîtrise de Clémentine Gutron, "Les débuts de la Revue tunisienne (1894-1914) en Tunisie. Une
histoire originale entre savoir colonial, ‘découvertes scientifiques’ et échanges culturels", sous la direction de
Colette Zytnicki, université de Toulouse Le Mirail, juin 2002.
13
Messaoudi, Alain. "Un musée impossible. Exposer l’art moderne à Tunis (1885-2015)". In L’orientalisme après la
Querelle. Dans les pas de François Pouillon, sous la direction de Guy Barthèlemy, Dominique Casajus, Sylvette
Larzul, Mercedes Volait, Paris: Karthala, 2016, 66-67.
ainsi que d’un ancien élève de l’école des beaux-arts de Lyon, Charles Beau, qui travaille à la fois comme

professeur de dessin au collège Sadiki, l’établissement secondaire moderne qui forme les élites

musulmanes tunisiennes, et comme dessinateur pour la municipalité de Tunis14. En 1894, dix des dix-

sept membres du comité d’organisation de l’exposition sont au service des États français et tunisien15,

les sept autres étant liés au monde de la presse16 ou de l’art17, à une exception près18. Les pouvoirs

publics français, sous la forme du ministère de l’Instruction publique et des beaux-arts à Paris et de la

Résidence générale à Tunis, ont marqué leur volonté de promouvoir les beaux-arts en apportant un

soutien matériel à l’organisation de ces premières expositions. Cet appui a pris plusieurs formes. Le

ministère a régulièrement fait l’envoi d’objets d’art produits par la manufacture de Sèvres et d’un

certain nombre d’estampes pour servir de lots aux tombolas destinées à couvrir une partie des frais

d’organisation19. Par ailleurs l’État tunisien a mis à disposition des bâtiments publics pour préparer la

manifestation et présenter l’exposition elle-même : entre 1894 et 1896, la section artistique de l’Institut

de Carthage se réunit ainsi dans les bâtiments du lycée français de jeunes filles, rue de Russie, avant

d’être hébergée dans ceux de l’ancien Palais Cohen, avenue de Paris, acquis par l’État et réaménagés

pour accueillir, sous le nom de Palais des Sociétés françaises, les bureaux des différentes associations et

l’exposition annuelle de beaux-arts. La présence de hauts fonctionnaires français et tunisiens au

vernissage du salon confirme son caractère officiel20 : le Résident général est habituellement présent et

14
Catalogue des animaux, instruments et produits agricoles, produits et objets divers, etc., de l’Exposition scolaire
et de l’Exposition de beaux-arts, Tunis: Impr. française B. Borrel, 1888, 83-95.
15
Parmi ces fonctionnaires, quatre relèvent du ministère de l’Instruction publique et des Beaux-arts. On trouve
aussi dans le comité d’organisation deux militaires, le président du tribunal civil, un conservateur adjoint de la
propriété foncière, et un chef de section au gouvernement tunisien ("Chronique de l’Institut de Carthage", Revue
tunisienne [dorénavant RT], 2, avril 1894, 305-310, 307).
16
Avec le directeur de La Tunisie française, organe de défense des colons, et le directeur de l’agence Havas à Tunis.
17
Avec un architecte, et trois artistes.
18
En la personne d’un arbitre expert au tribunal de commerce, Jules Henry.
19
En 1894, le directeur des beaux-arts, Henri Roujon, envoie par exemple une coupe en porcelaine décorée,
production de la manufacture de Sèvres ("Une exposition artistique à Tunis", RT, 3, juillet 1894, 319-339, 339). On
continue à organiser une tombola avec parmi les lots des biscuits de Sèvres en 1912 (RT, 1912, 316).
20
Des ministres de passage à Tunis peuvent le visiter, comme en 1895 le radical Antoine Gadaud, éphémère
ministre de l’Agriculture du cabinet dirigé par Alexandre Ribot.
prononce un discours21. Le bey s’y fait représenter, et on y signale parfois la présence d’un prince de la

famille hussaynite22. Entre-deux-guerres, la section artistique de l’Institut de Carthage continue à

demander aux responsables des services de la Résidence générale et du Secrétariat général du

gouvernement tunisien les noms des hauts fonctionnaires de l’administration française et tunisienne

qu’il convient d’inviter pour l’ouverture du salon23. L’implication des pouvoirs publics français et

tunisiens se marque aussi symboliquement par les décorations qui sont officiellement décernées aux

organisateurs et à certains exposants lors de la cérémonie de remise des récompenses qui clôture

l’exposition24, qu’il s’agisse de l’ordre du nîchân25, délivré par le bey sur proposition du directeur de

l’enseignement public dès 189426, ou des palmes académiques, décernées par le ministère de

l’Instruction publique à partir de 1896. Le salon donne systématiquement lieu à une remise de

décorations au moins jusqu’en 1914.

L’inscription du salon dans la politique scolaire des autorités françaises est explicite : elle se marque dès

1894 par le choix du directeur de l’enseignement, Louis Machuel, comme président d’honneur de son

comité d’organisation – il le restera jusqu’en 1898. Il ne s'agit pas seulement d'encourager

21
Entre 1894 et 1940, aucun Résident général ne semble avoir dérogé à la règle, sauf cas de force majeure.
L’absence de Marcel Peyrouton en 1934 est exceptionnelle et s’explique sans doute par les tensions l’opposant au
président de la section artistique de l’Institut de Carthage Alexandre Fichet, par ailleurs militant de la SFIO.
22
C’est par exemple le cas en 1901, où le compte rendu de l’inauguration du salon indique la présence du prince
Mohamed ("Ouverture du sixième Salon tunisien", RT, 31, juillet 1901, 368-374, 368).
23
On a trace d’une liste d’agents de la direction générale de l’Intérieur à inviter en 1926 (ANT, FPC, série SG2,
carton 24, dossier 68) et de différentes listes d’agents du Secrétariat général du gouvernement tunisien, envoyées
en 1923, en 1930 et en 1937 (ANT, FPC, série SG6, carton 163, dossier 6).
24
Sur la logique de ces récompenses, voir dans ce volume la contribution de Camilla Murgia.
25
L’ordre honorifique du nîchân iftikhâr, institué par les beys réformateurs de la première moitié du XIXe siècle, a
été conservé dans le cadre du protectorat français. Il permettait de récompenser les soutiens et les alliés du
régime.
26
Le fait que les propositions de décorations émanent de Louis Machuel et passent par l’intermédiaire de
Résidence générale qui les soumet à la signature du bey est publiquement admis ("Une exposition artistique à
Tunis", art. cité, 324). En 1894, l’artiste phare de l’exposition, Louis Chalon, est ainsi proposé pour le grade de
commandeur du Nichan, et les organisateurs de l’exposition, pour le grade d’officier.
l'enseignement du dessin dans les établissements scolaires, mais aussi d'affirmer une politique culturelle

– osons l'anachronisme – qui se veut favorable à la défense du beau et à la sauvegarde d'un patrimoine

local, à travers des œuvres qui en signifient la valeur, qu'il s'agisse d'objets anciens, d'artisanat

traditionnel, ou de représentations de monuments ou de sites. En 1888, l’exposition a été programmée

à la veille de l’inauguration officielle du musée Alaoui, connu aujourd'hui sous le nom de musée du

Bardo, et ce n’est sans doute pas le fait du hasard27. Les premières expositions mêlent souvent

antiquités et objets modernes, parfois de façon à mettre en valeur les travaux des archéologues français

qui dirigent le service beylical des antiquités et des arts : en 1895, une salle est réservée au service des

antiquités, son inspecteur adjoint, Eugène Sadoux, par ailleurs peintre, se chargeant de la disposition

des objets exposés, puis à nouveau en 1897, le comité d'organisation de l'exposition étant alors présidé

par le directeur des antiquités Paul Gauckler.

Le salon permet aussi à l’État français de manifester son intérêt pour la constitution d’une collection de

peintures, de sculptures et d’objets d’art, après l’échec du projet de constitution d’un « musée

français » à Tunis, qui avait été porté entre 1892 et 1894 à Paris par le peintre amateur Georges de

Dramard (1838-1900)28. En 1895, le ministère de l’Instruction publique et des Beaux-arts ouvre un crédit

de mille francs destinés à l’acquisition de quelques œuvres pour le compte de l’État29, en vue de la

création d’un musée. Cette perspective a l’appui de notables locaux mais aussi celui de Jules Pillet

(1842-1912), professeur à l’école nationale des Beaux-arts, envoyé en mission à Tunis pour y étudier les

27
L’exposition est présentée du vendredi 27 avril au dimanche 6 mai 1888.
28
Sur ce projet, voir Messaoudi, "Un musée impossible", art. cité.
29
La somme est mise à la disposition du comité d’organisation du salon tunisien par Roujon, directeur des beaux-
arts à Paris ("Deuxième exposition artistique à Tunis", RT, 7, juillet 1895, 281-294, 286).
industries d’art indigènes30. Le choix des œuvres à acquérir est laissé à l’appréciation du comité

d’exposition du salon, ordinairement en charge de la sélection des œuvres à exposer31. Ces subventions

de l’État destinées aux acquisitions seront régulièrement renouvelées32.

Malgré cette implication de l’État et l’intérêt qu’expriment les autorités publiques, le salon reste une

manifestation qui leur est extérieure : c’est en tant que personnes privées que ses promoteurs et ses

organisateurs agissent. On peut donner l’exemple d’Ali bey, qui apporte en 1894 une contribution

financière à titre personnel33, ou celui du chaykh el-medina si Mohamed el-Asfouri. L’organisation des

premiers salons n’est d’ailleurs possible que par l’investissement de particuliers, fonctionnaires,

publicistes ou artistes, et le soutien matériel de mécènes. En 1894, l’engagement financier des membres

du tout jeune Institut de Carthage a permis d’organiser le salon dans un lieu suffisamment central pour

attirer un public nombreux : alors que le directeur de l’enseignement avait proposé de mettre à

disposition la grande salle du cours de dessin du collège Alaoui, les organisateurs préférèrent à un lieu

qu’ils jugeaient excentré et d’accès difficile, sur les hauteurs de la ville, les salles de l’Association

ouvrière maltaise La Valette, « grandes, bien éclairées, situées au centre de la ville34 » – elles se

trouvaient de fait au milieu des nouveaux quartiers européens35. L’opération fut aussi rendue possible

du fait du prix modeste demandé par l’Association, propriétaire des murs, dont la Revue tunisienne loue

le « grand désintéressement36 ». Les deux années qui suivent, le salon trouve à nouveau le moyen de se

30
Pillet souhaiterait la création d’un musée d’art industriel faisant place à la fois à l’art et à l’artisanat, aux
productions du passé, "l’art rétrospectif", et du présent, "l’art contemporain". Son discours a été
publié ("Deuxième exposition artistique à Tunis", RT, 7, juillet 1895, 290-292).
31
"Deuxième exposition artistique à Tunis", RT, 7, juillet 1895, 286.
32
C’est ainsi le cas fin 1901 en prévision du salon de 1902 ("Assemblée générale du 8 novembre 1901", RT, 33,
janvier 1902, 108-111, 109).
33
Ali bey fait alors un don de 300 fr. à l’Institut de Carthage ("Une exposition artistique…", 324).
34
"Chronique de l’Institut de Carthage (1er trimestre 1894)", 308.
35
Le bâtiment, situé rue de Grèce, est encore en place aujourd’hui.
36
"Une exposition artistique…", 323.
loger gratuitement dans le centre de la ville européenne, en 1895 dans le Palais Cohen, avenue de Paris,

grâce à l’obligeance de ses propriétaires, puis en 1896 passage de Bénévent37. Ce caractère privé rend le

salon fragile, car les élites lettrées sur lesquelles il repose restent relativement peu nombreuses au

tournant du siècle, et fluctuantes (fonctionnaires, employés et artistes ne séjournent souvent que

quelques années à Tunis). L’interruption des expositions en 1899 et 1900 témoigne de cette précarité :

« notre budget social [est] si léger qu'un fétu en détruit l'équilibre », pour reprendre la formule utilisée

par Eusèbe Vassel, président du comité d'organisation, dans son discours d'inauguration de l'exposition

de 190138. Des causes accidentelles ont pu contribuer à cette crise39 ainsi que la concurrence d'Alger, où

un salon est régulièrement organisé à partir de 189840.

Malgré la réduction des dépenses (en 1901, on a décidé, contre l'usage, que les frais de port seraient à

la charge des exposants, avec pour conséquence de réduire le nombre des envois venus de France41), le

salon connaît une nouvelle période d'instabilité : la section artistique de l'Institut de Carthage renonce à

organiser un salon entre 1902 et 1907 et on ne sait pas si l’« exposition artistique » prévue en 1903 sous

les auspices de la Société de géographie commerciale et de la Société d’horticulture de Tunis s'est

réellement tenue. On a trace de dissensions internes au sein du monde de l'art, avec la constitution de

37
C’est dans cet espace prêté gracieusement par le comte Landon de Longeville ("Chronique de l’Institut de
Carthage (2e trimestre 1896)", RT, 11, juillet 1896, 461-483, 470) que le photographe Albert organisa à l’automne
1896 les premières projections cinématographiques à Tunis (Corriou, Morgan. "Tunis et les 'temps modernes' : les
débuts du cinématographe dans la Régence (1896-1908)". In Publics et spectacle cinématographique en situation
coloniale, 95-133, 94. Tunis: IRMC/CERES, 2012).
38
"Ouverture du sixième Salon tunisien", 369.
39
On pense au départ brutal de deux personnalités actives dans l’organisation des expositions de 1895 et 1896,
Jean Servonnet et Charles Maillé, le premier ayant été tué en décembre 1896 au cours d’un duel l’opposant au
second, qui quitte alors Tunis (compte rendu du procès intenté contre Maillé, DT, 10 février 1897).
40
On trouve mention de cette concurrence dans la Revue tunisienne qui indique que l’Algérie, après avoir été
"devancée" en 1894, a su tirer profit de l’expérience tunisienne pour organiser à son tour un salon à partir de
1898, un an après la constitution en 1897 d’une nouvelle Société des peintres algériens et orientalistes.
("Ouverture du sixième Salon tunisien", 369). Sur la Société des peintres algériens et orientalistes et le salon en
Algérie, voir la contribution de Nancy Demerdash-Fatemi dans ce volume.
41
"Ouverture du sixième Salon tunisien", 369.
deux sociétés concurrentes, la Société des amis des arts, qui aurait l'appui de la Résidence générale, et

la Société tunisienne des beaux-arts, fondée et présidée par Paul Proust (1861-apr. 1925), dessinateur à

la Compagnie Bône-Guelma, qui cherche à se faire accorder une subvention par le ministère de

l'Instruction publique et des Beaux-arts à Paris en vue d'organiser une exposition en avril 190442. À partir

de 1907, le salon ouvre régulièrement chaque printemps sous les auspices de l’Institut de Carthage,

pour une durée d’environ un mois, ne connaissant de perturbations que pendant les deux guerres

mondiales43. Il est bientôt associé à la personnalité d'un professeur de dessin au collège Alaoui,

Alexandre Fichet, qui dirige par ailleurs une association de promotion du théâtre, l'Essor, et milite en

faveur de l'Internationale socialiste : immuable organisateur du salon entre 1913 et 1960, il lui assure

une continuité certaine. La volonté de Fichet de ne pas imposer une ligne esthétique, et d'ouvrir par

conséquent le salon aux « tendances modernes44 », a pourtant suscité en 1924 une scission. Le peintre

André Delacroix a en effet décidé d’organiser un salon concurrent, le Salon des artistes tunisiens, dont

sont exclus « le futurisme et toutes les autres extravagances que les jeunes artistes avaient découvertes

les dernière années45 ». Il obtient que ce nouveau salon soit également accueilli au palais des Sociétés

françaises, signe que les autorités prennent donc soin de conserver une position de neutralité face aux

courants contraires qui s’opposent au sein du monde artistique local.

Est-ce du fait de cette concurrence qui dure jusqu'à la mort de Delacroix en 1934 ? La situation

matérielle du salon tunisien semble être restée fragile : en 1930 Alexandre Fichet fait appel à la

42
ANT, série E, carton 299, dossier 3 (1904).
43
Il semble qu'il n'y ait pas eu de salon entre 1915 et 1920, ni entre 1940 et 1943, à l’exception de l’exposition
artistique de l’Afrique française, présentée à Tunis en 1941.
44
C'est l'expression qu'emploie un compte rendu anonyme des deux salons qui se sont succédés en 1924 ("Les
salons de peintures", RT, 161, août 1924, 182-185, 182).
45
Lafitte, Georges. "Le salon des artistes tunisiens", Le Petit Matin, 8 mars 1927, cité par Ben Romdhane, "La
peinture de chevalet…", 25.
générosité des particuliers, soulignant la « modicité » de ses ressources par rapport aux « lourdes

charges » à assumer46, et la situation empire sans doute les années suivantes du fait de la dépression

économique – en 1935, Fichet s'abstient de tout discours lors de l'inauguration du salon, marquant ainsi

son dissentiment face à la politique autoritaire (et sans doute peu favorable aux arts) du nouveau

Résident général Marcel Peyrouton.

Un salon provincial en situation coloniale

Le salon tunisien peut être rapproché des salons provinciaux47 en cela qu'il a pour modèle Paris, tout en

cherchant à affirmer sa spécificité et à se démarquer d'Alger. Le discours que prononce Lucien

Bertholon, président de l’Institut de Carthage, lors de l’inauguration de l’exposition de 1894, en

témoigne : à l’en croire, « le salon tunisien serait de beaucoup supérieur à la plupart des expositions

similaires de province48 ». En 1895, le commandant Servonnet, président du comité d’organisation de

l’exposition, y voit un « essai de décentralisation artistique49 », expression caractéristique des

préoccupations du temps, et qu'on trouve régulièrement réemployée jusque dans les années 192050.

46
ANT, FPC, série SG2, carton 24, dossier 68 (1923-1930), Invitation et demandes de subvention du Salon tunisien,
section artistique de l'Institut de Carthage.
47
Houssais, Laurent et Lagrange, Marion. "Le ‘sol ingrat de la province’". In Marché(s) de l’art en province 1870-
1914, dirigé par Laurent Houssais et Marion Lagrange, 9-15, 10. Bordeaux: Presses universitaires de Bordeaux, Les
cahiers du centre François-Georges Pariset, 8, 2010.
48
Discours prononcé le 11 mai 1894 par le docteur Bertholon, président de l'Institut de Carthage, en présence du
Résident Général Charles Rouvier ("Une exposition artistique…", 322).
49
Discours du lieutenant de vaisseau Servonnet, reproduit dans "Deuxième exposition artistique…", 287.
50
On le retrouve par exemple sous la plume de Jules Anselme de Puisaye (Choses d’art. Le VIe salon tunisien à
l’hôtel des sociétés françaises, Tunis, Imprimerie rapide, 1901, 5), puis dans un discours d’Alexandre Fichet
prononcé à l’occasion de l’inauguration du salon tunisien de 1924 (DT, 7 mars 1924).
Le salon parisien des Artistes français reste le modèle de référence. Sans être à proprement parler un

salon officiel – l’État a renoncé à l’organiser depuis 1881 – il en conserve l’image et s’en affirme

l’héritier51, y compris après la scission qui aboutit la création du salon de la Société nationale des beaux-

arts à partir de 1890. Le prestige du salon parisien se manifeste par le statut reconnu aux artistes qui y

ont reçu des récompenses : ils sont exposés « hors concours » à Tunis, comme le sont les artistes déjà

primés au salon tunisien, de façon à éviter qu'ils ne monopolisent les récompenses. Ce statut, s'il ne

permet pas à l'exposant d'être récompensé, présente un avantage du point de vue commercial, comme

une marque offrant une assurance de qualité à l'acheteur potentiel. On peut aussi rapporter au modèle

du salon parisien le choix du printemps pour organiser l'exposition, dès 1888, et le nom même de salon,

qui ne s'impose que peu à peu, en même temps que se confirme sa périodicité annuelle52. Tunis reprend

aussi à Paris le modèle du jury, qui est dans un premier temps constitué par les membres du comité

d’organisation désignés chaque année parmi les sociétaires de l’Institut de Carthage : entre 1894 et

1898, ils se chargent de la sélection et de la mise en place des œuvres, et décernent des prix53. On peut

aussi noter que le salon tunisien, à l'image du salon des Artistes français, se veut représentatif de

l’ensemble de l’activité artistique : selon le règlement de l’exposition de 1894, on y trouvera des œuvres

« se rattachant à toutes les époques, à toutes les écoles, à tous les pays54 ». C'est en s'opposant à cette

absence de ligne esthétique que se constituera en 1924 le salon des artistes tunisiens dont la genèse et

51
Vaisse, Pierre. La Troisième République et les peintres. Paris: Flammarion, 1995, 100-101.
52
En 1888, puis dans les documents produits par l’Institut de Carthage en 1894 et 1895, il est généralement
question d’une "exposition artistique", bien qu’une recension critique signée par l’avocat Henri Goin s’intitule dès
1894 "Le salon tunisien" ("Une exposition artistique…", 327-339). Le terme de salon, déjà utilisé dans la presse, est
progressivement adopté par les organisateurs qui instituent un "prix du salon" en 1896. Il figure dans le livret des
exposants à partir de 1897.
53
En 1901, ce jury est constitué indépendamment du comité d’organisation du salon (discours de Benjamin
Buisson à l’occasion de la remise des récompenses, "Ouverture du sixième Salon tunisien", 371).
54
Article 3 ("Chronique de l’Institut de Carthage (1er trimestre 1894)", 308).
le profil ne sont pas sans rappeler ceux du salon de la Société nationale des beaux-arts, « décrite comme

une institution élitaire55 ».

On peut aussi comparer les salons tunisiens à ceux qui sont organisés en France en prenant en

considération leur accessibilité et le public qu'ils visent. On sait qu'il était prévu que l’entrée de

l’exposition soit gratuite en 1894, et qu'elle est devenue les années suivantes payante, sur le modèle des

salons parisiens. Le règlement de l'exposition de 1894 témoigne de la volonté d’assurer l’accès de

l’exposition au plus grand nombre : il est gratuit, à l’exception du jeudi où une taxe d’un franc par

personne sera prélevée « au profit d’œuvres de bienfaisance56 ». Mais on peut supposer que les

visiteurs étaient invités, y compris les jours ordinaires, à prendre un billet à 50 centimes leur permettant

de participer à la tombola organisée, comme en 1888, pour couvrir une partie des frais57. L’entrée est

devenue payante à partir de 1895, ce qui explique sans doute le doublement des ventes, la tombola

étant désormais organisée « au profit des artistes »58. L’année suivante, le prix d’entrée ordinaire a

diminué, avec des billets à 25 centimes qui sont délivrés au siège du comité artistique de l’Institut de

Carthage ainsi qu’aux bureaux de La Dépêche tunisienne59. On continue à délivrer des cartes d’entrée

permanente personnelles60 qui donnent accès au salon non seulement les jours ordinaires mais aussi les

55
Vaisse, Pierre. "Réflexions sur la fin du Salon officiel", "Ce Salon à quoi tout se ramène". Le salon de peinture et
de sculpture, 1791-1890, dirigé par James Kearns et Pierre Vaisse, 117-138, 133. Oxford: Peter Lang, 2010. Mais,
contrairement à la Société nationale des beaux-arts, il ne semble pas que les Artistes tunisiens aient constitué une
société où l’on ait été admis par cooptation.
56
Article 16 ("Chronique de l’Institut de Carthage (1er trimestre 1894)", 308).
57
Un bilan dressé fin 1895 par le secrétaire général de l’institut, compte pour 1894 1.071 entrées et 63 cartes
permanentes ("Assemblée générale du 6 décembre 1895", RT, 9, janvier 1896, 3-16, 8).
58
2.235 entrées à 50 centimes (ou 1 franc les vendredis) et 100 cartes permanentes ont été vendues en 1895
(ibid.).
59
Le quotidien partage avec le salon un statut d’entreprise privée proche des autorités françaises locales, servant
de porte-voix à la Résidence générale. En 1896, il affirme délivrer chaque jour dans sa salle des dépêches, plus de
250 billets à 25 centimes permettant de participer à la tombola (DT, 25 avril 1896).
60
Elles sont vendues en 1897 cinq francs, les membres de l’Institut de Carthage ayant l’avantage de pouvoir
l’acquérir pour trois francs (DT, 21 mars 1897).
jours réservés, et permettent d’assister à l’inauguration du salon aussi bien qu’à la cérémonie de

distribution des prix. L'institution d'un prix d'entrée s'explique par la nécessité de recettes compensant

les frais occasionnés par le salon (surveillance, contrat d'assurance contre l'incendie), alors que les

emplacements sont concédés gratuitement aux exposants61. Il contribue aussi à rehausser le prestige du

salon, dont la presse rappelle régulièrement la dimension mondaine, confirmée par les fêtes qui

l’accompagnent62. Il en écarte mendiants et gens de peu, tout en étant fixé à un niveau suffisamment

modeste pour ouvrir le salon au plus grand nombre les jours ordinaires63, l’exposition étant accessible

tous les jours de la semaine, matin et soir64. Il est difficile de connaître avec précision le nombre de ses

visiteurs et leur profil sociologique. En 1896, alors que la Revue tunisienne se réjouit du succès du

salon65, un article publié dans la Dépêche tunisienne déplore que les visiteurs, dans un premier temps

nombreux, se soient bientôt raréfiés, tout en se félicitant de l’intérêt exprimé par « l’élément

musulman » qui a « paru comprendre et apprécier davantage les divers modes et procédés de

peinture66 ». Quelle réalité se cache derrière cet « élément musulman » ? Sans pouvoir se fonder sur des

sources précises, on peut supposer qu’il s’agit de figures masculines issues des élites citadines qui ont

commencé à s’intéresser dès les années 1840 à la peinture, en commandant leurs portraits à des artistes

étrangers67. On peut cependant aussi se demander si l’expression de cet intérêt n’aurait pas été aussi de

pure politesse, de la part de notables contraints de composer avec les occupants français, pour

61
Article 14 du règlement pour l'année 1895 (RT, 6, avril 1895, 271).
62
Quelques "fêtes de nuits" sont organisées en 1896 dans le local de "l’exposition indigène", c’est-à-dire de la
section industrielle ("Exposition artistique et industrielle…", 473).
63
Il ne nous a pas été possible de préciser jusqu’à quand l’accès au salon reste payant. Il est probable qu’il soit
devenu gratuit après la Seconde Guerre mondiale.
64
On sait qu'en 1896, le salon devait être ouvert tous les jours, le matin de 9 à 11 h et le soir de 3 à 6 heures, selon
l'art. 14 du règlement général (RT, 10, avril 1896, 356).
65
"Pendant tout le mois d’avril, de nombreux visiteurs se sont succédé devant les œuvres exposées" ("Exposition
artistique et industrielle…", 473).
66
"Le salon tunisien", DT, 27 avril 1896.
67
Voir à ce sujet Ridha Moumi (dir.), L’Éveil d’une nation , catalogue de l’exposition présentée au Bardo par la
Fondation Rambourg (palais de Qsar es-Saïd, 27novembre 2016-27 février 2017), Vérone, Officina Libraria, 2016,
246 p.
conserver ou asseoir leur position68. En 1909, le peintre et critique Henri Leca déplore le « rôle effacé du

salon tunisien, le petit nombre des envois, la rareté des visiteurs, l’influence médiocre qu’il exerce à

Tunis69 ». Faut-il croire le discours officiel du Résident général Alapetite, affirmant en 1914 que « la

clientèle des salons représente toutes les classes de la population70 », et qu’entend-il précisément par

là71 ? On a une donnée chiffrée pour 1921, où le nombre de ses visiteurs « de toutes classes » se serait

élevé pendant les cinq semaines d’ouverture à plus de 6 00072. On sait aussi qu’une partie de ce public

était féminin, ce qui était suffisamment rare pour être remarqué en 1895 et encore en 1913 dans les

comptes rendus de l’inauguration du salon73.

Les attentes des organisateurs des salons à Tunis semblent comparables à celles de leurs homologues à

Paris et en province : le salon permet d'une part de promouvoir le goût et d'éveiller la sensibilité de la

68
Ce sont ces notables qu’on retrouve à l’inauguration du salon, sans qu’il soit possible de déterminer s’ils sont
présents par obligation, par respect des conventions sociales françaises, ou s’il sont mus par un intérêt pour les
œuvres exposées.
69
Leca, Henri. "Le salon tunisien". RT, 1909, 244-247, 244-245.
70
"Le XVIe salon tunisien", RT, 105, mai 1914, 280-285,285.
71
On peut supposer que le Résident général entend par là la totalité des classes sociales composant la
communauté française (où les élites et les cadres sont surreprésentés), voire la population européenne, sans
comprendre la population tunisienne dans son ensemble.
72
Tunis-Socialiste, 27 avril 1921 (rubrique "les 7 jours" signée "le journalier"). Le recensement de 1921
comptabilise plus de 170 000 habitants à Tunis, dont près de 100 000 "indigènes" (80 000 musulmans et 20 000
juifs environ). Parmi les Européens, les Italiens sont plus de 42 000, les Français plus de 22 000, les Maltais plus de
7000) (Bernard, Augustin. "Le recensement de 1921 dans l'Afrique du Nord". Annales de Géographie, 169, 1922,
52-58, 55).
73
"Deuxième exposition artistique…", 281 ; "Le XVe salon tunisien", RT, 99, mai 1913, 261-271, 261. Le caractère
exceptionnel et donc remarquable de la présence de femmes parmi les visiteurs du salon rappelle qu’à Tunis, les
espaces publics mixtes restaient à la fin du XIXe siècle relativement rares. Les femmes qui visitaient le salon étaient
sans doute jusqu’à la Grande Guerre quasi exclusivement des Européennes ou des femmes issues de la
communauté juive livournaise – sachant que la première école secondaire publique de jeunes filles musulmanes,
rue du Pacha à Tunis, s’est ouverte en 1900. Les premières commandes de portraits de femmes de la bourgeoisie
tunisoise, juives ou musulmanes, datent semble-t-il des années 1920-1930 (comme par exemple les portraits de
Maria Pia Bessis, fille de Clemente Uzan et épouse de l’avocat Albert Bessis (1920), et de Mme Cohen Tanugi
(1929 ?) par Breïtou Sala, ou celui de Mme Kortbi par Jilani Abdulwahab (1931).
population à l'art, d'autre part de renforcer l'attractivité de Tunis pour les artistes, les amateurs d'art et

les touristes.

Les discours qui présentent le salon comme un moyen de développer le goût de l'art et de créer une

émulation fécondante parmi les artistes fixés en Tunisie sont nombreux. Les œuvres présentées doivent

contribuer à la formation d’un public dont la culture reste à affiner et servir de modèle pour les artistes

locaux, professionnels ou amateurs74, invités à se mesurer aux Parisiens. On comprend donc le soin que

ses organisateurs mettent à faire venir des œuvres de qualité, ou reconnues comme telles, pour avoir

été présentées dans des salons sélectifs à Paris. Comme dans les salons de province, on présente à Tunis

des œuvres qui ont déjà circulé. Cela est vrai dès l’exposition-tombola de 1888, qui permet au public de

voir Le Rêve du croyant d’Achille Zo (1826-1901), déjà exposé près de vingt ans plus tôt au salon à

Paris75, et les œuvres d’autres artistes qui exposant régulièrement à Paris comme le médaillé Maurice

Boutet de Monvel (1850-1913)76 ou le paysagiste orientaliste Eugène Girardet (1853-1907)77. D’autres

habitués du salon parisien sont représentés à Tunis en 1894 : Charles Landelle ; Albert Maignan ; Léon

du Paty, ; Eugène Dauphin; Mario Carl-Rosa78. C’est encore le cas en 1895 avec la participation de Félix

74
La démarcation n’est pas explicite, rien ne différenciant les uns des autres, sinon peut-être les cimaises plus ou
moins avantageuses où ils sont présentés.
75
Le tableau a été exposé au salon de 1870 puis à Lyon en 1872 (Dumas, Dominique. Salons et expositions à Lyon
(1786-1918). Catalogue des exposants et liste de leurs œuvres, Dijon: L’échelle de Jacob, 2007, vol. 3, 1336). On
note que les autorités françaises ne semblent pas s’être inquiétées de la réception de l’œuvre par les spectateurs
musulmans, dont on aurait pu craindre qu’elle ne heurte la sensibilité. C’est sans doute que les musulmans
susceptibles de voir l’œuvre faisaient partie d’une élite citadine qui n’était pas nécessairement prude, et qu’il
semblait improbable que des dignitaires religieux s’aventurent à visiter l’exposition.
76
Depuis son premier envoi au salon en 1873, Boutet de Monvel y a été récompensé par une médaille de bronze,
puis d’argent. Il présente en 1888 à Tunis Enfants jouant dans une rue, Constantine.
77
Girardet expose en 1888 une vue des Hauteurs de Beni Fera, un site des Aurès aux environs d’al-Kantara. On
peut aussi citer, parmi les artistes qui exposent habituellement au salon à Paris, le Marseillais Alexandre Moutte
(1840-1913) et Alexandre Defaux (1826-1900), connu pour ses basses-cours et ses paysages. Seuls Defaux et
Girardet seront à nouveau exposés à Tunis (en 1896 et 1897).
78
Charles Landelle (1821-1908) expose au salon parisien depuis 1841, Albert Maignan (1845-1908) depuis 1867,
Léon du Paty (1849-v. 1920) depuis 1869, Eugène Dauphin (1857-1930) depuis 1880, Mario Carl-Rosa (1853-1913)
depuis 1884.
Régamey, d’Adrien Demont et de son épouse Virginie Demont-Breton79, de Blanche Moria80 ou de

Charles Lallemand81. En 1896, La Dépêche tunisienne annonce avec fierté que plus de cent envois sont

annoncés de Paris, dont la plupart sont dus à des peintres décorés et donc réputés82. En 1897,

l’ensemble des vingt-huit représentants de la société des peintres orientalistes français qui exposent à

Tunis ont déjà exposé au salon à Paris83, et c’est aussi le cas d’un bon nombre des exposants

ordinaires84.

Au XXe siècle, la fonction pédagogique (et indirectement politique) du salon continue d’être mise en

avant par Alexandre Fichet. Le discours qu’il prononce à l’occasion de l’inauguration du salon tunisien de

1924 affirme que le salon contribue à l'éveil des consciences et facilite par conséquent la constitution

d'un milieu favorable au développement des arts. En permettant « au public d'entrer en contact direct

avec l’expression artistique », le salon lui ferait prendre « conscience de son propre goût, de l’écart qu’il

y a entre ce goût et la conception, l’émotion des artistes » et l'extirperait « de cette torpeur visuelle et

mentale qui est à la vie artistique ce que l’eau stagnante est au fleuve85 ».

79
La presse souligne qu’elle a été récemment nommée chevalier de Légion d’honneur et qu’une de ses œuvres,
Stella maris, connaît un grand succès au salon des Artistes français.
80
Blanche Moria expose au salon parisien entre 1883 et 1890.
81
Connu pour son ouvrage illustré, La Tunisie, pays de protectorat français (1892), Charles Lallemand (1826-1904)
a exposé au salon des Artistes français de 1881 des Fruits.
82
DT, 24 mars 1896. L’article cite des exposants décorés de la Légion d’honneur ou des palmes académiques.
83
Soit avant 1881 au salon, soit après 1881 au salon des Artistes français, ou encore, après 1890, au salon de la
Société nationale des beaux-arts.
84
On peut évaluer le nombre de ces exposants ordinaires qui ont déjà exposé dans un des salons parisiens à
environ vingt-cinq.
85
DT, 7 mars 1924. Le public présent à l’inauguration qui constitue l’auditoire de Fichet est très majoritairement
composé d’Européens. On peut supposer que le président de la section artistique de l’Institut de Carthage a ici
avant tout à l’esprit la culture artistique et le goût des Européens de Tunisie, qu’il voudrait voir s’élever, même s’il
voit dans le développement culturel un moyen de transcender les frontières communautaires, comme en
témoigne ses activités théâtrales au sein de l’association l’Essor.
L’organisation du salon est aussi un moyen d’attirer l’attention des pouvoirs publics sur l’importance de

soutenir le développement des beaux-arts dans la Régence86 et de contribuer au maintien d’une flamme

de vie artistique, en faisant connaître la Tunisie aux artistes d’Europe et en les y attirant87. D’où le choix

d’assurer les frais de transport des œuvres, pari tenu jusqu'en 1898, et la gratuité des emplacements

concédés. En 1894, le salon est organisé autour des œuvres d’un jeune peintre prometteur, Louis

Chalon88, grâce à l’intermédiation du secrétaire adjoint de la section des lettres et arts de l’institut de

Carthage, le dessinateur et graveur P. Bridet. Mais Chalon ne se fixe pas à Tunis, ni le sculpteur

Théodore Rivière qui se voit à son tour réserver un espace particulier au salon tunisien de 189589, ni les

autres membres de la Société des peintres orientalistes français qui envoient leurs œuvres en 1897 et

dont on avait attendu qu’ils fissent aussi le voyage90. D’autres jeunes peintres formés à Paris exposent à

Tunis, comme les Français Avy ou Richebé91, mais aussi le Suédois Anders Zorn92 ou l’Allemand Hermann

Linde, qui est le seul à avoir résidé à Tunis, mais sans s’y installer durablement93. Il est possible que cette

politique ait eu cependant une certaine efficacité. Le choix de Tunis plutôt qu’Alger comme destination

86
C’est de fait à l’occasion du salon que l’inspecteur de l’enseignement du dessin et des musées Jules Pillet en
1895, le directeur des beaux-arts Henry Roujon en 1896, puis le directeur du musée du Luxembourg Léonce
Bénédite en 1897, voyagent à Tunis.
87
C’est le discours tenu par Lucien Bertholon, président de la section artistique en 1895 ("Deuxième exposition
artistique", 289).
88
Louis Chalon (1866-1916), ancien élève de Jules Lefebvre et de Gustave Boulanger à l’Académie Julian, expose
régulièrement depuis 1880 au salon des Artistes français.
89
Théodore Rivière (1857-1912) expose régulièrement depuis 1875 au salon parisien. Il séjourne à Tunis à partir de
1890. Il a exécuté en 1891 un Buste du Bey de Tunis et exposé au salon tunisien de 1894 un Zouave allumant sa
pipe.
90
Les attentes exprimées fin 1896 ("Les peintres viendront avec leurs œuvres et ce sera en quelque sorte un
congrès artistique") (« Assemblée générale du vendredi 4 décembre 1896 », RT, 13, janvier 1897, 7-15, 12) ont été
semble-t-il déçues.
91
Joseph Marius Avy expose aux salons tunisiens de 1895 et 1896 et Horace Richebé au seul salon de 1896. Les
deux peintres sont nés en 1871.
92
Anders Zorn (1860-1920), dont la réputation est déjà assise, réside alors à Paris. Il est possible que sa proximité
avec Antonin Proust, qui fut ministre des Arts de l'éphémère "Grand Ministère" dirigé par Gambetta, ait joué un
rôle dans cet envoi. Sur son œuvre, voir Anders Zorn, le maître de la peinture suédoise : exposition, Paris, Petit
Palais, du 15 septembre au 17 décembre 2017, Paris: Paris-Musées, 2017.
93
Hermann Linde (1863-1923) avait fait un premier voyage en Tunisie et en Égypte en 1890, avant de séjourner en
Inde entre 1892 et 1895.
et lieu de séjour par certaines figures majeures des avant-gardes, Vassily Kandinsky et Gabriele Munter

en 1904-1905, puis Paul Klee, August Macke et Louis Moilliet en 1914, n'a peut-être pas seulement tenu

à l'image d'un pays resté à l'écart du processus d'européanisation. On peut imaginer qu'ils aient aussi

été attirés par la perspective de trouver une ville offrant un cadre de travail favorable, avec la possibilité

d'y acheter du matériel auprès de marchands spécialisés, d’y trouver un lieu d’exposition pour leurs

œuvres et d'accéder à une clientèle94.

Un élément qui distingue le salon tunisien du salon des artistes français est sans doute le rapport

différent qu’il entretient avec l’affirmation d’une identité nationale française. L’adjectif « tunisien » est

en effet susceptible d’être compris de différentes façons. On peut y voir un qualificatif provincial – il y

aurait un salon tunisien, comme il pourrait y avoir un salon breton ou un salon languedocien – ou

national. Alors que les sociétaires du Salon des artistes français (sinon les exposants) devaient tous être

de nationalité française, ce n’est pas le cas pour les membres de l’Institut de Carthage et à fortiori pour

les exposants au salon95. Le salon tunisien a promu des artistes et un art français, mais il a aussi fait une

place aux productions locales, et accueilli quelques artistes européens étrangers, y compris des Italiens,

ce qui ne pouvait que rehausser son prestige. En 1897 par exemple, la Dépêche tunisienne se réjouit de

la présence du peintre Gaetano Musso, de Palerme, espérant que « nombre d’artistes italiens suivront

94
Aucun salon n’ayant été organisé en 1905, on ne s’étonnera pas qu’il n’en soit pas question dans les écrits laissés
par Kandinsky et Münter. En 1914, Klee, Macke et Moillet, qui arrivent à Tunis la veille de l’inauguration du salon le
8 avril, semblent n’y avoir prêté aucun intérêt. Sur les séjours à Tunis de ces artistes, voir Benjamin, Roger.
"L’œuvre de Wassily Kandinsky au musée national d’art moderne", La Revue des Musées de France. Revue du
Louvre, 64-5 (2014): 33-42 et Id., Kandinsky and Klee in Tunisia (avec la coll. de Cristina Ashjian), Oakland (Calif.):
University of California Press, 2015.
95
Les statuts de l’association ont été publiés dans le premier numéro de la RT, daté de janvier 1894, 4-9.
désormais son exemple96 ». Tout en étant sélectif, du fait de l’existence d’un jury d’admission, le salon

peut aussi être vu comme un espace ouvert.

Le salon, symbole de l’association ou de l’inclusion

Le salon est généralement présenté comme l’expression d’une entente harmonieuse entre les

communautés, suivant le discours qui veut que l’art et le sens de la beauté soient des universaux

susceptibles d’emporter l’adhésion de tous97. Les organisateurs des premiers salons ont voulu en faire

un événement fédérateur, avec une participation de l’ensemble des communautés peuplant la Tunisie.

La composition des différents comités d’organisation du salon en témoigne. En 1894 déjà, on trouvait

parmi ses dix-sept membres un chrétien libanais, Chekri Ganem, chef de section au gouvernement

tunisien98. En 1895, trois de ses seize membres sont des juifs tunisiens (une femme peintre, Emma

Darmon, et deux photographes, Isaac Sadoun et Albert Samama99). En 1896, les Tunisiens sont à

nouveau trois sur douze : deux négociants juifs, Cohen Tanugi et Sebag, et un fonctionnaire musulman,

Mohamed Belkhodja, chef du bureau de la comptabilité au secrétariat général du gouvernement

96
DT, 2 avril 1897. Le contexte politique général est à une reconnaissance par l’Italie du protectorat français sur la
Tunisie, après la défaite d’Adoua et l’échec de la politique coloniale de Crispi. Une Convention consulaire et
d'établissement franco-italienne a ainsi pu être promulguée par le bey en 1897.
97
C’est en tout cas le discours constamment tenu par le socialiste Alexandre Fichet. En 1923, il dit poursuivre
l’idéal "de persuader notre population cosmopolite, divisée par ses origines, ses goûts, ses mœurs, ses
occupations, que l’Art est une patrie accueillante. Les différences de races, d’émotions, d’expressions constituent
de nouvelles sources de richesse pour cette patrie et concourent à la rapprocher de la vérité générale et humaine,
seule harmonieuse" ("Le salon tunisien. Discours de M. Fichet", RT, 155-156, janvier-avril 1923, 97-100, 97).
98
Natif de Beyrouth, Chekri Ganem (1861-1929) se fixera en France après avoir épousé à Tunis une française, Anaïs
Couturier (RT, 5, janvier 1895, 95). Il poursuivra une activité d’homme de lettres, parvenant à faire jouer à l’Odéon
une pièce de théâtre en vers, Antar (voir Larcher, Pierre. Orientalisme savant. Orientalisme littéraire. Sept essais
sur leur connexion. Arles: Sindbad/Actes Sud, 2017, chap. V, 115-132).
99
On propose d’identifier Isaac Sadoun avec Jacques Sadoun, né en 1872, qui s’est établi à partir de 1903 comme
photographe rue des Maltais, selon la notice qui lui consacrée dans le Dictionnaire illustré de la Tunisie publié en
1912 à Tunis par Paul Lambert. Sur Albert Samama dit Samama-Chikli (1872-1934), qui se fera connaître pour ses
réalisations cinématographiques, voir Corriou, Morgan. "Tunis et les 'temps modernes'…", 106-113.
tunisien100. La commission chargée d’étudier la possibilité d’organiser l’exposition « artistique,

industrielle et ethnographique » avait d’ailleurs été alors composée de façon à représenter la population

européenne, juive et musulmane101, les comptes rendus soulignant aussi l’appui conjointement offert à

la bonne organisation du salon par des représentants des élites musulmanes et juives de la ville, avec le

« bienveillant concours » de deux des membres fondateurs de l’Institut de Carthage, le chaykh al-

madîna (ou président de la municipalité de Tunis), si Mohamed el-Asfouri, et Gabriel Medina (le premier

figurant parmi les membres d’honneur, le second parmi ceux de son comité d’initiative)102. Cette mixité

se retrouve une soixantaine d’années plus tard, après l’indépendance, dans la composition d’un jury

désormais composé d’artistes103.

Le salon permet d’affirmer une prééminence française hospitalière, faisant une place aux autres

populations européennes ou considérées comme telles (comme les Maltais) et aux Tunisiens, juifs et

musulmans, l’art devant contribuer à l’intégration de tous. Le salon tunisien se voit ainsi doté d’une

fonction fédératrice qui par certains aspects se rapproche de celle prêtée à son homologue parisien104.

Malgré un discours affirmant la qualité artistique des productions indigènes, la distinction reste

cependant clairement établie entre les œuvres d’art signées d’un nom d’auteur et numérotées dans le

100
« Exposition artistique et industrielle de 1896 », RT, 10, avril 1896, 354-356, 354, et « Liste des membres arrêtée
au 1er avril 1898 », RT, 18, avril 1898, 258-274, 262.
101
Cette commission, présidée par le sociologue durkheimien Paul Lapie, est composée d’Ernest Dollin du Fresnel,
de Mohamed Lasram, chargé de l’administration des forêts d’oliviers (ghâba) à la direction de l’Agriculture, et de
Gabriel Medina (1842-1910), représentant de commerce natif de Smyrne, qui est secrétaire du comité régional de
l’Alliance israélite (« Compte rendu de la séance du comité directeur du 9 janvier 1896 », RT, 10, avril 1896, 157).
102
"Chronique de l’Institut de Carthage (2e trimestre 1896)", 471 (il s’agit de la reprise d’une recension du salon par
l’avocat Goin, antérieurement publiée dans La Dépêche tunisienne).
103
En 1959 on trouve pour la première fois un artiste issu d’une famille musulmane, Yahya Turki, au jury du salon,
aux côtés de deux peintres issus de la communauté juive tunisienne, Henri Saada et Edgard Naccache, et d’artistes
de nationalité française.
104
Pierre Vaisse rappelle que le salon parisien a permis de perpétuer la fiction d’une unité de l’école française
("Réflexions…", 133).
catalogue, qui peuvent être des objets d’art, et cet « art industriel » produit par des mains anonymes

dans des ateliers privés (dont les propriétaires sont nommés), dans les ouvroirs organisés par des Sœurs

blanches, ou sous l’autorité de la direction des services économiques indigènes105. La séparation est

aussi spatiale, les salles d’exposition étant généralement spécialisées selon les types d'objet106. « Section

artistique » et « section industrielle » sont nettement séparées en 1896 lorsque l’exposition est

présentée passage de Bénévent107. La répartition des emplois est aussi significative : si l’on trouve des

« indigènes » parmi le personnel employé à l’occasion du salon, c’est sous la forme des « fidèles

Marocains » qui en assurent le gardiennage108. Néanmoins, l’expression d’une conception opposant

aryens et sémites, et réservant la capacité de création artistique aux premiers, dont les Français,

inventeurs du salon, seraient les représentants, reste une exception109.

On peut considérer que le salon tunisien a été l’un des instruments de la définition d’une identité

nationale tunisienne ouverte et moderne, caractérisée par la reconnaissance de la multiplicité des

apports venus de l’extérieur et l’ouverture à l’étranger, discours formulé sous la période du protectorat

105
Je prends ici l’exemple du salon tunisien de 1922. Mais on trouve cette distinction dès l’exposition de 1888.
Certains salons ne font pas de place à la production artisanale contemporaine, sinon comme éléments décoratifs
servant de cadre à l’exposition (c’est semble-t-il le cas en 1894), mais présentent quelques objets "arabes" anciens,
rassemblés par la direction des antiquités (c’est le cas en 1897, et, semble-t-il, en 1895). D’autres comprennent
une "section industrielle indigène", comme en 1896. Sur cette question de la frontière entre les arts appliqués
européens et l’artisanat d’art indigène, voir la contribution de Jessica Gerschultz dans ce volume.
106
On distingue en 1895 des "salles de peinture, de sculpture, de photographie et la salle du service des beaux-
arts" ("Deuxième exposition artistique…", 286).
107
En 1896, section artistique et section industrielle sont présentées dans des locaux distincts, le local de la
seconde, dite "exposition indigène", servant par ailleurs de cadre pour "quelques fêtes de nuits (…) fort suivies du
public" ("Chronique de l’Institut de Carthage (2e trimestre 1896)", 473).
108
À la nuit tombante, ils "annoncent la fermeture du salon" (Maillé, Charles. "Notes sur le salon tunisien", RT, 7,
juillet 1895, 295-303, 298). L’emploi de Marocains pour assurer des fonctions de gardiennage est un usage courant
à Tunis dans la première moitié du XXe siècle.
109
Selon l’avocat Hippolyte Goin qui rend compte du salon de 1894, la Tunisie "stérilisée depuis des siècles (…)
dont l’horizon semblait borné par d’étroites conceptions de l’esprit sémite (la spéculation et l’agio), s’est
subitement réveillée, sous l’influence fécondante du pur génie aryen, venu de France" et le salon "nouveau-né"
témoigne d’"un éveil" et de la future victoire d’Apollon sur Mercure ("Une exposition artistique…", 328).
et repris après 1956 par les gouvernements de la Tunisie indépendante110. Dans les années 1890, le

salon était la seule manifestation collective annuelle où les artistes pouvaient présenter leurs œuvres.

Ses expositions distinguaient peintures, sculptures et objets d’art européens des produits de l’artisanat

tunisien, mais les associaient. Au cours des années 1930, le caractère central du salon n’est plus aussi

indiscutable. Il est concurrencé par d’autres espaces d’exposition – grands magasins, grands hôtels, halls

d’immeubles abritant les rédactions de la presse111 et premières galeries d’art privées112. On n’y trouve

plus de produits de la tradition artisanale locale, d’autres espaces ayant pris le relais pour présenter au

public une sélection de ces objets et les mettre en valeur. Cependant, la fonction politique du salon

comme lieu d’affirmation d’une pluralité et d’une cohésion nationale reste suffisamment importante

pour permettre son maintien jusqu’au début des années 1980, avec le soutien des autorités de l’État.

Avec le développement du cinéma, et surtout de la télévision, le pouvoir symbolique d’affirmation d’une

représentation commune du monde via la reconnaissance officielle et sociale d’une sélection d’images

partagées, s’est déplacé. Mais, dans l’histoire de la constitution d’un espace public et d’un imaginaire

national en Tunisie, le salon des beaux-arts tient certainement sa place.

110
Ce discours est encore vivant à l’orée du XXIe siècle. On peut citer par exemple, dans le domaine de
l’historiographie, l’ouvrage dirigé par Jacques Alexandropolos et Patrick Cabanel, La Tunisie mosaïque. Diasporas,
cosmopolitisme, archéologies de l’identité, Toulouse: Presses universitaires du Mirail, 2000. Dans sa contribution,
Lucette Valensi, pour illustrer "l’émergence et la pratique d’un langage commun", cite de façon caractéristique le
style "Art déco" en architecture et l’école de Tunis en peinture ("La mosaïque tunisienne : fragments retrouvés",
23-29, 28-29).
111
On peut citer le salon de thé et le salon de correspondance du Magasin général, avenue de France, les salons du
Tunisia Palace, avenue de Carthage, ou, à partir de 1923, le hall du quotidien Le Petit Matin, rue Saint-Charles.
112
La première d’entre elle, Art Nouveau, ouvre ses portes en 1927 rue Saint-Charles (actuelle rue Bach Hamba).

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