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À…

Joan Marie Asher, Isaiah Asher et Christa Desir,


les trois Rois mages de ce conte de Noël ;
Dennis et Joni Hopper, et leurs fils,
Russel et Ryan, pour leur inspiration.

De la part…
d’un garçon reconnaissant.
LETTRE À MES LECTEURS

Chers lecteurs, chères lectrices,

Depuis mon premier roman, 13 Reasons Why, les thèmes de l’espoir et du


pardon sont au centre de mes échanges avec les jeunes. Et nombre d’entre
eux m’ont dit s’être sentis compris dans les pages de ce livre, même si celui-
ci ne reflétait pas leur vie. Après une récente tournée qui m’a permis de
discuter avec des élèves à travers les États-Unis, j’ai à nouveau voulu
explorer le pardon et l’espoir, mais sous un autre jour.
L’histoire de What Light m’est longtemps restée en tête. Un fait divers,
que j’ai lu dans le journal sur une famille de l’Oregon qui vendait des sapins
en Californie, m’a inspiré. Quand les enfants ne vendaient pas les arbres, ils
allaient à l’école publique d’à côté et nouaient de nouvelles amitiés. À la fin
des vacances de Noël, toute la famille rentrait à la maison. Deux groupes
d’amis différents ? Une chronologie établie ? Le début d’une histoire ! Mais
il aura fallu presque dix ans avant que je la trouve.
Quand j’ai relu mes notes d’un peu plus près, j’ai enfin vu le potentiel de
What Light. Cela m’a permis de revisiter les mêmes problématiques avec un
regard différent : aimer plutôt que blesser ; surmonter au lieu de succomber ;
se pardonner au lieu de culpabiliser.
J’ai écrit ce livre pour vous, qui avez connu des jours noirs mais vous êtes
accrochés pour améliorer les choses. Et je l’ai écrit pour vous, qui avez eu des
jours heureux mais qui avez aussi été confrontés à la tristesse et à des
décisions difficiles.
What Light est une histoire que je voulais partager depuis un long
moment. Après dix ans de réflexion et d’écriture, j’ai le plaisir de vous le
présenter enfin.
Avec toute ma reconnaissance,

Jay Asher
CHAPITRE 1

– Je déteste cette époque de l’année, dit Rachel. Désolée, Sierra, je sais


que je me répète, mais c’est vrai.
Le brouillard matinal envahit la pelouse devant l’entrée du lycée. Nous
devons emprunter l’allée car l’herbe est trop humide. Mais ce n’est pas la
météo qui agace Rachel.
– Arrête, s’il te plaît, dis-je. Je vais me remettre à pleurer. Je veux juste
réussir à terminer la semaine sans…
– Mais il ne s’agit même pas d’une semaine ! m’interrompt-elle. Deux
jours, c’est tout. Deux jours avant le week-end de Thanksgiving, et ensuite tu
pars pendant un mois, comme d’habitude. Plus d’un mois, même !
Je serre le bras de Rachel tout en marchant. Chaque année, avant mon
départ pour la période des fêtes, Rachel prétend que son monde s’effondre.
Pour me faire savoir que je vais lui manquer, chaque année j’ai droit à une
moue boudeuse et à des épaules tombantes. Et chaque année, son attitude
mélodramatique me touche. J’adore l’endroit où je vais, mais les au revoir ne
sont jamais simples. Savoir que mes meilleures amies comptent les jours
jusqu’à mon retour facilite un peu les choses…
Je montre la larme qui s’est logée au coin de mon œil.
– Regarde ce que t’as fait. C’est reparti.
Ce matin, quand j’ai quitté la ferme de sapins de Noël où je vis, le ciel
était plutôt dégagé. Ma mère conduisait et, dans le champ au loin, on
entendait déjà le bourdonnement des tronçonneuses, comme des moustiques,
qui continuaient d’abattre la récolte.
Le brouillard est apparu un peu plus loin sur le chemin. Il s’est glissé
entre les petites fermes, au-dessus de l’autoroute puis jusqu’en ville,
transportant avec lui ce parfum typique de la saison. À cette époque de
l’année, toute notre petite commune de l’Oregon sent le sapin de Noël
fraîchement coupé. Le reste du temps, elle sent le maïs ou la betterave
sucrière.
Rachel me tient la double porte en verre et me suit jusqu’à mon casier.
Puis elle agite sa montre rouge flamboyante sous mon nez.
– Il nous reste un quart d’heure, dit-elle. J’ai froid et je suis de mauvais
poil. Allons prendre un café avant le premier cours.
Miss Livingston, la prof de théâtre de l’école, encourage ses élèves, de
façon peu subtile, à ingurgiter le plus de caféine possible afin qu’ils aient
assez d’énergie pour organiser tous les spectacles de Noël à temps. En
coulisses, il y a toujours une cafetière qui tourne. Et en tant que décoratrice
en chef, Rachel a un accès permanent à la salle de spectacle.
Leur dernière représentation de La Petite Boutique des horreurs a eu lieu
ce week-end. Le décor, toujours en place quand nous allumons les lumières,
ne sera démonté qu’après le pont de Thanksgiving. Sur scène, nous
apercevons Elizabeth, assise entre le comptoir du fleuriste et l’énorme plante
verte carnivore. Elle se redresse dès qu’elle nous aperçoit et nous fait un
signe de la main. Rachel et moi traversons la salle pour la rejoindre.
– Cette année, on voulait que tu aies quelque chose à emporter en
Californie, dit-elle.
Je la suis à travers les rangées de sièges vides en velours rouge. De toute
évidence, peu leur importe si je passe mes derniers jours de cours à pleurer
comme une madeleine. Je grimpe les marches qui mènent à la scène.
Elizabeth se lève, court jusqu’à moi et me prend dans ses bras.
– J’avais raison, dit-elle à Rachel par-dessus mon épaule. Je t’avais dit
qu’elle allait pleurer.
– Je vous déteste toutes les deux !
Elizabeth me tend deux cadeaux emballés dans un papier argenté aux
motifs de Noël. J’ai déjà une petite idée de son contenu. La semaine dernière,
on était toutes les trois dans une boutique du centre-ville et je les ai vues
regarder des cadres de la même taille que ces paquets. Je m’assieds pour les
ouvrir, en m’adossant au comptoir, sous la vieille caisse enregistreuse en
métal.
Rachel s’installe en tailleur face à moi, nos genoux se touchent presque.
– Vous ne respectez pas les règles, dis-je en glissant un doigt dans le pli
de l’emballage du premier cadeau. On était censées faire ça après mon retour.
– On voulait que tu aies quelque chose pour penser tous les jours à nous,
répond Elizabeth.
– On s’en veut même un peu de ne pas l’avoir fait plus tôt, dès la
première fois que tu es partie, ajoute Rachel.
– Quoi, genre quand on était bébés ?
Pour mon tout premier Noël, ma mère et moi étions restées à la ferme
tandis que mon père était parti pour la Californie afin de s’occuper de notre
parc à sapins, que l’on installe tous les ans sur un grand parking. L’année
suivante, ma mère aurait préféré que l’on reste à la maison, mais mon père ne
voulait pas passer les fêtes sans nous une fois de plus. Quitte à choisir, il
préférait ne pas ouvrir le parc et expédier la récolte à différents revendeurs à
travers le pays. Ma mère avait eu des remords, elle pensait à toutes ces
familles qui avaient pris l’habitude d’acheter leurs sapins chez nous. Et puis
pour mes parents, ce parc signifiait plus qu’une simple entreprise héritée par
mon père, c’était une tradition à laquelle ils tenaient tous les deux. À vrai
dire, ma mère et ses parents avaient eux-mêmes été des clients réguliers, c’est
comme ça qu’elle avait connu mon père. Depuis, notre famille déménage tous
les ans en Californie, de Thanksgiving à Noël.
Rachel prend appui sur ses mains pour se relever.
– Tes parents savent-ils enfin si c’est votre dernier Noël en Californie ?
Je gratte un bout de Scotch de l’emballage.
– C’est le magasin qui fait le paquet cadeau ?
– Elle change de sujet, chuchote Rachel à Elizabeth, assez fort pour que
je l’entende.
– Je suis désolée, dis-je. C’est juste que je déteste l’idée que ça puisse
être notre dernière année là-bas. J’ai beau vous adorer, les filles, ça me
manquerait de ne plus aller en Californie. Je n’en sais pas plus que la
conversation que j’ai surprise, ils ne m’ont toujours rien dit. Tout ce que je
sais, c’est qu’ils semblaient inquiets à cause de l’argent. Mais en attendant
leur décision, je préfère ne pas y penser.
Dans trois ans, cela fera trente ans que ma famille s’occupe du parc
californien. Quand mes grands-parents l’ont acheté, la petite ville dans
laquelle il se trouve était en plein essor. À cette époque, des villes bien plus
proches de notre ferme de l’Oregon avaient déjà ouvert tout un tas de parcs à
sapins. Aujourd’hui, tout le monde, des supermarchés aux quincailleries, en
passant par les œuvres de charité, vend des sapins pour Noël. Les parcs
comme le nôtre ne sont plus si courants. Si on le ferme, on ne ferait plus
affaire qu’avec ces supermarchés, ces associations caritatives, ou les autres
parcs.
Elizabeth pose la main sur mon genou.
– Une partie de moi souhaite que tu repartes l’année prochaine, parce que
je sais que c’est important pour toi, mais si tu restais, on pourrait enfin passer
Noël toutes les trois. Ce serait une première !
Je souris à cette idée. J’adore ces deux filles, mais Heather fait aussi
partie de mes meilleures amies et je ne la vois qu’un mois par an, quand je
suis en Californie.
– Nous y allons depuis toujours, dis-je. Je n’ose pas imaginer ce que je
ressentirais si, tout d’un coup, ça… s’arrêtait.
– Moi, je peux te dire ce que ça ferait, répond Rachel. On serait en
terminale, on ferait du ski, on se prélasserait dans le Jacuzzi. Et il y aurait de
la neige !
Mais j’adore notre ville de Californie sans neige, sur la côte, à trois
heures à peine au sud de San Francisco. J’adore aussi vendre des sapins,
retrouver les mêmes familles, année après année. Ça me semblerait bizarre de
passer autant de temps à faire pousser des arbres et de me contenter de les
envoyer à d’autres pour qu’ils les vendent à notre place.
– Ça a l’air sympa, pas vrai ? demande Rachel, en se penchant vers moi et
en agitant les sourcils. Maintenant, imagine la même chose, mais avec des
garçons.
Je ris, en faisant ce bruit de cochon, et pose la main sur ma bouche.
– Ou pas, dit Elizabeth en tirant Rachel par l’épaule. Ce serait cool aussi
de rester entre filles, à la diète de garçons.
– Ma vie à chaque Noël, quoi, dis-je. Souvenez-vous l’année dernière, je
me suis fait larguer la veille de mon départ pour la Californie.
– C’était horrible, dit Elizabeth, tout en laissant échapper un petit rire. Et
ensuite, il a osé se pointer au bal de l’hiver avec cette fille aux gros nénés
et…
Rachel écrase son doigt sur les lèvres d’Elizabeth.
– Je pense qu’elle s’en souvient.
Je baisse les yeux vers mon premier cadeau, toujours à moitié emballé.
– En même temps, je ne lui en veux pas. Qui voudrait d’une relation à
distance pendant les fêtes de fin d’année ? Pas moi.
– Soit, continue Rachel, mais tu as dit qu’il y avait des types plutôt pas
mal qui bossaient à l’enclos.
– Ouais, dis-je en secouant la tête. Comme si mon père allait laisser faire.
– OK, assez de bavardage, intervient Elizabeth. Ouvre tes cadeaux.
Je tire sur le Scotch, mais mon esprit est déjà en Californie. Heather et
moi sommes amies depuis qu’on est toutes petites. Sa famille habitait la
maison voisine de celle de mes grands-parents maternels. Quand ces derniers
sont décédés, les parents de Heather ont proposé de me garder quelques
heures par jour, pour permettre aux miens de gérer toutes les démarches
nécessaires. En échange, ils ont eu droit à un sublime sapin de Noël, quelques
couronnes et deux ouvriers pour les aider à accrocher toutes les lumières sur
leur toit.
Elizabeth soupire.
– Tes cadeaux, s’il te plaît.
Je déchire un côté de l’emballage.
Elles ont raison, bien sûr. J’adorerais passer au moins un hiver ici avant la
fin du lycée et qu’on parte chacune étudier aux quatre coins du pays. Il m’est
arrivé de rêver qu’on assistait toutes les trois à la parade de Noël de la ville et
à tous ces trucs dont elles me parlent tout le temps quand je rentre.
Mais mes vacances en Californie sont le seul moment où je peux voir
mon autre meilleure amie. Cela fait des années que je n’appelle plus Heather
mon « amie de l’hiver ». Elle fait partie de ma vie, point. Il fut un temps où
l’on se retrouvait également quelques semaines durant l’été quand je rendais
visite à mes grands-parents, mais tout cela a cessé quand ils sont morts.
Depuis que je sais que cette année est peut-être la dernière, j’ai peur de ne pas
profiter de nos vacances ensemble.
Rachel se lève et traverse la scène.
– J’ai besoin d’un café.
– Mais elle est en train d’ouvrir nos cadeaux ! crie Elizabeth.
– Elle est en train d’ouvrir ton cadeau, répond Rachel. Le mien, c’est
celui avec le ruban rouge.
Dans le premier cadre – celui avec le ruban vert –, il y a un selfie
d’Elizabeth. Elle tire la langue d’un côté en regardant de l’autre. La photo
ressemble à tous ses autres autoportraits et c’est pour ça qu’elle me plaît.
Je serre le cadre contre ma poitrine.
– Merci.
Elizabeth rougit.
– De rien.
– Je vais ouvrir le tien ! dis-je à l’intention de Rachel, tandis qu’elle
revient lentement vers nous, trois gobelets de café brûlant à la main.
Nous en attrapons chacune un. Je pose le mien sur le côté tandis que
Rachel se rassied en face de moi, puis j’ouvre son cadeau. J’ai beau partir un
mois seulement, elle va quand même énormément me manquer.
Sur le cliché, on voit le beau visage de Rachel de profil, partiellement
caché par sa main, comme si elle ne voulait pas qu’on la prenne en photo.
– On est censé penser que les paparazzi me harcèlent, dit-elle. Comme si
j’étais, genre, une actrice hyper connue qui sortait d’un restaurant chic. Bon,
dans la vraie vie, il y aurait probablement un énorme garde du corps juste
derrière moi, mais…
– Mais tu n’es pas une actrice, dit Elizabeth. Tu veux être décoratrice.
– Ça fait partie de mon plan, répond Rachel. Tu sais combien il y a
d’actrices dans le monde ? Des millions. Et elles essaient toutes
désespérément de se faire remarquer, c’est vraiment la plaie. Un jour, je
construirai un décor pour un producteur célèbre, et en un coup d’œil il
comprendra que c’est du gâchis de me garder derrière la caméra. Je dois être
devant. Et il criera sur tous les toits que c’est lui qui m’a découverte alors
qu’en réalité, ce sera moi qui l’aurai fait me découvrir.
– Ce qui m’inquiète, dis-je, c’est que tu es sincèrement convaincue que ça
va se passer comme ça.
Rachel prend une gorgée de café.
– Parce que c’est le cas.
La cloche annonçant le premier cours retentit. J’attrape le papier cadeau
argenté et le froisse en boule. Rachel le jette dans une poubelle en coulisses,
avec nos gobelets. Elizabeth range mes cadres dans un sac en papier puis me
le tend.
– Je suppose qu’on ne peut pas passer chez toi avant ton départ ?
demande-t-elle.
– Probablement pas.
Nous quittons la scène et rejoignons la sortie sans nous presser.
– Je vais me coucher tôt ce soir, dis-je. Je voudrais travailler deux heures
demain matin, avant l’école. Puis, mercredi, nous partons aux aurores.
– À quelle heure ? demande Rachel. On peut peut-être…
– Trois heures du matin, dis-je en riant.
Le trajet va durer dix-sept heures, en comptant les pauses-pipi et les
embouteillages du week-end de Thanksgiving.
– Bien évidemment, si vous avez envie de vous lever tôt…
– Ça ira, répond Elizabeth. On t’enverra nos bonnes ondes en rêve.
– Tu as récupéré tous tes devoirs ? me demande Rachel.
– Je crois, oui.
Il y a encore deux ans, nous étions au moins douze élèves de l’école à
migrer avant Noël pour vendre des sapins. Cette année, nous ne sommes plus
que trois. Heureusement, il y a tellement de fermes dans les environs que les
profs ont l’habitude de s’adapter aux différentes périodes de récolte.
– El señor Martinez s’inquiète de ma capacité à practicar mi español
pendant mon absence. Il m’a demandé de l’appeler une fois par semaine pour
un exercice de conversation.
Rachel me fait un clin d’œil.
– Serait-ce la seule raison pour laquelle il veut que tu l’appelles ?
– Ne sois pas dégoûtante, dis-je.
– Souviens-toi, intervient Elizabeth, Sierra n’aime pas les hommes mûrs.
J’explose de rire.
– Tu dis ça à cause de Paul, n’est-ce pas ? On n’a pas rompu parce qu’il
était plus vieux ; on a rompu parce qu’il s’était fait chopper avec une bière
dans la voiture de son pote.
– À sa décharge, ce n’est pas lui qui conduisait, souligne Rachel en levant
la main pour m’empêcher d’ajouter quoi que ce soit. Mais je comprends. Tu y
as vu un signe d’alcoolisme latent. Ou de manque de jugeote. Ou encore un
autre truc dont toi seule as le secret.
Elizabeth secoue la tête.
– Tu es bien trop exigeante, Sierra.
Rachel et Elizabeth me reprochent continuellement mes critères de
sélection en matière de garçons. C’est juste que j’ai vu trop de filles sortir
avec des types qui les tiraient vers le bas. Peut-être pas au début de la
relation, mais ça finit souvent comme ça. Pourquoi gaspiller des années ou
des mois, même une seule journée, avec ce genre de personne ?
Juste avant d’atteindre la double-porte qui nous ramène dans le couloir,
Elizabeth se tourne vers nous.
– Je vais être en retard en anglais… On se retrouve pour le déjeuner ?
Je souris, parce qu’on se retrouve toujours pour le déjeuner.
Nous rejoignons le hall principal et Elizabeth disparaît dans la foule.
– Encore deux déjeuners, dit Rachel en faisant semblant d’essuyer des
larmes au coin de ses yeux. C’est tout ce qu’il nous reste. Ça me donne
presque envie de…
– Arrête ! Ne dis rien.
– Oh, ne t’inquiète pas pour moi, dit-elle en agitant la main de façon
désinvolte. J’ai de quoi m’occuper pendant que tu feras la fête en Californie.
Voyons, lundi prochain, on commence à démonter les décors. Ça devrait
nous prendre une bonne semaine. Puis je vais aider le comité des fêtes à
terminer les décorations pour le bal d’hiver. Ce n’est pas du théâtre, mais
j’aime prêter mes talents à ceux qui en ont besoin.
– Ils ont déjà un thème pour cette année ? je demande.
– « Amour et boules à neige », répond-elle. Ça a l’air cucul, je sais, mais
j’ai des super idées. Je veux décorer le gymnase pour qu’on ait l’impression
de danser dans une boule à neige. Donc je vais être méga occupée jusqu’à ton
retour.
– Tu vois ? Je vais à peine te manquer.
– Exactement, dit-elle en me donnant un petit coup de coude. Mais
attention, moi j’ai intérêt à te manquer.
Et ce sera le cas. Que mes amies me manquent est une tradition de Noël,
depuis que je suis née.
CHAPITRE 2

Le soleil perce à peine derrière les collines lorsque je gare la camionnette


de mon père, au bord du chemin boueux. J’enclenche le frein à main et
admire l’un de mes paysages préférés. Les sapins commencent à quelques
mètres à peine de la route, à gauche comme à droite, puis s’étendent sur plus
de cinquante hectares de collines vallonnées. Au-delà du champ, d’autres
fermes, qui cultivent d’autres sapins, parsèment le reste de la vallée.
J’éteins le contact. Quand je sors, le froid me saisit. J’attache mes
cheveux en queue de cheval, puis les glisse à l’intérieur de mon énorme
doudoune, enfile ma capuche et tire sur les cordons.
Une odeur de résine envahit l’air humide et la boue colle à mes énormes
bottes. Les branches s’accrochent à mes manches tandis que je sors mon
téléphone de ma poche. Je compose le numéro d’oncle Bruce puis coince
l’appareil entre mon oreille et mon épaule, tout en enfilant mes gants de
travail.
Il rit en décrochant :
– Eh bien Sierra, il ne t’a pas fallu beaucoup de temps pour monter
jusqu’ici !
– Arrête, je n’ai pas conduit si vite que ça, dis-je.
La vérité, c’est que c’est bien trop amusant de prendre ces virages serrés
et de déraper dans la boue… je n’ai pas pu résister.
– Ne t’inquiète pas, ma chérie. Moi aussi, j’ai dévalé cette route plus
d’une fois avec ma camionnette.
– Je t’ai vu faire, c’est pour ça que je sais que c’est amusant, dis-je. Bref,
j’arrive presque au premier ballot de sapins.
– Je suis là dans une minute, répond-il.
J’entends le moteur de l’hélicoptère démarrer avant même qu’il ne
raccroche.
Je sors ma veste de sécurité orange de la poche de ma doudoune et
l’enfile, en serrant bien les bandes Velcro sur ma poitrine, afin qu’oncle
Bruce puisse me voir depuis le ciel.
À cent cinquante mètres, j’entends le sifflement des tronçonneuses des
ouvriers qui travaillent. Il y a deux mois, nous avons commencé à marquer
les sapins que l’on voulait abattre, en attachant un ruban de couleur en
plastique sur l’une des branches du haut. Rouge, jaune ou bleu, selon leur
hauteur, ce qui nous aide ensuite à les trier quand on les charge dans les
camions. Il ne faut pas toucher aux arbres sans ruban, ils doivent encore
pousser.
J’aperçois l’hélicoptère rouge voler dans ma direction. Mes parents ont
aidé oncle Bruce à l’acheter. En échange, il nous aide à transporter les arbres
pendant la récolte. L’hélicoptère nous permet de ne pas gâcher du terrain en
creusant des chemins d’accès. Et puis, les sapins arrivent plus frais. Le reste
de l’année, oncle Bruce s’en sert pour promener les touristes le long de la
côte et de ses falaises. Il lui arrive même de jouer les héros et de secourir un
randonneur égaré.
Je suis les ouvriers. Ils abattent quatre ou cinq arbres puis les allongent
côte à côte, en travers de deux énormes câbles, un peu comme s’ils les
posaient sur des rails de chemin de fer. Ils empilent d’autres arbres par-
dessus, jusqu’à en avoir une douzaine. Enfin, ils sanglent fermement les
câbles autour du tas et recommencent avec le tas suivant.
C’est à ce moment-là que j’interviens.
Mon père me laisse faire cette manœuvre depuis l’année dernière. Même
s’il n’a pas osé dire que c’était un boulot trop dangereux pour une fille de
quinze ans, il en crevait d’envie. La plupart des types qu’il a engagés pour
abattre les arbres sont en classe avec moi, et il les laisse bien se servir des
tronçonneuses… L’hélicoptère approche, j’entends les tap-tap-tap-tap des
hélices qui tournoient dans les airs. Les battements de mon cœur se calent sur
ce rythme, tandis que je me tiens prête à attacher mon premier ballot d’arbres
de la saison.
Debout à côté du premier tas, j’étire mes doigts gantés. Les rayons du
soleil matinal se reflètent dans la vitre du « Noël-coptère ». Une longue
lignée de câbles pend depuis l’habitacle, avec au bout un lourd crochet rouge
qui se balance dans les airs.
L’hélicoptère ralentit au fur et à mesure qu’il approche, et je plante
fermement mes bottes dans la terre. Il fait du surplace au-dessus de ma tête, le
grondement des hélices est de plus en plus fort. Tap-tap-tap-tap. L’appareil
descend lentement jusqu’à ce que le crochet en métal vienne frôler la botte de
sapins entassés. Je lève le bras et l’agite en cercle pour demander plus de
mou. Le crochet descend encore, je l’attrape, le glisse sous les câbles puis fais
deux grands pas en arrière. Quand je lève la tête, je vois oncle Bruce qui me
sourit. Je pointe mon doigt vers lui, il lève le pouce et l’hélicoptère remonte.
L’énorme tas décolle du sol, puis vogue vers l’horizon.

Un croissant de lune éclaire la ferme. Depuis la fenêtre de ma chambre, je


distingue les collines dansant sous les ombres. Enfant, je restais là pendant
des heures, comme le capitaine d’un bateau qui regarde l’océan dont les
remous sont souvent bien plus sombres que le ciel étoilé qui le surplombe.
Année après année, la vue est toujours la même. C’est grâce à notre
méthode de récolte. Nous ne coupons qu’un arbre sur six et nous le
remplaçons aussitôt. Ainsi, sur une période de six ans, tous nos arbres seront
partis aux quatre coins du pays, pour trôner dans des foyers, tels les rois de
Noël, et tous auront été replantés.
C’est pour cette raison que mes fêtes à moi sont un peu différentes. La
veille de Thanksgiving, ma mère et moi faisons route vers le sud, pour
rejoindre mon père. Puis, nous fêtons Thanksgiving avec Heather et sa
famille. Le lendemain, dès l’aube, nous ouvrons notre parc à sapins et
travaillons sans interruption jusqu’au soir de Noël. Épuisés, nous
n’échangeons alors qu’un seul cadeau. De toute façon, il n’y a pas vraiment
de place pour plus dans notre caravane Airstream argentée – notre maison
quand on est loin de la maison.
Notre ferme a été construite dans les années 1930. À cause du vieux
parquet et de l’escalier en bois, il est impossible de se déplacer au milieu de
la nuit sans faire de bruit. Je décide quand même de descendre, en restant sur
le côté le moins craquant des marches. Il ne m’en reste que trois avant
d’atteindre la cuisine, quand j’entends ma mère m’appeler depuis le salon.
– Sierra, il faut que tu dormes au moins quelques heures.
Quand mon père n’est pas là, ma mère s’endort sur le canapé, devant la
télé. Mon côté romantique se dit que leur chambre lui semble trop vide
pendant son absence. Mon côté moins romantique pense qu’elle aime à
s’endormir sur le canapé pour se donner l’air d’avoir toujours vingt ans.
J’ajuste ma robe de chambre et enfile une paire de baskets défoncées qui
traînent près du canapé. Maman bâille et ramasse la télécommande sur le sol.
Quand elle éteint la télé, la pièce plonge dans le noir complet.
Elle allume une lampe à côté d’elle.
– Où vas-tu ?
– À la serre, dis-je. Je veux sortir le sapin pour qu’on ne l’oublie pas.
Plutôt que de charger la voiture la veille du départ, nous regroupons tous
nos sacs devant l’entrée, afin de vérifier une dernière fois qu’on n’a rien
oublié. La route est bien trop longue pour qu’on se permette de faire demi-
tour !
– Et ensuite tu files au lit, dit ma mère.
Elle est, elle aussi, victime de cette malédiction qui l’empêche de dormir
quand quelque chose l’inquiète.
– Sinon je ne pourrai pas te laisser conduire demain.
Je promets puis ferme la porte derrière moi, en resserrant un peu plus ma
robe de chambre pour ne pas laisser le froid de la nuit passer au travers. Il
fera chaud dans la serre, mais je ne vais y rester que le temps d’attraper un
petit sapin que j’ai récemment replanté dans un pot pour le transporter.
Heather et moi irons le planter après le dîner de Thanksgiving. Ce sera le
sixième sapin né sur notre ferme qui pousse désormais tout en haut de
Cardinals Peak en Californie. Notre projet pour l’année prochaine n’a pas
changé : couper le premier sapin qu’on a planté et l’offrir aux parents de
Heather.
Encore une raison pour laquelle il est impossible que cette saison soit la
dernière.
CHAPITRE 3

De l’extérieur, notre caravane a beau ressembler à un thermos argenté


couché sur le côté, je m’y suis toujours sentie bien. Une petite table est
accrochée à l’un des murs, à côté de mon lit qui sert également de banc à
l’heure du repas. La cuisine est petite, mais fonctionnelle, avec un évier, un
réfrigérateur, une gazinière et même un micro-ondes. La salle de bains
semble rétrécir d’année en année, bien que mes parents aient fait agrandir la
cabine de douche – avant, il fallait vraiment être souple pour atteindre ses
jambes. La chambre de mes parents se trouve au fond de la caravane. Il y a
tout juste de la place pour un lit, une minuscule armoire et un repose-pieds.
La porte est fermée mais je peux entendre les ronflements de ma mère, qui
récupère de notre long voyage.
Le pied de mon lit est collé au plan de travail de la cuisine, au-dessus
duquel trône une étagère en bois. J’enfonce une grosse punaise blanche sur le
flanc de l’étagère. J’ai relié les cadres de Rachel et d’Elizabeth avec un ruban
vert irisé, afin de les suspendre l’un au-dessus de l’autre. Je fais un nœud au
bout du ruban et l’accroche à la punaise. Je pourrai regarder mes deux amies
tous les jours.
– Bienvenue en Californie, dis-je sur un ton solennel.
Je glisse vers le haut de mon lit et ouvre grand les rideaux. Un sapin de
Noël vient s’écraser contre la vitre et je me mets à hurler. Les aiguilles
grattent le verre tandis que quelqu’un bataille pour le redresser.
Andrew jette un œil à travers les branches, probablement pour s’assurer
qu’il n’a pas cassé la vitre. Il rougit en me voyant et je baisse rapidement les
yeux pour m’assurer que je n’ai pas oublié d’enfiler un tee-shirt après ma
douche. Ces dernières années, il m’est souvent arrivé de prendre une douche
le matin, puis de me balader dans la caravane en serviette, avant de me
rappeler que des garçons du lycée voisin travaillaient juste devant ma fenêtre.
L’année dernière, Andrew a été le premier et le dernier garçon de
Californie à m’inviter à dîner. Sa méthode : coller un mot à ma fenêtre. Je
crois qu’il essayait d’être mignon, mais je n’ai pas pu m’empêcher de
l’imaginer rôder sur la pointe des pieds, à quelques centimètres à peine de la
caravane. Dieu merci, j’avais une bonne excuse : sortir avec quelqu’un qui
travaille au parc ne serait pas une bonne idée. Ce n’est pas une règle explicite,
mais mes parents m’ont déjà fait comprendre qu’une telle situation les
mettrait mal à l’aise, vu qu’ils travaillent ici eux aussi.
Ma mère et mon père se sont rencontrés quand ils avaient mon âge. Papa
travaillait avec ses parents dans ce même parc. Sa famille à elle vivait à
quelques pâtés de maisons, et un hiver, ils sont tombés si amoureux qu’il est
revenu l’été suivant pour participer à un camp de base-ball. Après leur
mariage, ils ont repris l’entreprise et ont engagé des joueurs du lycée du coin
qui voulaient gagner un peu d’argent, pendant les fêtes. Tout ça n’a jamais
posé de problème quand j’étais petite. Mais dès que j’ai atteint la puberté,
mon père a décroché tous les vieux rideaux de la caravane, pour en installer
de plus épais…
Je ne peux pas entendre Andrew, mais je peux lire « pardon » sur ses
lèvres qui s’agitent derrière la vitre. Il redresse le sapin avant de le reculer un
peu en se dandinant, pour ne pas abîmer les branches du bas.
Même si la situation était un peu bizarre entre nous quand on s’est quittés
l’année dernière, cela n’empêche pas d’être poli. Donc j’entrouvre la fenêtre
et lui dis :
– Alors, tu rempiles pour une année ?
Andrew regarde autour de lui et, ne voyant personne à la ronde,
comprend que c’est à lui que je m’adresse. Il se redresse vers moi en glissant
les mains dans ses poches.
– Content de te revoir, moi aussi.
C’est génial de voir les mêmes ouvriers d’une année sur l’autre, mais je
ne veux pas qu’il se fasse des idées cette fois.
– J’ai entendu dire que d’autres gars de l’équipe étaient revenus eux
aussi.
Andrew regarde le sapin le plus proche et arrache quelques aiguilles.
– Ouais.
Il balance les aiguilles par terre, irrité, et s’en va.
Plutôt que de me laisser perturber par son attitude, j’ouvre la fenêtre et
ferme les yeux. L’air d’ici n’aura jamais la même odeur qu’à la maison, mais
il s’en approche. La vue est très différente, en revanche. Ici, les sapins ne
poussent pas sur des collines verdoyantes mais sont plantés dans des pots en
métal, au milieu d’un champ de terre. Ici, deux petits hectares qui s’arrêtent
sur Oak Boulevard remplacent les centaines d’hectares de culture qui
s’étendent à l’horizon. De l’autre côté de la rue, il y a un supermarché, le
McGregor’s Market. Mais c’est Thanksgiving aujourd’hui, donc il a fermé
plus tôt et le parking est vide.
McGregor’s existait déjà quand ma famille a ouvert le parc à sapins.
Désormais, c’est le seul magasin de la ville qui n’appartient pas encore à une
chaîne. L’année dernière, le propriétaire confia à mes parents qu’il risquait de
mettre la clé sous la porte avant qu’on ne revienne en Californie. Donc quand
papa nous a appelés il y a deux semaines, c’est la première chose que je lui ai
demandée. Enfant, j’adorais quand mes parents m’emmenaient y faire les
courses pendant leur pause. Au fil des ans, ils se sont contentés de me donner
une liste et j’y allais toute seule. Ces derniers temps, je fais non seulement les
courses mais la liste aussi…
J’aperçois une voiture blanche traverser le parking désert. Le conducteur
veut probablement s’assurer que le supermarché est bien fermé. Il ralentit en
passant devant l’entrée, avant d’accélérer pour rejoindre la route.
Perdu au milieu des sapins, j’entends mon père crier :
– Il a dû oublier la sauce aux canneberges !
Les joueurs de base-ball se mettent à rire.
Chaque année, mon père se moque des gens frustrés qui accélèrent en
quittant le parking de McGregor’s, le matin de Thanksgiving. « Mais ce sera
pas un vrai Thanksgiving sans tarte à la citrouille ! » ou « On dirait bien que
ce monsieur a oublié la farce pour la dinde ! » Cela fait rire les garçons à tous
les coups.
Deux d’entre eux passent devant la caravane, en transportant un grand
sapin. L’un a les bras plongés dans les branches du milieu tandis que l’autre
suit, en soutenant le tronc. Ils s’arrêtent, et celui qui tient les branches ajuste
sa prise. L’autre jette un œil à la caravane et croise mon regard. Il sourit avant
de murmurer un truc inaudible à son collègue, qui lève la tête pour regarder à
son tour dans ma direction.
J’ai une envie pressante de vérifier que mes cheveux ne sont pas
complètement emmêlés, même si je n’ai aucune raison de vouloir les
impressionner (peu importe s’ils sont super mignons). J’agite donc poliment
la main avant de m’éloigner. À l’entrée de la caravane, j’entends quelqu’un
frotter les semelles de ses chaussures sur les marches en métal. Même s’il n’a
pas plu depuis la réouverture du parc, la terre devant l’entrée est toujours
humide, car on y arrose les pots et on rafraîchit les branches avec des
brumisateurs, plusieurs fois par jour.
– Toc-toc !
J’ai à peine tourné le verrou que Heather ouvre la porte brusquement, en
poussant un cri perçant. Ses boucles brunes rebondissent, elle tend les bras
pour m’embrasser. Je ris face à tant d’enthousiasme, puis la suis tandis
qu’elle s’agenouille sur mon lit pour observer les photos de Rachel et
d’Elizabeth.
– Elles me les ont offertes avant que je parte, dis-je.
Heather touche le cadre du haut.
– Elle, c’est Rachel, n’est-ce pas ? On dirait qu’elle veut échapper aux
paparazzi !
– Oh, elle serait tellement contente de savoir que tu as saisi l’allusion.
Heather glisse jusqu’à la fenêtre pour regarder dehors. Elle tapote la vitre
d’un doigt et un des joueurs de base-ball lève la tête vers nous. Il porte une
boîte en carton sur laquelle est écrit « gui » et marche en direction de la
grande tente verte et blanche, dressée au milieu du parc. Nous l’appelons le
« chapiteau ». C’est là qu’on accueille les clients, qu’on vend d’autres
produits et qu’on expose les sapins couverts de neige artificielle.
– T’as remarqué le nombre de beaux mecs qu’il y a dans l’équipe, cette
année ? demande Heather sans me regarder.
Bien évidemment que j’ai remarqué, mais je préférerais que ce ne soit pas
le cas. Si mon père me soupçonne une seconde de draguer l’un des employés,
il l’enverra nettoyer les toilettes extérieures à la brosse à dents, dans l’espoir
que l’odeur me garde éloignée – ce qui fonctionnerait probablement.
En même temps, je n’ai aucune envie de sortir avec qui que ce soit en
Californie, qu’il travaille pour nous ou pas. Pourquoi ouvrir mon cœur pour
une histoire que le destin détruirait au lendemain de Noël ?
CHAPITRE 4

Comme tous les ans, le père de Heather ponctue le dîner de Thanksgiving


par sa phrase traditionnelle : « Maintenant, je vais hiberner tout l’hiver. »
C’est à ce moment-là que tout le monde se lève. Les papas débarrassent la
table et font la vaisselle – une bonne excuse pour picorer les restes de dinde.
Les mamans filent au garage pour récupérer les innombrables cartons de
décorations de Noël. Heather monte à l’étage prendre deux lampes-torches
tandis que je l’attends en bas de l’escalier.
J’attrape un sweat à capuche vert dans l’armoire de l’entrée. C’est celui
de l’université de maman, elle le portait en venant chez Heather.
« Lumberjacks » est inscrit en grosses lettres jaunes sur le devant. Je suis en
train d’enfiler le sweat quand j’entends la porte de la cuisine s’ouvrir. Les
mamans reviennent du garage. Je jette un rapide coup d’œil à l’étage, mais
aucun signe de Heather. On comptait pourtant partir avant qu’elles ne
réapparaissent et ne nous demandent de l’aide.
– Sierra ? appelle maman.
Je dégage mes cheveux du col.
– Je suis sur le point de sortir ! dis-je en criant.
Elle apparaît avec une grande boîte en plastique transparent remplie de
décorations emballées dans du papier journal.
– Je peux t’emprunter ton sweat ? Tu pourras prendre le mien quand vous
rentrerez.
– Non, le tien est trop fin, répond-elle.
– Je sais, mais vous n’allez pas rester dehors aussi longtemps que nous,
dis-je. Pis, il fait pas si froid.
– Pis, dit-elle sur un ton sarcastique, tu aurais dû y penser plus tôt.
Je commence à enlever son sweat-shirt mais elle me fait signe de le
garder.
– L’année prochaine, tu restes et tu nous aides avec les…
Elle s’interrompt et je détourne le regard vers l’escalier. Elle ne sait pas
que je l’ai surprise plusieurs fois à discuter avec papa, ou avec oncle Bruce,
de l’ouverture du parc l’année prochaine. D’après ce que j’ai compris, ils
auraient dû arrêter il y a deux ans déjà, mais ils espèrent encore que la
situation va s’améliorer.
Maman pose la boîte en plastique sur le tapis du salon et soulève le
couvercle.
– Bien sûr, dis-je. L’année prochaine.
Heather dévale l’escalier. Elle porte son sweat-shirt rouge, qu’elle ne
porte que le soir de Thanksgiving. Les poignets sont en lambeaux et le col
complètement détendu. Nous l’avions acheté dans un magasin de fripes, juste
après l’enterrement de mon grand-père. La mère de Heather nous avait
emmenées faire les magasins pour me remonter le moral. Ce sweat me
rappelle combien mes grands-parents me manquent quand je suis ici, mais
également combien Heather a toujours été une amie géniale.
Elle s’arrête en bas de l’escalier et me laisse choisir entre deux petites
lampes-torches, une violette et une bleue. Je prends la violette et la fourre
dans ma poche.
Maman défait le papier journal d’une bougie en forme de bonhomme de
neige. À moins que la mère de Heather ait décidé de changer sa décoration,
ce qui n’est pas arrivé depuis Mathusalem, cette bougie ira dans les toilettes
du rez-de-chaussée. La mèche est noircie, conséquence des quelques
secondes durant lesquelles elle a été allumée par erreur l’année dernière. Dès
qu’elle a senti l’odeur de cire brûlée, la mère de Heather a tambouriné à la
porte des toilettes jusqu’à ce qu’elle entende son père souffler pour éteindre
la bougie.
– C’est une décoration ! a-t-elle hurlé. On n’allume pas les décorations !
Maman regarde en direction de la cuisine avant de se tourner vers nous.
– Si vous comptez vous échapper, vous feriez mieux de filer tout de suite,
dit-elle. Ta mère cherche son ticket d’inscription pour le concours du pull de
Noël le plus moche. Elle est persuadée que celui qu’elle a tricoté va gagner
cette année.
– Il est si moche que ça ? je demande.
– Disons que si elle ne gagne pas, dit Heather en fronçant le nez, c’est
que les juges n’ont vraiment aucun sens de l’immonde. Dès qu’on entend la
porte de la cuisine s’ouvrir, on se rue à l’extérieur en prenant soin de refermer
la porte d’entrée derrière nous.
À côté du paillasson, un petit sapin nous attend. Je l’ai sorti de son seau
en plastique et ai enveloppé les racines dans un sac en toile rugueuse, avant
de quitter le parc. Puis je l’ai trimballé jusqu’ici.
– Je le porterai pendant la première moitié, dit Heather en attrapant le sac
de la taille d’un ballon de basket pour le glisser dans le creux de son bras. Tu
n’as qu’à prendre cette petite pelle que tu as apportée.
Je ramasse le déplantoir et nous rejoignons la voiture.

À moins de la moitié de l’ascension de Cardinals Peak, Heather


m’annonce qu’il est temps de changer. Je glisse ma lampe-torche dans ma
poche arrière et elle me passe délicatement le sapin.
– Tu le tiens ? demande-t-elle.
J’acquiesce et elle prend le déplantoir dans ma main.
J’ajuste ma prise et nous continuons notre marche vers le sommet de la
colline, que les autochtones appellent une montagne. Comme c’est mignon.
Nous restons bien au milieu du chemin de terre, encore trois boucles avant
d’arriver à destination. La lune ressemble à un ongle coupé ce soir, elle
éclaire à peine ce flanc de la colline. Une fois de l’autre côté, nous aurons
vraiment besoin de nos lampes. Pour le moment, on s’en sert plus pour
éloigner les bêtes qu’on entend fouiner dans les buissons.
– OK, donc les types avec qui tu bosses : interdits, dit Heather comme si
elle continuait une conversation qui avait déjà commencé. Réfléchissons
donc à d’autres garçons avec qui tu pourrais… tu sais… passer du temps.
Je ris, sors délicatement la lampe de ma poche arrière avant de la braquer
sur son visage.
– Oh. Tu es sérieuse.
– Oui !
– Non, dis-je en la regardant à nouveau. Non ! Primo, je travaille tout le
mois, je n’ai pas le temps. Deuzio, et c’est le plus important, je vis dans une
caravane au milieu d’un parc à sapins ! Je ne peux quasiment rien faire ni dire
sans que mon père soit au courant.
– Ça vaut quand même la peine d’essayer, dit-elle.
Je penche le sapin pour dégager les branches qui me cachent le visage.
– Et puis, imagine si tu devais larguer Devon juste après le soir de Noël.
Tu te sentirais super mal.
Heather sort le déplantoir de sa poche arrière et le tapote contre sa jambe,
tout en marchant.
– Puisque tu abordes le sujet, c’est un peu ce que je prévois de faire.
– Quoi ?
Elle hausse une épaule.
– Écoute, tu as toujours eu plein de principes en matière de relations
amoureuses, donc je sais que je dois avoir l’air de…
– Pourquoi tout le monde pense que j’ai plein de principes ? Et d’abord,
ça veut dire quoi ?
– Te vexe pas, dit Heather en riant. Tes principes sont une des raisons
pour lesquelles je t’aime. Tu as cette grande… je ne sais pas… morale, et tant
mieux. Mais du coup, on se sent un peu mal quand on a l’intention de larguer
son petit copain juste après les fêtes.
– Mais qui prévoit de larguer quelqu’un un mois à l’avance ?
– Bah, ce serait cruel de le faire juste avant Thanksgiving, répond-elle.
Qu’est-ce qu’il dirait pendant les grâces au dîner : « Je remercie Dieu de
m’avoir brisé le cœur » ?
Nous faisons quelques mètres en silence, pendant lesquels je réfléchis à
ce qu’elle vient de dire.
– Je suppose qu’il n’y a jamais de bon moment, mais tu as raison, certains
sont pires que d’autres. Depuis combien de temps tu penses à tout ça ?
– Un peu avant Halloween, dit-elle en grimaçant. Mais nos costumes
étaient trop bien.
La lueur de la lune faiblit et, à mesure que nous contournons la colline,
nous inclinons nos lampes vers le sol, pour voir où nous mettons les pieds.
– C’est pas que ce soit un salaud ou un truc comme ça, reprend Heather.
Sinon, j’en aurais rien à faire de le larguer pendant les fêtes. Il est intelligent,
gentil et mignon, même s’il fait l’idiot. C’est juste qu’il lui arrive d’être
tellement… barbant. Ou peut-être que c’est juste de la naïveté ? Je ne sais
pas !
Il ne me viendrait jamais à l’idée de juger les raisons qui poussent une
personne à rompre. Tout le monde veut ou a besoin de choses différentes.
Mason, le premier garçon que j’ai largué, était intelligent et drôle. Mais il
était aussi un peu en manque d’affection. Je pensais que le fait qu’on ait
besoin de moi me plairait, mais c’est très vite devenu lassant. J’ai appris qu’il
valait mieux être désirée plutôt que nécessaire.
– En quoi il est barbant ? je demande.
– Disons que les mots que je pourrais employer pour t’expliquer à quel
point il m’ennuie seraient, à eux seuls, plus excitants que lui.
– À ce point ? Eh ben, j’ai hâte de le rencontrer.
– Et c’est pour ça que tu as besoin d’un petit copain pendant ton séjour
ici, dit-elle. Pour qu’on puisse faire des sorties à quatre. Comme ça, mes
rencards seront moins ennuyeux.
Si j’avais voulu sortir avec quelqu’un ici, j’aurais accepté l’invitation
d’Andrew l’année dernière. Certaines auraient sûrement été flattées qu’il soit
jaloux chaque fois qu’un mec mignon me parlait. Moi, j’ai juste trouvé ça
énervant.
– Je vais passer mon tour pour les sorties à quatre, dis-je.
Un dernier virage et nous sommes presque au sommet de Cardinals Peak.
Nous sortons de l’étroit chemin de terre avant de nous enfoncer dans les
herbes hautes. Heather agite sa lampe d’avant en arrière. Quelque chose qui
ressemble à un petit lapin s’éloigne en bondissant.
Encore une dizaine de mètres et le sol se dégage. Il fait trop sombre pour
voir les cinq sapins en même temps, mais quand la lampe de Heather illumine
le premier, mon cœur s’emballe. Elle les éclaire l’un après l’autre, lentement.
Au moment de les planter, nous les avons séparés de quelques mètres afin
qu’aucun ne fasse de l’ombre à l’autre, quand le soleil brillerait. Le plus
grand mesure déjà une bonne dizaine de centimètres de plus que moi ; quant
au plus petit, il m’arrive à peine à la taille.
– Salut les gars, dis-je en me baladant parmi eux.
Je tiens toujours notre sapin et caresse les aiguilles des autres de ma main
libre.
– Je suis passée le week-end dernier, dit Heather. J’ai arraché quelques
herbes et j’ai commencé à retourner la terre pour nous faciliter la tâche ce
soir.
Je pose la toile de jute sur le sol et me retourne vers elle.
– Tu deviens une vraie Miss Jardinage.
– Loin de là, dit-elle. Mais l’année dernière, ça nous a pris des heures de
désherber en pleine nuit, donc…
– Quelle que soit la raison, tu ne l’aurais pas fait si tu n’étais pas une
amie géniale. Donc, merci.
Heather incline poliment la tête puis me tend le déplantoir.
Je regarde autour de moi jusqu’à trouver l’endroit idéal. Selon moi, un
arbre doit toujours avoir la meilleure vue sur l’horizon. Je m’agenouille dans
la terre que Heather a ramollie et commence à creuser un trou suffisamment
grand pour accueillir les racines du nouveau sapin.
C’est la sixième année que Heather et moi faisons cette excursion. Les
deux dernières, on a alterné pour porter l’arbre. Avant ça, on le roulait
jusqu’en haut dans le petit chariot rouge de Heather. L’endroit est devenu ma
petite ferme de sapins, une façon de laisser une partie de moi ici quand je
repartirai vers le nord, dans un mois. L’année prochaine, nous serons toutes
les deux en terminale, et nous avons prévu de monter avec la camionnette de
mon père pour abattre le plus grand des sapins, le premier que nous avons
planté, puis de l’emporter chez elle et de le décorer avec nos familles, après le
dîner de Thanksgiving.
Mais en aurons-nous seulement l’occasion ?
J’ai envie que cette saison soit parfaite, qu’elle ne soit pas gâchée par les
« et si ». Mais ils sont partout, dans tout ce que je fais. Je ne sais pas
comment profiter pleinement de chaque instant sans me demander si ce n’est
pas le dernier.
Je défais le lien qui retient la toile autour du tronc. J’enlève le tissu, mais
les racines restent en place, toujours recouvertes de leur terre d’origine.
– Ces excursions vont me manquer, dit Heather.
J’installe l’arbre dans le trou et sépare les racines avec les doigts.
Heather s’agenouille à côté de moi et m’aide à recouvrir le tronc de terre.
– Il nous reste l’année prochaine, dit-elle pour me rassurer.
Incapable de la regarder, je lance une dernière poignée de terre autour du
sapin. Je nettoie mes mains en les tapant l’une contre l’autre puis m’assieds.
Je serre mes genoux contre ma poitrine, regarde l’horizon, les lumières de la
ville en bas. Heather a passé toute sa vie ici. J’ai beau ne venir que quelques
semaines par an, j’ai l’impression d’y avoir grandi, moi aussi. Je laisse
échapper un long soupir.
– Qu’est-ce qui ne va pas ? demande Heather.
Je lève les yeux vers elle.
– Il n’y aura peut-être pas d’année prochaine.
Elle me regarde en fronçant les sourcils.
– Mes parents ne m’en ont pas parlé directement, dis-je, mais j’ai surpris
une de leurs conversations. Il est possible qu’ils ne puissent plus descendre
ici l’année prochaine.
À son tour, Heather tourne son regard vers la vallée.
Quand la saison commence et que toutes les lumières s’allument, il est
facile de repérer notre parc à sapins depuis le sommet. Dès demain, un
rectangle de lumières blanches entourera tous nos arbres. Mais ce soir,
l’endroit où je vis n’est qu’une parcelle sombre le long d’une grande rue,
éclairée de temps en temps par les phares des voitures qui passent.
– On aura plus de certitudes à la fin de la saison, dis-je. Je sais que mes
parents veulent rester autant que moi. Même si Rachel et Elizabeth adorent
l’idée que je passe Noël dans l’Oregon.
Heather s’assied à côté de moi.
– Tu es l’une de mes meilleures amies, Sierra. Et je sais que Rachel et
Elizabeth pensent la même chose, donc je ne peux pas leur en vouloir, mais
elles t’ont tout le reste de l’année. Je n’arrive pas à m’imaginer passer les
fêtes sans toi et ta famille.
Je n’ai pas envie de faire une croix sur ma dernière saison avec Heather,
moi non plus. On sait depuis toujours que tout ça aura une fin. Cela fait
longtemps qu’on discute de cette année de terminale avec appréhension.
– Moi non plus, dis-je. C’est vrai, j’aimerais bien voir, une fois dans ma
vie, comment se passent les fêtes chez moi, ne pas avoir à suivre mes cours
par Internet et faire des trucs de Noël dans ma ville d’origine.
Heather scrute les étoiles pendant un long moment.
– Mais tu me manquerais beaucoup trop, dis-je, et tout ça aussi.
Je la vois sourire.
– Peut-être que je pourrais venir quelques jours. Histoire de te rendre
visite à toi pendant les vacances, pour une fois.
Je pose ma tête sur son épaule. Je ne regarde ni les étoiles au-dessus de
ma tête ni la ville en dessous, je laisse aller mes yeux vers le lointain.
Heather pose sa tête sur la mienne.
– Ne pensons pas à tout ça pour le moment, dit-elle.
Nous restons silencieuses pendant plusieurs minutes. Puis je me retourne
vers le sapin le plus petit. Je tapote la terre autour, en ajoute autour du petit
tronc.
– Faisons de cette année une année géniale, quoiqu’il arrive, dis-je.
Heather se lève et regarde à nouveau la ville. Je lui attrape la main pour
qu’elle m’aide à me relever. Debout à côté d’elle, je garde sa main dans la
mienne.
– Ce qui serait incroyable, dit-elle, ce serait d’accrocher des lumières sur
ces sapins pour que tout le monde les voie d’en bas.
C’est une belle idée, une façon de partager notre amitié avec le reste du
monde. Je n’aurais qu’à ouvrir les rideaux au-dessus de mon lit, lever les
yeux et je pourrais les admirer chaque soir en m’endormant.
– Mais j’ai vérifié pendant le trajet, continue-t-elle, cette satanée
montagne n’a pas une seule prise électrique.
Je ris.
– Dans cette ville, la nature ne vit vraiment pas avec son temps.
CHAPITRE 5

J’ai encore les yeux fermés quand mes parents quittent la caravane et que
la porte se referme derrière eux. Je roule sur le dos et prends une grande
inspiration. J’ai juste besoin de quelques secondes de plus. Une fois que je
serai levée, les jours se succéderont aussi vite que des dominos qui tombent.
Le matin de l’ouverture, maman est prête dès son réveil. Sur ce point, je
tiens beaucoup plus de mon père. Je l’entends traîner des pieds devant la
caravane, avec ses grosses bottes. Quand il aura rejoint le chapiteau, sa
première mission sera de brancher la grande cafetière et la bouilloire, puis
d’organiser les sachets de thé et de chocolat en poudre que nous mettons à la
disposition des clients. Les premières gouttes de café chaud atterriront, bien
évidemment, dans son thermos.
Je tire le coussin de sous ma tête et le serre contre ma poitrine. Chaque
année, après en avoir terminé avec son concours du pull de Noël le plus
moche – qu’elle a, soit dit en passant, gagné deux fois en six ans –, la mère
de Heather coupe les manches du pull vainqueur pour en faire des coussins.
Elle coud chaque extrémité de la manche après l’avoir remplie de coton, puis
elle garde un coussin pour sa famille et me donne l’autre.
Je tiens celui qu’elle m’a offert hier soir à bout de bras, au-dessus de ma
tête. Un tissu vert mousseux avec un rectangle bleu à l’endroit du coude. Au
centre du rectangle, des flocons de neige entourent un renne volant au nez
violet.
Je serre fort le coussin et ferme à nouveau les yeux, quand j’entends
quelqu’un approcher de la caravane.
– Est-ce que Sierra est là ? demande Andrew.
– Pas encore, répond mon père.
– Ah, OK. Je me disais qu’on aurait pu travailler ensemble pour aller plus
vite.
Je serre le coussin encore plus fort. Je n’ai pas du tout envie qu’Andrew
m’attende devant la porte.
– Je crois qu’elle dort encore, dit mon père. Mais si tu cherches à faire
quelque chose tout seul, tu peux vérifier qu’il y a du gel antiseptique pour les
mains dans les toilettes.
Vas-y, papa ! Montre-lui !

Me voilà devant le chapiteau, pas tout à fait réveillée, mais prête à


accueillir nos premiers clients de l’année. Un père et sa fille, d’environ sept
ans, descendent de voiture. L’homme pose doucement sa main sur la tête de
la petite, tout en observant les sapins autour de lui.
– J’ai toujours adoré cette odeur, dit le père.
La petite fille fait un pas en avant, les yeux pleins de cette douce
innocence.
– Ça sent Noël !
Ça sent Noël. Tellement de gens prononcent cette phrase en arrivant,
comme s’ils s’étaient retenus de la dire pendant tout le trajet qui les a
conduits ici. Cette odeur qu’ils aiment tant, c’est celle des aiguilles, de la
résine et de la sève des sapins que nous avons passé plusieurs années à faire
pousser, juste pour cet instant.
Papa sort d’entre deux arbres et marche en direction du chapiteau,
probablement pour remplir son thermos de café déjà vide. Mais il va d’abord
accueillir le père et sa fille. Andrew, qui porte une vieille casquette élimée
des Bulldogs, avance à son tour vers eux, un tuyau d’arrosage enroulé autour
de l’épaule. Il leur propose son aide pour transporter l’arbre jusqu’à leur
voiture quand ils seront prêts. Il ne me jette pas le moindre coup d’œil –
merci, papa – et je me mords la lèvre pour m’empêcher de sourire.
– Est-ce que ta caisse est prête ? me demande papa en remplissant de
nouveau son thermos.
Je me glisse derrière le comptoir que l’on a décoré d’une guirlande rouge
écarlate et de gui fraîchement coupé.
– Je suis prête pour notre première vente.
Papa me tend mon mug préféré, celui avec des gribouillis et des rayures
pastel. On dirait un œuf de Pâques (je me suis dit qu’on pouvait avoir au
moins un élément ici qui ne soit pas en lien avec Noël). J’y verse du café puis
ajoute le contenu d’un sachet de chocolat en poudre. Je déballe un petit sucre
d’orge à la menthe avec lequel je mélange le tout.
Papa s’adosse au comptoir, il observe la marchandise que nous avons
installée sous le chapiteau. Il pointe son thermos vers les sapins enneigés
qu’il a fini d’asperger ce matin.
– Tu penses qu’on en a suffisamment pour l’instant ?
Je lèche la poudre en chocolat qu’il reste sur mon sucre d’orge à moitié
fondu, avant de le replonger dans mon mug.
– On a tout ce qu’il faut, dis-je en prenant ma première gorgée.
C’est un mocha à la menthe du pauvre, mais ça fera l’affaire.
Le père et sa fille entrent sous le chapiteau et s’arrêtent devant la caisse.
Je me penche par-dessus le comptoir.
– Tu as trouvé le sapin qui te plaît ?
La petite acquiesce, enthousiaste, il manque une dent à son adorable
sourire.
– Un très grand !
C’est notre première vente de l’année et l’excitation me gagne déjà. Au
fond de moi, je ne peux pas m’empêcher d’espérer que les affaires seront
assez bonnes pour qu’on puisse revenir, au moins l’année prochaine.
Le père me donne une étiquette de sapin. Derrière lui, j’aperçois Andrew
faire glisser leur arbre, tronc en premier, dans un grand tuyau en plastique. À
l’autre extrémité se trouve un filet rouge et blanc. Papa attrape le tronc et tire
l’arbre vers lui. Le voilà emballé ! Cette technique permet que les branches
soient bien rabattues vers le haut du sapin, pour plus de sécurité. C’est un peu
la même méthode que celle employée par la mère de Heather, quand elle
fourre des manches pour en faire des coussins. Enfin, avec un résultat moins
moche quand même.
J’encaisse le montant de notre premier sapin et leur souhaite à tous les
deux un « joyeux Noël ».

À midi, j’ai déjà les jambes en compote d’avoir chargé tous ces sapins et
d’être restée debout derrière la caisse toute la matinée. Je m’y serai habituée
d’ici quelques jours, mais aujourd’hui, je suis contente quand Heather arrive
avec un sac plein de restes du repas de Thanksgiving. Maman nous fait signe
de déguerpir dans la caravane. La première chose que Heather fait en
s’asseyant à table, c’est d’ouvrir les rideaux.
Elle me regarde d’un air exagérément perplexe.
– J’améliore simplement la vue.
Comme pour lui donner raison, deux garçons de l’équipe de base-ball
passent au même instant avec un grand sapin.
– Tu n’as vraiment pas honte, dis-je en déballant mon sandwich à la
dinde et à la canneberge. Je te rappelle que tu es toujours avec Devon, au
moins jusqu’à Noël.
Elle s’assied en tailleur sur le banc – qui se trouve accessoirement être
aussi mon lit – et déballe son sandwich à son tour.
– Il m’a appelé hier soir pour me raconter qu’il était allé à la poste. Ça a
duré vingt minutes.
– Bon, il n’est pas doué pour la conversation, dis-je.
Je prends une bouchée de mon sandwich. Toutes ces saveurs de
Thanksgiving envahissent ma bouche, cela me donne presque envie de
chanter.
– Tu ne comprends pas. Il m’a raconté la même histoire la semaine
dernière et elle n’avait déjà aucun intérêt. Je suis sérieuse ! dit-elle en levant
les mains quand elle me voit rire. J’en ai rien à faire, moi, de la vieille dame
grincheuse dans la queue devant lui qui voulait poster un colis d’huîtres pour
l’Alaska. Pas toi ?
– Est-ce que j’enverrais un colis d’huîtres en Alaska ? dis-je en me
penchant vers elle pour tirer une mèche de ses cheveux. Tu es méchante.
– Je suis honnête. Mais si tu veux parler de méchanceté, toi tu as largué
un type parce qu’il t’aimait trop. T’as dû lui briser le cœur !
– Mason ? Mais il était constamment en manque d’affection ! dis-je. Il
parlait déjà de prendre le train pour venir me voir ici, pendant les fêtes. L’été
avait à peine commencé et on ne sortait ensemble que depuis quelques
semaines.
– C’est plutôt mignon, dit Heather. Il savait déjà qu’il ne pourrait pas se
passer de toi pendant tout un mois. Perso, je pourrais parfaitement me passer
des histoires de Devon pendant un mois.
Quand Heather a commencé à sortir avec Devon, elle était folle de lui, et
c’était il y a deux mois seulement.
– Bref, dit-elle, c’est pour ça qu’il faut qu’on se fasse des sorties à quatre,
tant que tu es là. Je ne te parle pas forcément d’un truc sérieux, t’as pas
besoin de tomber amoureuse, ni rien de tout ça.
– C’est bon à savoir. Merci.
– Mais au moins, j’aurais quelqu’un d’autre à qui parler.
– Ça ne me gêne pas de tenir la chandelle quand tu passes la soirée avec
lui, dis-je. Je promets même d’intervenir dès qu’il se mettra à parler d’huîtres.
Mais la saison est déjà suffisamment stressante, pas besoin d’en rajouter avec
un garçon.
À quelques arbres de là, j’aperçois Andrew avec un autre type qui
regardent dans notre direction. Ils bavardent en riant. Ils ne détournent même
pas les yeux quand ils se rendent compte qu’on les a remarqués.
– Tu crois qu’ils nous regardent manger ? dis-je. C’est vraiment
pathétique.
Andrew jette un œil par-dessus son épaule, probablement pour vérifier
que mon père n’est dans les parages, puis nous fait un signe de la main.
Avant même de savoir si je veux lui répondre, j’entends mon père leur crier
de se remettre au travail. J’en profite pour refermer les rideaux.
Heather hausse les sourcils.
– Eh ben lui, il a toujours l’air intéressé, en tout cas.
Je secoue la tête.
– Écoute, peu importe le garçon, ça ne serait qu’une source d’ennuis.
Mon père serait constamment sur notre dos. Est-ce que tu connais un type qui
en vaille la peine ? Parce qu’il n’y en a aucun de l’autre côté de cette fenêtre,
ça, c’est sûr.
Heather tapote la table du bout des doigts.
– Il faut quelqu’un qui ne travaille pas ici… quelqu’un que ton père ne
pourra pas envoyer nettoyer les toilettes.
– Je crois que tu as loupé la partie où je disais que je ne voulais sortir
avec personne pendant mon séjour.
– Je n’ai rien loupé, répond-elle. J’ai juste décidé de l’ignorer.
Évidemment.
– OK, imaginons qu’un garçon m’intéresse – ce qui n’est pas le cas. Quel
genre de mec je vais attirer, sachant que je disparaîtrai de sa vie au bout d’un
mois ?
– Tu n’es pas obligée d’en parler, répond Heather. Tu ne peux rien y faire
de toute façon, et un mois, c’est bien, la plupart des couples ne tiennent pas
aussi longtemps. Alors, ne t’en fais pas pour ça. Tu n’as qu’à te dire que c’est
une romance de Noël.
– Une romance de Noël ? Tu viens sérieusement d’employer cette
expression ? dis-je en levant les yeux au ciel. Il faut vraiment que t’arrêtes de
lire les magazines de ta grand-mère.
– Réfléchis-y ! Ce serait une relation sans aucune pression, puisqu’on sait
déjà quand elle se terminera. Et tu aurais une super histoire à raconter à tes
copines en rentrant.
Je sais déjà que je ne peux pas gagner ce débat. Heather est encore plus
acharnée que Rachel, ce qui en dit long. La seule façon de m’en sortir, c’est
de faire traîner le sujet jusqu’à ce qu’il soit trop tard pour agir.
– Je vais y réfléchir, dis-je.
J’entends les rires familiers de deux femmes. J’ouvre le rideau et jette un
œil à l’extérieur. Deux dames d’une cinquantaine d’années de la Downtown
Association avancent en direction du chapiteau, les bras chargés d’affiches.
J’emballe le reste de mon sandwich pour l’emporter avec moi puis serre
Heather dans mes bras.
– Je garde l’œil ouvert pour trouver un Roméo de Noël, mais là, il faut
que je retourne travailler.
Heather remballe son sandwich à son tour et rejoint sa voiture.
– Je garde l’œil ouvert, moi aussi ! crie-t-elle en se retournant.
Quand j’arrive au chapiteau, les dames de la Downtown Association
bavardent avec ma mère près du comptoir. La plus âgée des deux porte une
longue tresse de cheveux blancs, et tient une affiche représentant un camion-
poubelle décoré de guirlandes de Noël.
– Si vous pouviez en accrocher quelques-unes cette année encore, la ville
vous en serait vraiment reconnaissante. Notre parade de Noël sera plus
grande que jamais ! On veut que tous les habitants y participent.
– Bien sûr, dit maman. Sierra les accrochera cet après-midi.
La dame à la tresse dépose quatre affiches sur le comptoir. Je les prends,
saisis l’agrafeuse et quitte le chapiteau. Je ne peux m’empêcher de laisser
échapper un petit rire : je ne suis pas sûre qu’un camion-poubelle décoré de
guirlandes attire beaucoup les foules, mais au moins ça colle à l’esprit de
cette petite ville.
Enfant, Heather et ses parents m’ont emmenée plusieurs fois voir la
parade avec eux, et je dois reconnaître que c’est un peu sentimental pour moi.
Ces dernières années, je n’ai vu les parades de Noël que sur l’écran de ma
télé, en direct de New York ou de Los Angeles. Pas le genre de défilé à faire
participer la Société des propriétaires de carlins, les Amis de la bibliothèque
ou des tracteurs qui hurlent des chants de Noël version country, tout en
descendant la rue principale. En revanche, ils auraient tout à fait leur place
dans la parade de ma ville de l’Oregon.
J’agrafe la dernière affiche sur le poteau en bois d’un lampadaire à
l’entrée du parc, quand j’entends la voix d’Andrew derrière moi.
– Besoin d’aide ?
Mes épaules se figent.
– Non, c’est bon, merci.
Je plante les deux autres agrafes, puis recule en faisant semblant d’étudier
le résultat de mon travail, suffisamment longtemps pour qu’Andrew
disparaisse. Quand je me retourne, il discute avec un garçon magnifique qui
doit avoir notre âge, même s’il mesure dix centimètres de plus que lui. Le
garçon tient un sapin d’une main et, de l’autre, dégage ses cheveux bruns de
ses yeux.
– Merci, ça ira, dit-il à Andrew.
Ce dernier s’éloigne.
Le garçon me regarde en souriant, une superbe fossette vient creuser sa
joue gauche. Je me sens aussitôt rougir et m’empresse de baisser les yeux.
Mon estomac palpite, je prends une grande inspiration, en me rappelant qu’un
sourire craquant ne veut rien dire sur son propriétaire.
– Tu travailles ici ?
Sa voix est suave, elle me rappelle les chansons des vieux crooners que
mes grands-parents aimaient écouter pendant les fêtes.
Je relève les yeux en essayant de me montrer professionnelle.
– As-tu trouvé tout ce dont tu avais besoin ?
Son sourire est toujours là, tout comme sa fossette. Je glisse une mèche
de cheveux derrière mon oreille, en essayant de ne pas baisser les yeux. Je
dois me retenir pour ne pas l’approcher.
– Oui, dit-il. Merci.
Sa façon de me regarder – on dirait presque qu’il m’étudie – me rend
confuse. Je me racle la gorge et détourne la tête un instant, mais quand enfin
je me ressaisis, il a déjà fait demi-tour, son sapin sur l’épaule, comme si
celui-ci était plus léger qu’une plume.
– Jolie nuance de rouge écarlate, Sierra.
Andrew, posté derrière le lampadaire, secoue la tête en me dévisageant.
J’ai envie de lui balancer un truc sarcastique, mais je ne trouve pas les mots.
– Tu sais que les fossettes sont en réalité une malformation ? continue-t-
il. Cela veut dire qu’il y a un muscle de son visage qui ne s’est pas
complètement développé. C’est un peu dégueulasse quand on y réfléchit.
Je penche la tête et lance à Andrew mon regard le plus explicite pour
dire : « Est-ce que cette conversation est finie ? » Le résultat est peut-être
plus méchant que je ne le voudrais, mais il a vraiment besoin qu’on lui
remette les idées en place, s’il croit que ce genre de commentaire mesquin me
le rendra sympathique.
Je vais ranger l’agrafeuse sous le comptoir et j’attends. Peut-être que le
garçon à la fossette va revenir acheter des guirlandes ou un de nos arrosoirs ?
Peut-être a-t-il besoin de gui ? J’ai l’impression d’être une idiote tout à coup.
Je viens d’expliquer à Heather pourquoi je ne veux pas m’impliquer dans une
relation ici – des bonnes raisons –, et c’est toujours d’actualité. Je suis là pour
un mois. Un mois ! Je n’ai ni le temps ni le cœur de m’engager.
Pourtant, je me surprends à me poser la question, malgré moi. Peut-être
que je ne suis pas contre un petit flirt avec une date limite. Peut-être que je ne
serai pas aussi exigeante sur ses imperfections – comme aiment à le dire mes
copines – si je ne reste pas avec lui plus que quelques semaines. Et s’il se
trouve qu’il est super sexy avec une adorable fossette, eh bien, tant mieux
pour lui ! Et pour moi aussi.
J’envoie un texto à Heather dans l’après-midi : « Ça consiste en quoi
exactement, une romance de Noël ? »
CHAPITRE 6

Le soleil est à peine levé quand je me réveille, et j’ai déjà reçu deux
textos.
Le premier est de Rachel, qui se plaint du temps que lui prend
l’organisation du bal d’hiver, alors que tous les gens normaux révisent leurs
examens de fin de semestre ou font leurs courses de Noël. Je l’aurais aidée
avec plaisir, mais je ne peux pas faire grand-chose à 1 200 kilomètres de
distance. Heureusement, je n’ai pas eu trop de mal à trouver un équilibre
entre mon boulot au parc à sapins et l’école. Mes profs m’envoient les cours
et les exposés ; de mon côté, je fais mes devoirs dans les moments de calme
et quand je peux me connecter à Internet. Avoir une conversation
hebdomadaire avec le señor Martinez ne sera probablement pas le truc le plus
excitant du monde, mais au moins je n’aurai pas de retard à l’oral, et je
pourrai obtenir une note correcte à la fin de l’année.
Assise sur mon lit, j’ouvre le second message. C’est Heather : « Je t’en
supplie dis-moi que tu veux qu’on te trouve un petit ami de Noël. Devon a
passé la soirée à parler de son équipe de fantasy football. À l’aide ! Il est à
deux doigts de se retrouver avec une fantasy petite amie. »
Je me lève tout en tapant ma réponse : « Un type super mignon est venu
acheter un sapin hier. »
J’ai à peine atteint la salle de bains qu’elle me répond : « Des détails ! »
Je n’ai pas finir de défaire la ceinture de mon pyjama que je reçois un
autre texto : « Oublie ! Tu me raconteras tout au déjeuner ! »
Après ma douche, j’enfile un jean et un sweat gris. J’attache mes cheveux
en une haute queue de cheval, tire sur quelques mèches pour qu’elles
retombent autour de mon visage, me maquille légèrement et sors dans la
fraîcheur matinale. Sous le chapiteau, maman remplit la caisse de monnaie
derrière le comptoir. Dès qu’elle m’aperçoit, elle pointe du doigt mon mug de
Pâques encore fumant dans lequel trempe déjà un sucre d’orge.
– Tu es levée depuis longtemps ? je lui demande.
Elle souffle doucement sur sa tasse.
– Les bips-bips des textos de ton téléphone n’ont pas l’air de t’empêcher
de dormir. Ce n’est pas le cas de tout le monde.
– Oh. Désolée.
Papa arrive et nous embrasse toutes les deux sur la joue.
– B’jour.
– Sierra et moi parlions de ses textos, dit maman. Je sais qu’elle n’a pas
besoin de dormir beaucoup pour être fraîche comme une fleur le lendemain,
mais…
Papa l’embrasse sur la bouche.
– Tu n’en as pas besoin non plus, chérie.
Maman se met à rire.
– Qui a dit que je parlais de moi ?
Papa frotte sa barbe de trois jours.
– Nous en avons discuté, il est important pour elle de rester en contact
avec ses amis de l’Oregon.
Inutile de leur préciser qu’un des deux textos venait de Heather.
– C’est vrai, dit maman en me lançant un de ses regards. Mais tu peux
peut-être demander à tes amis de l’Oregon de te laisser faire la grasse mat’ de
temps en temps ?
J’imagine ce que font Rachel et Elizabeth à cette minute, elles sont
probablement penchées sur leurs portables en train d’organiser la fin de leur
long week-end de Thanksgiving.
– Puisqu’on parle de la vie dans l’Oregon, je pense qu’il est temps que
vous me disiez si oui ou non, nous allons revenir l’an prochain.
Maman cligne des yeux en relevant la tête. Elle regarde mon père.
Papa boit une grande gorgée de café à même son thermos.
– On écoute aux portes ?
Je tortille une mèche de mes cheveux.
– J’ai surpris une conversation, je n’espionnais pas, promis, dis-je pour
clarifier. Alors, à quel point je devrais m’inquiéter ?
Papa prend une autre gorgée avant de répondre.
– Il n’y a aucune raison de s’inquiéter pour la ferme, dit-il. Les gens
auront toujours besoin d’arbres de Noël, même s’ils les achètent au
supermarché. C’est juste que nous ne les vendrons peut-être plus nous-
mêmes.
Maman pose sa main sur mon bras, un peu gênée.
– Nous allons faire tout notre possible pour que le parc reste ouvert.
– Je ne m’inquiète pas que pour moi, dis-je. Bien évidemment, je veux
qu’on reste ouvert pour des raisons personnelles, mais cet endroit existe
depuis que grand-père l’a ouvert. C’est ici que vous vous êtes connus. C’est
toute votre vie.
Papa acquiesce doucement puis hausse les épaules.
– C’est la ferme, notre vie. Sans doute qu’avec tous ces levers à l’aube et
ces soirées tardives à travailler là-bas, venir ici a toujours été une sorte de
récompense. Voir les gens s’enthousiasmer quand ils trouvent le sapin de
leurs rêves aussi. Ce sera dur de renoncer à ça.
J’admire que le parc ait toujours été pour eux bien plus qu’une simple
entreprise.
– Et les gens continueront de s’enthousiasmer pour nos arbres, dit-il,
quelque part, mais…
Mais quelqu’un d’autre les regardera s’enthousiasmer.
Maman me lâche le bras et nous regardons mon père. C’est sans doute
pour lui que cela serait le plus difficile.
– Nous sommes à peine rentrés dans nos frais ces dernières années, dit-il.
L’an passé, avec les primes que j’ai données à l’équipe, nous avons même
perdu de l’argent. On a réussi à compenser par les ventes en gros et je
suppose que c’est une solution. Ton oncle Bruce étudie sérieusement la
question pendant notre absence. Je ne sais pas combien de temps nous
pourrons tenir avant de finir par admettre que…
Il s’interrompt, incapable de prononcer les mots, ou refusant de le faire.
– Donc c’est peut-être la fin, dis-je. Notre dernier Noël en Californie.
Maman prend son air le plus doux.
– Nous n’avons encore rien décidé, Sierra. Mais il serait sans doute bon
de faire de ce séjour un séjour mémorable.

Heather fait irruption dans la caravane avec deux sacs de nourriture,


toujours les restes de Thanksgiving. Elle a le regard électrique et je sais
qu’elle n’a qu’une envie : que je lui parle du type qui est passé hier. Devon
est derrière elle, les yeux rivés sur son téléphone. Même la tête baissée, on
voit bien qu’il est super mignon.
– Sierra, voici Devon. Devon, voici… Devon, on lève la tête.
Il se redresse et sourit. Ses cheveux châtain coupés court encadrent ses
joues rondes, mais son regard rassurant me fait immédiatement l’apprécier.
– Enchantée, dis-je.
– Moi aussi, répond-il.
Il soutient suffisamment longtemps mon regard pour montrer qu’il est
sincère, puis replonge le nez dans son téléphone.
Heather tend à Devon un sac de nourriture.
– Bébé, apporte ça aux gars dehors. Et tu n’auras qu’à les aider à
décharger des sapins pour t’occuper.
Devon s’empare du sac sans lever les yeux de son portable et sort.
Heather s’assied à table, en face de moi. Je pose mon ordinateur sur un
coussin à côté de moi.
– Je suppose que tes parents n’étaient pas là quand Devon est passé te
prendre ? dis-je.
Heather semble perdue. Je pointe ses cheveux du doigt.
– C’est un peu emmêlé derrière.
Ses joues deviennent écarlates et elle passe les doigts dans ses cheveux
pour défaire les nœuds.
– Ah oui…
– Les choses s’amélioreraient-elles entre toi et Monsieur Monosyllabe ?
– Joli mot, dit-elle. À choisir entre l’écouter ou l’embrasser, je choisis la
deuxième option. C’est un usage bien plus utile de sa bouche.
J’explose de rire.
– Je sais, je sais, je suis une horrible personne, dit-elle. Alors, parle-moi
du garçon qui est venu.
– Je ne sais pas qui c’est. Donc il n’y a pas grand-chose à dire.
– Il ressemble à quoi ?
Heather ouvre une boîte remplie de salade à la dinde, avec des noix et
quelques dés de céleri.
– Je ne l’ai vu qu’une seconde, dis-je. Mais il avait l’air d’avoir notre âge.
Il avait cette fossette qui…
Heather se penche vers moi et prend un regard inquisiteur.
– Des cheveux bruns ? Un sourire à tomber ?
Comment le sait-elle ?
Heather sort son Smartphone, tapote dessus puis me montre une photo sur
Internet du garçon en question.
– Est-ce que c’est lui ?
Elle n’a pas l’air contente.
– Comment tu le sais ?
– La fossette est un indice révélateur, dit-elle en secouant la tête. Et bien
évidemment, fallait que ça tombe sur lui. Désolée, Sierra, mais non. Pas
Caleb.
Il s’appelle donc Caleb.
– Pourquoi ?
Elle recule et pose ses doigts au bord de la table.
– Ce n’est pas une bonne idée, c’est tout, OK ? Trouvons quelqu’un
d’autre.
Je ne vais pas en rester là et elle le sait.
– Il y a cette rumeur, continue-t-elle, mais je suis à peu près sûre que c’est
vrai. Quoi qu’il en soit, il s’est passé un truc.
C’est la première fois que je l’entends parler de quelqu’un d’une façon
aussi mystérieuse.
– Vas-y, raconte ! Tu me fais peur.
Elle secoue la tête.
– Je ne veux pas rentrer dans les détails. Je n’aime pas colporter des
ragots, mais hors de question que je fasse des sorties à quatre avec lui.
– Dis-moi.
– Rien de confirmé, d’accord ? C’est seulement ce qu’on m’a raconté.
Elle me fixe du regard, mais je refuse de prononcer un mot de plus avant
qu’elle ne s’explique.
– Il paraît qu’il a agressé sa sœur avec un couteau.
– Quoi ? Mon estomac se serre. Ce type est… Est-ce qu’elle est toujours
en vie ?
Heather rit, mais impossible de savoir si c’est à cause de mon air choqué
ou parce que tout ça n’est qu’une blague. Mon cœur continue de tambouriner,
mais je finis par rire un peu moi aussi.
– Non, il ne l’a pas tuée, dit Heather. D’après ce que je sais, elle va bien.
Ce n’était donc pas une blague.
– Mais elle n’habite plus ici. Je ne sais pas si c’est à cause de l’agression,
mais c’est ce que les gens ont l’air de penser.
Je m’allonge sur mon lit et pose la main sur mon front.
– C’est intense, tout ça.
Heather tend le bras sous la table pour me tapoter la jambe.
– On va continuer à chercher.
J’ai envie de lui dire de ne pas se donner cette peine, que je ne veux plus
de romance de Noël finalement, surtout si mon radar à garçon est aussi nul et
que le seul type sur qui je jette mon dévolu a un jour agressé sa sœur avec un
couteau.
Une fois notre salade terminée, nous rejoignons Devon avant que je me
remette au travail. Assis avec un groupe de garçons à une table de pique-
nique derrière le chapiteau, il grignote avec eux les restes apportés par
Heather. Il y a également une jolie fille, que je n’ai jamais vue, blottie contre
Andrew.
– Je ne crois pas que nous nous connaissions, dis-je. Je suis Sierra.
– Oh, tu es la fille des patrons ! dit-elle en me tendant sa main
manucurée. Je m’appelle Alyssa. Je suis juste passée déjeuner avec Andrew.
Je jette un œil à Andrew. À son tour d’être rouge écarlate. Il hausse les
épaules.
– Nous ne sommes pas… tu vois…
La fille semble décontenancée. Elle pose sa main sur sa poitrine et
regarde Andrew.
– Est-ce que tous les deux vous êtes…
– Non ! dis-je immédiatement.
Je ne suis pas sûre de savoir ce qu’Andrew essaie de faire. S’il est avec
elle, veut-il que je sache que ce n’est pas sérieux ? Comme si j’en avais
quelque chose à faire ! Bref, j’espère que ça va devenir sérieux entre eux.
Peut-être qu’Alyssa l’aidera à tourner la page sur son petit béguin pour moi.
Je me retourne vers Heather.
– On se voit plus tard ?
– Devon et moi, on passe te prendre à la fermeture ? On peut sortir pour
essayer de rencontrer du monde… ou quelqu’un. Tu n’en veux qu’un, n’est-
ce pas ?
Non seulement Heather est rentre-dedans, mais elle n’essaie même pas de
s’en cacher.
– Un mois, Sierra. Il peut s’en passer des choses en un mois.
– Pas ce soir, dis-je. Une autre fois peut-être.
Mais dans les jours qui suivent, je ne peux m’empêcher de penser à
Caleb.
CHAPITRE 7

Généralement, Heather passe chaque jour après l’école. Parfois, elle


traîne près du comptoir et me donne un coup de main quand des familles
arrivent avec de jeunes enfants. Elle les occupe pendant que j’aide leurs
parents dans leurs achats.
– Hier soir, Devon m’a demandé ce que je voulais pour Noël, dit-elle en
déposant, un à un, des mini-chamallows dans le chocolat chaud qu’elle vient
de préparer.
– Qu’est-ce que tu lui as répondu ?
– Attends, je compte, dit-elle avant d’ajouter son dix-huitième chamallow
et de boire une gorgée. Je lui ai dit que je ne savais pas. Je ne peux pas lui
demander de m’acheter un beau cadeau juste avant de le larguer.
– Tu pourrais lui demander de te fabriquer quelque chose, dis-je. Un petit
cadeau bon marché.
– Un truc fait main et personnel ? C’est pire que tout ! lance-t-elle en
caressant délicatement un sapin recouvert de neige artificielle. Comment
rompre avec quelqu’un qui vient de te sculpter une figurine en bois ou un truc
comme ça ?
– Tout ça devient bien trop compliqué, dis-je.
Je plonge sous le comptoir pour en sortir un carton rempli de bouquets de
gui, que je pose sur le tabouret.
– Tu devrais peut-être le quitter tout de suite. Il va souffrir de toute façon.
– Non, je le garde pendant les fêtes, un point c’est tout. Mais il est temps
de passer aux choses sérieuses et de te trouver quelqu’un. La parade va
bientôt avoir lieu et je veux qu’on y aille à quatre.
Je remplis le présentoir à gui posé sur le comptoir.
– Je crois que toute cette histoire de romance de Noël ne va pas marcher.
J’admets que j’y ai pensé quand j’ai vu Caleb, mais de toute évidence, je ne
suis pas très douée pour cerner la personnalité des gens.
Heather me fixe du regard avant de faire un signe de tête en direction du
parking.
– Tâche de bien t’en souvenir, parce qu’il arrive.
J’écarquille les yeux.
Elle recule d’un pas et me fait signe de la rejoindre. Je contourne la caisse
et elle pointe une vieille camionnette violette du doigt. Il n’y a personne à
l’intérieur.
Si c’est bien sa voiture, que fait-elle ici ? Il a déjà acheté un sapin.
– C’est où, Sagebrush Junior High ? je demande, en voyant un
autocollant à l’effigie d’un lycée collé sur le coffre de sa voiture.
Heather hausse les épaules, laissant retomber une boucle qu’elle avait
coincée derrière son oreille.
La ville compte six écoles primaires. Chaque hiver, j’allais dans celle de
Heather. Mais il n’y a qu’un seul collège, où je suis allée aussi, et un lycée. Je
ne le connais pas, étant donné que j’ai commencé les cours en ligne à partir
de la seconde.
Heather regarde en direction des arbres.
– Oh ! Le voilà. Mon Dieu, qu’il est mignon.
– Je sais, dis-je à voix basse.
J’évite de le regarder et préfère scruter le bout de mes chaussures se
planter dans la terre.
Elle me touche le coude.
– Il arrive, murmure-t-elle.
Elle déguerpit à l’autre bout du chapiteau avant que je puisse ajouter quoi
que ce soit.
Du coin de l’œil, je vois quelqu’un émerger d’entre deux sapins. Caleb
marche droit vers moi, avec son grand sourire et sa fossette.
– Tu t’appelles Sierra ?
Je ne peux qu’acquiescer.
– C’est donc de toi que les employés parlent tant.
– Pardon ?
Il laisse échapper un rire.
– Je ne savais pas s’il y avait une autre fille qui travaillait aujourd’hui.
– Il n’y a que moi, dis-je. Mes parents sont les propriétaires du parc.
– Ah, maintenant je comprends mieux pourquoi ils ont peur de te parler.
Comme je ne réponds pas, il continue :
– Je suis passé l’autre jour. Tu m’as demandé si j’avais besoin d’aide.
Je ne sais pas ce que je suis censée répondre. Il se tortille, un peu gêné. Je
reste muette, il se tortille un peu plus, je me retiens de rire. Au moins, je ne
suis pas la seule à être nerveuse.
Derrière lui, j’aperçois deux joueurs de base-ball en train de balayer les
aiguilles entre les arbres.
Caleb vient se planter à côté de moi et les regarde à son tour. Je me force
à ne pas reculer.
– Ton père les fait vraiment nettoyer les toilettes s’ils t’adressent la
parole ?
– Ne serait-ce que s’ils envisagent de m’adresser la parole.
– Eh bien, vos toilettes doivent être impeccables.
C’est probablement la technique de drague la plus bizarre que j’aie
entendue de ma vie – si c’en est une.
– Est-ce que je peux t’aider ? je demande. Tu as déjà acheté un sapin…
– Oh, tu te souviens donc de moi.
Il a l’air un peu trop content de lui.
– Je m’occupe de l’inventaire, dis-je en prétendant que tout ça est
uniquement professionnel. Et je suis douée dans ce que je fais.
– Je vois, dit-il avec un léger mouvement de tête. Quel genre d’arbre ai-je
acheté ?
– Un sapin noble.
Je ne sais pas si c’est vrai, mais il semble impressionné.
Je retourne derrière le comptoir, afin de mettre la caisse et le gui entre
nous.
– Tu as besoin d’autre chose ?
Il me tend l’étiquette d’un sapin.
– Celui-ci est plus grand que le premier, deux gars sont en train de le
charger dans ma camionnette.
Je me rends compte que je le fixe, et m’empresse de détourner le regard
sur le présentoir le plus proche.
– As-tu besoin d’une couronne pour aller avec ? Elles sont toutes
fraîches. Ou de boules ?
Une partie de moi veut se contenter de lui vendre le sapin pour qu’il parte
et que le malaise se dissipe enfin. Mais l’autre partie a envie qu’il reste.
Comme il reste silencieux, je suis forcée de le regarder à nouveau. Il
observe l’intérieur du chapiteau dans le détail. Peut-être veut-il vraiment
quelque chose ? Ou alors il cherche une excuse pour rester plus longtemps…
Il remarque la table chargée de boissons et son sourire s’illumine.
– Je prendrais bien un chocolat chaud.
Il s’avance jusqu’à la table et prend le premier gobelet venu. Derrière lui,
j’aperçois Heather qui nous observe, cachée derrière un arbre enneigé, en
train de siroter son chocolat chaud elle aussi. Quand nos regards se croisent,
elle secoue la tête et articule silencieusement « mauvaise idée » avant de
s’enfoncer parmi les branches.
Mon cœur s’arrête quand je le vois déballer un sucre d’orge pour touiller
sa boisson. Il lâche le sucre d’orge qui continue de tourner dans le tourbillon
liquide.
– Je prends le mien de la même façon, dis-je.
– Bien évidemment.
– C’est une sorte de mocha à la menthe du pauvre.
Il penche la tête et regarde sa boisson sous un nouvel angle.
– Ça me paraît un peu insultant…
Il change sa tasse de main, puis tend celle, libre, au-dessus du comptoir.
– Ravi de te rencontrer enfin officiellement, Sierra.
Je regarde sa main. J’hésite. Ses épaules s’affaissent aussitôt. Mais j’ai
toujours pensé qu’il ne fallait pas se fier aux rumeurs, surtout que Heather n’a
pas su me dire si celle concernant Caleb était fondée. Je lui serre la main.
– Caleb, n’est-ce pas ?
Son sourire s’évanouit.
– On t’a donc parlé de moi.
Je me fige. Même s’il ne sera pas mon Roméo de Noël, il ne mérite pas
d’être jugé par une fille qui ne connaissait pas son nom une heure auparavant.
– J’ai dû entendre un des gars qui t’aidaient t’appeler par ton prénom, dis-
je.
Il sourit, mais d’un sourire sans fossette.
– Combien je te dois ?
Je tape le prix sur la caisse et il sort son portefeuille, rempli de billets à
ras bord. Il me tend deux billets de vingt et une liasse de billets d’un dollar.
– Je n’ai pas eu le temps de passer à la banque déposer mes pourboires
d’hier soir, dit-il en rougissant un peu.
La fossette réapparaît.
Je fais un effort surhumain pour ne pas lui demander où il travaille, ce qui
me permettrait de passer le voir « par accident ».
– On manque toujours de billets de un dollar, dis-je.
Je compte le tout et lui rends cinquante cents.
Il fourre les pièces dans sa poche. Ses joues ont retrouvé leur couleur
naturelle, son assurance est revenue.
– Peut-être que tu me reverras avant Noël.
– Tu sais où me trouver, dis-je.
Je me demande s’il va le prendre comme une invitation, et si c’était mon
intention. Ai-je envie de le revoir ? Son histoire ne me regarde pas, mais sa
réaction m’a fait de la peine quand j’ai hésité à lui serrer la main.
Il quitte le chapiteau en rangeant son portefeuille dans la poche arrière de
son pantalon. Je laisse passer quelques secondes, puis sors de derrière le
comptoir pour le regarder partir. Sur le chemin jusqu’à sa camionnette, il tend
quelques dollars à un des ouvriers en guise de pourboire.
Heather surgit à côté de moi et nous regardons Caleb et un des gars
refermer le hayon.
– De ce que j’ai pu voir, vous aviez tous les deux l’air gênés, dit-elle. Je
suis désolée Sierra, j’aurais mieux fait de me taire.
– Non, il s’est bien passé quelque chose, dis-je. Je ne sais pas à quel point
toute cette histoire est vraie, mais ce type traîne des casseroles.
– Il te plaît toujours, n’est-ce pas ? Mon Dieu, tu as l’intention de le
revoir.
Je ris et retourne à mon poste.
– Il est mignon, c’est tout. Ce n’est pas une raison suffisante pour le
revoir.
– Sage décision, dit Heather, mais c’est le seul garçon que j’aie vu te
rendre aussi nerveuse depuis que je te connais.
– Il était nerveux, lui aussi !
– Il a eu un ou deux moments de creux, répond-elle, mais tu as gagné ce
duel haut la main.

Comme j’ai téléphoné au señor Martinez pour lui raconter ma semaine en


espagnol, maman me laisse quitter le travail un peu plus tôt. Tous les ans,
Heather organise chez elle un marathon des films de sa star préférée du
moment – avec des tonnes de pop-corn. Papa me propose sa camionnette,
mais je préfère marcher. À la maison, j’aurais pris ses clés sans hésiter, pour
éviter le froid. Ici, même fin novembre, il fait plutôt bon.
Sur le chemin, je passe devant la seule autre entreprise familiale de sapins
de la ville. Leur stock et leur chapiteau rouge et blanc occupent trois rangées
du parking d’un supermarché. Je m’arrête toujours une ou deux fois durant la
saison pour leur dire bonjour. Les Hopper quittent rarement leur poste une
fois qu’ils ont ouvert, tout comme mes parents.
Les bras plongés dans les branches hautes d’un sapin, monsieur Hopper
raccompagne un client jusqu’au parking. Je me dirige vers eux et me faufile
entre les voitures, pour mon premier bonjour de l’année. Le type qui porte le
tronc de l’arbre le lâche d’un coup dans le coffre de la camionnette.
Caleb ?
Monsieur Hopper pousse le reste de l’arbre sur la plateforme arrière. Il se
retourne vers moi car je n’ai pas rebroussé chemin assez vite.
– Sierra ?
Je laisse échapper un long soupir et pivote de nouveau. Monsieur Hopper
porte une veste à carreaux orange et noir avec une sorte de chapka assortie. Il
avance vers moi et me serre chaleureusement dans ses bras. J’en profite pour
jeter un coup d’œil à Caleb. Il s’adosse contre sa camionnette et me regarde,
les yeux pétillants.
Monsieur Hopper et moi échangeons brièvement des nouvelles et je
promets de repasser avant Noël. Puis il repart en direction de son parc. Caleb
me regarde toujours, il sirote une boisson dans un gobelet en carton fermé par
un couvercle.
– Alors comme ça, tu carbures aux sapins de Noël et aux boissons
chaudes ?
Sa fossette se creuse. Quand je m’approche de lui, je remarque ses
cheveux dressés n’importe comment, comme si tout ce trafic d’arbres ne lui
laissait pas le temps de se coiffer. Avant qu’il n’ait le temps de me répondre,
M. Hopper et un de ses employés arrivent et déposent un second sapin dans la
camionnette de Caleb.
Caleb me regarde en haussant une épaule.
– Sérieusement, qu’est-ce qu’il se passe ? je demande.
Il rabat le hayon avec nonchalance, comme si le croiser dans un autre
parc à sapins n’avait absolument rien d’étrange.
– J’aimerais savoir ce que toi tu fais ici, demande-t-il. Tu espionnes la
concurrence ?
– Oh, il n’y a aucune concurrence pendant les fêtes. Mais puisque tu
sembles être un expert, dis-moi quel est le meilleur parc.
Lorsqu’il avale une nouvelle gorgée, je peux observer le mouvement de
sa pomme d’Adam.
– Ta famille gagne haut la main, répond-il. Ici, ils étaient en rupture de
stock de sucres d’orge.
Je prends un air faussement dégoûté.
– Comment osent-ils ?
– N’est-ce pas ! Je ne devrais peut-être venir que chez vous.
Encore une gorgée, suivie d’un silence. Insinue-t-il qu’il va acheter
d’autres sapins ? Ce serait l’occasion de le croiser plus souvent, même si je
ne sais pas trop que penser de cette idée…
– Qui achète autant de sapins en une seule journée ? je demande.
– Pour répondre à ta première question, dit-il, je suis accro au chocolat
chaud. Je suppose que si on doit choisir une drogue, ce n’est pas la pire. Pour
répondre à ta seconde question, quand on possède une camionnette, il y a
toujours une façon de se rendre utile. Par exemple, j’ai aidé trois collègues de
ma mère à déménager, l’été dernier.
– Je vois. Tu es donc le genre de type sur qui les gens peuvent compter
quand ils ont besoin d’aide, dis-je en approchant d’un sapin pour en caresser
doucement les aiguilles.
Il s’accoude au coffre.
– Ça t’étonne ?
Il me teste, parce qu’il sait que je sais des choses sur lui. Et il a raison de
me tester, parce que je ne sais pas vraiment quoi répondre.
– Est-ce que ça devrait m’étonner ?
Il baisse les yeux sur les sapins ; il semble déçu que j’aie évité la
question.
– Je suppose que tous ces arbres ne sont pas pour toi, dis-je.
Il sourit.
Je me penche vers lui, je ne devrais pas, mais c’est plus fort que moi.
– Si tu as l’intention d’en acheter d’autres, je connais assez bien les
propriétaires de l’autre parc. Je pourrai t’obtenir une ristourne.
Il sort son portefeuille, qui déborde toujours de billets de un dollar, et en
sort quelques-uns.
– Pour être honnête, je suis venu deux fois depuis le jour où je t’ai vue
accrocher l’affiche pour la parade. Mais tu n’étais pas là.
Est-il est en train d’insinuer qu’il aurait aimé me voir ? Évidemment,
impossible de poser la question, donc je pointe son portefeuille du doigt.
– Tu sais que tu peux déposer tout ça à la banque et qu’on te donnera un
billet plus gros.
Il fait tourner son portefeuille dans sa main.
– Que veux-tu ? Je suis fainéant.
– Au moins tu connais tes défauts, c’est déjà ça.
Il range son portefeuille.
– Connaître mes défauts est une de mes qualités.
Si j’avais plus d’audace, j’en profiterais pour lui poser des questions sur
sa sœur, mais c’est le genre de choses qui pourrait facilement le faire monter
dans sa camionnette et déguerpir sur-le-champ.
– Des défauts, hein ? dis-je en faisant un pas vers lui. À force d’acheter
ces sapins et d’aider toutes ces personnes à déménager, que suis sûre que le
Père Noël va te gâter pour te récompenser.
– Dit comme ça, je suppose que je ne suis pas un si mauvais garçon.
– Je suis sûre que tu considères ton amour pour le chocolat comme un
pêché mortel.
– Non. Je ne crois pas que la Bible condamne le chocolat, répond-il. Mais
être paresseux, oui, ça je le suis. Je n’ai toujours pas racheté de peigne pour
remplacer celui que j’ai perdu il y a plusieurs mois.
– Et voilà le résultat, dis-je en jetant un coup d’œil à ses cheveux. C’est
presque impardonnable. Du coup, il va falloir que tu ailles t’enquérir ailleurs
pour la ristourne sur les sapins.
– M’enquérir ? C’est un joli mot, mais je ne suis pas sûr de l’avoir déjà
employé dans ma vie.
– Ah, ne me dis pas que tu considères ça comme un mot compliqué.
Il rit, d’un rire si parfait que je n’ai pas envie qu’il s’arrête. Mais cette
facilité avec laquelle on se taquine, ça n’a rien de bon. Et peu importe qu’il
soit si mignon, je dois garder les réserves de Heather à l’esprit.
Comme s’il lisait dans les pensées qui agitent mon esprit, son visage
prend une expression amère. Il détourne les yeux vers ses sapins.
– Qu’est-ce qu’il y a ? demande-t-il.
Si nous continuons de nous croiser, il y aura toujours des non-dits – au
sujet de cette rumeur – qui pèseront entre nous.
– Écoute, de toute évidence, j’ai entendu une rumeur…
Les mots restent bloqués au fond de ma gorge. Mais pourquoi ce besoin
de les prononcer ? Nous pourrions nous contenter de reprendre nos rôles
respectifs, ceux du client et de la vendeuse de sapins. Inutile de mettre ce
sujet sur la table.
– Tu as raison, c’est évident, dit-il. Les gens finissent par l’entendre un
jour ou l’autre.
– Mais je n’ai pas envie d’y croire si…
Il sort ses clés de sa poche et continue, sans me regarder.
– T’en fais pas, va. On restera polis quand on se croisera, je t’achèterai
des sapins, mais…
Sa mâchoire se contracte. Je vois bien qu’il fait un effort pour me
regarder, mais qu’il n’y arrive pas.
Il ne dit rien de plus, et ne dément pas au sujet de la rumeur.
Il rejoint sa camionnette, monte et ferme la portière.
Je recule.
Il démarre et me fait un signe de la main en s’éloignant.
CHAPITRE 8

Le samedi, comme je ne commence le travail qu’à midi, Heather passe


me prendre pour aller déjeuner. Quand je lui dis que je veux aller au
Breakfast Express, elle me regarde avec de grands yeux, mais démarre sans
objecter.
– Tu sais si tu pourras venir à la parade avec nous ? demande-t-elle.
– Ça ne devrait pas poser de problème, dis-je. Toute la ville y sera. Les
clients n’arriveront qu’une fois le défilé terminé.
Je repense au triste petit signe de main que Caleb m’a fait en s’éloignant
hier, et à mon regard qu’il n’a pas pu soutenir. Même si je dois rester
distante, j’ai envie qu’il nous rende encore visite au parc à sapins.
– Devon pense que tu devrais demander à Andrew de nous accompagner
au défilé, dit Heather. Alors je sais ce que tu vas dire…
Elle peut s’estimer heureuse que mes yeux n’explosent pas sur son
tableau de bord.
– Tu as dit à Devon que c’était une très mauvaise idée ?
– Il pense que tu devrais lui laisser une chance. Je ne dis pas que je suis
d’accord, mais il t’aime bien, c’est certain.
– Eh bien moi, je ne l’aime pas du tout, dis-je en m’enfonçant dans mon
siège. Waouh. Ça a l’air super méchant, dit comme ça.
Heather se gare devant le Breakfast Express, un restaurant dans l’esprit
des dinners des années 1950, installé dans deux anciens wagons. Dans un
wagon, la salle, dans l’autre la cuisine. Les roues en acier sont montées sur de
vrais rails, eux-mêmes posés sur des traverses en bois abîmées. Mais ce que
j’aime chez eux, c’est qu’ils servent des petits déjeuners – et rien d’autre –
toute la journée.
Heather jette un œil en direction des fenêtres des wagons avant d’éteindre
le moteur.
– Écoute, je n’allais pas refuser parce que je sais combien tu aimes venir
ici.
– OK, dis-je, sans vraiment savoir où elle veut en venir. Si tu as envie
d’aller ailleurs…
– Mais avant qu’on entre, il faut que tu saches que Caleb travaille ici.
Elle attend que je percute, et ça, pour percuter, je percute.
– Oh.
– Je ne sais pas s’il travaille aujourd’hui, mais c’est possible, dit-elle en
guise de conclusion.
Nous approchons des marches qui mènent au wagon-restaurant, mon
cœur bat de plus en plus vite. Je marche derrière Heather qui pousse la porte
rouge en métal.
Des vinyles et des photos de vieux films et de vieilles séries télé ornent
les murs du sol au plafond. L’allée centrale sépare deux rangées de tables de
quatre, pas plus, avec des coussins en plastique rouge, parsemés de paillettes
argentées. Pour l’instant, seules trois tables sont occupées.
– Peut-être qu’il n’est pas là, dis-je. Peut-être que c’est son jour de…
Avant que j’aie le temps de finir ma phrase, la porte de la cuisine s’ouvre
grand, laissant apparaître Caleb. Il porte une chemise blanche, un treillis et
une toque en papier. Un plateau à la main, il s’approche d’une table et dépose
une assiette devant chaque client. Puis il se dirige vers nous. Il nous reconnaît
au bout de quelques pas et cligne des yeux. Son regard va de Heather à moi.
Il sourit avec précaution, mais au moins il sourit.
J’enfonce mes mains dans les poches de mon manteau.
– Caleb, je ne savais pas que tu travaillais ici.
Son sourire s’évanouit. Puis il attrape deux menus sur l’étagère derrière
Heather.
– Tu serais venue si tu avais su ?
Je ne sais quoi répondre.
– C’était son restaurant préféré quand elle était petite, dit Heather.
– C’est vrai, dis-je. J’adore leurs mini-pancakes.
Caleb s’éloigne.
– Pas besoin de te justifier.
Heather et moi le suivons jusqu’à une table au fond du wagon. Chaque
box a sa fenêtre ; la nôtre donne sur la rue où nous nous sommes garées.
– C’est notre meilleure table, dit-il.
Heather et moi glissons chacune sur une banquette.
– Qu’est-ce qui la rend si spéciale ? dis-je.
– C’est la plus proche de la cuisine, répond-il, le sourire revenu. Vous
aurez du café frais avant tout le monde et je pourrai plus facilement bavarder
avec vous.
Heather s’empare du menu pour le consulter. Sans lever les yeux, elle me
tend l’autre. Je ne sais pas si elle cherche à ignorer Caleb, en tout cas c’est
l’impression qu’elle donne.
– Si tu t’ennuies, dis-je à Caleb, on est là.
Il regarde Heather, toujours plongée dans la carte. Personne ne parle
pendant plusieurs secondes, puis Caleb disparaît dans la cuisine.
Je force Heather à baisser son menu.
– C’était quoi, ça ? Maintenant, il va penser que c’est toi qui m’as raconté
cette rumeur. Et tu ne sais même pas si elle est fondée.
– Je ne sais pas quelle partie est fondée, dit-elle. Désolée, je ne savais pas
quoi dire. Je m’inquiète pour toi, c’est tout.
– Pourquoi ? Parce que je le trouve mignon ? Pour l’instant, ça se résume
à ça.
– Mais il s’intéresse à toi, Sierra. Je le vois tous les jours au lycée et il n’a
jamais été aussi bavard. Et tant mieux, mais tu n’es pas obligée de rentrer
aussi clairement dans son jeu dès qu’il…
– Woooh ! dis-je en levant la main. D’abord, je ne faisais clairement rien
du tout. Ensuite, je ne le connais même pas, donc tu n’as aucune raison de
t’inquiéter.
Heather s’empare à nouveau du menu, mais je vois bien qu’elle fait
semblant de le lire.
– Voilà ce que je sais de Caleb, dis-je. Il travaille dans un dinner et achète
beaucoup de sapins. Donc, même s’il est probable qu’on se croise à nouveau,
l’histoire s’arrête là. Je n’ai pas besoin de le voir plus que ça, et je ne veux
pas en savoir plus non plus. OK ?
– Pigé, dit Heather. Désolée.
– Bien, dis-je en m’enfonçant dans la banquette. Maintenant, j’aimerais
déguster mes mini-pancakes sans avoir de nœud à l’estomac.
Heather me lance un demi-sourire.
– C’est plus les pancakes qui vont te donner un nœud à l’estomac.
J’attrape la carte et l’étudie, même si je sais déjà ce que je vais prendre.
Ça me donnera un truc à regarder en creusant le sujet.
– En plus, quoi qu’il se soit passé, on voit bien que ça le torture encore.
Heather frappe son menu sur la table.
– Tu lui en as parlé ?
– On n’en a pas eu l’occasion, mais son corps parlait pour lui.
Elle regarde la porte fermée de la cuisine, puis se retourne vers moi, les
mains sur ses tempes.
– Pourquoi les gens sont si compliqués ?
Je ris.
– N’est-ce pas ? Ce serait plus simple s’ils étaient tous comme nous.
– OK. Avant qu’il revienne, dit Heather, voilà ce que je sais de lui. Et je
ne te parle pas de rumeur. OK ?
– Parfait.
– Caleb et moi n’avons jamais été amis, mais il a toujours été gentil avec
moi. Il doit y avoir, ou il y a eu, une autre facette de lui, mais perso je ne l’ai
jamais connue.
– Alors, pourquoi tu es si froide avec lui ?
– Je ne le fais pas exprès, dit-elle en se penchant et en posant sa main sur
la mienne. Je veux que tu t’amuses ici, mais ce ne sera pas possible si le
garçon que tu choisis traîne plus de casseroles qu’une voiture de jeunes
mariés.
La porte s’ouvre, Caleb sort avec un petit carnet et un crayon. Il s’arrête
devant notre table.
– Est-ce que vous embauchez ? demande Heather.
– Pourquoi ? Tu cherches du travail ?
– Non, c’est Devon, il a besoin d’un boulot, dit-elle. Il refuse d’en
chercher un par lui-même, mais je sais que ça mettrait un peu de piment dans
sa vie.
– Tu es sa petite amie, dis-je en riant. Le piment, ce n’est pas ton boulot à
toi ?
Heather me donne un coup de pied sous la table.
– Ou essaierais-tu de t’en débarrasser ? demande Caleb.
– Je n’ai pas dit ça, s’empresse de répondre Heather.
Caleb rit.
– Moins j’en sais, mieux c’est. Mais je demanderai au gérant quand il
arrivera.
– Merci, dit Heather.
Il se tourne vers moi.
– Si tu as l’intention de commander un chocolat chaud, sache qu’on n’a
pas de sucres d’orge ici, ça risque de ne pas satisfaire tes exigences.
– Du café, ça ira, dis-je. Mais avec une tonne de lait et de sucre.
– Je vais prendre un chocolat chaud, dit Heather. Peux-tu ajouter des
chamallows ?
Caleb acquiesce.
– Je reviens tout de suite.
Une fois qu’il ne peut plus nous entendre, Heather s’approche de moi.
– Tu as entendu ? Il veut satisfaire tes exigences.
Je m’approche à mon tour.
– C’est notre serveur, dis-je en chuchotant. C’est son boulot.
Caleb revient avec une tasse en céramique débordant de chamallows qu’il
pose sur la table.
– Ne t’inquiète pas, je refais du café, me dit-il.
La porte du dinner s’ouvre. Caleb semble surpris. Quand je me retourne,
j’aperçois une mère avec ses deux filles de six ans environ. Elles sourient
toutes les trois en apercevant Caleb. Les petites sont minces, elles portent des
sweats à capuche trop grands dont les manches sont élimées. L’une d’entre
elles brandit le dessin d’un sapin décoré fait au pastel, suffisamment haut
pour que Caleb le voie.
– Je reviens tout de suite, nous murmure-t-il.
Il marche vers les filles qui lui tendent le dessin.
– Que c’est beau ! Merci.
– C’est comme le sapin que tu nous as donné, dit l’une des filles.
– Il est tout décoré maintenant, dit l’autre. Exactement comme celui-là.
Caleb étudie le dessin.
– Elles ne se souviennent pas de la dernière fois qu’elles ont eu un sapin,
dit la mère, en réajustant l’anse de son sac à main sur son épaule. Moi non
plus, à vrai dire. Quand elles sont rentrées de l’école, leurs mines… c’était
juste…
– Merci pour le dessin, dit Caleb en le serrant contre sa poitrine. Mais
c’était un plaisir.
La mère prend une grande inspiration.
– Les filles voulaient vous remercier en personne.
– Nous avons dit une prière pour toi, dit l’une des deux.
Caleb se penche légèrement vers la petite.
– Ça me touche beaucoup.
– Quand nous avons téléphoné à la banque alimentaire, un monsieur nous
a dit que vous faisiez ça de votre propre initiative, continue la mère. Il nous a
dit que vous travailliez ici et que cela ne vous dérangerait pas si l’on passait.
– Eh bien, il avait tout à fait raison, à vrai dire…, dit Caleb en pointant du
doigt la table la plus proche. Voulez-vous un chocolat chaud ?
Les filles poussent des cris de joie, mais la mère dit :
– Nous ne pouvons pas rester. Nous…
– Je vous les mets à emporter, dit Caleb.
La mère ne refuse pas, Caleb revient vers nous et je me tourne vers
Heather.
– C’est pour ça qu’il achète tous ces arbres ? dis-je en murmurant une
fois qu’il a rejoint la cuisine. Pour en faire cadeau à des familles qu’il ne
connaît même pas ?
– Il ne t’a rien dit quand il les a achetés ? demande Heather.
Pensive, je regarde par la fenêtre les voitures qui passent. Je lui ai fait
payer plein pot le premier sapin et je suis sûre que monsieur Hopper aussi.
Alors qu’il est là, à travailler dans un dinner pour acheter sapin après sapin.
Je ne sais pas trop quoi faire de cette nouvelle information, comment la
marier avec la rumeur que Heather m’a rapportée…
Caleb revient de la cuisine. Dans une main, il tient un plateau avec trois
tasses en carton refermées par un couvercle, dans l’autre, un mug de café
qu’il pose devant moi avant de rejoindre la petite famille. Je fixe Heather en
sirotant mon café, déjà tout prêt. Il est parfait, avec juste ce qu’il faut de lait
et de sucre.
Avant de retourner en cuisine Caleb s’arrête à notre table.
– Est-ce que le café te va ? Je l’ai préparé en cuisine parce que je ne
pouvais pas prendre leurs boissons et la tienne, plus le pot de lait et le
sucrier…
– Il est parfait, dis-je.
Sous la table, je donne un coup de pied dans la chaussure de Heather. Elle
me regarde et je penche légèrement la tête de côté, pour lui demander de se
décaler. Si je demandais à Caleb de s’asseoir à côté de moi, j’aurais l’air trop
intéressée. Si c’est Heather qui le lui propose, sachant qu’il sait qu’elle est
avec Devon, tout ça ne sera qu’une conversation amicale.
Heather glisse sur la banquette.
– Assieds-toi, Sapin-Boy.
Caleb semble surpris mais ravi de cette invitation. Il jette un coup d’œil
aux autres tables avant de s’installer en face de moi.
– Tu sais, dit Heather, ça fait un bail qu’on ne m’a pas offert de dessin
d’un sapin.
– Je ne m’y attendais pas, répond Caleb en posant le dessin au milieu de
la table, et en le tournant vers moi. Il est vraiment beau, non ?
J’admire le sapin puis regarde Caleb. Il a toujours les yeux rivés sur la
feuille.
– Toi, Caleb, tu es un garçon plein de strates, dis-je.
– Je suis obligé de souligner que tu as employé le mot strates dans une
conversation.
– Et ce n’est pas la première fois, insiste Heather.
Caleb la regarde.
– C’est sans doute la première fois dans ce restaurant.
– Ne sois p… ne soyez pas ridicules, dis-je. Heather, dis-lui que tu as déjà
employé le mot enquérir dans ta vie. C’est trois syllabes, bon sang.
– Bien sûr que j’ai… Non, à vrai dire, je ne l’ai probablement jamais
utilisé.
En signe de complicité, Caleb et Heather cognent leurs poings l’un contre
l’autre.
Je tends le bras et enlève cette toque en papier ridicule de la tête de
Caleb.
– Eh bien vous devriez employer des mots plus élaborés, monsieur. Et je
vous rappelle que vous devriez également vous acheter un peigne.
Il me tend la main.
– Ma toque, s’il te plaît ? Sinon, la prochaine fois que j’achèterai un
sapin, je le paierai uniquement en billets de un dollar, tous tournés dans un
sens différent.
– Très bien, dis-je en tenant toujours sa toque hors de portée.
Caleb se lève, la main tendue, et je finis par la lui rendre. Il replace ce
truc horrible sur sa tête.
– Si tu passes pour un sapin, ne t’attends pas à un dessin, dis-je. Mais je
travaille de midi à 20 heures aujourd’hui.
Heather me dévisage, un sourire au coin des lèvres.
– En gros, tu viens de lui demander de passer te voir, dit-elle quand Caleb
s’éloigne vers d’autres clients.
– Je sais, dis-je en soulevant ma tasse. Ça, c’est moi qui rentre clairement
dans son jeu.

J’arrive au travail à 11 heures, mais le parc est déjà en pleine ébullition.


Un camion rempli de sapins vient d’arriver de la ferme. J’enfile mes gants de
protection et grimpe sur l’échelle, à l’arrière du camion. Je marche
délicatement sur les troncs d’arbres couchés sur le côté et empilés les uns sur
les autres. Bien qu’ils soient emballés dans des filets, leurs aiguilles
mouillées caressent l’arrière de mon pantalon. Il a dû pleuvoir pendant une
bonne partie du trajet, ce qui donne aux sapins une odeur qui me rappelle la
maison.
Deux autres ouvriers me rejoignent en haut du véhicule, ils avancent
délicatement, pour ne pas casser les branches. J’agrippe le filet d’un arbre et
le fais glisser au bord du camion vers un autre ouvrier qui l’attrape puis
l’emporte sur le tas de sapins derrière le chapiteau.
C’est Andrew qui attrape l’arbre suivant et, plutôt que de l’emporter lui-
même jusqu’au chapiteau, il le passe à quelqu’un.
– C’est bon, on s’en occupe ! me crie-t-il en frappant deux fois dans ses
mains.
Je suis sur le point de lui dire qu’il n’y a pas le feu, quand mon père pose
sa main sur l’épaule d’Andrew.
– Les toilettes ont besoin d’être réapprovisionnées, fissa, ordonne-t-il. Et
regarde si elles doivent être nettoyés. C’est toi qui vois.
Quand mes muscles commencent à être douloureux, je fais une pause
pour étirer mon dos et reprendre mon souffle. Même épuisée, je garde
facilement le sourire dans ce parc. Je regarde les clients se déplacer parmi nos
sapins, même d’ici on peut voir la joie se dessiner sur leurs visages.
J’ai grandi au milieu de ces regards, ils sont toute ma vie. Mais
aujourd’hui, je me rends compte que je ne vois que les familles qui auront un
sapin à Noël. Celles qui ne peuvent pas s’en offrir, je ne les vois pas. C’est
pour ces personnes-là que Caleb achète nos arbres.
Je pose mes mains sur mes hanches et regarde autour de moi. Au-delà du
parc – au-delà de la dernière maison de la ville –, Cardinals Peak s’élève dans
le ciel bleu pâle sans nuages. Tout en haut de cette colline, il y a mes sapins,
invisibles d’ici.
Papa monte sur l’échelle pour m’aider à donner d’autres arbres aux
ouvriers. Après en avoir fait glisser quelques-uns, il me regarde, les mains sur
les genoux.
– Tu crois que j’ai été un peu trop dur avec Andrew ? demande-t-il.
– Ne t’inquiète pas. Il sait que je ne suis pas intéressée.
Papa fait descendre un autre sapin, avec un sourire ravi.
Je regarde en direction des ouvriers.
– Je crois que tout le monde ici sait qu’il est interdit de m’approcher.
Il se redresse et essuie ses mains humides sur son jean.
– Chérie, je ne crois pas que nous t’interdisions beaucoup de choses. Si ?
– Pas à la maison, dis-je en faisant glisser un autre arbre. Mais ici, j’ai
l’impression que tu serais mal à l’aise si je fréquentais quelqu’un.
Il attrape un sapin, mais s’arrête pour me regarder avant de le faire
glisser.
– Je sais qu’on peut très vite tomber amoureux de quelqu’un, c’est si
facile. Mais crois-moi, le quitter ensuite n’a rien de facile.
Je passe deux arbres de plus avant de remarquer qu’il a toujours les yeux
rivés sur moi.
– D’accord, dis-je, j’ai compris.
Une fois tous les sapins déchargés, mon père me tend ses gants, que je
fourre avec les miens dans la poche de ma veste. Il rejoint la caravane pour
une petite sieste et je retourne sous le chapiteau pour encaisser les paiements
des clients qui attendent. Je relève mes cheveux en chignon quand j’aperçois
Caleb près du comptoir.
Je laisse retomber mes cheveux sur mes épaules et coiffe quelques
mèches sur le devant.
Je passe à côté de lui en rejoignant le comptoir.
– De retour pour illuminer le Noël d’une nouvelle famille ?
Il sourit.
– C’est mon boulot.
Je lui fais signe de me suivre jusqu’à la table à boissons. Je pose un
gobelet à côté de mon mug de Pâques et déchire un sachet de chocolat chaud.
– Alors, dis-moi, comment ça a commencé cette affaire de sapins ?
– C’est une longue histoire, dit-il, et son sourire s’évanouit un peu. Si tu
veux la version courte, Noël a toujours été un grand événement dans ma
famille.
Je sais qu’il ne vit plus avec sa sœur, mais ce détail fait sans doute partie
de la version longue. Je lui tends son chocolat chaud, sans oublier le sucre
d’orge en guise de touillette. Sa fossette réapparaît quand il voit mon mug de
Pâques, et nous buvons tous les deux, en nous regardant.
– Mes parents nous laissaient toujours acheter le sapin qu’on voulait, ma
sœur et moi, dit-il. Ils invitaient des amis, on décorait la maison tous
ensemble. On préparait une marmite de chili con carne et après, on allait
chanter des chants de Nöel dans le quartier. Ça a l’air ringard, n’est-ce pas ?
Je pointe du doigt les arbres enneigés qui nous entourent.
– Ma famille vit grâce à ces traditions « ringardes » de Noël. Mais ça
n’explique pas pourquoi tu achètes des sapins aux personnes en détresse.
Il prend une autre gorgée.
– Ma paroisse organise une grande collecte de charité pendant les fêtes,
dit-il. On rassemble plein de choses, comme des manteaux, des brosses à
dents, pour les familles dans le besoin. Mais parfois, c’est agréable de donner
aux gens ce dont ils ont envie, plutôt que ce dont ils ont besoin.
– Je vois ce que tu veux dire.
Il souffle sur sa boisson.
– Ma famille ne célèbre plus les fêtes comme avant. On achète un sapin,
mais ça se limite à peu près à ça.
J’ai envie de lui demander pourquoi, mais je suis sûre que cela ne fait pas
partie de la version courte.
– Bref, j’ai pris un boulot au Breakfast Express et j’ai réalisé qu’avec mes
pourboires, je pouvais faire plaisir à quelques familles qui aimeraient avoir un
sapin mais ne pouvaient pas se l’offrir, continue-t-il en touillant son chocolat
avec son sucre d’orge à la menthe. Je suppose que si je me faisais plus de
pourboires, tu me verrais encore plus souvent.
J’attrape un petit chamallow et le suçote.
– Peut-être que tu devrais mettre un bocal à pourboires à part, dis-je. Si tu
veux, dessine un petit sapin dessus et mets un mot pour expliquer ta
démarche.
– J’y ai pensé, dit-il, mais je préfère utiliser mon propre argent. Au fond,
c’est vrai qu’il y a des causes plus urgentes que celle-ci, mais je préfère que
les gens fassent des dons pour ça.
Je pose ma tasse sur le comptoir et pointe ses cheveux du doigt.
– Puisqu’on parle de cause urgente, ne bouge pas.
Je file derrière le comptoir pour m’emparer d’un petit sac en papier que je
tends à Caleb. Il hausse un sourcil.
Il attrape le sac, jette un œil à l’intérieur et rit comme un dingue en en
sortant le peigne violet que je lui ai choisi à la pharmacie.
– Il est temps de s’attaquer à ses défauts, dis-je.
Il glisse le peigne dans sa poche arrière en me remerciant. Les Richardson
entrent dans le chapiteau avant que j’aie eu le temps de lui expliquer que, en
général, on rangeait le peigne après s’en être servi, pas avant…
– Je me demandais quand j’allais enfin vous voir ! dis-je en prenant M. et
Mme Richardson dans mes bras. D’habitude, vous venez acheter votre sapin
le lendemain de Thanksgiving, n’est-ce pas ?
Les Richardson ont six enfants. La première fois qu’ils sont venus acheter
leur arbre de Noël chez nous, ils n’en avaient que deux. Tous les ans, ils nous
apportent une boîte de biscuits faits maison et bavardent avec moi tandis que
les enfants se baladent dans le parc à la recherche du sapin parfait. Ils
viennent tous me dire bonjour avant de se perdre dans les allées en courant.
– Nous sommes tombés en panne en allant au Nouveau-Mexique, dit
M. Richardson. On a passé Thanksgiving dans un motel à attendre qu’on
nous livre un ventilateur à courroie.
– Dieu merci, il y avait une piscine, sinon je pense que les enfants se
seraient entretués, ajoute Mme Richardson en me tendant la boîte décorée de
flocons de neige bleus qui contient les biscuits. Nous avons essayé une
nouvelle recette cette année. Nous l’avons trouvée sur Internet et tout le
monde semble la trouver délicieuse.
Je soulève le couvercle et choisis un biscuit en forme de bonhomme de
neige légèrement difforme, recouvert d’une tonne de glaçage et de
vermicelles décoratifs. Caleb se penche, je lui tends la boîte et il s’empare
d’un renne un peu mutant avec des dents de lapin.
– Les plus petits nous ont aidés cette année, dit M. Richardson, comme
vous l’avez sûrement deviné.
Je prends une première bouchée et soupire.
– Miam, ils sont délicieux !
– Profitez-en bien, parce que l’année prochaine, je reviens à la version
préparée en sachet.
Caleb attrape une miette au coin de ses lèvres.
– Mon Dieu, ils sont incroyablement bons.
– Une collègue de travail nous a conseillé d’essayer les roses des sables,
dit M. Richardson. Selon elle, même les touts petits ne peuvent pas louper la
recette.
Il essaie de prendre un biscuit dans ma boîte mais Mme Richardson lui
attrape le coude pour l’en empêcher.
Caleb prend un autre biscuit et je lui lance un regard noir.
– Excuse-moi ! Tu as désormais dépassé ton allocation.
Je sais qu’il a très envie de se moquer du mot allocation, et c’est assez
drôle de le voir batailler pour s’en empêcher, mais il préfère de loin reprendre
un autre biscuit.
– Mangez-en autant que vous voulez, dit Mme Richardson. Je peux vous
donner la recette à toi et à ton petit ami…
Au mot « petit ami », M. Richardson pose sa main sur le bras de son
épouse. Je lui souris pour lui signifier que ce n’est pas grave. C’est à ce
moment-là qu’on entend un de leurs enfants crier un peu plus loin.
Mme Richardson soupire.
– Ravie de t’avoir revue, Sierra.
M. Richardson nous fait un petit signe de tête à chacun, avant de lui
emboîter le pas.
– Le Père Noël te regarde, Nathan ! crie le père une fois qu’il est sorti du
chapiteau.
Caleb pique un autre biscuit et l’enfourne dans sa bouche.
– Le Père Noël te regarde, Caleb.
Il lève les mains de façon innocente et marche vers la table à boissons
pour prendre une serviette et s’essuyer la bouche.
– Tu devrais m’accompagner pour livrer mon sapin ce soir, dit-il.
Je manque de m’étouffer sur mon biscuit.
Il jette la serviette froissée dans la poubelle en plastique.
– Tu n’es pas obligée si tu ne…
– J’adorerais, dis-je, mais je travaille ce soir.
Il me fixe, le regard un peu vague.
– Tu n’es pas obligée d’inventer des excuses, Sierra. Contente-toi d’être
sincère avec moi.
Je fais un pas vers lui.
– Je travaille jusqu’à 20 heures. Je te l’ai dit, tu t’en souviens ?
Est-ce qu’il est toujours sur la défensive ?
Il se mord la lèvre supérieure et regarde au loin.
– Je sais qu’il y a des choses dont nous devrions discuter, dit-il, mais pas
tout de suite, d’accord ? Je te demande juste de ne pas croire tout ce que tu
entends, si c’est possible.
– J’irai avec toi une autre fois, Caleb. D’accord ? Très bientôt. À moins
que tu ne veuilles pas que je t’accompagne la prochaine fois ?
Il prend une autre serviette en papier, pour s’essuyer les mains, cette fois.
– Si. Je pense que ça te plairait beaucoup.
– Parfait. Ça signifie beaucoup pour moi que tu aies envie que je vienne.
Il essaie de ne pas sourire, mais sa fossette le trahit.
– Tu fais pousser tous ces arbres, tu mérites de voir l’effet qu’ils font aux
familles.
J’agite mon sucre d’orge en direction des sapins.
– J’ai la chance de le voir tous les jours.
– C’est différent, dit-il.
Je touille ma boisson et observe la spirale formée par le liquide. J’ai
l’impression que c’est une invitation, un rendez-vous, bien plus que deux
copains qui traînent ensemble. S’il m’invitait vraiment à sortir – sans qu’il
n’y ait aucun rapport avec les sapins –, une part de moi voudrait dire oui.
Mais honnêtement, qu’est-ce que je sais de lui ? Et il en sait encore moins à
mon sujet.
Il sort son peigne et l’agite devant moi.
– Je ne m’en servirai pas tant que tu ne m’auras pas donné un jour précis.
– Oh, on la joue dur en affaires, dis-je. Laisse-moi réfléchir. Ce week-
end, on va être très occupés, donc je serai épuisée après le travail. Est-ce
qu’on peut dire lundi, quand tu auras fini les cours ?
Il lève les yeux, comme s’il consultait mentalement son agenda.
– Je ne travaille pas ce jour-là. Parfait ! Je passerai te prendre après le
dîner.
Caleb et moi quittons le chapiteau ensemble et je décide de lui montrer
les sapins du parc que je préfère. Quelle que soit la somme qu’il compte
dépenser aujourd’hui, je veux m’assurer qu’il reparte avec les plus beaux
arbres. Je me dirige vers un sapin baumier auquel je pense depuis un moment,
mais il dévie en direction du parking.
Je m’arrête.
– Où vas-tu ?
Il se retourne.
– Je n’ai pas d’argent pour un sapin aujourd’hui, dit-il avec un sourire
chaleureux et coquin. Mais j’ai obtenu ce que j’étais venu chercher.
CHAPITRE 9

Le dimanche en fin de journée, les clients se faisant plus rares, j’en


profite pour me réfugier dans la caravane pour appeler Rachel et Elizabeth.
J’ouvre mon ordinateur portable et les rideaux – pour que mes parents me
trouvent facilement s’ils ont besoin de moi. J’ai un petit pincement au cœur,
quand je vois les visages de mes amies apparaître à l’écran. Mais Rachel
réussit aussitôt à me faire rire en me racontant que sa prof d’espagnol a voulu
qu’ils cuisinent des empanadas.
– On aurait dit des palets de hockey calcinés, dit-elle. Je te jure ! Après
les cours, on a carrément joué au hockey avec dans les couloirs.
– Vous me manquez tellement, les filles !
Je tends la main pour toucher leurs visages sur l’écran, et elles font de
même de leur côté.
– Comment ça va, là-bas ? demande Elizabeth. Je ne voudrais pas
insister, mais tu en sais plus sur l’année prochaine ?
– J’ai abordé le sujet avec mes parents. Ils veulent vraiment qu’on
revienne, mais pour l’instant c’est loin d’être gagné. Je suis sûre que ça vous
fait plaisir de l’entendre, mais…
– Non, dit Elizabeth. Peu importe ce qu’il se passera, ça sera forcément
une déception.
– On ne souhaiterait jamais la fermeture du parc, dit Rachel, même si
bien sûr on adorerait que tu sois avec nous.
Je regarde par la fenêtre. Seuls trois clients se baladent parmi les sapins,
du moins ce sont les seuls que je peux voir d’ici.
– J’ai l’impression qu’on a moins de monde que l’année dernière. Mes
parents font les comptes tous les soirs, mais j’ai trop peur de leur poser la
question.
– Alors, ne le fais pas, dit Elizabeth. Ce qui arrivera arrivera.
Elle a raison. Chaque fois que je prends une pause ou que je vais faire
mes devoirs, je me demande si je ne devrais pas rester pour travailler plus. Ça
permettrait peut-être à mes parents de faire quelques économies ? Être forcé
de fermer le parc serait un coup dur, surtout pour mon père.
Rachel se penche vers l’écran.
– OK, c’est mon tour alors ? Tu ne vas pas croire tous les trucs ridicules
que je dois gérer pour le bal d’hiver. Je travaille vraiment avec une bande
d’amateurs !
Elle me raconte qu’elle a envoyé deux élèves de seconde au magasin de
loisirs créatifs. Ils devaient se procurer du matériel pour fabriquer des flocons
de neige, et sont revenus avec des paillettes.
– C’est tout ? je demande.
– Des paillettes ! Et les paillettes, on allait les coller sur quoi, hein ? On
n’allait pas se contenter de les jeter en l’air !
Je m’imagine à un bal de ce genre : mes camarades de classe en robe du
soir et en smoking qui jettent des poignées de paillettes en dansant. Les
paillettes retombent en cascades, éclairées par les spots. Rachel et Elizabeth
rient et tournent sur elles-mêmes, les bras en l’air. Et puis je vois Caleb, la
tête penchée en arrière, les yeux fermés, un grand sourire aux lèvres.
– Bref… j’ai rencontré quelqu’un, dis-je. Enfin, si on peut dire…
Leur silence me paraît interminable.
– Genre, un garçon, tu veux dire ? demande Rachel.
– Pour l’instant, nous sommes juste amis. Je crois.
– Regarde, elle rougit ! dit Elizabeth.
Je cache mon visage dans mes mains.
– Je ne sais pas. Ce n’est sans doute rien. Vous savez, il est…
Rachel m’interrompt :
– Non ! Non-non-non-non-non. Interdiction de faire ta difficile en faisant
la liste de tous ses défauts. Pas quand tu en es encore au stade de « tout va
bien, il me fait craquer ».
– Je ne fais pas ma difficile. Promis ! C’est un garçon vraiment adorable,
il offre des sapins aux gens qui n’ont pas les moyens d’en acheter.
Rachel se rassied dans sa chaise et croise les bras.
– Mais…
– Attention, elle va faire sa difficile, ajoute Elizabeth.
Mon regard va de l’une à l’autre, chacune dans son petit cadre, sur mon
écran. Elles attendent la suite.
– Mais… il est possible que ce garçon adorable ait attaqué sa sœur avec
un couteau.
Elles sont bouche bée.
– Ou peut-être l’a-t-il simplement menacée. Je ne sais pas, je ne lui ai pas
demandé.
Rachel fait mine de réfléchir avant de mimer une explosion avec sa main.
– Un couteau, Sierra ?
– Il est possible que ce ne soit qu’une rumeur, dis-je.
– C’est une rumeur plutôt grave, dit Elizabeth. Qu’en pense Heather ?
– C’est elle qui me l’a racontée.
– Dès qu’il s’agit de garçon, tu es la fille la plus difficile que je connaisse.
Comment un truc pareil peut t’arriver ?
– Il sait que j’ai entendu des rumeurs, dis-je. Mais il se referme sur lui-
même dès qu’on aborde le sujet.
– Il faut que tu lui poses la question, dit Elizabeth.
– Mais fais-le dans un lieu public, dit Rachel en pointant son doigt vers
moi.
Elles ont raison. Bien évidemment qu’elles ont raison. Il faut que j’en
sache plus avant de m’attacher à lui.
– Et fais-le avant de l’embrasser, ajoute Rachel.
Je ris.
– Il faudrait qu’on se retrouve seuls pour que ça arrive.
Mes yeux s’écarquillent quand je réalise que nous serons seuls demain.
– Pose-lui la question, dit Rachel. Ça fera une super histoire à raconter à
ton retour si tout ça n’est qu’un malentendu.
– Je ne vais pas tomber amoureuse d’un garçon juste pour que vous ayez
quelque chose à raconter à vos potes du théâtre, dis-je.
– Fais confiance à ton instinct, dit Elizabeth. Peut-être que Heather a mal
compris. S’il avait vraiment poignardé sa sœur, il serait sans doute dans un
centre spécialisé, non ?
– Je n’ai pas dit qu’il l’avait poignardée. Je ne sais pas ce qui s’est passé
exactement.
– Tu vois ? répond-elle. C’est facile d’amplifier une rumeur.
– J’aurai l’occasion de lui en parler demain. Nous allons livrer un sapin
de Noël ensemble après ses cours.
– Tu mènes une vie étrange, ma fille, dit Rachel en se laissant retomber
sur le dossier de sa chaise.

Mes parents ont beau être dans la caravane à terminer leur dîner, je peux
sentir leurs yeux sur Caleb et moi, tandis que nous marchons vers sa
camionnette. Entre ces regards insistants et la main de Caleb qui se trouve à
peine à un doigt de la mienne, le chemin me semble interminable.
Je monte sur le siège passager et il ferme la portière derrière moi. À
l’arrière de la camionnette se trouve un superbe sapin noble vendu à un prix
imbattable – désolée papa –, que nous sommes sur le point de livrer à son
nouveau propriétaire. Malgré toutes les années que j’ai passées ici, c’est la
première fois que j’accompagne un sapin jusqu’à sa destination finale.
– J’ai parlé à mes amies de ton œuvre caritative, dis-je. Elles trouvent ça
super mignon.
Il rit en démarrant la camionnette.
– Une œuvre caritative, hein ? Moi qui pensais seulement livrer des
sapins.
– C’est la même chose ! Tu te moques encore de mon vocabulaire ?
Au fond, je crois que ça me plaît. Mais je me garde bien de le lui dire.
– Peut-être que ce vocabulaire va déteindre sur moi avant que tu partes.
Je lui donne une petite tape sur l’épaule.
– Ça ne te ferait pas de mal.
Il appuie sur l’accélérateur en souriant.
– Je suppose que ça dépendra du temps qu’on passera ensemble.
Ses mots résonnent en moi et je suis parcourue de frissons.
– Une idée de la fréquence ? demande-t-il une fois sur la route principale.
J’aimerais pouvoir lui donner une réponse, mais avant de passer plus de
temps avec lui, il y a certaines choses que je dois savoir. J’aimerais
simplement qu’il aborde le sujet, comme il l’avait promis.
– Ça dépend, dis-je. Combien d’autres sapins penses-tu offrir cette
année ?
– Les gens laissent des pourboires plus généreux pendant les fêtes, mais il
faut reconnaître que les sapins coûtent cher, même avec une réduction. Ne le
prends pas mal.
– Je ne peux pas vraiment faire mieux pour la ristourne, donc il va falloir
que tu te montres encore plus charmant au travail.
Nous rejoignons l’autoroute en direction du nord. Dans la nuit tombante,
on distingue Cardinals Peak. D’ici, la colline a des airs de pyramide bossue.
Je pointe le sommet du doigt.
– Je parie que tu ne sais pas que j’ai six sapins qui poussent là-haut.
Il me jette un rapide coup d’œil puis regarde par la fenêtre vers la colline
sombre au loin.
– Tu as une ferme à sapins de Noël en haut de Cardinals Peak ?
– Pas tout à fait une ferme, dis-je. Mais je plante un sapin par an.
– Vraiment ? Comment ça a commencé ? demande-t-il.
– À vrai dire, cela remonte à mes cinq ans.
Il enclenche son clignotant, regarde par-dessus son épaule, puis se glisse
sur la voie de gauche.
– Raconte-moi, je veux toute l’histoire, dit-il.
Les phares des voitures illuminent son sourire curieux.
– Très bien, dis-je en agrippant ma ceinture. J’ai planté un sapin avec ma
mère quand j’avais cinq ans, chez moi, dans l’Oregon. J’avais déjà planté des
douzaines d’arbres auparavant, mais celui-ci, on l’a mis de côté. On a même
installé une clôture autour. Six ans plus tard, j’avais onze ans, nous l’avons
coupé et offert à la maternité de notre hôpital.
– C’est super, dit-il.
– Rien à voir avec ce que tu fais, Monsieur le Bienfaiteur. Mes parents
leur offrent un sapin tous les Noëls depuis ma naissance pour les remercier.
Apparemment, j’ai mis du temps à me décider à sortir.
– Ma mère dit que ma sœur a fait sa difficile elle aussi, à la naissance, dit
Caleb.
Je ris.
– Mes amis adoreraient t’entendre me décrire de cette façon.
Il me regarde, mais je n’ai aucune intention de lui expliquer pourquoi.
– Bref, cette année-là, nous avons planté un arbre en leur nom, mais qui
serait à moi. À l’époque, l’idée m’a beaucoup plu. Mais six ans plus tard,
après avoir pris tant soin de ce sapin pendant toute sa vie – et pendant
presque toute la mienne –, j’ai pleuré comme une madeleine quand on l’a
coupé. Ma mère raconte que je suis restée agenouillée devant la souche
pendant au moins une heure !
– Oh ! dit Caleb.
– Si tu aimes les histoires sentimentales, attends que je te raconte
comment l’arbre a pleuré lui aussi, enfin en quelque sorte. Quand un arbre
pousse, il aspire de l’eau par les racines. Quand on l’abat, il arrive que les
racines continuent de pomper de l’eau et celle-ci ressort par petites gouttes de
sève, à la surface de la souche.
– Comme des larmes ? Mais c’est trop triste.
– N’est-ce pas !
La lumière des phares accentue l’ironie de son sourire.
– Tu crois que le sapin pleure parce qu’il a les boules ?
– Très drôle, toutes les blagues sur les sapins auxquelles tu peux penser,
je les connais, jeune homme.
Il enclenche à nouveau son clignotant et nous prenons la sortie suivante.
Le virage est serré, je me tiens à la portière.
– C’est pour ça qu’on coupe les arbres à cinq centimètres du pied avant
que les clients les emportent, dis-je. Ça permet une coupe nette et le tronc
pourra pomper à nouveau de l’eau si nécessaire. Si j’oublie de le faire, je me
fais enguirlander par mes parents.
– À ce point ?… Il s’arrête. Oh, j’ai compris, c’est malin.
– Bref. Après avoir apporté le sapin à l’hôpital, mon père m’a donné un
morceau de quelques centimètres d’épaisseur qu’il avait coupé de la souche.
Je l’ai monté dans ma chambre et j’ai peint un sapin dessus, je l’ai toujours
sur ma commode à la maison.
– J’adore l’idée, dit Caleb. Je ne crois pas avoir déjà gardé un truc aussi
symbolique. Mais tout ça n’explique pas ta plantation en haut de Cardinals
Peak ?
– Donc le lendemain, on s’apprêtait à partir pour venir ici. À vrai dire,
nous étions déjà en route quand je me suis remise à pleurer. Je me disais que
j’aurais dû planter un autre arbre pour remplacer celui que nous avions coupé.
Il fallait vraiment qu’on y aille mais j’ai forcé ma mère à s’arrêter à notre
serre, j’ai pris un bébé sapin dans un pot et je l’ai attaché à l’aide de la
ceinture de sécurité, à côté de moi sur la banquette arrière.
– Puis tu l’as planté ici, dit-il.
– Et depuis, j’apporte un sapin tous les ans. Mon projet, c’est de couper le
premier l’année prochaine et de l’offrir à Heather et à sa famille. On leur en
offre un chaque année, mais celui-ci sera spécial.
– C’est une super histoire, dit-il.
– Merci.
Je ferme les yeux, en me demandant si je devrais prononcer la phrase à
laquelle je pense.
– Mais tu pourrais aussi… je ne sais pas… et si tu donnais ce sapin à
quelqu’un qui en a besoin ?
Nous continuons en silence. Je me tourne vers lui en m’attendant à voir
un sourire sincère – je viens juste de lui offrir le premier arbre que j’ai planté
en Californie –, mais il se contente de fixer la route, perdu dans ses pensées.
– Je pensais que l’idée te plairait, dis-je.
Je ne reçois en retour qu’un sourire timide et furtif.
– Merci.
Sérieux ? ai-je envie de crier. Parce que t’as vraiment pas l’air
enthousiaste.
Quand il entrouvre sa fenêtre, le vent s’engouffre dans la voiture et vient
jouer dans ses cheveux.
– Désolé, dit-il, je m’imaginais ton sapin dans la maison d’un inconnu.
Ce n’est pas ce que tu avais prévu pour lui. Et tant mieux. Ne change pas tes
plans pour moi.
– C’est peut-être ce dont j’ai envie.
Caleb pénètre sur le parking d’un immeuble de quatre étages, puis se
gare.
– Je te propose un truc : je vais garder l’œil ouvert toute l’année pour
trouver la famille parfaite. Quand tu reviendras, on pourra leur livrer le sapin
ensemble.
J’essaie de cacher mon incertitude en ce qui concerne l’année prochaine.
– Et si jamais je n’ai pas envie de traîner avec toi, l’année prochaine ?
Son visage s’assombrit et je regrette aussitôt mes paroles. Je m’attendais
à une réponse sarcastique, mais à la place je rame pour réparer les dégâts.
– Je veux dire, et si jamais tu n’avais plus aucune dent l’année
prochaine ? Après tout, tu es accroc aux sucres d’orge et au chocolat chaud…
– Tu sais quoi ? Je vais me brosser les dents super soigneusement toute
l’année, dit-il en ouvrant la portière.
L’atmosphère redevient légère et Caleb a retrouvé son sourire.
Je descends de la voiture et me dirige vers le coffre. La plupart des
fenêtres des appartements sont éteintes, mais certaines sont entourées de
guirlandes lumineuses. Caleb me rejoint à l’arrière de la camionnette, qu’il
ouvre, cachant ainsi l’autocollant du lycée de Sagebrush. Il tire sur le tronc,
j’attrape les branches pour l’aider.
– Voilà que j’améliore ton vocabulaire et ton hygiène, dis-je. Y a-t-il un
autre domaine dans lequel tu aies besoin d’aide ?
Il me fait son sourire à fossette et désigne les appartements de la tête.
– Contente-toi d’avancer, ça ira. M’aider serait un boulot à plein temps.
Je ris, heureuse de n’avoir pas fait ce que j’avais envie de faire, me
retourner pour le regarder par-dessus mon épaule et lui dire : « Dis-moi où je
signe. »
CHAPITRE 10

L’ascenseur est presque trop petit pour contenir le sapin. Caleb appuie sur
le bouton du deuxième avec son pied, et nous voici prêts pour l’ascension.
Quand les portent s’ouvrent, je me glisse la première hors de la cabine, puis
Caleb penche l’arbre pour que je l’attrape. Nous le portons jusqu’au bout du
couloir, il frappe à la dernière porte avec son genou. Un ange en papier kraft,
probablement découpé par un très jeune enfant, est punaisé sur l’œilleton.
L’ange tient une guirlande qui dit : « Feliz Navidad. »
Une femme corpulente aux cheveux gris et vêtue d’une robe à fleurs
ouvre la porte. Elle recule, surprise et ravie.
– Caleb !
– Joyeux Noël, madame Trujillo, dit-il tout en soutenant le tronc.
– Luis ne m’a pas dit que tu venais. Et avec un sapin !
– Il voulait que ce soit une surprise, dit Caleb. Madame Trujillo, je vous
présente mon amie Sierra.
Mme Trujillo semble sur le point de me serrer dans ses bras avant de
réaliser que les miens sont déjà chargés.
– Enchantée, dit-elle.
Nous traînons le sapin dans l’appartement. Je la vois faire un clin d’œil à
Caleb en me désignant du menton, mais je fais mine de ne pas l’avoir
remarqué.
– Je sais que vous n’avez jamais de vrai sapin pour Noël, dit Caleb. Je me
suis dit que cette année, cela vous ferait plaisir d’en avoir un.
La femme rougit et lui caresse le bras.
– Oh, tu es un bon garçon. Tu as un si grand cœur !
Elle traîne des pantoufles jusqu’au salon, se penche et son estomac tend
le tissu fleuri de sa robe. Sous le canapé, elle attrape un pied pour le sapin.
– Nous n’avons même pas encore sorti le sapin artificiel, Luis a tellement
à faire avec le lycée. Et voilà que tu m’apportes un arbre, un vrai !
Elle regarde Caleb en se donnant une petite tape sur le cœur.
– Merci, Caleb. Merci, merci, merci.
– Je crois qu’il t’a entendue, Mama, crie une voix depuis l’autre pièce.
Caleb se tourne vers un garçon d’environ notre âge, Luis, je suppose, qui
sort d’un couloir étroit.
– Salut, mec.
– Luis ! Regarde ce que Caleb nous a apporté.
Luis regarde le sapin avec un sourire un peu gêné.
– Merci de l’avoir apporté jusqu’ici.
Mme Trujillo pose la main sur mon bras.
– Tu vas à l’école avec les garçons ?
– À vrai dire, j’habite dans l’Oregon, dis-je.
– Ses parents tiennent le parc à sapins en ville, dit Caleb. C’est là-bas que
j’ai acheté celui-ci.
– Vraiment ? Caleb travaille chez vous comme livreur ? me demande-t-
elle.
Luis rit, mais Mme Trujillo a l’air perdue.
– Non, dit Caleb en me regardant. Pas tout à fait. Nous…
Je soutiens son regard.
– Continue.
J’adorerais l’entendre expliquer ce que nous sommes l’un pour l’autre.
Il a un petit sourire suffisant.
– Nous sommes devenus amis ces derniers jours.
Mme Trujillo lève les deux mains en l’air.
– J’ai compris. Je pose trop de questions. Caleb, veux-tu bien apporter du
turron à tes parents de ma part ?
– Bien sûr !
Il la regarde comme si elle lui avait proposé un verre d’eau au milieu du
désert.
– Sierra, il faut que tu goûtes ce truc.
Mme Trujillo applaudit.
– Oui ! Il faut que tu en prennes toi aussi pour ta famille. J’en ai fait
beaucoup trop. Luis et moi allons en donner aux voisins tout à l’heure.
Elle demande à Luis d’apporter quelques serviettes en papier, puis nous
tend à chacun quelque chose qui ressemble à du nougat. J’en casse un
morceau et l’enfourne dans ma bouche – délicieux ! Caleb a déjà englouti la
moitié de sa part.
Le visage de Mme Trujillo s’illumine. Elle nous prépare des petits
sachets en plastique pour que nous en rapportions chez nous. Nous nous
dirigeons vers la sortie en la remerciant encore pour le turron. Elle serre
Caleb dans ses bras un long moment, en remerciement pour le sapin.
– Donc, Luis est un ami à toi ? je demande en attendant l’ascenseur, nos
sachets de turron à la main.
– J’espère qu’il n’était pas trop mal à l’aise, dit-il en acquiesçant.
Les portes de l’ascenseur s’ouvrent, nous montons et il appuie sur le
bouton du rez-de-chaussée.
– La banque alimentaire tient une liste où les familles cochent ce dont
elles ont besoin. Je leur ai dit de demander à l’occasion si certaines avaient
envie d’un sapin et c’est de là que je tiens mes adresses. Quand j’ai vu le nom
de Luis sur la liste, je lui ai demandé si ça ne le dérangeait pas, mais…
– Il n’avait pas l’air très enthousiaste, dis-je. Tu crois qu’il était gêné ?
– Il s’en remettra, dit Caleb. Il sait que ça fait plaisir à sa mère. Et crois-
moi, c’est la femme la plus gentille du monde.
Les portes de l’ascenseur s’ouvrent et Caleb me fait signe de sortir.
– Elle est toujours si reconnaissante, dit Caleb. Elle ne juge personne. Les
gens comme elles méritent d’avoir ce qu’ils veulent, de temps en temps.
Une fois dans la camionnette, nous roulons en direction de l’autoroute
pour rentrer au parc.
– Pourquoi tu fais ça ? je demande.
Je me dis que les sapins sont un bon moyen pour aborder des sujets plus
personnels.
Il reste silencieux pendant une centaine de mètres.
– Après tout, tu m’as parlé de tes sapins sur la colline, finit-il par
répondre.
– C’est normal que tu me rendes la pareille, lui dis-je.
– OK. Je fais ça parce que j’ai déjà été dans cette situation. Et Luis s’en
remettra parce qu’il sait que c’est sincère. Il y a longtemps, juste après le
divorce de mes parents, les Trujillo et ma famille étaient dans le même
bateau. Ma mère gagnait à peine de quoi nous acheter un minuscule cadeau à
chacun, alors un sapin…
J’ajoute cette information à la liste – petite mais croissante – des choses
que je sais de Caleb.
– Et comment vont les choses maintenant ?
– Mieux. Ma mère a été promue à la tête de son département et nous
pouvons de nouveau nous offrir des sapins. Le premier que je t’ai acheté, il
était pour nous. Ma mère ne fait toujours pas de folie niveau décoration, mais
elle sait que les sapins ont toujours beaucoup compté pour nous.
Je me rappelle tous ces billets de un dollar qu’il a sortis lors de sa
première visite.
– Mais c’est toi qui as payé pour cet arbre.
– Pas totalement, dit-il en riant. J’ai juste mis un peu plus pour qu’on en
ait un plus grand.
Je me retiens de lui poser des questions sur sa sœur. Il semble si calme,
les yeux rivés sur la route. Puis Heather a raison, peu importe ce qui se
passera entre nous, ça n’ira pas au-delà de Noël. Si j’apprécie sa compagnie,
pourquoi tout gâcher ? Et si je suis vraiment honnête, je n’ai simplement pas
envie d’en savoir plus sur sa sœur.
– Je suis contente qu’on ait fait ça ce soir, dis-je. Merci.
Il sourit.

Caleb m’a proposé de passer me voir dans la semaine. Quand sa


camionnette apparaît enfin sur le parking, je ne vais pas l’accueillir et reste
sous le chapiteau. Il n’a pas besoin de savoir combien j’ai hâte de le voir. Une
partie de moi espère qu’il n’est pas passé le lendemain pour ne pas montrer,
lui aussi, cette hâte qu’il ressentait.
Les minutes passent, suffisamment pour qu’il ait le temps de me
rejoindre. Je le cherche du regard et quand je le trouve, je le vois avec
Andrew, lequel s’adresse à lui en pointant plusieurs fois son doigt vers le sol
avec agressivité. Caleb a les yeux rivés sur l’horizon, le regard tendu, les
poings enfoncés dans les poches de son blouson. Quand Andrew désigne
violemment notre caravane – dans laquelle se trouve mon père, au téléphone
avec oncle Bruce –, Caleb ferme les yeux et ses bras se relâchent. Andrew
finit par disparaître parmi les sapins et je suis étonnée qu’il n’en balance pas
un à la tête de Caleb.
Je rejoins le comptoir en vitesse. Quelques secondes plus tard, Caleb
entre sous le chapiteau. Il ne sait pas que je l’ai vu avec Andrew, et se
comporte comme si tout était normal.
– J’étais en route pour le boulot, dit-il, mais impossible de passer devant
le parc sans m’arrêter pour te dire bonjour.
Je réalise que sa fossette n’apparaît pas quand il se force à sourire.
Au bout d’une minute à peine, mon père arrive, pose ses gants de travail
sur le comptoir et dévisse le couvercle de son thermos qu’il remplit de café.
– T’es venu acheter un autre sapin ? demande-t-il sans lever les yeux.
– Non, monsieur, répond Caleb. Pas aujourd’hui. Je me suis juste arrêté
pour dire bonjour à Sierra.
Une fois le thermos rempli, papa se tourne vers Caleb en revissant
lentement le bouchon.
– Du moment que tu ne traînes pas. Elle a beaucoup de travail ici, et
ensuite il faut qu’elle fasse ses devoirs.
Papa donne une tape sur l’épaule de Caleb avant de le contourner. Je
meurs de honte. Nous bavardons deux ou trois minutes de plus puis
j’accompagne Caleb jusqu’à sa camionnette. Avant de monter, il désigne du
menton l’affiche pour le défilé, celle que j’accrochais le jour où je l’ai
rencontré.
– C’est demain soir, dit-il. J’y serai avec des amis. Tu devrais te pointer.
Me pointer ? J’ai envie de me moquer de lui, il pourrait me demander
directement de l’accompagner.
– Je vais y réfléchir, dis-je.
Il s’en va et je rejoins le chapiteau, les yeux au sol, un grand sourire aux
lèvres.
Papa se plante devant moi avant que j’aie pu atteindre le comptoir.
– Sierra…
Il sait que je n’ai aucune envie d’entendre ce qu’il va me dire, mais qu’il
doit quand même le dire.
– Je suis certain que c’est un bon gamin, mais réfléchis bien avant de
t’engager dans une histoire, s’il te plaît. Tu as plein de choses à faire et
ensuite nous partirons et…
– Je ne m’engage dans rien du tout, dis-je. Je me suis fait un ami, papa.
Arrête de flipper.
Il rit puis prend une gorgée de café.
– Pourquoi ne peut-on pas retourner au temps où tu jouais à la princesse ?
– Je n’ai jamais joué à la princesse.
– Tu plaisantes ? Chaque fois que la mère de Heather vous emmenait à la
parade, tu portais ta plus belle robe en clamant que tu étais la Reine des
Glaces.
– Exactement ! Reine, pas princesse. Tu m’as mieux élevée que ça.
Papa fait une révérence, comme c’est l’usage en présence d’un monarque.
Puis il retourne à la caravane et moi sous le chapiteau. Quand j’arrive,
Andrew est penché sous le comptoir.
Je le rejoins et enfile les gants que mon père a laissés.
– De quoi Caleb et toi parliez-vous tout à l’heure ?
– J’ai remarqué qu’il passait souvent au parc, dit Andrew.
Je croise les bras.
– Et alors ?
Andrew secoue la tête.
– Tu penses que c’est un type génial parce qu’il offre des sapins aux gens,
mais tu ne le connais pas.
J’ai envie de lui répondre que c’est lui qui ne connaît pas Caleb, mais en
vérité, il en sait probablement plus que moi. Est-ce stupide de ma part de ne
toujours pas avoir confronté Caleb à propos de cette rumeur ?
– Si ton père refuse qu’un de ses employés t’invite à sortir, dit Andrew, il
n’y a pas moyen qu’il accepte que Caleb le fasse.
– Arrête ! Tout ça ne te concerne pas.
Il baisse les yeux.
– Je me suis comporté comme un idiot l’année dernière. J’ai laissé ce mot
stupide sur ta fenêtre alors que j’aurais dû t’inviter à sortir de vive voix.
– Andrew, dis-je d’une voix douce, il ne s’agit ni de mon père, ni de
Caleb, ni de personne d’autre. Ne rendons pas la situation plus gênante
qu’elle ne l’est déjà, d’accord ?
Son visage se durcit.
– Ne sors pas avec Caleb. Tu es ridicule si tu crois que vous pouvez
seulement être amis. Il n’est pas qui tu penses. Ne sois pas…
– Dis-le !
Mes yeux se plissent, s’il me traite d’idiote, papa le renverra sur-le-
champ.
Andrew se tait et disparaît aussitôt.
CHAPITRE 11

Le soir du défilé, je descends tôt en ville, avec Heather et Devon. La mère


de Heather fait partie du comité organisateur de la parade et elle nous a
demandé d’arriver en avance. À peine entrons-nous sous l’auvent bleu où ont
lieu les inscriptions qu’elle tend à chacun un sac de bracelets à nouer autour
des poignets des participants et une écritoire avec la liste de leurs noms, pour
cocher les arrivées. La plupart des associations sont déjà inscrites, mais
chaque année, certaines se glissent dans le défilé en oubliant de se présenter
aux organisateurs. Elle nous annonce que c’est notre boulot de les trouver.
Devon regarde Heather.
– Sérieux ? On est obligés de faire ça ?
– Oui, Devon. Ça fait partie de tes devoirs en tant que petit ami. Si ça ne
te plaît pas…
Elle fait un geste en direction des passants.
Pas le moins du monde perturbé par son ton menaçant, Devon pose un
baiser sur la joue de Heather.
– Et ça en vaut carrément la peine.
Il se redresse et me lance un sourire ironique. Aucun doute, il sait
parfaitement combien il l’énerve parfois.
– Avant d’aller chercher qui que ce soit, dit Heather, prenons un café. Il
commence à faire frais.
Nous nous frayons un chemin parmi un groupe de boyscouts turbulents,
puis longeons un pâté de maisons, jusqu’à un café, un peu à l’écart du défilé.
Heather envoie Devon chercher nos boissons et reste dehors avec moi.
– Tu dois lui dire, dis-je. Prolonger cette histoire n’est pas une bonne
idée, ni pour lui ni pour toi.
– Je sais, répond-elle dans un soupir. Mais il doit améliorer ses notes, ce
semestre. Je ne veux pas être celle qui l’en empêche.
– Heather…
– Je suis horrible. Je sais ! Je sais.
Elle me regarde dans les yeux, quand quelque chose au loin capte son
attention.
– En parlant de conversation qu’on ferait bien d’avoir, je crois que Caleb
est là.
Quand je me retourne, je le vois, de l’autre côté de la rue, perché sur le
dossier du banc à l’arrêt de bus. Il est avec deux garçons, dont l’un semble
être Luis. En attendant que Devon revienne avec nos cafés, je décide de
prendre mon courage à deux mains et d’aller le saluer.
Un bus s’arrête entre nous et j’ai peur d’avoir loupé ma chance, mais
quand il redémarre, Caleb et ses amis sont toujours là, à discuter et à rire.
Caleb frotte énergiquement ses mains l’une contre l’autre avant de les fourrer
dans les poches de son manteau. Devon ressort et me tend un café, que je
refuse.
– Je vais changer ma commande, leur dis-je. Ça ne vous dérange pas de
commencer sans moi ? Je vous retrouve plus tard.
– Bien sûr, dit Heather.
Devon soupire, clairement irrité que je puisse m’échapper, contrairement
à lui.
– Parce que ! Voilà pourquoi, lui dit Heather avant qu’il n’ait le temps de
se plaindre.
Quand je ressors du café, j’ai une tasse dans chaque main. Je traverse la
rue, évitant de marcher trop vite, pour ne rien renverser. Quelques mètres
avant d’atteindre Caleb, je remarque un grand type en uniforme d’orchestre
blanc qui sort d’une voiture. Une fille, légèrement plus âgée, dans un
uniforme de pom-pom girl imprimé de la mascotte des Bulldogs, sort à sa
suite.
Un autre membre de l’orchestre trottine vers eux, une flûte à la main, et
crie :
– Jeremiah !
Caleb tourne aussitôt la tête dans leur direction. Jeremiah ouvre le coffre
de la voiture pour en sortir un tambourin muni d’une longue bandoulière. Il
referme le coffre, enfile la bandoulière et fourre deux baguettes dans la poche
arrière de son pantalon.
Je ralentis en approchant du banc. Caleb ne s’est pas encore retourné vers
moi, toujours concentré sur les gars de l’orchestre et la pom-pom girl. La
voiture démarre et la femme au volant se penche pour regarder Caleb. Il lui
fait un petit sourire hésitant, avant de détourner le regard.
Quand la voiture s’est éloignée, j’entends le flûtiste parler d’une fille
qu’il doit retrouver après le défilé. En passant devant le banc, Jeremiah
regarde Caleb. Difficile d’être sûre, mais je les trouve tristes, tous les deux.
La pom-pom girl attrape Jeremiah par le coude, pour le forcer à avancer.
Caleb les suit du regard, c’est là qu’il m’aperçoit.
– Tu es venue, dit-il.
Je lui tends un café.
– Tu avais l’air d’avoir froid.
Il prend une gorgée et se couvre la bouche juste avant de rire.
– Mocha à la menthe, évidemment.
– Et cette fois, pas la version du pauvre !
Luis et l’autre garçon se penchent pour regarder quelque chose derrière
moi. Une grande décapotable rose et blanche est garée au niveau du carrefour
et quelqu’un tient la porte arrière pour aider une lycéenne vêtue d’une robe
bleue chatoyante et d’une écharpe de la même couleur, à monter.
– Est-ce que c’est Christy Wang ? je demande.
Quand je fréquentais l’école primaire du coin, quelques semaines par an,
Christy était la seule personne à ne pas se montrer très accueillante. Selon
elle, je n’étais pas une vraie Californienne. Elle a dû changer, en tout cas
suffisamment pour être élue Reine de l’hiver. À moins que ce ne soit juste
parce qu’elle est magnifique dans cette robe.
– C’est une belle journée pour un défilé, mes amis, dit Luis en prenant
une voix de présentateur. Très belle ! Et la Reine de l’hiver de cette année est
un délice pour les yeux, à n’en pas douter. Je suis sûr que le Père Noël l’a
placée en haut de sa liste des enfants très très sages.
Le garçon à côté de Luis explose de rire.
Caleb les pousse l’un contre l’autre en riant.
– Mec. Un peu de respect. C’est notre reine.
– Mais qu’est-ce que vous faites ? je demande.
– Ce sont les commentaires du défilé. Bizarrement, la télé ne vient
jamais, alors on rend service à la communauté. À propos, je suis Brent, dit le
garçon que je ne connais pas.
Je tends ma main libre.
– Sierra.
Caleb me regarde, un peu gêné.
– C’est une tradition annuelle.
– Mais tu es la fille des sapins de Noël ! J’ai beaucoup entendu parler de
toi, dit Brent en pointant son doigt vers moi.
Caleb avale une grande gorgée et hausse les épaules, comme s’il n’était
pas au courant.
– Ravie de te revoir, Luis, dis-je.
– Moi aussi.
Il a une voix douce, un peu gênée. Il regarde un homme dont le lacet est
défait passer devant nous.
– Et pour les fashionistas qui nous écoutent, voici la dernière mode :
nouer les lacets d’une chaussure et laisser ceux de l’autre traîner. Si vous êtes
cool, la tendance prendra. Pour ce passant, ça ne prend pas du tout.
– Fais attention à ne pas tomber, fashionista ! dit Brent.
L’homme se retourne et Brent lui fait un petit signe de la main en
souriant.
Personne ne parle pendant quelques secondes, on regarde tous les gens
passer. Puis je fais un pas en arrière.
– Où vas-tu ? demande-t-il. Reste.
– Je ne voudrais pas interrompre votre boulot de commentateurs.
Caleb regarde ses amis – une conversation silencieuse entre mecs –, puis
il se retourne vers moi.
– Nan. C’est bon.
Brent nous fait signe de partir en agitant ses deux mains.
– Du balai, les enfants. Allez vous amuser.
Caleb checke ses deux copains et m’entraîne vers le défilé.
– Merci encore pour la boisson.
Nous passons devant quelques magasins, encore ouverts pour le défilé. Je
me tourne vers lui, en espérant que la conversation va prendre naturellement.
Il me regarde. Nous échangeons un sourire, mais détournons aussitôt la tête
tous les deux. Je me sens tellement à côté de la plaque avec lui, tellement pas
sûre de moi et maladroite.
Je finis par poser la seule vraie question que j’ai dans la tête :
– C’était qui le garçon là-bas ?
– Brent ?
– Le tambour de l’orchestre.
Caleb prend une gorgée de mocha et nous faisons à nouveau quelques pas
en silence.
– Jeremiah. C’est un vieux copain.
– Et il préfère participer au défilé plutôt que de le commenter avec vous
depuis le banc ? Comme c’est choquant.
Il sourit.
– Non, je suppose que non. Mais il ne traînerait pas avec nous, même s’il
le pouvait.
– Ah, pourquoi ça ? dis-je après une longue hésitation.
– C’est une longue histoire, Sierra, répond-il du tac au tac.
De toute évidence, je me mêle de ce qui ne me regarde pas, mais si c’est
le cas, comment envisager d’être son amie si je ne peux même pas lui poser
une question toute simple ? Surtout qu’elle ne sort pas de nulle part ; elle est
en lien direct avec une scène qui s’est passée sous mes yeux. Si un détail
aussi infime le pousse à se refermer sur lui-même, je ne suis pas sûre de
vouloir continuer à le voir. J’ai quitté des garçons pour bien moins que ça.
– Tu peux retourner voir tes amis si tu veux, dis-je. Je dois aider Heather,
de toute façon.
– Je préfère venir avec toi.
Je m’arrête.
– Caleb, je crois que tu devrais passer la soirée avec tes amis.
– Donne-moi une seconde chance.
Je le regarde, j’attends.
– Jeremiah était mon meilleur ami. Il s’est passé quelque chose dont tu as
entendu parler, je suppose, et ses parents n’ont plus voulu qu’on se voie. Sa
sœur se comporte comme un vrai gendarme – une version de sa mère en plus
jeune –, je ne sais pas comment elle fait, mais elle est toujours là.
Je revois la façon dont la mère de Jeremiah a regardé Caleb en démarrant,
tandis que sa sœur le suivait de près. J’aimerais avoir plus de détails mais il
faut qu’il ait envie de me les raconter. La seule façon pour nous de nous
rapprocher, c’est qu’il m’inclue lui-même dans sa vie.
– Si tu veux vraiment savoir ce qu’il s’est passé, je te le raconterai, dit
Caleb. Mais pas ce soir.
– Bientôt alors, dis-je.
– Pas ici. C’est le défilé de Noël ! Et on a des mochas à la menthe. Et
puis, l’orchestre t’empêcherait probablement d’entendre la moitié de
l’histoire.
Comme pour lui donner raison, la fanfare se met à jouer une version
bruyante et rythmée de Little Drummer Boy.
Je crie par-dessus le bruit :
– Je vois ce que tu veux dire !
Nous tombons sur Heather et Devon, près de la ligne de départ du défilé.
Devon serre l’écritoire contre sa poitrine comme s’il s’agissait d’un doudou,
tandis que Heather lui lance un regard noir.
– Quoi de neuf ? je demande.
– La Reine de l’hiver lui a demandé son numéro de téléphone ! s’exclame
Heather. Et j’étais juste à côté de lui !
Devon ne peut réprimer un petit sourire et j’ai presque envie de le lui
rendre. Christy Wang n’a pas changé d’un poil. Soudain, je me demande si
toutes ces histoires de rupture dont parle Heather ne sont pas au fond que
des… paroles en l’air. Elle a forcément des sentiments pour Devon, même
s’ils ne s’expriment qu’à travers sa jalousie.
Caleb et moi les suivons. Nous trouvons une petite place entre deux
familles assises, prêtes à admirer le défilé. Heather s’assied la première et je
me serre à côté d’elle. Devon reste debout et Caleb lui donne le checke avant
de s’asseoir à côté de moi.
– Elle lui a vraiment demandé son numéro ?
– Oui ! peste-t-elle. Et j’étais là, à côté de lui !
Devon se penche vers nous.
– Mais je ne le lui ai pas donné. Je lui ai dit que j’avais déjà une copine.
– Avais n’a jamais été si proche de la vérité, dit Heather.
– C’est une superbe Reine de l’hiver, ajoute Caleb.
Je sais bien que c’est une blague mais je lui donne quand même un petit
coup de coude.
– T’es pas cool.
Il sourit et bat des cils pour faire son innocent. Avant que Heather ne
puisse ajouter quoi que ce soit ou que Devon ne s’enfonce un peu plus, la
fanfare des Bulldogs apparaît à l’angle de la rue, menée par les pom-pom
girls. La foule applaudit au rythme de leur version instrumentale de Jingle
Bell Rock.
Je regarde Jeremiah passer, concentré sur son jeu de baguettes. Nous
applaudissons à l’unisson, mais je m’arrête peu à peu pour observer Caleb.
Tout le monde regarde déjà défiler le groupe suivant, mais les yeux de Caleb
restent rivés sur la fanfare. Le son des tambours est désormais lointain, mais
il garde le rythme en tapant des doigts contre ses genoux.

Caleb referme le hayon de sa camionnette après y avoir chargé un


nouveau sapin.
– Tu es sûre que tu as le temps ? me demande-t-il.
À vrai dire, je n’ai pas le temps. Tous les ans, le parc est pris d’assaut
après le défilé. Mais nous sommes rentrés directement après la fin de la
parade et quand j’ai demandé à ma mère si je pouvais m’éclipser pour livrer
un sapin avec Caleb, elle a accepté, me donnant quartier libre pour une demi-
heure.
– Aucun problème, dis-je avant de voir deux autres voitures se garer sur
le parking.
Il me lance un regard sceptique.
– Bon, soit, ce n’est peut-être pas le moment idéal, mais j’ai envie de
venir.
Il me lance son fameux sourire à fossette et se dirige vers sa portière.
– Tant mieux.
Quelques minutes plus tard, nous nous garons devant une petite maison
où tout semble éteint. Caleb attrape le sapin par le tronc tandis que je
m’empare du pied. Nous gravissons les quelques marches en béton de
l’entrée avant de réajuster nos prises. Mon cœur se met à battre plus vite
quand Caleb sonne à la porte. J’ai toujours adoré vendre des sapins, mais
faire la surprise aux gens, c’est un tout autre niveau d’excitation.
La porte s’ouvre aussitôt. Un homme excédé regarde Caleb, puis le sapin.
Derrière lui, une femme qui semble épuisée me lance elle aussi un regard
noir.
– La banque alimentaire nous a dit que vous viendriez tôt, dit-il d’un ton
sec. Nous avons loupé le défilé à vous attendre !
Caleb baisse les yeux.
– Je suis vraiment désolé. Je leur avais dit que nous passerions après le
défilé.
Je jette un œil derrière eux et aperçois un petit parc dans le salon dans
lequel dort un bébé dans sa couche.
– Ce n’est pas ce qu’ils nous ont dit. Vous les traitez de menteurs ? lance
la femme.
Elle ouvre grand la porte et désigne du menton l’intérieur de la maison.
– Contentez-vous de le poser dans le pot.
Caleb et moi entrons avec l’arbre, qui semble désormais dix fois plus
lourd, et l’installons dans un coin sombre tandis que le couple nous observe.
Après l’avoir ajusté plusieurs fois pour qu’il soit le plus droit possible, nous
reculons pour mieux le regarder. L’homme en fait autant. Puisqu’il ne semble
avoir aucune objection, Caleb me fait signe de le suivre jusqu’à la porte.
– J’espère que vous passerez un joyeux Noël, dit Caleb.
– Ça ne commence pas très bien, maugrée la femme. Nous avons raté le
défilé à cause de vous.
Tout ça commence à m’énerver.
– Vous l’avez déjà d…
Caleb m’attrape la main et me tire vers la porte.
– Encore une fois, nous sommes vraiment désolés.
Je le suis en secouant la tête, pleine de colère. Une fois dans la
camionnette, je me lâche.
– Ils ne nous ont même pas remerciés. Pas une seule fois !
Caleb démarre.
– Ils ont loupé le défilé. Ils étaient frustrés.
– T’es sérieux ? Tu leur as offert et livré un sapin !
Caleb enclenche la marche arrière et recule doucement jusqu’à la rue.
– Je ne le fais pas pour gagner une médaille. Ils ont un petit bébé, ils
étaient probablement fatigués. Manquer le défilé, sur un malentendu ou non,
ça énerverait n’importe qui.
– Mais tu fais tout ça avec ton argent et sur ton temps à toi…
– Donc, tu ne le ferais que si les gens te disaient à quel point tu es
formidable ? me dit-il, un petit sourire entendu au coin des lèvres.
J’ai envie de hurler et en même temps de rire en repensant au
comportement ridicule de ces gens, et à celui de Caleb, qui n’est pas
franchement meilleur à cette seconde précise ! Mais je suis sans voix et il le
sait, ce qui le fait rire.
J’aime bien Caleb. Je l’aime un peu plus chaque fois que je le vois. Et
tout ça ne peut mener qu’à la catastrophe. Je pars à la fin du mois et lui, il
restera. Le poids des non-dits devient trop lourd pour que je puisse le
supporter plus longtemps.
De retour au parc, Caleb enclenche le point mort mais laisse le moteur
tourner.
– Juste pour que les choses soient claires. Je sais très bien qu’ils se sont
montrés odieux alors qu’on leur apportait gratuitement un sapin. Mais je me
dis que tout le monde a le droit de passer une mauvaise journée.
Les lumières du parc forment des ombres dans l’habitacle. Il me regarde,
les traits à demi-cachés, mais ses yeux captent la lumière et je vois bien qu’ils
me supplient de le comprendre.
– C’est vrai, dis-je.
CHAPITRE 12

C’est notre journée la plus chargée depuis l’ouverture du parc. J’ai à


peine le temps d’aller aux toilettes, encore moins de déjeuner. Je me contente
de grignoter un plat préparé de pâtes au fromage, debout derrière le comptoir,
entre deux clients. Ce matin, j’ai reçu un e-mail du señor Martinez, qui me
demandait de l’appeler demain ou dans les jours qui suivent para practicar,
mais il va devoir attendre, j’ai mille choses à faire avant.
La cargaison de sapins est arrivée très tôt ce matin, bien avant les
employés. Papa a quand même téléphoné à quelques-uns des joueurs de
l’équipe de base-ball pour nous aider à décharger le camion avant l’ouverture.
Même si nous étions tous à moitié endormis, leur aide était précieuse.
J’ai beau être épuisée d’avoir déchargé tous ces sapins avant même de
petit-déjeuner, je suis ravie qu’on ait du travail en plus. Cela signifie sans
doute qu’on pourra rouvrir le parc l’année prochaine.
Ma mère et moi nous affairons derrière le comptoir, quand j’aperçois
M. et Mme Ramsay au loin. Je les pointe du doigt et décide de jouer les
commentatrices à mon tour, comme Caleb et ses amis pendant le défilé.
– Chers téléspectateurs, on dirait bien que les Ramsay se disputent pour
savoir s’ils doivent ou non dépenser plus et s’offrir cet époustouflant pin
blanc, dis-je.
Ma mère me regarde comme si j’étais devenue folle, mais je continue.
– C’est une situation que nous connaissons bien, dis-je, et je ne vous
surprendrai pas en vous disant que Mme Ramsay aura le dernier mot dans
cette histoire. Elle n’a jamais été fan de l’épicéa bleu, quoi qu’en dise
M. Ramsay.
Maman se met à rire, en me faisant signe de parler moins fort.
– Le verdict semble imminent ! dis-je.
Nous sommes désormais toutes les deux absorbées par la scène. Je
continue :
– Mme Ramsay agite les bras, son mari va devoir prendre une décision
très vite s’il veut rentrer chez lui avec un sapin. M. Ramsay compare les
aiguilles des deux arbres. Que va-t-il choisir, messieurs dames ? Lequel des
deux ? Et… ce sera… ce sera… le pin blanc !
Maman et moi agitons nos bras en l’air et nous tapons dans la main.
– Mme Ramsay gagne une fois de plus, dis-je.
Quand le couple rejoint le chapiteau, maman disparaît comme une
voleuse en se mordant les joues. M. Ramsay pose son dernier billet de vingt
dollars sur le comptoir et Mme Ramsay et moi échangeons un sourire
entendu. Je déteste voir les gens quitter le parc déçu, peu importe la raison,
donc je regarde M. Ramsay et lui dis qu’ils ont fait un excellent choix. Les
aiguilles de pin blanc sont les plus résistantes. Ils n’auront pas besoin de
passer l’aspirateur avant l’arrivée de leurs petits-enfants.
Avant qu’il n’ait eu le temps de ranger son portefeuille, Mme Ramsay le
lui prend des mains pour en sortir un billet de dix dollars qu’elle me tend en
guise de pourboire. Ils s’en vont, contents tous les deux, même si elle lui
lance une petite pique affectueuse sur sa « radinerie » qui le perdra.
En fixant le billet de dix dollars, j’ai comme le début d’une idée. Je reçois
rarement des pourboires, en général les gens les donnent plutôt aux garçons
qui chargent leur sapin.
J’envoie un texto à Heather : « Est-ce qu’on peut faire des cookies chez
toi ce soir ? »
Notre caravane est une super maison de substitution quand on est loin de
la nôtre, mais elle n’est pas faite pour une soirée pâtisserie.
Heather me répond aussitôt : « Bien sûr ! »
J’envoie immédiatement un texto à Caleb : « Si tu fais une livraison
demain, je veux venir avec toi. J’aurais même de quoi contribuer, en plus de
mon sourire enjôleur. Je parie que tu n’avais jamais utilisé ce mot dans une
phrase ! »
Il me répond quelques minutes plus tard : « Non, en effet. Et oui, tu
peux. »
Je range mon téléphone, le sourire aux lèvres. L’idée de passer un
moment avec Caleb me fait tenir le coup jusqu’au soir. Mais en comptant ma
caisse à la fermeture, je me rends compte que cette fois-ci, on ne pourra pas
seulement parler de sapins et de cookies. S’il me rend déjà si heureuse à ce
stade, et je n’ai aucun mal à envisager que cela continue, j’ai besoin de savoir
ce qu’il s’est passé avec sa sœur. Il a admis qu’il s’était passé quelque chose,
mais le connaissant mieux maintenant, je n’arrive pas à imaginer que ça
puisse être aussi grave que certains ont l’air de le penser.
Du moins, j’espère que non.

La journée du lendemain me paraît interminable. Heather et moi avons


passé la soirée à discuter en faisant les cookies. Devon est arrivé juste à
temps pour s’occuper du glaçage et des décorations. Il nous a également
aidées à tester une bonne douzaine de biscuits. Comme j’ai pu moi-même le
constater hier soir, je dois admettre que la plupart des histoires de Devon sont
ennuyeuses à mourir. Mais il est tellement doué pour la décoration des
cookies que je lui ai presque pardonné.
Je finis d’expliquer à un client comment reconnaître le prix de nos sapins
en fonction de la couleur du ruban. Une fois qu’il a compris, il continue son
chemin. Je m’agrippe à un arbre et ferme mes yeux lourds pendant quelques
secondes. Quand je les ouvre, je vois la camionnette de Caleb entrer sur le
parking. C’est étrange, je me sens soudainement tout à fait réveillée.
Papa aussi remarque la camionnette. Je retourne sous le chapiteau et il me
rejoint à la caisse, quelques aiguilles coincées dans les cheveux.
– Tu passes encore du temps avec ce garçon ? demande-t-il.
Son ton ne laisse aucune place au doute.
Je balaie quelques aiguilles de son épaule.
– Ce garçon s’appelle Caleb, dis-je. Et il ne travaille pas ici, donc tu ne
peux pas l’envoyer récurer les toilettes. Et puis, tu es forcé de reconnaître que
c’est notre meilleur client.
– Sierra…
Il ne termine pas sa phrase. De mon côté, je veux qu’il sache que je ne me
fais pas d’illusions sur notre situation ici.
– Je sais bien que nous sommes là pour quelques semaines seulement. Tu
n’as pas besoin de me le rappeler.
– Je veux juste que tu te ne fasses pas d’idées, dit-il. Lui non plus, à vrai
dire. Souviens-toi, nous ne sommes même pas sûrs de revenir l’année
prochaine.
J’avale la boule que j’ai dans la gorge.
– Ça n’a peut-être aucun sens, dis-je. Et j’ai bien conscience que ce n’est
pas dans mes habitudes mais… il me plaît.
Si les gens voyaient sa tête à cette seconde, ils penseraient que je viens de
lui annoncer que je suis enceinte.
– Sierra, sois…
– … prudente ? C’est la phrase banale que tu allais me sortir ?
Il a l’air d’avoir oublié que maman et lui se sont connus exactement de la
même façon. Dans ce parc à sapins.
J’enlève une autre aiguille de ses cheveux et l’embrasse sur la joue.
– Je suis prudente, et j’espère que tu le sais.
Caleb s’approche du comptoir et pose l’étiquette d’un nouveau sapin.
– La famille de ce soir aura droit à cette beauté, dit-il. Je l’avais déjà
repéré quand je suis venu la dernière fois.
Mon père lui sourit, lui donne une tape polie sur l’épaule avant de
s’éloigner sans un mot.
– Ça veut dire qu’il est presque conquis, dois-je expliquer.
Quand Caleb me voit attraper une boîte à biscuits en forme de traîneau
sous la caisse, il hausse les sourcils.
– Arrête de saliver. Ces biscuits ne sont pas pour toi. On va les offrir avec
le sapin.
– Attends une seconde : tu les as faits pour ces gens ?
Son sourire illumine tout le chapiteau.

Une fois le sapin et les cookies livrés, Caleb me propose de goûter aux
meilleurs pancakes de la ville. Il nous conduit dans un dinner, ouvert
24 heures sur 24, qui n’a pas dû être rafraîchi depuis les années 1970. Une
longue rangée de fenêtres éclairées par des lumières orange longe une
douzaine de boxes. Seules deux personnes y sont installées, chacune à un
coin opposé de la salle.
– Il faut avoir ses rappels du tétanos à jour pour manger ici ? je demande.
– C’est le seul endroit de la ville où on te sert un pancake gros comme ta
tête, dit-il. Avoue que tu en rêves depuis toujours.
Devant la caisse est scotchée une pancarte sur laquelle on peut lire :
Merci de vous asseoir où vous voulez. Je suis Caleb jusqu’à un box. Au-
dessus de nos têtes, des décorations de Noël pendent du plafond, accrochées à
du fil de pêche. Nous glissons sur une banquette dont le vinyle a dû connaître
des jours meilleurs, probablement au siècle précédent. Après avoir chacun
commandé le pancake « mondialement connu », je joins mes mains sur la
table et regarde Caleb. Il s’amuse avec le bouchon d’une grande bouteille de
sirop d’érable posée derrière les serviettes.
– Il n’y a plus d’orchestre, dis-je. Si nous discutons, je devrais pouvoir
t’entendre sans problème.
Il arrête de jouer avec le sirop et s’adosse contre la banquette.
– Tu veux vraiment connaître l’histoire ?
Sincèrement, je ne sais plus. Il sait que j’ai eu vent des rumeurs. Et si
elles n’étaient pas fondées, il devrait sauter sur l’occasion pour rétablir la
vérité.
Il gratte la cuticule de son pouce.
– Tu peux commencer par m’expliquer pourquoi tu ne t’es pas encore
servi de ton nouveau peigne, dis-je.
Ma blague tombe à plat, mais au moins j’essaie, j’espère qu’il s’en rend
compte…
– Je m’en suis servi ce matin, dit-il en passant ses doigts dans ses
cheveux. Peut-être que ton peigne a un défaut de fabrication.
– Peu probable.
Il boit une gorgée d’eau.
– D’abord, peux-tu me dire ce que tu as entendu ? demande-t-il après
quelques secondes de silence.
– Les mots exacts ? Eh bien, j’ai entendu que tu avais agressé ta sœur à
coups de couteau.
Il ferme les yeux de dépit. Son corps se balance d’avant en arrière, de
façon presque imperceptible.
– Quoi d’autre ?
– Qu’elle ne vit plus ici.
Je me sens coupable, mais je ne peux pas m’empêcher de remarquer le
couteau à bout arrondi sur sa serviette, juste à côté de sa main.
– Elle vit dans le Nevada, dit-il, avec notre père. Elle est en troisième.
Il regarde en direction de la cuisine, espérant sans doute voir la serveuse
venir à nous. Ou au contraire, peut-être veut-il s’assurer qu’on ne soit pas
dérangés.
– Et tu vis avec ta mère, dis-je.
– Oui. Mais bien sûr, ça n’a pas commencé comme ça.
La serveuse pose deux grandes tasses sur la table qu’elle remplit de café,
dans lesquelles nous versons tous les deux du lait et du sucre.
– Quand mes parents se sont séparés, ça a été très dur pour ma mère. Elle
a perdu énormément de poids, ce qui peut arriver, je suppose. Abby et moi,
nous sommes restés vivre avec elle, le temps qu’ils s’organisent.
Il touille son café tout en parlant, puis en prend une gorgée. J’attrape le
mien et souffle sur la fumée.
– On a même eu droit à notre propre avocat, Abby et moi, cela arrive
dans certaines affaires. C’est là que tout a commencé. Un jour, j’ai dit à
l’avocat que l’on devait rester avec ma mère. J’ai convaincu Abby que c’était
la meilleure chose à faire, que notre mère avait besoin de nous et que papa
s’en remettrait.
Je prends une gorgée de café à mon tour tandis qu’il fixe le sien.
– Mais il ne s’en remettait pas, continue Caleb. Je crois que je le savais
depuis un moment, mais je voulais espérer qu’il se reprendrait. Si je l’avais
vu tous les jours, aussi blessé et dévasté que ma mère, j’aurais peut-être
choisi de vivre avec lui.
– Qu’est-ce qui te faisait penser qu’il n’allait pas bien ? je demande.
La serveuse pose nos assiettes sur la table. Les pancakes font
véritablement la taille de nos têtes. Ça ne change rien à la difficulté de notre
conversation, même si c’est probablement ce que Caleb espérait en
choisissant cet endroit. Enfin, c’est une distraction comme une autre. Je verse
du sirop sur mon pancake puis m’empare de mes couverts pour le couper en
deux.
– Avant le divorce, Noël, c’était vraiment tout pour notre famille, dit-il.
On faisait les choses à fond, qu’il s’agisse des décorations ou de nos activités
au sein de notre paroisse. Même le pasteur Tom venait parfois chanter avec
nous dans les rues. Mais quand mon père a déménagé dans le Nevada, j’ai
compris que tout ça, c’était fini pour lui. Sa maison était un endroit sombre et
déprimant. Non seulement il n’y avait aucune guirlande de Noël, mais il ne
changeait même plus les ampoules grillées de ses lampes. Il vivait là depuis
des mois et ses affaires étaient encore emballées dans les cartons.
Il engloutit quelques bouchées de pancake, les yeux rivés sur son assiette.
J’ai envie de lui dire qu’il n’a pas besoin de me raconter la suite. Peu importe
ce qu’il s’est passé, à cette seconde, j’aime bien le Caleb assis en face de moi.
– Après notre première visite dans le Nevada, Abby ne m’a plus lâché au
sujet de mon père. Elle était triste de l’avoir vu dans cet état et très en colère
contre moi de nous avoir forcés à choisir notre mère. C’était impossible de la
calmer. Elle répétait constamment : « Regarde ce que tu lui as fait. »
J’ai envie de lui dire qu’il n’est pas responsable du comportement de son
père, mais il le sait sans doute. Je suis sûre que sa mère le lui a dit un million
de fois. Du moins, je l’espère.
– Tu avais quel âge ?
– J’étais en quatrième, Abby en sixième.
– Je me souviens de mon année de sixième, dis-je. Elle essayait
probablement de donner un sens à votre nouvelle vie à tous.
– Mais elle était convaincue que c’était ma faute si elle n’en avait pas,
justement. Et moi aussi j’ai pensé que c’était ma faute, c’était vrai, en partie.
Mais j’étais en quatrième. Comment aurais-je pu savoir ce qui aurait été le
mieux pour tout le monde ?
– Il n’y avait pas de solution idéale, dis-je.
Pour la première fois depuis dix minutes, Caleb relève les yeux. Il essaie
de sourire et même si c’est encore flou, je crois qu’il est convaincu de mon
envie sincère de comprendre.
C’est aussi la première fois que je le vois aussi fragile.
– Jeremiah et moi étions copains depuis des années, c’était mon meilleur
ami, et il savait à quel point Abby était sur mon dos. Il l’appelait la méchante
sorcière de l’Ouest.
– Ça, c’est un ami, dis-je en découpant un autre morceau de pancake.
– Il le disait devant elle, ce qui bien évidemment la mettait encore plus en
colère.
Il laisse échapper un petit rire mais s’arrête pour regarder par la fenêtre.
Dans la vitre opaque, son reflet semble froid.
– Un jour, j’ai explosé. Je ne supportais plus ces accusations. J’ai
simplement explosé.
Je soulève un morceau de pancake dégoulinant de sirop avec ma
fourchette, mais ne le porte pas à ma bouche.
– C’est-à-dire ?
Il me regarde. Il semble plus envahi par la douleur et la tristesse que par
la colère.
– Je ne supportais plus de l’entendre. Je ne sais pas comment le décrire
autrement. Un jour, elle m’a crié dessus, en me sortant la même histoire que
d’habitude : j’avais détruit la vie de notre père, la sienne et celle de notre
mère. Et quelque chose en moi a… pété un plomb, dit-il, la voix tremblante.
J’ai couru dans la cuisine et j’ai attrapé un couteau.
Ma fourchette reste figée au-dessus de mon assiette, mes yeux rivés sur
lui.
– Quand elle m’a entendu, elle a couru à toute vitesse dans sa chambre.
Et je lui ai couru après.
Il serre sa tasse dans une main. De l’autre, il plie mécaniquement sa
serviette pour cacher la lame de son couteau. Se rend-il compte de son geste ?
Si c’est le cas, je ne sais pas s’il le fait pour moi ou pour lui.
– Elle a foncé dans sa chambre en claquant la porte…
Las, il se penche en arrière, ferme les yeux et pose ses mains sur ses
genoux. La serviette s’ouvre.
– J’ai poignardé sa porte avec le couteau, encore et encore. Je ne voulais
pas lui faire de mal. Je ne lui ferais jamais de mal. Mais impossible d’arrêter
de poignarder cette porte. Je l’ai entendue crier et pleurer, elle était au
téléphone avec ma mère. J’ai fini par lâcher le couteau et je me suis effondré
sur le sol.
– Oh mon Dieu, dis-je en murmurant (à moins que ce soit dans ma tête).
Il lève les yeux vers moi. Des yeux qui me supplient de faire preuve de
compréhension.
– Donc c’était vrai, dis-je.
– Sierra, je te jure que ça ne m’était jamais arrivé avant, ni depuis. Et je
ne lui aurais jamais fait de mal, je te le promets. Je n’ai même pas vérifié si
elle avait verrouillé la porte, parce qu’il ne s’agissait pas de ça. J’avais besoin
de montrer à quel point tout ça me faisait souffrir, moi aussi. Je n’ai jamais
fait de mal physiquement à qui que ce soit, de toute ma vie.
– Je ne comprends toujours pas pourquoi, dis-je.
– Je crois que j’ai voulu lui faire peur, dit-il. Mais c’est tout. Et ça a
marché. Ça m’a même fait peur à moi. Et à ma mère.
Nous restons silencieux. Mes mains sont coincées entre mes genoux.
Tout mon corps est tendu.
– Donc Abby est allée vivre avec mon père, et moi je suis resté ici avec
toutes ces rumeurs.
J’ai arrêté de respirer. Je ne sais pas comment réconcilier le Caleb que
j’ai appris à connaître et avec qui j’adore passer du temps et le garçon brisé
qui se trouve en face de moi.
– Tu la vois toujours ? Ta sœur ?
– Quand je rends visite à mon père ou quand elle vient ici.
Il regarde mon assiette à laquelle je n’ai pas touché depuis plusieurs
minutes.
– Pendant presque deux ans, nous avons consulté un thérapeute familial
chaque fois que ma sœur venait. Elle dit qu’elle comprend et qu’elle m’a
pardonné, et je la sens sincère. C’est une fille formidable. Tu l’aimerais
beaucoup.
Je prends quand même une bouchée de mon pancake. Je n’ai plus faim,
mais ça me permet de ne pas avoir à parler.
– Une partie de moi continue d’espérer qu’elle changera d’avis et
reviendra vivre ici, mais je ne pourrai jamais lui demander de le faire. Ça doit
venir d’elle. Et elle aime vivre dans le Nevada. Elle y a sa nouvelle vie, de
nouveaux amis. D’une certaine façon, c’est une bénédiction que mon père
l’ait avec lui.
– Je suis contente que tu le voies comme une bénédiction, dis-je. Ce n’est
pas toujours le cas.
– C’est pour ma mère que ça a été le plus dur. À cause de moi, et cette
fois, ça ne fait aucun doute, un de ses enfants a déménagé. Cela fait des
années qu’elle ne voit plus sa fille grandir par ma faute. Je dois vivre avec ça
pour le restant de mes jours.
À voir sa mâchoire se contracter, je sais qu’il en a pleuré de nombreuses
fois. Je réfléchis à tout ce qu’il m’a dit. Combien tout ça a été dur pour sa
mère, sa sœur et lui. Tout cela devrait me faire peur, mais ça n’est pas le cas,
parce que je suis convaincue qu’il ne ferait de mal à personne. Tout me
pousse à le croire.
– Pourquoi tes parents se sont-ils séparés ? je demande.
Il hausse les épaules.
– Il y a plein de choses dont je ne suis pas au courant, mais ma mère m’a
raconté un jour qu’elle retenait son souffle chaque fois que mon père entrait
dans une pièce ; visiblement, il passait son temps à lui faire des remarques
désagréables. Je crois que sa présence la mettait mal à l’aise.
– Et ta sœur ? Est-ce que ton père se comporte de la même façon avec
elle ?
– Jamais de la vie, dit-il en riant enfin. Abby lui rendrait aussitôt la
monnaie de sa pièce. S’il disait quoi que ce soit sur sa façon de s’habiller, elle
se lancerait dans un monologue sans fin sur son machisme et il finirait par
retirer ce qu’il a dit et lui demander pardon.
Je ris à mon tour.
– Ça, c’est mon genre de fille, dis-je.
La serveuse ravitaille nos tasses. Je vois des rides d’inquiétude
réapparaître sur le front de Caleb.
Il lève les yeux vers la serveuse.
– Merci.
– Et que vient faire Jeremiah dans cette histoire ? je demande quand elle
s’éloigne.
– Il a eu le malheur d’être à la maison quand tout ça est arrivé, dit-il en
regardant de nouveau par la fenêtre. Et il a été aussi bouleversé que nous.
Quand il est rentré chez lui, il a tout raconté à sa famille, ce que je peux
comprendre. Mais sa mère a décidé que nous ne pouvions plus être amis.
– Encore aujourd’hui ?
Ses doigts frôlent à peine le rebord de la table.
– J’aurais tort de lui en vouloir, dit-il. Je sais que je ne suis pas
dangereux, mais elle protège son fils, c’est normal.
– Elle croit qu’elle le protège, dis-je. Il y a une différence.
Son regard va de la fenêtre à la table, il fronce les sourcils.
– En revanche, je lui en veux d’en avoir parlé aux autres parents. Elle a
fait de moi ce monstre qu’il fallait à tout prix éviter. C’est uniquement à
cause de la famille de Jeremiah si les gens évoquent encore cette histoire des
années après, et que tu en as entendu parler. Je mentirais si je disais que ça ne
m’a pas blessé… énormément.
– Je n’aurais jamais dû en entendre parler, dis-je.
– En plus, elle a exagéré les choses. À cause d’elle, je serai toujours un
maniaque qui brandit un couteau, aux yeux des gens comme Andrew.
Pour la première fois, je peux voir la colère de Caleb à l’égard de tout ça.
– Je retire ce que je viens dire. Je ne veux pas que tu juges la famille de
Jeremiah. Je ne sais pas si sa mère a vraiment exagéré ou non. L’histoire a pu
prendre de l’ampleur au fur et à mesure qu’on la racontait.
Je repense aux avertissements de Heather et à la stupeur de Rachel et
d’Elizabeth quand je leur ai raconté tout ça. Tout le monde a réagi si vite.
Tout le monde avait un avis sans jamais avoir entendu la version de Caleb.
– Même si cela venait d’elle, ça n’a pas d’importance, dit Caleb. Elle
avait une raison de raconter ce qu’elle a raconté. Tout le monde avait sa
raison. Et la vérité, c’est que c’est moi qui ai provoqué tout ça.
– Mais ce n’est pas juste pour autant, dis-je.
– Pendant très longtemps, je suis devenu parano. Si je traversais un
couloir à l’école ou me baladais en ville et que quelqu’un que je connaissais
me regardait sans rien dire, même si son regard ne signifiait rien, je me
demandais ce qu’il avait entendu.
– Je suis vraiment désolée, Caleb.
– Le plus bête, c’est que je sais que Jeremiah et moi aurions pu rester
amis. Il était là. Il a tout vu. Je suis sûr qu’il a eu peur, mais il me connaissait
assez pour savoir que je n’aurais jamais fait de mal à Abby. Tout ça dure
depuis trop longtemps.
– Je ne comprends pas pourquoi sa mère s’inquiète encore à l’idée que
son grand garçon traîne avec toi, dis-je. Je ne voudrais pas te vexer, mais il
fait quelques centimètres de plus que toi.
Il rit, d’un rire éphémère.
– Et pourtant elle l’est. Et sa sœur aussi. Cassandra le suit comme son
ombre. Chaque fois qu’il a essayé de me dire bonjour, elle était derrière lui
pour l’éloigner de moi.
– Et tu acceptes que ça continue comme ça ?
Il me regarde d’un regard vide.
– Les gens penseront toujours ce qu’ils veulent. Il faut que je l’accepte. Je
pourrais me battre, mais ce serait épuisant. Je pourrais laisser tout ça
m’atteindre, mais ce serait de la torture. Je préfère me dire que c’est tant pis
pour eux.
Il a beau se montrer philosophe, il est évident que cela continue de
l’accabler et de le tourmenter.
– Oui, tant pis pour eux, dis-je en tendant le bras et en posant ma main sur
la sienne. Je suis sûre que tu attendrais des mots plus élaborés de ma part,
mais sache que tu es un mec plutôt cool, Caleb.
Il sourit.
– Tu es plutôt cool, toi aussi, Sierra. Il y a peu de filles qui se
montreraient aussi compréhensives.
– De combien de filles as-tu besoin, de toute façon ? dis-je, pour essayer
de détendre l’atmosphère.
– C’est ça l’autre problème, répond-il, et son sourire disparaît. Non
seulement il faudrait que j’explique mon passé à une fille – si elle n’en a pas
déjà entendu parler –, mais je devrais également l’expliquer à ses parents.
S’ils vivent ici, ils finiront par entendre les rumeurs.
– Tu as dû t’expliquer souvent ?
– Non. Parce que je ne suis jamais resté suffisamment longtemps avec
une personne pour savoir si elle en valait la peine.
J’ai le souffle coupé. Est-ce que moi, j’en vaux la peine ? C’est ça qu’il
est en train de dire ?
Je recule mes mains.
– C’est pour ça que tu t’intéresses à moi ? Parce que je m’en vais ?
– Tu veux la vérité ? dit-il, désarmé.
– Je crois que c’est le thème de ce soir.
– Oui, au début. Je me suis dit qu’on pourrait simplement passer du temps
ensemble et éviter les mélodrames…
– Mais j’ai eu vent des rumeurs, dis-je. Tu le savais et tu as quand même
continué à venir.
Je vois bien qu’il se retient de sourire.
– C’était sans doute la façon dont tu as employé enquérir la première fois
qu’on s’est parlé.
Il pose ses mains au milieu de la table, paumes vers le haut.
– Je n’en doute pas, dis-je.
Je mets mes mains dans les siennes. Un poids s’est envolé de nos épaules.
– Sans oublier, dit-il avec un sourire de petit garçon, que tu fais aussi des
super ristournes sur les sapins.
– Oh, c’est pour ça que tu viens chez nous ! Et si je décide qu’il est temps
que tu paies plein pot ?
Il s’adosse à la banquette, je sais qu’il débat avec lui-même pour savoir
s’il doit continuer le jeu ou non.
– Dans ce cas, je suppose qu’il faudra que je me mette à payer plein pot.
Je hausse un sourcil en le regardant.
– Alors je suppose que tu viens juste pour moi.
Il caresse mes mains avec ses pouces.
– Je viens juste pour toi.
CHAPITRE 13

Quand ma ceinture est attachée, Caleb démarre.


– Maintenant, c’est ton tour. Est-ce qu’il t’est déjà arrivé de péter les
plombs ? demande-t-il en quittant le parking du dinner.
– Moi ? Oh, je garde toujours mon calme.
À son sourire, je suis contente qu’il sache que je plaisante.
Nous roulons en silence sur l’autoroute. Mes yeux vont des phares des
voitures face à nous à la figure sombre et impressionnante de Cardinals Peak
qui surplombe la ville. Je me tourne vers Caleb, son visage est éclairé par
intermittence, on y distingue d’abord une expression de bonheur, puis
d’inquiétude. Se demande-t-il si mes sentiments à son égard ont changé ?
– Je viens de te livrer tout un arsenal d’informations, dit-il.
– Et tu penses que je vais m’en servir contre toi ?
Il ne répond pas. Je suis un peu contrariée qu’il me pense capable de faire
une chose pareille. À la réflexion, aucun de nous ne connaît l’autre depuis
suffisamment longtemps pour être sûr de quoi que ce soit.
– Je ne ferais jamais une chose pareille, dis-je.
Maintenant, il ne dépend que de lui de me croire ou non.
On roule pendant près de deux kilomètres sans prononcer un mot.
– Merci, finit-il simplement par dire.
– J’ai l’impression que suffisamment de personnes l’ont déjà fait.
– C’est pour ça que j’ai arrêté de raconter la vérité à la plupart des gens.
De toute façon, ils croiront ce qu’ils voudront, et je suis fatigué d’avoir à
m’expliquer. Les seules personnes à qui je dois quelque chose, c’est Abby et
ma mère.
– Tu n’étais pas forcé de tout me raconter non plus, dis-je. Tu aurais pu
choisir de…
– Je sais. Mais j’avais envie de te raconter mon histoire.
La fin du trajet jusqu’au parc à sapins se fait en silence, et j’espère qu’il
se sent un peu plus léger désormais. Chaque fois que j’ai été honnête avec
mes amis, même si c’est douloureux, je me sens toujours plus légère. Mais
cela est possible parce que j’ai confiance en eux. Et Caleb peut me faire
confiance. Si sa sœur dit qu’elle lui a pardonné, pourquoi devrais-je lui en
vouloir ? Surtout quand on sait à quel point il regrette son geste.
On s’arrête sur le parking. Les lumières en forme de flocons de neige sont
éteintes, mais les réverbères sont restés allumés, pour des raisons de sécurité.
Tout est sombre dans la caravane et les rideaux sont fermés.
– Avant que tu partes, dis-je, j’ai besoin que tu saches une chose.
ll se tourne vers moi tandis que le moteur gronde toujours.
– Tu vas aller voir Abby et ton père pour les vacances de Noël ?
Il baisse les yeux, mais aussitôt après, un sourire se dessine sur ses lèvres.
Il sait que je pose la question parce que je ne veux pas qu’il parte.
– C’est l’année de ma mère, dit-il. C’est Abby qui vient.
Je ne veux pas cacher mon excitation, mais j’essaie de rester un minimum
cool.
– Je suis contente, dis-je.
Il me regarde.
– J’irai voir mon père pour les vacances de Pâques.
– Il ne va pas se sentir trop seul à Noël ?
– Un peu, c’est sûr. Mais depuis qu’Abby vit avec lui, elle l’oblige à
embrasser l’esprit de Noël, c’est l’avantage. Ce week-end, elle l’emmène
acheter un sapin.
– Elle a l’air d’avoir un sacré tempérament, dis-je.
Caleb regarde à nouveau la route.
– Avant, l’idée de fêter Noël avec eux l’année prochaine me réjouissait,
dit-il. Mais maintenant, je n’en suis plus aussi sûr. Une part de moi aura
vraiment envie de rester ici jusqu’à la dernière minute avant Noël.
– À cause de ta mère ?
Il ne répond rien, et plus les secondes passent, plus je me sens légère.
Insinue-t-il qu’il aimerait rester pour moi ? J’ai envie de poser la question – je
devrais poser la question –, mais j’ai trop peur. S’il dit non, je me sentirai
ridicule d’y avoir pensé. S’il dit oui, alors je devrai lui dire que je ne
reviendrai peut-être pas l’année prochaine.
Il sort dans la fraîcheur nocturne et fait le tour jusqu’à ma portière. Il
prend ma main pour m’aider à descendre. Nous restons main dans la main
quelques secondes encore, tout près l’un de l’autre. À cet instant, je me sens
plus proche de lui que je ne l’ai jamais été d’aucun garçon. Même si je ne
vais pas rester ici très longtemps. Même si je ne sais pas quand je reviendrai.
Je lui demande de revenir demain. Il dit qu’il le fera. Je lui lâche la main
et marche en direction de la caravane, en espérant que le silence aidera à
apaiser mon cerveau qui tourne à plein régime.

Ces trois dernières années, j’ai accompagné Heather au lycée pour son
dernier jour de classe avant les vacances de Noël. Ce rituel avait commencé à
cause d’un pari lors d’une de nos soirées vidéo marathons : nous étions
curieuses de savoir si l’école nous le permettrait. Ma mère avait appelé pour
se renseigner et, vu que la directrice du lycée était une ancienne institutrice de
l’école primaire que j’avais fréquentée durant mes hivers passés ici, ça
n’avait posé aucun problème. « Sierra est une fille adorable », avait-elle dit.
Heather dessine un trait d’eye-liner sur sa paupière, en se regardant dans
un minuscule miroir collé à l’intérieur de son casier.
– Tu lui as posé la question alors que vous mangiez des pancakes ?
demande-t-elle.
– Des énormes pancakes ! Et Rachel m’avait conseillé de le faire dans un
lieu public, donc…
– Qu’est-ce qu’il a dit ?
Je m’adosse sur le casier voisin.
– C’est n’est pas à moi de raconter son histoire. Mais continue de lui
donner une chance, OK ?
– Je te laisse traîner avec lui sans chaperon. Si ça, c’est pas lui donner une
chance. Elle rebouche son eye-liner. Quand j’ai appris que vous vous
pavaniez ensemble dans toute la ville pour livrer des sapins, comme si vous
étiez monsieur et madame Noël, je me suis dit que les rumeurs devaient être
exagérées.
– Merci, dis-je.
Elle referme son casier.
– Donc, maintenant que c’est officiel vous deux, je devrais te rappeler
pourquoi je t’ai encouragée à avoir une romance de Noël.
Nous regardons de l’autre côté du couloir animé, en direction de Devon,
debout entouré de ses copains.
– Tu t’es remise de cette histoire de Reine de l’hiver ? je demande.
– Oh fais-moi confiance, je le lui ai fait payer, répond-elle. Et pas qu’une
fois. Pourtant, regarde-le ! Il devrait être là, avec moi. Franchement, si je lui
plaisais vraiment…
– Arrête ! Non, mais tu t’entends ? D’abord tu veux rompre, mais tu dis
que tu ne peux pas lui faire ça pendant les fêtes. Et pourtant, dès qu’il ne se
consacre pas entièrement à toi, tu deviens neurasthénique.
– Je ne deviens pas… Attends, c’est genre quand on est super déprimé ?
– Oui.
– D’accord, alors je deviens neurasthénique.
Tout est limpide désormais. Son attitude n’a rien à voir avec le fait que
Devon soit ennuyeux. Heather a simplement besoin de sentir qu’il a envie
d’être avec elle.
Je la suis dans le couloir qui mène à son cours. Tout le monde nous
regarde, des élèves et des professeurs qui se demandent qui je suis, ou des
personnes qui me reconnaissent et réalisent que Noël approche.
– Devon et toi passez beaucoup de temps ensemble, dis-je. Et je sais que
vous vous embrassez beaucoup aussi, mais est-ce qu’il sait qu’il compte
vraiment pour toi ?
– Il le sait. Moi, par contre, je ne sais pas si je compte vraiment pour lui.
Il dit que oui, et il m’appelle tous les soirs, mais c’est pour parler de fantasy
football et non de choses importantes, comme par exemple savoir ce dont je
pourrais avoir envie pour Noël.
Nous quittons le couloir animé et pénétrons dans la salle d’anglais. Le
prof me fait un signe de tête en souriant avant de pointer du doigt une chaise
déjà installée à côté du pupitre de Heather.
La deuxième et dernière sonnerie retentit, Jeremiah surgit dans la pièce
en dérapage contrôlé, puis s’installe juste devant Heather. Mon cœur bat plus
fort. Je revois le regard triste de son visage quand il a croisé Caleb au défilé.
Tandis que le prof allume le tableau interactif, Jeremiah se tourne vers
moi.
– Alors, tu es la nouvelle petite amie de Caleb ? demande-t-il d’une voix
grave.
Je sens mes joues s’enflammer et me fige.
– Qui t’a dit ça ?
– C’est une petite ville. Et je connais plein de gars de l’équipe de base-
ball. La réputation de ton père est légendaire.
J’enfouis mon visage dans mes mains.
– Oh mon Dieu.
Il rit.
– Pas de lézard. Je suis content que vous traîniez ensemble. À vrai dire,
c’est idéal, quand on y pense.
Je laisse retomber mes mains et le scrute avec attention. Le prof parle de
Songe d’une nuit d’été tout en trifouillant son ordinateur, les gens qui nous
entourent farfouillent dans leur cahier. Je me penche vers lui et murmure :
– Pourquoi c’est idéal ?
Il se retourne légèrement.
– À cause de son truc avec les sapins. Et de ton truc avec les sapins. C’est
cool.
– Ne m’attire pas d’ennuis, peste Heather tout bas, à mon intention. Je
dois revenir en janvier, moi.
– Pourquoi tu ne traînes plus avec lui ? je demande aussi discrètement
que possible.
Jeremiah baisse les yeux sur son pupitre, puis coince son menton dans le
creux de son épaule pour me regarder.
– Il t’a dit qu’on était amis ?
– Il m’a dit beaucoup de choses. C’est vraiment un type bien, Jeremiah.

– C’est compliqué.
– Vraiment ? Ou est-ce ta famille qui rend les choses compliquées ?
Il fait une petite grimace puis me regarde genre, « c’est qui, cette fille ? »
Je réfléchis à ce que mes parents diraient s’ils savaient que Caleb a pété
les plombs. D’aussi loin que je m’en souvienne, mes parents m’ont toujours
enseigné à pardonner aux gens, à croire qu’ils tiendraient parole. Mais s’il
s’agit de moi et du garçon qui me plaît, je ne suis pas sûre qu’ils resteraient
fidèles à leurs principes.
Je fais comprendre à Heather que je suis désolée, mais c’est peut-être la
seule occasion que j’aurais de parler à Jeremiah.
– Tu leur en as reparlé depuis ? je demande.
– Ils ne veulent pas que j’aie ce genre d’ennuis.
Ça me rend tellement triste – et tellement en colère – que ses parents ou
qui que ce soit puissent considérer Caleb comme un genre d’ennui.
– Soit. Mais est-ce que vous seriez amis si tu en avais le droit ?
Il regarde vers le prof qui trifouille toujours son ordinateur. Puis il se
retourne vers moi.
– J’y étais. J’ai vu ce qu’il s’est passé. Caleb était fou de rage, mais je ne
pense pas qu’il lui aurait fait du mal.
– Tu ne penses pas ? Tu sais qu’il ne l’aurait pas fait.
Ses doigts agrippent les rebords du pupitre.
– Je ne le sais pas, dit-il. Et tu n’étais pas là.
Les mots s’abattent violemment sur moi. Il s’agit de la famille de
Jeremiah. Il s’agit aussi de lui, et il a raison, je n’étais pas là.
– Donc, aucun de vous deux n’a le droit de changer d’attitude, c’est ça ?
Heather me tapote le bras et je m’adosse contre le dossier de ma chaise.
Jeremiah passe le reste du cours à fixer la page blanche de son cahier, mais il
n’écrit pas un mot.

Je ne croise Caleb qu’en fin de journée. Il est avec Luis et Brent, dans le
bâtiment réservé aux cours de maths. Je les regarde se donner des tapes dans
le dos puis partir chacun de leur côté. Quand il me voit, il sourit et me rejoint.
– Tu sais que la plupart des gens essaient de ne pas aller à l’école, dit-il.
Comment s’est passée ta journée ?
– Il y a eu des moments intéressants, dis-je en m’adossant au mur du
couloir. Je sais que tu vas dire que tu n’as jamais employé le mot laborieux
dans une phrase, mais ça décrit plutôt bien ma journée.
– Je ne l’ai jamais utilisé, en effet, dit-il, en se postant à côté moi. Je vais
le chercher tout à l’heure.
Puis il sort son téléphone et se met à taper sur le clavier.
Je ris et remarque Heather qui marche dans notre direction. Devon la suit,
il est au téléphone.
– Nous allons faire du shopping en ville, dit-elle. Vous voulez venir avec
nous ?
Caleb me regarde.
– Ça dépend de toi. Moi, je ne travaille pas.
– Bien sûr, je réponds. On n’a qu’à prendre la voiture de Devon, dis-je à
l’attention de Caleb, comme ça tu pourras chercher ton mot du jour.
– Continue de te moquer et je ne t’achèterai pas ton mocha à la menthe !
Puis, comme si c’était la chose la plus naturelle qu’il ait jamais faite, il
me prend la main et nous suivons nos amis vers la sortie.
CHAPITRE 14

Caleb ne me lâche la main que pour ouvrir la porte arrière de la voiture de


Devon. Une fois que je suis assise, il referme la portière et contourne le
véhicule. Depuis le siège avant, Heather en profite pour me lancer un petit
sourire entendu.
Je lui donne la seule réponse possible dans ce genre de situation :
– La ferme.
J’ai presque envie de rire en la voyant gigoter des sourcils. Quoi qu’il en
soit, je suis ravie qu’elle ait décidé de donner sa chance à Caleb. C’est soit ça,
soit qu’elle est juste très heureuse qu’on les accompagne en ville.
– Alors, qu’est-ce qu’on va acheter ? demande Caleb en montant dans la
voiture.
– Des cadeaux de Noël, répond Devon. Enfin, je crois, se reprend-il en
regardant Heather. C’est ça ?
Mon amie ferme les yeux et pose la tête contre la fenêtre.
Il faut vraiment que je file à Devon quelques conseils pour être un
meilleur petit ami.
– Soit. Mais toi, Devon, à qui vas-tu acheter un cadeau ? dis-je.
– Probablement à ma famille. Et toi ?
Ça va être plus compliqué que je ne le pensais. Je change donc de
tactique.
– Heather, si tu pouvais avoir n’importe quel cadeau pour Noël, ce serait
quoi ? N’importe quoi.
Heather comprend mon petit manège, parce qu’elle n’est pas
complètement à côté de la plaque, contrairement à Devon.
– C’est une très bonne question, Sierra. Tu me connais, je suis le genre de
personne qui se contente de peu, donc peut-être…
Devon trifouille la radio tout en conduisant. Je dois vraiment me
contrôler pour ne pas donner un coup de pied dans son siège. Caleb regarde
par la fenêtre, prêt à exploser de rire. Au moins, lui, il comprend ce qu’il se
passe.
– Peut-être quoi ? je demande à Heather.
Elle lance un regard noir à Devon.
– Quelque chose de personnel, ce serait sympa, comme une journée
dédiée à mes activités préférées : un film, une balade, peut-être un pique-
nique en haut de Cardinals Peak. Un truc tellement bête que même un idiot
réussirait à l’organiser.
Devon change à nouveau de station. À ce stade, j’ai envie de frapper
l’arrière de son énorme tête, mais il est en train de conduire et je tiens trop
aux autres passagers.
Caleb se penche en avant. Il pose une main sur l’épaule de Devon tout en
regardant Heather.
– Ça a l’air vraiment sympa, Heather. Peut-être que quelqu’un organisera
cette merveilleuse journée pour toi.
Devon jette un coup d’œil à Caleb dans le rétroviseur.
– C’est toi qui m’as tapoté l’épaule ?
Heather s’approche de son visage.
– Nous parlions de ce que je voulais pour Noël, Devon !
Devon lui sourit.
– Comme une de ces bougies parfumées ? Tu adores ces machins !
– Quelle perspicacité ! dit-elle en se laissant retomber contre le dossier.
J’en ai partout sur ma commode et mon bureau.
Les yeux de nouveau rivés sur la route, Devon sourit et lui caresse le
genou.
Caleb et moi ricanons doucement. Puis, impossible de nous retenir et
nous explosons de rire. Je me penche sur son épaule, en essuyant les larmes
qui coulent au coin de mes yeux. Heather finit par rire avec nous… un peu.
Même Devon s’y met, bien que je ne sache pas pourquoi.

Tous les hivers, un couple de retraités tient une boutique éphémère en


ville qui s’appelle la « Candle Box ». Le lieu change presque chaque année –
souvent un magasin qui serait autrement fermé pendant la période des fêtes.
Les propriétaires ouvrent à la même période que nous, mais vivent ici à
l’année. Les étagères et les tables colorées du magasin débordent de bougies
décorées de pommes de pins, de paillettes ou autres ornements incrustés dans
la cire. Dans la vitrine, un atelier de fabrication de bougies attire
immanquablement les passants, même ceux qui passeraient leur chemin en
temps normal.
Aujourd’hui, la femme est assise sur un tabouret, des tubes de cire fondue
de différentes couleurs autour d’elle. Elle est en train de plonger une mèche
dans de la cire qui se durcit à mesure qu’elle alterne les couches de rouge et
de blanc. Elle termine en trempant la bougie dans de la cire blanche, puis la
pend à un crochet, en formant une boucle avec la mèche. La cire est encore
tiède quand, à l’aide d’un couteau, elle grave des rainures qui révèlent
différents étages de rouge et de blanc. Elle s’arrête à quelques centimètres de
l’extrémité de la bougie, pour placer un ruban dans l’un des creux, avant de
reprendre. Le couteau continue de glisser et le ruban d’onduler autour de la
bougie.
Je pourrais passer des heures à la regarder.
Caleb, en revanche, n’a de cesse d’interrompre mon état hypnotique.
– Laquelle tu préfères ? demande-t-il en brandissant deux bougies sous
mon nez.
Sur la première est collée une photo de noix de coco, sur l’autre une de
canneberges.
– Je ne sais pas, j’en ai trop senti, dis-je. Elles ont toutes la même odeur
maintenant.
– Pas du tout ! Les canneberges et les noix de coco n’ont pas la même
odeur.
Il approche à nouveau les bougies de mon nez, l’une après l’autre.
– Trouve-moi quelque chose avec de la cannelle, dis-je. J’adore les
bougies à la cannelle.
La mâchoire lui en tombe, il fait semblant d’être horrifié.
– Sierra, la cannelle c’est un parfum de débutant. Tout le monde aime la
cannelle ! L’idée, c’est de passer à quelque chose d’un peu plus sophistiqué.
Je souris d’un air suffisant.
– Oh ! vraiment ?
– Absolument. Ne bouge pas.
J’ai à peine le temps de reprendre ma contemplation que Caleb revient
déjà avec une autre bougie. Il cache l’étiquette avec sa main, mais la cire est
d’un rouge profond.
– Ferme les yeux. Concentre-toi.
Je m’exécute.
– Qu’est-ce que ça sent ? demande-t-il.
C’est à mon tour de rire.
– Comme quelqu’un qui viendrait de se laver les dents et qui
s’approcherait trop près de mon visage.
Il me donne un petit coup de coude et – les yeux toujours fermés –
j’inspire profondément. Puis j’ouvre les yeux et les plonge directement dans
les siens. Il est tellement, tellement proche.
– Qu’est-ce que c’est ? J’aime bien, dis-je d’une toute petite voix,
presque un murmure.
Il sourit chaleureusement.
– Il y a un peu de menthe poivrée, un peu de sapin de Noël. Un peu de
chocolat aussi, je crois.
Sur l’étiquette est écrit en lettres dorées Un Noël très particulier. Il remet
le couvercle en place.
– Ça me fait penser à toi.
– Tu veux que je te l’offre ?
– Question difficile, murmure-t-il, son visage à quelques millimètres du
mien. Je deviendrais certainement fou si j’allumais ce truc dans ma chambre.
– Les amis ! interrompt Devon. Heather et moi, on va aller prendre des
photos avec le Père Noël au centre commercial. Vous voulez venir ?
Heather a dû voir qu’il se passait quelque chose entre Caleb et moi. Elle
attrape Devon par la main pour l’éloigner de nous.
– C’est bon. Ils peuvent nous retrouver plus tard.
– Non, on vient, dit Caleb.
Il me tend sa main et je la prends. Au fond de moi, j’aimerais qu’on
s’échappe tous les deux quelque part où l’on ne serait pas interrompus. Mais
apparemment, nous allons nous faire tirer le portrait assis sur les genoux d’un
parfait inconnu.
Quand nous arrivons au centre commercial, la queue commence à la
maison de pain d’épices du Père Noël, traverse le patio, puis descend presque
jusqu’à la fontaine à vœux dans laquelle un ours en bronze trempe la patte.
Devon y lance un penny qui vient frapper la patte de l’ours.
– Trois vœux ! dit-il.
Tandis que Devon et Caleb discutent, Heather se penche vers moi.
– J’ai l’impression que vous auriez aimé avoir un peu plus de temps tous
les deux, tout à l’heure ?
– C’est la joie de Noël, dis-je. On est toujours entouré par sa famille et
ses amis.
Quand enfin on atteint la porte de la cabane, un type enrobé déguisé en
elfe conduit Devon et Heather jusqu’au Père Noël, lequel est perché sur un
immense trône en velours rouge. Ils s’installent tant bien que mal sur ses
genoux. L’homme a une vraie barbe blanche et il les serre dans ses bras
comme s’ils étaient des enfants. C’est à la fois ridicule et adorable. Je pose
ma tête sur l’épaule de Caleb et il passe son bras autour de moi.
– J’adorais me faire prendre en photo avec le Père Noël, dit-il. Quand on
était petits, mes parents nous habillaient avec des chemises assorties et ils se
servaient ensuite de la photo comme carte de vœux.
Je me demande si ces souvenirs-là ont aujourd’hui un goût amer pour lui.
Il me fixe du regard et effleure mon front du doigt.
– Je vois bien que ça cogite là-dedans. Oui, on a le droit de parler de ma
sœur.
Je souris et cache ma tête sur son épaule.
– Mais merci, dit-il. J’aime bien que tu essaies de me comprendre.
Devon et Heather avancent jusqu’à la caisse, tenue par un autre elfe.
Quand arrive notre tour de nous installer sur les genoux de Santa, Caleb sort
son peigne violet de sa poche et le passe plusieurs fois dans ses cheveux.
L’elfe qui tient l’appareil photo se racle la gorge.
– Vous êtes prêts ?
– Pardon, dis-je en détournant mon regard de Caleb.
L’elfe prend plusieurs photos. Nous faisons d’abord des grimaces puis
nous nous redressons pour passer nos bras autour du Père Noël. Ce dernier
joue le jeu, sa joie de vivre semble infinie. Il nous gratifie même d’un « ho,
ho, ho » à chaque photo.
– Je suis désolée si nous sommes lourds, lui dis-je.
– Vous n’avez ni pleuré ni fait pipi, répond-il. Ça vous donne une bonne
longueur d’avance sur les autres.
Une fois la séance terminée, le Père Noël tend à chacun un petit sucre
d’orge emballé. Je suis Caleb jusqu’à la caisse pour admirer nos photos sur
l’écran de l’ordinateur. Nous en choisissons une où nous sommes penchés
contre le Père Noël et Caleb en achète un exemplaire pour chacun. Tandis
que les photos s’impriment, il en demande également une sur un porte-clés.
– Sérieux ? dis-je. Tu vas te balader dans ta camionnette d’homme viril
avec une photo de toi avec le Père Noël attachée à ton porte-clés ?
– Primo, c’est une photo de nous avec le Père Noël. Deuzio, ma
camionnette est violette, ce qui fait de toi la première personne à employer le
mot « viril » pour la décrire.
Heather et Devon nous attendent devant la cabane, bras dessus bras
dessous. Ils veulent manger un morceau, donc Caleb et moi les suivons, mais
je dois le guider par le bras, tant il est occupé à attacher la photo à l’anneau
de ses clés. Je réussis à lui éviter un quasi-accident. Mais je suis tellement
accaparée par l’expression attentive de son visage tandis qu’il glisse cette
photo de nous sur un objet qu’il verra tous les jours, que nous finissons par
percuter quelqu’un, qui en fait tomber son téléphone.
– Oups, désolé, Caleb.
Caleb ramasse le portable et le lui tend.
– Pas de problème.
On continue notre chemin.
– Au lycée, ce type a constamment le nez fourré dans son téléphone. Il
devrait essayer de relever la tête de temps en temps, murmure Devon.
– Tu rigoles ? dit Heather. Tu es bien la dernière per…
Devon lève la main comme un bouclier.
– Je rigole !
– Il parlait avec Danielle, dit Caleb. J’ai vu son nom affiché sur l’écran.
– Encore ?
Heather me met au parfum. Danielle vit dans le Tennessee. Ce garçon l’a
rencontrée cet été dans une colonie de théâtre, et ils sont tombés hyper
amoureux.
– Comme si ça allait durer, dis-je.
Caleb plisse les yeux et je grimace, regrettant immédiatement mes
paroles. Je serre son bras un peu plus fort, mais il continue de regarder devant
lui. Je me sens terriblement mal, mais il ne peut tout de même pas croire que
les relations à distance puissent durer. N’est-ce pas ?
Tout ça – Caleb et moi – ne peut se terminer que d’une seule façon : nous
allons souffrir tous les deux. Et nous connaissons déjà la date de fin. Plus
nous continuerons cette histoire, plus nous souffrirons.
Mais alors, qu’est-ce que je fais là ?
Je m’arrête.
– Vous savez, je devrais retourner travailler.
Heather se plante devant moi. Elle sait ce qu’il se passe.
– Sierra…
Tout le monde s’arrête et me regarde, sauf Caleb.
– Je n’ai pas aidé mes parents autant que j’aurais dû, dis-je. Et puis j’ai
mal au ventre, donc…
– Tu veux qu’on te ramène ? demande Devon.
– Je vais l’emmener, dit Caleb. Je n’ai plus faim, moi non plus.
Il y a une demi-heure de marche jusqu’au parc, et nous en parcourons la
majeure partie en silence. Il sait probablement que je n’ai pas vraiment mal
au ventre, parce qu’il ne me demande pas une seule fois comment je vais.
Pourtant, quand on aperçoit enfin le chapiteau, j’ai l’estomac noué. J’aurais
mieux fait de me taire.
– J’ai l’impression que l’histoire avec ma sœur te gêne plus que tu ne
veux bien l’admettre, dit-il.
– Ce n’est pas ça du tout.
Je m’arrête pour lui prendre la main.
– Caleb, je ne me servirai jamais de ton passé contre toi. Je ne suis pas ce
genre de personne.
Il passe sa main dans ses cheveux.
– Alors pourquoi as-tu dit ça à propos des relations à distance ?
Je prends une grande inspiration.
– Tu penses sincèrement que ça va marcher, leur histoire ? Je ne voudrais
pas avoir l’air cynique, mais deux vies, deux groupes d’amis, deux états
différents ? Les chances ne sont pas vraiment de leur côté.
– Tu veux dire qu’elles sont contre nous, dit-il.
Je lui lâche la main et regarde l’horizon.
– Je connaissais ce type avant qu’il rencontre Danielle, continue-t-il, et je
suis content qu’il soit avec elle. Ce n’est pas une situation idéale, c’est vrai, il
ne la voit pas tous les jours, mais ils se parlent constamment. Je ne
t’imaginais pas pessimiste.
Pessimiste ? Je sens la colère monter.
– Ça prouve qu’on ne se connaît pas depuis longtemps.
– En effet, dit-il. Mais je te connais suffisamment.
– Oh, vraiment ?
Je ne peux pas empêcher le sarcasme dans ma voix.
– Lui et Danielle doivent affronter un obstacle énorme, mais ils essaient
de le surmonter, dit Caleb. Je suis sûr qu’ils se connaissent mieux que la
plupart des gens. Selon toi, ils feraient mieux de se concentrer sur la seule
difficulté de leur situation ?
– Tu es sérieux ? dis-je, de plus en plus en colère. Tu évites les filles d’ici
parce que tu ne veux pas avoir à leur expliquer ton passé. Si ça, ce n’est pas
se concentrer sur une difficulté…
Il explose de frustration.
– Ce n’est pas ce que j’ai dit. Je t’ai dit que je n’étais jamais resté avec
une fille suffisamment longtemps pour savoir si ça valait la peine que je lui
raconte mon histoire. Mais toi, tu en vaux la peine.
Je m’imprègne de ses paroles.
– Vraiment ? Tu penses que nous deux, c’est possible ?
Son regard est catégorique.
– Oui.
Puis ses yeux se radoucissent, et il me lance un sourire fragile et sincère.
– Sierra, je me suis coiffé pour toi.
Je baisse les yeux et ris, puis dégage les cheveux de mon visage.
Il caresse ma joue avec son pouce. Je redresse le menton vers lui et
retiens mon souffle.
– Ma sœur arrive ce week-end, dit-il avec une certaine nervosité dans la
voix. Je veux te la présenter. Et à ma mère aussi. D’accord ?
– Oui, dis-je en plongeant mes yeux dans les siens.
Et avec ce seul mot, j’ai l’impression de répondre à une douzaine d’autres
questions qu’il n’a plus besoin de poser.
CHAPITRE 15

De retour dans la caravane, je m’écroule sur mon lit. Je pose la photo de


nous avec le Père Noël sur la table en la regardant du coin de l’œil, la tête
posée sur mon oreiller en « pull » moche.
Puis, je m’agenouille sur la banquette et brandis la photo face aux cadres
que mes copines m’ont offerts. Je la montre d’abord à Elizabeth en faisant de
mon mieux pour imiter sa voix.
– Pourquoi tu fais ça ? T’es là pour vendre des sapins et passer du temps
avec Heather.
– C’est ce que je fais, mais…
– Cette histoire n’a aucun avenir, Sierra, dis-je en reprenant la voix de
mon amie. Peu importe ce qu’il te dit pour te rassurer.
Je ferme les yeux très fort.
– Je ne sais pas, les filles. Il a peut-être raison.
Je passe à la photo de Rachel. Elle s’empresse de siffler en pointant du
doigt la fossette de Caleb.
– Je sais, dis-je. Crois-moi, ça ne facilite pas les choses.
– Qu’est-ce qui se passera, au pire ? dit-elle. Tu auras le cœur brisé. Et
alors ? On dirait bien que ça arrivera de toute façon.
Je me rallonge d’un coup, en serrant fort la photo de Caleb contre ma
poitrine.
– Je sais.
Je sors pour voir si je peux donner un coup de main au chapiteau. Tout
est calme, je me prépare donc un chocolat chaud dans ma tasse fétiche et
retourne à la caravane pour faire mes devoirs. En passant à côté des sapins de
Fraser, les plus grands de notre parc, j’aperçois Andrew qui tire sur un tuyau
d’arrosage. Depuis notre dispute, j’ai décidé d’être gentille avec lui, vu que
l’on travaille toujours ensemble.
– C’est super que tu veilles à ce qu’ils aient toujours de l’eau, dis-je. Ils
sont splendides.
Andrew m’ignore royalement. Il tourne l’embout du tuyau et arrose les
arbres. C’est pas gagné.
Dans la caravane, je sors mon ordinateur et corrige la critique d’un
chapitre que j’ai rédigé tard, hier soir. Je consulte mes e-mails. Le señor
Martinez est en colère, car j’ai zappé notre dernière conversation, je lui
propose donc une autre date avant d’éteindre mon portable.
Je jette un œil à travers les rideaux et vois mon père s’approcher
d’Andrew, en lui faisant signe de lui passer le tuyau. Il lui montre comment
arroser les arbres avant de le lui rendre. Andrew acquiesce et mon père sourit
en lui tapotant l’épaule. Puis il disparaît dans notre forêt de sapins. Au lieu de
reprendre son arrosage, Andrew se retourne vers la caravane.
Je recule subitement, laissant le rideau retomber.
Je décide de préparer le dîner, coupe quelques légumes de chez
McGregor’s et les fais cuire dans une grande marmite. Tandis que ma
préparation mijote, j’aperçois un autre camion chargé de sapins entrer sur le
parking. Oncle Bruce bondit hors de la cabine. Quelques ouvriers s’affairent
déjà autour du véhicule, posent des échelles pour décharger les arbres, tandis
que mon oncle trotte jusqu’à la caravane et ouvre la porte en grand.
– Waouh, ça sent bon ici ! lance-t-il en me serrant dans ses bras. Dehors,
ça sent la sève et l’adolescent hormoné.
Il s’excuse et disparaît dans la salle de bains. J’en profite pour
assaisonner la soupe de quelques épices et mélanger le tout à l’aide d’une
cuillère en bois. Oncle Bruce revient et goûte avant de repartir s’occuper des
sapins. Je m’adosse au comptoir et fixe la porte qui se referme derrière lui.
C’est ce genre de moment qui me donne envie de faire ce métier pour le
restant de mes jours. Quand mes parents seront trop vieux, ce sera à moi de
décider de l’avenir de la ferme, mais aussi de l’ouverture du parc.
Le camion vidé, mon père reste travailler avec les ouvriers, tandis que ma
mère et oncle Bruce me rejoignent. Ils sont si contents que j’aie préparé une
soupe – ils l’avalent à grandes gorgées comme des loups affamés –, qu’ils ne
font aucune réflexion sur le fait que je ne sois pas venue aider à décharger les
sapins.
En se resservant une seconde assiette, oncle Bruce nous raconte que tante
Penny a installé une guirlande électrique sur leur arbre de Noël sans avoir
d’abord vérifié si elle fonctionnait.
– Qui fait ce genre de choses ? demande-t-il.
Quand elle l’a finalement branchée, la moitié des lumières ne fonctionnait
pas, donc ils ont désormais un sapin à moitié illuminé !
Son repas terminé, oncle Bruce sort pour remplacer papa et maman, et
rejoint sa minuscule chambre pour se reposer un peu avant l’affluence du
soir. Papa arrive et je lui tends un bol de soupe. Il se tient derrière la porte,
l’air un peu perturbé, comme s’il voulait me parler de quelque chose. Mais il
se contente de secouer la tête et de rejoindre maman dans la chambre.

Le lendemain, les choses se calment un peu dans l’après-midi, et j’en


profite pour rappeler Rachel.
– Tu ne devineras jamais ce qui s’est passé ? dit-elle.
– Un acteur célèbre a vu ta publication Facebook à propos du bal d’hiver
et a accepté de t’y emmener ?
– Hé, ils le font parfois, c’est bon pour leur image, donc je ne perds pas
espoir. Mais là, c’est encore mieux.
– Raconte, alors !
– La fille d’Un chant de Noël, celle qui joue l’esprit des Noëls passés, a la
mononucléose ! Je veux dire, c’est triste. Mais je vais la remplacer et ça, ça
ne l’est pas du tout !
Je ris.
– Tu reconnais que la mononucléose n’est pas une bonne chose, c’est déjà
ça.
Rachel rit à son tour.
– Je sais, je sais, mais il s’agit d’une mononucléose, pas d’un cancer.
Bref, je sais que c’est un peu dernière minute, mais le seul soir où le spectacle
n’est pas encore complet, c’est dimanche.
– Dimanche… demain ?
– J’ai vérifié, tu peux sauter dans un train à minuit et…
– À minuit… ce soir ?
– Tu arriveras largement à temps, dit-elle.
J’ai dû rester silencieuse pendant un long moment parce que Rachel me
demande si je suis toujours là.
– Je vais demander, dis-je. Mais je ne peux rien promettre.
– Évidemment, mais essaie, d’accord ? J’ai envie de te voir. Elizabeth
aussi. Et tu peux dormir chez moi, j’ai déjà demandé à mes parents. Comme
ça tu pourras nous parler de Caleb. Ça fait bien trop longtemps que tu ne nous
as rien raconté à son sujet…
– On a enfin parlé de sa sœur, dis-je. Je crois qu’il m’a tout dit.
– Donc je suppose que ce n’est pas vraiment un psychopathe
poignardeur ?
– Je n’ai pas raconté grand-chose à qui que ce soit, parce que c’est
toujours compliqué, dis-je. Je ne suis pas sûre de savoir ce que je ressens, ni
même ce que j’ai envie de ressentir.
– Ça a l’air compliqué quand on t’écoute, dit Rachel, donc ça doit l’être
aussi dans ta tête.
– Maintenant que je sais qu’il n’y a rien de mal à ce qu’il me plaise, dis-
je, il me reste à déterminer si c’est une bonne chose pour autant. Je rentre
dans deux semaines à peine.
– Hum… Je peux entendre Rachel tapoter le côté de son téléphone. Je
n’ai pas l’impression que tu tourneras la page une fois partie.
– À ce stade, je ne sais pas si ce sera possible.
Une fois notre conversation terminée, je rejoins ma mère, qui accroche de
nouvelles couronnes sous le chapiteau. Par-dessus son bleu de travail, elle
porte un tablier vert foncé qui dit « Ça commence à sentir bon Noël ». Nous
l’avions offert à papa l’année dernière. Nous lui offrons toujours un truc
ridicule avant de rentrer à la maison, où nous attendent nos vrais cadeaux.
Je l’aide à arranger quelques branches.
– Est-ce que je peux prendre un train pour aller voir Rachel jouer l’esprit
des Noëls passés, demain soir ?
Maman se fige en ajustant une couronne.
– J’ai l’impression que tu as dit quelque chose sur Rachel et un esprit
ou…
– Le moment est loin d’être idéal. Je sais. Le week-end va être super
chargé ici. Je peux rester, si c’est un problème.
Je ne précise pas que je n’ai pas particulièrement envie d’y aller. Aucune
envie de perdre deux jours, toute seule dans un train, alors que je pourrais
rester avec Caleb.
Elle s’avance vers la boîte en carton posée sur le comptoir et l’ouvre avec
une lame de rasoir.
– Je vais en parler à ton père, dit-elle. On va peut-être pouvoir
s’organiser.
– Oh.
Elle me tend plusieurs petites boîtes blanches contenant des guirlandes
argentées. Je les pose sur l’étagère en dessous des couronnes.
– Certains des ouvriers nous ont demandé de faire des heures
supplémentaires, ajoute-t-elle. On peut embaucher des renforts pendant ton
absence.
Elle pose le carton vide sous le comptoir et essuie ses mains sur son
tablier.
– Tu peux surveiller la caisse pour moi ?
Ce qui veut dire qu’elle va parler à mon père.
– À vrai dire, dis-je en fermant les yeux, je n’ai pas vraiment envie d’y
aller, dis-je en lui lançant un sourire crispé.
Elle laisse échapper un petit rire.
– Alors, pourquoi as-tu posé la question ?
Je me frotte le visage.
– Parce que je pensais que tu dirais non. Je pensais que tu aurais besoin
de moi ici. Mais j’ai promis à Rachel que je poserais la question.
Le visage de ma mère s’adoucit.
– Chérie, que se passe-t-il ? Tu sais que ton père et moi adorons que tu
sois là pour nous aider, mais on ne voudrait surtout pas que tu aies
l’impression de tout sacrifier pour l’entreprise familiale.
– Justement, c’est une entreprise familiale, dis-je. Un jour, je pourrais
prendre la suite.
– Ça nous plairait beaucoup, bien évidemment.
Elle m’attire à elle, me serre dans ses bras puis recule pour bien me voir.
– Mais mon petit doigt me dit qu’il ne s’agit pas seulement d’entreprise
familiale ou de pièce de théâtre.
Je détourne le regard.
– J’adore Rachel. Tu le sais. Et j’aimerais beaucoup la voir sur scène.
Mais… eh bien… Caleb aimerait me présenter à sa famille ce week-end.
Ma mère étudie l’expression sur mon visage.
– Si j’étais ton père, je serais déjà en train de te réserver un billet de train.
– Je sais. Est-ce que je me comporte de façon stupide ?
– Tes sentiments ne sont pas stupides, dit-elle. Mais je dois t’avouer que
ton père a de vraies réserves en ce qui concerne Caleb.
– Tu sais pourquoi ? je demande, surprise.
– Je lui ai dit qu’on devait te faire confiance. Mais je dois reconnaître que
je suis un peu inquiète, moi aussi.
– Maman, dis-moi. Est-ce qu’Andrew vous a raconté quelque chose ?
– Il a parlé à ton père. Et tu ferais bien d’en faire autant.

– Mais il s’agit d’Un chant de Noël ! dit Rachel.


Allongée sur mon lit, j’ai le téléphone sur l’oreille et la main sur le front.
La photo de Rachel me regarde de haut, comme si elle voulait se cacher des
paparazzi.
– Ce n’est pas que je n’aie pas envie de te voir jouer, dis-je.
Je pourrais lui mentir, prétextant que mes parents ne m’ont pas autorisée
à y aller, mais elle et moi avons toujours été honnêtes l’une envers l’autre.
– Alors, monte dans un train ! Je jure que si c’est à propos de ce mec…
– Il s’appelle Caleb. Et oui, c’est à propos de lui. Rachel, je suis censée
rencontrer sa famille ce week-end. Après nous n’aurons plus que quelques
jours avant… J’entends un clic. Tu es là ?
Je balance mon téléphone sur la table, écrase l’oreiller-pull sur mon
visage et me mets à hurler. Je m’accorde quelques minutes pour laisser place
à ma colère, puis je décide de profiter de cette énergie pour confronter mon
père sur ce que lui a raconté Andrew.
Il porte un petit sapin jusqu’à une voiture quand je l’approche.
– Non, nous sommes trop occupés ce soir, dit-il.
Son ton brusque me dit qu’il n’est pas prêt à discuter.
– Ta mère et moi devons revoir la comptabilité, et… non, Sierra. C’est
impossible.
Quand Heather m’appelle pour savoir si j’ai envie de préparer des
biscuits ce soir avec les garçons, je ne prends même pas la peine de demander
la permission. Maman ne veut pas que l’affaire familiale s’infiltre dans ma
vie ? Pas de problème. Devon arrive, je dis au revoir à ma mère, saute dans la
voiture et nous voilà en route.
Nous arrivons sur le parking du supermarché, et Caleb demande à Devon
de se garer à l’opposé du parc à sapins des Hopper afin que ces derniers ne
lui demandent pas pourquoi il ne vient plus ces derniers temps.
– Tu devrais leur acheter des sapins à eux aussi, dis-je. J’adore les
Hopper. Bien sûr, je serais forcée de rescinder ta réduction, mais…
Heather se met à rire.
– Sierra, je crois qu’il va falloir que tu lui expliques ce que rescinder veut
dire.
– Haha. Très drôle, dit Caleb. Je sais ce que ça veut dire… dans son
contexte.
Mon téléphone bipe : c’est Elizabeth qui m’écrit. Je couvre l’écran avec
ma main pour le lire. Elle me dit de considérer quels amis seront toujours là
dans dix ans. Évidemment, Rachel l’a appelée juste après m’avoir raccroché
au nez. Un second texto m’explique combien elle est déçue que je fasse une
chose pareille pour un type que je connais à peine.
– Tout va bien ? demande Caleb.
J’éteins mon téléphone et le range dans ma poche.
– Juste un mélodrame en direct de l’Oregon, dis-je.
Je me sens vraiment agressée par ces textos, surtout de la part
d’Elizabeth. Que croient-elles ? Que c’était une décision facile à prendre ?
Ou que Caleb ne peut pas compter pour moi ? Tout ça n’est pas simple et je
ne suis pas en train de devenir une de ces filles qui abandonnent leurs copines
pour un garçon. Je suis ici pour peu de temps, et je n’ai pas envie de rentrer
en Oregon en coup de vent alors que je pourrais rester avec Caleb.
Nous descendons de voiture et Caleb remonte exagérément son col en
baissant la tête afin que M. Hopper ne le remarque pas. Ce dernier a beau être
trop loin pour nous voir, je fais de même et nous nous glissons à l’intérieur
du magasin.
Heather déchire sa liste de courses en deux. Elle tend une moitié à Caleb
et moi, garde l’autre et attrape Devon par le bras. Nous convenons de nous
retrouver à la caisse numéro 8. Caleb et moi nous dirigeons d’abord vers le
rayon des produits laitiers au fond du magasin.
– Tu avais l’air préoccupée quand on est venu te chercher, dit Caleb. Tout
va bien ?
Je ne peux que hausser les épaules. Tout ne va pas bien, non. Rachel
m’en veut de ne pas venir voir sa pièce. Et papa m’en voudrait s’il me savait
ici en ce moment.
– C’est tout ce à quoi j’ai droit ? Un haussement d’épaules ? demande
Caleb. Merci. Je te mets 20/20 pour la communication.
Je n’ai pas envie de parler de tout ça en faisant les courses et maintenant,
Caleb m’en veut lui aussi. Il marche un bon mètre devant moi. Quand on
atteint les bouteilles de lait, il s’arrête net et tend le bras en arrière pour
attraper ma main.
Je suis son regard et aperçois Jeremiah en train de poser un litre de lait
dans son Caddie. À côté de lui se trouve une femme qui ressemble à sa mère.
Quand elle se retourne, nous nous retrouvons tous face à face. Je la regarde
de plus près et la reconnais, elle est passée au parc il y a quelques jours.
Quand je lui ai proposé mon aide, elle a baragouiné quelque chose sur nos
prix et a continué son chemin sans s’arrêter.
Jeremiah nous lance un sourire poli.
Sa mère essaie de nous contourner avec son Caddie.
– Caleb, dit-elle en guise de bonjour, la voix serrée.
– Bonjour, madame Moore, répond-il d’une voix douce. Je vous présente
mon amie Sierra, ajoute-t-il avant qu’elle n’ait pu fuir.
Mme Moore me regarde, tout en poussant son Caddie.
– Enchantée, très chère.
Je soutiens son regard.
– Mes parents sont les propriétaires du parc à sapins, dis-je en marchant
dans la même direction, ce qui lui fait arrêter son Caddie. Je crois que vous
êtes venue récemment.
Elle a un petit sourire hésitant, puis regarde Jeremiah.
– Cela me rappelle qu’on n’a toujours pas acheté le nôtre.
Je peux sentir la tension dans la main de Caleb, mais je fais de mon
mieux pour l’ignorer et continuer la conversation. Je marche à côté d’eux, en
tirant Caleb derrière moi.
– Vous devriez repasser, dis-je. Mon oncle vient d’apporter une nouvelle
cargaison. Ils sont plus frais que jamais.
Mme Moore jette un œil un peu moins froid à Caleb, puis se tourne vers
moi.
– Nous allons y réfléchir. Ravie de t’avoir rencontrée, Sierra.
Elle se remet en route, Jeremiah à sa suite.
Caleb a le regard figé. Je lui serre le bras pour lui rappeler ma présence,
mais également pour lui demander pardon de lui avoir imposé ce moment
désagréable. C’est juste que, pour moi, Jeremiah et lui n’auraient jamais dû
cesser d’être amis.
Mais je n’ai pas le temps de sortir de ma réflexion qu’une voix en colère
s’élève derrière nous.
– Mon frère n’a pas besoin que tu l’entraînes dans tes ennuis, Caleb. Il va
très bien.
Je fais demi-tour sur mes talons. La sœur de Jeremiah se tient face à nous,
les mains sur les hanches, à attendre une réaction de la part de Caleb. Mais il
ne dit rien. Quand il baisse les yeux au sol, je fais un pas vers elle.
– Comment tu t’appelles ? Cassandra, n’est-ce pas ? Écoute, Cassandra,
Caleb va bien, lui aussi. Ton frère et toi devriez au moins savoir ça.
Son regard fait des va-et-vient entre Caleb et moi, elle se demande
probablement pourquoi il ne se défend pas lui-même. Je suis prête à lui poser
exactement la même question à propos de Jeremiah.
– Je ne te connais pas, me répond-elle. Et tu ne connais pas mon frère.
– Mais je connais Caleb, dis-je.
– Je ne veux pas qu’il soit mêlé à tout ça. Pas une deuxième fois.
Elle part en trombe.
Je serre la main de Caleb tandis que nous la regardons disparaître dans
une allée du supermarché.
– Je suis vraiment désolée, dis-je en murmurant. Je sais que tu peux te
défendre tout seul, mais je n’ai pas pu m’en empêcher.
– Les gens peuvent penser ce qu’ils veulent, dit-il.
La confrontation terminée, je sens qu’il redevient peu à peu serein. Ces
dernières années, il a de toute évidence appris à ne pas se laisser atteindre par
ce genre d’incidents. Le voilà désormais qui me sourit avec malice.
– Alors, tu as dit tout ce que tu avais le cœur ?
– J’étais prête à en venir aux poings, dis-je.
– Tu sais maintenant pourquoi je ne t’ai pas lâché la main.
Heather et Devon surgissent derrière nous. Il porte un panier avec des
œufs, de quoi faire un glaçage, et des vermicelles colorés.
– Par pitié, est-ce qu’on peut rentrer faire nos biscuits ? demande
Heather. Mais où sont vos affaires ? lance-t-elle en voyant nos mains vides.
La liste était super courte !
Une fois nos produits récupérés, nous nous dirigeons ensemble vers la
caisse. Jeremiah, sa mère et Cassandra font la queue deux caisses plus loin.
Ils nous ignorent, mais leur façon de regarder partout, sauf dans notre
direction, en dit long.
– Ça ne te dérange pas qu’il ne te regarde même pas ? je demande à
Caleb.
– Bien sûr que si. Mais je n’y peux rien, donc laisse tomber.
– Tu rigoles ? dis-je. C’est eux trois qui devraient…
– S’il te plaît. Laisse tomber.
Je laisse Caleb, Heather et Devon déposer nos courses sur le tapis roulant
tandis que je lance un regard noir à la famille de Jeremiah. Mme Moore se
tourne vers nous et se fige, de toute évidence mal à l’aise.
– Passez demain ! dis-je en criant. On fait une ristourne pour les amis et
la famille.
Cassandra me fusille du regard. Caleb fait semblant d’être très concentré
sur le présentoir des chewing-gums.
Devon a l’air perdu.
– Moi aussi, je peux avoir une ristourne ?

Le lendemain matin, à ma grande surprise, Jeremiah et Cassandra


débarquent au parc. Jeremiah semble être tombé du lit avant d’enfiler un
jogging, un sweat à capuche et une casquette. Quant à sa sœur, on voit qu’elle
a pris le temps de se lever, de boire son café, de se coiffer et de se maquiller
avant de le réveiller, lui.
Jeremiah va inspecter quelques sapins tandis que Cassandra marche en
direction du chapiteau.
– Je suppose que tu viens pour la ristourne, dis-je.
– Ma mère ne nous laisserait jamais passer à côté d’une bonne affaire,
marmonne-t-elle, même s’il semble évident qu’elle a essayé de l’en
dissuader.
– Je t’en prie, lui dis-je.
– Alors, pourquoi tu as fait un prix à ma mère ?
– Pour être sincère, j’espérais que tes parents viendraient eux-mêmes
pour que je puisse leur parler.
Elle croise les bras, sur la défensive.
– Qu’aurais-tu dit qui n’a pas déjà été évoqué ?
– Que Caleb ne ferait jamais de mal à quelqu’un. J’ai l’impression que ça,
ça n’a pas été dit.
– Tu crois vraiment ce que tu avances ?
– À cent pour cent.
Cassandra rit.
– C’est une blague, j’espère. Jeremiah l’a vu courir après sa sœur avec un
couteau !
– Je sais. Mais je sais aussi qu’il le regrette son geste tous les jours. Il vit
avec ça, maintenant. Sa famille aussi.
Cassandra semble réfléchir un instant.
– Mes parents n’accepteront jamais que…
– Je comprends, mais peut-être qu’ils exagèrent un peu leur côté
protecteur, dis-je. Mon père oblige le moindre type qui travaille ici à récurer
les toilettes s’il a l’audace de me regarder d’un peu trop près.
Jeremiah entre sous le chapiteau, avec une étiquette de sapin à la main,
mais reste en dehors de la conversation.
– Je pense aussi que ce problème ne concerne pas seulement tes parents,
dis-je. Jeremiah était le meilleur ami de Caleb, et il devrait toujours l’être.
Simplement, ils n’ont jamais eu l’occasion de régler cette histoire avant qu’on
leur interdise de se revoir.
J’attends une réponse, mais elle ne vient pas. Cassandra scrute ses ongles,
mais au moins elle ne part pas.
– Tu dois le voir à l’école, dis-je. Ce sont ses actions qui montrent qui il
est aujourd’hui. Tu savais qu’il livrait des sapins de Noël aux familles dans le
besoin ? Tu sais pourquoi ? Parce que ça les rend heureux.
Elle lève enfin les yeux vers moi.
– Ou parce qu’il a détruit sa propre famille ?
Je tressaille.
– Je n’aurais pas dû dire ça, répond-elle, visiblement gênée.
Je ne sais pas quoi dire. Elle a peut-être raison. Caleb n’offre pas des
sapins dans l’espoir qu’on lui remette une médaille. Mais il espère trouver
une forme de paix, pour compenser ses erreurs.
Jeremiah s’approche. Il pose la main sur l’épaule de sa sœur.
– Tout va bien ici ?
Elle se retourne vers lui.
– Et si ça arrivait à nouveau, Jeremiah ? Et si quelqu’un l’énervait alors
que tu es avec lui et qu’il pète un câble encore une fois ? Tu crois que tu
arriverais à ne pas te laisser entraîner dans ses histoires ?
– Il a fait une erreur et il en a payé les frais, dis-je. Cette histoire le ronge
encore après toutes ces années. Est-ce que ça te fait plaisir de faire partie du
problème ?
Elle regarde Jeremiah.
– Maman ne sera jamais d’accord.
Jeremiah me regarde.
– Tu penses que tu le connais, dit-il sincèrement.
– Je le connais, dis-je. Je sais vraiment qui il est aujourd’hui.
– Je suis désolée, dit Cassandra à son frère avant de se tourner vers moi.
Je sais que tu voudrais que les choses soient différentes, mais je ferai toujours
passer mon frère avant tout.
Elle se retourne et quitte le chapiteau.
CHAPITRE 16

Je regarde Cassandra et Jeremiah monter dans leur voiture, qui a


désormais un sapin acheté à prix réduit accroché à son toit. La fenêtre du côté
passager est baissée et Jeremiah me fait un signe fatigué de la main au
moment de quitter le parking.
Je vois bien à sa tête qu’il ressent la même chose que moi, et une partie
de moi espère toujours que cette conversation n’est pas terminée. Un jour,
peut-être que quelqu’un m’écoutera.
– Que vient-il de se passer ? demande maman.
– C’est compliqué, dis-je.
– Qu’est-ce qui est compliqué ? C’est encore à propos de Caleb ?
– Est-ce qu’on peut éviter d’en parler ?
– Sierra, il faut que tu en discutes avec ton père. Je lui répète qu’il doit te
faire confiance, mais si tu ne peux pas être honnête avec moi, je ne le ferai
plus. Andrew lui a dit…
– Je me moque de ce qu’Andrew lui a dit. Et tu devrais faire pareil.
Elle croise les bras.
– De te voir sur la défensive m’inquiète, Sierra. Sais-tu vraiment dans
quoi tu t’embarques ?
– Maman, dis-je dans un soupir. Qu’est-ce qui différencie, selon toi, une
rumeur d’un fait ?
Elle réfléchit.
– Je dirais que, si les gens avec qui tu en parles ne sont pas directement
impliqués, d’une façon ou d’une autre, il s’agit d’une rumeur.
– J’ai envie de tout t’expliquer parce que je ne veux pas que tu juges
Caleb sur les dires d’Andrew. Je peux t’assurer qu’il ne l’a pas fait par acquit
de conscience. Il l’a dit pour faire du mal à Caleb, ou pour se venger parce
que j’ai refusé de sortir avec lui.
Là, je réalise que je la fais vraiment flipper.
– Encore une histoire qu’il faut que tu me racontes, on dirait.
Elle m’ordonne d’aller trouver mon père pendant qu’elle cherche
quelqu’un pour me remplacer à la caisse.
Sur le parking, papa et Andrew chargent un sapin dans le coffre d’une
dame. La moitié de l’arbre dépasse, donc ils utilisent une corde pour
empêcher le coffre de s’envoler. La dame tend un pourboire à mon père, qui
lui fait signe de le donner à Andrew. Une fois le pourboire accepté, Andrew
et mon père reviennent vers le parc.
– Salut ma puce, dit papa.
Il s’arrête face à moi. Andrew s’arrête avec lui.
Je regarde Andrew et pointe mon pouce par-dessus mon épaule.
– Tu peux continuer à travailler.
Andrew me sourit d’un air suffisant et s’éloigne. Il sait qu’il me cause des
ennuis. Je suppose que c’est l’usage quand quelqu’un nous plaît et que ce
n’est pas réciproque.
– Sierra, ce n’était pas nécessaire, dit papa.
Je me retiens de lever les yeux au ciel, alors que ce serait vraiment
justifié.
– C’est justement de cela qu’il faut qu’on parle.

Mes parents et moi marchons le long de Oak Boulevard, dans la direction


opposée au parc. Des voitures nous dépassent, parfois un cycliste. Je prends
une grande inspiration et balance mes bras d’avant en arrière, pour trouver la
force de commencer cette conversation. Une fois lancée, je ne peux plus
m’arrêter. Je leur dis tout ce que je sais à propos de Caleb, de sa famille, de
Jeremiah et les livraisons de sapins. Pour une raison que j’ignore, je mets plus
de temps à raconter l’histoire que quand Caleb me l’a racontée. Je ressens
sans doute le besoin de définir précisément le Caleb d’aujourd’hui.
Une fois mon monologue terminé, mon père semble encore plus perplexe.
– Quand j’ai entendu que Caleb avait agressé sa…
– Il ne l’a pas agressée ! dis-je. Il l’a poursuivie mais il n’aurait jamais…
– Et tu voudrais que j’accepte la situation sans sourciller ? demande mon
père. J’ai pris sur moi pour te laisser traîner avec ce garçon après avoir appris
ce qu’il avait fait, mais j’ai voulu te faire confiance. Je pensais que tu étais
censée, Sierra, mais désormais je m’inquiète, tu es naïve de prendre à la
légère quelque chose qui…
– Je suis honnête avec vous. Ça ne signifie donc rien ?
– Chérie, intervient maman, ce n’est pas toi qui nous as raconté l’histoire,
c’est Andrew.
Mon père regarde ma mère.
– Notre fille sort avec un garçon qui a agressé (il lève la main pour
m’empêcher de l’interrompre), un garçon qui a poursuivi sa sœur avec un
couteau.
– Donc, c’est impardonnable ? Super leçon, papa. Tu déconnes une fois et
tu es foutu pour la vie, c’est ça ?
Papa pointe son doigt vers moi.
– Ce n’est pas…
Maman l’interrompt.
– Sierra, nous partons dans deux semaines. Si cela dérange autant ton
père, es-tu vraiment obligée de continuer à voir ce garçon ?
Je m’arrête net.
– Il ne s’agit pas de ça ! Je ne connaissais pas Caleb quand tout ça est
arrivé, et vous non plus. Mais j’aime vraiment beaucoup celui qu’il est
devenu, et vous devriez, vous aussi.
Ils se sont tous les deux arrêtés, mais papa regarde la rue au loin, les bras
croisés.
– Excuse-moi si je n’ai pas envie que ma fille unique sorte avec un
garçon qui a un passé violent avéré.
– Si tu le rencontrais aujourd’hui sans rien savoir de cet incident, dis-je,
tu me supplierais de l’épouser.
Maman reste bouche bée. OK, j’y suis allée un peu fort. Mais cette
conversation me frustre de plus en plus à mesure que les secondes passent.
– Tu as connu maman quand tu travaillais au même parc, dis-je. Tu ne
crois pas que tu réagis comme ça parce que tu as peur que cela m’arrive à moi
aussi ?
Ma mère pose sa main sur son cœur.
– Je te jure que je n’y avais même pas pensé.
Papa regarde toujours la rue, mais il a les yeux écarquillés.
– Et je peux te dire que mon cœur vient de s’arrêter.
– Je déteste cette situation, dis-je. Tant de gens lui ont collé cette…
étiquette sur le dos depuis tellement longtemps. Et ils préfèrent croire le pire
plutôt que d’en discuter avec lui. Ou de simplement le pardonner.
– S’il s’était servi du couteau, dit ma mère, il serait hors de question pour
nous de…
– Je sais. Pour moi aussi.
J’ai l’impression de les avoir convaincus, puis complètement perdus.
– Néanmoins, on m’a élevée en m’enseignant que les gens pouvaient
changer, devenir meilleurs.
– Et ce ne serait pas bien d’affirmer le contraire aujourd’hui, dit papa le
regard toujours au loin.
– Exactement.
Maman lui prend la main et ils se regardent un instant. Ils essaient de
savoir ce qu’ils pensent de tout ça, sans prononcer le moindre mot. Puis ils se
tournent vers moi.
– Étant donné que je ne le connais pas aussi bien que toi, dit papa, tu
peux comprendre que, quand nous avons appris ce qui s’était passé avec sa
sœur, ça ne nous a pas vraiment rassurés. Et j’adorerais lui donner une
chance, mais j’ai du mal à voir pourquoi, sachant qu’on ne sera plus là dans
deux semaines…
Il ne me posera pas la question franchement, mais il veut savoir pourquoi
je ne laisse pas simplement tomber cette histoire. Pourquoi ai-je besoin de les
inquiéter ?
– Il n’y a aucune raison de s’inquiéter, dis-je. Tu l’as dit toi-même, je le
connais bien. Et tu m’as appris à être prudente dans ce domaine. Tu n’as pas
à lui faire confiance, je te demande simplement de ne pas le juger. Et de me
faire confiance, à moi.
Papa soupire.
– Est-il nécessaire que tu t’impliques à ce point ?
– Elle l’a déjà fait, répond maman à voix basse.
Papa regarde ses mains, enlacées à celles de maman. Puis il pose ses yeux
sur moi avant de détourner le regard. Il lâche les mains de maman et retourne
vers le parc.
Maman et moi le regardons s’éloigner.
– Je crois que tout le monde a dit ce qu’il ressentait, dit-elle.
Elle me serre la main et la garde serrée, tandis que nous rejoignons le
parc à notre tour. Chaque fois que j’accorde à Caleb le bénéfice du doute, il
se montre à la hauteur. Chaque fois que je prends sa défense, je sais que j’ai
raison. J’aurais pu abandonner mille fois, mais je ne l’ai pas fait, et ça me
donne envie de me battre encore plus pour notre histoire.

Le soir venu, je passe bien trop de temps à me préparer pour le dîner chez
Caleb et sa famille. Je change trois fois de tenue, tout ça pour finir en jean
avec un pull en cachemire beige, la première tenue que j’avais enfilée, bien
évidemment. Quand on frappe enfin à la porte, je souffle sur mes cheveux
pour les dégager de mon visage et jette un dernier coup d’œil dans le miroir.
J’ouvre la porte à Caleb qui me sourit. Il porte un jean bleu foncé et un pull
noir avec une barre grise en travers du torse.
Il commence à parler mais s’arrête pour m’observer des pieds à la tête.
S’il veut continuer à me regarder comme ça, il va vraiment falloir qu’il dise
quelque chose, n’importe quoi.
– Tu es belle, se contente-t-il de murmurer.
Je sens mes joues rougir.
– Tu n’as pas besoin de dire ce genre de choses.
– Si. Que tu saches recevoir un compliment ou non, tu es très belle.
Je plonge mes yeux dans les siens et souris.
– De rien, dit-il.
Il me tend la main pour m’aider à descendre et nous nous dirigeons vers
sa camionnette. Je ne vois pas papa, mais maman s’occupe d’un client au
milieu des sapins. Quand elle se tourne vers moi, je pointe le parking du doigt
pour la prévenir que je m’en vais.
Andrew réapprovisionne le tonneau du filet pour les arbres et je peux
sentir son regard nous suivre à travers le parc.
– Attends une seconde, dis-je à Caleb.
Il se retourne vers Andrew, qui nous fixe désormais sans se cacher.
– Allons-y, dit Caleb. Ça n’a aucune importance.
– Ça en a pour moi, dis-je.
Caleb me lâche la main et continue d’avancer vers sa camionnette. Il
monte et ferme la porte, je m’arrête pour m’assurer qu’il ne parte pas. Il me
fait signe, avec impatience, de faire ce que j’ai à faire, donc je me retourne et
marche droit vers Andrew.
Il continue à s’occuper du filer sans me regarder.
– On est de sortie ?
– J’ai parlé de Caleb à mes parents, dis-je. Bien sûr, je n’ai pas pu le faire
quand j’en avais envie, mais quand j’y ai été obligée… à cause de toi.
– Et ils te laissent quand même sortir avec lui. Bravo, les parents.
– Parce qu’ils me font plus confiance qu’à toi. Et ils ont raison.
Il me fixe du regard. Il y a tant de haine dans ses yeux.
– Ils ont le droit de savoir que leur fille sort avec un… appelle-le comme
tu veux.
Ça y est, je suis hors de moi.
– Ce ne sont pas tes affaires, dis-je. Je ne suis pas ton affaire.
Caleb arrive derrière moi et me prend la main.
– Sierra, viens.
Andrew nous regarde avec un air de dégoût.
– Où que vous alliez, j’espère pour vous deux qu’on n’y sert aucun
aliment à couper.
Caleb me lâche la main.
– C’est malin.
Papa surgit d’entre les arbres. Il nous regarde. Maman le rejoint, inquiète.
La mâchoire de Caleb se contracte et il regarde ailleurs, comme s’il allait
exploser et balancer un coup de poing à Andrew. Une partie de moi – celle en
colère – aimerait bien voir ça, mais Caleb doit garder son sang-froid. J’ai
besoin de savoir qu’il en est capable et je veux que mes parents en soient
témoins.
Il se frotte énergiquement la nuque, puis regarde Andrew sans dire le
moindre mot. Andrew a l’air d’avoir peur, il s’accroche au rouleau de filet
comme la seule chose qui l’empêchait de reculer. En voyant la peur sur son
visage, Caleb passe d’une expression de colère à une expression désolée. Il
me prend de nouveau la main, enlace ses doigts aux miens, et me tire vers la
camionnette.
Assis en silence pendant quelques minutes, nous essayons de nous
calmer. J’ai l’impression de devoir dire quelque chose, mais je ne sais ni
comment ni par où commencer. Finalement, il démarre.
Le parc disparaît dans le rétroviseur et Caleb brise le silence en me disant
qu’il est passé prendre Abby à la gare il y a trois heures. Il se retourne vers
moi en souriant.
– Elle a hâte de te rencontrer.
Je me rends compte que Caleb ne m’a pas dit grand-chose de leur
relation. Les choses se sont-elles apaisées maintenant qu’elle habite avec leur
père ? La situation est-elle tendue quand elle revient ?
– Ma mère aussi a vraiment hâte de te rencontrer, dit-il. Elle n’arrête pas
de me poser des questions sur toi depuis que je t’ai rencontrée.
– Vraiment ? Depuis qu’on s’est rencontré ?
Je suis incapable de dissimuler mon sourire. Quant à Caleb, il hausse les
épaules comme si ça n’avait aucune importance, mais son petit sourire en
coin le trahit.
– Il est possible que j’aie mentionné le fait d’avoir rencontré une fille au
parc le jour où j’ai rapporté notre sapin à la maison.
Je me demande ce qu’il a bien pu dire sur moi vu que je n’ai aucune
fossette sur laquelle il aurait pu s’extasier.
Sa maison se trouve à trois minutes de la sortie de l’autoroute. Quand
nous atteignons les premières résidences, je le sens devenir nerveux. Je ne
sais pas si c’est à cause de sa sœur, de sa mère ou de moi, mais au moment où
nous nous garons, c’est une véritable boule de nerfs. Face à nous se trouve
une maison à deux étages, très étroite. Un sapin de Noël trône derrière la
fenêtre, décoré de guirlandes électriques de toutes les couleurs et surmonté
d’une étoile dorée.
– Le truc, dit-il, c’est que je n’ai jamais ramené personne à la maison
comme ça.
– Comme quoi ?
Il éteint le moteur, regarde la maison, puis moi.
– Comment qualifierais-tu ce qu’on fait ? Est-ce qu’on sort ensemble, est-
ce qu’on… ?
Sa nervosité a quelque chose d’adorable.
– Ça va te choquer venant de ma part, dis-je, mais parfois, on a le droit de
ne pas tout définir.
Il baisse les yeux sur l’espace qui nous sépare. J’espère qu’il ne croit pas
que je fais marche arrière.
– Nous n’avons pas besoin de mettre un mot sur ce que nous sommes,
dis-je. Nous sommes ensemble.
– Ensemble, c’est bien, dit-il, mais son sourire est tout petit. Pour être
sincère, je m’inquiète plus du temps qu’il nous reste.
Je repense au texto que j’ai envoyé hier à Rachel pour lui souhaiter bonne
chance pour la représentation de ce soir. Elle ne m’a toujours pas répondu.
J’ai appelé Elizabeth, pas de réponse non plus. Il a raison de s’inquiéter. Je
m’inquiète moi aussi. Pendant combien de temps une personne peut-elle être
à deux endroits à la fois ?
Il ouvre sa portière.
– Allez, c’est parti.
Quand nous arrivons sur le seuil de la porte, il me prend la main. Sa
paume est moite, ses doigts tremblent. Ce n’est plus le type cool et calme que
j’ai vu le premier jour. Il lâche ma main pour essuyer les siennes sur son jean.
Puis il ouvre la porte.
– Les voilà ! crie une voix aiguë depuis l’étage.
Abby dévale l’escalier, elle a l’air bien plus belle et sûre d’elle que moi à
son âge. Elle et Caleb ont la même fossette. C’est tellement mignon que c’en
est presque énervant. Je me mords l’intérieur de la joue pour ne pas le leur
faire remarquer, vu que je suis à peu près sûre qu’ils le savent déjà. Arrivée
en bas des marches, elle me tend la main. Quand nos mains se touchent, un
flash me traverse l’esprit et j’imagine à nouveau la scène entre elle et son
frère ce jour-là.
– C’est un plaisir de te rencontrer enfin, dit-elle avec le même sourire
sincère et doux que son frère. Caleb m’a tellement parlé de toi. J’ai
l’impression de rencontrer une star.
– Je… Eh bien d’accord ! Ravie de te rencontrer, moi aussi.
La mère de Caleb sort de la cuisine avec le même sourire, mais sans
fossette. On voit au premier coup d’œil, à sa façon de se tenir, qu’elle est plus
timide que ses enfants.
– Ne la laisse donc pas dehors, ordonne-t-elle à Caleb. Entrez. J’espère
que vous aimez les lasagnes.
Abby se balance autour de la rampe avant de se diriger vers la cuisine.
– J’espère aussi que tu as bon appétit, dit-elle.
La mère de Caleb regarde Abby filer dans la cuisine et garde les yeux
fixés dans cette direction. Puis, elle se tourne vers nous.
– C’est agréable de l’avoir à la maison, dit-elle plus pour elle que pour
nous.
En l’entendant, je suis submergée par le sentiment que je ne devrais pas
être là. Leur famille mérite de partager cette première soirée ensemble sans
qu’une inconnue vienne accaparer toute leur attention. Je jette un coup d’œil
à Caleb et je crois qu’il comprend que j’ai besoin de lui parler.
– Je vais faire faire le tour du propriétaire à Sierra avant de dîner, dit-il.
Ça ne vous dérange pas ?
Sa mère nous fait signe de filer.
– Nous allons mettre la table.
Elle rejoint la cuisine, où Abby tire une petite table du mur. Elle caresse
les cheveux de sa fille en passant, et mon cœur se brise en mille morceaux.
Je suis Caleb jusqu’au salon. Les gros rideaux marron sont tirés, ils
encadrent le sapin.
– Tout va bien ? me demande-t-il.
– Ta mère a si peu de temps avec vous deux.
– Tu n’interromps rien. Je veux que tu les rencontres. Ça aussi ça compte.
J’entends la mère de Caleb et Abby discuter dans la cuisine. Leurs voix
semblent si joyeuses. Elles sont si heureuses d’être ensemble. Caleb, quant à
lui, fixe le sapin avec une incroyable tristesse dans les yeux.
Je me rapproche de l’arbre et admire les décorations. On peut apprendre
beaucoup de choses sur une famille rien qu’à ses décorations de Noël. Ici,
c’est un mélange de différents bibelots qu’Abby et lui ont dû fabriquer quand
ils étaient petits et des décorations plus chics, venues du monde entier.
Je touche du doigt une petite tour Eiffel qui scintille.
– Ta mère a visité tous ces endroits ?
Il désigne de la tête un sphinx portant un bonnet de Père Noël.
– Tu sais comment les collections commencent. Une de ses amies lui
rapporte une babiole d’Égypte, une autre le voit sur notre sapin et lui rapporte
à son tour quelque chose d’un de ses voyages.
– Elle a des copines globe-trotteuses, dis-je. Ta mère aussi voyage de
temps en temps ?
– Pas depuis le divorce. Au début, on n’avait pas assez d’argent, donc la
question ne se posait pas.
– Et après ?
Il regarde vers la cuisine.
– Quand un de tes enfants décide de partir, je suppose que c’est plus
difficile de laisser l’autre, même pour quelques jours.
Je caresse ce qui me semble être une mini tour de Pise, sauf que celle-ci
est droite.
– Tu ne pourrais pas partir avec elle ?
– Et on en revient à ce problème d’argent, dit-il en riant.
Je le suis à l’étage, jusqu’à sa chambre. Il marche devant moi, dans le
couloir étroit au bout duquel se trouve une porte ouverte, mais mes jambes se
figent quand nous passons devant une autre porte, blanche et fermée. Je me
penche et retiens mon souffle. À ma hauteur, on peut distinguer plusieurs
coups de couteau, recouverts d’une couche de peinture. Je passe
instinctivement mes doigts dessus.
J’entends le souffle de Caleb s’accélérer. Je me retourne et le vois qui
m’observe.
– La porte était rouge avant, dit-il. Ma mère a essayé de la poncer et de la
repeindre pour que les marques se voient moins mais… elles sont toujours là.
Ce qu’il s’est passé ce soir-là me semble si concret tout à coup.
Désormais, je sais qu’il a couru depuis la cuisine et gravi l’escalier. Que sa
sœur pleurait derrière cette porte tandis qu’il se tenait à cet endroit précis, à
frapper, encore et encore, avec la lame de son couteau. Caleb – la personne la
plus gentille que j’ai rencontrée de ma vie – a poursuivi Abby avec un
couteau. Et il l’a fait devant son meilleur ami. Je n’arrive pas à réconcilier
cette version de lui avec celle qui m’observe en ce moment. Debout sur le
seuil de sa chambre, son expression est figée, entre l’inquiétude et la honte.
J’ai envie de lui dire que je panique pas, j’ai envie de le prendre dans mes
bras et de le rassurer. Mais je n’y arrive pas.
Sa mère nous appelle d’en bas.
– Vous êtes prêts pour le dîner ?
On ne se quitte pas des yeux. La porte de sa chambre est ouverte mais je
n’y entrerai pas. Pas maintenant. Pour l’instant, nous avons besoin de revenir
à notre état normal, ou de nous en approcher, pour sa mère et pour Abby. Il
passe à côté de moi, frôle ma main du bout des doigts, mais ne la prend pas.
Je jette un dernier coup d’œil à la porte abîmée, puis descends l’escalier
derrière lui.
Des assiettes en céramique colorée ornent les murs de la cuisine. Au
centre de la pièce, une petite table est dressée pour quatre. Notre cuisine dans
l’Oregon a beau être plus grande, celle-ci est plus chaleureuse.
– La table n’est pas au centre de la pièce les autres jours, dit sa mère,
debout derrière sa chaise. Mais nous ne sommes pas aussi nombreux,
d’habitude.
– Votre cuisine est bien plus grande que la caravane dans laquelle je vis.
Je serais à la fois dans la salle de bains et dans le micro-ondes si je faisais ça,
dis-je en écartant les bras.
Sa mère rit tout en se dirigeant vers la gazinière. Quand elle ouvre la
porte du four, une délicieuse odeur de fromage fondu, de sauce tomate et
d’ail envahit la pièce.
Caleb tire une chaise à mon intention et je le remercie en m’asseyant. Il
s’assied à ma droite avant de se relever aussitôt pour tenir la chaise de sa
sœur. Abby rigole en lui donnant un petit coup. Elle semble si à l’aise avec
lui, on voit qu’elle a vraiment laissé cette histoire derrière elle.
La mère de Caleb pose le plat de lasagnes sur la table. Elle s’assied à son
tour et déplie sa serviette sur ses genoux.
– Nous sommes entre nous, Sierra. Vas-y, sers-toi la première.
Caleb s’empare de la spatule.
– Je m’en occupe.
Il me sert une énorme part de lasagnes dégoulinantes de fromage, puis
répète l’opération avec Abby et sa mère.
– Tu t’es oublié, dis-je.
Caleb regarde son assiette vide puis découpe une part pour lui. Abby pose
son coude sur la table pour cacher son sourire tandis qu’elle regarde son
frère.
– Alors, tu es en troisième ? dis-je. Ça te plaît jusqu’ici ?
– Elle adore, dit Caleb. Je veux dire, tout va bien, n’est-ce pas ?
Je penche la tête sur le côté et le regarde. Il ressent sans doute le besoin
de montrer que tout va bien après ce qu’il vient de se passer à l’étage.
Abby secoue la tête en le regardant.
– Oui, mon cher frère, tout se passe au mieux. Je suis heureuse et c’est
une bonne école.
Je la regarde en souriant.
– Caleb ne serait-il pas un peu trop protecteur ?
Elle fait les gros yeux.
– C’est la police du bonheur, il appelle constamment pour savoir si tout
va bien dans ma vie.
– Abby, dit la mère de Caleb. Dînons dans la bonne humeur, d’accord ?
– C’est ce que j’essayais de faire, répond Abby.
La mère de Caleb me regarde, mais son sourire semble inquiet. Elle se
tourne vers sa fille.
– Je ne crois pas qu’il soit nécessaire d’aborder certains sujets quand nous
avons des invités.
Caleb pose sa main sur la mienne.
– Maman, elle répondait simplement à une question.
Je serre la main de Caleb puis regarde Abby. Elle a les yeux baissés.
Après une bonne minute à manger en silence, sa mère me questionne sur
la vie dans une ferme de sapins de Noël. Abby semble émerveillée quand je
décris l’étendue de notre terrain. Je suis prête à lui dire qu’elle peut nous
rendre visite, mais je suis sûre que sa réponse, quelle qu’elle soit,
provoquerait un silence embarrassant. Toute la famille reste bouche bée
quand je leur parle de l’hélicoptère de l’oncle Bruce et des sapins que
j’accroche moi-même tandis que celui-ci vole au-dessus de ma tête.
Le regard de la mère de Caleb va de son fils à sa fille.
– Je ne me vois pas laisser l’un de vous deux faire un truc pareil !
Caleb semble enfin se détendre. Nous parlons des sapins que nous avons
livrés ensemble, il parle aussi de ceux qu’il a apportés seul. Dès que Caleb
prend la parole, sa mère regarde Abby. Se demande-t-elle comment serait
leur vie si ses enfants habitaient encore ensemble ? Quand je leur raconte que
j’ai eu l’idée d’apporter aux familles des biscuits faits maison, je vois la mère
de Caleb lui faire un clin d’œil et mon cœur s’emballe un peu. Une fois le
repas terminé, personne ne semble vouloir quitter la table.
Mais quand Abby raconte qu’elle a acheté un sapin avec son père, sa
mère se lève et ramasse les assiettes sur la table. Abby s’adresse donc
directement à moi. Je me concentre sur elle, mais je vois bien les yeux
baissés de Caleb, tandis que sa mère remplit le lave-vaisselle.
Elle reste à distance de la table jusqu’à ce qu’Abby ait terminé son
histoire. Puis elle apporte une assiette de biscuits au riz soufflé parsemés de
paillettes rouges et vertes. Abby me demande si c’est difficile d’être loin de
chez moi et de tous mes amis pendant tout un mois, chaque année. Nous
prenons tous un biscuit et je réfléchis à sa question.
– Mes amis me manquent, dis-je, mais c’est comme ça depuis que je suis
née. Je crois que, quand on a été élevé d’une certaine façon, c’est difficile
d’imaginer les choses autrement, tu comprends ?
– Hélas, répond Caleb, Abby connaît la différence.
Je lui prends le bras.
– Ce n’est pas ce que je voulais dire.
Caleb repose son dessert, et j’aperçois une lueur de tristesse dans ses
yeux.
– Tu sais quoi, je suis épuisé. Et on devrait éviter d’inquiéter tes parents.
J’ai l’impression qu’on vient de me verser un seau d’eau glacée sur la
tête.
Caleb se lève, en évitant tous les regards, puis il range sa chaise. Je me
lève à mon tour, un peu hébétée. Je remercie Abby et sa mère pour le dîner,
cette dernière a les yeux rivés sur son assiette. Abby secoue la tête en
regardant Caleb, mais aucun mot n’est nécessaire. Il se dirige vers la porte
d’entrée, je le suis.
Nous rejoignons la fraîcheur de la nuit. À mi-chemin avant d’arriver à la
camionnette, j’attrape son bras pour qu’il s’arrête.
– Je passais un bon moment, tu sais.
Il refuse de me regarder dans les yeux.
– J’ai bien vu où allait la conversation.
Je veux qu’il me regarde, mais il en est incapable. Il reste là, les yeux
fuyants. Puis il rejoint sa camionnette et monte. Je fais de même. La clé est
dans le contact mais il ne l’a pas encore tournée, il fixe le volant.
– On dirait que tout va bien avec Abby, dis-je. Elle manque à ta mère, ça
se voit, mais celui qui avait l’air le plus mal à l’aise ce soir, c’était toi.
Il démarre.
– Abby m’a pardonné, je suppose, ça aide. Mais je n’arrive pas à me
pardonner tout ce que ma mère a perdu. Tout ça, c’est à cause de moi,
difficile de l’oublier avec Abby qui dîne avec nous et toi qui parles de ta
maison loin d’ici.
Il enclenche la première, prend la route. Nous restons silencieux durant
tout le trajet. Le parc est encore ouvert quand nous pénétrons sur le parking.
Je vois plusieurs clients flâner et papa transporter un sapin tout frais en
direction du chapiteau. Si cette soirée s’était passée comme je l’avais
imaginé, cet endroit aurait été fermé à notre retour. Nous serions restés dans
sa camionnette garée, à parler de la beauté de la nuit et peut-être que nous
nous serions enfin embrassés.
À la place, Caleb s’arrête dans un coin obscur du parking et je descends.
Il reste sur son siège, les mains bien accrochées au volant. Je reste debout, la
portière ouverte, à le fixer.
Il ne peut toujours pas me regarder en face.
– Je suis désolée, Sierra. Tu ne mérites pas ça. Quand on est ici, on a
Andrew sur le dos. Et tu as vu comment les choses se passaient chez moi. On
ne peut même pas aller au supermarché sans qu’il y ait un drame. Et ça ne
changera pas avant ton départ.
Je n’arrive pas à croire qu’il dise ça.
– Pourtant, je suis toujours là.
– Tout ça, c’est trop. Je déteste l’idée que tu assistes à tout ça.
Je ne me sens pas bien tout à coup et m’appuie à la portière pour garder
l’équilibre.
– Tu as dit que j’en valais la peine. Je t’ai cru.
Il ne répond pas.
– Ce qui me fait le plus mal, dis-je, c’est que toi aussi tu en vaux la peine.
Mais tant que tu ne comprendras pas ça, tout te semblera toujours « trop ».
Il fixe son volant.
– Je n’ai pas la force de continuer, répond-il doucement.
J’attends qu’il retire ce qu’il vient de dire. Il n’a pas idée de tout ce que
j’ai fait pour le défendre. Avec Heather. Mes parents. Jeremiah. Je me suis
même mis mes amies de l’Oregon à dos pour pouvoir être avec lui ce soir.
Mais s’il savait tout ça, ça lui ferait encore plus mal.
Je pars en laissant la portière ouverte et marche jusqu’à la caravane sans
me retourner. Une fois à l’intérieur, je reste dans l’obscurité, m’effondre sur
mon lit et étouffe mes pleurs dans mon oreiller. J’ai envie de parler à
quelqu’un, mais Heather est sortie avec Devon. Et pour la première fois de
ma vie, je ne peux appeler ni Rachel ni Elizabeth.
Je tire le rideau au-dessus de ma tête et regarde dehors. Sa camionnette
est toujours là. La portière côté passager est toujours ouverte. L’habitacle est
suffisamment éclairé pour voir qu’il a la tête posée sur le volant, et que ses
épaules tremblent violemment.
J’ai désespérément envie de courir à lui et de m’enfermer dans sa
camionnette avec lui. Mais pour la première fois depuis que je l’ai rencontré,
je ne fais pas confiance à mon instinct. Quand j’entends la camionnette partir,
je me repasse tous les moments qui nous ont conduits jusqu’à celui-ci.
Puis je me ressaisis et me lève. Je sors, pour m’obliger à faire le vide dans
ma tête. J’aide plusieurs familles, et je sais que mon air faussement enjoué ne
trompe personne, mais au moins j’essaie. Hélas, même essayer devient trop
difficile et je retourne à la caravane.
J’ai deux messages sur ma boîte vocale. Le premier est de Heather.
« Devon m’a organisé ma journée parfaite ! dit-elle avec une voix
presque trop joyeuse pour que je puisse la supporter à cette seconde précise.
Et ce n’est même pas Noël ! Il m’a emmenée tout en haut de Cardinals Peak
pour dîner, tu le crois ça ? Il a écouté ! » J’ai envie d’être heureuse pour elle.
Elle le mérite. Mais je suis jalouse de la simplicité de leur relation. « À
propos, ajoute-t-elle, tes sapins sont en pleine forme. On a vérifié. »
Je lui envoie un texto : « Je suis contente que tu gardes Devon encore un
peu. »
Elle me répond : « Il a mérité d’aller au moins jusqu’au Nouvel An. Mais
il doit arrêter de parler de fantasy football s’il veut tenir jusqu’au Superbowl.
C’était comment, ton dîner ? »
Je ne réponds pas.
Le second message vocal est de Caleb. D’abord un long silence, puis :
« Je suis désolé ». Un silence encore plus long, un silence plein de douleur. Il
souffre depuis si longtemps. « Pardonne-moi, s’il te plaît. J’ai merdé comme
je ne l’aurais jamais imaginé. Tu en vaux la peine, Sierra. Est-ce que je peux
passer te voir en allant à l’église demain ? » Je serre fort le téléphone contre
mon oreille, un autre silence. « Je t’appelle demain matin. »
La semaine prochaine sera difficile pour nous deux, pour tellement de
raisons. Il est probable qu’on se sente un peu plus mal tous les jours, jusqu’à
Noël – jusqu’à mon départ.
Je lui envoie un texto : « Pas besoin d’appeler. Passe, c’est tout. »
CHAPITRE 17

On frappe à la porte de la caravane, le lendemain matin. Je l’ouvre au


moment où Caleb s’apprête à frapper à nouveau ; son autre main me tend un
grand café à emporter. Un geste plutôt mignon de la part d’un type qui a le
regard triste et qui ne s’est pas coiffé.
– J’ai été horrible, dit-il en guise de bonjour.
Je descends la marche qui nous sépare et saisis mon café.
– Tu n’as pas été horrible, dis-je. Peut-être un peu mal poli avec Abby et
ta mère…
– Je sais. J’ai eu une longue conversation avec Abby en rentrant. Tu avais
raison. Elle est plus en paix que moi avec toute cette histoire. On a parlé de
notre mère et de ce qu’on pouvait faire pour lui faciliter les choses à elle
aussi.
Je prends une gorgée de mon mocha à la menthe poivrée.
Il s’approche de moi.
– Après avoir discuté avec ma sœur, j’ai passé la nuit à réfléchir. Mon
problème, ce n’est plus d’arranger les choses avec Abby ou ma mère…
– Mais avec toi-même, dis-je.
– Je n’ai pas dormi de la nuit, je n’ai pas cessé d’y penser.
– Vu l’état de tes cheveux, je te crois sur parole.
– J’ai changé de chemise, c’est déjà ça.
Je le regarde des pieds à la tête. Son jean est froissé mais sa chemise
marron est plutôt pas mal.
– Je ne peux pas prendre toute la matinée, dis-je, mais je peux faire le
chemin avec toi jusqu’à l’église.
Sa paroisse n’est pas loin du parc, mais il faut grimper une grande côte
pour y parvenir. Le malaise d’hier soir se dissipe un peu plus à chaque virage.
On se tient la main durant tout le trajet, pour rester plus près l’un près de
l’autre, en discutant. De temps en temps, il caresse mon pouce avec le sien et
je fais de même.
– Nous sommes allés à l’église quelquefois quand j’étais plus jeune, dis-
je. Pour les fêtes, en général, avec mes grands-parents. Mais ma mère y allait
tout le temps quand elle était petite.
– J’essaie d’y aller toutes les semaines. Ma mère y retourne elle aussi,
peu à peu.
– Donc il t’arrive d’y aller seul ? Ça te choque que je n’y aille pas ?
Il rit.
– Si tu disais que tu y allais tout le temps parce que c’est bon pour ton
image, là je serais choqué.
Je n’ai jamais parlé religion avec mes amis. On pourrait penser que ça me
gêne d’en parler avec quelqu’un qui me plaît autant, et à qui j’ai envie de
plaire, mais ce n’est pas le cas.
– Tu es donc croyant, dis-je. Tu l’as toujours été ?
– Je crois, oui. Même si je me suis toujours posé beaucoup de questions,
ce que certains ont du mal à admettre. Mais ça me donne un truc auquel
penser le soir. Un autre truc que cette fille sur qui je fais une fixette.
Je lui souris.
– C’est une réponse très honnête.
Nous prenons une rue perpendiculaire d’où j’aperçois le clocher blanc.
J’ai l’impression qu’il m’ouvre une porte de son intimité, me laisse voir une
face cachée de sa personnalité. Ce garçon que j’ai rencontré il y a quelques
semaines vient ici tous les dimanches, et me voilà qui l’accompagne, main
dans la main.
Nous nous arrêtons pour laisser une voiture entrer sur le parking, lequel
se remplit à toute vitesse. Quelques quadragénaires, vêtus d’une veste orange,
indiquent aux véhicules les dernières places disponibles. Caleb et moi nous
dirigeons vers deux portes en verre gravé, au-dessus desquelles trône une
énorme croix. Des hommes et des femmes, jeunes et moins jeunes, forment
un rang devant l’entrée pour accueillir les paroissiens à leur arrivée. Abby et
sa mère sont là, debout sur le côté, elles attendaient sans doute Caleb pour
entrer.
– Sierra ! crie Abby en sautillant jusqu’à moi. Je suis tellement soulagée
de te voir. J’avais peur que ma tête de mule de frère t’ait fait fuir pour
toujours.
Caleb lui lance un sourire sarcastique.
– Il m’a apporté un mocha à la menthe poivrée, dis-je. Difficile de
refuser.
Derrière eux, quelqu’un regarde l’heure sur son téléphone, très vite tout le
monde se dirige à l’intérieur, les portes sont sur le point de se fermer.
– On dirait qu’il faut y aller, dit la mère de Caleb.
– À vrai dire, dit Caleb, Sierra doit rentrer.
– J’aurais aimé pouvoir rester, dis-je, mais les dimanches sont des
journées chargées, surtout la semaine avant Noël.
La mère de Caleb pointe son doigt en direction de son fils.
– J’ai failli oublier. Serait-il possible que tu disparaisses cet après-midi ?
Caleb se tourne vers moi, perplexe, puis regarde sa mère.
– J’attends une livraison et j’aimerais que ça reste un secret. Et cette
année, j’ai bien l’intention que tu ne le trahisses pas. Quand il était petit,
continue-t-elle en se tournant vers moi, je devais garder ses cadeaux au
bureau parce qu’il fouinait dans tous les recoins possibles de la maison.
– Mais c’est horrible ! dis-je. Mes parents se contentaient de garder les
miens dans leur chambre, je n’y serais entrée sous aucun prétexte. Pourquoi
vouloir risquer de découvrir ce qu’ils allaient m’offrir ?
Caleb ignore mon innocence et décide de défier sa mère.
– Tu crois vraiment que je ne serai pas capable de trouver ce cadeau ?
– Mon cœur…, dit-elle en lui caressant le bras. C’est pour ça que j’en
parle devant Sierra. J’espère qu’elle pourra t’enseigner la valeur de l’attente.
– Je te surveille, dis-je à Caleb.
– Trouve-toi une occupation jusqu’à l’heure du dîner, lui dit sa mère.
Caleb regarde sa sœur.
– Apparemment, je suis censé disparaître pour l’après-midi. Qu’est-ce
qu’on pourrait bien faire, Abby chérie ?
– Faites ce que vous voulez, dit leur mère. Mais moi, je rentre. Je n’ai pas
envie de devoir m’asseoir à l’étage comme la dernière fois.
Elle me serre dans ses bras puis disparaît dans l’église.
Abby demande à Caleb d’aller me chercher un prospectus pour la messe à
la chandelle du soir de Noël.
– Tu dois absolument venir avec nous. C’est tellement beau, dit-elle.
Après m’avoir ordonné de ne pas bouger, Caleb trottine en direction des
portes de verre.
Abby me regarde.
– Mon frère t’aime beaucoup, dit-elle à toute vitesse. Genre, vraiment
beaucoup.
Mon corps entier frissonne.
– Je sais que tu n’es plus là pour longtemps, continue-t-elle, donc je
voulais que tu le saches, au cas où il se comporterait typiquement comme un
mec et cacherait ses sentiments.
Je ne sais pas quoi dire, et Abby rit de mon silence.
Caleb ressort, un prospectus rouge à la main qu’il me tend. Du côté
imprimé, il y a un dessin de chandelle allumée, entourée d’une couronne,
ainsi que des informations concernant la messe.
– Il faut y aller, dit Abby.
Elle passe son bras sous celui de son frère et ils entrent tous les deux.
Oui, me dis-je dans ma tête. J’aime beaucoup ton frère, moi aussi. Genre
vraiment beaucoup.
CHAPITRE 18

Le lundi matin, j’appelle Elizabeth pour savoir comment s’est passée la


représentation de Rachel.
– Ça s’est bien passé, me répond-elle. Mais c’est à elle que tu devrais
poser la question.
– J’ai essayé ! J’ai appelé, j’ai envoyé des textos. Mais c’est silence radio
de votre côté, les filles.
– Parce que tu as fait passer un garçon avant elle, Sierra. On comprend
qu’il te plaise. Super. Mais soyons honnêtes, tu ne vas pas passer ta vie en
Californie. Donc oui, Rachel est en colère. C’est parce qu’elle ne veut pas
que tu aies le cœur brisé.
Je l’écoute. Même quand elles m’en veulent, elles se font du souci pour
moi. Je grogne en me laissant tomber sur mon lit minuscule.
– Tout ça est ridicule. Vraiment. Cette relation n’ira nulle part. On ne
s’est même pas encore embrassés !
– Bon sang Sierra, ce sont les fêtes de Noël, alors tu trouves un brin de
gui à lui mettre au-dessus de la tête, tu l’embrasses et on n’en parle plus.
– Tu pourrais me rendre un service ? Est-ce que tu peux passer chez
moi ? Sur ma commode, il y a un morceau de mon tout premier sapin. Tu
pourrais me le poster ?
Elizabeth soupire.
– Je veux juste le lui montrer, dis-je. Les traditions lui tiennent vraiment à
cœur, je crois qu’il adorerait que je le lui montre avant que je…
Je m’arrête. Si je finis cette phrase, elle va me hanter toute la journée.
– Avant que tu partes, finit Elizabeth. C’est ce qui va arriver, Sierra.
– Je sais. Tu as le droit de me traiter d’idiote.
Elle ne dit rien pendant un long moment.
– C’est ton cœur à toi. Personne n’a son mot à dire.
Parfois, même la personne à qui appartient le cœur n’a pas son mot à dire.
– Tu devrais quand même l’embrasser avant de prendre une décision
importante, dit-elle. Si c’est nul, ça sera bien plus facile de tourner la page.
Je ris.
– Vous me manquez tellement toutes les deux.
– Tu nous manques aussi, Sierra. À toutes les deux. Je vais essayer
d’arranger les choses avec Rachel. Elle était juste contrariée.
Je m’affale sur mon lit.
– J’ai trahi notre code de l’amitié.
– Ne sois pas trop dure avec toi-même, dit Elizabeth. C’est bon. On est
juste un peu égoïstes quand il s’agit de te partager, c’est tout.

Avant d’aller travailler, j’allume mon ordinateur et me filme en train de


décrire – en espagnol – tout ce qui s’est passé depuis mon départ de l’Oregon,
du sapin planté en haut de Cardinals Peak à ma promenade avec Caleb
jusqu’à l’église. J’envoie la vidéo au señor Martinez pour compenser tous les
rendez-vous téléphoniques que j’ai manqués.
J’attrape une pomme et me dirige vers le chapiteau pour aider maman.
Les vacances d’hiver ont enfin commencé et le parc sera sûrement bondé
toute la journée, à cause des retardataires qui n’ont toujours pas acheté leur
sapin. Généralement, je travaille dix heures par jour cette semaine-là, mais
cette année, mes parents ont engagé quelques étudiants supplémentaires pour
nous aider, afin que j’aie un peu plus de temps pour moi.
Nous nous mettons au travail : réapprovisionner les stocks, s’occuper des
clients. Papa débarque avec deux sapins neigeux. Entre deux clients, nous
nous retrouvons tous les trois autour de la table à boissons. Je me fais un
mocha à la menthe poivrée du pauvre et leur dis que je vais préparer d’autres
biscuits pour les offrir aux prochaines personnes à qui Caleb livrera des
sapins.
– C’est super, ma chérie, dit papa en évitant soigneusement mon regard.
Il faut que j’aille voir nos gars.
Maman et moi le regardons partir.
– C’est toujours mieux que s’il m’avait interdit d’y aller, dis-je.
Concernant ma relation avec Caleb, papa a choisi l’option « attendons
que ça passe ». La bonne nouvelle, c’est qu’après avoir assisté à ma dispute
avec Andrew, papa lui a demandé de me présenter ses excuses. Du coup,
Andrew a préféré démissionner.
Maman trinque avec sa tasse.
– Caleb va peut-être économiser une partie de ses pourboires pour
t’acheter un cadeau de Noël…
– J’ai envie de lui donner le morceau de mon premier sapin, lui dis-je
alors qu’elle avale une gorgée de son café.
Son silence est assourdissant, je prends donc une gorgée à mon tour, en
attendant qu’elle dise quelque chose. Au loin, je vois Luis tirer un sapin
derrière lui en direction du parking. Je bois une autre gorgée, en me
demandant ce qu’il fait là, vu qu’il a déjà un sapin.
– C’est un cadeau parfait pour quelqu’un comme Caleb, dit maman quand
je me retourne vers elle.
Je pose ma tasse et la serre dans mes bras, tandis qu’elle essaie de ne pas
renverser la sienne.
– Merci d’être cool à son sujet, maman.
– Je te fais confiance, dit-elle en posant sa tasse à son tour.
Elle me serre dans ses bras.
– Ton père aussi. Je crois qu’il a juste décidé de ne plus rien dire jusqu’à
notre départ.
Par-dessus son épaule, je vois Luis revenir vers le parc, il porte des gants
de travail. Je le pointe du doigt.
– C’est Luis, dis-je. Je le connais.
– C’est un des lycéens que nous avons engagés. Ton père dit qu’il
travaille dur.

À la pause suivante, je réchauffe mon mocha en y ajoutant du café.


– Tu m’en fais un pendant que tu y es ? dit une voix derrière moi.
– Ça dépend, dis-je en me tournant vers Caleb. Qu’est-ce que tu vas faire
pour moi ?
Il fouille dans la poche de son blouson et en sort un bonnet vert en forme
de sapin avec des décorations en feutre et même une étoile dorée. Il l’enfile.
– Je voulais garder ça pour plus tard, mais il y a un mocha en jeu. Donc je
le mets.
– Mais pourquoi ? je demande en riant.
– Je l’ai acheté dans un magasin de fripes ce matin, répond-il. Je sors le
grand apparat de Noël !
Je reste bouche bée.
– Même moi, je ne sais pas ce que ça veut dire.
Il me lance son sourire à fossette en haussant un sourcil.
– Apparat ? Je suis choqué. Tu devrais peut-être télécharger une appli
spéciale vocabulaire sur ton portable, comme je l’ai fait. Ça te propose un
nouveau mot tous les jours et tu gagnes des points chaque fois que tu
l’emploies.
– Mais est-ce que tu l’as employé correctement ?
– Je crois, dit-il. C’est un nom masculin. Ça a un rapport avec les
vêtements.
Je secoue la tête, j’ai à la fois envie de rire et de lui arracher ce truc
horrible de la tête.
– Eh bien, monsieur, apparat vient de te faire gagner une double ration de
sucre d’orge.

Caleb propose qu’on prépare les biscuits chez lui, et maman nous donne
quartier libre. Elle n’a pas demandé à papa ce qu’il en pensait, et je
m’empresse de suivre les conseils maternels.
– Abby adorerait se joindre à nous, dit Caleb quand nous montons dans sa
camionnette. Tu peux aussi inviter Heather si tu veux.
– Crois-le ou non, Heather passe désormais tout son temps à préparer son
cadeau pour Devon. Je crois que c’est un pull de Noël.
Caleb ouvre la bouche, pour montrer à quel point il est choqué.
– Elle en serait vraiment capable ?
– Oh tout à fait, dis-je. Elle va aussi lui faire un vrai cadeau, mais si c’est
bien la Heather que je connais, elle va d’abord lui offrir le pull pour voir sa
réaction.
Une fois les courses faites, nous arrivons chez Caleb les bras chargés de
provisions. Abby est sur le canapé en train de tapoter à toute allure sur son
téléphone.
– Je vous rejoins dans une minute. Je dois m’assurer que mes amis ne
croient pas que j’ai disparu de la surface de la Terre. Et enlève-moi ce bonnet
ridicule, Caleb, dit-elle sans nous regarder.
Caleb pose son bonnet sur la table de la cuisine. Il avait déjà préparé le
papier-cuisson, le verre doseur et un saladier en céramique.
– Tu m’enverras des messages, toi aussi, quand tu seras dans l’Oregon ?
demande-t-il. Pour que je sache que tu n’as pas disparu de la surface de la
Terre ?
Mon rire a l’air forcé, et c’est le cas. J’ai moins d’une semaine pour
trouver une bonne façon de lui dire au revoir.
Je sors les provisions des sacs et les dispose sur le comptoir.
On sonne à la porte.
– Tu attends quelqu’un ? crie Caleb à l’intention de sa sœur.
Abby ne répond pas, probablement toujours plongée dans ses textos.
Caleb lève les yeux au ciel et sort de la cuisine. J’entends la porte d’entrée
s’ouvrir, puis le silence.
– Salut. Qu’est-ce que tu fais là ? finit par dire Caleb.
L’autre voix – familière et grave – voyage jusqu’à moi depuis l’entrée.
– C’est comme ça que tu accueilles ton meilleur ami d’autrefois ?
Je manque de faire tomber la douzaine d’œufs que j’ai dans la main. Je ne
sais pas pourquoi Jeremiah est ici, mais j’ai envie de sauter au milieu de la
pièce, bras en l’air, pour célébrer ma victoire.
Quand ils passent tous les deux le seuil de la cuisine, je tente de reprendre
une expression calme.
– Salut, Jeremiah.
– Sapin-Girl, dit-il.
– Tu sais, il m’arrive de faire autre chose, parfois.
– Crois-moi, je sais. Sans ton côté fouineur et insistant, je ne serais sans
doute pas là.
Caleb sourit et nous regarde l’un après l’autre. Je ne lui ai jamais parlé de
la fois où Jeremiah et Cassandra étaient passés au parc.
– Bon, les choses ne sont toujours pas parfaites, dit Jeremiah. Mais je me
suis rebellé contre ma mère et Cassandra et… me voilà !
Caleb se tourne vers moi, les yeux pleins de questions et de
reconnaissance. Il se gratte le front et regarde par la fenêtre de la cuisine.
Je remets les provisions dans les sacs. Ce qui ce passe sous mes yeux ne
me regarde pas.
– Vous deux, restez donc à discuter. Je vais emporter tout ça chez
Heather.
Toujours face à la fenêtre, Caleb commence à contester, mais je
l’interromps aussitôt.
– Parle avec ton ami, dis-je sans même essayer de dissimuler mon
sourire. Ça fait un bout de temps.
Quand je me retourne avec tous mes sacs dans les bras, Caleb me regarde
avec des yeux pleins d’un amour sincère.
– Voyons-nous plus tard, dis-je.
– Sept heures, ça te va ? demande-t-il. Je veux te montrer quelque chose.
Je souris.
– J’ai hâte.
En atteignant la porte d’entrée, j’entends Jeremiah dire :
– Tu m’as manqué, mec.
Mon cœur fond et je prends une grande inspiration avant d’ouvrir la
porte.

Une fois notre dernier sapin livré, avec une boîte de biscuits de Noël en
prime, Caleb et moi nous baladons en voiture tandis qu’il me raconte ses
retrouvailles avec Jeremiah.
– Difficile de dire quand on se reverra. Parce qu’il a ses amis désormais,
et moi les miens. Mais on va se voir, ce qui est assez génial en soi. Je pensais
que ça ne nous arriverait plus jamais.
– C’est génial, dis-je.
Une fois que nous sommes garés devant la maison de Caleb, il se tourne
vers moi.
– C’est grâce à toi, dit-il. C’est toi qui es géniale.
J’aimerais que ce moment dure pour l’éternité, nous deux dans sa
camionnette, avec ce sentiment de gratitude l’un envers l’autre. Mais il ouvre
sa portière et l’air frais envahit l’habitacle.
– Viens, dit-il en descendant.
Il fait le tour jusqu’au trottoir, j’agite mes doigts pour calmer un peu ma
nervosité avant d’ouvrir ma portière à mon tour. Une fois dehors, je frotte
mes mains pour les réchauffer puis il m’en prend une et nous partons en
balade.
Nous longeons quatre maisons, puis tournons dans une petite allée. Elle
est éclairée par un seul réverbère, situé à l’entrée. Le trottoir est fait de gros
pavés, avec un chemin en béton lisse au milieu.
– Je te présente Garage Alley, dit-il.
Plus nous avançons dans l’allée, plus la lumière du réverbère s’atténue. Il
y a une longue rangée de garages de chaque côté de la chaussée. De grandes
clôtures en bois entourent des arrière-cours et empêchent la lumière des
maisons d’arriver jusqu’à nous. Je manque de perdre l’équilibre, mais Caleb
m’attrape le bras.
– C’est un peu flippant ici, dis-je.
– J’espère que tu es prête, parce que je suis sur le point de te décevoir un
maximum.
Il essaie de prendre un air sérieux, mais je vois bien son petit sourire
caché dans l’obscurité.
Il s’arrête devant l’entrée de son garage à lui, m’attrape par les épaules
pour me faire pivoter face à sa maison. La grande porte en métal est plongée
dans l’ombre du toit. Il prend ma main et avance. Une lumière s’allume
automatiquement au-dessus de nos têtes.
– Ma mère t’as prévenue que j’étais incorrigible dès qu’il s’agissait de
cadeaux, dit-il.
Je lui donne un coup dans l’épaule.
– T’as pas fait ça !
Il rit.
– Je n’ai pas fait exprès ! Pas cette fois-ci. J’étais venu chercher une
corde dans le garage, et mon cadeau était là.
– Tu as gâché la surprise de ta mère ?
– C’est de sa faute ! C’était là, sous mes yeux ! Mais je pense que tu vas
être contente parce que du coup, je peux te le montrer. Tu ne lui diras rien,
hein ?
Je n’arrive pas à y croire. Il se comporte comme un véritable gamin, et
c’est bien trop mignon pour être agaçant.
– Contente-toi de me le montrer, dis-je.
CHAPITRE 19

La lumière toujours allumée, Caleb marche jusqu’à un boîtier, à côté de


la porte du garage. Il soulève le clapet en plastique, qui recouvre un clavier.
– Petit, dit-il en appuyant sur le premier chiffre, je demandais le même
cadeau au Père Noël tous les ans. Un truc que la plupart de mes amis avaient
et qui me rendait fou de jalousie. Mais on ne me l’a jamais offert. Avec le
temps, je me suis résigné et j’ai fini par retirer ce cadeau de ma liste. Je
suppose que tout le monde a pensé que j’étais passé à autre chose. Alors que
non.
Son sourire est radieux.
– Montre-moi ! dis-je.
Caleb saisit le code à quatre chiffres puis referme le clapet. Il recule et le
rideau du garage se lève lentement. Je suis à peu près sûre qu’il n’a jamais
demandé de voiture décapotable quand il était enfant, même si je ne doute pas
que ça pimenterait la soirée ! Une fois le rideau à moitié enroulé, je me
penche pour jeter un œil à l’intérieur. Il y a suffisamment de lumière dans la
pièce pour que je puisse distinguer… un trampoline ? Je tombe à genoux de
rire.
– Qu’est-ce qu’il y a de drôle ? C’est trop bien de faire des bonds !
Il sait pourquoi je trouve ça hilarant.
– Tu viens vraiment de dire ça ? « C’est trop bien de faire des bonds » ?
Mais t’as quel âge ?
– Je suis suffisamment mûr pour n’en avoir rien à faire, répond-il.
Une fois le rideau complètement levé, il entre dans le garage.
– Viens.
Je regarde les poutres basses du plafond.
– On ne peut pas sauter ici, dis-je.
– Bien sûr que non. Nan mais t’as quel âge, toi ?
Il attrape un côté du trampoline.
– Aide-moi.
Mètre après mètre, nous transportons le trampoline jusque dans la cour.
– Tu n’as pas peur que ta mère nous entende ?
À voir sa tête de gamin tout excité, j’avoue que ce risque vaut la peine
d’être pris. Pour la leçon de patience, on reviendra.
– C’est la fête de Noël de son bureau, dit-il. Elle va rentrer tard.
– Et Abby ?
– Elle est au ciné avec une copine.
Il s’appuie sur ses talons pour enlever ses chaussures et saute sur le
trampoline. Il bondit déjà comme une gazelle maladroite avant même que
j’aie enlevé ma première chaussure.
– Arrête d’essayer de gagner du temps et grimpe !
Je fais glisser ma seconde chaussure, me hisse sur le bord du trampoline
en balançant mon pied en chaussette sur le côté. Quand nous avons trouvé
notre rythme, nous sautons en cercle en riant aux éclats. L’un monte quand
l’autre descend. Caleb saute chaque fois un peu plus haut pour me faire
rebondir encore plus fort et encore plus vite. Quand nous avons suffisamment
de détente, il fait un salto arrière pour crâner.
C’est incroyable de le voir si libre, sans poids sur les épaules. Non pas
qu’il soit tout le temps sérieux, mais là c’est différent, comme s’il s’emparait
à nouveau de quelque chose qu’il avait perdu.
Je refuse de tenter le salto, malgré ses supplications. Quand l’épuisement
nous gagne, nous prenons une pause. Le ciel est parsemé d’étoiles. Nous
sommes tous les deux hors d’haleine, nos poitrines montent et descendent,
puis ralentissent peu à peu. Après une minute à rester immobiles, la lumière
au-dessus du garage s’éteint.
– Regarde les étoiles, dit Caleb.
La cour est plongée dans l’obscurité, la nuit est si calme. Je n’entends
rien d’autre que nos souffles, le chant doux de quelques grillons cachés dans
les buissons et d’un oiseau au loin, perché sur l’arbre d’un voisin. Puis,
j’entends soudainement un grincement métallique venir du côté Caleb.
– Qu’est-ce que tu fais ? dis-je sans bouger pour ne pas déclencher la
lumière.
– J’essaie de bouger le plus doucement possible. J’ai envie de te tenir la
main dans la nuit.
Je baisse la tête vers ma main, aussi lentement que possible. Nos
silhouettes sont plongées dans l’ombre contre la toile encore plus sombre du
trampoline. Ses doigts s’approchent des miens. J’attends qu’il me touche,
encore un peu essoufflée.
Une étincelle bleue explose entre nous. Je tombe brusquement en arrière.
– Oh !
La lumière s’allume et Caleb explose de rire.
– Je suis vraiment désolé !
– T’as plutôt intérêt, dis-je. C’était loin d’être romantique !
– Tu peux m’électrocuter à ton tour, dit-il. C’est pas romantique, ça ?
Toujours allongée sur le dos, je frotte très fort mes pieds en chaussettes
sur la toile en caoutchouc du trampoline, puis je vise son lobe d’oreille.
Pzzzzzzzt !
– Ah ! rit-il en attrapant son lobe. Mais ça fait vraiment mal.
Il se relève et frotte ses pieds à son tour, en formant des cercles. Je me
lève et l’imite, on se regarde droit dans les yeux.
– Quoi, tu veux la guerre ? Je suis prête !
– Un peu, que c’est la guerre.
Il pointe un doigt dans ma direction et se jette sur moi.
J’esquive de côté et lui touche l’épaule.
– Et de deux ! Je t’ai eu deux fois.
– OK. Fini d’être gentil.
Je sautille de l’autre côté du trampoline, mais il est juste derrière moi, la
main tendue. Je garde les yeux rivés sur ses pieds, fais un petit bond histoire
d’atterrir au moment où il prend son élan et lui fais perdre l’équilibre. Il
tombe en avant et je lui électrocute la nuque.
Je lève les bras en l’air.
– Victoire !
Allongé, il me regarde avec un rictus diabolique. Je jette un œil autour de
moi mais il n’y a aucune issue de secours sur un trampoline. Il bondit sur ses
genoux, puis sur ses pieds et me plaque contre la toile. Nous rebondissons
une fois puis tombons ensemble, moi sur lui. J’ai le souffle coupé. Il passe
ses mains derrière mon dos pour me serrer contre lui. Je relève suffisamment
la tête pour voir ses yeux et dégager d’un souffle mes cheveux sur son visage.
Nous rions ensemble. Puis, les rires s’arrêtent, nos poitrines et nos ventres
respirent fort, l’un contre l’autre.
Il pose sa main sur ma joue et guide mon visage jusqu’au sien. Ses lèvres
sont si douces contre les miennes, elles ont le goût sucré de la menthe
poivrée. Je me serre un peu plus contre lui et me perds dans notre baiser. Je
glisse de côté, sur le tapis du trampoline, il roule au-dessus de moi. J’entoure
mes bras autour de son cou et nous nous embrassons avec plus de passion
encore. Quand nous nous arrêtons pour reprendre notre souffle, nous
plongeons dans les yeux l’un de l’autre.
Tant de choses se bousculent dans ma tête, menacent de me tirer de cet
instant. Mais plutôt que de m’inquiéter, je choisis de fermer les yeux, de
l’embrasser encore et de m’autoriser à croire en nous.
Nous n’échangeons presque pas un mot sur le chemin du retour. Je suis
hypnotisée par le porte-clés de Caleb, avec notre photo sur les genoux du
Père Noël. J’aimerais tellement que cette semaine ne finisse jamais.
Une fois que nous sommes arrêtés sur le parking, Caleb me prend la
main. Je regarde vers la caravane et vois le rideau de la chambre de mes
parents se fermer d’un coup.
Il serre ma main un peu plus fort.
– Merci Sierra.
– De quoi ?
Il sourit.
– D’avoir fait des bonds avec moi sur le trampoline.
– Oh, tout le plaisir était pour moi.
– Et d’avoir fait de ces dernières semaines les plus belles de ma vie.
Il se penche pour m’embrasser, je m’abandonne encore une fois à son
baiser. Puis je fais glisser mes lèvres de sa bouche à son oreille.
– De la mienne aussi, dis-je en murmurant.
Joue contre joue, immobiles, nous écoutons nos respirations se mêler
l’une à l’autre. Tout ça s’envolera bientôt. Je veux m’accrocher à cet instant
et le graver dans mon cœur à tout jamais.
Quand je descends enfin, je regarde la camionnette s’éloigner et reste là,
figée, longtemps après que les feux arrière ont disparu dans la nuit.
Papa surgit derrière moi.
– Tout ça doit s’arrêter, Sierra. Je ne veux plus que tu le voies.
Je me retourne brusquement vers lui.
– Ce n’est pas à cause de l’histoire avec sa sœur, continue-t-il en secouant
la tête. Pas seulement. C’est un tout.
La sensation incroyable de chaleur qui m’a envahi toute la soirée
s’envole, remplacée par un terrible sentiment d’effroi.
– Je croyais que tu avais lâché l’affaire.
– Tu sais que nous partons bientôt, dit-il. Et tu sais aussi que tu t’es bien
trop attachée à lui.
Je n’ai plus de voix, et plus de mots à lui crier. Enfin, les choses se
passaient bien. Pourquoi avait-il besoin de tout gâcher ? Non. Je ne le
laisserai pas faire.
– Qu’en pense maman ? je demande.
Il se tourne légèrement vers la caravane.
– Elle non plus, elle ne veut pas que tu souffres.
Comme je reste silencieuse, il repart en direction de la minuscule
caravane que je considérais jusqu’à cet instant comme ma maison.
Je me tourne vers les sapins. Au loin, j’entends les bottes de mon père
résonner sur les marches en métal, puis la porte se refermer derrière lui. Je ne
peux pas rentrer. Pas encore. Alors, je marche au milieu des arbres, les
aiguilles s’accrochent à mes manches et à mon pantalon. Je m’assieds dans la
terre fraîche, là où les lumières ne peuvent plus m’atteindre.
J’essaie de m’imaginer chez moi, dans l’Oregon, là où les sapins qui
m’entourent ont grandi, en admirant les mêmes étoiles.

Je ne dors presque pas de la nuit. Quand j’ouvre mes rideaux, le soleil


n’est pas encore levé. Allongée sur mon lit, je regarde les étoiles disparaître
une à une. Plus la nuit fait place au jour, plus je me sens perdue.
Je décide d’envoyer un texto à Rachel. Nous ne nous sommes pas reparlé
depuis que j’ai manqué sa représentation, mais elle me connaît mieux que
quiconque et j’ai besoin de lui dire ce que je ressens. J’envoie un message
d’excuse. Je lui dis qu’elle me manque. Je lui dis qu’elle adorerait Caleb, et
que mes parents pensent que je me suis trop attachée à lui.
Finalement, elle répond : « Je peux t’aider ? »
Je laisse échapper un soupir de soulagement, je suis tellement
reconnaissante que Rachel fasse partie de ma vie.
Je réponds : « J’ai besoin d’un miracle de Noël. »
Un long silence s’ensuit, pendant lequel je regarde le soleil se lever.
« Donne-moi deux jours », finit-elle par écrire.

Caleb débarque le lendemain avec un grand sourire et un paquet emballé


dans du papier journal avec bien trop de Scotch. Derrière lui, je peux voir
maman qui nous observe. Elle n’a de toute évidence pas l’air enchantée, mais
elle reste avec son client.
– Qu’est-ce que c’est que ça ? dis-je, en ignorant ma crainte que papa ne
revienne de sa pause déjeuner. Je veux dire, mis à part l’évidence que tu as
grandement besoin d’un cours d’emballage.
Il me tend le paquet.
– Il n’y a qu’une seule façon de le découvrir.
Le paquet est un peu informe et je comprends pourquoi en l’ouvrant.
C’est ce stupide bonnet de Noël qu’il portait l’autre jour.
– Non. Je crois que ceci t’appartient.
– Je sais, mais j’ai vu combien tu étais jalouse, dit-il, incapable de cacher
son sourire. Je me suis dit que les hivers étaient bien plus rudes chez toi
qu’ici.
Il pense sûrement que je ne vais pas oser le mettre. Donc, je l’enfile
aussitôt.
Il tire les côtés sur mes oreilles puis laisse ses mains là, tandis qu’il se
penche pour m’embrasser. Je le laisse faire, mais je garde les lèvres serrées. Il
ne s’arrête pas, je suis donc obligée de reculer.
– Désolée, dis-je. On ne devrait pas faire ça ici.
J’entends un raclement de gorge derrière lui et regarde par-dessus son
épaule.
– Il faut que tu retournes travailler, Sierra, dit maman.
Caleb, clairement gêné, regarde en direction des sapins.
– Est-ce qu’on va me faire nettoyer les toilettes ?
Personne ne rit à sa blague.
Il me regarde.
– Que se passe-t-il ?
Je baisse les yeux et vois les chaussures de maman s’approcher.
– Caleb, dit-elle. Sierra nous a raconté plein de choses formidables à ton
sujet.
Je supplie ma mère des yeux d’être tendre avec lui.
– Et je sais ce qu’elle ressent pour toi, poursuit-elle en me regardant, sans
l’ombre d’un sourire. Mais nous partons dans une semaine et il est fort
probable que nous ne revenions pas l’année prochaine.
Je garde les yeux rivés sur elle, mais mon cœur se brise quand Caleb se
tourne vers moi. C’était à moi de le lui annoncer, et seulement si c’était
nécessaire. Et vu que rien n’est encore sûr, ce n’était pas nécessaire pour le
moment.
– Son père et moi ne sommes pas à l’aise de voir que cette relation se
développe sans que tout le monde ne sache exactement ce qu’il en est. Sierra,
ton père va revenir d’une minute à l’autre. Finissons-en.
Ma mère part et je me retrouve seule avec Caleb, dont l’expression est à
mi-chemin entre la trahison et le renoncement.
– Ton père n’est pas censé me voir ? demande-t-il.
– Il pense que cela devient trop sérieux entre nous, dis-je. Tu n’as pas à
avoir peur, il cherche juste à me protéger.
– Parce que vous ne reviendrez pas l’année prochaine ?
– Rien n’est pas encore sûr, dis-je, incapable de le regarder dans les yeux.
J’aurais dû t’en parler.
– Eh bien, c’est ta chance. Qu’est-ce que tu ne m’as pas dit d’autre ?
Une larme coule le long de ma joue. Je ne savais même pas que je
pleurais. Mais après tout, je m’en moque.
– Andrew lui a parlé, dis-je. Mais tout va bien.
– Comment ça pourrait aller ? dit-il, la voix glaciale.
– Parce que j’ai discuté avec eux après et que je leur ai raconté…
– Qu’est-ce que tu leur as raconté ? Nous aussi nous sommes en train de
discuter, ça ne va pas du tout pour autant.
Je le regarde en essuyant les larmes sur mes joues.
– Caleb…
– Ça ne changera pas, Sierra. Pas dans le peu temps qu’il vous reste à
passer ici, ta famille et toi. Alors pourquoi tu te compliques la vie avec moi ?
– Caleb.
J’essaie de lui prendre la main, mais il recule, imposant une distance
entre nous.
– Ne fais pas ça, dis-je en murmurant.
– Je t’ai dit que tu en valais la peine, Sierra, et c’est le cas. Mais je ne sais
pas si c’est le cas de tout ce drame. Et je sais que moi, je n’en vaux pas la
peine.
– Si. Caleb, tu…
Il fait demi-tour, quitte le chapiteau, marche droit à sa camionnette et
disparaît.

Le lendemain, papa rentre de la poste et dépose un colis express à côté de


moi près de la caisse. On ne se parle plus depuis vingt-quatre heures. Cela ne
nous était jamais arrivé, mais je n’arrive pas à le pardonner. En haut à droite
du colis, un cœur rouge entoure le nom de l’expéditrice : Elizabeth Campbell.
Je m’occupe de deux clients avant d’ouvrir enfin le paquet.
À l’intérieur, il y a une enveloppe et une boîte, recouverte de paillettes
rouges, de la taille d’un palet de hockey. J’ouvre la boîte, soulève un bout de
coton et découvre le petit morceau de mon premier sapin. Il y a toujours un
peu d’écorce autour. Au milieu du rameau figure encore le petit sapin de Noël
que j’avais dessiné quand j’avais onze ans. Il y a encore deux jours, voir tout
ça aurait suffi à me rendre nerveuse, en imaginant la réaction de Caleb quand
je lui offrirais. Aujourd’hui, je ne ressens plus rien.
Une cliente s’approche du comptoir et je referme la boîte. Quand elle s’en
va, j’ouvre l’enveloppe. Elizabeth m’a envoyé le rameau, mais le mot est de
Rachel : « J’espère que ça aidera pour ton miracle de Noël. »
Dans l’enveloppe, il y a deux billets pour le bal d’hiver. En lettres chics
et rouges tout en haut est écrit « Boule à neige d’amour ». Sur la gauche, un
couple danse à l’intérieur d’une boule à neige tandis que des paillettes
argentées tournoient autour d’eux.
Je ferme les yeux.
CHAPITRE 20

Je profite de ma pause déjeuner pour rejoindre la caravane et cacher la


boîte rouge sous mon oreiller. Je décroche la photo de Caleb et moi que
j’avais coincée dans le rabat de la fenêtre et glisse les billets entre la photo et
le bout de carton qui la tenait.
Puis, avant de me dégonfler, je vais voir papa et lui demande si nous
pouvons encore une fois aller nous balader. Je bous à l’intérieur depuis
suffisamment longtemps. Je l’aide à fixer un sapin sur le toit de la voiture
d’un client, puis nous quittons le parc ensemble.
– J’ai besoin que tu revoies ta position, lui dis-je. Tu dis que ça n’a rien à
voir avec le passé de Caleb et je te crois.
– Tant mieux, parce que…
– Tu dis aussi que c’est parce qu’il nous reste moins d’une semaine et que
je suis en train de tomber amoureuse de lui. Et tu as raison, je le suis. Je sais
que ça te dérange pour un million de raisons. Mais je sais également que tu
n’aurais jamais rien dit si tu n’avais pas pu te servir de son passé comme
excuse.
– Je ne sais pas, peut-être, mais quand même je…
– Et bien que cela me mette dans une colère noire, parce que c’est injuste
envers Caleb, tu oublies la seule personne qui devrait compter à tes yeux dans
cette histoire.
– Sierra, tu es ma seule préoccupation. Oui, c’est difficile de voir ma
petite fille tomber amoureuse. Et oui, c’est difficile de faire abstraction du
passé de Caleb. Mais le plus dur, ma puce, ce serait de te voir le cœur brisé
en restant les bras croisés.
– N’est-ce pas une décision qui m’appartient ?
– Si, mais seulement si tu es capable de tout prendre en considération…
Ta mère et moi n’en avons pas encore parlé, mais nous le savons au fond de
nous. Il est presque sûr que nous ne reviendrons pas l’année prochaine.
Je lui caresse le bras.
– Je suis vraiment désolée, papa.
Il m’entoure de son bras, et je pose ma tête sur sa poitrine.
– Moi aussi, dit-il.
– Donc, pour résumer, tu as peur que je sois malheureuse, dis-je.
Il me regarde, et je sais que c’est bien moi qui compte le plus à ses yeux.
– Tu n’as pas idée à quel point ça va être difficile, dit-il.
– Alors, dis-moi. Puisque tu sais, toi. Qu’est-ce que tu as ressenti quand
tu es tombé amoureux de maman et que tu as dû partir ?
– C’était horrible. Certains jours, j’ai vraiment cru qu’on n’y arriverait
pas. On s’est même séparés un temps, et on est sortis avec d’autres
personnes. Ça a failli me tuer.
Je prépare ma prochaine question depuis un moment.
– Et est-ce que ça en valait la peine ?
Il me sourit, puis se retourne vers le parc.
– Bien évidemment que ça en valait la peine.
– Eh bien alors, dis-je.
– Sierra, ta mère et moi avions tous les deux eu des relations sérieuses
avant de nous rencontrer. Toi, c’est la première fois que tu tombes
amoureuse.
– Je n’ai jamais dit que j’étais amoureuse !
Il rit.
– Ce n’est pas nécessaire.
Nous regardons les voitures défiler et je resserre son bras autour de moi.
– Dans quelques jours, tu vas avoir le cœur brisé, dit-il dans un soupir.
C’est un fait. Mais je ne vais pas ajouter à ta peine en t’interdisant de passer
tes derniers instants ici avec lui.
– Je t’aime, dis-je en le serrant fort dans mes bras.
– Je sais, murmure-t-il. Et tu sais que ta mère et moi serons là pour t’aider
à réparer ton petit cœur.
Nous rentrons au parc, serrés l’un contre l’autre.
– J’ai besoin que tu réfléchisses à une chose, dit-il. Pense à comment tu
aimerais que cette saison se termine pour lui et toi. Parce qu’elle va se
terminer. Ça ne sert donc à rien de l’ignorer.
Il rejoint maman sous le chapiteau et je cours jusqu’à la caravane pour
téléphoner à Caleb.
– Ramène-toi et achète un sapin, dis-je. Je sais que tu as des livraisons à
faire.
Il fait déjà nuit quand sa camionnette surgit enfin sur le parking du parc.
Luis et moi nous dirigeons vers lui avec un énorme sapin.
– J’espère qu’il rentrera dans sa future maison, dit Luis.
Caleb descend d’un bond et court à l’arrière pour ouvrir le hayon.
– Je crois que ce sapin n’est pas vraiment dans mes moyens, dit-il. Même
avec la remise.
– Ça ira, dis-je. Vu que c’est gratuit.
– C’est un cadeau de ses parents, dit Luis. Ils font la sieste pour l’instant,
donc…
– Je suis là, Luis, dis-je. Je peux lui dire moi-même.
Luis rougit puis retourne vers le parc, où un client attend qu’on lui
emballe son sapin. Caleb semble perdu.
– J’ai parlé à mon père.
– Et ?
– Et ils me font confiance. Ils adorent aussi ce que tu fais avec les sapins,
donc ils voulaient t’offrir celui-ci, pour soutenir ta cause.
Il regarde en direction de la caravane et un petit sourire se dessine sur son
visage.
– Quand nous reviendrons de la livraison, tu pourras peut-être leur dire si
leur cadeau était à la bonne taille.
Nous livrons le sapin – qui rentrait tout juste dans la maison et qui a fait
hurler de joie le petit garçon de cinq ans qui le recevait –, puis Caleb
m’emmène à Cardinals Peak. Il se gare en face d’une grille en métal puis
descend du camion.
– Ne bouge pas, je vais ouvrir, dit-il. On peut aller au sommet et, si ça ne
te dérange pas, tu me montreras enfin tes sapins.
– Alors coupe le moteur, dis-je. On monte à pied.
Il se penche pour regarder la colline.
– Quoi ? T’as peur d’une petite randonnée nocturne ? dis-je pour me
moquer de lui. Je suis sûre que tu as une lampe-torche, non ? Ne me dis pas
que tu conduis une camionnette, mais que tu n’as pas de lampe-torche !
– Si. Il se trouve que j’en ai une.
– Parfait.
Il recule et se gare sur une parcelle de terre qui borde la chaussée, puis
sort une lampe-torche de la boîte à gants.
– Je n’en ai qu’une, dit-il. Il va falloir qu’on reste collés, j’espère que cela
ne te pose pas de problème.
– Oh, si vraiment on n’a pas le choix…
Il descend de voiture, fait le tour pour ouvrir ma portière. Nous
boutonnons tous les deux nos blousons en regardant la haute silhouette de
Cardinals Peak.
– J’adore venir ici, dis-je. Chaque fois que je gravis cette colline, je me
dis… j’ai ce sentiment que… que mes sapins sont une métaphore essentielle
de ma vie.
– Waouh. C’est sûrement la chose la plus profonde que je t’ai entendue
dire.
– Oh, la ferme ! Donne-moi cette lampe-torche.
Il me la tend sans s’arrêter de marcher.
– Sérieusement. Ça te dérange, si je m’en sers au lycée ? Ma prof de
français va adorer.
Je lui donne un petit coup d’épaule.
– Hé, j’ai grandi dans une ferme de sapins. J’ai le droit d’être un peu
sentimentale, même si je ne sais pas m’exprimer.
J’adore la façon dont Caleb et moi arrivons à nous moquer l’un de l’autre
sans que ce soit un problème. Les difficultés restent les mêmes, bien sûr –
nous ne pourrons pas empêcher l’arrivée de ce jour fatidique –, mais nous
avons trouvé une façon de profiter de l’autre et de l’instant présent.
Il fait plus froid que le soir de Thanksgiving, quand je suis venue avec
Heather. Caleb et moi ne parlons presque pas pendant la montée, nous
profitons simplement de la fraîcheur de l’air et de la chaleur de nos mains
enlacées. Nous quittons le chemin juste avant le dernier virage et je le guide à
travers les grands buissons avec la lampe-torche.
Le croissant de lune projette des ombres immenses sur le flanc de la
colline. Quand nous atteignons la clairière, j’éclaire mes sapins un à un.
Caleb s’arrête à ma hauteur et m’entoure de son bras, serrant ainsi
doucement nos corps l’un contre l’autre. Quand je lève les yeux vers lui, les
siens sont rivés sur les arbres. Il me lâche et marche jusqu’à ma petite
plantation, il a l’air si heureux.
– Ils sont magnifiques, dit-il.
Il se penche pour sentir un sapin.
– Ça sent Noël.
– Et ça ressemble à Noël. Heather monte jusqu’ici tous les étés pour les
tailler.
– Ils ne poussent pas naturellement comme ça ?
– Pas tous. Mon père aime dire aux gens que nous avons tous besoin d’un
petit coup de pouce pour nous mettre dans l’esprit de Noël.
– Ta famille aime les métaphores, dit Caleb.
Il vient se placer derrière moi et m’entoure de ses bras, en posant son
menton sur mon épaule.
Nous regardons les sapins en silence pendant quelques minutes.
– Je les adore, dit-il. C’est ta petite famille de sapins.
– Je ne suis pas la seule à être sentimentale, on dirait ? dis-je en me
tournant pour le regarder.
– Tu n’as jamais eu envie de les décorer ? demande-t-il.
– Heather et moi l’avons fait une fois, de la façon la plus écologique
possible, bien entendu. On s’est servies de pommes de pin, de baies et de
fleurs. Et de quelques étoiles faites de graines pour les oiseaux et de miel.
– Vous avez apporté des cadeaux pour les petits oiseaux ? Comme c’est
mignon !
Avant de nous enfouir à nouveau dans les buissons, je me retourne pour
admirer mes sapins encore une fois – probablement la dernière avant mon
départ. Je prends la main de Caleb, je ne sais pas si j’aurai l’occasion de le
refaire dans ma vie. Il pointe le doigt en direction de notre parc à sapins, au
loin. Vu d’ici, on dirait un minuscule rectangle éclairé par une lumière douce.
Les réverbères et les flocons de neige qui se succèdent entre les arbres
donnent un éclat profond au vert des aiguilles. On voit le chapiteau et la
caravane argentée. Je distingue les corps qui déambulent entre les sapins, un
mélange de clients, d’ouvriers et sans doute mes parents. Caleb me prend à
nouveau dans ses bras.
C’est là, ma maison. Là en bas… et juste ici.
Il fait glisser sa main le long de mon bras qui tient la lampe-torche, puis
fait bouger le faisceau en direction de mes sapins.
– J’en vois cinq, dit-il. Je croyais que tu m’avais dit qu’il y en avait six.
Mon cœur s’arrête. Je refais défiler la lumière.
– Un, deux…
Mon cœur se brise en mille morceaux quand je m’arrête à cinq. Je
rebrousse chemin en courant, en éclairant mes pas au sol du mieux que je
peux.
– C’est le premier ! Le plus grand !
Caleb traverse les buissons pour me rejoindre, mais son pied se heurte à
quelque chose avant qu’il ait pu m’atteindre. J’éclaire le sol et pose la main
sur ma bouche. Je m’agenouille à côté de la souche, recouverte de petites
perles de sève séchée. C’est tout ce qu’il reste de mon premier sapin.
Caleb s’agenouille à côté de moi. Il attrape la lampe-torche et prend mes
deux mains dans les siennes.
– Quelqu’un a dû en tomber amoureux, dit-il. Il est probablement dans
une maison, décorée et splendide. C’est comme un cadeau qui…
– C’était à moi de faire ce cadeau. Personne n’avait le droit de le prendre.
Il m’aide à me relever et je pose ma joue sur son épaule. Nous restons
quelques minutes immobiles, puis nous rejoignons le chemin. Nous marchons
lentement et en silence. Il m’aide à éviter les trous et les cailloux.
Puis il s’arrête, regarde à quelques mètres sur le côté du chemin et avance
dans l’obscurité. Tout à coup, mon sapin apparaît dans le faisceau de la
lampe-torche, balancé au milieu des buissons, abandonné là, tout sec.
– Ils l’ont laissé là, comme ça ? dis-je.
– On dirait que ton sapin s’est défendu.
Je m’effondre et ne prends même pas la peine de retenir mes larmes.
– Je déteste celui qui a fait ça, qui que ce soit !
Caleb pose sa main sur mon dos.
Il ne dit rien, il ne me dit pas que ça va aller, il ne me juge pas non plus
de me mettre dans cet état pour un arbre. Il comprend, tout simplement.
Quand je me relève enfin, il essuie les larmes sur mes joues et me fixe du
regard. Il ne dit rien, mais je sais qu’il est là, avec moi.
– J’aimerais pouvoir expliquer ma réaction, dis-je.
Je n’en dis pas plus, je sais que ce n’est pas nécessaire.
Je regarde le sapin encore une fois. Des gens ont dû le voir et l’ont
sûrement trouvé beau. Ils ont sûrement cru pouvoir le rendre encore plus
beau. Et ils ont essayé, ils le voulaient vraiment, mais c’était trop pour eux.
Alors ils l’ont abandonné.
– Je ne peux pas rester ici, dis-je.
Caleb marche derrière moi, en brandissant la lumière devant mes pieds,
tandis que je le guide jusqu’au bas de la colline.

Quand Heather m’appelle pour me proposer de passer me voir, je lui


raconte l’histoire du sapin et lui dis que je ne suis pas vraiment la meilleure
compagnie qui soit en ce moment. Comme elle me connaît bien, elle
débarque aussitôt. Elle est déçue car on n’a pas passé autant de temps que
d’habitude ensemble. Je lui rappelle que chaque fois que j’avais une ou deux
heures de libres, elle était avec Devon.
– L’opération « je largue mon petit ami » n’a pas été une franche réussite,
dis-je.
Heather m’aide à réapprovisionner les boissons.
– Je crois que je n’ai jamais vraiment voulu le larguer, je voulais juste
qu’il soit un meilleur petit ami. Ça avait si bien commencé entre nous, mais
ensuite, il s’est… je ne sais pas…
– Il s’est reposé sur ses lauriers ?
Elle fait les gros yeux.
– Mais bien sûr, employons une de tes expressions bizarres.
Je lui résume toutes mes histoires avec Andrew et papa, et les deux
discussions avec mes parents pour qu’ils comprennent que ce n’était pas une
option d’arrêter de voir Caleb avant notre départ.
– Je suis fière que tu te sois affirmée, conclut Heather.
Elle serre ma main dans la sienne.
– J’espère toujours que tu vas revenir l’année prochaine, Sierra. Mais si
ce n’est pas le cas, je suis contente que tu aies vécu cette belle histoire cette
année.
– Je suppose, dis-je. Mais les choses avaient-elles besoin d’être si
compliquées ?
– Eh bien, maintenant, elles ont encore plus de valeur. Regarde Devon et
moi. Il s’est reposé sur ses lauriers, n’est-ce pas ? Je songeais déjà à rompre
et il y a eu cet incident de Reine de l’hiver. Ça a provoqué pas mal de
tensions entre nous, mais ensuite il m’a organisé ma journée parfaite et tout
est rentré dans l’ordre. Nous nous sommes battus pour en être là aujourd’hui,
nous l’avons mérité. Et Caleb et toi avez mérité les quelques jours qu’il vous
reste à passer ensemble, ça ne fait aucun doute.
– Je crois qu’on a même mérité quelques années à ce stade ! Et Caleb,
une vie entière.
Heather me quitte une heure plus tard pour finir de préparer sa surprise
pour Devon. Le reste de la journée passe lentement, les clients arrivent au
compte-goutte. Le soir venu, je fais la caisse et ferme le chapiteau.
Maman arrive au moment où j’éteins les lumières en forme de flocons de
neige.
– Papa et moi aimerions t’emmener dîner, dit-elle.
Nous allons au Breakfast Express. Quand nous entrons dans le wagon,
Caleb est en train de servir du café à un client.
– J’arrive tout de suite, dit-il sans lever les yeux.
– Prends ton temps, dit papa en souriant.
Caleb doit être épuisé, parce qu’il avance en regardant droit vers nous
pendant plusieurs secondes avant de réaliser que c’est nous. Il rit en attrapant
trois menus.
– Tu as l’air fatigué, dis-je.
– Un des serveurs est malade, donc je suis venu plus tôt. Mais ça veut
dire plus de pourboires.
Nous le suivons jusqu’à un box près de la cuisine. Nous nous asseyons et
il dresse la table.
– Je vais probablement pouvoir acheter deux sapins demain, dit-il. Les
gens en achètent encore, non ? Même à quelques jours de Noël ?
– Nous sommes toujours ouverts, dit papa. Mais il n’y a pas autant de
monde qu’ici.
Caleb va nous chercher de l’eau. Je le regarde s’éloigner, il a l’air un peu
en panique mais toujours aussi adorable. Quand mes yeux reviennent sur mes
parents, je vois papa secouer la tête à mon attention.
– Il va falloir que tu apprennes à ignorer ton père, dit maman. C’est
comme ça que je le supporte.
Papa embrasse maman sur la joue. Au bout de vingt ans, elle sait
comment le remettre à sa place sans le vexer, je crois même qu’il trouve ça
mignon.
– Maman, est-ce que tu as déjà eu envie de travailler ailleurs qu’à la
ferme ?
Elle me regarde d’un air interrogateur.
– Ce n’est pas ce que j’ai étudié à la fac, si c’est ta question.
Caleb revient avec trois verres d’eau et trois pailles emballées.
– Qu’est-ce qui vous ferait plaisir ?
– Je suis désolée, dit maman. Nous n’avons même pas regardé la carte.
– Ne vous inquiétez pas, à vrai dire c’est parfait, répond Caleb. Il y a un
couple adorable, c’est du second degré, qui apparemment a absolument
besoin de mon attention tout de suite.
Il disparaît et mes parents s’emparent chacun d’un menu.
– Mais est-ce qu’il t’arrive de te poser la question ? je demande. De ce
que serait ta vie si elle ne tournait pas uniquement autour des fêtes de fin
d’année ?
Maman pose son menu et me regarde attentivement.
– Est-ce que toi, tu le regrettes, Sierra ?
– Non. Mais je n’ai jamais rien connu d’autre. Toi tu as vécu des Noëls
normaux avant de te marier. Tu as un élément de comparaison.
– Je n’ai jamais regretté la vie que j’ai choisie, dit maman. Et je l’ai
choisie librement, donc je peux en être fière. J’ai choisi cette vie avec ton
père.
– Et une chose est sûre, c’est une vie intéressante, dit papa.
– Ça a été une année plutôt intéressante aussi, dis-je en faisant semblant
de lire le menu.
– Et il ne reste que quelques jours, dit maman.
Elle regarde papa, les yeux pleins de tristesse.

Le lendemain, quand la camionnette de Caleb apparaît sur le parking,


Jeremiah est assis sur le siège passager. À leur façon de rire et de discuter en
descendant de voiture, on croirait que ces deux-là n’ont jamais eu à
interrompre leur amitié de façon si douloureuse.
Luis les rejoint, en enlevant ses gants de travail pour leur serrer la main.
Ils bavardent une minute, puis Caleb et Jeremiah avancent en direction du
chapiteau.
– Sapin-Girl ! lance Jeremiah en me tendant son poing. Mon pote me dit
que t’as besoin d’aide pour remballer cet endroit le jour de Noël. Où est-ce
que je signe ?
– Tu ne seras pas en famille ? je demande.
– On s’offre tous nos cadeaux le soir avant la messe. Puis on fait la grasse
matinée et on regarde du foot toute la journée. Mais je crois que je te dois une
faveur, non ?
Mes yeux vont de l’un à l’autre.
– Donc, tout va bien entre vous deux ?
Jeremiah baisse la tête.
– Mes parents ne savent pas tout à fait où je me trouve en ce moment.
Cassandra me couvre.
– Elle te couvre à une condition, reprend Caleb. Il sera capitaine de soirée
pour le nouvel an, c’est lui qui conduit toute l’équipe des pom-pom girls !
Jeremiah se met à rire.
– C’est une mission difficile, mais je suis prêt à me dévouer, dit-il avant
de reculer d’un pas. Je vais aller voir ton père pour lui parler du démontage
du parc.
– Et toi ? je demande à Caleb. Tu vas nous aider à démonter ?
– Si je le pouvais, je passerais toute la journée ici, répond-il. Mais nous
avons nos traditions et je ne serais pas à l’aise si je laissais ma mère et ma
sœur toutes seules. Tu peux comprendre, n’est-ce pas ?
– Bien sûr. Et je suis contente que vous ayez l’occasion d’être tous
ensemble.
Même si je suis sincère, je ne serai pas contente le matin de Noël.
– Si tu trouves le temps de t’échapper ce jour-là, je passerai rapidement
chez Heather, pour qu’on s’échange nos cadeaux avec elle et Devon.
Il sourit, mais ses yeux reflètent la même tristesse que les miens.
– Je vais m’arranger.
Nous attendons le retour de Jeremiah sans rien dire. Mon départ semble si
concret désormais… et si proche. Il y a deux semaines, ce jour me paraissait
loin. Nous avions le temps de laisser venir et de voir à quel point nous allions
tomber amoureux. Maintenant, j’ai l’impression que tout ça est arrivé trop
tard.
Caleb me prend la main et m’emmène derrière la caravane, loin du regard
des autres. Il m’embrasse avant même que je n’aie eu le temps de lui
demander ce que nous faisons là. Il m’embrasse et je l’embrasse comme si
c’était la dernière fois. Et je ne peux pas m’empêcher de me demander si
c’est la dernière fois.
Quand il s’arrête, ses lèvres sont rouges et un peu enflées. Les miennes
aussi. Il me tient la joue et nous posons nos fronts l’un contre l’autre.
– Je suis désolé de ne pas pouvoir t’aider le jour de Noël, dit-il.
– Il ne nous reste que quelques jours. Je ne sais pas ce que nous allons
faire.
– Viens avec moi à la messe à la chandelle. Celle dont Abby t’a parlé.
J’hésite. Ça fait un bail que je n’ai pas mis les pieds dans une église. J’ai
l’impression qu’il devrait passer le soir de Noël avec des gens qui partagent
sa foi et son émotion.
Sa fossette réapparaît.
– J’ai envie que tu sois là. S’il te plaît ?
Je lui rends son sourire.
– OK.
Il fait demi-tour pour partir mais je le rattrape par la main et le tire à moi.
Il hausse un sourcil.
– Qu’est-ce que tu veux ?
– Le mot du jour, dis-je. À moins que tu aies décidé de ne plus
m’impressionner ?
– Je n’arrive pas à croire que tu puisses douter de moi. Pour être sincère,
je commence à aimer tous ces mots bizarres. Comme celui d’aujourd’hui,
diaphane.
Je cligne des yeux.
– Encore un mot que je ne connais pas.
Il lève les bras en l’air.
– Yes !
– OK, admettons que ce mot existe, dis-je en haussant un sourcil. Qu’est-
ce qu’il veut dire ?
Il hausse un sourcil à son tour, en guise de réponse.
– Ça désigne quelque chose de délicat ou de translucide. Attends, tu sais
ce que translucide veut dire, n’est-ce pas ?
Je ris et le tire de notre cachette.
Luis nous fait signe en trottinant jusqu’à nous.
– Les gars et moi, on t’a trouvé un sapin parfait, dit-il à Caleb.
C’est vraiment génial de voir Luis s’intégrer dans l’équipe.
– On vient tout juste de l’installer dans ta camionnette.
– Merci, mec, dit Caleb. Donne-moi l’étiquette, je vais aller payer.
– Non, celui-ci, c’est de notre part, rétorque Luis en secouant la tête.
Caleb me regarde d’un air interrogateur, mais je n’ai pas la moindre idée
de ce qu’il se passe.
– Certains gars de l’équipe de base-ball trouvent que c’est cool ce que tu
fais, continue Luis. Et moi aussi. Donc on a fait une petite collecte avec nos
pourboires pour acheter ce beau sapin.
Je donne un petit coup d’épaule à Caleb. Ses bonnes actions sont
contagieuses.
Luis me regarde, un peu nerveux.
– Ne t’inquiète pas, nous ne nous sommes pas servis du tarif employé.
– Oh, ne t’en fais pas pour ça, dis-je.
CHAPITRE 21

La veille du soir de Noël, Heather conduit Abby au parc à sapins. Cette


dernière a harcelé Caleb pour qu’il me demande si elle pouvait nous donner
un coup de main. Apparemment, elle rêve de travailler dans un parc à sapins
depuis qu’elle est toute petite. Elle exagère probablement un peu, mais quoi
qu’il en soit, je suis ravie de lui faire plaisir.
Au fond du chapiteau, nous installons deux tréteaux et une planche en
contreplaqué de la taille d’une porte, que nous recouvrons de branches.
Ensuite, nous prenons des sachets en papiers que nous remplissons de
rameaux pour les clients. Ils en décoreront tables et fenêtres avant l’arrivée de
leur famille. Et ils adorent ça ! On a à peine le temps de remplir les sacs
qu’ils disparaissent…
– Alors, c’est quoi, cette surprise pour Devon ? je demande. Je parie que
c’est un pull de Noël.
– Figure-toi que j’y ai pensé, répond Heather. Mais j’ai eu une idée
encore meilleure. Ne bouge pas.
Elle court jusqu’au comptoir, derrière lequel elle a posé son sac à main.
Abby et moi nous regardons, perplexes. Heather revient en brandissant une…
écharpe, je crois, rouge et verte d’à peine cinquante centimètres, dont les
bords ne sont pas vraiment droits.
– Ma mère m’apprend à tricoter, dit-elle comme pour se justifier.
Je me mords la joue pour ne pas rire.
– Noël, c’est dans deux jours, Heather.
Elle regarde son œuvre, découragée.
– Je ne savais pas que ça prendrait autant de temps. Mais dès qu’on aura
terminé ici, je vais m’enfermer dans ma chambre et regarder autant de vidéos
de chatons que nécessaire, jusqu’à ce que je termine cette écharpe.
– En tout cas, dis-je, ce sera une façon parfaite d’auditer son amour.
Abby s’arrête net de remplir son sachet.
– J’ai une absence, ça veut dire quoi auditer ?
Heather et moi explosons de rire.
– Ça veut dire que si Devon m’aime vraiment, répond Heather en fourrant
l’écharpe dans sa poche, il portera cette écharpe toute pourrie comme si
c’était le plus beau cadeau qu’on lui ait jamais fait.
– C’est exactement ce que ça veut dire, dis-je. Cependant, je ne crois pas
que ce soit un test très honnête.
– Toi, tu la porterais si je te l’offrais, reprend Heather, et elle a raison.
S’il n’est pas aussi dévoué que toi, il ne mérite pas son vrai cadeau.
– Qui est ? demande Abby.
– Des billets pour un festival de comédie.
– Nettement mieux, lui dis-je.
Heather raconte à Abby la journée parfaite que Devon lui a organisée, en
guise de cadeau de Noël anticipé. Abby répond qu’elle aimerait aussi que son
petit ami l’emmène un jour pique-niquer tout en haut de Cardinals Peak.
Heather sourit en remplissant un autre sachet.
– Ce n’est pas comme s’il ne s’était pas amusé lui aussi, là-haut.
Je lui balance une poignée de rameaux. Elle n’a pas besoin d’entrer dans
les détails, surtout devant la petite sœur de Caleb.
Une fois Abby repartie avec sa mère qui est venue la chercher, Heather et
moi évoquons ma vie amoureuse.
– J’ai l’impression qu’on a encore tellement de choses à vivre ici… Je
pars bien trop tôt.
– Mais il y a toujours une chance pour que tu reviennes l’année
prochaine ? demande Heather.
– Toute petite. À vrai dire, c’est peu probable. Je ne sais pas ce que je
vais faire si je ne te vois pas l’hiver prochain.
– Ce ne sera pas un Noël comme les autres, c’est sûr, répond-elle.
– Toute ma vie, je me suis demandé à quoi ressemblerait Noël dans
l’Oregon. Je pourrais passer le réveillon sous la neige et être vraiment en
vacances. Mais « se demander », ça ne veut absolument pas dire « avoir
envie ».
– Tu en as discuté avec Caleb ?
– C’est un non-dit qui nous pèse, depuis le début.
– Et les vacances de Pâques ? demande Heather. Tu n’es pas obligée
d’attendre une éternité pour le revoir.
– Il sera chez son père.
Je repense aux billets pour le bal de l’hiver que j’ai cachés derrière notre
photo. Il faudrait que je sache où on en est pour pouvoir les lui offrir, que je
sache ce qu’on veut tous les deux. Ça voudrait dire quitter la Californie, mais
emporter avec moi la promesse d’un futur à deux.
– Si Devon et moi avons réussi à clarifier la situation, dit Heather, Caleb
et toi le pouvez aussi.
– Je n’en suis pas aussi sûre. Vous, vous avez eu tout le temps nécessaire
pour le faire.

Le soir du réveillon, une fois le parc fermé pour l’année, mes parents et
moi dînons dans la caravane. Le roast-beef a mijoté toute la journée et une
odeur délicieuse envahit la pièce. Le père de Heather nous a apporté du pain
au maïs qu’il a fait lui-même. Assis en face de moi, à notre minuscule table,
papa me demande ce que ça me fait de ne pas revenir l’année prochaine.
Je coupe mon pain en deux.
– Je ne peux rien y faire, dis-je. Pour l’instant, rien n’a changé, nous
avons fermé le parc et nous prenons notre repas de Noël dans la caravane,
comme d’habitude. La seule différence, c’est cette question, celle de savoir si
on va revenir.
– Ça, c’est ta vision des choses, dit maman. Parce que de ce côté-ci de la
table, je t’assure que les années se suivent sans se ressembler.
Je fourre un morceau de pain dans ma bouche et mâche doucement.
– Beaucoup de gens ne veulent que ce qu’il y a de mieux pour toi, dit
papa. Dans cette caravane, dans cette ville, à la maison dans l’Oregon…
Maman se penche au-dessus de la table pour me prendre la main.
– Tu as l’impression que tout le monde essaie de te tirer dans des
directions opposées, mais c’est parce que tu comptes pour nous tous. J’espère
que cette année t’aura au moins prouvé ça.
– Même si cela doit te briser le cœur, ajoute papa, parce qu’il ne peut pas
s’empêcher de faire ce genre de réflexion.
Maman lui donne un petit coup dans l’épaule.
– Quand nous étions au lycée, monsieur Cynique, à savoir ton père, s’est
inscrit dans un camp de base-ball ici, l’été qui a suivi l’hiver où on s’est
rencontrés.
– C’est là que j’ai appris à mieux te connaître, lui dit papa.
– Peut-on apprendre à connaître vraiment une personne en quelques
semaines ? demande maman.
– Suffisamment bien, dit-il. Fais-moi confiance.
Papa pose sa main sur celle de maman.
– Nous sommes fiers de toi, ma puce. Peu importe l’avenir de l’entreprise
familiale, nous trouverons une solution en famille. Et peu importe ce que tu
décides avec Caleb, nous… tu sais… nous pouvons…
– Nous te soutenons, termine maman.
– C’est ça, dit papa en se laissant retomber contre la banquette avant de
passer son bras autour d’elle. Nous te faisons confiance.
Je glisse de leur côté pour leur faire un câlin. Je peux sentir papa tendre le
cou pour regarder maman.
Quand je retourne m’asseoir à ma place, maman s’éclipse dans sa
chambre pour récupérer les cadeaux que nous avons rapportés de l’Oregon.
Papa est le moins patient d’entre nous – il ressemble beaucoup à Caleb sur ce
point –, à peine reçoit-il le sien qu’il en déchire l’emballage.
Il tend les bras pour mieux regarder la boîte.
– Un lutin taquin ? Vous êtes sérieuses ? demande-t-il en se grattant le
nez.
Maman et moi étouffons presque de rire. Papa déteste ce jouet, censé
surveiller le comportement des enfants avant Noël, et a toujours juré qu’il n’y
en aurait jamais dans sa maison. Étant donné qu’il passe le mois de décembre
dans une caravane loin de chez lui, il ne s’est jamais inquiété outre mesure.
– L’idée était de le cacher à la maison après ton départ pour la Californie,
explique maman.
– Et puis, dis-je en me penchant vers lui pour ajouter un peu de mystère,
que tu passes tout le mois à y penser, à te demander où il était.
– Ça m’aurait rendu fou, dit papa en agitant le lutin par un pied. Vous
vous êtes surpassées cette année.
– Je suppose qu’il faut voir le bon côté des choses, dis-je. Maintenant, tu
pourras constamment le chercher à la maison tous les jours.
– Parfois, il n’y a pas de bon côté, répond papa.
– OK, à moi, dit maman.
Tous les ans, on lui offre une crème pour le corps, mais elle aime qu’on la
surprenne en changeant de parfum. Même si, heureusement, elle adore
l’odeur des sapins, après un mois d’immersion, elle a envie d’autre chose.
Elle déballe le tube et le tourne pour lire l’étiquette.
– Concombre-réglisse ? Où avez-vous trouvé un truc pareil ?
– Ce sont tes deux odeurs préférées, je lui rappelle.
Elle ouvre le bouchon, sent puis en verse une goutte dans sa paume.
– Mmm, c’est incroyable ! dit-elle en massant ses mains l’une contre
l’autre.
Papa me tend une petite boîte argentée.
Je la secoue, l’ouvre et en soulève un petit bout de coton. Une clé de
voiture scintille au fond de la boîte.
– Vous m’avez acheté une voiture ?
– Alors, à vrai dire, c’est la camionnette de l’oncle Bruce, corrige
maman, mais nous retapisserons l’intérieur de la couleur qui te plaira.
– Elle n’est sans doute pas idéale pour les longs trajets, dit papa, mais elle
sera parfaite pour la ferme et pour te balader en ville.
– Ça te gêne que ce soit la sienne ? me demande maman. On ne pouvait
pas se permettre de…
– Merci !
Je renverse la boîte pour faire sortir la clé. Je la soupèse dans ma main
pendant quelques secondes puis bondis de mon siège pour les serrer tous les
deux fort dans mes bras.
– C’est fantastique !
Comme chaque année, nous empilons la vaisselle sale dans l’évier puis
allons nous allonger sur le lit de mes parents pour regarder Le Grinch sur
mon ordinateur. Comme d’habitude, maman et papa s’endorment avant la
scène où le cœur du Grinch triple de volume. Quant à moi, je suis plus
réveillée que jamais. J’ai l’estomac noué, car je dois me préparer pour
accompagner Caleb à la messe à la chandelle.
Ce soir, pas besoin d’essayer plusieurs tenues. J’ai déjà décidé de porter
ma jupe noire toute simple, avec une chemise blanche. Je me lisse les
cheveux dans notre minuscule salle de bains. Je me maquille minutieusement
quand j’aperçois le reflet de maman dans le miroir. Elle a un pull en
cachemire rose à la main.
– Au cas où ça se rafraîchirait, dit-elle.
Je me retourne.
– D’où ça vient ?
– C’était une idée de ton père. Il voulait que tu aies un vêtement neuf
pour ce soir.
J’attrape le pull.
– C’est papa qui l’a choisi ?
Maman rit.
– Bien sûr que non. Et tu peux remercier ta bonne étoile, parce que si je
l’avais laissé faire, tu aurais probablement eu droit à une combinaison de ski
bien couvrante. Je suis allée faire les magasins pendant que tu étais occupée
avec Heather et Abby.
Je mets le pull devant moi et me regarde dans le miroir.
– Dis-lui que je l’adore.
Elle sourit en regardant nos reflets.
– Si j’arrive à le réveiller après ton départ, nous ferons du pop-corn et
regarderons Noël blanc.
C’est notre petit rituel de Noël, mais d’habitude, je suis là aussi, lovée
entre eux deux.
– Je vous admire de ne pas être blasés par Noël après toutes ces années,
dis-je.
– Ma puce, si c’était le cas, nous vendrions la ferme et changerions de
métier. Ce que nous faisons est spécial. Et c’est agréable de savoir que Caleb
apprécie lui aussi.
On frappe doucement à la porte. Mon cœur s’accélère et maman m’aide à
enfiler mon pull sans ruiner ma coiffure. Elle retourne s’enfermer dans sa
chambre avant même que j’aie pu la serrer une dernière fois dans mes bras.
CHAPITRE 22

J’ouvre la porte, prête à ce que la beauté de mon cavalier de Noël me


coupe le souffle. À la place, je découvre un Caleb qui porte un pull trop serré
avec une énorme tête de renne, sous lequel on distingue clairement une
chemise violette. Je pose ma main sur ma bouche en secouant gravement la
tête.
Il ouvre grand les bras.
– Eh bien ?
– Tu ne l’as tout de même pas emprunté à la mère de Heather ?
– Bien sûr que si ! Je suis sérieux. C’était le seul qu’elle avait avec des
manches.
– OK, même si j’admire ton dévouement à l’esprit de Noël, je ne vais pas
pouvoir me concentrer sur la messe si tu portes ce truc.
Les bras toujours ouverts, il baisse la tête pour regarder son pull.
– Apparemment, tu ne sais pas pourquoi la mère de Heather possède tous
ces pulls, dis-je.
Il sourit et enlève son pull à contrecœur, mais celui-ci reste bloqué sur ses
oreilles et il faut que je tire dessus pour l’aider à l’enlever. Je reconnais enfin
mon beau cavalier.
C’est une fraîche soirée d’hiver. Sur le chemin, la plupart des maisons ont
toujours leurs guirlandes de Noël allumées, malgré l’heure avancée. Mes
préférées sont celles qui scintillent de toutes les couleurs. Certains toits
semblent recouverts de stalactites étincelantes. Des rennes phosphorescents
ont même élu domicile sur quelques pelouses.
– Tu es très belle, dit Caleb.
Il porte ma main à ses lèvres et embrasse chacun de mes doigts, tandis
que nous marchons.
– Merci. Toi aussi.
– Tu vois ? Tu t’améliores au niveau des compliments.
Je le regarde et souris. Les lumières bleues et blanches de la maison
voisine se reflètent sur ses joues.
– Parle-moi un peu de ce soir, dis-je. Je suppose qu’il va y avoir du
monde.
– Il y a deux messes le soir de Noël, dit-il. La première pour les familles,
avec un défilé et une ribambelle de gamins de quatre ans déguisés en anges.
C’est chaotique, bruyant et plutôt parfait. La deuxième, celle à laquelle nous
allons, est plus solennelle. C’est la messe de minuit. C’est un peu comme le
grand discours de Linus dans Joyeux Noël, Charlie Brown !
– J’adore Linus, dis-je.
– Tant mieux, répond Caleb, sinon cette soirée se serait arrêtée là.
Nous finissons le chemin main dans la main, en silence. Quand nous
atteignons l’église, le parking est bondé. De nombreuses voitures ont dû se
garer dans la rue, certains passants surgissent même de rues plus éloignées
encore.
Caleb s’arrête devant les portes en verre.
– J’aimerais tellement que tu restes, dit-il.
Je lui serre la main en silence. Je ne sais pas quoi répondre.
Il ouvre la porte et me laisse entrer la première. La seule source de
lumière provient des bougies montées sur des chandeliers en bois, à
l’extrémité des bancs. De grosses poutres encadrent d’immenses fenêtres,
faites de vitraux rouges, jaunes et bleus, avant de se rejoindre au centre d’un
plafond voûté. On dirait la cale renversée d’un paquebot. Tout au fond de
l’église, l’autel est décoré de poinsettias. Sur les marches, des choristes en
toges blanches se tiennent prêts. Au-dessus de leurs têtes pend une couronne
majestueuse, juste devant les tuyaux de l’orgue.
L’église est déjà presque pleine. Nous nous glissons sur un banc, à
l’arrière. Une femme d’un certain âge s’approche et tend à chacun un cierge
blanc éteint et un disque en carton blanc, de la taille de ma paume, percé en
son milieu. Je regarde Caleb enfoncer le haut de sa bougie dans le petit trou.
Il fait glisser le carton jusqu’à la moitié inférieure de la bougie.
– Nous les utiliserons tout à l’heure, dit-il. Le carton empêche que les
gouttes de cire nous tombent directement sur la main.
J’enfile le carton le long de ma bougie et la pose sur mes genoux.
– Ta mère et ta sœur vont-elles venir ?
Il fait un signe de tête en direction du chœur. Abby et sa mère se tiennent
sur la marche du milieu, leur sourire s’illumine quand elles nous aperçoivent.
Sa mère a l’air si heureuse au côté d’Abby. Caleb et moi leur faisons un signe
de la main. Abby agite la sienne à son tour, mais sa mère lui arrête le bras en
voyant le chef de chœur arriver.
– Abby est une chanteuse née, murmure Caleb. Elle n’a répété que deux
fois avec le chœur, mais ma mère dit qu’elle s’est tout de suite intégrée.
Le chœur entame Hark ! The Herald Angels Sing avant d’enchaîner sur
d’autres chants.
Puis le pasteur fait son sermon, un sermon sincère et profond sur
l’histoire de Noël et sa signification. La beauté de ses mots, et la gratitude
avec laquelle il les prononce m’émeuvent. Je m’accroche au bras de Caleb,
qui me regarde avec une tendresse infinie.
Le chœur se met à chanter We Three Kings.
– Suis-moi, murmure Caleb.
Il prend la bougie posée sur mes genoux et nous sortons de ce sanctuaire.
Les portes en verre se referment derrière nous. Nous voilà à nouveau dans la
nuit froide.
– Que se passe-t-il ? je demande.
Il se penche et m’embrasse doucement. Je caresse ses joues fraîches, ce
qui accentue le contraste avec la chaleur de ses lèvres. Je me demande si nos
baisers auront toujours ce sentiment de nouveauté et de magie.
Il fait mine de tendre l’oreille.
– Ça commence.
Nous contournons l’église, le clocher nous surplombe. Les vitraux au-
dessus de nos têtes sont plongés dans l’obscurité.
– Qu’est-ce qui commence ?
– Tout est sombre à l’intérieur parce que les placeurs ont soufflé jusqu’à
la dernière chandelle, dit-il. Mais écoute.
Il ferme les yeux, je l’imite. C’est presque imperceptible au début, mais je
l’entends. Ce n’est plus seulement le chœur qui chante, c’est toute la paroisse.

Douce nuit… Sainte nuit…


– À cet instant, il y a deux paroissiens près de l’autel qui tiennent chacun
une chandelle allumée. Celles des autres paroissiens sont éteintes, comme les
nôtres.
Il me tend ma bougie. Je l’attrape par le bas et le disque en carton vient se
poser sur mon poing fermé.
– Les deux paroissiens avancent dans l’allée centrale, continue Caleb.
L’un part à gauche des prie-Dieu, l’autre à droite.
Saint enfant, doux agneau…
Caleb sort une boîte d’allumettes de sa poche, en attrape une, replie le
grattoir et l’allume. Il enflamme la mèche de sa bougie puis éteint l’allumette.
– Sur les deux premiers rangs, ceux qui sont le plus près de l’allée
inclinent leur chandelle vers celle des deux paroissiens. Puis, à leur tour, ils
allument la chandelle de leur voisin.
Dans les cieux, l’astre luit…
Caleb penche la mèche de sa chandelle vers la mienne jusqu’à ce qu’elle
s’embrase.
– Et ainsi de suite, chandelle après chandelle. Rangée après rangée. La
lumière arrive d’une personne à l’autre… doucement… les gens ont hâte. Ils
attendent que la lumière les atteigne.
Je regarde la petite flamme qui scintille sur ma chandelle.
Le mystère annoncé s’accomplit…
– Chandelle après chandelle, la lumière gagne du terrain et la salle entière
s’illumine.
Enfanta le sauveur éternel…
Sa voix est douce.
– Regarde.
Je lève les yeux vers les vitraux. Une lueur chaude émane de l’intérieur.
Le verre scintille de rouge, de jaune et de bleu. Le chant continue et je retiens
mon souffle.
Douce nuit… Sainte nuit…
Les gens reprennent le refrain en chœur. Puis, le silence se fait, dedans
comme dehors.
Caleb se penche sur sa chandelle pour l’éteindre d’un souffle. Je l’imite.
– Je suis contente que nous soyons sortis, dis-je.
Il me serre contre lui et m’embrasse délicatement, en gardant ses lèvres
contre les miennes pendant plusieurs secondes.
Je me redresse, toujours blottie contre lui, et demande :
– Pourquoi tu n’as pas voulu qu’on reste à l’intérieur ?
– Ces dernières années, je ne me suis jamais senti aussi serein qu’à ce
moment, celui où j’allume ma chandelle le soir de Noël. L’espace d’une
seconde, tout va bien.
Il se rapproche, pose son menton sur mon épaule et murmure à mon
oreille :
– Cette année, je voulais passer ce moment seul avec toi.
– Merci. C’était parfait.
CHAPITRE 23

Les portes de l’église s’ouvrent. La messe de Noël est terminée. Il est


minuit passé, tous ces gens qui rejoignent leurs voitures devraient être
fatigués, pourtant leurs visages semblent habités par un bonheur serein. Par la
joie. La plupart d’entre eux rejoignent leur voiture en silence, mais on entend
quand même quelques « Joyeux Noël » affectueux, lancés par-ci par-là.
C’est Noël.
Mon dernier jour.
J’aperçois Jeremiah qui tient la porte à quelques personnes avant de
s’avancer vers nous.
– Je vous ai vus vous échapper, dit-il. Vous avez raté le meilleur moment.
Je regarde Caleb.
– Est-ce qu’on a loupé le meilleur moment ?
– Je ne crois pas, dit-il.
Je souris à Jeremiah.
– Non, on ne l’a pas raté.
Jeremiah serre la main de Caleb et l’attire contre lui pour une accolade.
– Joyeux Noël, mon ami.
Caleb ne répond pas, il se contente de serrer son ami dans ses bras, les
yeux fermés.
Jeremiah lui donne une petite tape sur l’épaule puis m’étreint à mon tour.
– Joyeux Noël, Sierra.
– Joyeux Noël, Jeremiah.
– On se voit demain matin, me lance-t-il avant de retourner en direction
de l’église.
– On devrait rentrer, murmure Caleb.
Je n’ai pas de mots pour décrire ce que j’ai vécu ce soir. À cette seconde,
j’ai envie de dire à Caleb que je l’aime. Ce serait le moment idéal, juste ici,
parce que c’est ici que je me suis rendu compte que je l’aimais.
Mais je ne peux rien dire. Ce serait injuste, si peu de temps avant mon
départ. Les prononcer, ce serait aussi les graver à jamais dans mon cœur. Cela
m’obséderait pendant tout le trajet du retour.
– J’aimerais tellement pouvoir arrêter le temps, dis-je à la place.
Je ne trouve rien de mieux, mais c’est déjà ça.
– Moi aussi, répond-il en me prenant par la main. C’est quoi, la suite pour
nous deux ? Est-ce qu’on sait ?
J’aimerais qu’il puisse me donner la réponse. Je ne vais pas lui assurer
que nous garderons contact, ce serait trop insignifiant. Et puis je sais qu’on va
le faire. Alors, quoi d’autre ?
Je secoue la tête.
– Je ne sais pas.
De retour au parc, Caleb m’embrasse avant de reculer d’un pas. C’est
logique qu’il prenne de la distance. Aucun miracle de Noël ne va se produire
d’ici demain.
– Bonne nuit, Sierra.
Je suis incapable de lui répondre la même chose.
– On se voit demain, lui dis-je en retour.
Il retourne à sa camionnette, la tête penchée, et je le vois regarder la
photo de nous sur son porte-clés. Il ouvre la portière et se retourne vers moi
une dernière fois.
– Bonne nuit, dit-il.
– On se voit demain.
Je me réveille, envahie d’émotions contraires. J’avale vite fait un bol de
flocons d’avoine avec du sucre roux avant de filer chez Heather. Quand
j’arrive, elle m’attend, assise sur les marches du perron.
– Tu me quittes encore une fois, dit-elle sans se lever.
– Je sais.
– Et cette fois, on ne sait même pas quand tu reviendras.
Elle finit par se lever et me serre un long moment dans ses bras.
La camionnette de Caleb se gare dans l’allée, Devon est sur le siège
passager. Ils descendent, avec plusieurs petits cadeaux dans les mains. Quelle
qu’ait été la tristesse de Caleb hier soir, celle-ci semble s’être envolée.
– Joyeux Noël ! lance-t-il.
– Joyeux Noël, répondons-nous en chœur.
Nous avons chacune droit à un bisou sur la joue, puis Heather nous fait
entrer. Un gâteau au café et du chocolat chaud nous attendent dans la cuisine.
Caleb décline l’offre du gâteau parce qu’il vient de manger une omelette et
du pain perdu avec sa mère et Abby.
– C’est la tradition, dit-il en plongeant tout de même un sucre d’orge à la
menthe dans son chocolat chaud.
– Tu as fait du trampoline aujourd’hui ? je lui demande.
– Abby et moi avons fait un concours de saltos arrière de bon matin,
répond-il en se tenant l’estomac. Probablement pas la meilleure idée du
monde après le petit déjeuner, mais on a bien ri.
Heather et Devon se prélassent sur leurs sièges en nous regardant parler.
C’est peut-être une de nos dernières conversations, et ils ne sont pas pressés
de nous interrompre.
– Tu as dit à ta mère que tu avais découvert son cadeau avant ? dis-je.
Il sirote son chocolat chaud en souriant.
– Elle m’a menacé de m’offrir des bons d’achat l’année prochaine.
– En tout cas, elle a trouvé le cadeau parfait cette année, dis-je.
Je me penche et l’embrasse.
– À ce propos, dit Heather, c’est l’heure de nos cadeaux.
J’ai du mal à regarder Devon déballer son cadeau tout mou. Il sort
l’écharpe rouge et verte, pleine de trous et toujours trop courte. Il penche la
tête, en la retournant dans tous les sens, pour essayer de comprendre de quoi
il s’agit. Puis il sourit, probablement le sourire le plus grand et le plus sincère
que je l’ai vu afficher jusqu’ici.
– Bébé, c’est toi qui l’as faite ?
Heather sourit à son tour, en haussant une épaule mine de rien.
– J’adore ! dit-il en enroulant l’écharpe autour de son cou, qui atteint à
peine sa clavicule. Personne ne m’avait jamais rien tricoté. Je n’imagine pas
le temps que tu as dû y passer.
Heather me regarde, elle rayonne. Je lui fais un signe de tête en guise
d’approbation, puis elle glisse sur les genoux de Devon pour le serrer dans
ses bras.
– J’ai été une très mauvaise petite amie, dit-elle. Je suis désolée. Je
promets de m’améliorer.
Devon recule, confus.
– J’ai dit qu’elle me plaisait, dit-il en touchant l’écharpe.
Heather se rassied sur sa chaise et lui tend une enveloppe avec les billets
pour le spectacle comique. Il a l’air ravi de ce cadeau-là aussi, mais pas
autant que de l’écharpe qu’il porte toujours fièrement.
Heather se penche au-dessus de la table et me tend une enveloppe à mon
tour.
– Ce n’est pas pour tout de suite, dit-elle, mais j’espère que tu auras hâte
que la date arrive.
Je déplie la feuille imprimée. Il me faut quelques secondes pour
comprendre que c’est un billet de train pour l’Oregon. Pour les vacances de
Pâques !
– Tu viens me rendre visite ?
Heather se dandine gaiement sur sa chaise.
Je me lève et la serre aussi fort que possible dans mes bras. J’aimerais
voir la réaction de Caleb au fait qu’elle vienne me rendre visite, mais je sais
que j’analyserais trop son expression, quelle qu’elle soit. Donc, j’embrasse
Heather sur la joue et la serre à nouveau dans mes bras.
Devon pose un petit paquet circulaire face à Caleb, puis un autre face à
Heather.
– Je sais que nous avons déjà eu notre journée parfaite, mais je vous offre
la même chose à toi et Caleb.
Caleb soupèse le cadeau.
Devon me regarde.
– À vrai dire, ça a un rapport avec toi, Sierra.
Caleb et Heather déballent leurs cadeaux en même temps : une bougie
parfumée Un Nöel très particulier.
Caleb la sent, avant de me regarder.
– Ouais, cette odeur va me rendre dingue.
J’attrape un sucre d’orge et le plonge dans ma tasse. Je me sens un peu
dépassée. La matinée file trop vite. Mais c’est à mon tour d’offrir mes
cadeaux. Je pousse l’une des petites boîtes emballées devant Heather.
– Les bonnes choses viennent dans des petits paquets, dit-elle.
Elle déchire le papier puis ouvre le couvercle d’une petite boîte en
velours noir. Elle attrape le bracelet que j’ai acheté en ville, sur lequel j’ai fait
graver la longitude et la latitude : 45.5° N, 123.1° O.
– Ce sont les coordonnées de la ferme, dis-je. Comme ça tu sauras
toujours où me trouver.
– Toujours, murmure-t-elle en me regardant.
Je tends son cadeau à Caleb. Il défait délicatement l’emballage, retire
chaque morceau de Scotch, l’un après l’autre. Heather me touche le pied avec
le sien sous la table, mais mes yeux restent rivés sur Caleb.
– Avant que tu regardes, dis-je, sache que cela ne m’a rien coûté.
Il sourit avec sa petite fossette et sort la petite boîte rouge scintillante.
– Mais ça m’a demandé beaucoup de travail. Beaucoup de larmes et
beaucoup de souvenirs que je n’oublierai jamais.
Il baisse les yeux vers la boîte, toujours fermée. Sa fossette disparaît, et je
crois qu’il a compris ce qu’il y avait à l’intérieur. Si c’est le cas, il sait ce que
signifie ce cadeau. Il soulève délicatement le couvercle. Le rameau est
disposé de façon à voir le dessin du sapin.
Je regarde Heather. Elle a les mains serrées contre sa bouche.
Devon me regarde.
– Je pige pas.
Heather le tape sur l’épaule.
– Tout à l’heure.
Caleb a l’air estomaqué, il fixe toujours le cadeau.
– Je croyais qu’il était dans l’Oregon.
– Il l’était, dis-je. Mais c’est ici sa place.
L’autre cadeau, les billets pour ce bal auquel je ne sais toujours pas si
j’assisterai, est resté dans la caravane, caché derrière notre photo avec le Père
Noël.
Il sort le rameau de la boîte, les doigts sur l’écorce.
– C’est irremplaçable, dit-il.
– Oui. Et c’est à toi.
Il me tend une boîte verte sans emballage, fermée par un ruban rouge. Je
défais le ruban et l’ouvre. Sur un petit morceau de coton se trouve un autre
rameau de sapin d’une taille similaire à celui que je lui ai donné. Il y a un
sapin de Noël dessiné au milieu avec un ange au sommet. Je le regarde, je ne
comprends pas.
– Je suis retourné à Cardinals Peak chercher ton sapin, dit-il. Celui qu’on
avait arraché. Un morceau de lui doit rentrer avec toi dans l’Oregon.
Désormais, Heather et moi mettons toutes les deux nos mains sur nos
bouches. Devon fait de la batterie sur la table avec ses doigts.
– Je t’ai acheté autre chose il y a quelques semaines, dit Caleb, en sortant
un sac en tissu doré légèrement transparent. Pour ta gouverne, ce sac est
diaphane.
Je ris.
– Il est très diaphane, dis-je.
Je distingue un collier doré à travers le tissu fin. Je tire sur les cordons du
sac et en sors une chaîne avec un petit pendentif représentant un canard aux
ailes déployées.
– Encore une chose dont nous attendons le retour chaque hiver, dit-il
d’une voix douce.
Je le fixe du regard. Plus rien ne compte à cet instant. Même Heather et
Devon semblent avoir disparu.
Heather comprend.
– Bébé, viens m’aider à trouver une musique de Noël, dit-elle à
l’attention de Devon.
Sans jamais cesser de le regarder, je me glisse dans ses bras et
l’embrasse. Puis je pose ma tête sur son épaule. J’aimerais rester comme ça
pour toujours.
– Merci pour ton cadeau, dit-il.
– Merci pour le tien.
Le son d’une douce musique de Noël envahit la pièce voisine. Caleb et
moi ne bougeons pas avant le début de la troisième chanson.
– Je peux te ramener ? demande-t-il.
Je me redresse et dégage les cheveux de mon cou.
– Tu veux bien m’aider à mettre mon collier d’abord ?
Caleb me le passe autour du cou et referme l’attache. J’essaie de
mémoriser chaque effleurement de ses doigts sur ma peau. Nous enfilons nos
manteaux, disons au revoir à Heather et Devon, affalés l’un sur l’autre sur le
canapé.
Caleb a beau être à côté de moi, je me sens bien seule sur le court trajet
qui nous sépare du parc. J’ai l’impression qu’à chaque nouvelle minute, nous
retournons chacun à nos mondes. Je touche mon collier à plusieurs reprises,
et chaque fois, il me regarde.
Je descends de la camionnette. Une fois mon pied posé par terre, j’ai
l’impression d’être clouée au sol.
– Je ne veux pas que ce moment soit le dernier, dis-je.
– Est-ce qu’il le faut ? demande-t-il.
– Tu dînes avec ta mère et Abby, et on va passer la soirée à démonter. Ma
mère et moi partons demain matin.
– Rends-moi un service, dit-il.
J’attends.
– Crois en nous.
J’acquiesce et me mords la lèvre. Je recule et ferme la portière avec un
petit signe de la main. Il part et je me mets à prier : Pitié, pitié, faites que ce
ne soit pas la dernière fois.
CHAPITRE 24

Luis, Jeremiah et quelques gars de l’équipe de base-ball démontent le


chapiteau. D’autres défont les lumières en flocons de neige avant d’enrouler
les câbles. J’aide les personnes qui viennent chercher nos derniers sapins.
Pour quelques dollars pièce, ils les feront sécher et s’en serviront pour faire
du feu. De gros camions du département des parcs et forêts arrivent. On les
remplit de sapins, ils serviront de récif pour les lacs alentour.
Plusieurs fois, je me surprends à toucher mon collier pendant la journée.
Pour dîner, mes parents et moi commandons des plats au restaurant chinois
que nous mangeons dans la caravane, et une partie des employés nous
rejoignent après avoir dîné en famille. Comme chaque année, nous faisons un
feu de joie sur le parking presque vide. Nous nous asseyons autour du feu, sur
des bancs en bois et des chaises pliantes, et nous grillons des chamallows.
Luis fait tourner une boîte de biscuits et du chocolat. Heather et Devon sont
là eux aussi, et ils se disputent déjà pour savoir ce qu’ils feront le soir du
nouvel an. Lui veut regarder le match de football, elle a envie de commencer
l’année par une randonnée.
Jeremiah s’assied à côté de moi.
– Tu as l’air bien triste pour un jour de Noël, Sierra.
– J’ai toujours détesté le démontage. Cette année, c’est encore plus
difficile.
– À cause de Caleb ?
– De Caleb. De cette ville. À cause de tout, dis-je en regardant tout ce
petit monde assis autour du feu. Je suis tombée amoureuse de mon séjour ici
d’une façon qui ne m’était jamais arrivée auparavant.
– Si on te donne un avis, tu sauras le suivre ?
– Ça dépend de l’avis.
– En tant que personne qui a gaspillé beaucoup de temps dans sa relation
avec Caleb, et qui va devoir se battre pour en obtenir plus, je n’ai qu’une
chose à te dire : fais tout ce que tu peux pour t’accrocher à lui. Tu lui fais
vraiment du bien. Et il a l’air de t’en faire, lui aussi.
J’acquiesce, j’essaie d’avaler ma salive malgré ma boule dans la gorge.
– Il me fait du bien, dis-je. Je le sais. Mais il faut être logique, comment
puis…
– Oublie la logique. La logique ne sait pas de quoi tu as envie.
– Je sais. Et ce n’est pas seulement une envie, dis-je en regardant le feu.
C’est plus que ça.
– Alors c’est ton jour de chance, parce que quelqu’un qui compte
beaucoup pour nous deux a envie de bien plus, lui aussi.
Il tapote mon épaule pour attirer mon attention. Il pointe son doigt vers la
silhouette sombre de Cardinals Peak. Tout en haut, des centaines de petites
lumières colorées apparaissent.
Je pose la main sur mon cœur.
– Est-ce que ce sont mes arbres ?
– On dirait qu’ils viennent de s’allumer, dit-il.
Mon téléphone vibre dans ma poche. Je le sors, j’ai reçu un texto de
Caleb : « Tu manques déjà à ta petite famille de sapins. Et à moi. »
Je me lève d’un bond.
– Il est là-haut. Il faut que je le rejoigne.
Papa et maman sont assis du côté opposé du feu de joie, emmitouflés
ensemble dans une grande écharpe pour rester au chaud.
– Est-ce que c’est bon si je… ? J’ai besoin de…, dis-je en agitant les
mains en direction de Cardinals Peak. Il est…
Leur sourire répond pour eux.
– On se lève tôt demain. Ne rentre pas trop tard, dit maman.
– Et prends les bonnes décisions, termine papa.
Maman et moi éclatons de rire.
Je jette un œil à Heather, blottie contre Devon. Je serre mes deux amis
dans mes bras avant de partir.
Heather s’assure que mes parents ne puissent pas l’entendre avant de
murmurer à mon oreille :
– Tenez-vous chaud mutuellement.
Je regarde Jeremiah.
– Tu peux m’emmener ?
– Avec plaisir.
– Cool. Mais je dois d’abord prendre quelque chose.

Le trajet jusqu’à la grille au bas de Cardinals Peak dure une éternité.


– À partir d’ici, tu es seule, Sapin-Girl. Je ne vais pas jouer les
cinquièmes roues du carrosse, dit Jeremiah en s’arrêtant sur le bas-côté.
Nous levons tous les deux la tête, pour regarder mes sapins illuminés au
loin. Il ouvre la boîte à gants et me tend une petite lampe-torche.
Je le serre dans mes bras.
– Merci.
Je saute de la voiture et referme la portière. Il fait marche arrière. Quand
les feux arrière de sa voiture disparaissent, je me retrouve seule, avec cette
toute petite lampe et cette immense colline qui me surplombe. Tout est
sombre, à l’exception du rectangle de lumières colorées qui entoure mes
sapins, avec cette personne si chère à mon cœur qui m’attend là-haut.
J’atteins les derniers mètres, juste avant l’ultime virage du chemin. J’ai
l’impression d’avoir volé jusqu’ici. La camionnette de Caleb est garée en face
de moi. La fenêtre côté passager est ouverte et un long câble passe au travers,
jusqu’à un buisson à côté duquel se tient Caleb, dos à moi et face à la ville.
Les guirlandes électriques qui illuminent mes sapins sont suffisamment fortes
pour que j’éteigne la lampe-torche et marche jusqu’à lui en toute sécurité. Il
baisse les yeux sur son téléphone, il attend sans doute ma réponse.
– Tu es merveilleux, dis-je.
Il se retourne, un sourire étincelant sur son visage.
– Je croyais que tu passais la soirée en famille, dis-je en avançant au
milieu du buisson.
– C’était le cas. Mais apparemment, j’avais l’air ailleurs. Abby m’a dit
d’arrêter de gémir et de te rejoindre. J’ai trouvé une idée pour que tu viennes
me voir.
– Tu sais comment m’attirer, aucun doute.
Il fait un pas vers moi, les lumières dansent autour de son visage. Nous
nous prenons les mains et nous serrons l’un contre l’autre. Puis nous nous
embrassons, et ce baiser efface jusqu’au dernier de mes doutes : c’est lui que
je veux.
C’est nous que je veux.
– J’ai quelque chose pour toi, moi aussi, dis-je en murmurant.
Je fouille dans ma poche arrière et en sors une enveloppe pliée en deux.
Il la prend et je rallume la lampe-torche pour éclairer ses mains. Ses
doigts tremblent, de froid ou d’excitation, je ne sais pas. Je suis rassurée de
voir que je ne suis pas la seule à être nerveuse. Il sort les deux billets pour le
bal, avec le dessin du couple qui danse à l’intérieur d’une boule à neige. Il me
regarde et, même dans l’obscurité, je sais qu’il affiche le même sourire que
moi.
– Caleb, veux-tu être mon cavalier au bal d’hiver ? Tu es le seul avec qui
j’aie envie d’y aller.
– Je serai ton cavalier pour tous les événements du monde.
Nous nous serrons fort, une étreinte qui réchauffe mon corps entier.
– Tu viendras vraiment ? je demande.
Il redresse la tête et me sourit.
– Il n’y a pas de meilleure raison d’économiser mes pourboires.
– Tu sais que je t’aime, dis-je d’un ton affirmatif.
Il se penche plus près de moi encore.
– Tu sais que je t’aime aussi, murmure-t-il à mon oreille.
Il m’embrasse dans le cou puis retourne à sa camionnette. Je l’attends. Il
se penche à travers la fenêtre ouverte, tourne la clé dans le contact et la radio
s’allume. It’s the Most Wonderful Time of the Year commence et la musique
envahit l’air frais de la nuit. J’étouffe un rire et Caleb sourit.
– Vas-y, dit-il. Dis-moi que je suis trop sentimental.
– Tu as oublié ? C’est le sentimental qui fait vivre ma famille.
Plus bas, en ville, je peux voir les flammes du feu de joie qui tient chaud
à mes parents et à certains de mes meilleurs amis au monde. Peut-être qu’ils
nous regardent, eux aussi. Si c’est le cas, j’espère qu’ils sourient, parce que
moi je souris, ça ne fait aucun doute.
– M’accorderais-tu cette danse ? me demande Caleb.
Je lui tends ma main.
– Autant qu’on s’entraîne.
Il attrape ma main, me fait tourner sur moi-même, puis nous tanguons
ensemble. Une douce brise nous enveloppe. Les lumières de Noël scintillent
sur mes sapins, ils dansent en rythme avec nous.
LA LISTE DES GENTILS

À Ben Schrank, éditeur et Laura Rennert, agent littéraire


pour être à 100 % avec moi depuis le premier livre, et pour avoir
joué les psys littéraires chaque fois que j’en avais besoin.

À Jessica Almon, éditrice


quand je doutais, tu avais la foi ; quand j’en avais fini, tu m’as
poussé, à juste titre, à me dépasser encore plus.
« Ça me rappelle une chanson de Taylor Swift ! »

À mon père, ma mère et Nate


(et mes cousins, tantes, oncles, grands-parents, voisins et amis…)
pour mon enfance pleine de magie de Noël.

À Luke Gies, Amy Kearly, Tom Morris, Aaron Porter, Matt Warren,
Mary Weber, DonnaJo Woollen
mes anges gardiens.

Hopper Bros. – Woodburn, OR


Heritage Plantations – Forest Grove, OR
Halloway’s Christmas Trees – Nipomo, CA
Thorntons’ Treeland – Vancouver, WA
Merci de m’avoir fait visiter vos plantations de sapins et d’avoir
répondu à toutes mes questions, qu’elles soient professionnelles,
personnelles ou stupides (mais néanmoins légitimes !).
Du même auteur

Treize Raisons, Albin Michel, 2010, 2014, 2017

Ce roman est une œuvre de fiction. Les noms, personnages, lieux et événements sont le produit de
l’imagination de l’auteur ou utilisés de façon fictionnelle. Toute ressemblance avec des personnes
existantes ou ayant existé, des entreprises, événements ou lieux est purement fortuite.

Photo de couverture : © Anton Muhin – Design de couverture : © Theresa Evangelista – Texture :


©PopTika

Titre original
What Light

Tous droits de traduction, d’adaptation et de reproduction réservés pour tous pays.

© 2016 Jay Asher. Tous droits réservés.


Première publication par Razorbill,
une marque de Penguin Random House.

© Éditions Michel Lafon, 2017, pour la traduction française.


118, avenue Achille-Peretti – CS 70024
92521 Neuilly-sur-Seine Cedex
www.michel-lafon.com

ISBN : 978-2-7499-3516-4

Ce document numérique a été réalisé par PCA

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