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DU CAUCHEMAR : DE L'ORIGINE DE LA DÉMOCRATIE ATHÉNIENNE À LA

CLINIQUE

Aspasie Bali

Érès | « La clinique lacanienne »

2013/2 n° 24 | pages 169 à 178


ISSN 1288-6629
ISBN 9782749240961
DOI 10.3917/cla.024.0169
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Du cauchemar : de l’origine
de la démocratie athénienne à la clinique
Aspasie Bali

« Il y a pour les éveillés un monde unique et commun, mais (que)


chacun des endormis se détourne dans un monde particulier. »
Héraclite 1

J’aborderai la question du cauchemar à partir d’une aporie,


d’une équivoque issue de l’histoire de la démocratie athénienne
au ve  siècle av J.-C., puis du concept de cauchemar dans la
théorie psychanalytique et enfin d’un fragment de cure.
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Éphialtès

Les anciens Grecs disaient qu’ils recevaient la visite d’un rêve


(episkopein) ou qu’ils voyaient un rêve (enupnion idein) mais
jamais qu’ils avaient fait un rêve 2.
Le Dictionnaire étymologique de la langue grecque nous
indique pour cauchemar éphialtès (Eφιαλτης)  : nom commun
qui signifie cauchemar mais ce cauchemar considéré comme un
démon, son étymologie nous précise qu’il est issu d’un efallomai,
« sauter sur quelqu’un, qui oppresse ».

1. Héraclite, Fragments, texte établi, traduit, commenté par Marcel Conche,


Paris, Puf, 1987, fragment 9 (89).
2. E.R. Dodds, Les Grecs et l’irrationnel, Paris, Champs, Flammarion,
1977.

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L’éphialtès est considéré en Grèce comme un démon qui s’at-


taque au dormeur, l’équivalent de l’incube que les médecins grecs
associent au cauchemar.
L’incube, du latin «  couché sur  », à partir du xiiie  siècle,
désigne le démon mâle (Bloch et Wartburg).
Le mythologue allemand Wilhelm Roscher (1845-1923)
a écrit une monographie qui sera publiée en 1900 – la même
année où Freud publie son Interprétation des rêves –, intitulée
Éphialtès, étude mytho-pathologique des cauchemars et démons
du cauchemar de l’Antiquité.
Il y aurait eu, nous apprend-il, selon un médecin du nom de
Télémaque dont les propos sont rapportés par un certain Caelius
Aurelianus, dans ses Maladies chroniques, des épidémies de
cauchemars.
L’école d’Hippocrate associe le cauchemar aux troubles
digestifs, et dans la langue populaire le mot éphialtès était parfois
confondu avec épialès signifiant « fièvre », car on avait observé
la proximité du délire provoqué par la fièvre et le cauchemar…
Des diètes étaient préconisées comme remède, et dans la langue
populaire, on trouve également un éphialtia signifiant « remède
contre le cauchemar », qui correspondrait en fait à la pivoine.
Enfin, il existe aussi en Grèce le mot Éphialtès avec une
majuscule, nom propre, auquel nous pourrions peut-être attribuer
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des qualités guerrières comme nous le suggère la même étymo-
logie que le nom commun : « sauter sur ».
Le dictionnaire Bailly (grec ancien/français) mentionne les
personnages de la mythologie ou de l’histoire ayant porté ce
nom :
– un géant, qui, avec son frère Otos, emprisonna Arès dans une
jarre, ils menacèrent les dieux de donner l’assaut à l’Olympe et
furent tués par Apollon ;
– un Mélien qui trahit les Grecs aux Thermopyles ;
– un ami et associé politique de Périclès.
Nous constatons que ce nom est attribué essentiellement à des
personnages séditieux, à des traîtres. Nous nous intéresserons ici
à Éphialtès, l’ami de Périclès, qui n’est pas sans poser problème.
La Cité athénienne connaît une suite de crises, dès le
viie  siècle avant J.-C., des conflits internes opposent les aris-
tocrates au peuple ou les grandes familles entre elles, tyrans et

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législateurs maintiennent la Cité dans un équilibre instable. La


démocratie va se constituer, sans référence au moindre texte
sacré, à partir du logos et de la raison, c’est ainsi qu’elle va avoir
à traiter la question de la guerre civile et du meurtre qui sont à
son origine et la façon dont l’avènement de la raison va résoudre
cette question.
Dans sa Cité divisée, l’helléniste Nicole Loraux nous parle de
la fondation de la Cité, elle se réfère au… déni du conflit, et c’est
ce dernier point que je vais tenter d’aborder.
Pour se constituer, la Cité va décréter institutionnellement
l’oubli des actes de la stasis 3, c’est-à-dire de la guerre et du
meurtre.
Deux personnages sont à l’origine de la démocratie athé-
nienne  : Clisthène, son inventeur, et Éphialtès, chef du parti
démocratique, réformateur et législateur. Éphialtès préconise
l’isonomie, l’élargissement du pouvoir démocratique non seule-
ment aux propriétaires fonciers mais à tous les citoyens. En - 462,
il réduit les pouvoirs de l’aristocratie et fait voter les réformes,
profitant de l’absence de Cimon, son adversaire.
Éphialtès sera assassiné en - 460 mais nous ne connaissons
pas les conditions de sa mort, puis il y aurait eu oubli, effacement
progressif de ce meurtre. Nicole Loraux considère ce meurtre
comme un équivalent de meurtre du père suivi de son refoule-
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ment tel que Freud l’a articulé dans son Homme Moïse.
Ce qui aurait été oublié délibérément, après décision insti-
tutionnelle, et qui aurait été à l’origine de la cité démocratique
serait, dans un premier temps, la lutte fratricide et, dans un second
temps, le meurtre de l’un de ses fondateurs. Aucun récit, semble-
t-il, ne relate ce crime, ce qui est notable pour une civilisation qui
prenait soin de consigner soigneusement l’histoire ; il y aurait eu
effacement. Le meurtre est passé sous silence, gommé. Il y a ainsi
à la fois refoulement et inscription d’un nouveau lien social.
Dans Totem et Tabou, Freud précise qu’après le meurtre, les
frères s’engagent à ne jamais se traiter les uns les autres comme
ils ont tous traité le père 4. À la suite du crime, il y a refoule-

3. Stasis signifie en grec la station debout d’un citoyen dressé contre les autres
et l’insurrection violente, guerre civile (dictionnaire Bailly).
4. S. Freud, Totem et tabou, Paris, Petite Bibliothèque Payot, 1970, p. 167.

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ment d’où l’alliance entre citoyens dans un acte fondateur qui


remanie le collectif en établissant de nouveaux liens sociaux, une
nouvelle cohésion, un nouvel ordre social 5 mais, pour cela, il est
nécessaire que le père aimé et haï soit mort afin de permettre de
s’identifier à ses valeurs d’où la culpabilité qui en découle.
Les réformes mises en place par Éphialtès seront poursuivies
par Périclès, quant à Cimon, son adversaire, il sera ostracisé en
- 461, c’est-à-dire condamné à l’exil. Dorénavant, les person-
nages politiques qui prenaient dans la cité une influence trop
excessive ou les tyrans potentiels seront, après un vote qui avait
lieu chaque année, ostracisés pour dix ans. Celui qui pourrait
réintroduire la discorde, passer outre le processus démocratique,
sera dorénavant exclu de la Cité ; après le meurtre, on assiste à
un changement de discours, à une production d’un savoir inédit,
d’une nouvelle manière de vivre ensemble et enfin à une nouvelle
pratique politique.
Le nom du père de la démocratie assassiné interpelle : Éphialtès,
le même mot qui, comme on l’a vu, signifie « cauchemar ». Est-ce
un hasard, une simple coïncidence de la langue si le nom du
père de la démocratie assassiné et le cauchemar ne font qu’un ?
Certainement pas, notamment lorsqu’on sait combien en Grèce
ancienne le nom prend sens !
L’usage de ce nom a disparu au fil de l’histoire, mais depuis
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2  500  ans, lorsqu’un un Grec dit qu’il a fait un cauchemar, il
dit qu’il a fait un éphialtès  ! Le nom commun est l’expérience
partagée par tous sous la forme du cauchemar, le nom propre, lui,
est tombé en désuétude. Serait-ce la trace de l’échec du refoule-
ment du meurtre commis ?
Le cauchemar, l’éphialtès, ne serait-il pas une trace tout à la
fois du silence et du refoulement qui l’accompagne, rappel du réel

5. J. Hatzfeld, dans son Histoire de la Grèce ancienne (Paris, Payot et


Rivages, 1984, p. 202), avance que « le conseil archaïque qui siégeait sur l’aréo-
page était constitué d’anciens archontes (qui)… conservaient… un pouvoir de
surveillance générale sur la constitution… une loi portée en 461 ne laissa plus
à l’Aréopage que des attributions judiciaires… limitées aux meurtres avec
préméditation  ; Éphialte, l’auteur de cette loi, que les aristocrates considérè-
rent comme un sacrilège, fut assassiné quelques mois après, mais sa réforme
survécut ». Voir également J. Carcopino, L’ostracisme athénien, Paris, Librairie
Félix Alcan, 1935.

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du meurtre d’Éphialtès : ce qui est exclu du symbolique réappa-


raît dans le réel, nous signifiait Lacan ; ce qui ne s’est pas inscrit
dans l’histoire ferait-il effraction sur l’Autre scène ? Les citoyens
seraient-ils réunis, d’une part, par la responsabilité du meurtre
initial qui serait refoulé, mais qui ferait retour sous la forme
du cauchemar et, d’autre part, par la transmission symbolique
que constitue l’édification de la démocratie : nouveau discours,
nouveau lien social  ? Les citoyens partageraient-ils ainsi et la
démocratie et le cauchemar, comme trace du refoulement, culpa-
bilité inconsciente, pulsion de mort, rappel du réel présent lors de
la fondation de la cité démocratique ?

Qu’en est-il du cauchemar


dans la clinique psychanalytique ?

Que nous en dit Freud ?


À plusieurs reprises, dans son œuvre, il décrit le rêve comme
une forme de «  psychose normale  ». Lorsque le travail de la
censure est mis en échec et que la déformation du rêve n’a pas
été assez opérante, le cauchemar fait irruption. La déforma-
tion du rêve permet le compromis des désirs conflictuels, elle
permet d’éviter l’angoisse afin de pouvoir continuer à dormir,
lorsque cette fonction échoue, la censure est mise en échec, il y a
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cauchemar et réveil.
Dans L’interprétation des rêves, Freud écrit : «… en dehors
de ces rêves qui continuent pendant le sommeil les états affectifs
pénibles de la veille, il y a encore les cauchemars, rêves d’an-
goisse, où ce sentiment, le plus affreux de tous, nous secoue
jusqu’à ce que nous nous réveillions 6. » L’auteur va tenter, dans
un premier temps, de différencier cauchemar et rêve d’angoisse,
puis, après avoir élaboré sa théorie sur l’angoisse, il intègrera le
cauchemar au rêve d’angoisse (Angstträumen).
Au début, les concepts sur le cauchemar contredisent les
avancées de Freud concernant le rêve en tant que gardien du
sommeil et accomplissement d’un désir, c’est à partir de cette
impasse qu’il va conceptualiser sa théorie sur le contenu manifeste
et le contenu latent du rêve, et il en déduit qu’une représentation

6. S. Freud, L’interprétation des rêves, Paris, Puf, 1976, p. 124.

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pénible peut voiler une satisfaction et donc en définitive en


conclut que le cauchemar ne contredit pas son hypothèse.
«  Le problème du cauchemar représente un cas limite, nous
dit-il également, limite entre les vivants et les morts. »
Dans Inhibition, symptôme, angoisse, il définit le traumatisme
et par la suite, dans Au-delà du principe de plaisir, en 1920, le
statut particulier du cauchemar lié au traumatisme permettra à
Freud d’établir sa théorie sur la répétition et la pulsion de mort.
C’est ainsi que dans la voie royale que constitue le rêve, le
cauchemar occupe une place significative dans l’élaboration
freudienne car il a permis de compléter la théorie du rêve avec
les concepts de censure, contenu manifeste et contenu latent, de
déformation, mais surtout il donne accès avec le cauchemar d’ori-
gine traumatique à la répétition et à la pulsion de mort, concepts
qui, peut-être, ont contribué à l’amorce de l’élaboration ultime de
Freud sur Éros et Thanatos (1937).
Lacan, lui, nous indique qu’il est remarquable qu’à l’origine
de l’expérience analytique, le réel se soit présenté sous la forme
de ce qu’il y a en lui d’inassimilable – sous la forme du trauma 7.
Il aborde la question du cauchemar par le biais de l’angoisse et de
la proximité du das Ding, soit la Chose. Dans son séminaire L’an-
goisse, il précise que « l’angoisse de cauchemar est éprouvée, à
proprement parler, comme celle de la jouissance de l’Autre ». Il
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reprend à son actif les connotations contenues dans l’éphialtès :
«  Le corrélatif du cauchemar, c’est l’incube ou le succube, cet
être qui pèse de tout son poids opaque de jouissance étrangère
sur votre poitrine, qui vous écrase sous sa jouissance. La première
chose qui apparaît dans le mythe, mais aussi dans le cauchemar
vécu, c’est que cet être qui pèse par sa jouissance est aussi un
être questionneur, et même qui se manifeste dans cette dimen-
sion développée de la question qui s’appelle l’énigme 8.  » «  Le
Sphinx… dont l’entrée en jeu dans le mythe précède tout le drame
d’Œdipe, est une figure de cauchemar et une figure questionneuse
en même temps. »

7. J. Lacan, Le Séminaire Livre XI, Les quatre concepts fondamentaux de la


psychanalyse (1964), Paris, Le Seuil, 1973, p. 55.
8. J. Lacan, Le Séminaire, Livre X, L’angoisse (1962-1963), Paris, Le Seuil,
2004, p. 76.

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Du cauchemar : de l’origine de la démocratie athénienne à la clinique

On retrouve dans l’approche lacanienne le rappel de l’éty-


mologie du mot  : cauchemar ou «  cauquemaire  » apparaît au
xvie  siècle, à l’époque où sévissait une épidémie de sorcel-
lerie ; il signifie « fouler » et aussi « vampire » ou « fantôme »
(Dictionnaire étymologique de la langue française de Bloch et
Wartburg). Lacan y rajoute les notions de la jouissance de l’Autre
et d’énigme.

J’ai extrait du travail d’une patiente un fragment de cure se


référant tout particulièrement au cauchemar.
Cette patiente vient consulter lorsqu’elle atteint l’âge où sa
mère est décédée.
Sa demande est avant tout de se défaire de ses cauchemars
car elle se réveille régulièrement pendant la nuit ou au petit
matin en eau, dit-elle, à la suite de quoi elle doit aller se doucher.
Une intense angoisse l’oppresse, la réveille, elle est provoquée
par des cauchemars qui font effraction dans son sommeil. Elle
se réveille en sursaut, mal, angoissée, elle a des manifestations
corporelles, transpire suite à un cauchemar dont souvent elle n’a
pas le moindre souvenir au réveil, pas d’images, seule la présence
massive de l’angoisse, d’une oppression, de l’imminence de
quelque chose d’insu, d’innommable. Le cauchemar touche au
réel. Lacan, en 1974 («  La Troisième  »), inscrit l’inhibition, le
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symptôme et l’angoisse dans son noeud borroméen, il situe l’an-
goisse entre l’Imaginaire et le Réel, elle jouxte la jouissance de
l’Autre.
Madame L. rapporte malgré tout au fil de son travail quelques-
uns de ses cauchemars  : elle se rend au cimetière sur la tombe
de sa mère, elle ne la trouve pas dans la tombe mais derrière un
rideau où elle est intacte.
Face à l’intrusion de ce réel en excès, la patiente se réveille
très mal, sans recours. Sa mère, bien que décédée depuis plusieurs
années, est toujours vivante pour elle, que lui veut-elle ?
Quand elle était petite, elle entendait sa mère pleurer derrière
sa porte fermée à clef. Prégnance de l’Autre maternel, le sujet est
écrasé par le poids de l’Autre, l’énigme de la demande de l’Autre
silencieux vécu parfois comme menaçant qui la concerne dans
son être, être visée par un je-ne-sais-quoi, aurait-elle été respon-
sable de son état  ? Qu’attendait-elle d’elle  ? Énigme opaque

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concernant la jouissance de l’Autre, jouissance dont la patiente


aurait été l’objet (che vuoi ?).
Sa mère, dont on lui taisait la maladie, ne lui parlait pas ; dans
le questionnement angoissant du désir de l’Autre, elle vivait ce
silence à travers ses projections comme un reproche de ne pas
avoir été la fille qu’elle aurait voulu, de trop ressembler à son
père, elle avait également le sentiment de ne pas exister, d’être un
objet pour cette mère qui était soit malade soit partie en voyage ;
quant au père, il gagnait sa vie au loin.
Elle se souvient malgré tout du temps passé auprès de ce
père, lorsqu’il était revenu pour un temps et s’occupait d’elle,
elle se souvient des repas en tête-à-tête, de la complicité qu’ils
partageaient tandis que la mère malade était retranchée dans sa
chambre ; le fantasme œdipien est mis à jour.
La patiente avait évité sa mère à la fin de la vie de celle-ci, elle
ne la voyait plus ; son malaise est mêlé de culpabilité de n’avoir
pas supporté de la voir cette fois diminuée.
Pourquoi sa mère ne meurt pas, n’en finit pas de mourir ? se
demande-t-elle.
Son vœu de mort et sa haine s’expriment alors.
– Elle part en mer, la mer est démontée, elle embrasse un
jeune homme, le corps de celui-ci se décompose, elle associe sur
les intrusions de sa mère dans sa vie intime.
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– Enfin elle fait des cauchemars « érotiques » liés à des scènes
sexuelles, elle est envahie par un excès de plaisir angoissant.
Freud parle de l’angoisse liée à certains cauchemars où il y
aurait une recrudescence de libido sexuelle, trop d’excitation ou
trop d’angoisse produiraient le même effet : « Nous savons que
le rêveur entretient avec ses désirs des relations tout à fait parti-
culières. Il les repousse, les censure, bref n’en veut rien savoir.
Leur réalisation ne peut donc lui procurer de plaisir  : bien au
contraire… l’expérience montre que ce contraire… se manifeste
sous la forme de l’angoisse 9. »
Nous constatons que l’excès de plaisir ou la proximité du
réel, ou le désir de mort ont le même effet sur le ou la rêveuse :
le réveil dans l’angoisse. Le rêve-écran nécessaire au principe de

9. S. Freud, L’interprétation des rêves, op. cit., p. 493, note 1.

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Du cauchemar : de l’origine de la démocratie athénienne à la clinique

plaisir est mis en échec par la montée pulsionnelle ou la rencontre


avec la jouissance de l’Autre.
Peu à peu, son identification à cette mère se dénoue  : sa
peur de mourir au même âge qu’elle, qui a fondé sa demande,
s’estompe.
On peut remarquer que le cauchemar est installé dans le temps
par opposition au rêve qui lui, puise son inspiration dans les
événements du quotidien de la veille.
Elle était bonne élève, mais à un moment elle a été renvoyée
de l’école. Elle évoque les courriers qu’elle recevait alors de son
père où elle ne comprenait plus rien, plus le sens des mots.
Au fil du travail, dans le discours de cette patiente, le phonème
r se dégage, se répète, revient fréquemment, il est polyvalent, il
apparaît dans les noms, les choix de métier… Je le souligne, elle
s’accroche à cette piste. Ce phonème, au-delà du sens, aurait-il
été là avant la prise symbolique du signifiant ?
Elle étouffe, cherche alors le mot air dans le dictionnaire,
elle ne sait plus ce qu’il signifie, se souvient que, pour sortir des
moments de détresse, elle se réfugiait dans la maison de Bellair
chez des amis proches de la famille.
Elle est à présent en colère. À la date anniversaire de la mort
de sa mère, elle va se mettre à boire de la bière, pendant des mois,
elle va consommer compulsivement des bières ! À un moment,
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elle va associer bière et mettre en bière, mettre enfin cette mère
en bière !
Plus tard, dans un rêve, elle voit la tête de sa mère au ciel, le
visage serein. Cette fois, cette mère est morte et enterrée et elle
est loin à présent, au ciel. La patiente a enfin réduit l’Autre à un
petit autre, elle peut alors parler autrement de cette mère. Elle
commence à se réveiller paisible, elle n’est plus obligée de sauter
du lit, de se doucher, de s’activer ou encore de se précipiter dans
la rue pour faire coupure avec l’Autre scène !
Bien sûr, tout n’est pas réglé pour autant, mais déjà le pas
franchi n’est pas négligeable pour le quotidien de cette patiente.
Elle retrouve le plaisir de se remettre à lire et à apprendre. L’am-
bivalence, la haine mêlée de culpabilité, la colère ont été mises
à jour ; à présent le Réel qui affleurait dans le cauchemar ne fait
plus effraction.

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La clinique lacanienne n° 24

Nous avons constaté comment la présence massive de l’an-


goisse et du cauchemar enfermait et envahissait cette patiente,
combien le corps était sous emprise… Cette clinique de l’an-
goisse me semble tout particulièrement d’actualité aujourd’hui
où nombre de symptômes renvoient tant à l’angoisse qu’à des
ruptures de sens ainsi qu’à une forte emprise maternelle.
J’ai abordé deux aspects du cauchemar dont l’un renvoie au
collectif : l’assassinat d’Éphialtès suivi de son refoulement fonde
la Cité démocratique athénienne, il inaugure une nouvelle alliance
entre citoyens. Toutefois, le refoulement ne serait pas total, il y
aurait rappel du meurtre à travers l’insistante du réel qui affleure
dans le cauchemar. L’éphialtès, le nom commun évoque le nom
propre de la victime oubliée, nom propre qui disparaît désormais
derrière le nom commun. C’est ainsi que, si l’on se fie à la langue
grecque, le réel du meurtre à l’origine de la Démocratie continue-
rait à faire effraction dans le sommeil des citoyens !
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