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1. L’analyse sociale de la politique Si l’on prétend s’affranchir des fagons communes de penser, en- core faut-il dire comment. Or la politique a été longtemps congue comme une histoire des Etats, des princes, des généraux et des batailles. Quand une formation scolaire est apparue nécessaire, au tournant du xIx® siécle, elle appartenait 4 la culture des classes supérieures, un gisement d’expérience et d’exempla pour les futurs chefs afin qu’ils s'inspirent des actes de leurs grands prédécesseurs. En ce sens, la po- litique se nourrissait de grandeur aristocratique et en dispensait les valeurs. Cette connaissance relevait donc de la compétence sociale plus mondaine que professionnelle d’une haute société destinée a la direction des affaires publiques et vouée a la conversation des salons. Loin d’un savoir érudit, elle était plus proche de l'esprit littéraire dont Alexis de Tocqueville disait qu’il visait plut6t la beauté - le beau style, la belle formule, le bon mot — que I’exactitude. Les durkheimiens puis les historiens des Annales bataillérent contre cette prédominance de la politique dans l'histoire en proposant une Inrropuction 9 histoire sociale de la politique. Les premiers critiquaient la tradition de l'histoire des grands hommes, des dates et des grands événements. Frangois Simiand en dénongait les « fétiches » : la chronologie, les évé- nements et les hommes. Emile Durkheim critiquait la conception de la causalité que supposait l’attention portée aux institutions politiques et a la personnalité des chefs : « C’est aux causes les plus apparentes que nous attribuons la puissance la plus grande » [Durkheim, 1892, éd. 1966, p. 39]. Et l'enseignement partageait cette erreur. Comme le regrettait Marc Bloch, « nos programmes scolaires entretiennent l’ob- session du politique. Ils reculent, pudiquement, devant toute analyse sociale » [Bloch, 1946, éd. 1990, p. 188]. On pourrait appeler « poli- tisme » cette perspective qui fait de la politique le principe premier des explications et l'isole des sociétés. Ses plus perspicaces contempteurs proposent moins d’abolir cette dimension, une réalité aussi difficile nier que le pouvoir, que d’en expliquer I’existence et le fonctionnement par d’autres raisons, quitte 4 en faire une « histoire élargie », comme le suggérait encore Marc Bloch. La politique est I’affaire de dirigeants qui font moins Vhistoire qu’ils ne la subissent, qui croient prendre des décisions qui leur sont imposées par les conditions sociales et les rapports de force politiques. La politique est aussi celle des dominés qui obéissent, 4 moins qu’ils ne s‘expriment physiquement, verbalement ou électoralement. C’est aussi celle des mouvements longs comme les évolutions démographiques et transformations sociales qui changent un pays, Comment comprendre les temps contemporains sans la « fin des paysans » [Mendras, 1984], la « démocratisation » de l’instruction [Prost, 1981] ou le vieillissement de la population ? L’analyse sociale de la politique ne peut oublier les acteurs, dont les noms propres sont cités par commodité et comme des repéres, les enchainements qui s'imposent aux humains plus que ceux-ci ne les commandent (analyse processuelle). A cet égard, les noms des person- nages et des faits, parfois avec quelque arbitraire, servent a s'y retrou- ver dans le désordre ou la complexité comme les points géodésiques d'une carte ou comme un instrument de navigation. Cette histoire doit faire place a d'autres personnages de I’histoire, les classes sociales dont Alexis de Tocqueville disait qu’elles seules « doivent occuper l'histoire ». L’histoire politique doit aussi se nourrir d’une tradition intellectuelle plus complémentaire que concurrente, la sociologie des élites, car les dirigeants forment des groupes restreints, plus ou moins séparés du reste de la société, plus ou moins homogénes ou rivaux, avec des or- ganisations spécifiques, tels les partis politiques et les groupes d’intérét (analyse des organisations). L’analyse sociale de la politique doit encore considérer les luttes politiques comme un marché des trophées et des profits dans lesquels des entrepreneurs politiques investissent, gagnent ou perdent (analyse économique). Comme Vécrivait Max Weber avec 10 La POLITIQUE EN FRANCE un sain réalisme, « toutes les luttes de parti ne sont pas uniquement des luttes pour des buts fondamentaux, mais avant tout aussi pour la disposition des postes » [Weber, 1959, éd. 2003, p. 135]. Cette analyse économique de la politique ne justifie pas l’utilitarisme par lequel les commentateurs croient étre perspicaces en allant au-devant du cynisme ordinaire de ceux qui croient ainsi montrer qu’ils ne sont pas dupes. Enfin, a l'opposé de relations erratiques d’un espace occupé par des su- jets libres et souverains, le champ politique est un univers structuré ott les actions s’expliquent par les positions occupées (analyse structurale).

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