Académique Documents
Professionnel Documents
Culture Documents
1
L’homme drapé dans une cape, monta au sommet du tertre
que la lune automnale baignait d’une lueur blafarde. Il s’arrêta au
pied d’un menhir qui formait avec d’autres un cercle couronnant
la bute. Sa main vint caresser les entrelacs gravés dans la pierre.
Il sentit sous ses doigts une série de vibrations parcourir tout le
cercle, se déroutant un bref instant pour passer par ses nœuds
vitaux. Il ferma les yeux et les laissa l’envahir. Quand il fut certain
de percevoir la tonalité, il se saisit de la harpe accrochée dans son
dos et commença à jouer. Les pierres répondirent à ses notes. Dans
ses yeux les motifs millénaires brillaient d’un vert puissant. Ils
semblèrent se détacher des pierres pour tourner à l’intérieur du
cercle. L’homme savait que lui seul pouvait les voir.
Soudain on l’appela : « Owen ! »
Il suspendit la plainte de sa harpe. Il avait reconnu la voix.
Fionna montait la bute vers lui. Elle s’arrêta pantelante et releva
son capuchon. Ses boucles rousses tombèrent en cascade.
« Owen ! Je suis venue te dire… » Elle haletait. « Il ne faut plus
que nous nous voyions… » Elle reprit son souffle. « Pendant
quelque temps. Mon frère se doute de quelque chose. S’il nous
découvrait, je ne sais pas ce qu’il ferait de nous.
— Ne crains rien, Fionna ! »
D’un rapide mouvement de la main, elle lui ôta son capuchon,
dévoilant les terribles verrues que le Haut Mal de la Grande
Affliction avait semées sur son visage. La jeune femme ne parut
pas impressionnée et l’embrassa à pleine bouche en se pressant
contre lui.
Soudain le son d’un carnyx les fit tressaillir.
« Ce n’est pas possible. C’est lui ! glapit Fionna. Comment a-
t-il fait ? Il va nous trouver.
— Peut-être, mais pas ensemble. Il ne saura rien. Descends à
la rivière et cache-toi sous le pont. Les chiens ne te trouveront pas.
Moi, je vais les attirer dans la chênaie. Pars ! Maintenant ! »
Il l’embrassa encore une fois, sans savoir que c’était la
dernière, et s’enfuit vers la forêt.
2
une grâce qui reflétait mal la noirceur de son âme. Les chevaux
piaffaient.
« Te voilà donc Owen ! lui lança celui qui l’avait traqué. Où
cours-tu donc ainsi ? Voir ma sœur ? Il semblerait que ta musique
ait cessé de lui plaire. Constate par toi-même. »
Le cavalier lui jeta quelque chose qui tomba entre eux avec
un bruit mat, avant de rouler jusqu’à lui. Owen reconnut avec
horreur les boucles rousses de celle qu’il aimait et laissa échapper
un gémissement qui se transforma en hurlement de désespoir.
« Mais quelle est cet air que tu nous chantes là ? reprit le
cavalier. Je ne reconnais pas les paroles… Dissonant ma foi, pour
ne pas dire déplaisant. Il est temps que tu arrêtes de nous écorcher
les oreilles avec cette chanson comme avec toutes les autres. Allez-
vous autres, finissons-en ! »
Owen était tombé à genoux et, tremblant, essayait de dégager
les boucles rousses du visage encore beau qui brillait dans la clarté
lunaire. Il devina à peine les piquiers qui surgirent de l’ombre et le
transpercèrent.
*****
3
un œil au château qui dominait de sa masse l’humble bourg et un
rictus mauvais déforma sa bouche.
Le premier à les approcher, facilement reconnaissable à sa
chaîne, fut le Mestre :
« Bienvenue ! » lança l’homme rondouillet à la tête chenue.
« Voilà fort longtemps que nous n’avons eu des baladins par ici.
D’habitude ils nous évitent un… » L’homme s’arrêta un instant,
tandis qu’une lueur d’embarras passait dans ses yeux, puis reprit :
« Mais sans raison, pour sûr. Et qu’allez-vous donc nous offrir
comme spectacle ?
— Chansons, jonglerie, cracheurs de feu et acrobaties, Votre
Honneur !
— Et quand aurons-nous ce plaisir ?
— Mais dès ce soir, Votre Honneur !
— Vous m’en voyez fort aise ! Vous ne regretterez pas d’être
venus jusqu’à chez nous. Je serais aussi heureux d’entendre des
nouvelles du reste de l’Empire. En avez-vous de Parisse ?
— Mais nous revenons justement de Parisse.
— Merveilleux ! Puis-je repasser un peu plus tard ?
— Mais bien sûr. A tout à l’heure !
— Je vais de ce pas annoncer la nouvelle à mon monde et je
reviens ! Bonne installation ! »
4
à la cornemuse. La musique s’arrêta et la foule applaudit. Robert
les fixa un instant avant d’entonner à capella :
« Hey chérie ! A te voir bouger ainsi, je sais que tu vas me faire
chanter, que tu vas me faire danser ! ».
Les musiciens reprirent sa tirade avec une phrase musicale
syncopée aux couleurs chatoyantes. Les tirades se succédèrent
jusqu’à ce les notes semblent littéralement exploser hors des
instruments et que Robert lance une salve de « Oyez ! » à la foule
abasourdie.
« Nous sommes Le Zeppelin ! » annonça-t-il quand les
instruments s’arrêtèrent. Des applaudissements nourris, surtout
parmi la jeunesse, accueillirent la déclaration.
« Et elle gravira
Le sentier étoilé. »
Gwendolyne l’interrompit presque en applaudissant à tout
rompre tandis que Dorian de Lanrodec, l’air déjà las, faisait
semblant.
« Merci ! » conclut Robert.
Le Zeppelin enchaîna deux chansons romantiques, ponctuées
de quelques jongleries, avant que Robert annonce :
6
« Nous allons vous interpréter maintenant une antique
ballade venue de Grande-Brittane. Cela s’appelle Grendel ! »
Jean-Mi fit tourner la roue de sa vielle, faisant monter une
musique douce et un brin joyeuse, mais les notes s’étirèrent et des
dissonances apparurent, pour faire finalement place à une
ritournelle mélancolique. Robert assis semblait presque prostré. Il
releva lentement la tête et regarda gravement le comte et la
comtesse de Lanrodec. Il chanta enfin :
En guise de bonjour
Ne récolta jamais
Que pierres et quolibets
Et autres avanies.
Chante ma belle enfant
Chansonnette jolie !
On l’appelait Grendel
Comme dans l’antique
Légende de Beowulf
Fine lame et Roi des Geat.
Pourtant aimait ouïr musique,
Ballades et chansons.
Chante ma belle enfant
Chansonnette jolie !
A Beltaine se cachait
Dans les foins pour épier
Gavotes et chacones
Jouvencelles et jouvenceaux
7
Sous le ciel de mai
Danser et s’enlacer.
Chante ma belle enfant
Chansonnette jolie !
« A la fin du récital
La belle demanda au harpiste
De se présenter.
Il s’avança gauchement
Gardant son visage sous son capuchon
8
Marmonnant de pauvres mots
Alors que l’instant d’avant
Les chantait brillamment.
Chante ma belle enfant
Chansonnette jolie !
On chassa le monstre
A coups de pied
A coups d’injures
On le jeta dans la boue
On lui jeta sa harpe
On lui ordonna
De ne reparaître jamais
Et de ne plus jamais chanter.
Chante ma belle enfant
Chansonnette jolie ! »
« Mais Grendel
Avait conquis le cœur de la belle
9
Et cœur qui a commencé à battre
Au son de la musique
Jamais ne s’arrêtera
Sans se briser.
Chante ma belle enfant
Chansonnette jolie !
Quand on retrouva
La belle et le harpiste
Dans l’ombre d’une pierre levée
Glacés et unis
Dans une étreinte éternelle.
Jamais on ne sut
Qui ou quoi les avait emportés.
Chante ma belle enfant
Chansonnette jolie ! »
« Le vrai Grendel
Détestait les chants
Qui raisonnaient à la cour
Du Roi Hrothgar.
Grendel était laid
Mais sa vraie laideur
Était sa haine de la musique.
Car celui qui déteste la musique,
Le chant secret du monde,
Déteste la vie
Et la mort marche dans ses pas
Fort aise de moissonner derrière lui.
Le bonheur et la mort
Ne s’aiment point
Et la musique a maudit
Celui qui la déteste.
Chante ma belle enfant
Chansonnette jolie ! »
10
Des larmes coulaient le long des joues de la belle comtesse.
Ses yeux fixes s’étaient enfoncés dans un visage pâle comme le
cheval d’Epona.
« Il suffit ! » tonna Dorian de Lanrodec. « Vous faites pleurer
la comtesse ! Partez !
— Mais… tenta de plaider Robert.
— Il suffit ! Partez ! Trouvères de malheur ! »
Dorian avait saisi son épée et dévoilé deux pouces d’acier. Ses
gardes sur le qui-vive attendaient un ordre de sa part.
Les musiciens du Zeppelin se levèrent lentement, saluèrent et
reculèrent vers la porte. Personne d’autre ne bougeait. Ils saluèrent
une dernière fois et s’en furent.
Dorian de Lanrodec alla à la fenêtre et sortit sur le balcon.
Quelques instants plus tard il vit les musiciens passer le pont-levis
et s’enfoncer dans la nuit.
Quand il revint vers son épouse, celle-ci avait perdu
connaissance et sa tête, ayant basculé en arrière, reposait sur le
dossier du fauteuil. Une duègne essayait de la ranimer en lui
caressant la main. Le comte lui tapota la joue, avant de la gifler
avec autant de douceur qu’il était possible, mais rien n’y fit, elle
demeura inconsciente.
« Que l’on fasse porter la comtesse dans sa chambre ! »
Des serviteurs se précipitèrent.
Dorian de Lanrodec fit aussitôt venir un chirurgien qui, caché
derrière son masque de corbeau, prit son pouls et lui fit respirer
des sels, sans succès :
« Elle a subi un choc, mais le cœur bat de manière régulière.
Laissez-la se reposer. Je reviendrai demain au petit jour. »
Dorian commença à veiller son épouse.
Vers minuit, elle reprit brièvement connaissance. Elle ouvrit
les yeux attrapa la manche de son époux et les yeux grands
ouverts, brillant de désespoir, murmura : « Grendel. Grendel. Mais
que leur as-tu fait ? »
Les traits du comte se durcirent et soudain la peau de la
comtesse brilla d’une étrange lumière perçant l’étoffe de sa chemise
de nuit qu’une camériste lui avait passée.
« C’est toi qui les as tués ! Par tous les dieux ! Tu as osé tuer
ta propre sœur ! Je n’ai pas voulu croire ce qu’on murmurait !
Comment ai-je pu t’aimer ? »
La lumière baissa d’un coup tandis que les yeux de la belle se
voilaient. Elle retomba, inerte. Le comte lui arracha sa chemise de
nuit. Ses veines, devenues apparentes sous la peau blanche,
11
brillaient encore d’une lueur étrange, formant des entrelacs qui
commençaient déjà à s’estomper. Le comte reconnut ceux que les
ombres avaient dessiné sur les murs du château. La lumière
s’éteignit.
Le pouls de la jeune femme sembla faiblir. Dorian fit rappeler
le chirurgien, mais celui-ci n’était pas encore revenu que le cœur
de la jeune femme avait cessé de battre. L’homme de l’art ne put
que constater le trépas.
Une image se forma avec netteté dans l’esprit du comte : trois
visages, ceux des trois maudits trouvères du Zeppelin.
« J’ignore qui vous êtes, sorciers ou démons, mais je nourrirai
mes porcs avec vos entrailles ! » hurla le comte.
Tout le château trembla.
Dorian de Lanrodec sortit de la chambre en criant des ordres,
vite entouré par ses serviteurs et ses hommes d’armes. Il dépêcha
une section au village, mais les trouvères s’étaient déjà enfuis à
cheval, abandonnant leur roulotte.
« Qu’on prépare la chasse ! Je veux retrouver ces baladins de
malheur et leur faire rendre gorge ! »
Dorian de Lanrodec et ses hommes se lancèrent sur la route
au grand galop, tandis que les carnyx éructaient leur plainte
guerrière.
12
En bas du tertre le comte Dorian avait ordonné à ses hommes
de s’arrêter, ce que les chiens avaient fait sans qu’on le leur
demande.
« Maudite magie ! Sorciers de malheur ! Je les ferai brûler
vifs ! » éructa le comte, mais il hésitait : les entrelacs sur les pierres
étaient les mêmes que ceux qu’il avait vus sur le corps de son
épouse. Ceux qui l’avaient tuée ?
Soudain il perçut un ronronnement lointain qui allait en
grandissant.
« Mais quel est donc ce nouveau sortilège !? » aboya-t-il.
Brusquement le ronronnement fut sur eux ; un nuage passa
devant la lune, les plongeant un instant dans l’ombre. Dorian leva
les yeux et découvrit une forme oblongue et nervurée, deux hélices
latérales, une nacelle au-dessous, des phares qui balayaient la
nuit : un zeppelin. L’aérostat vira à quelques distances et revint
au-dessus du cercle de pierres levées où il s’arrêta. Une échelle de
corde tomba en se déroulant ; Jean-Mi et sa bande s’y
précipitèrent. Le visage de Jean Bonhomme apparut au-dessus
d’eux. Il leur faisait signe de se dépêcher de monter, sans que cela
ne soit vraiment nécessaire.
« Ils vont s’échapper ! » hurla le comte. « Archers ! Tirez ! Mais
tirez-donc !
— Nous n’a...na.. Nous n’avons pas pris les arcs... » bégaya le
veneur.
Dorian de Lanrodec le regarda, ses yeux brûlant de colère.
Tout son corps vibrait. Il se décida :
« Hallali ! Tue ! Tue ! »
Il éperonna son cheval et gravit le tertre, ses hommes
hésitèrent un instant mais se lancèrent sur ses talons. Il arriva
dans le cercle de pierre juste à temps pour voir l’échelle de cordes
quitter le sol et passer à une toise au-dessus de sa tête, le Page
accroché aux derniers barreaux.
« Reviens ! Couard ! Je te ferai payer le meurtre de ma
femme !
— C’est toi qui l’as tuée, comme tu as tué ta pauvre sœur. La
musique t’a maudit et tu vivras à jamais seul, comte Dorian !
— Dis-moi ton nom !
— Souviens-toi d’Owen, le monstre que tu as occis en même
temps que ta sœur, c’était mon frère ! »
Et alors que le zeppelin s’éloignait en emportant les trouvères,
Dorian de Lanrodec entendit encore :
13
« Le bonheur et la mort ne s’aiment point, comte Dorian,
n’oublie jamais ça ! »
14