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135‐161
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Amour divin amour humain
François Balmès
On trouve chez Lacan une référence constante, discrète mais capitale, tant à la 1
théologie qu’à la mystique – à ceux qu’on appelait au Grand Siècle les « spirituels » –,
référence qui s’opère selon une modalité originale dans la psychanalyse, très distincte
aussi bien de ce qui se trouve chez Freud que chez Jung. Il ne s’agit alors nullement
de soumettre théologiens et mystiques au lit de Procuste psychanalytique, mais bien
plutôt d’enrichir la théorie et d’éclairer l’expérience analytique à la lumière de leurs
témoignages et de leurs élaborations. L’exemple le plus connu en est la théorisation
de la jouissance féminine appuyée sur les mystiques dans le séminaire Encore. Cette
référence ainsi pratiquée, passablement incongrue dans l’espace proprement
freudien, est, à sa suite, devenue presque naturelle chez les analystes, qu’ils soient ou
non lacaniens. La position est très voisine de celle affirmée par Lacan à l’égard des
artistes : pas question de prétendre les analyser, plutôt de s’en inspirer, d’en prendre
de la graine. Seulement les enjeux ne sont pas les mêmes, puisque traiter ainsi
théologiens et mystiques paraît contredire la position fondamentalement
démystificatrice de toute psychanalyse freudienne à l’égard de la religion – position
que Lacan assume pour l’essentiel.
Cette attitude complexe, extrêmement tendue, est manifeste dans la place donnée par 2
Lacan à Dieu dans la psychanalyse. Comme un bon professeur de philosophie – ce
n’est pas pour rien qu’il a revendiqué en 1976 d’avoir entrepris de « socratiser » la
psychanalyse –, Lacan entretient savamment l’incertitude sur sa position ultime
concernant l’existence de Dieu – symbole même de l’ouverture maintenue de toute
question théorique et existentielle. C’est ainsi qu’à chaque étape, et simultanément, il
va avancer les véritables formules (voire les mathèmes) de l’athéisme, que seule la
psychanalyse permet d’atteindre et de penser, tout en déterminant ce que j’ai proposé
d’appeler « les noms divins dans la psychanalyse », c’estàdire des points de la
structure donnés nécessairement dans l’expérience de tout un chacun, qu’il croie
croire ou qu’il croie ne pas croire, et qui correspondent à ce que la tradition a nommé
Dieu. Véritable formule de l’athéisme « moderne », par exemple, en tout cas
psychanalytique, que Lacan entend substituer à « Dieu est mort » : « Dieu est
inconscient ». Mais il y en a bien d’autres, accordées justement aux divers noms
divins, ainsi : « l’Autre n’existe pas » (qui se décline de diverses façons : il n’y a aucun
garant ni de la loi ni de la vérité ; l’Autre est inconsistant, etc.) ; « il n’y a nul sujet
supposé savoir ». Sans oublier, bien sûr, le NomduPère, signifiant directement
importé de la religion au cœur de la théorie psychanalytique, à propos duquel la
déclaration finale de Lacan condense les ambiguïtés que nous venons d’évoquer.
« L’hypothèse de l’inconscient – Freud le souligne – est quelque chose qui ne peut 3
tenir qu’à supposer le NomduPère. Supposer le NomduPère, certes, c’est Dieu.
C’est en cela que la psychanalyse, de réussir, prouve que le NomduPère, on peut
aussi bien s’en passer. On peut aussi bien s’en passer à condition de s’en servir [1] . »
L’implication théologique de la psychanalyse est ici affirmée de façon 4
particulièrement catégorique – d’où que ce qui reste comme possible c’est de s’en
passer, mais pas sans y passer, si je puis dire, puisque c’est à condition de s’en servir.
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C’est une position constante de Lacan que la psychanalyse ne peut tenir – éviter de 5
tomber dans un délire schrébérien – sans préserver « cette place marquée de Dieu le
Père [2] » qu’il a jusqu’au bout commentée en relation avec la révélation mosaïque du
buisson ardent « ehyeh asher ehyeh [3] ».
Mon propos ne sera pas ici de recenser ces « noms divins » dans la psychanalyse dont 6
la formulation jalonne l’avancée lacanienne : l’Autre, l’Autre barré, le NomduPère,
la Chose, le sujet supposé savoir (« Dieu pour l’appeler par son nom »), le « dieure »,
le moins surprenant n’étant pas « La femme ». Il faut signaler cependant que la
position du terme du grand Autre – dont divers types de négation vont égrener les
formulations de l’athéisme – a à cet égard un caractère inaugural. Que le lieu de
l’inconscient soit aussi lieu de la parole, lieu où la parole se pose en vérité, et lieu de
l’adresse radicale présente dans et audelà de toute adresse, institue cette proximité
structurale entre l’Autre et Dieu, dont d’ailleurs Lacan ne fait pas mystère, répétant
que l’Autre – il dira encore plus massivement dans Encore « le symbolique » – est ce
qui a été fait Dieu. La reprise du père freudien, décliné en père imaginaire, réel et
symbolique, la position du NomduPère comme signifiant d’exception dans le
système signifiant, supposent la position préalable de l’Autre avec ses coordonnées
structurales, voire structuralistes. Si on peut dire que « Père » est le seul nom divin
que connaisse Freud, chez Lacan, c’est l’Autre qui est le nom divin premier,
irréductible.
7
L’Autre, l’Autre comme lieu de la vérité, est la seule place, quoique irréductible,
que nous pouvons donner au terme de l’être divin, de Dieu, pour l’appeler par
son nom. Dieu est proprement le lieu où, si vous m’en permettez le jeu, se produit
le dieu – le dieur [4] – le dire. Pour un rien, le dire ça fait Dieu. Et aussi
longtemps que se dira quelque chose l’hypothèse Dieu sera là [5] .
Que ce soit la seule place ne veut pas dire que ce soit le seul « nom divin » 8
psychanalytique, la meilleure preuve étant que Lacan en profite pour en avancer un,
jusquelà inédit, « le dieur ». Il faut d’autre part enregistrer cette incise capitale,
« quoique irréductible », qui inscrit le caractère indépassable de la question en tant
qu’elle nomme une place de la structure inhérente à la parole et au langage.
On aperçoit que pour Lacan la question théologique n’est pas à la marge mais au 9
cœur de la structure et de l’expérience analytique.
Je voudrais ébaucher ici une réflexion sur l’impact chez Lacan des théologiens et des 10
mystiques sur un point plus particulier, et qui engage spécifiquement la question du
« spirituel », la théorie de l’amour. Un livre important vient de retracer l’histoire de la
« configuration » du pur amour « de Platon à Lacan [6] », en prenant Lacan non
seulement comme un représentant de cette théorie (proprement mystique dans sa
formulation originale) mais en même temps comme une clé qui éclaire l’ensemble de
cette histoire sans la réduire. Nous reprendrons ici la lecture et la discussion que
nous avons été amenés à en faire dans une perspective différente [7] . Au sens propre,
le pur amour renvoie à la théorie élaborée par Mme Guyon et Fénelon pour rendre
compte d’une orientation de l’expérience mystique. L’idée est simple : le véritable
amour est désintéressé, radicalement, pur de tout amour de soi. Au degré supérieur
de l’amour de Dieu, l’âme se soumet à la volonté divine au point de renoncer à toute
récompense non seulement ici bas, mais audelà. D’où la formulation de la
« supposition impossible » : si, par impossible, Dieu voulait me damner, je ne l’en
aimerais pas moins – à dire d’ailleurs plutôt en deuxième personne, comme ce fut le
cas de saint François de Sales dans « L’acte d’abandon héroïque » en l’église Saint
ÉtiennedesGrès en 1587, par lequel il trouva une issue à une terrible période de
tentation où il se croyait damné : « Quidquid sit… » (« quoi qu’il arrive, et même si tu
devais me damner, Seigneur, je t’aimerai toujours »), expérience de référence pour
les théoriciens du pur amour, de quelqu’un qui, loin d’encourir comme eux les
foudres pontificales, fut très tôt béatifié.
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Or, ce qui nous importe ici, c’est que Lacan se réfère à cette théorie du pur amour, pas 11
seulement en tant qu’expérience mystique, mais pour dire que si l’amour, l’amour en
général, était digne de ce nom, ce serait ça :
12
Il y a quand même eu dans la suite un certain nombre de personnes sensées, qui
se sont aperçues que […] que le comble de l’amour de Dieu, ça devait être de lui
dire […] « si c’est ta volonté, damnemoi », c’estàdire exactement le contraire
de l’aspiration au souverain bien. Ça veut tout de même dire quelque chose :
mise en question de l’idéal du salut, au nom justement de l’amour de l’Autre.
C’est à partir de ce momentlà que nous rentrons dans […] dans le champ de
quoi ? […] dans le champ de ce que ça devrait être l’amour, si ça avait le
moindre sens [8] .
C’est le comble de l’amour de Dieu, mais c’est aussi ce que devrait être l’amour en 13
général « si ça avait le moindre sens ». Ce texte est contemporain de Encore, assez
tardif donc. Il s’inscrit dans la ligne d’une référence constante de Lacan, sur la
question de l’amour, moins à la doctrine du pur amour qu’à la théorisation de
Rousselot dégageant dans la pensée des théologiens médiévaux l’opposition entre une
théorie « physique » et une théorie « extatique [9] ». À très gros traits, disons que la
théorie physique pose que l’amour de soi est nécessairement inclus dans tout amour
pour Dieu, pour autant que celuici est identifié au souverain bien. Pour les
théoriciens de l’amour extatique, comme dit Lacan, il faudrait « qu’il y en ait deux »,
c’estàdire que l’amour s’adresse à l’Autre en tant que tel et que l’aimant puisse
s’oublier, voire se perdre en lui, qu’on puisse aimer en lui autre chose que soimême
sous la forme de « son bien ». Tout en donnant acte à Rousselot que seule la théorie
physique est soutenable de façon cohérente dans le cadre d’une théologie de Dieu
comme souverain bien, la prise de parti de Lacan du côté de la théorie extatique est
tout à fait déclarée.
Or, c’est depuis bien longtemps que ces questions philosophiques et cette dimension 14
théologique sont, en arrièreplan, plus ou moins explicitées mais décisives, quand
Lacan reprend à son compte la théorie freudienne de l’amour qui le fonde dans le
narcissisme. Du coup, l’affirmation répétée du caractère irrémédiablement
narcissique de l’amour prend chez lui une portée différente de celle qu’elle a chez
Freud. Pour ce dernier, c’est d’abord une donnée de l’ordre de la positivité – et le
caractère pathogène de la stase narcissique est interrogé sur le même terrain :
15
[…] d’où provient en fin de compte dans la vie psychique cette contrainte de
sortir des frontières du narcissisme et de placer la libido sur les objets ? La
réponse conforme à notre ligne de pensée pourrait être que cette contrainte
apparaît lorsque l’investissement du moi a dépassé une certaine mesure. Un
solide égoïsme préserve de la maladie, mais à la fin on doit se mettre à aimer
pour ne pas tomber malade, et l’on doit tomber malade lorsqu’on ne peut aimer
par suite de frustration [10] .
La critique moraliste des effets du narcissisme humain n’est certes pas absente chez 16
Freud, mais il ne paraît pas exagéré de dire qu’elle concerne plus l’obstacle que le
narcissisme représente à l’égard de la reconnaissance de la réalité et de la vérité que
l’obstacle à ce que serait une véritable relation à l’autre en tant qu’autre. Il n’y a, par
exemple, aucune distinction de type normatif entre le choix d’objet « de type
narcissique » et celui « par étayage ». Sans doute la thèse du caractère primitivement
narcissique de la libido, bientôt conjugué à la pulsion de mort, faitelle partie du
pessimisme freudien, décapé quant aux possibilités morales et spirituelles de l’être
humain – et peu porté à l’indulgence pour autant [11] .
Il faut ici noter que si Lacan répète régulièrement que l’amour est narcissique – tout 17
en ouvrant régulièrement une petite fenêtre autre à côté, en préservant la place d’un
amour plus vrai – il est beaucoup moins sûr qu’il accorde le caractère primitivement
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narcissique de la libido auquel en vient Freud dans « Pour introduire le
narcissisme [12] ». C’est que, pour lui, il ne saurait être question de narcissisme
primaire puisque l’altérité est première, que le moi se constitue comme un autre dès
la théorisation du stade du miroir, et à plus forte raison après l’introduction du
symbolique et de l’Autre grand A. La question de l’altérité est inaugurale chez lui, dès
avant qu’il soit vraiment freudien [13] , puisqu’elle structure le stade du miroir, à partir
duquel Lacan pense alors résoudre ce qui lui semble resté en suspens chez Freud – la
théorie du moi –, et corriger les nombreux points théoriques dont il juge la
formulation freudienne inadéquate. Ce caractère fondateur de l’autre dans la
constitution du moi apparaît alors comme aliénation constitutive de l’identité du moi,
qui relève essentiellement du registre imaginaire.
La pensée de l’amour chez Lacan est hantée par la question : peutil y avoir un amour 18
qui ne soit pas purement narcissique, captif des rets de l’imaginaire ? C’estàdire un
amour qui soit amour de l’autre en tant que tel, et non pas de soi dans l’autre, ou de
l’autre comme soi. On voit bien que cette question n’est pas du seul registre de la
positivité, mais d’une exigence de type éthique – et que c’est celleci qui fonde le
caractère souvent dépréciatif des analyses. Ce qui peut masquer cette exigence, c’est
la virulence des critiques et des sarcasmes, qu’elle soutient en réalité, à l’égard de
tous les fauxsemblants plus ou moins moralisants d’une telle relation.
C’est ainsi que la première mention de la thèse de Rousselot se trouve, dès 1948, dans 19
le texte sur « L’agressivité en psychanalyse », à l’appui d’une critique radicale du
leurre bêtifiant de l’amour oblatif érigé alors en idéal de fin de cure par tout un
courant analytique.
Il y a bien, soulignetil, dans la sexualité biologique, une tendance – mais 20
parfaitement aveugle – dans le sens du dépassement de l’individu au profit de
l’espèce [14] . Cette remarque, qui prend la suite de considérations de Freud dans Au
delà du principe de plaisir sur la connexion entre la sexualité et la mort, présente en
quelque sorte un support biologique à l’amour désintéressé.
Mais Lacan accentue surtout le côté indépassable du narcissisme inextricablement 21
mêlé à l’agressivité, qui vient pervertir tout altruisme et dont aucune oblativité ne
peut venir à bout [15] .
Or, à ce démontage des illusions et des mensonges d’une idéalisation du rapport à 22
l’autre, Lacan oppose une autre conception, plus lucide selon lui, du dépassement de
soi – celle de l’alternative théorisée par Rousselot.
Les théoriciens du Moyen Âge montraient une autre pénétration, qui débattaient le 23
problème de l’amour entre les deux pôles d’une théorie « physique » et d’une théorie
« extatique », l’une et l’autre impliquant la résorption du moi de l’homme, soit par sa
réintégration dans un bien universel, soit par l’effusion du sujet vers un objet sans
altérité [16] .
Cette indication non développée montre que ce n’est donc pas, bien au contraire, que 24
Lacan pense qu’on ne peut ni ne doit franchir les limites du narcissisme, puisque, de
façon remarquable, les deux théories, la physique comme l’extatique, sont présentées
comme pensant le dépassement de soi. Il est donc clair qu’il n’entend pas enfermer
l’être dans le narcissisme.
Plus significative encore, l’idée qu’il se faisait de l’analyse et de l’analyste dans les 25
années 1950 – lorsqu’il déclare, dans le Séminaire II, Le moi… : « Si on forme des
analystes, c’est pour qu’il y ait des sujets tels que chez eux le moi soit absent [17] » – ne
peut pas ne pas évoquer les chemins spirituels du détachement de soi – et ce n’est pas
par hasard qu’il cite (à la suite de Balint, d’ailleurs) Angelus Silesius [18] comme
formulant au mieux la fin de l’analyse. Ce dépouillement du moi, il dit bien alors que
c’est un idéal jamais complètement atteint. Il lui assigne pour but de permettre le
passage d’« une vraie parole qui joigne le sujet à un autre sujet de l’autre côté du mur
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du langage. C’est la relation dernière du sujet à un Autre véritable, à l’Autre qui
donne la réponse qu’on n’attend pas qui définit le point terminal de l’analyse [19] ».
Cet extrait, qui se trouve situé aux premiers temps de la définition de l’Autre grand A, 26
contient des thèmes qui seront remaniés – en particulier celui de l’intersubjectivité,
mise à distance dans Le transfert, abjurée solennellement en 1967 dans la
« Proposition sur le psychanalyste de l’École ». Mais il met bien en valeur la solidarité
de la critique de l’imaginaire et de l’exigence radicale d’une relation à un Autre
véritable, qui, à travers bien des métamorphoses, est une constante. Une telle relation
n’est pas ici désignée comme amour, mais comme relation de parole authentique.
Mais dans une optique spirituelle que Lacan est bien loin d’ignorer, l’amour ne
s’évalue pas d’abord au niveau du sentiment. Quoi qu’il en soit, ceci confirme que
c’est justement dans la mesure où il échoue à constituer une relation authentique à
un autre véritablement autre que sera dénoncé le caractère irrémédiablement
narcissique de l’amour – à quoi justement Lacan opposera longtemps, comme ici, la
relation dans la dimension symbolique.
Notons toutefois que, comme le soulignent amèrement ceux qui ne sont pas du sérail, 27
l’expérience de la fréquentation des analystes hors de l’analyse, et plus encore de
leurs fonctionnements collectifs, interdit de croire que ce que le passage par l’analyse
leur a appris et apporté comporte quelque allégement que ce soit des travers
narcissiques du commun des mortels. Il importerait de discerner de manière plus fine
quelle mise à distance du narcissisme et des identifications s’obtiendrait d’une
analyse menée à son terme – gain variable à coup sûr selon les cas – et peutêtre
réservée pour l’essentiel à l’analyste en fonction « sans moi ». Lacan aura bien redit
d’ailleurs qu’aucune élévation spirituelle n’est requise, ni promise, ni même
recherchée dans l’analyse [20] , mais cela pouvaitil suffire à désamorcer tout ce qui
dans sa parole jouait précisément de cette corde, et faisait d’ailleurs par elle appel
pour le transfert ?
La voie ici est étroite. Que l’élaboration proprement psychanalytique de l’amour chez 28
Lacan inclue de façon privilégiée une référence à des théories théologiques, porteuses
d’une exigence d’absolu, ne doit pas nous faire conclure qu’il aurait pour l’idéalisation
plus de complaisance que Freud : dire que l’analyse travaille à écarter I (l’idéal du
moi) et petit a (l’objet cause du désir) comme l’indique la fin du Séminaire XI, c’est
bien dire qu’il ne travaille pas dans le sens de l’idéal.
On rencontre une deuxième référence, plus développée, à la thèse de Rousselot 29
opposant théorie physique et théorie extatique de l’amour en un point qui peut
surprendre : la relecture opérée par Lacan des Mémoires du président Schreber.
L’Autre grand A n’est plus désormais un autre sujet, ni un être. Il est un lieu, le lieu
où la parole se pose en vérité et cherche sa garantie, mais aussi le lieu du langage.
Mais c’est aussi le lieu dernier de toute adresse, et s’il n’est pas structuralement
quelqu’un, c’est bien souvent comme tel, cependant, qu’il se présente dans
l’expérience sous le nom de Dieu. « Dieu », c’est le nom que le séisme subjectif qui l’a
saisi a conduit Schreber à donner à son partenaire dans le délire, avec lequel il
entretient une relation érotique dramatique.
C’est pour comprendre cette relation, cet amour absolu, que le recours aux thèses de 30
Rousselot apparaît nécessaire à Lacan : il oppose alors un amour situé sur l’axe
imaginaire de la relation à un semblable et un amour qui a pour partenaire un Autre
absolu, et il déclare qu’on ne peut comprendre la folie sans l’éclairage de la théorie
médiévale de l’amour et de la mystique [21] . Le rapprochement entre psychose et
mystique est un topos de la psychiatrie, mais il est traité ici tout autrement. Lacan ne
prétend nullement faire des mystiques des psychotiques. Plutôt élever le psychotique
à une dignité métaphysique comparable à celle du mystique, mais sans méconnaître
l’abîme qui les sépare. Il s’agit pour lui de faire crédit à ce qui se présente comme
analogie, mais aussi de repérer le point de structure de la différence.
La présentation faite de cet Autre absolu est très illustrative de ce qui soustend la 31
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prise de position de fond de Lacan, du côté de la théorie « extatique » – à laquelle il
réfère alors expressément la possibilité de penser un Autre véritable. L’Autre n’est
pas un être mais un lieu. Toutefois il est un lieu d’adresse, et même l’adresse radicale
qu’enveloppe toute adresse et qui la supporte, le Toi absolu et vide, et en ce sens il est
le partenaire de l’être parlant.
32
Le second, l’Autre absolu, est celui auquel nous nous adressons audelà de ce
semblable, celui que nous sommes forcés d’admettre audelà de la relation du
mirage, celui qui accepte ou qui se refuse en face de nous, celui qui, à l’occasion,
nous trompe, dont nous ne pouvons jamais savoir s’il ne nous trompe pas, celui
auquel nous nous adressons toujours. Son existence est telle que le fait de
s’adresser à lui, d’avoir avec lui un langage, est plus important que tout ce qui
peut être un enjeu entre lui et nous [22] .
Estce bien encore d’un lieu qu’il s’agit ? 33
Dans la psychose, la relation à l’Autre absolu et la relation imaginaire sont 34
superposées et, dit Lacan, l’amour absolu est en même temps un amour mort ; or tout
témoigne que tel n’est pas le cas pour les mystiques.
Remarquons aussi qu’à aborder l’Autre grand A, qu’il est en train de construire 35
comme pur lieu du symbolique par la psychose et la mystique, Lacan rencontre déjà
la question de la jouissance de l’Autre, au double sens du génitif objectif et subjectif :
non seulement Schreber jouit de Dieu, mais Dieu jouit de Schreber féminisé, selon
des coordonnées constantes de la psychose qui justifient pleinement la référence à la
mystique – mystique sur laquelle Lacan s’appuiera en 1973 pour penser cette
jouissance de l’Autre du côté femme de la sexuation.
La relation érotomaniaque de Schreber à son Dieu estelle relation d’amour ? Elle est 36
plus encore : une version effective de ce rapport sexuel qui n’existe pas, dira plus tard
Lacan.
L’Autre de Schreber, où Lacan reconnaît l’appareil du langage luimême, ne connaît 37
rien du vivant ; l’amour ici est mort parce que le partenaire est mort. Mais s’agissant
de l’Autre, estce la vérité du paranoïaque ou celle de tout sujet pris dans le langage ?
Dix ans plus tard, dans le séminaire D’un Autre à l’autre, au cours d’une analyse de la
perversion, Lacan dira de l’Autre que c’est « quelque chose d’aveugle et peutêtre de
mort [23] » – en soi et pour soi, sembletil. L’Autre de Lacan, lieu de l’inconscient, est
pris dans cette oscillation entre le Dieu vivant et désirant qui se révèle dans l’infini
retrait de son nom « Je suis ce que je suis », et le Dieu de Schreber, appareil mort du
symbolique qui soumet à la torture le vivant qui parle.
Il est frappant de voir réapparaître dans le Séminaire XI, Les quatre concepts 38
fondamentaux de la psychanalyse [24] , dans un contexte très différent où il s’agit de
distinguer l’amour et la pulsion en appui sur le texte de Freud sur les pulsions et leurs
destins, réapparaître les coordonnées fondamentales que nous avons repérées :
l’amour, à la différence de la pulsion, n’est pas par essence sexuel, mais narcissique ;
cette conception – freudienne – est, dit Lacan, en continuité avec la théorie
« physique » développée par saint Thomas, ce qui veut dire qu’elle a de puissants
arguments théoriques pour elle, mais elle est inadmissible si l’amour doit avoir
quelque valeur [25] . Lacan rappelle sa dénonciation d’un altruisme prétendu où
vouloir le bien de l’autre signifie en fait vouloir ce qui est son propre bien. Pour
autant qu’il est cela, l’amour ne préserve rien de « la transcendance de l’objet ». Mais
l’ambiguïté est manifeste entre une critique des limites de l’amour et celle de l’échec
de toute la psychologie où « rien – et c’est bien pour cela que toute la psychologie
affective a, jusqu’à Freud, échoué – rien encore n’y représente l’Autre, l’Autre radical,
l’Autre comme tel ». Ce qui apparaît alors, c’est que le défaut d’une représentation de
la différence masculin/féminin (non seulement dans la théorie freudienne, mais plus
gravement dans l’inconscient luimême) autrement que par le couple actif/passif,
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25/10/2018 Amour divin, amour humain
totalement insuffisant pour Freud luimême, fait apparaître l’absence de tout Autre à
ce niveau. « Cette représentation de l’Autre manque, précisément, entre ces deux
mondes opposés que la sexualité nous désigne dans le masculin et le féminin. »
Annonce de ce qui deviendra le théorème central : « Il n’y a pas de rapport sexuel ».
Paradoxalement, la pulsion, sexuelle mais non sexuée, apparaît alors être la seule à
donner accès à l’Autre par l’objet a [26] .
Mais retenons que toujours Lacan mesure l’amour à cette exigence d’un accès à 39
l’Autre radical, et que c’est de là qu’il le déprécie : si la théorie narcissique, qui revient
à la théorie physique des médiévaux (ou l’inverse), épuise la vérité de l’amour – et ce
n’est pas sans apparence –, alors il ne vaut pas cher : il est, par exemple, cette
tromperie essentielle où aimer n’est jamais que vouloir être aimé. Ce qui ressort
d’autre part de ce commentaire que fait Lacan de la distinction opérée par Freud
entre l’amour et le fonctionnement pulsionnel, c’est le peu de lien naturel entre
amour et sexualité : la question à ce stade n’est pas de savoir comment l’amour s’est,
dans certains cas, désexualisé, mais bien plutôt comment il en vient à se
sexualiser [27] .
On sait que, dans le christianisme, la loi, la loi mosaïque, est résumée/remplacée par 40
un unique commandement, le commandement d’amour. Celuici dans l’Évangile [28]
se donne en deux formulations, dont il est dit que la seconde est identique à la
première : la première commande d’aimer Dieu ; la seconde dit « Tu aimeras ton
prochain comme toimême ». Paul, dans l’épître aux Romains, rassemble les deux
dans la deuxième [29] . Cet écart et cette unité ont donné lieu dans l’histoire du
christianisme à toutes sortes d’interprétations, de débats et d’affrontements.
Parallèlement à la mise en regard avec la mystique et la théorie extatique de l’amour, 41
et de la même façon tout au long de son parcours, la confrontation de la théorie
psychanalytique de l’amour aux formulations théologiques se mène chez Lacan avec
le commandement d’amour du prochain. C’est là un des repères par rapport auquel
Lacan se situe de façon récurrente. Or, la discussion qu’il en conduit à partir de la
psychanalyse ne se confond pas du tout avec la critique permanente et féroce du
caractère spécieux et mensonger de toutes les formes d’oblativité ou d’altruisme. Ce
commandement lui paraît autrement sérieux. La théorie complexe de l’altérité que
Lacan élabore tout au long de son enseignement lui permet de donner une place très
spécifique au « prochain » – place qu’on peut épingler d’un néologisme forgé par
Lacan : « l’extimité ». Le prochain n’est ni le semblable, assigné au registre
imaginaire, ni l’Autre symbolique grand A dans sa distance radicale. Le prochain se
situe, selon l’élaboration du séminaire L’éthique, au lieu de das Ding, la Chose, ce
cœur exclu de mon être de jouissance qui est à la fois ce que j’ai de plus intime et qui
m’est radicalement étranger – d’où « extime » – au registre du Réel. L’entrée dans le
langage et la loi implique que nous avons rapport à cette Chose perdue comme le
vide. C’est dans ce vide que je rencontre mon prochain « comme moimême », pas du
tout au sens du semblable imaginaire auquel je m’identifie et/ou que je hais dans la
méconnaissance, mais comme réellement non distinct de moi : prochainextime – et
dans cet espace serait possible un amour délivré des mensonges tant du narcissisme
que de l’altruisme, une relation non convenue à la vérité de sa jouissance, de son
désir, de son être, mais qui implique de pouvoir affronter ce que sa jouissance a de
radicalement mauvais, et son désir dans sa foncière destructivité.
Dans L’éthique, Lacan mène une discussion nuancée des réserves formulées par 42
Freud dans Malaise dans la civilisation à l’endroit de ce commandement d’amour du
prochain. Mais ces nuances masquent parfois la conclusion, elle, tranchée – Lacan l’a
écrite ailleurs – sur Freud, et sur l’amour du prochain.
D’un côté, il fait l’éloge de la position de Freud : « Toute la conception 43
aristotélicienne des biens est là vivante chez cet homme vraiment homme » ; « mais
ce qu’il élude, c’est peutêtre que c’est justement à prendre cette voie (du bien et des
biens) que nous manquons l’accès à la jouissance. »
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« Chaque fois que Freud s’arrête comme horrifié, devant la conséquence du 44
commandement de l’amour du prochain, ce qui surgit, c’est la présence de cette
méchanceté foncière qui habite ce prochain. Mais dès lors, elle habite aussi en moi
même. Et qu’estce qui m’est plus prochain que ce cœur de moimême, qui est celui
de ma jouissance, dont je n’ose approcher ? » Freud a donc bien raison d’être arrêté
par la jouissance mauvaise dans l’abord du prochain, mais raison seulement dans
l’optique des biens – qui apparaît alors comme barrage sur la voie de la révélation du
désir.
Lacan, une fois de plus, démolit la bienfaisance comme figure de l’amour de soi, en 45
une critique qu’on confond parfois à tort avec un rejet de l’amour du prochain.
« Si je puis faire quelque chose en moins de temps et de peine que quelqu’un qui est à 46
ma portée, par tendance je serai porté à le faire à sa place, moyennant quoi je me
damne de ce que j’ai à faire pour ce plus prochain des prochains qui est en moi [30] »,
texte qu’on peut mettre en continuité avec ce à quoi on résume souvent
sommairement l’apport de ce séminaire : « ne pas céder sur son désir » abusivement
érigé en commandement. Mais la lecture attentive relève que, de diverses façons,
Lacan préserve et indique comme issue le sens possible de l’amour du prochain ainsi :
« C’est une autre question que de savoir ce que signifie dans une rencontre la
réponse, non de la bienfaisance, mais de l’amour [31] . » Et encore, après un démontage
de l’utilitarisme ainsi épinglé : « Ce que je veux c’est le bien des autres pourvu qu’il
reste à l’image du mien » ; il y oppose : « Peutêtre estce ici le sens de l’amour du
prochain qui pourrait me donner la direction véritable [32] . »
Dans des conférences contemporaines, à l’université SaintLouis de Bruxelles, Lacan 47
s’exprime plus directement :
48
Aije réussi seulement à faire passer en votre esprit les chaînes de cette
topologie, qui met au cœur de chacun de nous cette place béante d’où le Rien
nous interroge sur notre sexe et sur notre existence ? C’est là la place où nous
avons à aimer le prochain comme nousmêmes, parce qu’en lui cette place est la
même. Rien n’est assurément plus proche de nous que cette place [33] .
Pardelà l’estime pour l’homme Freud, l’hommage qui lui est rendu, dont la sincérité 49
n’empêche pas qu’il prépare une critique de sa position, que penser du rejet freudien
de ce commandement évangélique ? Il faut lui reconnaître de puissantes raisons,
appuyées sur ce que montre l’expérience analytique.
50
Tel est le commandement de l’amour du prochain et contre quoi Freud a raison
de s’arrêter, interloqué de son invocation par ce que l’expérience montre : ce que
l’analyse a articulé comme un moment décisif de sa découverte, c’est
l’ambivalence par quoi la haine suit comme son ombre tout amour pour ce
prochain qui est aussi de nous ce qui est le plus étranger [34] .
Là encore, Lacan juge que Freud a eu raison de s’arrêter, mais estce là le dernier 51
mot ? Il ressort clairement de cette séance du 910 mars 1960 que Freud est le
représentant le plus digne d’estime d’une position de sagesse qui est celle du respect
du bien en tant que mesure et barrière à la jouissance – position justement dont
Lacan entend ébranler cette annéelà, dans sa définition de l’éthique de la
psychanalyse, toutes les assises au nom de la Chose. C’est de savoir le mal qui gîte en
la Chose que Freud refuse « à bon droit » l’amour du prochain, mais en même
temps :
52
Nous croyons que Sade n’est pas assez voisin de sa propre méchanceté, pour y
rencontrer son prochain. Trait qu’il partage avec beaucoup et avec Freud
notamment. Car tel est bien le seul motif du recul d’êtres, avertis parfois, devant
le commandement chrétien [35] .
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Déclaration et rapprochements bien paradoxaux, que nous ne commenterons pas ici 53
en ce qui concerne Sade.
L’amour vrai du prochain, comme l’amour mystique – Lacan fait cette jonction dans 54
la même séance – suppose qu’on se soit suffisamment avancé dans cette voie de la
Chose, ce vide extime au cœur de nousmêmes qui nous constitue.
Or c’est, ditil, ce qui devrait être obtenu au terme d’une analyse. Cette idée n’est pas 55
limitée au temps du séminaire L’éthique. Près de dix ans plus tard, Lacan est allé le
redire en un lieu inattendu : la loge maçonnique du Grand Orient de France :
56
Il [le sujet à la fin de l’analyse] n’a plus besoin de la demande de cet Autre pour
soutenir son propre désir. Il sait que son désir s’est formé de la zone qui fait
barrière à la jouissance. Il se satisfait de ce vide où il peut aimer son prochain,
parce que ce vide, c’est là qu’il le trouve comme luimême, et que ce n’est pas
autrement qu’il peut l’aimer [36] .
De tels propos, restés ignorés de la masse de ceux qui suivaient Lacan à la date où il 57
les a tenus, pouvaient surprendre alors, en un temps où les ambiguïtés catholiques de
l’époque du Rapport de Rome – dont les conférences à SaintLouis de Bruxelles
attestent la rémanence au temps du séminaire L’éthique – avaient fait place à des
professions d’athéisme virulentes et apparemment sans équivoque, attestent la
permanence de la question posée à Lacan par ce précepte évangélique.
Permanence de préoccupation vérifiée encore beaucoup plus tard, en particulier entre 58
1974 et 1976 dans les Séminaires XXI, Les nondupes errent, XXII, RSI, la conférence
de Rome 1974, « La troisième », et divers autres textes.
Certes, l’invocation du précepte se fait grinçante, voire sarcastique – l’énonciation 59
dans cette période étant ordinairement d’une ironie au coefficient indécidable – et
notre propos serait gravement gauchi si nous omettions de le mentionner. Ainsi, par
exemple, ce propos oral : « L’amour est mal parti. Le christianisme a dit qu’il faut
aimer son prochain. La prochaine n’a pas de chance ! La première prochaine, c’est la
mère [37] ! » – variation sur le thème alors répétitif de la subversion du
commandement évangélique par l’introduction de la différence sexuelle.
Mais il s’agit bien d’une objection fondamentale, qui en somme s’énonce plutôt 60
tardivement de la part d’un psychanalyste : le commandement d’amour du prochain
opère une désexualisation de l’amour. Celleci fait problème maintenant pour Lacan
parce que, depuis le séminaire Encore, il a renversé la thèse qu’il a longtemps
soutenue selon laquelle l’amour n’est pas sexuel par essence, mais plutôt narcissique,
et que sa connexion avec le désir sexuel n’a rien d’automatique (cf. analyses du
Séminaire XI, plus haut). L’Autre, dont nous avons vu qu’il était constamment
recherché, Encore proclame [38] , et c’est un tournant décisif, qu’il ne peut être que
l’Autre sexe. Ceci ouvre la voie, qui a connu immédiatement un large succès public, à
la relation étroite entre La femme (qui n’existe pas comme La) et Dieu, comme deux
noms fort voisins de cet Autre, et à une promotion de la mystique, sur le versant
femme, pastout de la sexuation, associée à la jouissance féminine. Ce fut presque
une mode, dont la couverture du Livre XX, la Sainte Thérèse du Bernin, fut comme
l’emblème. On a moins remarqué que la conclusion du séminaire, un peu décalée,
comportait que la jouissance de l’Autre était ratée de chaque côté de la sexuation en
tant que cet Autre est incarné par le partenaire sexué (réduction du partenaire à
l’objet a côté homme, jouissance folle côté femme) – ce qui est une des façons de
formuler le fameux théorème « Il n’y a pas de rapport sexuel » ; mais, dans le même
mouvement, cette conclusion introduisait que l’amour était ce qui suppléait à ce
défaut du rapport sexuel qui par là cessait de ne pas s’écrire, un amour défini par la
rencontre contingente de deux inconscients, soustrait par conséquent d’origine à
l’enfermement narcissique – puisque cette rencontre implique constitutivement les
dimensions symbolique et réelle autant qu’imaginaire. C’est pratiquement une
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inversion des conclusions du Séminaire XI : dans celuici, l’amour était voué au
narcissisme (sauf à se poser dans cet « audelà où d’abord il renonce à son objet »), et
c’est du côté du désir et de la pulsion accrochés à l’objet a qu’un accès à de l’altérité
était ouvert. Maintenant, l’objet a est ce qui se substitue pour le sujet à l’Autre, et fait
que cet Autre est raté comme tel. A contrario, si l’amour (humain) dans la rencontre
de deux inconscients supplée au rapport sexuel, c’est qu’il y a, précaire, accès à
l’altérité.
Dès lors, la promotion de la parenté entre la mystique – amour divin s’il en est – et la 61
jouissance féminine, qui invitait en somme les psychanalystes à cultiver les mystiques
pour s’instruire d’une part essentielle de leur objet propre, se doublait d’une
conception d’un amour, lui, proprement humain, sexué. À tel point que, dans Les
nondupes errent, Lacan ne retient par moments que le rapport d’un homme à une
femme : « Il est clair que, que l’amour en somme, c’est là le problème dont retentit ce
que j’ai dit la dernière fois, c’est tout de même un fait qu’on appelle comme ça le
rapport complexe – c’est le moins qu’on puisse dire – d’un homme et d’une femme. »
Et c’est bien parce qu’il y a cette configuration largement nouvelle de la 62
problématique qu’il se met de façon répétitive à objecter la « prochaine » au
commandement évangélique.
La dernière grande élaboration de Lacan sur l’amour, qui court dans plusieurs 63
séances du séminaire Les nondupes errent, n’ignore nullement le commandement
d’amour du prochain. Bien au contraire, il en fait, sous le nom d’« amour divin », une
des trois grandes formes qu’il distingue : amour divin, amour courtois, amour
masochique [39] . On peut penser qu’il lui fait une part d’autant plus centrale qu’il s’agit
maintenant de s’en démarquer décisivement plutôt que de montrer comment le trajet
psychanalytique en rend l’accès possible.
Nous ne pouvons entrer ici dans la finesse des analyses. Disons simplement que 64
Lacan, à partir du nœud à trois, mais pris dans une modalité orientée où l’un des trois
ronds fonctionne comme « moyen » (en un sens apparenté à celui de la logique des
syllogismes), va distinguer les trois types d’amour selon le rond qui s’y trouve mis en
position de moyen et pose que, dans l’amour divin, c’est le symbolique qui fait moyen
entre l’imaginaire et le réel.
L’appréciation donnée paraît des plus critiques. C’est bien là que se situe le nerf de la 65
religion en tant qu’elle prêche l’amour divin. C’est bien là aussi que se réalise cette
chose folle, de ce vidage de ce qu’il en est de l’amour sexuel dans le voyage. Cette
perversion de l’Autre comme tel.
La critique du commandement chrétien paraît donc radicale, d’avoir vidé l’amour de 67
son contenu sexuel – la possibilité de cette critique est, nous l’avons vu, toute récente,
puisque longtemps Lacan a professé que dans son principe l’amour n’était pas sexuel
justement ; encore au début de l’année de Encore, Lacan disait que quand il est
question d’amour, il n’est pas question de sexe.
Mais le terme de perversion (ici « perversion de l’Autre ») dans cette période de 68
l’enseignement de Lacan n’a pas une portée aussi négative qu’on serait tenté de le
croire. S’il a répété maintes fois la boutade en forme de plainte que la psychanalyse
n’ait même pas été capable d’inventer une nouvelle forme de perversion, c’est sans
doute – c’est mon hypothèse – que les formes historiques qui organisent l’amour
comme réponse à l’absence de rapport sexuel peuvent toutes être nommées des
perversions – au regard de ce rapport qui n’existe pas –, peutêtre en articulation
avec les analyses, elles très cliniques, de la perversion dans le séminaire D’un Autre à
l’autre montrant le pervers comme un « chevalier de la foi » en tant qu’il fait exister
l’Autre. Ce dont il s’agit, c’est « d’agrandir les ressources grâce à quoi ce fâcheux
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rapport, on parviendrait à s’en passer pour faire l’amour plus digne que ce
foisonnement de bavardage qu’il constitue à ce jour ».
69
Rien n’est tout à fait réglé donc : « Il y a des jours même où il me viendrait que
la charité chrétienne [40] serait sur la voie d’une perversion un peu éclairante du
nonrapport [41] . »
[1] J. Lacan, Séminaire XXIII, Le sinthome, Paris, Le Seuil, 2005, séance du 13 avril 1976, p. 136.
[2] J. Lacan, Scilicet, no 1, « La méprise du sujet supposé savoir », op. cit., p. 39 (repris dans Autres écrits,
Paris, Le Seuil, 2001).
[3] Cf. F. Balmès, Le nom, la loi, la voix, op. cit. Une des occurrences majeures tardives dans RSI, op. cit.,
séance du 15 avril 1975.
[4] Je respecte la graphie sans e final de l’édition du Seuil, bien que celle utilisée dans la transcription de
« La troisième » des Lettres de l’EFP, « dieure », me paraisse préférable.
[5] J. Lacan, Séminaire XX, Encore, 16 janvier 1973, op. cit., p. 44-45.
[6] J. Le Brun, Le pur amour de Platon à Lacan, Paris, Le Seuil, 2002.
[7] F. Balmès, « Le pur amour au temps de la mort de Dieu », Essaim, no 11, Toulouse, érès, 2003 (voir plus
loin, p. 163).
[8] Lacan in Italia, op. cit., p. 89.
[9] Pierre Rousselot, Pour l’histoire du problème de l’amour au Moyen Âge, op. cit.
[10] S. Freud, « Pour introduire le narcissisme », dans La vie sexuelle, op. cit., p. 91.
[11] Notons toutefois que, contrairement à certaines critiques lacaniennes contemporaines, la valorisation
de l’Autre chez Freud se trouve dans le caractère décisif qu’il reconnaît sur le plan clinique et éthique
au « chemin vers la femme ».
[12] Même s’il paraît le faire comme dans le séminaire L’angoisse en partant du « réservoir narcissique » de
la libido.
[13] Ce qu’on peut dater de 1953, avec la conférence inédite « SIR » et le « Rapport de Rome », même si la
formule explicite du « retour à Freud » – qui est d’abord le sien propre – n’est attestée qu’en 1955.
[14] Les modernes théories biologiques de l’apoptose, suicide cellulaire programmé, pourraient renouveler
les spéculations sur la pulsion de mort, voire altruiste, dans une optique biologique dont on sait que
Freud cherche l’appui – à ceci près que la mort y est dénouée de la sexualité.
[15] J. Lacan, Écrits, op. cit., p. 118-119. Référencé dans la suite « É. ».
[16] É., p. 118. Que Lacan considère dans ce passage que ce sont deux théories du dépassement de soi
montre qu’il ne méconnaissait pas que la théorie physique (amour de soi, de son bien, jusque dans
l’amour de Dieu) n’exclut nullement la possibilité du sacrifice pour ce bien de moi-même qui me
dépasse. Faute de quoi, il serait moins difficile de faire tenir la théorie « extatique ».
[17] J. Lacan, Séminaire II, Le moi dans la théorie de Freud et dans la technique de la psychanalyse, op. cit., p. 287.
[18] J. Lacan, Séminaire I, Les écrits techniques de Freud, Paris, Le Seuil, p. 257-258.
[19] J. Lacan, Séminaire II, Le moi…, op. cit.
[20] Cf. en particulier : « L’assomption mystique d’un sens au-delà de la réalité, d’un quelconque être
universel qui s’y manifeste en figures, est-elle compatible avec la théorie freudienne et avec la
pratique psychanalytique ? Assurément celui qui prendrait la psychanalyse pour une voie de cette
sorte se tromperait de porte. À ce qu’elle se prête éventuellement au contrôle d’une “expérience
intérieure”, ce sera au prix de départ d’en changer le statut. […] Elle répugnera à l’aide d’aucun soma
hallucinogène, quand déjà on sait qu’elle objecte à celle de la narcose. […] Pour tout dire, elle exclut les
mondes qui s’ouvrent à une mutation de la conscience, à une ascèse de la connaissance, à une effusion
communicative. […] Ni du côté de la nature, de sa splendeur ou de sa méchanceté, ni du côté du
destin, la psychanalyse ne fait de l’interprétation une herméneutique, une connaissance, d’aucune
façon, illuminante ou transformante. Nul doigt ne saurait s’y indiquer comme d’un être, divin ou pas.
Nulle signature des choses, ni providence des événements. […] Ceci est bien souligné dans la
technique du fait qu’elle n’impose nulle orientation de l’âme, nulle ouverture de l’intelligence, nulle
purification préludant à la communication. […] Elle joue au contraire sur la non-préparation. Une
régularité quasi bureaucratique est tout ce qui est exigé. La laïcisation aussi complète que possible du
pacte préalable installe une pratique sans idée d’élévation. » (J. Lacan « De la psychanalyse dans ses
rapports avec la réalité », Scilicet, no 1, p. 52-53.)
[21] J. Lacan, Séminaire III, Les psychoses, 1955-1956, Paris, Le Seuil, 1981 p. 287.
[22] Ibid., p. 286.
[23] J. Lacan, Séminaire XVI, D’un Autre à l’autre, 1968-1969, op. cit., séance du 26 mars 1969.
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[23] J. Lacan, Séminaire XVI, D’un Autre à l’autre, 1968-1969, op. cit., séance du 26 mars 1969.
[24] J. Lacan, Séminaire XI, Les quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse, op. cit., 20 mai 1964, p. 173-177.
[25] C’est ce qui sera explicité en 1973, en Italie.
[26] Position démentie dans Encore, cf. plus bas.
[27] J. Lacan, Séminaire XI, Les quatre concepts…, op. cit.
[28] Matthieu, XXII, 36-39.
[29] Paul, Romains, XIII, 9.
[30] J. Lacan, Séminaire VII, L’éthique de la psychanalyse, op. cit., p. 219.
[31] Ibid.
[32] Ibid., p. 220.
[33] Conférence des 9 et 10 mars 1960 à l’université Saint-Louis de Bruxelles, inédit.
[34] Ibid.
[35] J. Lacan, « Kant avec Sade », dans Écrits, p. 789.
[36] La conférence à la loge maçonnique du Grand Orient de France intitulée « La psychanalyse en ce
temps » eut lieu le 25 avril 1969, au Temple no 3, hôtel du GODF à Paris. Publiée par le Bulletin de
l’Association freudienne, 1983, no 415, p. 17-20.
[37] Conférence à Londres, 3 février 1975, inédite.
[38] Cette thèse n’est pas absolument nouvelle. Elle est posée, mais sous une autre forme dans le séminaire
dédoublé de l’année précédente (… ou pire et Le savoir du psychanalyste, op. cit.), dont « L’étourdit »
condense certains acquis.
[39] J. Lacan, Séminaire XXI, Les non-dupes errent, op. cit., 18 décembre 1973.
[40] Charité que, vers la même époque, il nomme pourtant « l’archi-raté chrétienne ».
[41] J. Lacan, Séminaire XXII, RSI, op. cit., séance du 8 avril 1975.
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