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Edpe 219 0104
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Jacques Pondaven
© Éducation Permanente | Téléchargé le 26/11/2022 sur www.cairn.info via Université Paris 8 (IP: 193.54.180.221)
https://www.cairn.info/revue-education-permanente-2019-2-page-104.htm
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Les utopies
de la pédagogie numérique
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ciens avaient de tout temps rêvé : l’avènement d’un enseignement supérieur
universel, abordable financièrement et de première classe. Selon lui, cette révolu-
tion, cette « Athens-like Renaissance », s’opérait sous la houlette de Sebastian
Thrun, fondateur de l’une des principales plateformes MOOC du marché, Udacity.
104 Grâce à elle, Thrun déclarait impacter la vie non plus de deux cents mais de cent-
soixante mille étudiants, majoritairement issus de pays en voie de développement
qui, quoique dépourvus de parcours universitaire, exprimaient une forte appétence
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pour des contenus de première classe. Nous assistions, selon l’auteur, à l’émer-
gence d’un enseignement supérieur universel pour tous, quelles que soient les
origines sociales et économiques des apprenants. Et de conclure : « Nous parlons
d’un droit universel à l’éducation depuis des années. Nous assistons peut-être à
son avènement. »
Deux aspects sont à retenir dans cet article. Le premier est lié à sa propagande
grossière et largement démentie depuis : si les MOOCs comptaient – et comptent
toujours – des milliers d’apprenants, nous connaissons leur taux d’abandon, et
l’universalisme de ces plateformes n’est pas confirmé par l’analyse socio-éco-
nomique de leurs apprenants. Mais il ne s’agit pas ici d’intenter un procès aux
MOOCs. Celui-ci a été maintes fois mené et il convient plutôt de nuancer les
raisons de leurs déconvenues, comme le fait Matthieu Cisel (2016). Le deuxième
point, l’intention philanthropique, altruiste et universelle, de la formation numé-
rique, cette utopie numérique dont l’article témoigne, nous interroge par ce qu’il
dit de la manière dont nous1 communiquons la « pédagogie numérique » (dans cet
article, nous utiliserons le raccourci « pédagogie numérique » pour décrire l’en-
semble des procédés technologiques – outils, techniques, supports – utilisés dans
1. Nous, c’est-à-dire l’ensemble des acteurs qui produisons, utilisons ou commentons le numérique.
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fronton imaginaire de l’utopie. Ces valeurs, quel éducateur hésiterait à les faire
siennes ? », s’interroge Baillé (1999) à la première ligne de l’article dans lequel il
retrace la pensée utopiste en éducation à travers les âges. Un coup d’œil à la biblio-
graphie de ce même article montre la récurrence et la diversité du sujet. Depuis
Platon jusqu’aux années 1970 (année qui, ici, date les premiers pas du numérique), 105
l’utopie pédagogique est un sujet récurrent. Ainsi la méthode Jacotot est-elle
symptomatique du débat qui a généralement lieu autour de l’utopie pédagogique.
2. L’expression est de John L. Hennessy, président de l’Université Standford, lors d’un keynote de 2012.
3. MOOC : Massive Open Online Course.
4. Rancière parle de « vieille » pour évoquer la vieille pédagogie qui maintient une hiérarchie entre maître et élève
et s’oppose à la pédagogie émancipatrice de Jacotot.
1969
2019
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la formation accessible à tous ». Il s’agissait de « renouveler la pédagogie » pour,
in fine, permettre à l’apprenant de « s’émanciper du modèle de l’école et vivre une
expérience inédite ouvrant la voie à la construction d’un nouveau rapport au
savoir ». Cela se traduisit par une intense activité des « chercheurs en vue d’éla-
106 borer des propositions inédites pour contrer l’isolement, juguler l’abandon, enca-
drer l’apprenant, l’assister et l’accompagner dans ses apprentissages ».
Un autre monde s’ouvre avec l’avènement des TIC. Henri nous fait revivre
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les innovations des années 1980 puis 1990, où « les apprenants ont la possibilité
de participer activement aux cours, de collaborer, de travailler et d’apprendre
ensemble ». A partir de 2005 et du Web 2.0, elle montre que « le web de diffusion
et de consultation de documents devient un lieu de socialisation, de partage, de
libre expression et de canalisation de l’intelligence ». Désormais, les « étudiants
s’auto-organisent, prennent en main leurs communications éducatives et construi-
sent leurs connaissances, à tout le moins en partie, dans des espaces sociaux hors
du contrôle académique ». C’est également un instant charnière, où la technologi-
sation des procédés de conception, la multiplication et la duplication des contenus
amènent l’eau tant attendue au moulin du philanthropisme numérique. Le décor est
planté pour qu’émergent la socialisation puis le connectivisme dont les MOOCs,
pour le coup, seront les hérauts. De ces derniers, on retiendra ce qu’en dit l’au-
teure : « [Le MOOC] vise à développer la capacité à se connecter, à innover et à
reconfigurer le connu pour créer de nouvelles connaissances. » Si cette définition
tranche, dans sa tonalité, avec la grandiloquence de Bennett ou de Thrun, Henri
exprime parfaitement, quoique en filigrane, son intention universaliste.
Cette brève rétrospective révèle que les acteurs de la pédagogie s’appuient
sur l’idéal d’un monde meilleur. La dimension utopiste du numérique n’apparaît
que dans le sens où les déconvenues sont nombreuses et qu’il existe un décalage
5. Henri traite en fait de « distance » mais décrit les procédés numériques qui la font vivre.
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des conceptions pédagogiques avant de conclure : « Manifestement, nous avons
du mal à réagir aux nouvelles valeurs et à la culture du numérique. Nous n’arri-
vons pas à comprendre l’évolution de l’apprentissage. » Au sujet du MOOC, elle
parle enfin « des nombreuses difficultés qu’il pose aux plans philosophique, épis-
témologique, pédagogique, organisationnel et économique ». Nous ne sommes 107
qu’en 2012, année du « tsunami », mais Henri entrevoit déjà les axes de réflexion
qui mèneront notamment aux travaux de Cisel (2016).
Moore (2007), Lee et McLoughlin (2010) ne sont pas les seuls à s’émouvoir
du décalage naissant entre intention utopique et réalité. Parmi l’ensemble de
textes, celui paru en 2012 (là encore en plein tsunami MOOC) est intéressant par
ce qu’il dénonce et par l’écho paradoxal qui en découle. Ecrit par Meirieu, il
constitue l’un des chapitres de L’école, le numérique et la société qui vient. Le
constat contre le débat qui « n’a pas lieu » autour de la pédagogie numérique
semble vindicatif. Selon Meirieu, le discours pédagogique est ignoré, ostracisé,
simplifié, et « se réduit à une accumulation de lieux communs ». Pas plus que
Henri, Meirieu n’écrit le mot « utopie ». En revanche, il dénonce les croyances
menant à « l’avènement de la société de la connaissance, l’accès aux savoirs mira-
culeusement démocratisés ou l’éradication de l’échec scolaire ». Meirieu explique
ce « galimatias idéologique » de deux manières : il subodore l’émergence d’une
« bourgeoisie moyenne », voulant le « bien des enfants », la « justice sociale », et
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dont l’identité est structurée par une culture de « l’innovation technocratique ».
Mais plus encore que la question du statut, c’est une « conception libérale du
monde » menant à « l’interdit de penser » qui est l’objet de sa critique.
La verve de l’auteur illustre également, et de manière détournée, l’impuis-
108 sance de l’intellectuel. Son analyse s’inscrit dans une forme de discours pédago-
gique ; en dénonçant le fait que ces derniers sont largement ignorés, ostracisés, il a
conscience que son texte le sera tout autant (et si tant est que notre contribution ait
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la prétention de suivre la même voie, il y a fort à parier qu’il subira le même sort).
Les deux textes décrivent un environnement pédagogique dont les intentions
sont utopiques ; tous deux font le constat que, dans cet environnement, l’écrit scien-
tifique est ignoré, implicitement chez Henri, de manière explicite chez Meirieu.
Pourtant, bien que décrié par des voix scientifiques, le discours numérique
semble tout emporter sur son passage. Son moteur universel et philanthropique,
son utopie – dont nous tentons d’ébaucher le portrait –, sont-ils si puissants, si
ancrés dans nos inconscients qu’ils ignorent les piques et les huées des chercheurs
éclairés ? Comment cette portée philanthropique peut-elle résister à la kyrielle de
thèses, articles et publications qui démontrent ses incohérences ?
Dilution sémantique
D’abord, constatons que l’évolution dichotomique sur laquelle repose l’inté-
gralité de l’évolution des procédés numériques est foncièrement malhonnête. Pour
passer la pédagogie numérique au crible d’une méthode scientifique, encore
faudrait-il que ses caractéristiques essentielles, au premier rang desquelles le
langage, soient cohérentes. Face à un objet numérique aussi protéen, il est malaisé
de jeter les bases d’une analyse constructive. Pour mener sa charge et proposer
trois pistes de reconstruction, Meirieu parle d’« usage des technologies numé-
riques ». Si cette précaution langagière reflète la rigueur scientifique de l’auteur,
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elle ne reflète pas le sociolecte libéral (dans la définition qu’en donne Meirieu)
dans lequel la pédagogie numérique s’est plongée, voire noyée, au fil du temps.
Sur le terrain, et dans le seul domaine du « contenu asynchrone disponible à
distance », les acteurs parlent de web-based training, de e-learning, de distant
learning, de digital learning, de virtual learning ou, pour les plus anglophobes, de
formation à distance, de formation en ligne, de distanciel. L’effet insidieux de ces
limbes terminologiques se traduit par une dilution du signifiant et du signifié. Elle
serait inoffensive si elle n’était pas opportuniste et ne marquait pas déjà une ligne
infranchissable entre la pensée pédagogique et les commentateurs du numérique.
On trouve plusieurs exemples de cet opportunisme et de cette dilution sémantique
dans la communication qui s’établit peu à peu autour du numérique. Michel Diaz
s’en fait l’écho dans un article de 2013, dont l’introduction suffit à comprendre le
fossé qui menace de s’établir entre les penseurs et les acteurs : « E-learning ou
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digital learning... Simple querelle sémantique ? A moins que ce soit un signe : le
e-learning vieillissant ne suffirait plus à rendre compte du foisonnement introduit
par le digital dans la formation professionnelle... »
Diaz décrit la lassitude des apprenants : « Le e-learning, les utilisateurs en
auraient soupé ! », écrit-il. Il montre les évolutions quantitatives (réduction de la 109
durée des contenus), la multiplicité des nouveaux formats et, dans une formule où
nous nous autorisons à lire une lassitude résignée et à peine masquée, il conclut :
que cela soit perçu comme vrai ? L’étude ou, plus exactement, « la manière de
commenter » les innovations qui construisent l’utopie numérique nous incitent à
abonder dans ce sens. Prenons l’exemple des courbes de tendances.
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technologie ; le pic d’euphorie ; la désillusion ; la renaissance et l’avènement7.
A ceci près que l’on ne mesure pas un phénomène sans en modifier l’état, et que
ces courbes, abondamment commentées par les acteurs de la pédagogie numé-
rique, ont un pouvoir proche de l’autohypnose où, in fine, le bien devient le vrai.
110 Les opposants aux courbes de tendance pointent leur nature non scientifique.
Selon eux, aucune donnée ni aucune analyse ne justifie l’évolution d’une courbe.
Les acteurs du numérique ont rapidement compris les avantages à tirer de ces
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6. https://www.gartner.com/it-glossary/hype-cycle
7. Technology trigger, peak of inflated expectations, trough of disillusionment, slope of enlightenment and plateau
of productivity.
8. https://webcourseworks.com/elearning-predictions-hype-curve/
9. Nous nous basons sur la courbe 2019 produite par Web Courseworks.
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semble se prêter à notre propos. Néanmoins, la grille de lecture que propose Sfez
dans sa Critique de la communication (1988) semble pertinente à plusieurs égards
(d’autant que Sfez puise son argumentaire dans celui de Baudrillard). Cette grille
de lecture ne prouve rien mais coïncide avec ce que nous constatons.
Sfez explique que la communication a envahi métaphoriquement l’ensemble 111
des sciences humaines et des pratiques politiques, sociales, culturelles et éco-
nomiques. Il inscrit les métaphores qu’emploie la communication dans trois atti-
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nous avançons11.
Sfez nomme Frankenstein le modèle du par. « Appliqué à la communication,
ce système aboutit à la confusion totale de l’émetteur et du récepteur. Dans un
univers où tout communique, sans que l’on sache l’origine de l’émission, sans que
112 l’on puisse déterminer qui parle, le monde technicien ou nous-même, dans cet
univers sans hiérarchies, sinon enchevêtrées, où la base est le sommet, la commu-
nication meurt par excès de communication et s’achève en une interminable
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A ce stade, elle semble vouée à échouer dans un mutisme « à la Baudrillard » que
Sfez résume ainsi : « Tous nos actes et tous nos énoncés sont pris dans le piège
qu’ils dénoncent. Agir ou écrire, c’est même renforcer le piège, un peu comme les
mouvements désordonnés de ceux qui s’enlisent dans les marais dormants. »
113
Apparition de l’être
critique que l’œil visionnaire. Le premier consiste à ignorer les effets de commu-
nication, « à sourire devant les slogans de pacotille, les mots-clic du marketing [...]
L’œil critique dissout les idoles intellectuelles qui obstruent le champ cognitif ».
L’autre nécessite l’apprentissage du discernement : « Traversons le miroir et
commençons à explorer le changement de transcendantal historique, l’émergence
d’une nouvelle épistémé. »
Il s’agirait alors d’une responsabilité philosophique, à laquelle Vial souscrit
et qui, selon lui, incombe aux concepteurs : « Celle d’être des générateurs d’onto-
phanie ou des faiseurs d’être-au-monde. » Toutefois, il est fort probable qu’une
telle injonction (« soyons philosophiquement responsable ») ait fort à faire pour se
frayer un chemin dans le brouhaha du tautisme.
Nous rejoignons Vial lorsqu’il suggère d’« apprendre à percevoir les êtres
numériques pour ce qu’ils sont, sans surenchère métaphysique ni dérive fantasma-
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tique – ce qui implique d’abord de comprendre leur nature ». Si le tautisme numé-
rique s’enracine dans le discours utopique, il s’agit donc de déconstruire le
fantasme de l’utopie pour que l’être puisse apparaître dans une perception non
déformée de la réalité du numérique. Cela implique d’envisager la relation de
114 l’homme et de la technique dans un espace et un temps plus larges. Vial retrace
l’histoire des techniques pour mieux se concentrer sur ce que le numérique
modifie de notre perception de la réalité. Mais nous sommes les fruits d’une
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12. Le virtuel de Jolissaint s’opposant à celui de Vial pour qui virtuel et réel ne font qu’un.
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Bibliographie
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BAILLÉ, J. 1999. « Utopie et éducation ». Quaderni. N° 40, p. 125-143.
BENNET, W. 2012. Is Sebastian Thrun’s Udacity the Future of Higher Education ?
https://edition.cnn.com/2012/07/05/opinion/bennett-udacity-education/index.html
CISEL, M. 2016. Utilisations des MOOC : éléments de typologie. Université Paris-Saclay, thèse
de doctorat en sciences de l’éducation. 115
DIAZ, M. 2013. E-learning ou digital learning ? https://www.e-learning-letter.com/info_article/m/