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4 CHistoire 485-F: 7,90 € -RO 13413 [Selistoire NUMERO DOUBLE 116 PAGES Se Rema O ana OL Ruée vers l’est Pierre le Grand, VEuropéen Alexandre face 4 Napoléon IRR ete a Rey eat Piola eta ya 8 ec cg fe 0 os! ae cia Peed races apron es LA A GRANDE REOUVERTURE museon = Ww ARLATEN Histoire L’édito/s3 eye mens een 1978, ‘in pars bions enue Rar ‘thes enon tomprt.7507 are Pesetet tu olapiaon: Bren rears Sota hrcesean Deseret Celasn Naee tec abpe: esr Ce fosigat ‘Green phi: Doe ase eerie Seance Tn ianesre Soe ‘action bocomewTaon ALBAN {ecsoL vo semunicer hes ‘Gurl cation -courierahione pees Bec delarenaon sian (1955) ‘oto conde dearer, ‘Suomen saecicralacn Aisne end ae taca 950) scatectnn eco Sss 95) ‘aster en he anteTma 1954) ‘Serie ura cerescion oyna svgue 958) ane de Gg Melt ‘aeons Gch, Neuere Nat ope 7 encore ero Hee ie Bie anise ole (1957) ‘Stee potty Ses (1958) outréscuxminaue FeblenPuqa, le Poel ina Pt ore Prange tare Ti omen Clie a, Vict Azo, ‘emi dere Ener ena, ‘emo Pane Bt Chom, ‘Aare an icDemenach (Greer Gsca Cron Gray eel eon boa les el Natit aha harcLsnr Ole ous, (Gabriele Ae Mt nue, ‘ihe ore ante lees bane Cacyon me ain, Fans Maton, ‘Calne ert Romane och Thomas rece tpt detain ‘Grtenpnefernon (910) cies nowenques errand Care 19 08) Die Tacos Resort ting dit: espera deingsn Hagin SShetmescpes: ities, Tle Ne 00514970) Dison ees Ploy ‘aor ssaaostyfn-01 79718451 tated 0990) escronuetane 0 He rerRae Domed Vee, 75002 Pris Sor aseiders cts Courant Dic gnc Cara op (270) Decrrommerca Chant) ‘Stoo 29) ‘ean atric ena (0920) ednbcont, Désarroi post-impérial ladimir Poutine avait sur- pris son monde en décri- ‘vant, en 2005, la chute de YURSS comme « la plus ‘grande catastrophe géopoli- tique du x siécle ». Ce quvexprimait ce jourla le président russe n’étaitassurément pas un éloge du régime communiste, mais bien Tidée que la Russie fest rien sans fempire. Le plus grand pays duu monde est ce- lui de la démesure : lorsqu’on planta tune gare a Vladivostok, i fallait quinze jours de rain pourrallierdepuisMoscou Je nouveau port, « maitre de Orient » (9000 km). Mais la Russie est aussi le produit d’un triple héritage impérial celuides Scandinaves (Rous), seigneurs de Kiev et qui, baptisés autour de TAn ‘Mil, établissent leur domination sur les peuplesalentour ; le deuxiéme est "héri- tage mongol, quelleshistoriens russes Pour la Russie, empétrée dans les pratiques d’un autre age, le défi est de devenir un Etat parmi d’autres xn sidcle désignent comme le « joug ta- tar» pour faire oublier ce que les Russes lui doivent : en faisant des princes de ‘Moscou leurs intermédiaires, les Mon- gols ont assuré leur prééminence sur ‘ous les autres souverains de la région ; letroisiémehéritageestbien sirceluide Byzance qui, aprés la prise de Constanti- nople par les Turesen 1453, fitpeu.a peu de Moscou la « troisiéme Rome » et de son prince un « César» (tsar). Plus rien nYarréterait une expansion de trois cents ans. Il suffisait & Ivan le ‘Terrible, maitre de Kazan (1552), et @ ses successeurs de laisser faire les chas- seurs de fourrure pour prendre posses- sion sur leurs pas de Pimmensité sibé- rienne. Gette spectaculaire conquéte de Est offrait vrai dire bien peu de rési tance... Vainqueur des Suédois, Pierre Je Grand progressa vers le nord, dépla- Gant la capitale sur les bords de la Neva, dans un décor qui le hissait au rang des principaux souverains européens. Prin- cesse allemande devenue impératrice, Catherine 1, elle, croque la Pologne et, plus durablement encore, la Crimé Régnant d'une main de fer sur un en- semble « multiethnique », elle sait trai ter avec les ites allemandes et pleurer sur la destruction d'une mosquée. « Elle a.vules peuples», écrit le marquis de Sé- gur, ambassadeur de France qui Pac- compagne, éperdu admiration, dans Tune de ses tournées triomphales. Lorsque Alexandre I" entre en vain- quer Paris en 1814, le monde a com. pris qui fallait compter avec Empire Tusse. Mais ce colosse surarmé fait ‘peur. Sa progression dans le Caticase et en Asie centrale inguidte les Anglais. Ses visées sur Constantinople déclenchent Talliance imprévue des Européens avec les Ottomans et Phumiliante défaite en Criméeen 1856. De nouveau les Russes se tournent vers PAsie. « Cest la qu’est notre espérance », 6ctit Dostoievski. Lé- nine sten souviendra en 1917 dans « La Russie contre fOccident », A cette construction pluriséculaire, empire soviétique apporte la démesure deere desmasses. Etson effondrement est un affaiblissement sans précédent. Latransition démocratique fait long fet. 1a Russie peine a sinventer sans lem- pire. Le coup de force de Poutine an- nexant la Crimée en 2014 lui assure le soutien des populations. Mais la viola- tion des régles internationales margina- lise le pays & YONU. Bravant POccient décadent, la Russie renoue avec asia- tisme et se tourne vers la Chine. Mais pour la Chine, le pays qui pése & peine 2.% du PIB mondial n'est qu'un parte- naire de second ordre. exaltation ?un passé grandiose ne peut tenirlieu de po- litique. Pour la Russie, empétrée dans la régression démocratique et les pra- tiques d'un autre age, ledéfi aujourd'hui est de devenir un Etat parmi autres. m Histoire STOWE / 485486 /JLETAOUT 2003 a/ Sommaire ‘COUVERTURE: PoreitAlens I Mikovte, sar de ous jePerte le Grand et deme ar 1660 (Meso, Mise CCenumero comport unencat abonnement [Hore sures exxmplairsosque France, lunenear abonnement Edjproup srl exemplazes ‘KrosgueBlggue ee Suse tn encar Sophia Boutique ‘taogue ivanges serles enemas shen UMISTOIRE/ Nab5486/JILEF AOU 2001 CNet) TOMA CMMI be TU: «Unart de gouverner hérité des Mongols » entretien avee Jane Burbank Chronologie 1453-1667. La fabrique des tsars ar Plerre Gonneau Naissance de la « Sainte Russie » Carte : Ja Russie @’ivan le Terrible Généalogie 20 1550-1800 22 32 38 44 46 une construction eurasiatique Une immense mosaique eurasiatique par Marie-Karine Schaub Les Juifs, résidents diseriminés Des cartes par centaines Carte : la grande expansion, 1650-1800 Moi, Pierre, empereur par Thierry Sarmant Pouchkine : « Une fenétre sur TEurope » Catherine II chez les Tatars par Wladimir Berelowitch Une despote éclairée Carte : de la Baltique & la mer Noire Le palais grec de Potemkine par Olga Medvedkova Alaska. Un pied en Amérique centretien avec Erie Hoesli 1806, le tour du monde ! par Glément Fabre Carte : les expéditions de Vitus Béring Carte : xix* siécle, Papogée Quand la Russie a commencé a faire peur par Marie-Pierre Rey ‘Vu d'Europe : peurs et préjugés Pourquoi une guerre en Crimée ? ar Lorraine de Meaux Un empire ’Orient ? Par Lorraine de Meaux En voyage avec le tsarévitch Asie centrale. Face aux Anglais ar Etienne Peyrat Carte : gentlemen's agreement Petits trocs sur le fleuve Amour ar Séren Urbansky Carte : 1860, Youverture de la frontiere 80 1917-1991. Le grand pays et les petites patries par Sabine Dullin Carte : la construction de TURSS Infographie : Torganisation de TEtat-Parti en URSS URSS : comment un empire implose ar Nicolas Werth Carte : !Union soviétique se disloque Infographie : Ia fin de la domination du Parti Chronologie Le périple de Kapuscinski par Sophie Cocuré Adieu Lénine. Ukraine 1991 par Frangois-Xavier Nérard Donbass : Vescalade Carte : des frontiéres ‘mouvantes 104 Diaspora. Les nouveaux archipels ar Catherine Gousseff Carte : le grand exil des années 1920 Infographie : les Russes dans le monde en 2021 108. Ce qu’on raconte aux enfants ar Korine Amacher Un passé encombrant ‘entretien avee Timothy Frye Poutine refait l'histoire ar Taline Ter Minassian 14. Pour en savoir plus France Culture ‘Le eudi 1° juillet 905, retrouver, en partenariat avec L Histoire, Pémission de Xavier Mauduit «Le Cours de Phistoize» HISTONE / 485486 /JLETAOUT 2001 6/ LEmpire russe « Un art de gouverner hérité des Mongols » Les revendications politiques de Vladimir Poutine trouvent en partie leur fondement dans Uhistoire longue de la Russie et de ses multiples héritages. Grande spécialiste de histoire des empires, Jane Burbank nous explique pourquoi. Entretien avec Jane Burbank L'Mistoire : Qu’est-ce qu’un empire ? Jane Burbank : Un empire, est dabord une en tité politique de grande taille et expansionniste, voire une entité politique qui conserve le souve- nir d'un pouvoir étendu dans Fespace. Deuxiéme élément de définition : un empire gouverne des peuples différents les uns des autres en maintenant des distinctions entre ces populations. Pour cela, i fait appel & un « réper- toire » de stratégies. Il n’y a done pas de « for- ‘mulaire institutionnel » unique qui définisse un ‘empire ily a bien des maniétes de gouverner, et bien desmaniéresd'étre gouvernéparun empire, Le recours & des intermédiaires entre le pou: voir central et les populations est essentiel, sur- tout quand il s‘agit de régner sur un vaste ter- ritoire. La tache est souvent confige a des élites locales. Mais ces intermédiaires peuvent échap- per au contréle de lempire : comment s'assurer de leur loyauté ? Comment les utiliser sans leur donner trop de pouvoir? Nenousfions pasa la nomenclature :laFrance, toutau long du xix*sidcl, quelle que soitlaforme de son régime empire, monarchie constitution- nelle, république - n'a cessé d’étre « impériale » En Russie, les formes et les pratiques de Tem- pireont commencé dexister bien avant que Pierre le Grand prenne le titre d’empereur en 1721 des les débuts de la Rows’ de Kiev, au x* siécle, les princes cherchent étendre leur territoire et A soumettre & leur autorité différentes tribus UMISTOIRE/ Nab5486/JILEF AOU 2001 LAUTEURE. Professeure émérite histoire russe d Vuniversité de New York, Jane Burbank codirigé Russian Empire. Space, People, Power, 1700-1930 (ave ‘Mark von Hagen, Anatoly Remnev, Indiana University Press, 2007) eta publi, avec Frederick Cooper, Empires, dela Chine andienne & nos jours @ayot, 2011). slaves, finnoises et autres. La grande principauté de Moscou, quia succédé dla Rous’ au xrv*siécle, alle aussi une structure impériale. Les princes de Moscou ne sont.ils pas pourtant d cette date sous la domination des Mongols ? Oui! LEmpire mongol, qui a imposé sa tutelle & larégion au milieu du xm siécle, a placéla Rous’ de Kiev puis la principauté de Moscou dans une situation paradoxale : jusqu’au régne d'ivan le Terrible, au milieu du xvr sige, les souverains russes sont la fois la téte d'une principauté re- vendiquant la succession de Byzance (cf. p. 12) et sous la domination du khan mongol ! Siils cherchent a accroitre le nombre des peuples sous leur domination, ce n’est alors pas unique- ment par volonté des’étendre géographiquement mais également pour récolter suffisamment de ressources pour payer le iassak, le tribut quilsde- vaient verser au grand khan. Cestune période décisive pourlaformationde Empire russe : ladomination mongole aapporté aux Russes une expérience pratique, administra- tive celle de compter les tribus, de distribuer les biens et détablir le souverain comme source des lois. LEmpire russe a aussi appris des Mongols Pattention portée auxélites des groupes dominés etTidée que le souverain doit ntégrer et protéger les différents peuples de empire tout en respec- tant leurs coutumes. Jusqu’a Ivan le Terrible, les princes mosco- vites utilisent ailleurs le titre de « khan », AU xvr' siécle le clergé s'efforce de transformer image de la Russie et son passé mongol ; cest alors qu’lvan le Terrible adopte, en 1547 le titre de « tsar », qui renvoie & la méme éymologie que caesar ou Kaiser, ce qui permet de rattacher le souverain russe aux grands empereurs de YAntiquité romaine. ‘Au xvnr siécle souvre la querelle sur heritage des Mongols. Les historiens russes font tout pour Jeminimiser. Cest aussi &tce moment qu‘on prend Thabitude de décrire la longue domination mon- gole comme un « joug ». On insiste au contraire surTidentité slave des Russes, originescandinave desprinces de Kiev est galement contestée, tandis pe Lew ys que le passé mongol se charge négativement. Jusqu’a la fin du x1x* sigcle, of un courant intel- lectuel décide de promouvoir les origines orien: tales, enrasiennes de la Russie (ofp. 64) Get héritage de trois empires (scandinave avec la Rous’ de Kiev, byzantin et mongol), auquel il faut ajouter influence slave, a offert aux admi- nistrateurs de FEmpire russe un large choix d’ou- tils institutionnels. Cela peut encore expliquer le ystére que représente Ia Russie aux yeux des Occidentaux : elle semble utiliser notre manire de gouverner, lesmémes mots... maisils sont mé- és & autres coutumes. En réalité, la rencontre avec PBurope intervient trés tard dans Thistoire de la Russie, Ce n’est que la quatriéme civilisa- tion avee laquelle elle va étre en contact!» > » La Horde d’Or vaincue En 1380, la bataille de Koulikovo marque la veto du prince Dimitri sures Mongols. Aux ‘yeux des Russes elle prend un earactére légendaire: enfin, ils peuvent aspirer 3 Secouer le «joug tatar» (chronique du avr siéee), STOWE / 485486 /JLETAOUT 2003 8/ LEmpire russe « C’était bien 1a la vieille Russie » GG Seeder années cerrance falls revoimma premiere vile ruse, mémesice n’était qu'un trou de province [fakoutsk, en Sibériel. Mais, Gtait-elle tout fait russe malgré ses maisons si typiques ? [Les lakoutes] ont les cheveux taillés comme nous, ne laissant derriére les oreilles que deux fines méches de chevewx longs, sans doute un dernier vestige de leur appartenance a cette population unique d’Asie centrale qui s'est répandue Jusqu’aux rives orientales du continent. [...] Cest rempli de joie queje pé- nétrai dans le dédale de ses rues bordées de maisons de bois sans étage, noircies par le temps. C’était bien lala veille Russie, méme si cette Rous’ Gtait sibérienne [...]. Cest tout cela qui fait son caractére, plutét sévére, mais combien grand !” 1. Gontcharoy, La Frégate Pallas trad. S, Rey-Labat, Lausanne, [Age d'homme, 1998, pp. 576-577. >>» Comment expliquer que Empire russe ait pu durer silongtemps et se maintenir sur un territoire si grand ? Son atout principal résidait dans son systéme de ‘gouvernance extrémement flexible. Au moment de la conquéte des khanats tatars de Kazan (1552) et’Astrakhan (1556), parexemple, Ivan le Terrible n’a pas mis en place tne politique de domination brutale ou de conversion forcée. Les chefs tatars musulmans ont put appartenir a Télite de Yempire tout en conservant leur rel- gion, Lislam a été intégré & empire (¢f p. 22). De plus, de ’Asie centrale aux steppes de Sibérie, Au long des fletives ‘expansion russe en Sibéreasuivles cours dl lenste dela Lena Apartide la fn du susie (re arienne des. colonnes » de la Lena, lake, Russie) LUMISTOURE/ N85-86/JILEF OUT 2008 était pour ainsi dire la tradition d’étre gou- verné de loin par un prince d'une autre ethnie ; Ye Etat parapluie » ne posait pas de probleme aux populations. Il faut aussi rappeler que les régions gagnées parles princes moscovites sont des terres trés peu contrélées et pauvres en ressources, pas trés dif- ficiles & conquérir et qui n’intéressaient pas les grandes puissances. Cela a finalement été un avantage pour les Russes d’étre dans une posi- tion géopolitiquement faible quand ils ont com- meneé a étendre leur territoire & Vest et au sud pendant longtemps, ils vont pas attiré les ambi- tions des autres. Une expansion comparable at celle des Etats-Unis ou des empires coloniaux européens ultramarins ? La comparaison est délicate. Les Russes eux- ‘mémes (surtout au xix" siécle) se comparaient aux Etats-Unis — et & leur expansion a travers un grand espace —et pensaient qu'ls pouvaient ap- prendre quelque chose deux. Mais la difference ‘majeure & mes yeux réside dans le traitement ré- servé aux indigénes. Aux Etats-Unis, ils ont été considérés comme des étrangers & éliminer et ont subi massacres et assimilation foroée, tandis qu’en Russie les peuples indigenes étaient auto- risés & conserver leur spécifiit. Pour ce qui est des empires coloniaux euro- péens, ils étaient, au xix" sidcle, les grands ri- vvaux de la Russie, mais des rivaux dont il fllait apprendre : pour les ites russes du xr siécle, tre moderne et civlisé, était ere & la téte d'un /9 empire colonial. LesRusses ont donetenté d'avoir de « vraies » colonies comme les Européens, par exemple a ouest della Sibérie, versla Chine, pour asseoir leur statut de grande puissance. Mais, méme si la Russie pouvait se décrire comme coloniale et que les Russes pouvaient se penser comme « colons » dans les steppes, leur manigre de gérer leur empire était tes différente de celle des Européens, LEmpire russe est une construc- tion & part, qui puise a différents modéles et les combine de facon originale. ‘Cemodéled'empire «ultramarin »acependant jou en Russie un réle tres important. En effet, empire russe n'est pas si continental, si« ter- restre » que les Européens ont tendance a se le figurer, Locéan Pacifique a été exploité afin d'y trouver desanimaux précieux depuislemiliew du xvit sidcle et il améme été traversé par desexpé- ditions russes (¢f p. 46). Les eaux intérieures (lacs, leuves) tiennent une place majeure dans Fimaginaire impérial russe : est en remontant le cours des fleuves Tenissei et Lena que s'est faite 'expansion russe en Sibérie & partir de la fin du xvt si8cle ; plus tard, au x0 sidcle, Cest le fleuve Amour quia été porteurde la colonisation de larégion frontaliére avec la Chine (¢f p. 74). Diriez-vous que VUnion soviétique fut un empire colonial ? Diss les années 1960, des historiens en France et aux Etats-Unis ont commencé a décrire URS comme un empire colonial. Cette tendance s'est accentuée apris la chute de Union soviétique les personnes vivantdans les tats du Caucase ou de Asie centrale devenus indépendants, comme YOuzbékistan, ont construit une histoire trés na- tionaliste, ot les Russes étaient décrits comme des colons. Les Tatars, qui servaient @intermé- diaires au pouvoir soviétique dans ces pays, ont eux aussi été identifiés comme des colons de époque sovietique. Aujourd’hui encore cest une querelle qui op- pose les historiens spécialistes de la Russie. Mais, mon sens, ce nfest pas un débat trés intéressant. Les Soviétiques ont pu utiliser diverses straté- sies, relevant parfois d'un fonctionnement impé- rial (role des intermédiaires, prise en compte des ‘multiples nationalités), mais Tessentiel n'est pas de savoir quel nom donner ace systéme : est de faire 'effort de comprendre commenti fonction- nait—ou ne fonetionnait pas. Rappelons quil existe entre la Russie tsariste et TURSS une difiérence ambition : alors que Ja premiére se révait, au x1x° siécle, en empire colonial, la seconde se voulait anti-impérialiste et a ainsi gagné des peuples colonisés par les Européens a la cause du communisme. Au sein de TURSS, chaque ethnie était reconnue par les Soviétiques comme une entité culturelle et les dirigeants avaient trouvé le moyen dintégrer les lites locales au sein du pouvoir. La politique de Le drapeau de Pierre le Grand Le drapeau actuel de la Fédération de Russie, ‘adopté aprés la chute de TURSS en 1991, estné avec Tambition de Pierre le Grand de constituer tune flotte moderne. Inspiré de son voyage aux Pays-Bas il est offcalisé comme pavillon dela marine rmarchande en 1720. russification sidestructrice au début dix sidele a été ouvertement rejetée. LURSS, au contraire, était multinationale, multiethnique : la représen- tation par nationalités était considérée comme sunatout (ofp. 80). ‘Autre différence importante: la place accordée lareligion. Lescommunistes font attaquée alors que les tsars se sont appuyés dessus. Les bolche- viks ont beaucoup perdu a renoncer a fexploiter ; dans les mosquées, au xvm-x1x*siécle, les gens priaient pour le tsar chaque semaine ! Mais, aprés la Seconde Guerre mondiale, 'URSS a adopté tune attitude plus flexible et a utilisé Vglise or- thodoxe pour tenter d’obtenir Padhésion de cer- taines populations, comme les Ukrainiens. Dans autres régions les dirigeants ont au contraire essayé de réduire lnfluence de la religion et de controler totalement le clergé. Mais, il faut ob- server que discipliner le clergé est une tactique de longue durée. Les Romanov ont établi une institution pour former le clergé musulman au xvitsiele, La« Fédération de Russie» aujourd'hui est-elle encore unempire? Bien sdr ! Elle en posséde toutes les carac- téristiques : reconnaissance des nationali- tés (Daguestan, Tatarstan, République des Maris...) ;flexibilité et diversité des formes de L’Empire russe est une construction apart, qui puise a différents modéles et les combine de facon originale représentation et des manitres de diviser le teri- toire ; et enfin expansionnisme. La Russie a com- ‘mencé a regagner des territoires de l'ancienne Union soviétique ou lorgne sur eux, comme la Crimée en Ukraine, la Transnistrie en Moldavie, TOssétie du Sud et ’Abkhazie en Géorgic. Fait notable aujourd'hui: la rupture avec Tu rope. Gette derniére est devenue un ennemi dont la Russie est présentée comme la victime, et Poutine a opéré un net tournant vers VAsie. héritage mongol et eurasiatique est reconnu, et ‘onmet accent sur le caractére multinational du passé tandis que tous les maux sont attribués a VOccident. On note aussi un retourde la religion, dont Poutine veut faire un soutien de Etat. Sonattitude enversle passé est complexe: ilaf- fiche lavolonté deredonnerala Russie sa place de ¢grande puissance mondiale, et la Russie tsariste mpériale est reconnue comme un grand prédé- cesseur de la Russie actuelle. Limpérialisme et la gloire sont done étroitement lis. Il reste impos- sible de construire une homogénéité nationale de la population : « Russe » ne sera jamais équi- valent a «Slave », tant les peuples qui habitent la Russie sont variés. (Propos recueilis par Coline Perron.) HISTONE / 485486 /JLETAOUT 2001 ECEAM SPECIAL Empire russe De la Rous’ a la Fédération de Russie wuitax siete Installation des Varégues venus de Scandinavie autour de Novgorod. Constitution progressive dune premiere principauté, la Rous’ de Kiev. 980-1015 Regne de Viadimir 1, conversion des Kieviens au chrstianisme byzantin. 1237-1241 Seconde vague de conquéte mongole conduite par OgGdei, fils de Gengis Khan. La Rous’ passe pour plus de deux siéctes sous la domination de la Horde d'Or. 1380 Bataille de Koulikovo : premiére victoire des Russes sur les Tatars. 1453 Prise de Constantinople par les Tus, 1962-1505 Ragne d'ivan I, qui jette les bases d'un tat moderne, la Moscovie.. 1547 Couronnement impérial van IV le Terrible, premier tsar de Russie. 1552-1556 Conquéte des khanats mongols de Kazan et d’Astrakhan, Fin du « joug tatar >. 1582-1584 Début de la conquéte de la Sibérie avec expedition du cosaque Ermak. 1589 Création du patriarcat de Moscou. 1613 Election de Michel, premier tsar Romanov. 1689 Debut du régne personnel de Pierre I" le Grand. 1703 Fondation de Saint Pétersbours. ayaa Pierre le Grand proclamé empereur de toutes les Russies. 1725 Pierre le Grand charge Vitus Béring de voir s'il est possible de gagner Amérique par le nord, 1762 [Apres Vassassinat de Pierre Il, Catherine Il devient impératrce. 1768-1774 Guerre russo-turque : les Russes obtiennent tun débouché sur la mer Noice. mst / 5486 /WIUEEAOOT 2021 1783 ‘Annexion de la Crimée, fondation de Sébastopol. 1772, 1793, 1795 Partage de la Pologne entre la Prusse, ‘Yautriche et fa Russie, qui annexe aussi la Biélorussie et Vouest de P'Ukraine. 1812 Victoire des Russes face & Napoléon. Alexandre I" entre en 1814 dans Paris & la ‘tte des armées coalisées, Il sera "homme fort du congrés de Vienne en 1815, 1853-1856 Guerre de Crimée. Le traité de Paris de 11856 qui la clot est humiliant, 1859 Reddition de Vimam Chamit. Fin de la conquéte du Caucase, 1860 Fondation de Vladivostok. 1861 Abolition du servage. 1865 Prise de Tachkent : début dela colonisation de lAsie centrale, 1904-1905 Guerre russo-aponaise qui se termine sur lune defaite russe. 1905, janvier «Dimanche rouge », manifestation Violemment réprimée & Saint-Pétersbourg. Premiere crise révolutionnaire. Nicolas I signe le manifeste d'Octobre, qui accorde des droits nouveaux. 1914, 1" aout Entrée en guerre contre ‘Allemagne. 1917 Revolution a Petrograd dés février. Nicolas I! abdique en mars, cest la fin de empire tsariste. En octobre, insurrection bolchevique. En juilet 2938, Nicolas Il - le dernier tsar - et sa famille sont exécutés. 1922 {Empire russe devient Union des républiques socialistes soviétiques (URSS). 1929, 7 novembre Staline proctame le Grand Tournant (collectivisation des campagnes, Grande Terreur en 19371938). 1944, 18-20 mai Déportations de Tatars vers VAsie centrale. Leur république est rayée de la carte. 1945, 9 mai Capitulation de Varmée allemande : ta victoire surle nazisme est une source de ferté pour les Russes. 1945-1948 Nouvelles frontiéres de l'URSS, qui gagne des territoires 8 Vouest. Sovitisation progressive des démocraties populaires. 1947, octobre Début de la guerre froide, 1979, 27 décembre Intervention de UArmée rouge en ‘Afghanistan. Elle se retire en 1983. 1985, 18 mars ‘Mikhail Gorbatchev devient secrétaire ‘général du PCUS. I Lance la perestroika (reconstruction) et la glasnost(transparence). 1989, 9 novembre ‘Chute du mur de Bertin. 1990 la Lituanie proclame son indépendance. Début de implosion de C'URSS, 1991, mars Par référendum, 3 soviétiques sur 4 se prononcent pour la maintien de IURSS. 1991, 12 juin Boris Ettsine élu au suffrage universel président de la Fédération de Russie. 8 décembre Les présidents russe, ukrainien et biélorusse annoncent la fin de 'URSS et lancent la CEL, créée le 21 décembre. 25 décembre Démission de Gorbatchev. 1994-1996 Premiére guerre de Tchétchénie. la seconde dure de 1999 3 2006. 1997 la Russie entre au 67, qui devient le G8. 1999 Vladimir Poutine président. 2014, 18-23 février Révolution de Maidan en Ukraine. ‘Annexion de la Crimée et guerre du Donbass, oi la Russie soutient les séparatistes prorusses contre Etat ukrainien. La Russie est exclue du 68. 2015, 30 septembre Déploiement de forces de Varmée russe en Syrie, en soutien a Bachar el-Assad. 2020 Les Russes valident a 77,9 % une révision constitutionnelle qui permet 4 Vladimir Poutine de se maintenir au Kremlin jusqu’en 2036. dela Ornre Bed BORA GUFRAE CONNIE VOUS NE UAVEZ ANAT ay a-t-il eu une chance de l’emporter? Himalaya 1962, la guerre des neiges Qui perd gagne Malplaquet s Du fervétu ala guerre en dentelles Le capitaine Léger, maitre de I'intox Hannibal contre Scipion RRES Le brouillard de la guerre me 12/ LEmpire russe 1453-1667 La fabrique des tsars Apres la chute de Constantinople en 1453, Moscou, au cceur des territoires russes rassemblés, devient la troisiéme Rome. Successeur de Vempereur, le monarque prend le nom de tsar (césar) et se couvre d’atours impériaux. “estPierrele Grand quiproclame formellement lEmpire russe en 1721 (¢f p.32).Pourtant, lapré tention de la dynastie régnante a la monarchie universelle est bien plus ancienne. Elle est af- firmée en plusieurs étapes, de la chute de Empire byzantin a la guerre russo- polonaise de 1654-1667. Le rassemblement des terres russes ‘Quand tombe Constantinople (que les Slaves ap- pellent « Tsargrad »), prise « par les Tures sans- Diew» le 29 mai 1453, la Russie sortd’une longue ‘guerre dynastique, remportée par Vassli Il (par- fois appelé Basile I), e grand-prince de Moscou. Cette victoire Ini permet de modifier les régles de succession :ilmetfin au principe dela succession latérale, Cest-i-dire au sein de la méme généra- tion, qui impliquait des partages territoriaux, et ‘qui avait fait de la Rous’ une véritable mosaique de principautés. A la place est établie une succes- sion verticale, de pére en fils, qui donne plus de force au pouvoir central sans supprimer tout & fait les partages. Enparalldle, lescleres décernent de plusen plus souvent a Vassili II les épithétes d’« autocrate » (samoderjets) et de « souverain » (gossoudar). Le territoire qu'il contréle n’en reste pas moins li- mité, entre Volga et Oka, flanqué de nombreuses autres principautés sur lesquelles régnent des dy- nasties cousines, toutes issues du prince Vladimir de Kiev (of p. 14). En outre, lescités de Novgorod et de Pskov sont gouvernées par des magistrats lus, qui jouissent toujours d'une assez large autonomie. LUMISTOURE/ N85-86/JILEF OUT 2008 Par Pierre Gonneau AUTEUR Professeur histoire et de civilisation russe Sorbonne Université | directeur études aTEPHE, Pierre Gonneau est notamment Vaureur dan IeTerrible ou LeMétier de tyran (fallandier, 2014). Vassili Il ne porte pas le titre de « tsar ». A Tépoque, ce terme désigne, dans les sources ‘russes, soit les rois bibliques David ou Salomon, soitle basileus (empereur) byzantin, soit 'undes hans héritiers de Empire mongol. Il peut étre appliqué un prince russe, mais comme épithéte laudative et en général posthume. action de Vassili I se place aussi sur le ter rain ecclésiastique. En 1448 il organise le dé- tachement de IEglise russe du patriarcat de Constantinople, la rendant done autocéphale de Cette rupture Iui a néanmoins valu la perte environ la moitié de ses diocéses, ceux qui sont sous la tutelle temporelle du roi de Pologne et sgrand-duede Lituanie. estailvan Il (1462-1505) et Vassililll (1505- 1533) quiileonvient d’attribuer ce qu’on peut ap- peler le rassemblement des terres russes, Les an- nexions s‘enchainent : Novgorod en 1478, Tver en 1485, Pskov en 1510, Smolensk en 1514, Riazan en 1521. Das lors, le frontitres politiques et religieuses de la Moscovie coincident au point ‘qu'on peut parler d'une Eglise pour un Etat. De plus, en 1485, [van Ill franchit un pas supplémen- taire et soctroie lettre de « souverain de toute Ta Rous’ » (gossoudar vseia Roussi), clamant ses droits sur les territoires jadis tenus par son an- ‘cétre Vladimir de Kiev, soit les provinces biélo- russe et ukrainienne duigrand-duché de Lituanie, peuplées de sujts orthodoxes. (Ona pu attribuer & Ivan Ill un dessein impé- rial et la revendication de se placer dans la fi- liation byzantine, notamment a cause de son mariage avec Zoé Paléologue, niéce du dernier ‘empereur byzantin (1472), et de Pemploi ponc- tuel sur les sceaux maseovites (1497) de T'aigle bieéphale, emblame des Paléologues. Mais le sens de ces initiatives est différent. Zoé a été envoyée par la papauté, qui espere encore faire appliquer en Russie Iunion de Florence, le rap- prochement des Eglises catholique etorthodoxe qui avait été accepté en 1439 par les Byzantins pour faire face ala menace turque. Mais lEglise Tusse refuse tout compromis et Zoé est rebap- tisée Sophie pour s'assurer de son orthodoxie. Laigle bicéphale, certes dotée d'une dimension impériale, semble diailleurs étre un emprunt aux Habsbourg plutét qu’aux Paléologues, et Cest lors de négociations avec 'empereur r0- ‘main germanique, en 1489, que la chancellerie Ivan Ill tente pour la premiere fois de le faire reconnaitre comme «tsar». Diplomatie Cotte gravure de 1576 parivan IV auprés| dele romain germanique Maximilien I. Conduite parle prince Zacharie Iwanovitch Sougorski, elle apporta des cadeaux diplomatiques {qui impressionnérent les Allemands. fc « Deux Rome sont tombées » (6 re oe we ws ee sire resplendissant [Vassili Il], monté sur le trane supréme, lui qui cst le seul roi des chrétiens dans tout 'univers, et le protecteur 2816 [...] de F'Eglise catholique et apostotique, qui a remplacé celle de Rome et de Constantinople, qui se trouve dans la ville sauvée par Dieu de Moscou, église de lasainte et fameuse Dormition, qui seule dans ’universresplen- dit davantage que le soleil. Sache donc, toi qui aimes le Christet Dieu, que tous les royaumes chrétiens sont arrivés & leur terme et se sont rassem- biés en un royaume unique, celui de notre sire [...]. Car deux Rome sont tombées, la troisiéme se tient debout etl n'y en aura pas de quatriéme.” Epitre de Philothée de Pskov, v. 1523-1524, dans V. Malinin, Starets Eeazarova ‘monastria Ff ‘ego poslanita, Farnborough Gregg, 1971. Cest bien dans cette premiére moitié du xvi‘ siécle, cependant, que sont élaborés des textes qui tendent a justifier la translation de Tempire, ou de la vraie foi, de Rome et Byzance a Moscou. On attribue au moine Spiridon-Savvale Dit des princes de Viadimir, rédigé vers 1510, mais dont une premidre ébauche existait peut-étre des 1480-1500. I] affirme que Riourik, connu par toutes les chroniques russes comme ie fondateur de la dynastie régnant sur la Rous’, avait pour ancétre Prous, un parent de 'empereur romain Auguste quiseraitallésinstalleren Prusse. Ainsi, la dynastie moscovite sattribue une ascendance ‘romaine, tout comme les monarques francs ont revendiqué de lointaines otigines troyennes, par Francion, descendant d'Enée, « Autocrate du pays russe » Toujours selon le Dit des princes de Vladimir, Vladimir II Monomaque, grand-prince de Kiev de 1113 1125, aurait recu de 'empereur by- zantin Constantin IX (1042-1055) une couronne impériale quil aurait ceinte, devenant ainsi «au- tocrate du pays russe ». Il est vrai que Vladimir Monomaque était, par sa mére, apparenté lla fa- mille impériale byzantine, mais le décalage chro- nologique entre sonrégne etceluide Constantin IX rend impossible un envoi de la couronne, que par ailleurs aucun texte rlatteste. Malgré ces imper fections, le Dit des princes de Vladimir et ses théses font partie de arsenal déologique de la Moscovie du début du xvr siécle et connaissent une impor- tante diffusion parce quills correspondent aux ambitions duu moment. La fiction offre » > > STOWE / 485486 /JLETAOUT 2003 Khanat Territoire soumis 8 un khan, titre accordé au souverain dans les empires des steppes. Le titre de « grand khan » est réservé a Vempereur mongol. Rous’ Nom de lethnie scandinave qui étend sa souveraineté surl'Ukraine et fa Biélorussie actuelles et tune partie de la Russie 8 partir du x’ siecle. On appelle Rous’ de Kiev le teritoire sur Lequel elle lexerce son pouvoir; au xt sidele, celukel se divise en plusieurs principautés, dont la ‘Moscovie ou Russie de Moscou, quia la faveur de la domination ‘mongole installe progressivement sa domination sur les autres, f : { { ! Y 4 4 22 ipaesn Tatars A Vorigine, nom d’un peuple ture nomade Asie centrale. Le terme est utilisé dans les sources russes pour désigner les Mongols. Le « joug tatar » (1240- 11480) a profondément ‘marqué la mémoire et Videntité russes. La Rous’ de Kiev Entre 730 et 820 les Rous’, querriers-marchands venus de Scandinavie,installent ‘des comptoirs dans la région de Ladoga, de Rostovle-Grand et de la future ville ‘de Novgorod. Vers 900, ils ont atteint Kiev et, trés vite, nouent des relations avec Constantinople. Dés cette époque, Kiev apparait au centre d’un réseau de domination ddes Rous’ sur les tribus slaves avoisinantes, le prince local étant Igor (Ingvar), marié & Olga (Helga). Leur petit-ils Vladimir (Valdemar), qui régne sur Kiev de 980 21015, est le fondateur du systéme politique dit « de la Rous’ de Kiev». ILrégne sur un vaste terrtoire, qui va des rivages de la Baltique au sud de Kiev et des confins de la Galicie-Volhynie a I'Oka. Seuls ses descendants pourront exercer le pouvoir princier sur ces régions, jusqu’a Vinvasion mongole de 1237-1240. ‘Viadimir est Vauteur du choix fondamental dela religion chrétienne byzantine (orthodoxe) pour ses états. Ise fit baptiser en 988 et peu aprés est fondée VEglise orthodoxe russe, en tant que métropole du patriarcat de Constantinople. LUMISTOURE/ N85-86/JILEF OUT 2008 gor Descendants d’Auguste Lan 5457 [51 av. J.-C.], Auguste, césar ro- main [...], établit Prous, son parent, sur les rives dela Vistule [...]. Prous vécut de lon- gues années et cest depuis ce temps que le pays Sappelle pays prussien. En ce temps-a, un voi- vode [chef militaire] de Novgorod du nom de Gostomysl, arrivant au terme de sa vie, convo- qua tous les dirigeants de Novgorod et leur dit: “La] Envoyez au pays prussien des hommes sages et faites venir des lignées qui vivent li-bas quelqu’un qui vous gouverne”. Ils trouvérent la- bas un prince du nom de Riourik, qui était dela lignée d’Auguste, tsar de Rome, [etl] prigrent de venirrégner sur eux.” Spridon Saw, Dit des pines de Vladimir, dans RP. Dmitrieva, Skazante okiziak vladimir, Moscou Izv Akademi nauk SSSR, 1955 >>> Tavantage de montrer une parfaite conti- nuité entre lige d'or kiévien eta Moscovie en for- ‘mation, touten préparantlesesprits un éventuel couronnement impérial a Moscou. Grace au «pré- eédent » de Viadimir Monomaque, ilne s'agirait pas d'une usurpation, ni méme d'une innovation, ‘mais bien d'une restauration, ‘Moins répandues a l’époque, mais appelées une longue postérité, sont les idées du moine Philothée de Pskov, auteur de plusieurs épitres adressées & Vassili IN, puis au jeune Ivan le Terrible, entre 1510 et 1550. Ces textes, qui sont avant tout un appel ala responsabilité du souve- rain, garant supréme de a parfaite orthodoxie de son royauime, établissent une corrélation étroite entre la chute de Constantinople et'acceptation, par les Grees, de union avec Rome. A contrario, ascension de Moscou s'explique par le refus de compromettre la foi droite. Cest ainsi que « dewe Rome sont tombées [Rome et Constantinople], Moscou est la troisiéme Rome, et il n'y en aura pas de quatriéme ». Plus couramment, la Russie est présentée comme le Nouvel Israél, Moscou comme « Ia Ville Reine » (épithéte empruntée & Constantinople), ou «la Cité que Dieu sauve». Le 16janvier 1547, pourmarquerlaccessionasa ‘majorité du grand-prince Ivan, fils de Vassil IL, Macaire, métropolite de Moscou, organise lecou- ronnementimpérial du jeune homme selonlerite byzantin, Lordo de la eérémonie inttgre un rap- pel de la légende du couronnement de Vladimir Monomaque a Kiev (cf. p. 16). Pour la premiére fois, un tsar est établi surle tréne de Russie. Et ‘Moscou obtient a reconnaissance de ce nouveau titre parle patriarche de Constantinople en 1561. Selon Jacques Margeret, mousquetaire francais passé au service de Boris Godounoy, les Russes «pensent quiln'ya nul plus grand (titre) que celui /15 quils ont, se faisant appelerzar». Bien au fait des cexigences russes et des réticences des puissances étrangéres a les accepter, il ajoute que, « pour conelure la paix entre la Russie et la Suede, ils dé- battirent plus de deux jours sur le titre dempereur que Fédor (ivanovitch, fils d'van le Terrible] pré- tendait avoir, es Suédois ne voulant pas le recon- naftre pour tel. Les Russes disaient que le mot tsar est encore plus grand qu’empereur et ainsi on s‘ac- corda dele nomimer tsar et grand-duc de Moscovie, chacune des parties pensant avoir trompé autre, Ifautdire quentre-temps van V le Terrible avait fait en sorte de se prévaloir d'une autre succes- sion impériale : celle des Mongols. Vhéritage de Gengis khan Entre 1552 et 1556 les troupes d'ivan le Terrible conquiérent les khanats tatars de Kazan et d’As- trakhan, s’étendant sur la moyenne et la basse Volga. Leur acquisition améne les Russes au pied de la chaine du Caucase et sur les rives de la Caspienne ; elle leur ouvre la porte de IAsie septentrionale. Désormais, le monarque russe estnon seulement fempereur chrétien universel, ‘mais aussi le successeur de Gengis Khan, fondé & réclamer le reste de son héritage. Ine régne plus seulement sur des sujets orthodoxes, mais aussi sur des musulmans et des animistes. Kazan et Astrakhan sont transformés en cités chrétiennes, des monastéres voient le jour sur ces nouveaux territoites et les agents du pouvoir russe em- ‘ménent avec eux leur religion. ‘Toutefois, les conversions forcées des Tatars et « paiens » autochtones de la Volga et de POural sont vite interrompues. LEmpire russe naissant adopte plutot la politique de tolérance qui avait sibien réussi aux Mongols: pourvu que les sujets du tsar lui restent soumis, ils peuvent conserver leurs croyances, sibien que, dans es ancienskha- nats, une large frange de la population reste mu- sulmane. ’Eglise orthodoxe russe pourvoit aux besoins spirituels des Russes et regoit en >» > 1547 : la Russie d’Ivan le Terrible Aprés sa victoire contre les Tatars, Moscou prend progressivement la téte des peuples russes, puls se pose en phare du monde orthodoxe. Le régne d’ivan IV est marqué par la conquéte des khanats de Kazan et d’Astrakhan et ouvre la route de l'Est et de la Sibérie. Peu aprés, le ‘métropolite de Moscou s‘afficme comme nouveau patriarche orthodoxe. Patriarche Aorigine titre porté par un évéque doté ‘une autorité supérieure (les cing patriarcats de WAntiquité qui forment ta pentarhie sont Rome, Antioche, ‘Alexandr, Jérusaem ‘et Constantinople. Leterme désigne ensuite le chef supréme ‘ane Elise autonome, ‘comme le patriarche de Moscou et de toute ta Russie proclame indépendant du patrarcatorthodoxe de Constantinople en 1588. Du re dete, lcheetneaes ‘rende-pinclputs ‘Smorcou En00 Atte we ent nee “oe Acqusiton civ ft Fedor FOS33-558) Frente ea 1508 I Date incorporation Slagrande-pincipaute ‘Autres puissance Pologne-Litusnie © Empire otoman autompsdo | Soliman le Magnifique Patriot HISTONE / 485486 /JLETAOUT 2001 VassililIAveugle Geno prince (GP) 1425-1462 fis Wan le Grand (GP) 1462-1505 EEE Vassililie Grand (GP) 1508-159 Wan IV le Terrible (GP) 1539-1547 Tsae 1) 1547-9584 1584-1598 «Temps des troubles» 1596-1613 Michel (Ty 1610-1645, ‘fis Alexis t* 1645-1676 Fédor it 1676-1682 Wwanv (eo rene) 1682-1696 fare Pierre Ile Grand (oo Tsar) 1682-1696 (Tsan)1696-1721 (Caren) V2 La chapka d’Ivan IV Le couronnement d'van IV en 1547 est représenté sur ce panneau de bois, un de ceux qui orent le trne de la cathédrate de la Dormition, au Kremlin Inspire des cérémonies byzantines, ce sacre fat de lui le « tsar de toute la Rous’ ». est alors colffé de la « chapka ‘de Monomaque », qu est toujours conservée aux ‘musées du Kremlin. Contrairement a Vorigine Légendaire qui lui est attribuée (le couronnement de Vladimir Monomaque), elle ne date pas du x" ou du sitcle, mais probablement du sv” ou du x siecle. Elle se compose d’un bonnet de fourrure sur lequel est ‘monté un traval d'orfevrerie de facture mongole, couronné d'une croix chrétienne. >> son sein les membres de Félite tatare qui adoptent le christianisme pour mieux sintégrer a la noblesse russe, a limage des Youssoupov, descendants du dignitaire tatar Yousouf. Au milieu du xvr'sigcle lempire d'Ivan le Terrible prend la forme d'une monarchie multiethnique et plurireligieuse, La construction amoreée par le couronne- ‘ment impérial de 1547 est parachevée en 1589 avec lérection d'un patriarcat russe, & nouveau avec aval du patriarche de Constantinople, Jérémie TI. Lautocéphalie de Fglise de Russie est offciellement reconnue et son chef est 'égal en dignité des patriarches de Constantinople, Antioche, Jérusalem et Alexandrie. ancienne pentarchie (gouvernement des cing) de PEglise chrétienne est ainsi rétablie et, surtout, aMoscou se trouve restauré lidéal byzantin de la«sympho- nie» (accord parfait) entre letsaretle patriarche ui, l'un dans la sphére temporelle, l'autre dans Jasphere spirituelle, président au bon gouverne- ‘ment de toute la Chrétienté. LUMISTOURE/ N85-86/JILEF OUT 2008 Cette construction est rapidement mise & Pépreuve par la crise du Temps des troubles, dont la premiére cause est extinction de la dynastie ‘moscovite a lamort de Fédor lvanovitch en 1598, Pendant quinze ans, le pays se déchire entre par- tis rivauxet voit pulluler es faux tsarévitehs, tout cen subissant/'intervention darmées polonaise et suédoise. En 1610 le prince Ladislas, fils du rot dePologne Sigismond Il, estaccepté comme tsar pares élites moscovites, mais ne parvient pas & siimposer. Enfin, aprés trois ans d'interrégne et occupation de Moscou par les Polonais, Michel Romanov est élt tsar le 7 février 1613, par une assemblée du pays (comparable aux états géné- rraux en France) et se fait couronner le 11 juillet. Ce quifait un tsar Lacrise arévélé des filles sociales profondes, no- tammententre la haute noblesse et les petits gen- tilshommes, quiluttent pours'assurerIe contréle des paysans, en voie d asservissement. La Russie, en tant que terrtoire et puissance politique, nen 5 /17 survit pas moins aux troubles et se recompose rapidement aprés Félection de Michel Romanov. Gertes, elle doit éder provisoirement desrégions périphériques aux Suédois et aux Polonais, mais elle demeure un puissant Etat centralisé. D'un point de vue politique, les choix successifs qui se sont opérés pendant ce Temps des troubles font ressortir, par élimination, ce qui fait un tsar au tournant du xvr et du xvusiécle Le premier critére est a légitimité dynastique : ily a pas d’homme nouveau en Russie. Toute Vaventure du faux Dimitri, prétendu fils dIvan le Terrible qui accéde au tréne en 1605-1606, et de ses imitateurs moins chanceux, repose sur sa pré- tention a étre le dernier fils 'ivan le Terrible, né en 1582, dontledécés avait été constatéen 1591, ‘mais qui serait miraculeusement rescapé. Ilestle ‘meilleur exemple de ce « roi caché » (comme a brillamment défini Yves-Marie Bercé’) qui effec- tue un retour providentiel au moment oti le pays est en désarroi. Sa venue répond & une attente, non seulement dans les couches populaires, mais aussi au sein de élite, Boris Godounov, au pouvoir entre 1598 et 1605, pouvait, quant Tsar Terme dérivé du latin Caesar par lequel les sources russes désignent 'abord les ros dela Bible et Vempereur byzantin, pus es khans ‘mongols. Le premier ‘monarque russe a porter ce titre est Ivan IV le Terrible, sacré en 1547 selon le rite byzantin = le mot porte en lui la vocation de Moscou a devenir une « troisiéme Rome », aprés Rome et Constantinople. La légitimité des tsars re dans leur origine dynastique : il n’y a pas d@homme nouveau en Russie a lui, se prévaloir du fait que sa soeur Irina était Ja veuve du tsar Pédor I, fils Ivan le Terrible. ‘Tous ceux qui exercérent le pouvoir ont trouvé un lien dynastique, jusqu’a Michel Romanov, parent Anastasia, premidre épouse d'ivan le Terrible Le deuxiéme critére est la religion orthodoxe. Ceest la que trébuche le faux Dimitri, dontlecom- portement suscite rapidement des doutes. Son mariage & Moscou avec une Polonaise catho- lique, Marina Mniszek, met le comble au scan- dale (8mai 1606). Hestsuivi, quelques jours plus tard, d'une émeute, au cours de laquelle Dimitri est tué (17 mai). De méme, Ladislas, prince ca- tholique, n'est élu qu’a condition de se conver- tir a Torthodoxie, geste qu'il n'accomplit pas. ‘Au contraire, Boris Godounoy, Vassili Chouiski et Michel Romanov sont incontestablement or thodoxes. Lorthodoxie est reconnue en > > > Naissance de la « Sainte Russie » James, un bachelier d’Ox- ford séjournant en Moscovie, a fait noter les paroles d'un texte oral datant précisément de 1619, la Chanson sur le retour & Moscou du patriarche Philaréte Nikititch, lic béré de la captivité polonaise. Les deux premiers vers peignent « le saint pays russe » qui se réjouit du retour du patriarche et des boyards (aristocrates) captifs. Le dernier uatrain formule des voeux pour la santé du jeune tsar Michel et pour son régne sur « le royaume mosco- vite et tout le saint pays russe ». Cet emploidans un contexte de réjouis- sance est une exception a ’époque. expression « Sainte Russie» (sous la forme Sviataia Rous) est appelée une grande fortune auxre siécle, oii elle prendra un sens triom- phal, voire impérialiste, dans les proclamations officielles. Tel n'est pas le cas aux xvi‘ et xvi siécles. Le prince Andrei Kourbski, ancien membre de la cour d'ivan le Terrible qui passe au service du roi de Pologne en 1564, utilise dans ses écrits oi1il dénonce Ja tyrannie du tsar russe. Sous sa plume, le « saint empire » ou « saint royaume russe » ou encore la « sainte terre russe » désigne un groupe d’hommes plutét qu'un territoire : ce sont Pp arunheureuxhasard, Richard INE Fédor Romanov, le patriarche Philaréte a gouverné un temps la Russie avec son fils Michel les vertueuses victimes dun tsar quin’a plus de chrétien que le nom. La Sainte Russie peut également aire associée a Vidée de désastre, ou de ruine, imminente ou accom- plie. Cette orientation persiste dans deux récits de sige, ceux de Pskov et q’Azov, qui ont été largement diffusés dans la tradition russe du xuir siecle. Dans les deux cas, les Russes font face & une situation dé- sespérée et & des ennemis de la foi orthodoxe. Le récit sur le siége de Pskov par le roi de Pologne Etienne Bathory (1581-1582) évoque 'ap- pel & la rescousse de « tout le saint ays russe, la chrétienté ortho- doxe ». Vhistoire du siege d’Azov, soutenu par les cosaques du Don contre les Ottomans (1637-1641), se conclut par un adieu des vail- lants défenseurs & tout ce qui leur est cher :« Nous ne reverrons plus la Sainte Russe. » est au milieu du xvi sigcte que Rosia remplace de plus en plus souvent Rous’ dans les actes officiels russes. Le terme Rous’ renvoyait la tradition kiévienne et ne sera done jamais to- talement abandonné, mais il devient un peu désuet. Sous la plume des écrivains de l'époque de Catherine Il, ila déja la connotation de « veille Russie ancestrale >. PG. STOWE / 485486 /JLETAOUT 2003 LEmpire russe Tirourhisant acquicin cfpaigyn « eemacewi i) Aursiijomnets « @eeh Keynisia i ViAdtsin EE ang a Alexis, tsar de toutes les Russies Ce portrait équestre représente Alexis Romanov, qui succéde & son pre Michel en 3645. La nouvelle titulature qu'il aéopte en 3667 cumule la dignité impériale (tsar) et celle de grand:prince (velik kniaz), issue de la tra moscovite. Extrémement longue, elle fait apparaitre aussi, pour la premiere fois, non pas une seule Rous’, mais trois Rossa, «la Grande, la Petite et la Blanche Russie», Suit 'énumération détaillée de toutes les terres ayant falt partie de la Rous’, des royaumes tatars conquis et des terres de la Volga et de ’Oural. ‘S'y ajoutent également les royaumes chrétiens caucasiens : hors de la sphére de la Rous’, ces derniers sont de nouveaux terrains d’expansion, ol la Russie rnéanmoins ne consolidera sa position que progressivement. > > quelque sorte spontanément par entou- rage et le peuple, mais la caution du patriarche et des dignitaires de FEglise la confirme : le pa- triarche Hermogéne galvanise ainsila résistance de ses fidéles en diffusant des épitres exhorant A rejeter un tsar polonais en 1610-1611. IL est remarquable que méme les sujets tatars musul- mans sont inclus dans ses appelsa «s'unir comme unseul homme pour défendre lafoiorthodoxe chré tienne [...] et purifier le royaume moscovite de la agent polonaise et lituanierne », Le troisiéme critere est le couronnement impé- rial en la cathédrale de la Dormition de Moscou, tout comme le sacre (de préférence & Reims) Note YM. Bere LeRotcaché. Sauveure etimposteurs. Mythes politiques populares dans Europe moderne, Fayard, 1990, LPMISTOIRE/ 85-486 /JILEEADOT 200. pour les rois de France. Ladislas ne vient pas & ‘Moscou et ne peut done s'en prévaloit. Enfin, leralliementdu payset erétablissement de la paix sont les derniers signes de la légitimite Réunir une assemblée du pays, of sont représen- 16s la noblesse, le clergé, des marchands et no- tables de Moscou et des provinces, est un mode de consultation des élites relativement récent (le premier exemple date de 1566) et qui sert abord a approuver la levée d'impéts nouveaux ou la conduite de la guerre. En 1598 et 1613 Fas semblée acquiert un réle inédit : Pélection du tsar, ou plus exactement d'une nouvelle dynas- tie. Encore faut-il que les événements prouvent ue Tassemblée a fait le bon choix : défaites, ré- voltes non matées, mauvaises récoltes et autres ‘manifestations funestes sapent la légitimité in certaine. Cest ainsi que Boris Godounov meurt Le tsar, monarque idéal, est ala fois le héros providentiel de V’instant, et le roi de toujours surle tréne, mais considérablement affaibli par les premiers succés du faux Dimitri Le tsar, en tant que monarque idéal, doit incar- ner « les deus rdles charismatiques du souverain, celui du héros providentiel de Vinstant, victoriewx etglorieux, et celui du roi de toujours, restaurateur et fondateur» (¥.-M. Bereé). Le faux Dimitri, chef de guerre intrépide et chanceux, incarne par. faitement le héros providentiel, mais multiplie ensuite les atteintes aux moeurs traditionnelles et aux scrupules religieux des Russes, prouvant ainsi qu'l ne saurait étre le roi de toujours. Vassil Chouiski, au pouvoir entre 1606 et 1610, prend des initiatives montrantson aptitude incarnerle roi de toujours, restaurateur et fondateur il fait transférer 4 Moscou le corps du vrai tsarévitch Dimitri, jetant les bases de sa vénération comme saint martyr, et organise une grande cérémonie de pardon collectif avec Pancien patriarche que Je faux Dimitri avait déposé. Mais il ne parvient pas Aincamer le héros victorieux et glorieux, ses ‘troupes étant sans cesse tenues en échec. Michel Romanoy, dgé de 16 ans lorsde son élec tion, représente le moins mauvais compromis possible entre les deux vocations, maisil ne trouve véritablement son assise qu’en 1619, lorsque son pére, Philaréte, revient de captivité en Pologne et assume & ses e6tés la fonction de patriarche de Piglise russe. Jadis chef du clan Romanov, Philaréte avait été contraint de se faire moine par Boris Godounov en 1600 - Cest cette entrée dans les ordres qui lui valut ’abandonner le nom de Fédor Nikititch pour le nom ecclésiastique de Philaréte. Jusqu'a la mort de ce dernier, en 1633, est sous ce régime de dyarchie pére-fls que dé: bute pour de bon la dynastie des Romanov. m i PAR LA REALISATRICE DE LOMBRE DE STALINE nN PONG ee fe LE PROCES bE LHERBORIS UN FILM D’AGNIESZKA HOLLAND AU CINEMA LE 30 JUIN Sas 20 / Aprés la prise de Kazan par Ivan le Terrible (1552), les nouveaux tsars de Russie construisent en trois cents ans le plus grand empire multiethnique du monde moderne. Tout commence par la conquéte de l'Est. Aprés sa victoire dans la guerre du Nord, Pierre le Grand, lui, se tourne vers Europe et devient « empereur » avant que Catherine II accomplisse en Crimée son réve grec. ene re ane ne Sur Ia Neva Pierre le Grand fonde Saint-Pétersbourg en 1703 et en fait sa nouvelle capitale, résolument européenne. La Cour devient Tune des plus flamboyantes du Continent (Saint-Pétersbourg, le palais de Tauride et Ta Neva par Benjamin Pa want 1797), me syIX0) rane 22/ LEmpire russe Une immense mosaique eurasiatique Dan le terrible a Catherine II, les Russes étendent, organisent et modernisent un empire multiethnique. Tout en maintenant des modes différenciés de gouvernement. Par Marie-Karine Schaub ntre 1650 et 1800 la Russie de ‘guerres contrela Suéde, ainsi qu'en Pologne, vers vient le plus grand empire lesud enfin en Ukraineet en Crimée (¢f p. 10).A continental a échelle de la pla- lafindu xvur siéce, lelong processus de rassem- néte, s'étendant de la Pologne au Pacifique, de PArctique a la mer Caspienne et a la mer Noire, tout en intégrant une multiplicité de langues, de cultures ou de reli gions différentes. Peuplée de 20 millions d'habi- tants en 1725, elle en compte 37 millions en 1800, divisés en 25 groupes ethniques. Cette mo- saique se complique d'une subordination plus ou moins directe, forte ou durable au gouvernement de Moscou puis de Saint-Pétersbourg a partir du ‘moment oi la ville devient capitale en 1712. Lempire est pensé comme une collection de ‘peuples unis par leur soumission au souverain et Pusage de la langue russe, en particulier dans administration. Ilreléve d'un processus constant de colonisation de nowvellesterres, source dent: chissement pour la famille souveraine et les ser- viteurs de PEtat central. Il représente un cadre souple dontl'un des principes de fonctionnement est un mode de gouvernement dans la différenciation. La construction territoriale aprés 1650 confirme des directions déja entamées dans la période précédente. La conquéte se poursuit vers Festjusquau Pacifique, atteint en 1639, vers Fouest, dans les régions baltiques & la suite de LUMISTOURE/ N85-86/JILEF OUT 2008 AUTEURE Marie-Karine Schaub ext maitresse de conferences HDR &Tuniversité Paris. Ex-Crétel lea ‘notamment codivigé Paroles de négocateurs. Lentreten dans Ja pratique dipiomatique, de lafindu Moyen Age flafin du xe sicle (Ecole fransaise de Rome, 2010) prepare La Russie sur {a scene européenne Les relations entre la Moscovie eta France, dvan le Terrible Pierre leGrand (Champ Vall). blement desterres des Slaves orientauxentamé a la fin du xv sidcle est achevé. Chronologiquement done, Empire russe s'est labord constitué dans Vespace asiatique avant atteindre de nouvelles frontiéres occidentales et méridionales la fin du xv siécle, les Russes rejoignant les rivages du Pacifique avant ceux de la Baltique et de la mer Noire. 1I doit done étre envisagé dans une perspective eurasienne, celle de histoire des connexions avec IAsie aussi bien quiavec Europe. ar ailleurs, cet extraordinaire accroissement territorial confronte la Russie & d'autres puis- sances a vocation hégémonique, la Suéde, la Pologne-Lituanie dans lespace de la Baltique, PEmpire ottoman sur les rives de la mer Noire, PEmpire chinois dans le bassin du fleuve Amour etlestribus mongoles ou d'autres confédérations de tribus dans les steppes. Lekaléidoscope fagonné parcette construction impériale est le produit complexe de multiples influences polono-lituaniennes ou tatares, de confrontations ses frontiéreset d'un vaste éven- tail de « répertoires impériaux», pour reprendre une expression de Jane Burbank et Frederick ‘Cooper. Dans le modéle d'un « systéme impérial des droits », le pouvoir russe est d’autant plus TTT Le Kremlin, au coeur du systeme Détal une icbne de Simon Ouchakov, 1668. Limage montre le tsar Alexis I" Mikhalloviteh (2645-1676), revétu ds symboles du pouvoir, Vintérieur des murailes du Kremlin. ensemble architectural, nove et restructuré par des architectesflorentins 3 la fin du n¢ sil, est le ceur du pouvoir autocratique, ol se concentrent les principaux édifces religieux du tsarat moscovite et les palais prin: stable quil se fonde sur une synergie entre un centre fortetdes powvoirs locauxirrigués par une diversitéreligieuse, culturelle, ethnique. Le pouvoir du tsar Le centre symbolique de cet ensemble est situé, jusqu'au début du xvi siécle, au Kremlin de “Moscow, véritable cceur du systéme. En son sein se trouve un souverain dépositaire de la légitimité politique dans une tradition a la fois tatare, by- zantine et de plusen plus imprégnée dinfluences occidentales - ce que traduit aussi liconogra phie, en particulier au fil des programmes de fresques représentant Phistoire de la Russie dans Jes églises ou les palais du Kremlin, Le pouvoir du souverain, ilimité dans le principe, reste mo: ddéré dans ses usages. Il repose sur une idéologie flexible, outlefficace pour gouverner et imposer ordre ou la justice. Le régne de Pierre le Grand (1682-1725) montre un souci de signer sur les autres Etats européens et d’acquérir les ressources militaires et culturelles des populations conquises et colo- niisées, au service de ses intéréts géopolitiques. Cette politique condita la réforme de l'arméeou ala création dinstitutions sociales et culturelles comme la création d'un cabinet de curiosités Pour rassembler des objets collectés dans em: pire. Adossée & une idéologie impériale et & une Vision nouvelle du souverain, de VEtat et de fem- pire, elle est en rupture par rapport & l'époque moscovite, Elle constitue un mélange complexe de prétentions séculires et théocratiques, dans lequel Pempereur, au statut toujours plus > > » HISTOIRE / 85 (23 Alexis” 1645-1676 Fédor 1676-1682 van 1682-1696 Pierre I~ le Grand (roan) 1682-7721 Ceurcree) 72-1725 Catherine wras-1r27 Pierreil 1727-1730 PTT ‘Anne 1730-1740 van VI (Récewce) 740-1741 Elisabeth I" ‘TH41-1762 Pierrelll 762 Catherine 1762-1796 6 / JMET AOOT 2003 24 / Pe LEmpire russe La grande expansion, 1650-1800 LEE 1700-172 Geass Nowe cues >>> sacralisé, définit la loi et dirige Tiglise or- ‘thodoxe, Les élites sont forcées de se frotter la culture occidentale, les différentes populations de empire, vues comme de nouvelles pidces de ce pouvoir illimité, peuvent vivre dans leur diversi Une noblesse dépendante La propagande iconographique véhicule cet imaginaire impérial et rend compte des victoires militaires. Ce que reprend Catherine I quand elle cultive son image en tant que guerriére et ‘conquérante, se faisant représenter en uniforme ‘ou commandant des peintures quirelient ses vic- toires contre les Tures A celles de Pierre le Grand, LUMISTOURE/ N85-86/JILEF OUT 2008 _74 ROYAUME DESUEDE ( Ls Note Lelesviewkcroyants sont les fides de communaurésreligewses fssuesdu schisme quia divsePEglise russe au niliew du xvi sce, Tes deta “Sopune pe one . Tne Les monarques russes, la recherche de res- sources agricoles ouminiéreset de main-¢’ceuvre pourles exploiter, développent une politique de récompense des élites dans les régions incorpo- 1ées. Le donde terres étantle garantdeattache- ‘ment des serviteurs 4 la Couronne, Yexpansion est indispensable. Telle esta base du pouvoir du tsar, de sa famille, de ses familiers ou du clergé et le coeur du systéme autocratique qui favorise une noblesse dépendante, lige au souverain par leclanet desmariages dynastiques, le syst#me de rémunération et a faveur de lempereur. entrée dans la noblesse n'est pas déterminée par T'ap- partenance ethnique ; des Tatars y accédent, comme les Godounov dans la deuxiéme » > > Nouvelle Sse (25 Acte 1: vers l’est 1721 Paix de Nystad 1768-2774 Nouvelle 1619 premiarecolonie avecla Subde sune_—_guerre contre les russeinstaliée surle partiede #stonie, Ottomans. Tate de Aleuve less. dela Letonie Ketchuk ina 1625 Des exporateurs et dela Carlie est 1778 Les Russes découvrenteleuve de incorporée. acquizrent ta Lena pus y 1772,1793 et 1795 tembouchure du Dniepr ablisent La forteresse Trois patages de et du Boug. delakoutsken 1632. la Pologne entre 1783 Le Khanat de 1639 lamer Okhotsk la Prusse, Autrche _Criméeestabsorbé, cestateinte par un tla Rosie la le port de Sebastopol ‘groupe de cosaques qui Courlande,laituanie, onde. rejoignent l'estuaire du _la Biélorussie et une 1787-2791 Guerre fleuve Amourannée partie de Ukraine _—_contre es Ottomans suivante, elarive droite du quistachéve parla, 1642 Lefleuve dela __Dnieprsontintégrées signature du trate Kolyma est rejint,puls a 'Empire russe. de assy en 1792 la presque de la nnexion d'une pa Tehoukotka, Ae are da dela Moldavie. A658 wan Kamtchatha, fee ge ean 1754 Fondation Un cosaque et marchand faye soee Odessa, Vase de Sibere,navigue vers paxntssra’ avec Sura mer Note est lescétes nord dea mer {65 Tatarsde Cimée: Contras, d’Okhotsk. Les ae ‘Okhotsk 1669 ome de populations montagnes quily tatares,vassales de ie sllonne sont baptiséesfrswars austen’ @okhoisk OCEAN d'aprés son nom. oe” eacinigue 609 Signature du trae PESSENE SOUS Un de Nertchinsk,premiére (oreo \ tape vers la definition 3733-1713 et 1735739 § dela frontire eee y 5A, bt nel Empire ottoman L cHIFFRES ¥ 4 \cte 2: vers Vouest pour prendre position Sek Tid ow 1650667 Les terres Surlamer Notre, Immensité empire russe on Ukraine du Sudst, _contrdlerles Hil Ets indrdgnede Fire ofiellement sous embouchures du Don, rom 38M il 1s evtonmert de Perle Grand EME en: detec 16M te ‘1796, ila mort de Catherine I Lituanie, mais occupées _presqulle de Crimée. oe par des cosaques, se La forteresse d’Azov — ‘soumettent est seule reconquise ae Droressvement ala partes user en 739. gap ee pulaanca nse, Trnava tampagne 38M aa" {8 Signature d'une ___vctorieuse contre —. cepaiceternele » entre la Perse. La Russie — | ee laPologne et la Russie; récupére Bakou et Lil, "pmb y 5 “cession definitive de ‘quelques provinces Leverritolre fa! Nev 3 la Russie en 1687. perses, ae epic ree 37M . atiabitas Les cosaques, des hommes libres ? 20M Leterme de cosaque, darigine turcotatare, désigne des populations semi gehitahus 5 nomades structurees en communautés miltaies et agrcols autonames i aux marges de (a Russie et de a Pologne-tituane, dans le régions du Don, g ddu lak dans ('Oural, du Dniepr, de la Sibérie et du Kouban. Dirigées par un a ‘général en chet fataman), elles sont formées d’hommestbres et de 2 (uerriers indépendants, elles aceuelllent des paysans qul fulent extension 1725 1800 & du servage, vivent de la chasse, de la péche et du pillage et sont tres Lapepiaaea attachées 3 leurs privigestradiionnels. Au fur et 2 mesure de La ae tebe rate Construction de Vempiee (contr, Emak Timofeievitc, explorateur de la Sibére), leurs compétences militares sont instrumentalisées parle pouvoir Aue sce la Russie autocratique et leurs liberes réduits, ce qui les conduit mener de est aussi pevplée que la hnombreuses révoltes, comme clle de Ratine (3670671) ou de Pougatchey France pour un tertoire (a7734775). 30 fos plus grand. STOWE / 485486 /JLETAOUT 2003 26 / LEmpire russe >>> moitiéduxvr sidcle ou desPolonais etdes Allemands au xvi, Lesystéme de gouvernement est pragmatique, notamment a'égard des différentes pratiques re- ligieuses et dans Forganisation des droits et des devoirs des nouveaux sujets impériaux, pen- sés essentiellement comme des groupes ét non comme des individus. Chaque communauté nouvellement intégrée & Yempire est susceptible étre gouvernée de maniére différente. Si les souverains russes promeuvent Fortho: doxie, ils ne cherchent pas systématiquement & (rae « Un pays encore donné a personne » GG Mei tan vase, tart grand prince de toute a Russie, du mois d’avril de Van 7066 [1558], comme il m’a présenté une sup- plique disant que dans notre patrie, sur la rivigre Kama [affluent gauche de la Volga], en aval de la Grande Permie, [ily a] 146 verstes de pays sau vvage ; que ce pays n’est encore donné & personne [...] ; et comme Grigori Stroganov nous en a présenté la supplique et veut dans ce pays construire une ville et y placer des canons et des arquebuses et y installer des canonniers, des arquebusiers et des servants dartllerie pour le protéger des Nogais et autres hordes ; comme il veut dans ce pays abattre le bois le long des rivigres jusqu’a leur source ainsi que le long des lacs, quill veut défricher les terres arables et les labourer, installer des habitations et ap- peler des gens non inscrits et non taillables [...], fai concédé ce territoire Grigori Stroganov.” CCharte octroyée Grigori Stroganov par Ivan IV (1558), cité et adult dans M, Laran, J. Saussay, la Russe ancien, aut siéele, Masson, 1975, p. 208 Multiethnique Cisdessus :Johans Reks, _gouverneur général de Riga en 1790-1792. Le pouvoir tes locales. Ci-contre : vue de Kazan ise Saint Nicolas (1846). Sappuie sur les LUMISTOURE/ N85-86/JILEF OUT 2008 christianiser les populations qui sont sous leur contréle. Néanmoins, des exactions sont com- mises. Aprés la conquéte de Kazan en 1552, par ‘exemple, une grande partie de la population ta- tare est expulsée de la ville, les mosquées dé- ‘ruites et des églises ou des monastéres ortho- doxes fondés sur les terres confisquées aux élites locales. Dans les années 1740, durant le régne 'flisabeth I", des politiques de conversions for- ‘es sont menées. Gatherine II, au début de son régne, dans les années 1760, préne, elle, la tolérance. En 1767, lorsdes débats qui suivent la Grande Instruction, texte programmatique rédigé par limpératrice pour préparer une Commission législative, elle invite a cette dernigre des représentants des dif- férentes régionsde empire, cosaques, Bouriates, Bachkirs, Kalmouks ou Tatars, affirme une po- litique de tolérance envers les différentes lan- ‘gues ou pratiques religieuses, en particulier & Pégard des musulmans ou des Juifs de Pologne intégrés la Russie apres les partages du pays. A Orenbourg, dans !'Oural méridional, aprés lan: nexion de ia Crimée en 1783, sont eréées une assemblée spirituelle islamique ou des écoles coraniques, chargées de Fencadrement des po- ulations musulmanes. Les sujets non russes de "empire ne sont pas percus ou décrits comme inférieurs et le pouvoir central maintient en place les cultures et les ins- titutions régionales en échange de la loyauté des populations, de main-d'ceuvre, de soldats et de : Sébastopol, réve grec de Catherine II La fondation de Sebastopol, « ville auguste », en 3783, par Potemkine, dans le gouvernement de Tauride, suit directement 'annexion de la Crime. Son site, dans une bale protégée organisée autour de plusieurs bras de mer, en fal un leu tres favorable pour des installations portuaires capables d'abriter La latte de la met Noite. Ce port est une manifestation éclatante du « projet grec» de Catherine I et incarme Vavancie de Empire russe vers le sud et les « mers chaudes», ressources fiscales. Une certaine autonomic lo- cale est laissée dans la gestion des affaires. Cest ainsi que Pierre le Grand a octroyé des droits spé- ciaux la Livonie et a FEstonie, en y maintenant Jes parlements régionaux, leurs institutions judi- Giaires et usage de la langue allemande ou en respectant les pratiques religieuses protestantes de leurs noblesses. La consolidation du pouvoir impérial sur le terrain consiste a permettre le ‘maintien des relations sociales et des régles exis- tantes et laisser les populations locales gérer les principales taches de Etat, comme la collecte des impéts, le maintien de Fordre ou la justice. Le rapport & la loi ne s'applique pas non plus uniformément en fonction des territoires et des groupes ethniques. Dans les zones musulmanes etdans le cas des confits familiaux, par exemple, lacharia (loiislamique) peut s'appliquer. Contréle et coercition Le régime se durcit néanmoins au xvi siécle. 1a Russie, en guerre pendant quasiment tout le siéce, utilise la coercition pour conquérir et pa- cifier ies populations. Dans la steppe, les troupes infligent des violences aux populations bachkires, kalmoukes ou kazakhes pour obtenir leur sou- mission. Lannexion de la Crimée en 1783 s'ac: compagne de trés nombreuses destruction. Les co lassak ‘Tribut payé en fourrures. Au départ ‘versé par les princes ‘au khan mongol, il est ‘ensuite récolté par les Russes et devient une des clés de leur domination en Orient. Rossia Cest au xt sidcle que ‘¢Rossia » remplace progressivement ‘Rous’ », dont la connotation kiévienne désuéte ne ‘correspondait plus 2a réalité moderne ‘de empire. 1équisitions se renforcent. La pacification, le peu- plement, et parfois la conversion des nouveaux sujetsa Forthodoxie deviennent partie intégrante des politiques gouvernementales, offrant & Em. pite russe sa propre mission civilistrice. Alasuite des conquétes, des lignes de fortifica- tions ont construites sur les nouvelles frontiéres de Fempire, le long de la Volga ou en Bachkirie. Elles exigent des hommes, paysans ou soldats, pour leur entretien, Flles nécessitent également lamise en place d'une logistique et d'une admi- nistration spécifiques, comme le Bureau du grain, qui fonctionne & Moscou de 1663 & 1683, pour organiser le transportetle stockage du blé néces saire au ravitaillement d'une armée déployée le long des postes de défense. Pour mieux connaftre et controler empire, le réseau routier est considérablement agrandi, jusqu’a atteindre 17000 kilométres de routes en 1750, et amélioré grice & Pétablissement de re- Iais de poste tous les 20 a 50 kilométres. » > > Les sujets non russes de Vempire ne sont pas percus comme inférieurs et le pouvoir central maintient en place les cultures et les institutions régionales STOWE / 485486 /JLETAOUT 2003 28 / LEmpire russe >>> En 1724 une route rapide est tracée entre ‘Moscou et Saint-Pétersbourg. La méme année, le service vers la Sibérie devient mensuel ; en 1760 Iekaterinbourg et lakoutsk sont religs et il existe des lignes directes entre Saint-Pétersbourg et la Livonie ow le port Arkhangelsk qui viennent compléter un réseau plus dense qui part de ‘Moscou vers le nord, Pouest et le sud. Une meilleure connaissance de la population est elle aussi acquise a partir de 1719, avec des recensements réguliers, peu prés tous les vingt ‘ans jusqu’a la fin du xvur' sigcle, et qui incluent Russes et non-Russes. Cette mesure est rendue nécessaire par instauration de la capitation (im- pot par téte) par Pierre le Grand. Lecontréle duterritoire se renforceaurythme de réformes centrales et locales pour rationali ser laperception de Timpét ou renforcerle mai lage administratif. Cest ainsi que sous le régne de Pierre le Grand lesprovinces de empire sont divisées en gouvernements permettant de dé- éguer aux gouverneurs les taches qui jusque- la revenaient aux chancelleries centrales. Ces gouvernements sont eux-mémes subdivisés en résents depuis le Moyen ‘Age sur les rives de Ja mer Noire et de- puis la fin du xv* siécle en Moscovie, les Juifs voient leur condition se dégrader ds le régne "Ivan Il (1462- 1505) et sont interdits de sé- Jour en Moscovie. Durant le xvr'-xvn" sidele, ils sont per- ‘gus comme une menace (en particulier les marchands) et sont interdits de commerce sur les marchés russes par les souverains successifs. ‘Néanmoins, ils animent d'im- portants réseaux commer- ciaux et se rendent dans les foires, & Vexception de celle de Moscou. L’Bglise ortho- doxe nest pas officiellement antisémite mais la révolte du ‘cosaque Bogdan Khmelnitski en 1648 s'accompagne du massacre de plusieurs di- zaines de milliers de Juifs. ‘Au xvur sidcle, Pextension de Vempire sur les rives de Ja Baltique induit une aug- mentation de la population Juive. La politique impériale alterne alors entre des cam- pagnes d'expulsion (sous Catherine I* en 1727 ou en 1742 sous Elisabeth I, qui chasse 35000 Juifs en quelques années) et une certaine tolérance. Aprés les partages de la Pologne de 1772.8 1795, environ 900000 Juifs, essentiellement installés en Ukraine et en Russie blanche (Biélorussie), vivent désormais dans l'em- pire. Catherine Il instaure une large « zone de résicience » correspondant aux nouveaux territoires de 'empire, ott les Juifs doivent obligatoirement habiter sauf dans certaines villes (Kiev par exemple) qui leur sont interdites. Dans le méme temps, des exceptions existent pour certains Juifs LUMISTOURE/ N85-86/JILEF OUT 2008 raAba & 1m Des Juifs en train de diseurer de Jésus (Livre des épites et du gospel des view croyants, Russe, fin xv site), idents discriminés autorisés & vivre dans des ‘grandes villes et qui consti- ‘tuent une bourgeoisie de ‘marchands, d’industriels, de médecins... La politique a leur égard oscille entre une législa- tion inspirée des Lumiéres et teintée de pragma- tisme qui leur ouvre en 1786 Végalité civile de- vant la loi, mais égale- ment des mesures de dis- crimination. Les réformes libérales amoreées par Alexandre Il connaissent un coup d'arrét avec son assassinat en 1881. I est suivi jusqu’en 1884 par une vague de pogroms (terme russe signifiant « tout dé- truire » qui entre dans les autres langues dans les an- nées 1880). Alexandre IL édicte des lois renforgant les discriminations. Sous las TT, le pogrom de Kichinev (Bessarabie), en 1903, est resté le symbole de cette violence que le pouvoir russe n'a jamais cherché a endiguer. Crest & Jaméme date qu’est rédigé avee aide des services secrets russes le faux des Protocoles des Sages de Sion & la longue et sinistre postérité. ‘Au recensement de 1897, plus de 5 millions de Juifs vivent dans empire tsariste. L'aggravation de leur situation écono- mique a pour conséquence la politisation d’une partie de la Jeunesse dans des mouvements révolutionnaires. Le Bund, parti socialiste juif, est eréé en 1897. Par millions, les Juifs uittent la Russie, majoritairement vers les tats-Unis, mais aussi Europe occidentale ou la Palestine, M-K.S. (29 [A savoin | Pougatchev, triste destin La révolte (septembre 1773:septembre 1774) menée par un cosaque illettré qui se fait passer pour Pierre Ilse déroule de ural ala Volga et mobilise de nombreux peuples, des serfs ou des. paysans en fute. Aprés sa capture, Pougatchev est ‘ransporté dans une cage jusqu’a Moscou, ol il est supplicé et execute. Le servage, main-d’ceuvre indispensable Depuis la fin du w* siécle, la majorite de la paysannerie est placée sous la ‘dépendance économique des grands propriétaies, le souverain, I Ealse ou les boyards. Les serfs doivent une redevance (obrok) ou la corvée (bartchina) en change de habitat, outillage et le droit de travailler un lopin de terre. Au fur et '8 mesure de extension de empire et dans le contexte de manque chronique de ‘main-d’quvre paysanne pour exploiter les nouvelles terres, le systéme se durcit. les textes (Justicier de 1497, Les Ftablissements de 1649, Charte de la noblesse de 1785) renforcent la dépendance des paysans, solt pour les immobiliser sue laterre de leur eigneur, soit pour les déplacer vers des terres vides 3 exploiter. "Non seulement le systame interdit tout changement de propriété, mais offee la possibilité aux propritaires de poursuivre ces « ames » 2 vie. A la fin du suit sidle, le servage, mal endémique de la Russie, est un vértable plier du systeme impérial. Crdessus : des serfs pendant la corvée, xn siécle. provinces et ces derniéres en districts, leur bu- reaucratie connaissant une spécialisation ac crue et une modernisation de leurs pratiques administratives. ‘Cette dynamique se poursuit sous Catherine (1762-1796), dont Fobjectif est de eréer un em- pire administrativement unifié, adossé 4 une no- blesse impériale unie par les mémes privileges ou les mémes droits, un régime fiscal unique fondé sur les impéts directs et un systéme ad- ‘ministratif commun, En 1775, la réforme de 'administration conduit au découpage des gouvernements existants et a Paugmentation de leur nombre, en particulier aux frontiéres de lempire et sur les fronts pionniers. Elle impose également la ‘méme structure d'institutions régionales & tra- vers tout l'empire et cherche a renforcer les connexions entre centre et périphéries. ‘Au sommet du pouvoir, des gouverneurs gé- néraux sont les yeux et les oreilles de Pimpé- ratrice dans les provinces ; les gouverneurs, quant & eux, gérent leur territoire d'un point de vue fiscal, administratif ou judiciaire, Au veau du district, les cours de justice admettent des membres élus parmi des minorités : ainsi des Bachkirs, des Mordves, des Tehouvaches, des Tehérémisses dans la province d’Orenbourg (ural méridional). Dans les faits, les réformes administratives des années 1770-1780 dans les zones front liéres ont souvent perpétué des traditions exi tantes en maintenant les cours de justice tradi- tionnelles, les langues et les élites locales sous supervision russe. Par exemple, les terres des o- saques du Don ne sont pas atteintes par les ré formes et maintiennent un gouvernement co- saque contrdlé par un gouverneur général. La jurisprudence inttgre ala fois des normes russes etlocales pour établir les fondations de a lot im Périale dans des domaines essentiels comme le droit de la propriété ou le droit de la famille. Dans son ensemble, la multiplicité des ré formes centrales dans les domaines administra tif, juridique, religieux ou culturel a conduit ce- pendant & une uniformisation de cet immense empire. Néanmoins la brutalité d'un » >> Au sommet du pouvoir, des gouverneurs généraux sont les yeux et les oreilles de Vimpératrice dans les provinces STOWE / 485486 /JLETAOUT 2003 30/ LEmpire russe >>> systéme économique fondé sur le ser- vvage et le durcissement des formes de contréle ‘ont provoqué des révoltes de groupes ethniques et religieux ou de paysans, comme celle de Boulavine et des cosaques duu Don en 1708 ou celle de Pougatchev en 1773-1775, alimentées par les revendications de différents peuples de empire. Elles sont réprimées de manigre extré- ‘mement brutale, Tenir des régions vides Pour intégrer les terres nouvellement acquises et poursuivre les conquétes, des populations sont déplacées, selon un modéle éprouvé par les Mongols : il s'agit de peupler des espaces vides de main-d'oeuvre agricole ety installer des serfs, renforcer les lignes de forteresses militaires ou augmenter les populations soumises & Timpot. Ceite politique connait des suects variés. En 1698, dans le cadre de la campagne militaire contre Empire ottoman, Pierre le Grand envoie 2750 soldats et 6500 membres de leurs familles créer une colonie au bord dela mer d’Azov. Cette Pour intégrer les terres nouvellement acquises et poursuivre les conquétes, des populations sont déplacées expérience est un échec car en 1701 la moitié de ses habitants a fui ou est morte. ‘Au cours du xvur'sitce, la tendance s'accen- tue, au gré des nouvelles conquétes. Aprés Tan- nexion de la Crimée en 1783, pour contrebalan- cer la population tatare locale, le gouverneur général Potemkine y fait déplacer des centaines de paysans Etat et des membres du clergé de régions russophones ou ukrainophones. Iyins- talle également des étrangers moldaves, suédois, polonais, allemands ou grecs. Des mouvements foreés de populations sont visibles & une plus large échelle dans le monde paysan, Des villes sont créées de toutes pices le long des lignes de fortifications, et des pay- sans obligés de s'y installer lorsqu'ils dépendent de terres seigneuriales ou d'églises. En 1647, Des cartes par centaines four mieux asseoir les pré= | = eo Piss russes, en parti- ‘ culier en Sibérie, acter 1a sts SYA. 4.! soumission des populations co- lonisées, mais aussi, plus fine- ‘ment, pour obtenir une meilleure connaissance de Vorganisation des propriétés ou du tracé des clotures, d'importantes entre- prises de cartographie sont lan- cées au xvit siécle. Toutes ces cartes mettent en valeurlextraor dinaire variété des populations : les peuples sibériens, ceux qui ppaient ou ne paient pas le iassak, les nomades, les Kalmouks, les ‘Mongols, les Tatars, les Ostiaks, les Samoyédes, les lakoutes, les Kirghizes ou les habitants de Boukhara. Ces nouveaux sujets sont intégrés & une cartographie qui met en évidence les rences et signale leur localisation géographique. Ces cartes se gardent bien de fixer de maniére trés rigoureuse les fron- tires ou les pouvoirs dans les mains des groupes tribaux, re- ligieux ou ethniques. ‘Au xvur'sidcle, le travail cartographique se renforce encore. Pierre le Grand commande des cartes nautiques pendant les ‘campagnes 4’Azov contre I'Empire ottoman en 1695-1696, en particulier une carte de la mer Caspienne qu'il fait envoyer aL TAcadémie des sciences de Paris et qui montre ses ambi- tions coloniales. I fait publier un Atlas du. Don en 1704 ou un LUMISTOURE/ N85-86/JILEF OUT 2008 1m Carte du Kamtchatka, dessinée pendant lexpédition de Texplorateur danois Vis Béring (Russie, xvmr siécle).. de cartes mandchoues de la fron- tire avec la Chine. En 1701, la création de Ecole de mathéma- tiques et navigation, ott sont in- vités des enseignants étrangers, permet de former les premiers ‘topographes russes. Des expédi- tions sont envoyées a travers tout empire pour explorer, cartogra- hier, collecter des données dans Je domaine de Phistoire naturelle ‘oude Fethnographie. LAcadémie des sciences, fon- dée en 1724, organise des ex- plorations scientifiques qui aboutissent & des publications ‘ethnographiques comme celle de Johann Gottlieb Georgi en 1776 ou des atlas, comme I’At- las russicus du Frangais Joseph Nicolas Deliste en 1745. Les ingé- nieurs militaires cartographient certaines régions stratégiques comme le sud de FOural, la steppe kazakhe, lExtréme-Orient ou les rives de PArctique. Catherine II établit son propre Département géographique privé et commande des cartes de la Grimée ou de la Pologne. Au cours du xvmr siéele, d’autres types de cartes fleurissent, celles qui illustrent les almanachs ou les calendriers ou des documents directement utiles, notamment pour établir des cadastres. A la fin du xv‘ siécle, 70 % de la population et & peu prés toutes les propriétés fonciéres sont cartographiées, MAK.S. (31 Tsarev Alekseev est ainsi construite sur la ligne fortifiée de Belgorod en Ukraine par un millier de personnes déracinées pour renforcer le contréle militaire de la région, Pierre le Grand fait dépla- cer 5000 paysans d'Ftat dans les ateliers métal- lurgiques de POural et ces pratiques continent avec ses successeursaurythme de apparition de nouvelles lignes fortiiées dans la steppe. A par: tirde 1730, environ 13000 Russes sont déplacés du gouvernement de Voronej et de Koursk dans larégion du Don pour s'installer quelque 200 ou 300 kilometres plus. Fouest en Ukraine Sloboda, a la frontidre orientale de Ukraine. Mais trés sou- vent les gens désertent, meurentou retournent leurs terres @origine. Des étrangers sont également invites a sins taller sur des terres colonisées. Dans les an: nées 1750, limpératrice Elisabeth fait venir des populations serbes pour vivre surla rive gauche du Dniepr et en Ukraine Sloboda, mais aussi des Moldaves, des Bulgares ou des Polonais dans les steppes de la mer Noire qui on offre des terres, des provisions, des avantages fiscaux ou la ga- rantie d'une autonomie religieuse et adminis trative. Le méme genre diavantage est offert aux Slaves orientaux, paysans d’Etat ou soldats & la retraite, cosaques ou viewx-croyants!, qu’on dé- place aux frontiéres, dans les années 1730-1740 sur les bords de la Volga, dans les années 1760 dans le sud de POural, dans les steppes d’As- trakhan ou les rivages de la mer Noire entre Dniestr et Don. Au total, environ 500000 per- sonnes sont déracinées durant le régne de Catherine IL Ce sont parfois les individus eux-mémes qui préferent quitter leur terre. Ainsi, les steppes, at sud de la Russie, attirent, loin du centre etdansde meilleures conditions exploitation de la terre, toutes sortes de fuyards, en particulier des serfs. Des transformations considérables sont ap: portées par Vafflux des nouvelles populations Ala Cour de Saint-Pétersbourg Johann Friedrich Anthing, portratste de cour, 'installe a Saint Pétersbourg en 1783. Célabre pour ses silhouettes découpées, il représente ici une noblesse pétersbourgeoise occidentalisée dans ses vétements et occupée a des losis aristocratiques habituels, le jeu et la musique. Ce groupe social est de plus en plus coupé du reste des populations de ‘empire en raison de son mode de vie et de ses pratiques cultuelles. colonisées qui montrent une grande capacité & S'accommoder du pouvoir impérial. Les groupes reconnus par la loi proliférent, comme par exemple nobles, marchands, clercs, soldats ou paysans, mais aussi des payeurs du fassak (tri but), des junkers baltes ot des marchands de Boukhara. La cohésion d’ensemble repose sur les relations individuelles ou collectives avec le pouvoir a travers le service, la fiscalité, le droit, ce qui définit bien une « société impériale fondée sur la différence ».m ese MEM Laelia 13.000 ans de civilisation Avec Antoine Acker, Décio de Alencar Guzmén, Gilles Bataillon, Charlotte de Castelnau-t'Estoile, Rafael Chambouleyron, André Delpuech, Philippe Descola, Iréne Favier, Anais Fléchet, Serge Gruzinski, Francois-Michel Le Tourneau, Emmanuelle Loyer, Lissell Quiroz, Stéphen Rostain, Neil Safier, eee nL Sa Ree ees HISTOIRE / 85 yuwuerao0r 200, 32/ LEmpire russe Moi, Pierre, empereur Lorsque la Russie gagne la guerre contre la Suéde, Pierre le Grand décide adopter officiellement le titre d’« empereur ». C’est 'aboutissement d'une stratégie diplomatique pour siéger a la table des monarques européens. €22 octobre 1721), afinde féter le traité de Nystad signé le 30 aodit préeédent pour sanc- tionner la victoire de la Russie contre la Suéde aprés vingt an: néesde guerre, Pierre I" fit célé- brer un service d'action de graces dans V’église de la Trinité de Saint- Pétersbourg. Aprés la liturgie, & laquelle le tsar patticipa en chantant avec le clergé, on donna lecture du texte du traité. Puis larchevéque ‘Théophane Prokopovitch prononga un discours la gloire du souverain : « De Vobscurité et de ignorance i a fait un thédere de la gloire pour le monde entier [...]. Iba introduit la Russie dans ta communauté des peuplescivilisés.» Le chancelier Golovkine, doyen du Sénat, ha- rangua & son tour le tsar dans des termes assez similaires. « Le Sénat, conclutil, prend la liberté de supplier Votre Majesté, avecta plus profondesou mission, derecevoir lettre de Pierre le Grand, Pére de la Patrie, empereur de toutes les Russes. » Et le chancelier de sécrier:« Vive, vive Pierre le Grand, re dela Patrie, empereur de toutes les Russes !» Aussit6t, assure le compte rendu officiel de Pévénement, tout le peuple a Pintérieur et & Pextérieur de Péglise poussa trois joyeux cris de vivats, aecompagnés par un tonnerre de trom- pettes, de cymbales, de tambours et d'une salve des nombreux canons et fusils de deux régi- ments de gardes, de 120 galéres et de 33 régi- ments de campagne... Le tsar répondit sur un ton faussement mo- deste : « Je désire profondément que notre peuple LUMISTOURE/ N85-86/JILEF OUT 2008 Par Thierry Sarmant AUTEUR Thierry Sarmant est archivste- aléographe, conservateur général du patrimoine et directeur des collections du ‘Mobilier national. Mapublié,en collaboration avec Jean-Pierre Sarmant, Pierre le Grand. La Russie ete monde (Perrin, 2020), Note 1. Les dates sont indiquées dans le calender julien en retard, &Pépoque, de 11 jours sur noe Calendrier grégorien, soit pleinement conscient de ce que le Seigneur a {fait pour nous durant la guerre passé et en accor- dant cette paix. Nous devons rendre graces & Diew de toute notre force, mais, tout en espérant la paix, rnous ne devons pas diminuer notre effort militaire afin déviter de subir le méme sort que les Grees et que la monarchie grecque [Cest-a-dire Byzance]. Nous devons lutter pour le bien et le profit com- ‘uns, que Dieu met devant nos yeux @ Vintérieur comme & Lextérieur, ce qui apportera du soulage- ‘ment dla nation. » Un monarque de second rang ? Apres quoi, les tits de canon et les actions de ‘tices teprirentde plusbelle, durant esquelles e monarque « offritses priéres au Tout-Puissantavec beaucoup de dévotion et bien des génuflexions ». La soirée fut marquée par un banquet monstre de 1000 couverts servi dans la maison du Sénat, suivi d'un bal et d'un feu d'artfice allumé par Pierre Iui-méme. Lédifice élevé pour Foccasion était un temple de Janus dont les portes sou- vraient pour montrer un guerrier russe et un guer- rier suédois se donnant la main sous Tinscription «PAX», oeuvre de Fornemaniste francais Nicolas Pineau. On fitrétirdes barufSentierset couler des fontaines de vin et de vodka pour la population. Des festivités analogues eurent lieu & Moscou en décembre 1721 etjanvier 1722. Les commergants de Pancienne capitale avaient fait ériger un arc de triomphe oit Fon voyait Ivan le Terrible coiffé de la chapka de Monomaque (¢f p. 16) et Pierre coiffé de la nouvelle couronne impériale, un sur- ‘monté de la légende latine « incepit » («il » > » Portrait de Pierre I= par Te Frangais Jean-Marc "Natter,& 'occasion de sa visite en France en 1717, cours de laquelle éjourne a Versailles ‘ecrencontre le jeune Louis XV. Cestson deuxitme voyage en Europe aprés celui de 1697-1698. Cette pratique de la visite A®d } diplomatique, inconnue ‘dans la tradition rus le rapproche dela seine ‘européenne (Saint éersbourg, musée de 'Ermitage). « Autocrate de toutes les Russies » Titulature de Pierre e Grand dansles lettres adressées aux ats étrangers 'aprésFoukase du 11 novembre 1721. 6 ¢ Nous, Pierre I", par la grace protectrice de Dieu empereur et autocrate de toutes les Russies, 4 de Moscou, de Kiev, de Viadimir, de Novgorod, tsar de Kazan, tsar d’Astrakhan, tsar de Sibérie, souverain de Pskov et grand prince de Smolensk, prince d’stland, de Liviand, de arélie, de Tver, de Tougorsk, de Perm, de Viatka, de Bolgar et autres, souverain et grand-prince de Nijni Novgorod, de ‘Tehernigov, de Riazan, de Rostov, de laroslavl, de Béloozersk, Oudorsk, Obdorsk, Kondia, et tout de lepays de Sévérie, seigneur et souverain de la terre d'Ivérie, souverain et maitre des tsars de Kartalie et de Géorgie, de la terre de Kabardie, des princes tcherkesses et montagnards et autres.” PHISTOIE/ 85486 /JULLET AOU 34/ LEmpire russe Des Etats européens le considéraient comme un prince oriental, a Vinstar du sultan ottoman ou de V’empereur moghol >>> acommencé ») etTautre de« Perfect» (wil amené bien»), La titulature impériale adoptée par Pierre le Grand en 1721 consacrait, certes, la vietoire de Ja Russie surla Suede, mais aussi son entrée dans leconcertdesmonarques européens. Acetégard, 1721 marque Paboutissement d'une véritable stratégie diplomatique déployée par le tsar partir de la fin du xvi siécle. La question du titre sous lequel devait @tre désigné le souverain de la Russie était ancienne et épineuse. Depuis 1547, il avait assumé celui de tsar, ‘qui comportait une revendi- 1689 Début du ragne personnel de Pierre I, 1696 cation impériale (cf. p. 12). Victoire contre es Tures Le titre latin dimperator était aArov. Parfois utilisé par les émis- 1698 saires recus & Moscou ou par des auteurs étrangers pour ‘qualifier le souverain mos- covite. Dés le début du xvt' siécle un envoyé de Pierre écrase la révolte dds streltsy ; il lance la modernisation fet Foccidentalisation de la Russie. Vempereur germanique 2700 Maximilien appela ainsi Défaite conte les Vassil Ill . Loffensive politique se précisa alors que la ‘guerre contre la Suéde trait vers sa fin. En 1717 Chafirov fit paraitre un traité justifiant la po- litique de son maitre, dont la traduction alle- mande comportait une nouvelle titulature : « Sa -Majestétsarienne Pierre F, tsar et empereur detous les Russes ». Lannée suivante le gouvernement rrusse fit imprimer et distribuer aux diplomates étrangersen poste a Saint-Pétersbourg une lettre de Yempereur germanique Maximilien datée de 1514 oi le grand-prince Vassili I était désigné ‘comme « empereur de toutes les Russies ». ‘ATautomne de 1721 Pierre se décida a adop- ter officiellement le titre d’« empereur ». La pro- lamation du 22 octobre fut soigneusement mise en scene au préalable. Le 18 octobre Varchevéque Prokopovitch, idéologue officiel du régime, pro- nonga devant le Saint-Synode (institution collé- agiale a la téte de FEglise orthodoxe) un discours ‘énumérant les haut faits de Pierre, qui égalaient ‘ceux des empereursromains;ilrappela queadop- tion de ce ttre ne serait pas une innovation, mais leretour une titulature déjaadoptée deux siécles plus tt. Le 20 ete 21 octobre le Sénat et le Saint- Synode siégerent conjointement pour débattre du nouveau titre, Pierre supervisant les» > > Pouchkine : « “ouverture d'une « fenétre sur [Europe », sui- vant la formule de Pouchkine, est la princi- pale réalisation du régne de Pierre I". Cette fenétre avait été entrouverte avant lui : depuis. le début du xvr' siécle les grands-princes de Moscou faisaient appel A des spécialistes occi- dentaux. En 1652 le tsar Alexis Mikhailovitch or- donne la création, dans la banlieue de Moscou, dun « faubourg allemand », oit se regroupent commercants, artisans et mercenaires origi- naires d'Europe de Ouest. Durant V'enfance de Pierre, influence européenne se manifeste @ la cour moscovite par introduction de nou- veaux objets et usages (instruments d’optique, meubles, carrosses, portraits, représentations. théatrales). Dans les années 1690, le jeune tsar est initié au mode de vie européen par des offi- ciers étrangers dont il a fait ses favoris et par la fréquentation du Faubourg allemand. Le premier contact direct avec l'Europe a liew durant la Grande Ambassade de 1697-1698, qui améne le souverain & traverser VAllemagne, les Provinces-Unies, PAngleterre et la Pologne. Par la suite, entre 1711 et 1717, Pierre séjourne presque chaque année en Occident : il est & Copenhague et Amsterdam en 1716, & Paris en 1717, Eehees diplomatiques, ces voyages sont des réussitessurle planculturel:letsarmultiplie Une fenétre sur l'Europe » 'm Arrivée de Pierre JeGrand & Amsterdam 4 Dord de la frégate Saines- Pierreet Paul construite avec sa participation (Cableau d’Abraam Storck, 1697). les changes, les achats et les commandes. Parallélement, il envoie des Russes se former & POuestet ses agents yrecrutent militaires, tech- niciens et artistes. Saint-Pétersbourg, nouvelle capitale en 1712, matérialise cette incorpora- tion dela culture européenne. STOWE / 485486 /JLETAOUT 2003 36 / Eaton Empire russe >>> discussions depuis la coulisse. On en vint a conclure que le ttre d« empereur » revenait au souverain par droit de naissanee, tandis que ceux de « Pierre le Grand » et de « Pére de la Patrie » luiseraient reconnus pour ses mérites personnels. Le 20 octobre le prince Menchikoy, favori du tsar, se rendit auprés de lui avec une requéte éerite Ace sujet par le Sénat «au nom de toutes les classes de 'Etat russe». Pierre ft d'abord mine de refuser, « suivant sa louable modestie ordinaire », puis«céda» a une délégation du Saint-Synode et duSénat. Aprés quoiles dignitaires vinrent félii- ter le souverain et lui baiser la main, Le récit officiel de la concession du titre impé- rial fut publié le 1 novembre. Le 11 novembre, ‘un oukase (décret) fixa la titulature que pren- drait lesouverain dansses actesintérieursetexté- rieurs. En janvier 1722 le Saint-Synode ordonna de changer la forme des pritres récitées pour le tsar et sa famille lors des offices: les titres « em- pereur » et « impératrice » remplacérent « tsar » et «tsarine », Le nom de Pierre devait étre suivi de« le Grand », Deux ans plus tard le monarque organisa & Moscou une grandiose cérémonie « 8 européenne » au cours de laquelle son épouse Catherine fut couronnée impératrice. Réticences européennes Les représentants russes & Pétranger furent priés de faire part du traité de Nystad aux gouver nements aupris desquels ils étaient accrédités et dorganiser de grandes fétes dans leurs rési- dences. II leur fut également demandé d'obte- nir Tutilisation de la nouvelle titulature du tsar par leurs interlocuteurs. Le premier a s'y préter fut le roi de Prusse Frédéric-Guillaume, dont le pereavait obtenu de Pierre une rapidereconnais- sance de son tout récent titre royal. A Vienne, les ‘moqueries fusérent contre cet empressement. Ony ftcirculer une prétendue lettre de Frédéric- Guillaumea Pierre, ole titred'«empereur» était utilisé une douzaine de fois ! Les Provinces-Unies suivirent l'exemple de la Prusse en aoitt 1722. 1a ville de Hambourg les imita, tout comme la Suéde et le Danemark peu aprés. Ce ne fut pas le cas, en revanche, des grandes puissances (Saint Empire, Royaume-Uni France, Pologne, Espagne). La conférence des ministres réunie a Vienne en 1721 opposa un refus forme! et nia Pauthenticité de la lettre de Maximilien & Vassii II que les Russes avaient invoquée comme préeédent. Les puissances ne reconnurent le titre dx empereur » au souverain de la Russie que Jongtemps aprés la mort de Pierre : 1742 pour Yempereur romain-germanique et le roi dAngle- terre ; 1745 pour les rois de France et ¢’Espagne. Du cété de Empire ottoman, la ttulature impé- riale du souverain russe fut reconnue & peu pres laméme époque, en 1741. Les titres adoptés par Pierre étaient d'inspi- ration clairement romaine a travers des épi- thetes et des expressions empruntées au latin LUMISTOURE/ N85-86/JILEF OUT 2008 Une nouvelle capitale Saint Pétersbourg, fondé en 1703, est d'emblée concue par Pierre comme une capitale, 2 la fols centre religieux et politique, port ée guerre et de commerce, La forteresse Plerre-et Paul, premier bitiment construt,abrte la cathédale PierreetPaul (c-dessus), éifce de style européen, fevient la nécropole des Romanov. («Imperator », « Pater Patriae » et « Magnus »). Cotte titulature rapprochait donc la Russie de Europe occidentale tout en faisant du tsar Pégal du premier de ses souverains, empe- reur romain germanique. En changeant son titre, Pierre I" voulut signifier ce changement de statut et d’identité. La Russie n'était plus Ia Moscovie, et Pierre n’était plus éleve mais maitre parmi les maitres. Tout, pour autant, n'est pas rupture dans ce choix, La référence latine n'était pas inconnue de Fancienne Moscovie : des généalogies fitives rat- tachaient les grands-princes de Moscou & lempe- rreur Auguste (ofp. 12). En acceptantsonnouveatt titre Pierre rappela aussi le sortfunestede empire Orient: le titreimpérial comportait une significa- tion religieuse et millénariste. Saint-Pétersbourg, nouvelle Amsterdam, nouvelle Moscou, mais aussi nouvelle Jérusalem, nouvelle Rome et nouvelle ‘Constantinople, serait a capitale d'un nouvel em- pire orthodoxe qui, lui, ne suecomberait pas. BREPOLS 4 Labeur, production et économie monastique dans POccident médiéval DelaRézledessne Benoit auxCisersiers| Levétementau Moyen Age Detar dlagardecbe Lexicon of Medieval Choir Stalls The Polities of Sanctity Fiewraie Sculpture eller surCher ~~ \ ‘ s: Objetsnomades Creations matrl, appropiatonset oration deridenetsdTeredela premiere mondialisation Suri sdes Bernard de Cl et laphilosophie des Cisterciens duXil sige DuChamp de Mars mérovingienau ‘Champ de Mai ‘arolingien Edsiragessurunobiet fugace tue rtm deep, Les portails romansde Bourgogne Thames et programmes Larouteau Moyen Age eaésetreprésentations Lelivre d’heures enluming en Bretagne Corns reppin Lamusicalité des images au Moyen Age Ir moc anes Samet Fe) Nouveaux regards sur les saisies patrimonialesen Europea l'époque dela Révolution francaise Catherine II chez les Tatars Par Wladimir Berelowitch poet) LISTONRE/ W485 486 /ULLEEAOUT 20 /39 Alexemple des empereurs romains, Catherine fit du voyage un véritable outil de gouvernement, destiné a servir la cohésion d’un territoire en perpétuelle expansion, aussi vaste que disparate. Retour sur quatre de ces déplacements hautement politiques. atherine Ine fut certes pas le premier monarque & voyager & travers son empite, mais elle fut celle qui, A Epoque moderne, sut ériger cette pratique en véri table mode de gouvernement. Si Yon excepte son déplacement obligé de Saint-Pétersbourg & Moscou en 1762 our se faire couronner, son régne fut ponctué par huit voyages, tous a intérieur de son « petit menage », comme elle aimait appeler I’Empire russe. Dés son premier grand déplacement dans les provinces baltes, en 1764, ces voyages prirent Vapparence <'expéditions longues de plusieurs semaines, jusqu'au dernier, le plus célébre, ‘qufelle entreprit en Russie méridionale en 1787, cet qui dura la bagatelle de six mois. En cela Catherine se distingua trés nettement de ses prédécesseurs, Pierre le Grand avait certes passé sa vie & courir le pays, mais en dehors de ses deux périples en Europe et de ses campagnes militares, il avait uniquement effectué des dé- placements utilitaires, poursuivant des objectifs précis, tels que la construction d’une citadelle ‘ow d'une usine d’armement : en eux-mémes ses voyages nfavaient guére de fonction politique, ni méme pédagogique. Quant a sa fille Elisabeth I*, ‘quirégnade 1741 41762, ellene fut pas non plus pparticuligrement casanidre, reste que ses déplace- ‘ments, assez monotones, visaientessentiellement Moscow, quelle affectionnait et oi elle se trans- Portaitavectoutela Cour, ou bien des monastéres _généralement peu éloignésde 'ancienne capitale. I est possible en revanche que Catherine se soit inspirée de Fexpérience récente de certains souverains européens, voire, en amont, des ‘empereurs romains, chez lesquels ces voyages étaient une institution. Apprenant gouverner un ensemble immense et disparate, ot seule sa couronne réunissait des régions assez récem- ment conquises, ainsi les provinces baltes et les steppes du Sud-Est, elle aurait tout a fait pu se souvenir que Louis XIV, au demeurant grand voyageur, avait visité VAlsace en 1681 aprés la prise de Strasbourg, ou que Marie-Thérése d’Au- triche, moindre voyageuse, avait néanmoins pu prétendre & la couronne du Saint Empire aprés son voyage en Hongrie en 1741. Entre le voyage ‘comme affirmation ou démonstration de puis- sance et le voyage de « conquéte » ou de sédue- tion, la distance était done moins grande quelle nny parait Pour illustrer cette portée politique et symbolique que Catherine sut donner a ses dé- placements, arrétons-nous en détail sur quatre ‘voyages hauitement politiques, Eastland, Livland, Courlande... Du 24 juin au 25 juillet! 1764 elle accomplit son premier grand périple dans les provinces de langue allemande d'Eastland et de Livland et dans le duché de Courlande, territoires qui cor- respondent approximativement Estonia > > > VAUTEUR Directeur d'études & TEHESS, Wladimir Berelowitch est ‘membre du commits dderédaction des (Gahiers du monde Note 1. Les dates sont données ‘encalendie julien, qu avait cours en Russie Jusquten 1918, en retard ‘dune dzaine de ours par "apport note calender ‘grégorien. STOWE / 485486 /JLETAOUT 2003

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