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De la part…
d’un garçon reconnaissant.
LETTRE À MES LECTEURS
Jay Asher
CHAPITRE 1
J’ai encore les yeux fermés quand mes parents quittent la caravane et que
la porte se referme derrière eux. Je roule sur le dos et prends une grande
inspiration. J’ai juste besoin de quelques secondes de plus. Une fois que je
serai levée, les jours se succéderont aussi vite que des dominos qui tombent.
Le matin de l’ouverture, maman est prête dès son réveil. Sur ce point, je
tiens beaucoup plus de mon père. Je l’entends traîner des pieds devant la
caravane, avec ses grosses bottes. Quand il aura rejoint le chapiteau, sa
première mission sera de brancher la grande cafetière et la bouilloire, puis
d’organiser les sachets de thé et de chocolat en poudre que nous mettons à la
disposition des clients. Les premières gouttes de café chaud atterriront, bien
évidemment, dans son thermos.
Je tire le coussin de sous ma tête et le serre contre ma poitrine. Chaque
année, après en avoir terminé avec son concours du pull de Noël le plus
moche – qu’elle a, soit dit en passant, gagné deux fois en six ans –, la mère
de Heather coupe les manches du pull vainqueur pour en faire des coussins.
Elle coud chaque extrémité de la manche après l’avoir remplie de coton, puis
elle garde un coussin pour sa famille et me donne l’autre.
Je tiens celui qu’elle m’a offert hier soir à bout de bras, au-dessus de ma
tête. Un tissu vert mousseux avec un rectangle bleu à l’endroit du coude. Au
centre du rectangle, des flocons de neige entourent un renne volant au nez
violet.
Je serre fort le coussin et ferme à nouveau les yeux, quand j’entends
quelqu’un approcher de la caravane.
– Est-ce que Sierra est là ? demande Andrew.
– Pas encore, répond mon père.
– Ah, OK. Je me disais qu’on aurait pu travailler ensemble pour aller plus
vite.
Je serre le coussin encore plus fort. Je n’ai pas du tout envie qu’Andrew
m’attende devant la porte.
– Je crois qu’elle dort encore, dit mon père. Mais si tu cherches à faire
quelque chose tout seul, tu peux vérifier qu’il y a du gel antiseptique pour les
mains dans les toilettes.
Vas-y, papa ! Montre-lui !
À midi, j’ai déjà les jambes en compote d’avoir chargé tous ces sapins et
d’être restée debout derrière la caisse toute la matinée. Je m’y serai habituée
d’ici quelques jours, mais aujourd’hui, je suis contente quand Heather arrive
avec un sac plein de restes du repas de Thanksgiving. Maman nous fait signe
de déguerpir dans la caravane. La première chose que Heather fait en
s’asseyant à table, c’est d’ouvrir les rideaux.
Elle me regarde d’un air exagérément perplexe.
– J’améliore simplement la vue.
Comme pour lui donner raison, deux garçons de l’équipe de base-ball
passent au même instant avec un grand sapin.
– Tu n’as vraiment pas honte, dis-je en déballant mon sandwich à la
dinde et à la canneberge. Je te rappelle que tu es toujours avec Devon, au
moins jusqu’à Noël.
Elle s’assied en tailleur sur le banc – qui se trouve accessoirement être
aussi mon lit – et déballe son sandwich à son tour.
– Il m’a appelé hier soir pour me raconter qu’il était allé à la poste. Ça a
duré vingt minutes.
– Bon, il n’est pas doué pour la conversation, dis-je.
Je prends une bouchée de mon sandwich. Toutes ces saveurs de
Thanksgiving envahissent ma bouche, cela me donne presque envie de
chanter.
– Tu ne comprends pas. Il m’a raconté la même histoire la semaine
dernière et elle n’avait déjà aucun intérêt. Je suis sérieuse ! dit-elle en levant
les mains quand elle me voit rire. J’en ai rien à faire, moi, de la vieille dame
grincheuse dans la queue devant lui qui voulait poster un colis d’huîtres pour
l’Alaska. Pas toi ?
– Est-ce que j’enverrais un colis d’huîtres en Alaska ? dis-je en me
penchant vers elle pour tirer une mèche de ses cheveux. Tu es méchante.
– Je suis honnête. Mais si tu veux parler de méchanceté, toi tu as largué
un type parce qu’il t’aimait trop. T’as dû lui briser le cœur !
– Mason ? Mais il était constamment en manque d’affection ! dis-je. Il
parlait déjà de prendre le train pour venir me voir ici, pendant les fêtes. L’été
avait à peine commencé et on ne sortait ensemble que depuis quelques
semaines.
– C’est plutôt mignon, dit Heather. Il savait déjà qu’il ne pourrait pas se
passer de toi pendant tout un mois. Perso, je pourrais parfaitement me passer
des histoires de Devon pendant un mois.
Quand Heather a commencé à sortir avec Devon, elle était folle de lui, et
c’était il y a deux mois seulement.
– Bref, dit-elle, c’est pour ça qu’il faut qu’on se fasse des sorties à quatre,
tant que tu es là. Je ne te parle pas forcément d’un truc sérieux, t’as pas
besoin de tomber amoureuse, ni rien de tout ça.
– C’est bon à savoir. Merci.
– Mais au moins, j’aurais quelqu’un d’autre à qui parler.
– Ça ne me gêne pas de tenir la chandelle quand tu passes la soirée avec
lui, dis-je. Je promets même d’intervenir dès qu’il se mettra à parler d’huîtres.
Mais la saison est déjà suffisamment stressante, pas besoin d’en rajouter avec
un garçon.
À quelques arbres de là, j’aperçois Andrew avec un autre type qui
regardent dans notre direction. Ils bavardent en riant. Ils ne détournent même
pas les yeux quand ils se rendent compte qu’on les a remarqués.
– Tu crois qu’ils nous regardent manger ? dis-je. C’est vraiment
pathétique.
Andrew jette un œil par-dessus son épaule, probablement pour vérifier
que mon père n’est dans les parages, puis nous fait un signe de la main.
Avant même de savoir si je veux lui répondre, j’entends mon père leur crier
de se remettre au travail. J’en profite pour refermer les rideaux.
Heather hausse les sourcils.
– Eh ben lui, il a toujours l’air intéressé, en tout cas.
Je secoue la tête.
– Écoute, peu importe le garçon, ça ne serait qu’une source d’ennuis.
Mon père serait constamment sur notre dos. Est-ce que tu connais un type qui
en vaille la peine ? Parce qu’il n’y en a aucun de l’autre côté de cette fenêtre,
ça, c’est sûr.
Heather tapote la table du bout des doigts.
– Il faut quelqu’un qui ne travaille pas ici… quelqu’un que ton père ne
pourra pas envoyer nettoyer les toilettes.
– Je crois que tu as loupé la partie où je disais que je ne voulais sortir
avec personne pendant mon séjour.
– Je n’ai rien loupé, répond-elle. J’ai juste décidé de l’ignorer.
Évidemment.
– OK, imaginons qu’un garçon m’intéresse – ce qui n’est pas le cas. Quel
genre de mec je vais attirer, sachant que je disparaîtrai de sa vie au bout d’un
mois ?
– Tu n’es pas obligée d’en parler, répond Heather. Tu ne peux rien y faire
de toute façon, et un mois, c’est bien, la plupart des couples ne tiennent pas
aussi longtemps. Alors, ne t’en fais pas pour ça. Tu n’as qu’à te dire que c’est
une romance de Noël.
– Une romance de Noël ? Tu viens sérieusement d’employer cette
expression ? dis-je en levant les yeux au ciel. Il faut vraiment que t’arrêtes de
lire les magazines de ta grand-mère.
– Réfléchis-y ! Ce serait une relation sans aucune pression, puisqu’on sait
déjà quand elle se terminera. Et tu aurais une super histoire à raconter à tes
copines en rentrant.
Je sais déjà que je ne peux pas gagner ce débat. Heather est encore plus
acharnée que Rachel, ce qui en dit long. La seule façon de m’en sortir, c’est
de faire traîner le sujet jusqu’à ce qu’il soit trop tard pour agir.
– Je vais y réfléchir, dis-je.
J’entends les rires familiers de deux femmes. J’ouvre le rideau et jette un
œil à l’extérieur. Deux dames d’une cinquantaine d’années de la Downtown
Association avancent en direction du chapiteau, les bras chargés d’affiches.
J’emballe le reste de mon sandwich pour l’emporter avec moi puis serre
Heather dans mes bras.
– Je garde l’œil ouvert pour trouver un Roméo de Noël, mais là, il faut
que je retourne travailler.
Heather remballe son sandwich à son tour et rejoint sa voiture.
– Je garde l’œil ouvert, moi aussi ! crie-t-elle en se retournant.
Quand j’arrive au chapiteau, les dames de la Downtown Association
bavardent avec ma mère près du comptoir. La plus âgée des deux porte une
longue tresse de cheveux blancs, et tient une affiche représentant un camion-
poubelle décoré de guirlandes de Noël.
– Si vous pouviez en accrocher quelques-unes cette année encore, la ville
vous en serait vraiment reconnaissante. Notre parade de Noël sera plus
grande que jamais ! On veut que tous les habitants y participent.
– Bien sûr, dit maman. Sierra les accrochera cet après-midi.
La dame à la tresse dépose quatre affiches sur le comptoir. Je les prends,
saisis l’agrafeuse et quitte le chapiteau. Je ne peux m’empêcher de laisser
échapper un petit rire : je ne suis pas sûre qu’un camion-poubelle décoré de
guirlandes attire beaucoup les foules, mais au moins ça colle à l’esprit de
cette petite ville.
Enfant, Heather et ses parents m’ont emmenée plusieurs fois voir la
parade avec eux, et je dois reconnaître que c’est un peu sentimental pour moi.
Ces dernières années, je n’ai vu les parades de Noël que sur l’écran de ma
télé, en direct de New York ou de Los Angeles. Pas le genre de défilé à faire
participer la Société des propriétaires de carlins, les Amis de la bibliothèque
ou des tracteurs qui hurlent des chants de Noël version country, tout en
descendant la rue principale. En revanche, ils auraient tout à fait leur place
dans la parade de ma ville de l’Oregon.
J’agrafe la dernière affiche sur le poteau en bois d’un lampadaire à
l’entrée du parc, quand j’entends la voix d’Andrew derrière moi.
– Besoin d’aide ?
Mes épaules se figent.
– Non, c’est bon, merci.
Je plante les deux autres agrafes, puis recule en faisant semblant d’étudier
le résultat de mon travail, suffisamment longtemps pour qu’Andrew
disparaisse. Quand je me retourne, il discute avec un garçon magnifique qui
doit avoir notre âge, même s’il mesure dix centimètres de plus que lui. Le
garçon tient un sapin d’une main et, de l’autre, dégage ses cheveux bruns de
ses yeux.
– Merci, ça ira, dit-il à Andrew.
Ce dernier s’éloigne.
Le garçon me regarde en souriant, une superbe fossette vient creuser sa
joue gauche. Je me sens aussitôt rougir et m’empresse de baisser les yeux.
Mon estomac palpite, je prends une grande inspiration, en me rappelant qu’un
sourire craquant ne veut rien dire sur son propriétaire.
– Tu travailles ici ?
Sa voix est suave, elle me rappelle les chansons des vieux crooners que
mes grands-parents aimaient écouter pendant les fêtes.
Je relève les yeux en essayant de me montrer professionnelle.
– As-tu trouvé tout ce dont tu avais besoin ?
Son sourire est toujours là, tout comme sa fossette. Je glisse une mèche
de cheveux derrière mon oreille, en essayant de ne pas baisser les yeux. Je
dois me retenir pour ne pas l’approcher.
– Oui, dit-il. Merci.
Sa façon de me regarder – on dirait presque qu’il m’étudie – me rend
confuse. Je me racle la gorge et détourne la tête un instant, mais quand enfin
je me ressaisis, il a déjà fait demi-tour, son sapin sur l’épaule, comme si
celui-ci était plus léger qu’une plume.
– Jolie nuance de rouge écarlate, Sierra.
Andrew, posté derrière le lampadaire, secoue la tête en me dévisageant.
J’ai envie de lui balancer un truc sarcastique, mais je ne trouve pas les mots.
– Tu sais que les fossettes sont en réalité une malformation ? continue-t-
il. Cela veut dire qu’il y a un muscle de son visage qui ne s’est pas
complètement développé. C’est un peu dégueulasse quand on y réfléchit.
Je penche la tête et lance à Andrew mon regard le plus explicite pour
dire : « Est-ce que cette conversation est finie ? » Le résultat est peut-être
plus méchant que je ne le voudrais, mais il a vraiment besoin qu’on lui
remette les idées en place, s’il croit que ce genre de commentaire mesquin me
le rendra sympathique.
Je vais ranger l’agrafeuse sous le comptoir et j’attends. Peut-être que le
garçon à la fossette va revenir acheter des guirlandes ou un de nos arrosoirs ?
Peut-être a-t-il besoin de gui ? J’ai l’impression d’être une idiote tout à coup.
Je viens d’expliquer à Heather pourquoi je ne veux pas m’impliquer dans une
relation ici – des bonnes raisons –, et c’est toujours d’actualité. Je suis là pour
un mois. Un mois ! Je n’ai ni le temps ni le cœur de m’engager.
Pourtant, je me surprends à me poser la question, malgré moi. Peut-être
que je ne suis pas contre un petit flirt avec une date limite. Peut-être que je ne
serai pas aussi exigeante sur ses imperfections – comme aiment à le dire mes
copines – si je ne reste pas avec lui plus que quelques semaines. Et s’il se
trouve qu’il est super sexy avec une adorable fossette, eh bien, tant mieux
pour lui ! Et pour moi aussi.
J’envoie un texto à Heather dans l’après-midi : « Ça consiste en quoi
exactement, une romance de Noël ? »
CHAPITRE 6
Le soleil est à peine levé quand je me réveille, et j’ai déjà reçu deux
textos.
Le premier est de Rachel, qui se plaint du temps que lui prend
l’organisation du bal d’hiver, alors que tous les gens normaux révisent leurs
examens de fin de semestre ou font leurs courses de Noël. Je l’aurais aidée
avec plaisir, mais je ne peux pas faire grand-chose à 1 200 kilomètres de
distance. Heureusement, je n’ai pas eu trop de mal à trouver un équilibre
entre mon boulot au parc à sapins et l’école. Mes profs m’envoient les cours
et les exposés ; de mon côté, je fais mes devoirs dans les moments de calme
et quand je peux me connecter à Internet. Avoir une conversation
hebdomadaire avec le señor Martinez ne sera probablement pas le truc le plus
excitant du monde, mais au moins je n’aurai pas de retard à l’oral, et je
pourrai obtenir une note correcte à la fin de l’année.
Assise sur mon lit, j’ouvre le second message. C’est Heather : « Je t’en
supplie dis-moi que tu veux qu’on te trouve un petit ami de Noël. Devon a
passé la soirée à parler de son équipe de fantasy football. À l’aide ! Il est à
deux doigts de se retrouver avec une fantasy petite amie. »
Je me lève tout en tapant ma réponse : « Un type super mignon est venu
acheter un sapin hier. »
J’ai à peine atteint la salle de bains qu’elle me répond : « Des détails ! »
Je n’ai pas finir de défaire la ceinture de mon pyjama que je reçois un
autre texto : « Oublie ! Tu me raconteras tout au déjeuner ! »
Après ma douche, j’enfile un jean et un sweat gris. J’attache mes cheveux
en une haute queue de cheval, tire sur quelques mèches pour qu’elles
retombent autour de mon visage, me maquille légèrement et sors dans la
fraîcheur matinale. Sous le chapiteau, maman remplit la caisse de monnaie
derrière le comptoir. Dès qu’elle m’aperçoit, elle pointe du doigt mon mug de
Pâques encore fumant dans lequel trempe déjà un sucre d’orge.
– Tu es levée depuis longtemps ? je lui demande.
Elle souffle doucement sur sa tasse.
– Les bips-bips des textos de ton téléphone n’ont pas l’air de t’empêcher
de dormir. Ce n’est pas le cas de tout le monde.
– Oh. Désolée.
Papa arrive et nous embrasse toutes les deux sur la joue.
– B’jour.
– Sierra et moi parlions de ses textos, dit maman. Je sais qu’elle n’a pas
besoin de dormir beaucoup pour être fraîche comme une fleur le lendemain,
mais…
Papa l’embrasse sur la bouche.
– Tu n’en as pas besoin non plus, chérie.
Maman se met à rire.
– Qui a dit que je parlais de moi ?
Papa frotte sa barbe de trois jours.
– Nous en avons discuté, il est important pour elle de rester en contact
avec ses amis de l’Oregon.
Inutile de leur préciser qu’un des deux textos venait de Heather.
– C’est vrai, dit maman en me lançant un de ses regards. Mais tu peux
peut-être demander à tes amis de l’Oregon de te laisser faire la grasse mat’ de
temps en temps ?
J’imagine ce que font Rachel et Elizabeth à cette minute, elles sont
probablement penchées sur leurs portables en train d’organiser la fin de leur
long week-end de Thanksgiving.
– Puisqu’on parle de la vie dans l’Oregon, je pense qu’il est temps que
vous me disiez si oui ou non, nous allons revenir l’an prochain.
Maman cligne des yeux en relevant la tête. Elle regarde mon père.
Papa boit une grande gorgée de café à même son thermos.
– On écoute aux portes ?
Je tortille une mèche de mes cheveux.
– J’ai surpris une conversation, je n’espionnais pas, promis, dis-je pour
clarifier. Alors, à quel point je devrais m’inquiéter ?
Papa prend une autre gorgée avant de répondre.
– Il n’y a aucune raison de s’inquiéter pour la ferme, dit-il. Les gens
auront toujours besoin d’arbres de Noël, même s’ils les achètent au
supermarché. C’est juste que nous ne les vendrons peut-être plus nous-
mêmes.
Maman pose sa main sur mon bras, un peu gênée.
– Nous allons faire tout notre possible pour que le parc reste ouvert.
– Je ne m’inquiète pas que pour moi, dis-je. Bien évidemment, je veux
qu’on reste ouvert pour des raisons personnelles, mais cet endroit existe
depuis que grand-père l’a ouvert. C’est ici que vous vous êtes connus. C’est
toute votre vie.
Papa acquiesce doucement puis hausse les épaules.
– C’est la ferme, notre vie. Sans doute qu’avec tous ces levers à l’aube et
ces soirées tardives à travailler là-bas, venir ici a toujours été une sorte de
récompense. Voir les gens s’enthousiasmer quand ils trouvent le sapin de
leurs rêves aussi. Ce sera dur de renoncer à ça.
J’admire que le parc ait toujours été pour eux bien plus qu’une simple
entreprise.
– Et les gens continueront de s’enthousiasmer pour nos arbres, dit-il,
quelque part, mais…
Mais quelqu’un d’autre les regardera s’enthousiasmer.
Maman me lâche le bras et nous regardons mon père. C’est sans doute
pour lui que cela serait le plus difficile.
– Nous sommes à peine rentrés dans nos frais ces dernières années, dit-il.
L’an passé, avec les primes que j’ai données à l’équipe, nous avons même
perdu de l’argent. On a réussi à compenser par les ventes en gros et je
suppose que c’est une solution. Ton oncle Bruce étudie sérieusement la
question pendant notre absence. Je ne sais pas combien de temps nous
pourrons tenir avant de finir par admettre que…
Il s’interrompt, incapable de prononcer les mots, ou refusant de le faire.
– Donc c’est peut-être la fin, dis-je. Notre dernier Noël en Californie.
Maman prend son air le plus doux.
– Nous n’avons encore rien décidé, Sierra. Mais il serait sans doute bon
de faire de ce séjour un séjour mémorable.
Mes parents ont beau être dans la caravane à terminer leur dîner, je peux
sentir leurs yeux sur Caleb et moi, tandis que nous marchons vers sa
camionnette. Entre ces regards insistants et la main de Caleb qui se trouve à
peine à un doigt de la mienne, le chemin me semble interminable.
Je monte sur le siège passager et il ferme la portière derrière moi. À
l’arrière de la camionnette se trouve un superbe sapin noble vendu à un prix
imbattable – désolée papa –, que nous sommes sur le point de livrer à son
nouveau propriétaire. Malgré toutes les années que j’ai passées ici, c’est la
première fois que j’accompagne un sapin jusqu’à sa destination finale.
– J’ai parlé à mes amies de ton œuvre caritative, dis-je. Elles trouvent ça
super mignon.
Il rit en démarrant la camionnette.
– Une œuvre caritative, hein ? Moi qui pensais seulement livrer des
sapins.
– C’est la même chose ! Tu te moques encore de mon vocabulaire ?
Au fond, je crois que ça me plaît. Mais je me garde bien de le lui dire.
– Peut-être que ce vocabulaire va déteindre sur moi avant que tu partes.
Je lui donne une petite tape sur l’épaule.
– Ça ne te ferait pas de mal.
Il appuie sur l’accélérateur en souriant.
– Je suppose que ça dépendra du temps qu’on passera ensemble.
Ses mots résonnent en moi et je suis parcourue de frissons.
– Une idée de la fréquence ? demande-t-il une fois sur la route principale.
J’aimerais pouvoir lui donner une réponse, mais avant de passer plus de
temps avec lui, il y a certaines choses que je dois savoir. J’aimerais
simplement qu’il aborde le sujet, comme il l’avait promis.
– Ça dépend, dis-je. Combien d’autres sapins penses-tu offrir cette
année ?
– Les gens laissent des pourboires plus généreux pendant les fêtes, mais il
faut reconnaître que les sapins coûtent cher, même avec une réduction. Ne le
prends pas mal.
– Je ne peux pas vraiment faire mieux pour la ristourne, donc il va falloir
que tu te montres encore plus charmant au travail.
Nous rejoignons l’autoroute en direction du nord. Dans la nuit tombante,
on distingue Cardinals Peak. D’ici, la colline a des airs de pyramide bossue.
Je pointe le sommet du doigt.
– Je parie que tu ne sais pas que j’ai six sapins qui poussent là-haut.
Il me jette un rapide coup d’œil puis regarde par la fenêtre vers la colline
sombre au loin.
– Tu as une ferme à sapins de Noël en haut de Cardinals Peak ?
– Pas tout à fait une ferme, dis-je. Mais je plante un sapin par an.
– Vraiment ? Comment ça a commencé ? demande-t-il.
– À vrai dire, cela remonte à mes cinq ans.
Il enclenche son clignotant, regarde par-dessus son épaule, puis se glisse
sur la voie de gauche.
– Raconte-moi, je veux toute l’histoire, dit-il.
Les phares des voitures illuminent son sourire curieux.
– Très bien, dis-je en agrippant ma ceinture. J’ai planté un sapin avec ma
mère quand j’avais cinq ans, chez moi, dans l’Oregon. J’avais déjà planté des
douzaines d’arbres auparavant, mais celui-ci, on l’a mis de côté. On a même
installé une clôture autour. Six ans plus tard, j’avais onze ans, nous l’avons
coupé et offert à la maternité de notre hôpital.
– C’est super, dit-il.
– Rien à voir avec ce que tu fais, Monsieur le Bienfaiteur. Mes parents
leur offrent un sapin tous les Noëls depuis ma naissance pour les remercier.
Apparemment, j’ai mis du temps à me décider à sortir.
– Ma mère dit que ma sœur a fait sa difficile elle aussi, à la naissance, dit
Caleb.
Je ris.
– Mes amis adoreraient t’entendre me décrire de cette façon.
Il me regarde, mais je n’ai aucune intention de lui expliquer pourquoi.
– Bref, cette année-là, nous avons planté un arbre en leur nom, mais qui
serait à moi. À l’époque, l’idée m’a beaucoup plu. Mais six ans plus tard,
après avoir pris tant soin de ce sapin pendant toute sa vie – et pendant
presque toute la mienne –, j’ai pleuré comme une madeleine quand on l’a
coupé. Ma mère raconte que je suis restée agenouillée devant la souche
pendant au moins une heure !
– Oh ! dit Caleb.
– Si tu aimes les histoires sentimentales, attends que je te raconte
comment l’arbre a pleuré lui aussi, enfin en quelque sorte. Quand un arbre
pousse, il aspire de l’eau par les racines. Quand on l’abat, il arrive que les
racines continuent de pomper de l’eau et celle-ci ressort par petites gouttes de
sève, à la surface de la souche.
– Comme des larmes ? Mais c’est trop triste.
– N’est-ce pas !
La lumière des phares accentue l’ironie de son sourire.
– Tu crois que le sapin pleure parce qu’il a les boules ?
– Très drôle, toutes les blagues sur les sapins auxquelles tu peux penser,
je les connais, jeune homme.
Il enclenche à nouveau son clignotant et nous prenons la sortie suivante.
Le virage est serré, je me tiens à la portière.
– C’est pour ça qu’on coupe les arbres à cinq centimètres du pied avant
que les clients les emportent, dis-je. Ça permet une coupe nette et le tronc
pourra pomper à nouveau de l’eau si nécessaire. Si j’oublie de le faire, je me
fais enguirlander par mes parents.
– À ce point ?… Il s’arrête. Oh, j’ai compris, c’est malin.
– Bref. Après avoir apporté le sapin à l’hôpital, mon père m’a donné un
morceau de quelques centimètres d’épaisseur qu’il avait coupé de la souche.
Je l’ai monté dans ma chambre et j’ai peint un sapin dessus, je l’ai toujours
sur ma commode à la maison.
– J’adore l’idée, dit Caleb. Je ne crois pas avoir déjà gardé un truc aussi
symbolique. Mais tout ça n’explique pas ta plantation en haut de Cardinals
Peak ?
– Donc le lendemain, on s’apprêtait à partir pour venir ici. À vrai dire,
nous étions déjà en route quand je me suis remise à pleurer. Je me disais que
j’aurais dû planter un autre arbre pour remplacer celui que nous avions coupé.
Il fallait vraiment qu’on y aille mais j’ai forcé ma mère à s’arrêter à notre
serre, j’ai pris un bébé sapin dans un pot et je l’ai attaché à l’aide de la
ceinture de sécurité, à côté de moi sur la banquette arrière.
– Puis tu l’as planté ici, dit-il.
– Et depuis, j’apporte un sapin tous les ans. Mon projet, c’est de couper le
premier l’année prochaine et de l’offrir à Heather et à sa famille. On leur en
offre un chaque année, mais celui-ci sera spécial.
– C’est une super histoire, dit-il.
– Merci.
Je ferme les yeux, en me demandant si je devrais prononcer la phrase à
laquelle je pense.
– Mais tu pourrais aussi… je ne sais pas… et si tu donnais ce sapin à
quelqu’un qui en a besoin ?
Nous continuons en silence. Je me tourne vers lui en m’attendant à voir
un sourire sincère – je viens juste de lui offrir le premier arbre que j’ai planté
en Californie –, mais il se contente de fixer la route, perdu dans ses pensées.
– Je pensais que l’idée te plairait, dis-je.
Je ne reçois en retour qu’un sourire timide et furtif.
– Merci.
Sérieux ? ai-je envie de crier. Parce que t’as vraiment pas l’air
enthousiaste.
Quand il entrouvre sa fenêtre, le vent s’engouffre dans la voiture et vient
jouer dans ses cheveux.
– Désolé, dit-il, je m’imaginais ton sapin dans la maison d’un inconnu.
Ce n’est pas ce que tu avais prévu pour lui. Et tant mieux. Ne change pas tes
plans pour moi.
– C’est peut-être ce dont j’ai envie.
Caleb pénètre sur le parking d’un immeuble de quatre étages, puis se
gare.
– Je te propose un truc : je vais garder l’œil ouvert toute l’année pour
trouver la famille parfaite. Quand tu reviendras, on pourra leur livrer le sapin
ensemble.
J’essaie de cacher mon incertitude en ce qui concerne l’année prochaine.
– Et si jamais je n’ai pas envie de traîner avec toi, l’année prochaine ?
Son visage s’assombrit et je regrette aussitôt mes paroles. Je m’attendais
à une réponse sarcastique, mais à la place je rame pour réparer les dégâts.
– Je veux dire, et si jamais tu n’avais plus aucune dent l’année
prochaine ? Après tout, tu es accroc aux sucres d’orge et au chocolat chaud…
– Tu sais quoi ? Je vais me brosser les dents super soigneusement toute
l’année, dit-il en ouvrant la portière.
L’atmosphère redevient légère et Caleb a retrouvé son sourire.
Je descends de la voiture et me dirige vers le coffre. La plupart des
fenêtres des appartements sont éteintes, mais certaines sont entourées de
guirlandes lumineuses. Caleb me rejoint à l’arrière de la camionnette, qu’il
ouvre, cachant ainsi l’autocollant du lycée de Sagebrush. Il tire sur le tronc,
j’attrape les branches pour l’aider.
– Voilà que j’améliore ton vocabulaire et ton hygiène, dis-je. Y a-t-il un
autre domaine dans lequel tu aies besoin d’aide ?
Il me fait son sourire à fossette et désigne les appartements de la tête.
– Contente-toi d’avancer, ça ira. M’aider serait un boulot à plein temps.
Je ris, heureuse de n’avoir pas fait ce que j’avais envie de faire, me
retourner pour le regarder par-dessus mon épaule et lui dire : « Dis-moi où je
signe. »
CHAPITRE 10
L’ascenseur est presque trop petit pour contenir le sapin. Caleb appuie sur
le bouton du deuxième avec son pied, et nous voici prêts pour l’ascension.
Quand les portent s’ouvrent, je me glisse la première hors de la cabine, puis
Caleb penche l’arbre pour que je l’attrape. Nous le portons jusqu’au bout du
couloir, il frappe à la dernière porte avec son genou. Un ange en papier kraft,
probablement découpé par un très jeune enfant, est punaisé sur l’œilleton.
L’ange tient une guirlande qui dit : « Feliz Navidad. »
Une femme corpulente aux cheveux gris et vêtue d’une robe à fleurs
ouvre la porte. Elle recule, surprise et ravie.
– Caleb !
– Joyeux Noël, madame Trujillo, dit-il tout en soutenant le tronc.
– Luis ne m’a pas dit que tu venais. Et avec un sapin !
– Il voulait que ce soit une surprise, dit Caleb. Madame Trujillo, je vous
présente mon amie Sierra.
Mme Trujillo semble sur le point de me serrer dans ses bras avant de
réaliser que les miens sont déjà chargés.
– Enchantée, dit-elle.
Nous traînons le sapin dans l’appartement. Je la vois faire un clin d’œil à
Caleb en me désignant du menton, mais je fais mine de ne pas l’avoir
remarqué.
– Je sais que vous n’avez jamais de vrai sapin pour Noël, dit Caleb. Je me
suis dit que cette année, cela vous ferait plaisir d’en avoir un.
La femme rougit et lui caresse le bras.
– Oh, tu es un bon garçon. Tu as un si grand cœur !
Elle traîne des pantoufles jusqu’au salon, se penche et son estomac tend
le tissu fleuri de sa robe. Sous le canapé, elle attrape un pied pour le sapin.
– Nous n’avons même pas encore sorti le sapin artificiel, Luis a tellement
à faire avec le lycée. Et voilà que tu m’apportes un arbre, un vrai !
Elle regarde Caleb en se donnant une petite tape sur le cœur.
– Merci, Caleb. Merci, merci, merci.
– Je crois qu’il t’a entendue, Mama, crie une voix depuis l’autre pièce.
Caleb se tourne vers un garçon d’environ notre âge, Luis, je suppose, qui
sort d’un couloir étroit.
– Salut, mec.
– Luis ! Regarde ce que Caleb nous a apporté.
Luis regarde le sapin avec un sourire un peu gêné.
– Merci de l’avoir apporté jusqu’ici.
Mme Trujillo pose la main sur mon bras.
– Tu vas à l’école avec les garçons ?
– À vrai dire, j’habite dans l’Oregon, dis-je.
– Ses parents tiennent le parc à sapins en ville, dit Caleb. C’est là-bas que
j’ai acheté celui-ci.
– Vraiment ? Caleb travaille chez vous comme livreur ? me demande-t-
elle.
Luis rit, mais Mme Trujillo a l’air perdue.
– Non, dit Caleb en me regardant. Pas tout à fait. Nous…
Je soutiens son regard.
– Continue.
J’adorerais l’entendre expliquer ce que nous sommes l’un pour l’autre.
Il a un petit sourire suffisant.
– Nous sommes devenus amis ces derniers jours.
Mme Trujillo lève les deux mains en l’air.
– J’ai compris. Je pose trop de questions. Caleb, veux-tu bien apporter du
turron à tes parents de ma part ?
– Bien sûr !
Il la regarde comme si elle lui avait proposé un verre d’eau au milieu du
désert.
– Sierra, il faut que tu goûtes ce truc.
Mme Trujillo applaudit.
– Oui ! Il faut que tu en prennes toi aussi pour ta famille. J’en ai fait
beaucoup trop. Luis et moi allons en donner aux voisins tout à l’heure.
Elle demande à Luis d’apporter quelques serviettes en papier, puis nous
tend à chacun quelque chose qui ressemble à du nougat. J’en casse un
morceau et l’enfourne dans ma bouche – délicieux ! Caleb a déjà englouti la
moitié de sa part.
Le visage de Mme Trujillo s’illumine. Elle nous prépare des petits
sachets en plastique pour que nous en rapportions chez nous. Nous nous
dirigeons vers la sortie en la remerciant encore pour le turron. Elle serre
Caleb dans ses bras un long moment, en remerciement pour le sapin.
– Donc, Luis est un ami à toi ? je demande en attendant l’ascenseur, nos
sachets de turron à la main.
– J’espère qu’il n’était pas trop mal à l’aise, dit-il en acquiesçant.
Les portes de l’ascenseur s’ouvrent, nous montons et il appuie sur le
bouton du rez-de-chaussée.
– La banque alimentaire tient une liste où les familles cochent ce dont
elles ont besoin. Je leur ai dit de demander à l’occasion si certaines avaient
envie d’un sapin et c’est de là que je tiens mes adresses. Quand j’ai vu le nom
de Luis sur la liste, je lui ai demandé si ça ne le dérangeait pas, mais…
– Il n’avait pas l’air très enthousiaste, dis-je. Tu crois qu’il était gêné ?
– Il s’en remettra, dit Caleb. Il sait que ça fait plaisir à sa mère. Et crois-
moi, c’est la femme la plus gentille du monde.
Les portes de l’ascenseur s’ouvrent et Caleb me fait signe de sortir.
– Elle est toujours si reconnaissante, dit Caleb. Elle ne juge personne. Les
gens comme elles méritent d’avoir ce qu’ils veulent, de temps en temps.
Une fois dans la camionnette, nous roulons en direction de l’autoroute
pour rentrer au parc.
– Pourquoi tu fais ça ? je demande.
Je me dis que les sapins sont un bon moyen pour aborder des sujets plus
personnels.
Il reste silencieux pendant une centaine de mètres.
– Après tout, tu m’as parlé de tes sapins sur la colline, finit-il par
répondre.
– C’est normal que tu me rendes la pareille, lui dis-je.
– OK. Je fais ça parce que j’ai déjà été dans cette situation. Et Luis s’en
remettra parce qu’il sait que c’est sincère. Il y a longtemps, juste après le
divorce de mes parents, les Trujillo et ma famille étaient dans le même
bateau. Ma mère gagnait à peine de quoi nous acheter un minuscule cadeau à
chacun, alors un sapin…
J’ajoute cette information à la liste – petite mais croissante – des choses
que je sais de Caleb.
– Et comment vont les choses maintenant ?
– Mieux. Ma mère a été promue à la tête de son département et nous
pouvons de nouveau nous offrir des sapins. Le premier que je t’ai acheté, il
était pour nous. Ma mère ne fait toujours pas de folie niveau décoration, mais
elle sait que les sapins ont toujours beaucoup compté pour nous.
Je me rappelle tous ces billets de un dollar qu’il a sortis lors de sa
première visite.
– Mais c’est toi qui as payé pour cet arbre.
– Pas totalement, dit-il en riant. J’ai juste mis un peu plus pour qu’on en
ait un plus grand.
Je me retiens de lui poser des questions sur sa sœur. Il semble si calme,
les yeux rivés sur la route. Puis Heather a raison, peu importe ce qui se
passera entre nous, ça n’ira pas au-delà de Noël. Si j’apprécie sa compagnie,
pourquoi tout gâcher ? Et si je suis vraiment honnête, je n’ai simplement pas
envie d’en savoir plus sur sa sœur.
– Je suis contente qu’on ait fait ça ce soir, dis-je. Merci.
Il sourit.
Une fois le sapin et les cookies livrés, Caleb me propose de goûter aux
meilleurs pancakes de la ville. Il nous conduit dans un dinner, ouvert
24 heures sur 24, qui n’a pas dû être rafraîchi depuis les années 1970. Une
longue rangée de fenêtres éclairées par des lumières orange longe une
douzaine de boxes. Seules deux personnes y sont installées, chacune à un
coin opposé de la salle.
– Il faut avoir ses rappels du tétanos à jour pour manger ici ? je demande.
– C’est le seul endroit de la ville où on te sert un pancake gros comme ta
tête, dit-il. Avoue que tu en rêves depuis toujours.
Devant la caisse est scotchée une pancarte sur laquelle on peut lire :
Merci de vous asseoir où vous voulez. Je suis Caleb jusqu’à un box. Au-
dessus de nos têtes, des décorations de Noël pendent du plafond, accrochées à
du fil de pêche. Nous glissons sur une banquette dont le vinyle a dû connaître
des jours meilleurs, probablement au siècle précédent. Après avoir chacun
commandé le pancake « mondialement connu », je joins mes mains sur la
table et regarde Caleb. Il s’amuse avec le bouchon d’une grande bouteille de
sirop d’érable posée derrière les serviettes.
– Il n’y a plus d’orchestre, dis-je. Si nous discutons, je devrais pouvoir
t’entendre sans problème.
Il arrête de jouer avec le sirop et s’adosse contre la banquette.
– Tu veux vraiment connaître l’histoire ?
Sincèrement, je ne sais plus. Il sait que j’ai eu vent des rumeurs. Et si
elles n’étaient pas fondées, il devrait sauter sur l’occasion pour rétablir la
vérité.
Il gratte la cuticule de son pouce.
– Tu peux commencer par m’expliquer pourquoi tu ne t’es pas encore
servi de ton nouveau peigne, dis-je.
Ma blague tombe à plat, mais au moins j’essaie, j’espère qu’il s’en rend
compte…
– Je m’en suis servi ce matin, dit-il en passant ses doigts dans ses
cheveux. Peut-être que ton peigne a un défaut de fabrication.
– Peu probable.
Il boit une gorgée d’eau.
– D’abord, peux-tu me dire ce que tu as entendu ? demande-t-il après
quelques secondes de silence.
– Les mots exacts ? Eh bien, j’ai entendu que tu avais agressé ta sœur à
coups de couteau.
Il ferme les yeux de dépit. Son corps se balance d’avant en arrière, de
façon presque imperceptible.
– Quoi d’autre ?
– Qu’elle ne vit plus ici.
Je me sens coupable, mais je ne peux pas m’empêcher de remarquer le
couteau à bout arrondi sur sa serviette, juste à côté de sa main.
– Elle vit dans le Nevada, dit-il, avec notre père. Elle est en troisième.
Il regarde en direction de la cuisine, espérant sans doute voir la serveuse
venir à nous. Ou au contraire, peut-être veut-il s’assurer qu’on ne soit pas
dérangés.
– Et tu vis avec ta mère, dis-je.
– Oui. Mais bien sûr, ça n’a pas commencé comme ça.
La serveuse pose deux grandes tasses sur la table qu’elle remplit de café,
dans lesquelles nous versons tous les deux du lait et du sucre.
– Quand mes parents se sont séparés, ça a été très dur pour ma mère. Elle
a perdu énormément de poids, ce qui peut arriver, je suppose. Abby et moi,
nous sommes restés vivre avec elle, le temps qu’ils s’organisent.
Il touille son café tout en parlant, puis en prend une gorgée. J’attrape le
mien et souffle sur la fumée.
– On a même eu droit à notre propre avocat, Abby et moi, cela arrive
dans certaines affaires. C’est là que tout a commencé. Un jour, j’ai dit à
l’avocat que l’on devait rester avec ma mère. J’ai convaincu Abby que c’était
la meilleure chose à faire, que notre mère avait besoin de nous et que papa
s’en remettrait.
Je prends une gorgée de café à mon tour tandis qu’il fixe le sien.
– Mais il ne s’en remettait pas, continue Caleb. Je crois que je le savais
depuis un moment, mais je voulais espérer qu’il se reprendrait. Si je l’avais
vu tous les jours, aussi blessé et dévasté que ma mère, j’aurais peut-être
choisi de vivre avec lui.
– Qu’est-ce qui te faisait penser qu’il n’allait pas bien ? je demande.
La serveuse pose nos assiettes sur la table. Les pancakes font
véritablement la taille de nos têtes. Ça ne change rien à la difficulté de notre
conversation, même si c’est probablement ce que Caleb espérait en
choisissant cet endroit. Enfin, c’est une distraction comme une autre. Je verse
du sirop sur mon pancake puis m’empare de mes couverts pour le couper en
deux.
– Avant le divorce, Noël, c’était vraiment tout pour notre famille, dit-il.
On faisait les choses à fond, qu’il s’agisse des décorations ou de nos activités
au sein de notre paroisse. Même le pasteur Tom venait parfois chanter avec
nous dans les rues. Mais quand mon père a déménagé dans le Nevada, j’ai
compris que tout ça, c’était fini pour lui. Sa maison était un endroit sombre et
déprimant. Non seulement il n’y avait aucune guirlande de Noël, mais il ne
changeait même plus les ampoules grillées de ses lampes. Il vivait là depuis
des mois et ses affaires étaient encore emballées dans les cartons.
Il engloutit quelques bouchées de pancake, les yeux rivés sur son assiette.
J’ai envie de lui dire qu’il n’a pas besoin de me raconter la suite. Peu importe
ce qu’il s’est passé, à cette seconde, j’aime bien le Caleb assis en face de moi.
– Après notre première visite dans le Nevada, Abby ne m’a plus lâché au
sujet de mon père. Elle était triste de l’avoir vu dans cet état et très en colère
contre moi de nous avoir forcés à choisir notre mère. C’était impossible de la
calmer. Elle répétait constamment : « Regarde ce que tu lui as fait. »
J’ai envie de lui dire qu’il n’est pas responsable du comportement de son
père, mais il le sait sans doute. Je suis sûre que sa mère le lui a dit un million
de fois. Du moins, je l’espère.
– Tu avais quel âge ?
– J’étais en quatrième, Abby en sixième.
– Je me souviens de mon année de sixième, dis-je. Elle essayait
probablement de donner un sens à votre nouvelle vie à tous.
– Mais elle était convaincue que c’était ma faute si elle n’en avait pas,
justement. Et moi aussi j’ai pensé que c’était ma faute, c’était vrai, en partie.
Mais j’étais en quatrième. Comment aurais-je pu savoir ce qui aurait été le
mieux pour tout le monde ?
– Il n’y avait pas de solution idéale, dis-je.
Pour la première fois depuis dix minutes, Caleb relève les yeux. Il essaie
de sourire et même si c’est encore flou, je crois qu’il est convaincu de mon
envie sincère de comprendre.
C’est aussi la première fois que je le vois aussi fragile.
– Jeremiah et moi étions copains depuis des années, c’était mon meilleur
ami, et il savait à quel point Abby était sur mon dos. Il l’appelait la méchante
sorcière de l’Ouest.
– Ça, c’est un ami, dis-je en découpant un autre morceau de pancake.
– Il le disait devant elle, ce qui bien évidemment la mettait encore plus en
colère.
Il laisse échapper un petit rire mais s’arrête pour regarder par la fenêtre.
Dans la vitre opaque, son reflet semble froid.
– Un jour, j’ai explosé. Je ne supportais plus ces accusations. J’ai
simplement explosé.
Je soulève un morceau de pancake dégoulinant de sirop avec ma
fourchette, mais ne le porte pas à ma bouche.
– C’est-à-dire ?
Il me regarde. Il semble plus envahi par la douleur et la tristesse que par
la colère.
– Je ne supportais plus de l’entendre. Je ne sais pas comment le décrire
autrement. Un jour, elle m’a crié dessus, en me sortant la même histoire que
d’habitude : j’avais détruit la vie de notre père, la sienne et celle de notre
mère. Et quelque chose en moi a… pété un plomb, dit-il, la voix tremblante.
J’ai couru dans la cuisine et j’ai attrapé un couteau.
Ma fourchette reste figée au-dessus de mon assiette, mes yeux rivés sur
lui.
– Quand elle m’a entendu, elle a couru à toute vitesse dans sa chambre.
Et je lui ai couru après.
Il serre sa tasse dans une main. De l’autre, il plie mécaniquement sa
serviette pour cacher la lame de son couteau. Se rend-il compte de son geste ?
Si c’est le cas, je ne sais pas s’il le fait pour moi ou pour lui.
– Elle a foncé dans sa chambre en claquant la porte…
Las, il se penche en arrière, ferme les yeux et pose ses mains sur ses
genoux. La serviette s’ouvre.
– J’ai poignardé sa porte avec le couteau, encore et encore. Je ne voulais
pas lui faire de mal. Je ne lui ferais jamais de mal. Mais impossible d’arrêter
de poignarder cette porte. Je l’ai entendue crier et pleurer, elle était au
téléphone avec ma mère. J’ai fini par lâcher le couteau et je me suis effondré
sur le sol.
– Oh mon Dieu, dis-je en murmurant (à moins que ce soit dans ma tête).
Il lève les yeux vers moi. Des yeux qui me supplient de faire preuve de
compréhension.
– Donc c’était vrai, dis-je.
– Sierra, je te jure que ça ne m’était jamais arrivé avant, ni depuis. Et je
ne lui aurais jamais fait de mal, je te le promets. Je n’ai même pas vérifié si
elle avait verrouillé la porte, parce qu’il ne s’agissait pas de ça. J’avais besoin
de montrer à quel point tout ça me faisait souffrir, moi aussi. Je n’ai jamais
fait de mal physiquement à qui que ce soit, de toute ma vie.
– Je ne comprends toujours pas pourquoi, dis-je.
– Je crois que j’ai voulu lui faire peur, dit-il. Mais c’est tout. Et ça a
marché. Ça m’a même fait peur à moi. Et à ma mère.
Nous restons silencieux. Mes mains sont coincées entre mes genoux.
Tout mon corps est tendu.
– Donc Abby est allée vivre avec mon père, et moi je suis resté ici avec
toutes ces rumeurs.
J’ai arrêté de respirer. Je ne sais pas comment réconcilier le Caleb que
j’ai appris à connaître et avec qui j’adore passer du temps et le garçon brisé
qui se trouve en face de moi.
– Tu la vois toujours ? Ta sœur ?
– Quand je rends visite à mon père ou quand elle vient ici.
Il regarde mon assiette à laquelle je n’ai pas touché depuis plusieurs
minutes.
– Pendant presque deux ans, nous avons consulté un thérapeute familial
chaque fois que ma sœur venait. Elle dit qu’elle comprend et qu’elle m’a
pardonné, et je la sens sincère. C’est une fille formidable. Tu l’aimerais
beaucoup.
Je prends quand même une bouchée de mon pancake. Je n’ai plus faim,
mais ça me permet de ne pas avoir à parler.
– Une partie de moi continue d’espérer qu’elle changera d’avis et
reviendra vivre ici, mais je ne pourrai jamais lui demander de le faire. Ça doit
venir d’elle. Et elle aime vivre dans le Nevada. Elle y a sa nouvelle vie, de
nouveaux amis. D’une certaine façon, c’est une bénédiction que mon père
l’ait avec lui.
– Je suis contente que tu le voies comme une bénédiction, dis-je. Ce n’est
pas toujours le cas.
– C’est pour ma mère que ça a été le plus dur. À cause de moi, et cette
fois, ça ne fait aucun doute, un de ses enfants a déménagé. Cela fait des
années qu’elle ne voit plus sa fille grandir par ma faute. Je dois vivre avec ça
pour le restant de mes jours.
À voir sa mâchoire se contracter, je sais qu’il en a pleuré de nombreuses
fois. Je réfléchis à tout ce qu’il m’a dit. Combien tout ça a été dur pour sa
mère, sa sœur et lui. Tout cela devrait me faire peur, mais ça n’est pas le cas,
parce que je suis convaincue qu’il ne ferait de mal à personne. Tout me
pousse à le croire.
– Pourquoi tes parents se sont-ils séparés ? je demande.
Il hausse les épaules.
– Il y a plein de choses dont je ne suis pas au courant, mais ma mère m’a
raconté un jour qu’elle retenait son souffle chaque fois que mon père entrait
dans une pièce ; visiblement, il passait son temps à lui faire des remarques
désagréables. Je crois que sa présence la mettait mal à l’aise.
– Et ta sœur ? Est-ce que ton père se comporte de la même façon avec
elle ?
– Jamais de la vie, dit-il en riant enfin. Abby lui rendrait aussitôt la
monnaie de sa pièce. S’il disait quoi que ce soit sur sa façon de s’habiller, elle
se lancerait dans un monologue sans fin sur son machisme et il finirait par
retirer ce qu’il a dit et lui demander pardon.
Je ris à mon tour.
– Ça, c’est mon genre de fille, dis-je.
La serveuse ravitaille nos tasses. Je vois des rides d’inquiétude
réapparaître sur le front de Caleb.
Il lève les yeux vers la serveuse.
– Merci.
– Et que vient faire Jeremiah dans cette histoire ? je demande quand elle
s’éloigne.
– Il a eu le malheur d’être à la maison quand tout ça est arrivé, dit-il en
regardant de nouveau par la fenêtre. Et il a été aussi bouleversé que nous.
Quand il est rentré chez lui, il a tout raconté à sa famille, ce que je peux
comprendre. Mais sa mère a décidé que nous ne pouvions plus être amis.
– Encore aujourd’hui ?
Ses doigts frôlent à peine le rebord de la table.
– J’aurais tort de lui en vouloir, dit-il. Je sais que je ne suis pas
dangereux, mais elle protège son fils, c’est normal.
– Elle croit qu’elle le protège, dis-je. Il y a une différence.
Son regard va de la fenêtre à la table, il fronce les sourcils.
– En revanche, je lui en veux d’en avoir parlé aux autres parents. Elle a
fait de moi ce monstre qu’il fallait à tout prix éviter. C’est uniquement à
cause de la famille de Jeremiah si les gens évoquent encore cette histoire des
années après, et que tu en as entendu parler. Je mentirais si je disais que ça ne
m’a pas blessé… énormément.
– Je n’aurais jamais dû en entendre parler, dis-je.
– En plus, elle a exagéré les choses. À cause d’elle, je serai toujours un
maniaque qui brandit un couteau, aux yeux des gens comme Andrew.
Pour la première fois, je peux voir la colère de Caleb à l’égard de tout ça.
– Je retire ce que je viens dire. Je ne veux pas que tu juges la famille de
Jeremiah. Je ne sais pas si sa mère a vraiment exagéré ou non. L’histoire a pu
prendre de l’ampleur au fur et à mesure qu’on la racontait.
Je repense aux avertissements de Heather et à la stupeur de Rachel et
d’Elizabeth quand je leur ai raconté tout ça. Tout le monde a réagi si vite.
Tout le monde avait un avis sans jamais avoir entendu la version de Caleb.
– Même si cela venait d’elle, ça n’a pas d’importance, dit Caleb. Elle
avait une raison de raconter ce qu’elle a raconté. Tout le monde avait sa
raison. Et la vérité, c’est que c’est moi qui ai provoqué tout ça.
– Mais ce n’est pas juste pour autant, dis-je.
– Pendant très longtemps, je suis devenu parano. Si je traversais un
couloir à l’école ou me baladais en ville et que quelqu’un que je connaissais
me regardait sans rien dire, même si son regard ne signifiait rien, je me
demandais ce qu’il avait entendu.
– Je suis vraiment désolée, Caleb.
– Le plus bête, c’est que je sais que Jeremiah et moi aurions pu rester
amis. Il était là. Il a tout vu. Je suis sûr qu’il a eu peur, mais il me connaissait
assez pour savoir que je n’aurais jamais fait de mal à Abby. Tout ça dure
depuis trop longtemps.
– Je ne comprends pas pourquoi sa mère s’inquiète encore à l’idée que
son grand garçon traîne avec toi, dis-je. Je ne voudrais pas te vexer, mais il
fait quelques centimètres de plus que toi.
Il rit, d’un rire éphémère.
– Et pourtant elle l’est. Et sa sœur aussi. Cassandra le suit comme son
ombre. Chaque fois qu’il a essayé de me dire bonjour, elle était derrière lui
pour l’éloigner de moi.
– Et tu acceptes que ça continue comme ça ?
Il me regarde d’un regard vide.
– Les gens penseront toujours ce qu’ils veulent. Il faut que je l’accepte. Je
pourrais me battre, mais ce serait épuisant. Je pourrais laisser tout ça
m’atteindre, mais ce serait de la torture. Je préfère me dire que c’est tant pis
pour eux.
Il a beau se montrer philosophe, il est évident que cela continue de
l’accabler et de le tourmenter.
– Oui, tant pis pour eux, dis-je en tendant le bras et en posant ma main sur
la sienne. Je suis sûre que tu attendrais des mots plus élaborés de ma part,
mais sache que tu es un mec plutôt cool, Caleb.
Il sourit.
– Tu es plutôt cool, toi aussi, Sierra. Il y a peu de filles qui se
montreraient aussi compréhensives.
– De combien de filles as-tu besoin, de toute façon ? dis-je, pour essayer
de détendre l’atmosphère.
– C’est ça l’autre problème, répond-il, et son sourire disparaît. Non
seulement il faudrait que j’explique mon passé à une fille – si elle n’en a pas
déjà entendu parler –, mais je devrais également l’expliquer à ses parents.
S’ils vivent ici, ils finiront par entendre les rumeurs.
– Tu as dû t’expliquer souvent ?
– Non. Parce que je ne suis jamais resté suffisamment longtemps avec
une personne pour savoir si elle en valait la peine.
J’ai le souffle coupé. Est-ce que moi, j’en vaux la peine ? C’est ça qu’il
est en train de dire ?
Je recule mes mains.
– C’est pour ça que tu t’intéresses à moi ? Parce que je m’en vais ?
– Tu veux la vérité ? dit-il, désarmé.
– Je crois que c’est le thème de ce soir.
– Oui, au début. Je me suis dit qu’on pourrait simplement passer du temps
ensemble et éviter les mélodrames…
– Mais j’ai eu vent des rumeurs, dis-je. Tu le savais et tu as quand même
continué à venir.
Je vois bien qu’il se retient de sourire.
– C’était sans doute la façon dont tu as employé enquérir la première fois
qu’on s’est parlé.
Il pose ses mains au milieu de la table, paumes vers le haut.
– Je n’en doute pas, dis-je.
Je mets mes mains dans les siennes. Un poids s’est envolé de nos épaules.
– Sans oublier, dit-il avec un sourire de petit garçon, que tu fais aussi des
super ristournes sur les sapins.
– Oh, c’est pour ça que tu viens chez nous ! Et si je décide qu’il est temps
que tu paies plein pot ?
Il s’adosse à la banquette, je sais qu’il débat avec lui-même pour savoir
s’il doit continuer le jeu ou non.
– Dans ce cas, je suppose qu’il faudra que je me mette à payer plein pot.
Je hausse un sourcil en le regardant.
– Alors je suppose que tu viens juste pour moi.
Il caresse mes mains avec ses pouces.
– Je viens juste pour toi.
CHAPITRE 13
Ces trois dernières années, j’ai accompagné Heather au lycée pour son
dernier jour de classe avant les vacances de Noël. Ce rituel avait commencé à
cause d’un pari lors d’une de nos soirées vidéo marathons : nous étions
curieuses de savoir si l’école nous le permettrait. Ma mère avait appelé pour
se renseigner et, vu que la directrice du lycée était une ancienne institutrice de
l’école primaire que j’avais fréquentée durant mes hivers passés ici, ça
n’avait posé aucun problème. « Sierra est une fille adorable », avait-elle dit.
Heather dessine un trait d’eye-liner sur sa paupière, en se regardant dans
un minuscule miroir collé à l’intérieur de son casier.
– Tu lui as posé la question alors que vous mangiez des pancakes ?
demande-t-elle.
– Des énormes pancakes ! Et Rachel m’avait conseillé de le faire dans un
lieu public, donc…
– Qu’est-ce qu’il a dit ?
Je m’adosse sur le casier voisin.
– C’est n’est pas à moi de raconter son histoire. Mais continue de lui
donner une chance, OK ?
– Je te laisse traîner avec lui sans chaperon. Si ça, c’est pas lui donner une
chance. Elle rebouche son eye-liner. Quand j’ai appris que vous vous
pavaniez ensemble dans toute la ville pour livrer des sapins, comme si vous
étiez monsieur et madame Noël, je me suis dit que les rumeurs devaient être
exagérées.
– Merci, dis-je.
Elle referme son casier.
– Donc, maintenant que c’est officiel vous deux, je devrais te rappeler
pourquoi je t’ai encouragée à avoir une romance de Noël.
Nous regardons de l’autre côté du couloir animé, en direction de Devon,
debout entouré de ses copains.
– Tu t’es remise de cette histoire de Reine de l’hiver ? je demande.
– Oh fais-moi confiance, je le lui ai fait payer, répond-elle. Et pas qu’une
fois. Pourtant, regarde-le ! Il devrait être là, avec moi. Franchement, si je lui
plaisais vraiment…
– Arrête ! Non, mais tu t’entends ? D’abord tu veux rompre, mais tu dis
que tu ne peux pas lui faire ça pendant les fêtes. Et pourtant, dès qu’il ne se
consacre pas entièrement à toi, tu deviens neurasthénique.
– Je ne deviens pas… Attends, c’est genre quand on est super déprimé ?
– Oui.
– D’accord, alors je deviens neurasthénique.
Tout est limpide désormais. Son attitude n’a rien à voir avec le fait que
Devon soit ennuyeux. Heather a simplement besoin de sentir qu’il a envie
d’être avec elle.
Je la suis dans le couloir qui mène à son cours. Tout le monde nous
regarde, des élèves et des professeurs qui se demandent qui je suis, ou des
personnes qui me reconnaissent et réalisent que Noël approche.
– Devon et toi passez beaucoup de temps ensemble, dis-je. Et je sais que
vous vous embrassez beaucoup aussi, mais est-ce qu’il sait qu’il compte
vraiment pour toi ?
– Il le sait. Moi, par contre, je ne sais pas si je compte vraiment pour lui.
Il dit que oui, et il m’appelle tous les soirs, mais c’est pour parler de fantasy
football et non de choses importantes, comme par exemple savoir ce dont je
pourrais avoir envie pour Noël.
Nous quittons le couloir animé et pénétrons dans la salle d’anglais. Le
prof me fait un signe de tête en souriant avant de pointer du doigt une chaise
déjà installée à côté du pupitre de Heather.
La deuxième et dernière sonnerie retentit, Jeremiah surgit dans la pièce
en dérapage contrôlé, puis s’installe juste devant Heather. Mon cœur bat plus
fort. Je revois le regard triste de son visage quand il a croisé Caleb au défilé.
Tandis que le prof allume le tableau interactif, Jeremiah se tourne vers
moi.
– Alors, tu es la nouvelle petite amie de Caleb ? demande-t-il d’une voix
grave.
Je sens mes joues s’enflammer et me fige.
– Qui t’a dit ça ?
– C’est une petite ville. Et je connais plein de gars de l’équipe de base-
ball. La réputation de ton père est légendaire.
J’enfouis mon visage dans mes mains.
– Oh mon Dieu.
Il rit.
– Pas de lézard. Je suis content que vous traîniez ensemble. À vrai dire,
c’est idéal, quand on y pense.
Je laisse retomber mes mains et le scrute avec attention. Le prof parle de
Songe d’une nuit d’été tout en trifouillant son ordinateur, les gens qui nous
entourent farfouillent dans leur cahier. Je me penche vers lui et murmure :
– Pourquoi c’est idéal ?
Il se retourne légèrement.
– À cause de son truc avec les sapins. Et de ton truc avec les sapins. C’est
cool.
– Ne m’attire pas d’ennuis, peste Heather tout bas, à mon intention. Je
dois revenir en janvier, moi.
– Pourquoi tu ne traînes plus avec lui ? je demande aussi discrètement
que possible.
Jeremiah baisse les yeux sur son pupitre, puis coince son menton dans le
creux de son épaule pour me regarder.
– Il t’a dit qu’on était amis ?
– Il m’a dit beaucoup de choses. C’est vraiment un type bien, Jeremiah.
– C’est compliqué.
– Vraiment ? Ou est-ce ta famille qui rend les choses compliquées ?
Il fait une petite grimace puis me regarde genre, « c’est qui, cette fille ? »
Je réfléchis à ce que mes parents diraient s’ils savaient que Caleb a pété
les plombs. D’aussi loin que je m’en souvienne, mes parents m’ont toujours
enseigné à pardonner aux gens, à croire qu’ils tiendraient parole. Mais s’il
s’agit de moi et du garçon qui me plaît, je ne suis pas sûre qu’ils resteraient
fidèles à leurs principes.
Je fais comprendre à Heather que je suis désolée, mais c’est peut-être la
seule occasion que j’aurais de parler à Jeremiah.
– Tu leur en as reparlé depuis ? je demande.
– Ils ne veulent pas que j’aie ce genre d’ennuis.
Ça me rend tellement triste – et tellement en colère – que ses parents ou
qui que ce soit puissent considérer Caleb comme un genre d’ennui.
– Soit. Mais est-ce que vous seriez amis si tu en avais le droit ?
Il regarde vers le prof qui trifouille toujours son ordinateur. Puis il se
retourne vers moi.
– J’y étais. J’ai vu ce qu’il s’est passé. Caleb était fou de rage, mais je ne
pense pas qu’il lui aurait fait du mal.
– Tu ne penses pas ? Tu sais qu’il ne l’aurait pas fait.
Ses doigts agrippent les rebords du pupitre.
– Je ne le sais pas, dit-il. Et tu n’étais pas là.
Les mots s’abattent violemment sur moi. Il s’agit de la famille de
Jeremiah. Il s’agit aussi de lui, et il a raison, je n’étais pas là.
– Donc, aucun de vous deux n’a le droit de changer d’attitude, c’est ça ?
Heather me tapote le bras et je m’adosse contre le dossier de ma chaise.
Jeremiah passe le reste du cours à fixer la page blanche de son cahier, mais il
n’écrit pas un mot.
Je ne croise Caleb qu’en fin de journée. Il est avec Luis et Brent, dans le
bâtiment réservé aux cours de maths. Je les regarde se donner des tapes dans
le dos puis partir chacun de leur côté. Quand il me voit, il sourit et me rejoint.
– Tu sais que la plupart des gens essaient de ne pas aller à l’école, dit-il.
Comment s’est passée ta journée ?
– Il y a eu des moments intéressants, dis-je en m’adossant au mur du
couloir. Je sais que tu vas dire que tu n’as jamais employé le mot laborieux
dans une phrase, mais ça décrit plutôt bien ma journée.
– Je ne l’ai jamais utilisé, en effet, dit-il, en se postant à côté moi. Je vais
le chercher tout à l’heure.
Puis il sort son téléphone et se met à taper sur le clavier.
Je ris et remarque Heather qui marche dans notre direction. Devon la suit,
il est au téléphone.
– Nous allons faire du shopping en ville, dit-elle. Vous voulez venir avec
nous ?
Caleb me regarde.
– Ça dépend de toi. Moi, je ne travaille pas.
– Bien sûr, je réponds. On n’a qu’à prendre la voiture de Devon, dis-je à
l’attention de Caleb, comme ça tu pourras chercher ton mot du jour.
– Continue de te moquer et je ne t’achèterai pas ton mocha à la menthe !
Puis, comme si c’était la chose la plus naturelle qu’il ait jamais faite, il
me prend la main et nous suivons nos amis vers la sortie.
CHAPITRE 14
Le soir venu, je passe bien trop de temps à me préparer pour le dîner chez
Caleb et sa famille. Je change trois fois de tenue, tout ça pour finir en jean
avec un pull en cachemire beige, la première tenue que j’avais enfilée, bien
évidemment. Quand on frappe enfin à la porte, je souffle sur mes cheveux
pour les dégager de mon visage et jette un dernier coup d’œil dans le miroir.
J’ouvre la porte à Caleb qui me sourit. Il porte un jean bleu foncé et un pull
noir avec une barre grise en travers du torse.
Il commence à parler mais s’arrête pour m’observer des pieds à la tête.
S’il veut continuer à me regarder comme ça, il va vraiment falloir qu’il dise
quelque chose, n’importe quoi.
– Tu es belle, se contente-t-il de murmurer.
Je sens mes joues rougir.
– Tu n’as pas besoin de dire ce genre de choses.
– Si. Que tu saches recevoir un compliment ou non, tu es très belle.
Je plonge mes yeux dans les siens et souris.
– De rien, dit-il.
Il me tend la main pour m’aider à descendre et nous nous dirigeons vers
sa camionnette. Je ne vois pas papa, mais maman s’occupe d’un client au
milieu des sapins. Quand elle se tourne vers moi, je pointe le parking du doigt
pour la prévenir que je m’en vais.
Andrew réapprovisionne le tonneau du filet pour les arbres et je peux
sentir son regard nous suivre à travers le parc.
– Attends une seconde, dis-je à Caleb.
Il se retourne vers Andrew, qui nous fixe désormais sans se cacher.
– Allons-y, dit Caleb. Ça n’a aucune importance.
– Ça en a pour moi, dis-je.
Caleb me lâche la main et continue d’avancer vers sa camionnette. Il
monte et ferme la porte, je m’arrête pour m’assurer qu’il ne parte pas. Il me
fait signe, avec impatience, de faire ce que j’ai à faire, donc je me retourne et
marche droit vers Andrew.
Il continue à s’occuper du filer sans me regarder.
– On est de sortie ?
– J’ai parlé de Caleb à mes parents, dis-je. Bien sûr, je n’ai pas pu le faire
quand j’en avais envie, mais quand j’y ai été obligée… à cause de toi.
– Et ils te laissent quand même sortir avec lui. Bravo, les parents.
– Parce qu’ils me font plus confiance qu’à toi. Et ils ont raison.
Il me fixe du regard. Il y a tant de haine dans ses yeux.
– Ils ont le droit de savoir que leur fille sort avec un… appelle-le comme
tu veux.
Ça y est, je suis hors de moi.
– Ce ne sont pas tes affaires, dis-je. Je ne suis pas ton affaire.
Caleb arrive derrière moi et me prend la main.
– Sierra, viens.
Andrew nous regarde avec un air de dégoût.
– Où que vous alliez, j’espère pour vous deux qu’on n’y sert aucun
aliment à couper.
Caleb me lâche la main.
– C’est malin.
Papa surgit d’entre les arbres. Il nous regarde. Maman le rejoint, inquiète.
La mâchoire de Caleb se contracte et il regarde ailleurs, comme s’il allait
exploser et balancer un coup de poing à Andrew. Une partie de moi – celle en
colère – aimerait bien voir ça, mais Caleb doit garder son sang-froid. J’ai
besoin de savoir qu’il en est capable et je veux que mes parents en soient
témoins.
Il se frotte énergiquement la nuque, puis regarde Andrew sans dire le
moindre mot. Andrew a l’air d’avoir peur, il s’accroche au rouleau de filet
comme la seule chose qui l’empêchait de reculer. En voyant la peur sur son
visage, Caleb passe d’une expression de colère à une expression désolée. Il
me prend de nouveau la main, enlace ses doigts aux miens, et me tire vers la
camionnette.
Assis en silence pendant quelques minutes, nous essayons de nous
calmer. J’ai l’impression de devoir dire quelque chose, mais je ne sais ni
comment ni par où commencer. Finalement, il démarre.
Le parc disparaît dans le rétroviseur et Caleb brise le silence en me disant
qu’il est passé prendre Abby à la gare il y a trois heures. Il se retourne vers
moi en souriant.
– Elle a hâte de te rencontrer.
Je me rends compte que Caleb ne m’a pas dit grand-chose de leur
relation. Les choses se sont-elles apaisées maintenant qu’elle habite avec leur
père ? La situation est-elle tendue quand elle revient ?
– Ma mère aussi a vraiment hâte de te rencontrer, dit-il. Elle n’arrête pas
de me poser des questions sur toi depuis que je t’ai rencontrée.
– Vraiment ? Depuis qu’on s’est rencontré ?
Je suis incapable de dissimuler mon sourire. Quant à Caleb, il hausse les
épaules comme si ça n’avait aucune importance, mais son petit sourire en
coin le trahit.
– Il est possible que j’aie mentionné le fait d’avoir rencontré une fille au
parc le jour où j’ai rapporté notre sapin à la maison.
Je me demande ce qu’il a bien pu dire sur moi vu que je n’ai aucune
fossette sur laquelle il aurait pu s’extasier.
Sa maison se trouve à trois minutes de la sortie de l’autoroute. Quand
nous atteignons les premières résidences, je le sens devenir nerveux. Je ne
sais pas si c’est à cause de sa sœur, de sa mère ou de moi, mais au moment où
nous nous garons, c’est une véritable boule de nerfs. Face à nous se trouve
une maison à deux étages, très étroite. Un sapin de Noël trône derrière la
fenêtre, décoré de guirlandes électriques de toutes les couleurs et surmonté
d’une étoile dorée.
– Le truc, dit-il, c’est que je n’ai jamais ramené personne à la maison
comme ça.
– Comme quoi ?
Il éteint le moteur, regarde la maison, puis moi.
– Comment qualifierais-tu ce qu’on fait ? Est-ce qu’on sort ensemble, est-
ce qu’on… ?
Sa nervosité a quelque chose d’adorable.
– Ça va te choquer venant de ma part, dis-je, mais parfois, on a le droit de
ne pas tout définir.
Il baisse les yeux sur l’espace qui nous sépare. J’espère qu’il ne croit pas
que je fais marche arrière.
– Nous n’avons pas besoin de mettre un mot sur ce que nous sommes,
dis-je. Nous sommes ensemble.
– Ensemble, c’est bien, dit-il, mais son sourire est tout petit. Pour être
sincère, je m’inquiète plus du temps qu’il nous reste.
Je repense au texto que j’ai envoyé hier à Rachel pour lui souhaiter bonne
chance pour la représentation de ce soir. Elle ne m’a toujours pas répondu.
J’ai appelé Elizabeth, pas de réponse non plus. Il a raison de s’inquiéter. Je
m’inquiète moi aussi. Pendant combien de temps une personne peut-elle être
à deux endroits à la fois ?
Il ouvre sa portière.
– Allez, c’est parti.
Quand nous arrivons sur le seuil de la porte, il me prend la main. Sa
paume est moite, ses doigts tremblent. Ce n’est plus le type cool et calme que
j’ai vu le premier jour. Il lâche ma main pour essuyer les siennes sur son jean.
Puis il ouvre la porte.
– Les voilà ! crie une voix aiguë depuis l’étage.
Abby dévale l’escalier, elle a l’air bien plus belle et sûre d’elle que moi à
son âge. Elle et Caleb ont la même fossette. C’est tellement mignon que c’en
est presque énervant. Je me mords l’intérieur de la joue pour ne pas le leur
faire remarquer, vu que je suis à peu près sûre qu’ils le savent déjà. Arrivée
en bas des marches, elle me tend la main. Quand nos mains se touchent, un
flash me traverse l’esprit et j’imagine à nouveau la scène entre elle et son
frère ce jour-là.
– C’est un plaisir de te rencontrer enfin, dit-elle avec le même sourire
sincère et doux que son frère. Caleb m’a tellement parlé de toi. J’ai
l’impression de rencontrer une star.
– Je… Eh bien d’accord ! Ravie de te rencontrer, moi aussi.
La mère de Caleb sort de la cuisine avec le même sourire, mais sans
fossette. On voit au premier coup d’œil, à sa façon de se tenir, qu’elle est plus
timide que ses enfants.
– Ne la laisse donc pas dehors, ordonne-t-elle à Caleb. Entrez. J’espère
que vous aimez les lasagnes.
Abby se balance autour de la rampe avant de se diriger vers la cuisine.
– J’espère aussi que tu as bon appétit, dit-elle.
La mère de Caleb regarde Abby filer dans la cuisine et garde les yeux
fixés dans cette direction. Puis, elle se tourne vers nous.
– C’est agréable de l’avoir à la maison, dit-elle plus pour elle que pour
nous.
En l’entendant, je suis submergée par le sentiment que je ne devrais pas
être là. Leur famille mérite de partager cette première soirée ensemble sans
qu’une inconnue vienne accaparer toute leur attention. Je jette un coup d’œil
à Caleb et je crois qu’il comprend que j’ai besoin de lui parler.
– Je vais faire faire le tour du propriétaire à Sierra avant de dîner, dit-il.
Ça ne vous dérange pas ?
Sa mère nous fait signe de filer.
– Nous allons mettre la table.
Elle rejoint la cuisine, où Abby tire une petite table du mur. Elle caresse
les cheveux de sa fille en passant, et mon cœur se brise en mille morceaux.
Je suis Caleb jusqu’au salon. Les gros rideaux marron sont tirés, ils
encadrent le sapin.
– Tout va bien ? me demande-t-il.
– Ta mère a si peu de temps avec vous deux.
– Tu n’interromps rien. Je veux que tu les rencontres. Ça aussi ça compte.
J’entends la mère de Caleb et Abby discuter dans la cuisine. Leurs voix
semblent si joyeuses. Elles sont si heureuses d’être ensemble. Caleb, quant à
lui, fixe le sapin avec une incroyable tristesse dans les yeux.
Je me rapproche de l’arbre et admire les décorations. On peut apprendre
beaucoup de choses sur une famille rien qu’à ses décorations de Noël. Ici,
c’est un mélange de différents bibelots qu’Abby et lui ont dû fabriquer quand
ils étaient petits et des décorations plus chics, venues du monde entier.
Je touche du doigt une petite tour Eiffel qui scintille.
– Ta mère a visité tous ces endroits ?
Il désigne de la tête un sphinx portant un bonnet de Père Noël.
– Tu sais comment les collections commencent. Une de ses amies lui
rapporte une babiole d’Égypte, une autre le voit sur notre sapin et lui rapporte
à son tour quelque chose d’un de ses voyages.
– Elle a des copines globe-trotteuses, dis-je. Ta mère aussi voyage de
temps en temps ?
– Pas depuis le divorce. Au début, on n’avait pas assez d’argent, donc la
question ne se posait pas.
– Et après ?
Il regarde vers la cuisine.
– Quand un de tes enfants décide de partir, je suppose que c’est plus
difficile de laisser l’autre, même pour quelques jours.
Je caresse ce qui me semble être une mini tour de Pise, sauf que celle-ci
est droite.
– Tu ne pourrais pas partir avec elle ?
– Et on en revient à ce problème d’argent, dit-il en riant.
Je le suis à l’étage, jusqu’à sa chambre. Il marche devant moi, dans le
couloir étroit au bout duquel se trouve une porte ouverte, mais mes jambes se
figent quand nous passons devant une autre porte, blanche et fermée. Je me
penche et retiens mon souffle. À ma hauteur, on peut distinguer plusieurs
coups de couteau, recouverts d’une couche de peinture. Je passe
instinctivement mes doigts dessus.
J’entends le souffle de Caleb s’accélérer. Je me retourne et le vois qui
m’observe.
– La porte était rouge avant, dit-il. Ma mère a essayé de la poncer et de la
repeindre pour que les marques se voient moins mais… elles sont toujours là.
Ce qu’il s’est passé ce soir-là me semble si concret tout à coup.
Désormais, je sais qu’il a couru depuis la cuisine et gravi l’escalier. Que sa
sœur pleurait derrière cette porte tandis qu’il se tenait à cet endroit précis, à
frapper, encore et encore, avec la lame de son couteau. Caleb – la personne la
plus gentille que j’ai rencontrée de ma vie – a poursuivi Abby avec un
couteau. Et il l’a fait devant son meilleur ami. Je n’arrive pas à réconcilier
cette version de lui avec celle qui m’observe en ce moment. Debout sur le
seuil de sa chambre, son expression est figée, entre l’inquiétude et la honte.
J’ai envie de lui dire que je panique pas, j’ai envie de le prendre dans mes
bras et de le rassurer. Mais je n’y arrive pas.
Sa mère nous appelle d’en bas.
– Vous êtes prêts pour le dîner ?
On ne se quitte pas des yeux. La porte de sa chambre est ouverte mais je
n’y entrerai pas. Pas maintenant. Pour l’instant, nous avons besoin de revenir
à notre état normal, ou de nous en approcher, pour sa mère et pour Abby. Il
passe à côté de moi, frôle ma main du bout des doigts, mais ne la prend pas.
Je jette un dernier coup d’œil à la porte abîmée, puis descends l’escalier
derrière lui.
Des assiettes en céramique colorée ornent les murs de la cuisine. Au
centre de la pièce, une petite table est dressée pour quatre. Notre cuisine dans
l’Oregon a beau être plus grande, celle-ci est plus chaleureuse.
– La table n’est pas au centre de la pièce les autres jours, dit sa mère,
debout derrière sa chaise. Mais nous ne sommes pas aussi nombreux,
d’habitude.
– Votre cuisine est bien plus grande que la caravane dans laquelle je vis.
Je serais à la fois dans la salle de bains et dans le micro-ondes si je faisais ça,
dis-je en écartant les bras.
Sa mère rit tout en se dirigeant vers la gazinière. Quand elle ouvre la
porte du four, une délicieuse odeur de fromage fondu, de sauce tomate et
d’ail envahit la pièce.
Caleb tire une chaise à mon intention et je le remercie en m’asseyant. Il
s’assied à ma droite avant de se relever aussitôt pour tenir la chaise de sa
sœur. Abby rigole en lui donnant un petit coup. Elle semble si à l’aise avec
lui, on voit qu’elle a vraiment laissé cette histoire derrière elle.
La mère de Caleb pose le plat de lasagnes sur la table. Elle s’assied à son
tour et déplie sa serviette sur ses genoux.
– Nous sommes entre nous, Sierra. Vas-y, sers-toi la première.
Caleb s’empare de la spatule.
– Je m’en occupe.
Il me sert une énorme part de lasagnes dégoulinantes de fromage, puis
répète l’opération avec Abby et sa mère.
– Tu t’es oublié, dis-je.
Caleb regarde son assiette vide puis découpe une part pour lui. Abby pose
son coude sur la table pour cacher son sourire tandis qu’elle regarde son
frère.
– Alors, tu es en troisième ? dis-je. Ça te plaît jusqu’ici ?
– Elle adore, dit Caleb. Je veux dire, tout va bien, n’est-ce pas ?
Je penche la tête sur le côté et le regarde. Il ressent sans doute le besoin
de montrer que tout va bien après ce qu’il vient de se passer à l’étage.
Abby secoue la tête en le regardant.
– Oui, mon cher frère, tout se passe au mieux. Je suis heureuse et c’est
une bonne école.
Je la regarde en souriant.
– Caleb ne serait-il pas un peu trop protecteur ?
Elle fait les gros yeux.
– C’est la police du bonheur, il appelle constamment pour savoir si tout
va bien dans ma vie.
– Abby, dit la mère de Caleb. Dînons dans la bonne humeur, d’accord ?
– C’est ce que j’essayais de faire, répond Abby.
La mère de Caleb me regarde, mais son sourire semble inquiet. Elle se
tourne vers sa fille.
– Je ne crois pas qu’il soit nécessaire d’aborder certains sujets quand nous
avons des invités.
Caleb pose sa main sur la mienne.
– Maman, elle répondait simplement à une question.
Je serre la main de Caleb puis regarde Abby. Elle a les yeux baissés.
Après une bonne minute à manger en silence, sa mère me questionne sur
la vie dans une ferme de sapins de Noël. Abby semble émerveillée quand je
décris l’étendue de notre terrain. Je suis prête à lui dire qu’elle peut nous
rendre visite, mais je suis sûre que sa réponse, quelle qu’elle soit,
provoquerait un silence embarrassant. Toute la famille reste bouche bée
quand je leur parle de l’hélicoptère de l’oncle Bruce et des sapins que
j’accroche moi-même tandis que celui-ci vole au-dessus de ma tête.
Le regard de la mère de Caleb va de son fils à sa fille.
– Je ne me vois pas laisser l’un de vous deux faire un truc pareil !
Caleb semble enfin se détendre. Nous parlons des sapins que nous avons
livrés ensemble, il parle aussi de ceux qu’il a apportés seul. Dès que Caleb
prend la parole, sa mère regarde Abby. Se demande-t-elle comment serait
leur vie si ses enfants habitaient encore ensemble ? Quand je leur raconte que
j’ai eu l’idée d’apporter aux familles des biscuits faits maison, je vois la mère
de Caleb lui faire un clin d’œil et mon cœur s’emballe un peu. Une fois le
repas terminé, personne ne semble vouloir quitter la table.
Mais quand Abby raconte qu’elle a acheté un sapin avec son père, sa
mère se lève et ramasse les assiettes sur la table. Abby s’adresse donc
directement à moi. Je me concentre sur elle, mais je vois bien les yeux
baissés de Caleb, tandis que sa mère remplit le lave-vaisselle.
Elle reste à distance de la table jusqu’à ce qu’Abby ait terminé son
histoire. Puis elle apporte une assiette de biscuits au riz soufflé parsemés de
paillettes rouges et vertes. Abby me demande si c’est difficile d’être loin de
chez moi et de tous mes amis pendant tout un mois, chaque année. Nous
prenons tous un biscuit et je réfléchis à sa question.
– Mes amis me manquent, dis-je, mais c’est comme ça depuis que je suis
née. Je crois que, quand on a été élevé d’une certaine façon, c’est difficile
d’imaginer les choses autrement, tu comprends ?
– Hélas, répond Caleb, Abby connaît la différence.
Je lui prends le bras.
– Ce n’est pas ce que je voulais dire.
Caleb repose son dessert, et j’aperçois une lueur de tristesse dans ses
yeux.
– Tu sais quoi, je suis épuisé. Et on devrait éviter d’inquiéter tes parents.
J’ai l’impression qu’on vient de me verser un seau d’eau glacée sur la
tête.
Caleb se lève, en évitant tous les regards, puis il range sa chaise. Je me
lève à mon tour, un peu hébétée. Je remercie Abby et sa mère pour le dîner,
cette dernière a les yeux rivés sur son assiette. Abby secoue la tête en
regardant Caleb, mais aucun mot n’est nécessaire. Il se dirige vers la porte
d’entrée, je le suis.
Nous rejoignons la fraîcheur de la nuit. À mi-chemin avant d’arriver à la
camionnette, j’attrape son bras pour qu’il s’arrête.
– Je passais un bon moment, tu sais.
Il refuse de me regarder dans les yeux.
– J’ai bien vu où allait la conversation.
Je veux qu’il me regarde, mais il en est incapable. Il reste là, les yeux
fuyants. Puis il rejoint sa camionnette et monte. Je fais de même. La clé est
dans le contact mais il ne l’a pas encore tournée, il fixe le volant.
– On dirait que tout va bien avec Abby, dis-je. Elle manque à ta mère, ça
se voit, mais celui qui avait l’air le plus mal à l’aise ce soir, c’était toi.
Il démarre.
– Abby m’a pardonné, je suppose, ça aide. Mais je n’arrive pas à me
pardonner tout ce que ma mère a perdu. Tout ça, c’est à cause de moi,
difficile de l’oublier avec Abby qui dîne avec nous et toi qui parles de ta
maison loin d’ici.
Il enclenche la première, prend la route. Nous restons silencieux durant
tout le trajet. Le parc est encore ouvert quand nous pénétrons sur le parking.
Je vois plusieurs clients flâner et papa transporter un sapin tout frais en
direction du chapiteau. Si cette soirée s’était passée comme je l’avais
imaginé, cet endroit aurait été fermé à notre retour. Nous serions restés dans
sa camionnette garée, à parler de la beauté de la nuit et peut-être que nous
nous serions enfin embrassés.
À la place, Caleb s’arrête dans un coin obscur du parking et je descends.
Il reste sur son siège, les mains bien accrochées au volant. Je reste debout, la
portière ouverte, à le fixer.
Il ne peut toujours pas me regarder en face.
– Je suis désolée, Sierra. Tu ne mérites pas ça. Quand on est ici, on a
Andrew sur le dos. Et tu as vu comment les choses se passaient chez moi. On
ne peut même pas aller au supermarché sans qu’il y ait un drame. Et ça ne
changera pas avant ton départ.
Je n’arrive pas à croire qu’il dise ça.
– Pourtant, je suis toujours là.
– Tout ça, c’est trop. Je déteste l’idée que tu assistes à tout ça.
Je ne me sens pas bien tout à coup et m’appuie à la portière pour garder
l’équilibre.
– Tu as dit que j’en valais la peine. Je t’ai cru.
Il ne répond pas.
– Ce qui me fait le plus mal, dis-je, c’est que toi aussi tu en vaux la peine.
Mais tant que tu ne comprendras pas ça, tout te semblera toujours « trop ».
Il fixe son volant.
– Je n’ai pas la force de continuer, répond-il doucement.
J’attends qu’il retire ce qu’il vient de dire. Il n’a pas idée de tout ce que
j’ai fait pour le défendre. Avec Heather. Mes parents. Jeremiah. Je me suis
même mis mes amies de l’Oregon à dos pour pouvoir être avec lui ce soir.
Mais s’il savait tout ça, ça lui ferait encore plus mal.
Je pars en laissant la portière ouverte et marche jusqu’à la caravane sans
me retourner. Une fois à l’intérieur, je reste dans l’obscurité, m’effondre sur
mon lit et étouffe mes pleurs dans mon oreiller. J’ai envie de parler à
quelqu’un, mais Heather est sortie avec Devon. Et pour la première fois de
ma vie, je ne peux appeler ni Rachel ni Elizabeth.
Je tire le rideau au-dessus de ma tête et regarde dehors. Sa camionnette
est toujours là. La portière côté passager est toujours ouverte. L’habitacle est
suffisamment éclairé pour voir qu’il a la tête posée sur le volant, et que ses
épaules tremblent violemment.
J’ai désespérément envie de courir à lui et de m’enfermer dans sa
camionnette avec lui. Mais pour la première fois depuis que je l’ai rencontré,
je ne fais pas confiance à mon instinct. Quand j’entends la camionnette partir,
je me repasse tous les moments qui nous ont conduits jusqu’à celui-ci.
Puis je me ressaisis et me lève. Je sors, pour m’obliger à faire le vide dans
ma tête. J’aide plusieurs familles, et je sais que mon air faussement enjoué ne
trompe personne, mais au moins j’essaie. Hélas, même essayer devient trop
difficile et je retourne à la caravane.
J’ai deux messages sur ma boîte vocale. Le premier est de Heather.
« Devon m’a organisé ma journée parfaite ! dit-elle avec une voix
presque trop joyeuse pour que je puisse la supporter à cette seconde précise.
Et ce n’est même pas Noël ! Il m’a emmenée tout en haut de Cardinals Peak
pour dîner, tu le crois ça ? Il a écouté ! » J’ai envie d’être heureuse pour elle.
Elle le mérite. Mais je suis jalouse de la simplicité de leur relation. « À
propos, ajoute-t-elle, tes sapins sont en pleine forme. On a vérifié. »
Je lui envoie un texto : « Je suis contente que tu gardes Devon encore un
peu. »
Elle me répond : « Il a mérité d’aller au moins jusqu’au Nouvel An. Mais
il doit arrêter de parler de fantasy football s’il veut tenir jusqu’au Superbowl.
C’était comment, ton dîner ? »
Je ne réponds pas.
Le second message vocal est de Caleb. D’abord un long silence, puis :
« Je suis désolé ». Un silence encore plus long, un silence plein de douleur. Il
souffre depuis si longtemps. « Pardonne-moi, s’il te plaît. J’ai merdé comme
je ne l’aurais jamais imaginé. Tu en vaux la peine, Sierra. Est-ce que je peux
passer te voir en allant à l’église demain ? » Je serre fort le téléphone contre
mon oreille, un autre silence. « Je t’appelle demain matin. »
La semaine prochaine sera difficile pour nous deux, pour tellement de
raisons. Il est probable qu’on se sente un peu plus mal tous les jours, jusqu’à
Noël – jusqu’à mon départ.
Je lui envoie un texto : « Pas besoin d’appeler. Passe, c’est tout. »
CHAPITRE 17
Caleb propose qu’on prépare les biscuits chez lui, et maman nous donne
quartier libre. Elle n’a pas demandé à papa ce qu’il en pensait, et je
m’empresse de suivre les conseils maternels.
– Abby adorerait se joindre à nous, dit Caleb quand nous montons dans sa
camionnette. Tu peux aussi inviter Heather si tu veux.
– Crois-le ou non, Heather passe désormais tout son temps à préparer son
cadeau pour Devon. Je crois que c’est un pull de Noël.
Caleb ouvre la bouche, pour montrer à quel point il est choqué.
– Elle en serait vraiment capable ?
– Oh tout à fait, dis-je. Elle va aussi lui faire un vrai cadeau, mais si c’est
bien la Heather que je connais, elle va d’abord lui offrir le pull pour voir sa
réaction.
Une fois les courses faites, nous arrivons chez Caleb les bras chargés de
provisions. Abby est sur le canapé en train de tapoter à toute allure sur son
téléphone.
– Je vous rejoins dans une minute. Je dois m’assurer que mes amis ne
croient pas que j’ai disparu de la surface de la Terre. Et enlève-moi ce bonnet
ridicule, Caleb, dit-elle sans nous regarder.
Caleb pose son bonnet sur la table de la cuisine. Il avait déjà préparé le
papier-cuisson, le verre doseur et un saladier en céramique.
– Tu m’enverras des messages, toi aussi, quand tu seras dans l’Oregon ?
demande-t-il. Pour que je sache que tu n’as pas disparu de la surface de la
Terre ?
Mon rire a l’air forcé, et c’est le cas. J’ai moins d’une semaine pour
trouver une bonne façon de lui dire au revoir.
Je sors les provisions des sacs et les dispose sur le comptoir.
On sonne à la porte.
– Tu attends quelqu’un ? crie Caleb à l’intention de sa sœur.
Abby ne répond pas, probablement toujours plongée dans ses textos.
Caleb lève les yeux au ciel et sort de la cuisine. J’entends la porte d’entrée
s’ouvrir, puis le silence.
– Salut. Qu’est-ce que tu fais là ? finit par dire Caleb.
L’autre voix – familière et grave – voyage jusqu’à moi depuis l’entrée.
– C’est comme ça que tu accueilles ton meilleur ami d’autrefois ?
Je manque de faire tomber la douzaine d’œufs que j’ai dans la main. Je ne
sais pas pourquoi Jeremiah est ici, mais j’ai envie de sauter au milieu de la
pièce, bras en l’air, pour célébrer ma victoire.
Quand ils passent tous les deux le seuil de la cuisine, je tente de reprendre
une expression calme.
– Salut, Jeremiah.
– Sapin-Girl, dit-il.
– Tu sais, il m’arrive de faire autre chose, parfois.
– Crois-moi, je sais. Sans ton côté fouineur et insistant, je ne serais sans
doute pas là.
Caleb sourit et nous regarde l’un après l’autre. Je ne lui ai jamais parlé de
la fois où Jeremiah et Cassandra étaient passés au parc.
– Bon, les choses ne sont toujours pas parfaites, dit Jeremiah. Mais je me
suis rebellé contre ma mère et Cassandra et… me voilà !
Caleb se tourne vers moi, les yeux pleins de questions et de
reconnaissance. Il se gratte le front et regarde par la fenêtre de la cuisine.
Je remets les provisions dans les sacs. Ce qui ce passe sous mes yeux ne
me regarde pas.
– Vous deux, restez donc à discuter. Je vais emporter tout ça chez
Heather.
Toujours face à la fenêtre, Caleb commence à contester, mais je
l’interromps aussitôt.
– Parle avec ton ami, dis-je sans même essayer de dissimuler mon
sourire. Ça fait un bout de temps.
Quand je me retourne avec tous mes sacs dans les bras, Caleb me regarde
avec des yeux pleins d’un amour sincère.
– Voyons-nous plus tard, dis-je.
– Sept heures, ça te va ? demande-t-il. Je veux te montrer quelque chose.
Je souris.
– J’ai hâte.
En atteignant la porte d’entrée, j’entends Jeremiah dire :
– Tu m’as manqué, mec.
Mon cœur fond et je prends une grande inspiration avant d’ouvrir la
porte.
Une fois notre dernier sapin livré, avec une boîte de biscuits de Noël en
prime, Caleb et moi nous baladons en voiture tandis qu’il me raconte ses
retrouvailles avec Jeremiah.
– Difficile de dire quand on se reverra. Parce qu’il a ses amis désormais,
et moi les miens. Mais on va se voir, ce qui est assez génial en soi. Je pensais
que ça ne nous arriverait plus jamais.
– C’est génial, dis-je.
Une fois que nous sommes garés devant la maison de Caleb, il se tourne
vers moi.
– C’est grâce à toi, dit-il. C’est toi qui es géniale.
J’aimerais que ce moment dure pour l’éternité, nous deux dans sa
camionnette, avec ce sentiment de gratitude l’un envers l’autre. Mais il ouvre
sa portière et l’air frais envahit l’habitacle.
– Viens, dit-il en descendant.
Il fait le tour jusqu’au trottoir, j’agite mes doigts pour calmer un peu ma
nervosité avant d’ouvrir ma portière à mon tour. Une fois dehors, je frotte
mes mains pour les réchauffer puis il m’en prend une et nous partons en
balade.
Nous longeons quatre maisons, puis tournons dans une petite allée. Elle
est éclairée par un seul réverbère, situé à l’entrée. Le trottoir est fait de gros
pavés, avec un chemin en béton lisse au milieu.
– Je te présente Garage Alley, dit-il.
Plus nous avançons dans l’allée, plus la lumière du réverbère s’atténue. Il
y a une longue rangée de garages de chaque côté de la chaussée. De grandes
clôtures en bois entourent des arrière-cours et empêchent la lumière des
maisons d’arriver jusqu’à nous. Je manque de perdre l’équilibre, mais Caleb
m’attrape le bras.
– C’est un peu flippant ici, dis-je.
– J’espère que tu es prête, parce que je suis sur le point de te décevoir un
maximum.
Il essaie de prendre un air sérieux, mais je vois bien son petit sourire
caché dans l’obscurité.
Il s’arrête devant l’entrée de son garage à lui, m’attrape par les épaules
pour me faire pivoter face à sa maison. La grande porte en métal est plongée
dans l’ombre du toit. Il prend ma main et avance. Une lumière s’allume
automatiquement au-dessus de nos têtes.
– Ma mère t’as prévenue que j’étais incorrigible dès qu’il s’agissait de
cadeaux, dit-il.
Je lui donne un coup dans l’épaule.
– T’as pas fait ça !
Il rit.
– Je n’ai pas fait exprès ! Pas cette fois-ci. J’étais venu chercher une
corde dans le garage, et mon cadeau était là.
– Tu as gâché la surprise de ta mère ?
– C’est de sa faute ! C’était là, sous mes yeux ! Mais je pense que tu vas
être contente parce que du coup, je peux te le montrer. Tu ne lui diras rien,
hein ?
Je n’arrive pas à y croire. Il se comporte comme un véritable gamin, et
c’est bien trop mignon pour être agaçant.
– Contente-toi de me le montrer, dis-je.
CHAPITRE 19
Le soir du réveillon, une fois le parc fermé pour l’année, mes parents et
moi dînons dans la caravane. Le roast-beef a mijoté toute la journée et une
odeur délicieuse envahit la pièce. Le père de Heather nous a apporté du pain
au maïs qu’il a fait lui-même. Assis en face de moi, à notre minuscule table,
papa me demande ce que ça me fait de ne pas revenir l’année prochaine.
Je coupe mon pain en deux.
– Je ne peux rien y faire, dis-je. Pour l’instant, rien n’a changé, nous
avons fermé le parc et nous prenons notre repas de Noël dans la caravane,
comme d’habitude. La seule différence, c’est cette question, celle de savoir si
on va revenir.
– Ça, c’est ta vision des choses, dit maman. Parce que de ce côté-ci de la
table, je t’assure que les années se suivent sans se ressembler.
Je fourre un morceau de pain dans ma bouche et mâche doucement.
– Beaucoup de gens ne veulent que ce qu’il y a de mieux pour toi, dit
papa. Dans cette caravane, dans cette ville, à la maison dans l’Oregon…
Maman se penche au-dessus de la table pour me prendre la main.
– Tu as l’impression que tout le monde essaie de te tirer dans des
directions opposées, mais c’est parce que tu comptes pour nous tous. J’espère
que cette année t’aura au moins prouvé ça.
– Même si cela doit te briser le cœur, ajoute papa, parce qu’il ne peut pas
s’empêcher de faire ce genre de réflexion.
Maman lui donne un petit coup dans l’épaule.
– Quand nous étions au lycée, monsieur Cynique, à savoir ton père, s’est
inscrit dans un camp de base-ball ici, l’été qui a suivi l’hiver où on s’est
rencontrés.
– C’est là que j’ai appris à mieux te connaître, lui dit papa.
– Peut-on apprendre à connaître vraiment une personne en quelques
semaines ? demande maman.
– Suffisamment bien, dit-il. Fais-moi confiance.
Papa pose sa main sur celle de maman.
– Nous sommes fiers de toi, ma puce. Peu importe l’avenir de l’entreprise
familiale, nous trouverons une solution en famille. Et peu importe ce que tu
décides avec Caleb, nous… tu sais… nous pouvons…
– Nous te soutenons, termine maman.
– C’est ça, dit papa en se laissant retomber contre la banquette avant de
passer son bras autour d’elle. Nous te faisons confiance.
Je glisse de leur côté pour leur faire un câlin. Je peux sentir papa tendre le
cou pour regarder maman.
Quand je retourne m’asseoir à ma place, maman s’éclipse dans sa
chambre pour récupérer les cadeaux que nous avons rapportés de l’Oregon.
Papa est le moins patient d’entre nous – il ressemble beaucoup à Caleb sur ce
point –, à peine reçoit-il le sien qu’il en déchire l’emballage.
Il tend les bras pour mieux regarder la boîte.
– Un lutin taquin ? Vous êtes sérieuses ? demande-t-il en se grattant le
nez.
Maman et moi étouffons presque de rire. Papa déteste ce jouet, censé
surveiller le comportement des enfants avant Noël, et a toujours juré qu’il n’y
en aurait jamais dans sa maison. Étant donné qu’il passe le mois de décembre
dans une caravane loin de chez lui, il ne s’est jamais inquiété outre mesure.
– L’idée était de le cacher à la maison après ton départ pour la Californie,
explique maman.
– Et puis, dis-je en me penchant vers lui pour ajouter un peu de mystère,
que tu passes tout le mois à y penser, à te demander où il était.
– Ça m’aurait rendu fou, dit papa en agitant le lutin par un pied. Vous
vous êtes surpassées cette année.
– Je suppose qu’il faut voir le bon côté des choses, dis-je. Maintenant, tu
pourras constamment le chercher à la maison tous les jours.
– Parfois, il n’y a pas de bon côté, répond papa.
– OK, à moi, dit maman.
Tous les ans, on lui offre une crème pour le corps, mais elle aime qu’on la
surprenne en changeant de parfum. Même si, heureusement, elle adore
l’odeur des sapins, après un mois d’immersion, elle a envie d’autre chose.
Elle déballe le tube et le tourne pour lire l’étiquette.
– Concombre-réglisse ? Où avez-vous trouvé un truc pareil ?
– Ce sont tes deux odeurs préférées, je lui rappelle.
Elle ouvre le bouchon, sent puis en verse une goutte dans sa paume.
– Mmm, c’est incroyable ! dit-elle en massant ses mains l’une contre
l’autre.
Papa me tend une petite boîte argentée.
Je la secoue, l’ouvre et en soulève un petit bout de coton. Une clé de
voiture scintille au fond de la boîte.
– Vous m’avez acheté une voiture ?
– Alors, à vrai dire, c’est la camionnette de l’oncle Bruce, corrige
maman, mais nous retapisserons l’intérieur de la couleur qui te plaira.
– Elle n’est sans doute pas idéale pour les longs trajets, dit papa, mais elle
sera parfaite pour la ferme et pour te balader en ville.
– Ça te gêne que ce soit la sienne ? me demande maman. On ne pouvait
pas se permettre de…
– Merci !
Je renverse la boîte pour faire sortir la clé. Je la soupèse dans ma main
pendant quelques secondes puis bondis de mon siège pour les serrer tous les
deux fort dans mes bras.
– C’est fantastique !
Comme chaque année, nous empilons la vaisselle sale dans l’évier puis
allons nous allonger sur le lit de mes parents pour regarder Le Grinch sur
mon ordinateur. Comme d’habitude, maman et papa s’endorment avant la
scène où le cœur du Grinch triple de volume. Quant à moi, je suis plus
réveillée que jamais. J’ai l’estomac noué, car je dois me préparer pour
accompagner Caleb à la messe à la chandelle.
Ce soir, pas besoin d’essayer plusieurs tenues. J’ai déjà décidé de porter
ma jupe noire toute simple, avec une chemise blanche. Je me lisse les
cheveux dans notre minuscule salle de bains. Je me maquille minutieusement
quand j’aperçois le reflet de maman dans le miroir. Elle a un pull en
cachemire rose à la main.
– Au cas où ça se rafraîchirait, dit-elle.
Je me retourne.
– D’où ça vient ?
– C’était une idée de ton père. Il voulait que tu aies un vêtement neuf
pour ce soir.
J’attrape le pull.
– C’est papa qui l’a choisi ?
Maman rit.
– Bien sûr que non. Et tu peux remercier ta bonne étoile, parce que si je
l’avais laissé faire, tu aurais probablement eu droit à une combinaison de ski
bien couvrante. Je suis allée faire les magasins pendant que tu étais occupée
avec Heather et Abby.
Je mets le pull devant moi et me regarde dans le miroir.
– Dis-lui que je l’adore.
Elle sourit en regardant nos reflets.
– Si j’arrive à le réveiller après ton départ, nous ferons du pop-corn et
regarderons Noël blanc.
C’est notre petit rituel de Noël, mais d’habitude, je suis là aussi, lovée
entre eux deux.
– Je vous admire de ne pas être blasés par Noël après toutes ces années,
dis-je.
– Ma puce, si c’était le cas, nous vendrions la ferme et changerions de
métier. Ce que nous faisons est spécial. Et c’est agréable de savoir que Caleb
apprécie lui aussi.
On frappe doucement à la porte. Mon cœur s’accélère et maman m’aide à
enfiler mon pull sans ruiner ma coiffure. Elle retourne s’enfermer dans sa
chambre avant même que j’aie pu la serrer une dernière fois dans mes bras.
CHAPITRE 22
À Luke Gies, Amy Kearly, Tom Morris, Aaron Porter, Matt Warren,
Mary Weber, DonnaJo Woollen
mes anges gardiens.
Ce roman est une œuvre de fiction. Les noms, personnages, lieux et événements sont le produit de
l’imagination de l’auteur ou utilisés de façon fictionnelle. Toute ressemblance avec des personnes
existantes ou ayant existé, des entreprises, événements ou lieux est purement fortuite.
Titre original
What Light
ISBN : 978-2-7499-3516-4