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Marc Beynac

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L’homme drapé dans une cape, monta au sommet du tertre
que la lune automnale baignait d’une lueur blafarde. Il s’arrêta au
pied d’un menhir qui formait avec d’autres un cercle couronnant
la bute. Sa main vint caresser les entrelacs gravés dans la pierre.
Il sentit sous ses doigts une série de vibrations parcourir tout le
cercle, se déroutant un bref instant pour passer par ses nœuds
vitaux. Il ferma les yeux et les laissa l’envahir. Quand il fut certain
de percevoir la tonalité, il se saisit de la harpe accrochée dans son
dos et commença à jouer. Les pierres répondirent à ses notes. Dans
ses yeux les motifs millénaires brillaient d’un vert puissant. Ils
semblèrent se détacher des pierres pour tourner à l’intérieur du
cercle. L’homme savait que lui seul pouvait les voir.
Soudain on l’appela : « Owen ! »
Il suspendit la plainte de sa harpe. Il avait reconnu la voix.
Fionna montait la bute vers lui. Elle s’arrêta pantelante et releva
son capuchon. Ses boucles rousses tombèrent en cascade.
« Owen ! Je suis venue te dire… » Elle haletait. « Il ne faut plus
que nous nous voyions… » Elle reprit son souffle. « Pendant
quelque temps. Mon frère se doute de quelque chose. S’il nous
découvrait, je ne sais pas ce qu’il ferait de nous.
— Ne crains rien, Fionna ! »
D’un rapide mouvement de la main, elle lui ôta son capuchon,
dévoilant les terribles verrues que le Haut Mal de la Grande
Affliction avait semées sur son visage. La jeune femme ne parut
pas impressionnée et l’embrassa à pleine bouche en se pressant
contre lui.
Soudain le son d’un carnyx les fit tressaillir.
« Ce n’est pas possible. C’est lui ! glapit Fionna. Comment a-
t-il fait ? Il va nous trouver.
— Peut-être, mais pas ensemble. Il ne saura rien. Descends à
la rivière et cache-toi sous le pont. Les chiens ne te trouveront pas.
Moi, je vais les attirer dans la chênaie. Pars ! Maintenant ! »
Il l’embrassa encore une fois, sans savoir que c’était la
dernière, et s’enfuit vers la forêt.

Quand il passa sous la frondaison des arbres, il entendit les


aboiements des chiens et se sentit rassuré pour Fionna : ils en
avaient après lui. Il courut à en perdre haleine, mais
invariablement les aboiements se rapprochaient. Il jaillit
finalement hors de la forêt et se retrouva, à son grand étonnement,
face à une demi-douzaine de cavaliers. Dans la lumière des
torches, il reconnut le visage plein de grâce du frère de son amante,

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une grâce qui reflétait mal la noirceur de son âme. Les chevaux
piaffaient.
« Te voilà donc Owen ! lui lança celui qui l’avait traqué. Où
cours-tu donc ainsi ? Voir ma sœur ? Il semblerait que ta musique
ait cessé de lui plaire. Constate par toi-même. »
Le cavalier lui jeta quelque chose qui tomba entre eux avec
un bruit mat, avant de rouler jusqu’à lui. Owen reconnut avec
horreur les boucles rousses de celle qu’il aimait et laissa échapper
un gémissement qui se transforma en hurlement de désespoir.
« Mais quelle est cet air que tu nous chantes là ? reprit le
cavalier. Je ne reconnais pas les paroles… Dissonant ma foi, pour
ne pas dire déplaisant. Il est temps que tu arrêtes de nous écorcher
les oreilles avec cette chanson comme avec toutes les autres. Allez-
vous autres, finissons-en ! »
Owen était tombé à genoux et, tremblant, essayait de dégager
les boucles rousses du visage encore beau qui brillait dans la clarté
lunaire. Il devina à peine les piquiers qui surgirent de l’ombre et le
transpercèrent.

*****

« Oyez ! Oyez ! Nous sommes de retour. » Robert Plantain


venait devant, agitant les rubans de son bâton, tandis que les trois
grelots de son bonnet rythmaient ses cabrioles. Derrière lui, la
roulotte tirée par deux chevaux de trait grimpait laborieusement la
pente. Jean-Mi, dit « le Page », surnom que ses années à la cour
impériale lui avaient valu, juché à la place du conducteur, l’air fier
sous ses boucles noires, donnait de la cravache. Jean-Paul Jean,
une liane de clématite fumante à la main, assis sur la plateforme
arrière, lançait des clins d’œil aux belles qu’ils croisaient. Peint sur
le flanc de la roulotte, on pouvait lire : Le Zeppelin. Les lettres d’une
écriture exagérément allongée se découpaient sur la silhouette de
l’aérostat légendaire d’avant la Grande Affliction et qui, racontait-
on, volait encore à l’est dans les territoires que les Princes Démons
disputaient à l’Empire. Le Page avait dessiné les armes de leur
troupe de baladins d’après la pochette un peu mangée par le feu,
dont il avait fait l’acquisition dans ses jeunes années, auprès d’une
caravane de brocanteurs. Il conservait cette relique de l’ancien
temps sous verre et ne la sortait de son coffre que dans les grandes
occasions.
La roulotte arriva enfin en haut de la côte, et le Page guida les
chevaux jusqu’au centre de la place du village de Lanrodec. Il jeta

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un œil au château qui dominait de sa masse l’humble bourg et un
rictus mauvais déforma sa bouche.
Le premier à les approcher, facilement reconnaissable à sa
chaîne, fut le Mestre :
« Bienvenue ! » lança l’homme rondouillet à la tête chenue.
« Voilà fort longtemps que nous n’avons eu des baladins par ici.
D’habitude ils nous évitent un… » L’homme s’arrêta un instant,
tandis qu’une lueur d’embarras passait dans ses yeux, puis reprit :
« Mais sans raison, pour sûr. Et qu’allez-vous donc nous offrir
comme spectacle ?
— Chansons, jonglerie, cracheurs de feu et acrobaties, Votre
Honneur !
— Et quand aurons-nous ce plaisir ?
— Mais dès ce soir, Votre Honneur !
— Vous m’en voyez fort aise ! Vous ne regretterez pas d’être
venus jusqu’à chez nous. Je serais aussi heureux d’entendre des
nouvelles du reste de l’Empire. En avez-vous de Parisse ?
— Mais nous revenons justement de Parisse.
— Merveilleux ! Puis-je repasser un peu plus tard ?
— Mais bien sûr. A tout à l’heure !
— Je vais de ce pas annoncer la nouvelle à mon monde et je
reviens ! Bonne installation ! »

Les villageois arrivèrent dès la tombée de la nuit et


s’installèrent face à la scène que le Page et ses amis avaient montée
devant la roulotte. Un rideau cramoisi dissimulait leurs
préparatifs. Alors que les spectateurs commençaient à
s’impatienter, le son d’une vielle à roue se fit entendre. Une forme
drapée de noir sortit de derrière le rideau et monta sur la scène
plongée dans l’ombre. Une main émergeant de sous la cape faisait
tourner la manivelle, arrachant un son lancinant à l’instrument.
Les notes s’égrainèrent et une autre forme s’avança à son tour sur
la scène. Deux tuyaux, aux extrémités évasées, pointaient du
dessous d’une cape, et le son d’une cornemuse monta à son tour
dans la nuit, accompagnant les notes de plus en plus nombreuses
de la vielle. Mais où était le troisième larron ? Une forme sauta sur
la scène, accomplit une roue parfaite et se redressa d’un bon pour
souffler une gerbe de feu, puis une deuxième, qui embrasèrent les
torches fixées au coin de la scène, éclairant le visage de Robert
Plantin sous son bonnet de fou. Les deux autres musiciens
rejetèrent leurs capuchons en arrière et les spectateurs purent
découvrir les visages du Page à la vielle à roue et de Jean-Paul Jean

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à la cornemuse. La musique s’arrêta et la foule applaudit. Robert
les fixa un instant avant d’entonner à capella :
« Hey chérie ! A te voir bouger ainsi, je sais que tu vas me faire
chanter, que tu vas me faire danser ! ».
Les musiciens reprirent sa tirade avec une phrase musicale
syncopée aux couleurs chatoyantes. Les tirades se succédèrent
jusqu’à ce les notes semblent littéralement exploser hors des
instruments et que Robert lance une salve de « Oyez ! » à la foule
abasourdie.
« Nous sommes Le Zeppelin ! » annonça-t-il quand les
instruments s’arrêtèrent. Des applaudissements nourris, surtout
parmi la jeunesse, accueillirent la déclaration.

Au-dessus du village, une main gracieuse serrait le montant


d’une fenêtre, une gorge palpitait, un rouge charmant avait envahi
des joues qu’encadraient des cheveux clairs comme des fils d’or
blanc. La jeune femme se tourna vers l’intérieur de la chambre, les
yeux brillants, et lança d’un ton suppliant :
« Mon époux ! Vous avez entendu comme ils jouent bien ! Ne
pourrions-nous pas les faire venir au château. »
Le comte Dorian de Lanrodec, releva la tête du parchemin
qu’il grattait d’une plume agile et lança un sourire un peu contraint
à sa jeune épouse. Celle-ci savait qu’il n’affectionnait pas
particulièrement la musique. Elle n’avait pas trouvé d’instruments
à son arrivée au château, il y a un an. Il lui avait opposé tous les
arguments possibles et imaginables quand elle avait proposé
d’écrire à ses parents pour faire venir son clavecin. Quant à prier
des baladins de venir… Alors pour une fois que ceux-ci se
présentaient d’eux-mêmes à Lanrodec !
Le comte soupira. Elle se jeta à son cou et le couvrit de
baisers.
« Paix, Gwen ! Paix ! Si votre bonheur ne tient qu’à ça ! Mais
pour une seule soirée ! »

Le lendemain soir, Le Zeppelin se présenta devant le pont-


levis qui gardait l’entrée du château. Ils furent conduits au logis.
Près de la cheminée, la salle était tendue de tapisseries pour former
un espace plus intime où les attendaient le comte et son épouse.
Le seigneur les salua et leur fit signe d’approcher. Les trois
trouvères s’assirent.
Le Page avait amené son luth. Il commença par lancer des
petites notes qui tintèrent comme des clochettes. Robert sortit une
flûte et c’est lui qui fit jaillir bientôt la ligne mélodique, faisant un
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instant oublier le luth. Assise sur un large fauteuil qu’elle
partageait avec son époux, Gwendolyne de Lanrodec retint sa
respiration et pressa le bras du comte. Robert Plantain laissa
retomber sa flûte et entonna :

« C’est une Dame


Bien certaine
Que la musique
Est reine,
Et la conduira
Jusqu’au pays fabuleux.
Il est là un pommier
Au bord du ruisseau
Où se cachent des enfants.
Il est une main au bord du lac
Qui lâche l’épée dans l’onde
Et une autre qui la prend.
Le cornemuseur
La conduira là-bas
Dans le soleil couchant
Leurs ombres dansant avec eux.
C’est une dame
Qui gravira
Le sentier étoilé.
Quand elle parviendra
A son sommet
Elle reconnaîtra là
Des amis de toujours
Qui la ceindront
De sa couronne perdue. »

Quand les notes du luth s’arrêtèrent, Robert psalmodia les


dernières paroles :

« Et elle gravira
Le sentier étoilé. »
Gwendolyne l’interrompit presque en applaudissant à tout
rompre tandis que Dorian de Lanrodec, l’air déjà las, faisait
semblant.
« Merci ! » conclut Robert.
Le Zeppelin enchaîna deux chansons romantiques, ponctuées
de quelques jongleries, avant que Robert annonce :

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« Nous allons vous interpréter maintenant une antique
ballade venue de Grande-Brittane. Cela s’appelle Grendel ! »
Jean-Mi fit tourner la roue de sa vielle, faisant monter une
musique douce et un brin joyeuse, mais les notes s’étirèrent et des
dissonances apparurent, pour faire finalement place à une
ritournelle mélancolique. Robert assis semblait presque prostré. Il
releva lentement la tête et regarda gravement le comte et la
comtesse de Lanrodec. Il chanta enfin :

« Qui veut ouïr complainte


Complainte des terres gastes !
Chante ma belle enfant
Chansonnette jolie !

L’était dans les marais,


Un pauvre être meurtri
Au visage horrifiant.
Vivait autant de racines
Que de menues rapines,
Seul et sans amis.
Chante ma belle enfant
Chansonnette jolie !

En guise de bonjour
Ne récolta jamais
Que pierres et quolibets
Et autres avanies.
Chante ma belle enfant
Chansonnette jolie !

On l’appelait Grendel
Comme dans l’antique
Légende de Beowulf
Fine lame et Roi des Geat.
Pourtant aimait ouïr musique,
Ballades et chansons.
Chante ma belle enfant
Chansonnette jolie !

A Beltaine se cachait
Dans les foins pour épier
Gavotes et chacones
Jouvencelles et jouvenceaux

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Sous le ciel de mai
Danser et s’enlacer.
Chante ma belle enfant
Chansonnette jolie !

Trouva un vieil aveugle


Qui jouait de la harpe.
De lui apprit notes et accords.
Joua bientôt en vrai trouvère
Chansonnettes jolies.
Chante ma belle enfant !

Alla au château du roi


Pour jouer sa musique
Se glissant parmi les troubadours.
Et quant à son tour
Il joua ses chansons
Les yeux de la princesse
Brillèrent d’un feu nouveau.
Chante ma belle enfant
Chansonnette jolie !

La belle ne vibra plus


Que par la musique
Langoureuse et magique
De la harpe de Grendel.
Chante ma belle enfant
Chansonnette jolie ! »

Était-ce la musique morne et répétitive ? Dorian de Lanrodec


ne cachait plus son impatience. Renfrogné dans son fauteuil, il
fixait les baladins d’un regard noir tandis qu’il tapotait l’accoudoir
garni de cuir de son fauteuil. Il se tourna pour contempler un
instant le visage de Gwendolyne. Elle buvait les paroles et ses yeux
brillaient du même feu que celui chanté par la complainte. Cela lui
déplut fortement. Lui seul avait le droit de faire ainsi briller ces
yeux.

« A la fin du récital
La belle demanda au harpiste
De se présenter.
Il s’avança gauchement
Gardant son visage sous son capuchon

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Marmonnant de pauvres mots
Alors que l’instant d’avant
Les chantait brillamment.
Chante ma belle enfant
Chansonnette jolie !

Mais le fils du roi


Se glissant derrière
Le trouvère à la harpe
Lui ôta son capuchon.
Cris d’effroi accueillirent
La vision de son visage maudit
Ravagé par la nuit
Aussi laid que son chant était beau.
Chante ma belle enfant
Chansonnette jolie !

Car le fils du roi


Jaloux comme un lierre
Aimait sa sœur
D’un amour coupable.
Chante ma belle enfant
Chansonnette jolie !

On chassa le monstre
A coups de pied
A coups d’injures
On le jeta dans la boue
On lui jeta sa harpe
On lui ordonna
De ne reparaître jamais
Et de ne plus jamais chanter.
Chante ma belle enfant
Chansonnette jolie ! »

Gwendolyne ne lâchait pas non-plus l’accoudoir du fauteuil.


Le sourire l’avait quitté. Chaque tour de manivelle creusait
davantage sur son front des rides d’une indicible souffrance. Elle
imaginait Grendel avec les traits de Robert, elle se sentait comme
la belle enfant de la chanson.

« Mais Grendel
Avait conquis le cœur de la belle

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Et cœur qui a commencé à battre
Au son de la musique
Jamais ne s’arrêtera
Sans se briser.
Chante ma belle enfant
Chansonnette jolie !

Quand on retrouva
La belle et le harpiste
Dans l’ombre d’une pierre levée
Glacés et unis
Dans une étreinte éternelle.
Jamais on ne sut
Qui ou quoi les avait emportés.
Chante ma belle enfant
Chansonnette jolie ! »

Aux mots « pierre levée » Dorian de Lanrodec tressaillit. Il jeta


un œil autour de lui. Au mur du salon, jouant avec les ombres
étirées des musiciens, les flammes peignaient d’étranges volutes,
semblables, trop semblables, aux antiques entrelacs qui couraient
sur les menhirs de son pays.

« Le vrai Grendel
Détestait les chants
Qui raisonnaient à la cour
Du Roi Hrothgar.
Grendel était laid
Mais sa vraie laideur
Était sa haine de la musique.
Car celui qui déteste la musique,
Le chant secret du monde,
Déteste la vie
Et la mort marche dans ses pas
Fort aise de moissonner derrière lui.
Le bonheur et la mort
Ne s’aiment point
Et la musique a maudit
Celui qui la déteste.
Chante ma belle enfant
Chansonnette jolie ! »

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Des larmes coulaient le long des joues de la belle comtesse.
Ses yeux fixes s’étaient enfoncés dans un visage pâle comme le
cheval d’Epona.
« Il suffit ! » tonna Dorian de Lanrodec. « Vous faites pleurer
la comtesse ! Partez !
— Mais… tenta de plaider Robert.
— Il suffit ! Partez ! Trouvères de malheur ! »
Dorian avait saisi son épée et dévoilé deux pouces d’acier. Ses
gardes sur le qui-vive attendaient un ordre de sa part.
Les musiciens du Zeppelin se levèrent lentement, saluèrent et
reculèrent vers la porte. Personne d’autre ne bougeait. Ils saluèrent
une dernière fois et s’en furent.
Dorian de Lanrodec alla à la fenêtre et sortit sur le balcon.
Quelques instants plus tard il vit les musiciens passer le pont-levis
et s’enfoncer dans la nuit.
Quand il revint vers son épouse, celle-ci avait perdu
connaissance et sa tête, ayant basculé en arrière, reposait sur le
dossier du fauteuil. Une duègne essayait de la ranimer en lui
caressant la main. Le comte lui tapota la joue, avant de la gifler
avec autant de douceur qu’il était possible, mais rien n’y fit, elle
demeura inconsciente.
« Que l’on fasse porter la comtesse dans sa chambre ! »
Des serviteurs se précipitèrent.
Dorian de Lanrodec fit aussitôt venir un chirurgien qui, caché
derrière son masque de corbeau, prit son pouls et lui fit respirer
des sels, sans succès :
« Elle a subi un choc, mais le cœur bat de manière régulière.
Laissez-la se reposer. Je reviendrai demain au petit jour. »
Dorian commença à veiller son épouse.
Vers minuit, elle reprit brièvement connaissance. Elle ouvrit
les yeux attrapa la manche de son époux et les yeux grands
ouverts, brillant de désespoir, murmura : « Grendel. Grendel. Mais
que leur as-tu fait ? »
Les traits du comte se durcirent et soudain la peau de la
comtesse brilla d’une étrange lumière perçant l’étoffe de sa chemise
de nuit qu’une camériste lui avait passée.
« C’est toi qui les as tués ! Par tous les dieux ! Tu as osé tuer
ta propre sœur ! Je n’ai pas voulu croire ce qu’on murmurait !
Comment ai-je pu t’aimer ? »
La lumière baissa d’un coup tandis que les yeux de la belle se
voilaient. Elle retomba, inerte. Le comte lui arracha sa chemise de
nuit. Ses veines, devenues apparentes sous la peau blanche,

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brillaient encore d’une lueur étrange, formant des entrelacs qui
commençaient déjà à s’estomper. Le comte reconnut ceux que les
ombres avaient dessiné sur les murs du château. La lumière
s’éteignit.
Le pouls de la jeune femme sembla faiblir. Dorian fit rappeler
le chirurgien, mais celui-ci n’était pas encore revenu que le cœur
de la jeune femme avait cessé de battre. L’homme de l’art ne put
que constater le trépas.
Une image se forma avec netteté dans l’esprit du comte : trois
visages, ceux des trois maudits trouvères du Zeppelin.
« J’ignore qui vous êtes, sorciers ou démons, mais je nourrirai
mes porcs avec vos entrailles ! » hurla le comte.
Tout le château trembla.
Dorian de Lanrodec sortit de la chambre en criant des ordres,
vite entouré par ses serviteurs et ses hommes d’armes. Il dépêcha
une section au village, mais les trouvères s’étaient déjà enfuis à
cheval, abandonnant leur roulotte.
« Qu’on prépare la chasse ! Je veux retrouver ces baladins de
malheur et leur faire rendre gorge ! »
Dorian de Lanrodec et ses hommes se lancèrent sur la route
au grand galop, tandis que les carnyx éructaient leur plainte
guerrière.

Jean-Mi, Jean-Paul et Robert n’avaient pas beaucoup


d’avance. Robert, en croupe, ralentissait bien trop le cheval que
dirigeait Jean-Paul. Auraient-ils le temps de rejoindre le tertre ?
Avaient-ils pris la bonne route ? Malgré la clarté lunaire, il était si
facile de rater une intersection. Enfin ils aperçurent le cercle de
pierre levées et ils quittèrent la route. Jean-Mi n’avait pas sitôt mis
pied à terre et qu’il avait saisit son luth et égrainait des accords en
arpèges. Robert avait posé la main sur une des pierres levées et
attendait les yeux fermés, tandis que Jean-Paul guettait la route
en contrebas. Au loin le galop des chevaux, les aboiements des
chiens et le brâme des carnyx se firent entendre.
« Ils arrivent ! » lança Jean-Paul, une pointe d’angoisse dans
la voix, alors que les chevaux avaient surgi au sommet d’une côte.
« Ici aussi, ça arrive » annonça Robert en ouvrant les yeux.
Jean-Mi sourit et comme en écho, les glyphes gravées dans la
pierre s’allumèrent. Une lumière verte dessina les entrelacs
antiques sur le menhir où s’appuyait la main de Robert et, un à
un, les autres s’éclairèrent.

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En bas du tertre le comte Dorian avait ordonné à ses hommes
de s’arrêter, ce que les chiens avaient fait sans qu’on le leur
demande.
« Maudite magie ! Sorciers de malheur ! Je les ferai brûler
vifs ! » éructa le comte, mais il hésitait : les entrelacs sur les pierres
étaient les mêmes que ceux qu’il avait vus sur le corps de son
épouse. Ceux qui l’avaient tuée ?
Soudain il perçut un ronronnement lointain qui allait en
grandissant.
« Mais quel est donc ce nouveau sortilège !? » aboya-t-il.
Brusquement le ronronnement fut sur eux ; un nuage passa
devant la lune, les plongeant un instant dans l’ombre. Dorian leva
les yeux et découvrit une forme oblongue et nervurée, deux hélices
latérales, une nacelle au-dessous, des phares qui balayaient la
nuit : un zeppelin. L’aérostat vira à quelques distances et revint
au-dessus du cercle de pierres levées où il s’arrêta. Une échelle de
corde tomba en se déroulant ; Jean-Mi et sa bande s’y
précipitèrent. Le visage de Jean Bonhomme apparut au-dessus
d’eux. Il leur faisait signe de se dépêcher de monter, sans que cela
ne soit vraiment nécessaire.
« Ils vont s’échapper ! » hurla le comte. « Archers ! Tirez ! Mais
tirez-donc !
— Nous n’a...na.. Nous n’avons pas pris les arcs... » bégaya le
veneur.
Dorian de Lanrodec le regarda, ses yeux brûlant de colère.
Tout son corps vibrait. Il se décida :
« Hallali ! Tue ! Tue ! »
Il éperonna son cheval et gravit le tertre, ses hommes
hésitèrent un instant mais se lancèrent sur ses talons. Il arriva
dans le cercle de pierre juste à temps pour voir l’échelle de cordes
quitter le sol et passer à une toise au-dessus de sa tête, le Page
accroché aux derniers barreaux.
« Reviens ! Couard ! Je te ferai payer le meurtre de ma
femme !
— C’est toi qui l’as tuée, comme tu as tué ta pauvre sœur. La
musique t’a maudit et tu vivras à jamais seul, comte Dorian !
— Dis-moi ton nom !
— Souviens-toi d’Owen, le monstre que tu as occis en même
temps que ta sœur, c’était mon frère ! »
Et alors que le zeppelin s’éloignait en emportant les trouvères,
Dorian de Lanrodec entendit encore :

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« Le bonheur et la mort ne s’aiment point, comte Dorian,
n’oublie jamais ça ! »

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