Vous êtes sur la page 1sur 13
301929, 19:17 [humour de Tati OpenEdition QV Journals Mise au point Cahiers de Vassociation frangaise des enseignants et chercheurs en cinéma et audiovisuel 9 | 2017 Humour(s) : cinéma, télévision et nouveaux écrans Humours) : cinéma, télévision et nouveaux écrans L’humour de Tati Tats sense of humour JEAN-PIERRE ESQUENAZI hiipsidoLorg/10.4000%map 2263 Résumés Francais English Est posée la question d'abord de la définition du « style audiovisuel », puis d'un style audiovisuel « humoristique », A la premiére question, on répond qu'une certaine qualité de mouvement caractérise le style des différents cingastes. Et a la seconde, on répond avee Bergson que le mélange du mécanique et du vivant permet de distinguer les styles audiovisuels << humoristiques ». Ensuite les définitions sont employées & caractériser le cinéma de Jacques Tati, Les gags de ce cingaste, son obsession du plan large, lui permettent de eonfronter des flux sociaux révélateurs d'une normalité & des accidents synonymes d'une vitalité débordante, Ainsi son style se signale par V'ntroduction scrupuleuse d'un mouvement dissonant a Yintérieur d'un flux ronronnant : un mouvement contrariant, souvent sonore, prend le pas sur la monotonie d'un Geoulement uniforme. How can we define « an audio-visual style » and what, then, is « a humorous audio-visual style »? To the first question we may answer that a certain quality of movement characterizes the style of a filmmaker. And to the second, we support Bergson's theory that the mixture of the mechanical and the living makes it possible to differentiate humorous audio-visual styles, These definitions prove useful fo characterize the cinema of Jacques Tati. The filmmaker's gags and his obsession ‘with wide shots allow him to confront social flows that reveal normality to accidents with an overflowing vitality. His style is characterized by the serupulous introduction of a dissonant ‘moyement into a constant stream: an opposing movement, most ofien acoustic, takes precedence over the monotony of a uniform stream, Entrées d’index Mots-clés : style audiovisuel, humour, Tati, analyse de film Keywords: audiovisual style, humour, Tat, film analysis Texte intégral htpstfourals.openedtion orpmapi2263 9 301929, 19:17 [humour de Tati 1 Si Thumour est une dimension stylistique qui peut caractériser une création particuligre, comment ectte dimension se définit-elle ? Plus précisément, s'il existe des, styles audiovisuels humoristiques, comment en rendre compte ? Cette question, quand on Vexamine attentivement, est double. Il y a d'une part la question du « style audiovisuel » et d'autre part celle de « Vhumour » comme composante d'un style audiovisuel. La seconde est certainement indépendante de la premiére : Ie probléme de Vhumour dépasse celui du film. Ce qui fait qu’on ne peut lui donner de réponse qui ne concernerait que l'audiovisuel. En revanche, le probléme de sa manifestation audiovisuelle ne sera pas résolu pour autant. II faut done traiter chacune de nos deux questions indépendamment et leur apporter des propositions de réponses, avant de sattaquer & la définition d'un style audiovisuel particulier, comme celui de Tati. Mes propositions seront, pour la seconde question, classiques et bergsoniennes ; et pour la premidre, essentiellement deleuziennes. Elles nous permettront délaborer une hypothése concernant la reconnaissance d'un style audiovisuel doué humour, hypothase que nous testerons avec le cinéma de Jacques Tati, notamment Les vacances de Monsieur Hulot (1953) et Mon oncle (1958). Létude de la question de humour nous conduira a poser au cinéma de Tati une question supplémentaire, sur laquelle nous conelurons Mouvements et styles audiovisuels Dans les chapitres 1 et 4 de Cinéma 1 L'image-mouvement, Gilles Deleuze s‘inspire de Matiére et mémoire pour décrire un monde oi une matiére-écoulement est soumise a des mouvements continuels qui lient, traversent, brassent des systémes d'objets plus ou moins clos. Ces mouvements opérent ainsi des coupes mobiles au sein de la matidre, des blocs d'espace-temps, qui sont autant de mouvements de monde. Ceux-ci sont d'abord définis par les déplacements et translations, provoqués par ces mouvements, des objets les uns par rapport aux autres. Ainsi le frémissement des feuilles sur les arbres émerveille les spectateurs du cinéma Lumigre. Un espace se déploie et se transforme. Mais ce n'est pas tout ; car ce déploiement posséde sa durée propre, qui dépend du tempo régulier, accéléré, martelé, imprévisible, ete. du mouvement. Les feuilles sur Yarbre sont immobiles, puis ondulantes, enfin s'envolent. Cet envol posséde son rythme, alldgre ou lugubre. Ainsi un mouvement particulier est-il une coupe (parce quill concerne un morceau de monde) mobile (parce que ce morceau est soumis & la durée propre au mouvement). Le mouvement est déplacement d'objets selon une durée ou un rythme particulier. Ce dernier ne détermine pas seulement Je caractére du mouvement des objets affectés, il exprime en méme temps un moment des variations continuelles du monde en général, du tout (comme dit Deleuze) auquel appartiennent ces objets, de méme qu'une mesure sur une partition exprime une variation du tout qu‘est la partition dans sa totalité?. ‘admettrai done, avec Deleuze, que nous pouvons prolonger Panalyse bergsonienne aux mouvements du cinéma et que devant ’écran nous sommes confrontés & la fluidité continuelle d'une matiére d'images constituant un monde’. Dés lors, appelons les mouvements cadrés que chaque film nous propose des mouvements de film. Chacun entre eux posséde deux faces : la premigre concerne une modification des rapports spatiaux entre objets (personages, décors) et la seconde exprime une altération du film comme tout. Précisons. Il y a le déplacement des personnages et de différents objets a Vintérieur des décors ; et ce déplacement témoigne pour quelque chose qui change, qui n’arréte pas de changer durant la progression du film. Prenons la premiére apparition de la petite place oi vit monsieur Hulot dans Mon onele : la charrette qui a vidé ses déchets dans le monde moderne nous y raméne en un panoramique avant que la caméra ne se fixe devant le spectacle du petit marché. Au premier plan, un réverbare art déco, puis Véboucur et "homme au canotier, des dames qui font leurs courses, quelques carrioles, hitps:!journals.openediton.orgimap/2263 ans. 301929, 19:17 [humour de Tati les tréteaux de marchands. On échange, on vient et on revient, on s‘enquiert de la marchandise, le tout accompagné par des cris, des appels et la mélodie tendre de Vaccordéon puis du piano. De petits déplacements, insignifiants et familiers, pourtant, tendres, presque élégiaques. Ceux-ci expriment le mouvement lent d'un monde, un balancement mélodieux, sans aspérités ni rudesse. La pantomime jouée tant de fois par les habitants du quartier nous fait éprouver la modeste sagesse du petit monde de Hulot 5 Ainsi chaque mouvement n’est pas seulement transformation de espace coneret du film (son milieu), mais il est aussi affection d'un « tout » du film, comme dit Deleuze inspiré par Bergson : « Soit un plan fixe od des personages bougent : ils modifient, leurs positions respectives dans ensemble cadré ; mais cette modification serait tout & fait arbitraire si elle n'exprimait aussi quelque chose en train de changer, une altération qualitative méme infime dans le tout qui passe par cet ensemble’. » Ces petits mouvements, petits rituels, du début de Mon oncle révélent la place fragile et le rythme nonchalant d’un monde qui feint d’étre éternel. 6 Nous commencons a avoir une idée plus précise de ce que peut étre un style cinématographique : le style dépendrait de la maniére dont les mouvements de film. nous font éprouver un certain rapport, une certaine relation & Vintérieur du monde du film. Il serait done caractérisé par une qualité originale du mouvement de film, de la relation entre les différents mouvements (de personage, de caméra, de musique, ete.) composant le mouvement de film, Par exemple, Timmobilité de la eaméra jointe & tous les petits déplacements des personnages dans le premier comme dans Varriére-plan, au tremblement des feuilles de Parbre, aux interjections des marchands, & la fluidité de la rengaine compose un mouvement caractéristique de Mon onele. Ce mouvement spécifique induit, en méme temps, des modalités de déplacement a Vintérieur du milieu choisi par le cinéaste ET un mode d'expression d'une relation & Vintérieur du monde du film (celle-ci, dans Mon onele, dépend évidemment d'une liaison dissymétrique ou d’un, pli entre les deux univers formant ce monde). 7 Deleuze fait de cette relation, engagée par le mouvement de film (par le style du mouvement de film), entre des déplacements et une relation problématique le lieu du sens. Mais qu’est-ce qu’est exactement cette relation ? Elle se distingue du milieu of se déroulent les actions du film, elle n’a rien a voir avec Te décor. Mais elle n’en est pas abstraite pour autant : elle est le site od les liens entre les personnages, entre ceux-ci et le milieu od ils se trouvent deviennent sensibles, prennent sens. Les habitants du quartier-village de Mon oncle, leur mode de vie naif et collégial, ne sont plus seulement pittoresques quand ils sont confrontés la modernité insensible : ils deviennent émouvants, expressifs, significatifs, 8 Cest le probléme posé au sein du film, jamais résolu mais toujours en suspens, qui en. constitue la trame invisible, le sens qu'il vise: les tiraillements ou les dissensions entre tune modernité terne et une tradition fantaisiste sont a substance & laquelle Tes mouvements de film donnent forme. Ainsi ce probléme condense-t-il toute l'intensité du film : chaque mouvement ne serait rien s'il n’était pas compris comme une manifestation du foyer du film, la source de son unité, de son obsession, ce qui fait que Yon parle d'un film comme d'une ceuvre. Dans Cinéma 1 & 2, Deleuze nomme relation problématiques, image du temps, ou 1dée” cette obsession. Contentons-nous ici de retenir que la conjonction entre le milieu diégétique, les déplacements qui s'y déroulent, et cette problématique ne devient sensible qu’a travers la grace d’un style de mouvement de film qui s‘impose, durant ensemble de la projection comme la trace ou Yempreinte d'un déséquilibre ou d'un déréglement, par exemple entre la modemnité bourgeoise des années 1950 et le Paris traditionnel dans Mon oncle. 8 Un film est fait de mouvements, il est montage ou composition de mouvements. Celle-ci témoigne d'une relation problématique qui innerve chacun des mouvements. De cette proposition, il s'ensuit une autre, rapidement esquissée par le philosophe, qui nous intéresse trés directement et que le paragraphe précédent suggére. Si les mouvements de film expriment la relation qui est a la fois son germe (car elle est Ie principe de chacun des mouvements de film et les précéde done en droit) et son fruit hitpsiyfournals.openesition.orgimap/2283 a3 3019123, 13:17 [humour de Tati 0 (puisqu'elle ne nous est connue qu’a travers les mouvements de film), Yon pourrait considérer que certains grands mouvements sont comme la signature propre dun auteur, « qui caractérisent le tout d'un film ou méme le tout d'une ceuvre® ». Ces mouvements porteraient l'empreinte directe (ou plus directe que les autres) de leur imprégnation par le déréglement objet et sujet du film : ils caractériseraient le style du film. Deleuze dégage par exemple ce qui serait un mouvement caractéristique du cinéma de Welles. Il s'agit de la composition de deux mouvements, « dont Pun est comme une fuite horizontale linéaire dans une sorte de cage allongée et striée, a claire- voie, et Yautre un tracé circulaire dont axe vertical opére en hauteur une plongée ou une contre-plongée? », Tentons alors une définition : le style d'un cingaste tiendrait, dans une certaine qualité de sa composition de mouvements, qui serait imprégnée, aiguillonnée ou enfiévrée par une relation propre & ce cinéaste, ou propre a un film donné. Je voudrais illustrer cette définition en détaillant un exemple qui nous rapprochera de notre ultime partie, Soit la premiére séquence des Vacances de Monsieur Hulot. Les deux plans qui montrent Tagitation bruyante de vacanciers sur les quais d'une gare plantent le décor. Le troisiéme est un bref gros plan d'un haut-parleur, instrument annonces concernant le départ des trains proférées par une voix bourdonnante, monotone et inintelligible. Le quatriéme plan est plus long (plus de vingt-cing secondes), formant un mouvement de film complet, montrant en plan général et en légere plongée une enfilade de trois quais séparés par trois voies ferrées (et composé exactement comme le plan de Mon onele décrit plus haut). Le haut-parleur est en amorce en haut & droite d'un cadre présentant les différentes voies d'une gare. Trois séries de mouvements se composent, qui donnent au plan son rythme propre. Il y a d'abord le mouvement sonore des annonces, déversant des indications toujours illisibles. Ensuite, un flot de voyageurs portant valises et filets de péche, essayant d'interpréter les couinements du haut-parleur, se rue dun quai a rautre en empruntant les souterrains prévus & cet effet. Enfin, des trains apparaissent, d’abord de droite & gauche au fond de image, puis de gauche a droite en premier plan. Le plan général observe placidement les réactions des voyageurs & la combinaison dissonante des annonces et des apparitions des trains. Perceptions et réactions s‘enchainent, régies par un affolement croissant. Les voyagours, le hau-pareur, es vains hitps:!journals.openediton.orgimap/2263 ans. 301929, 19:17 [humour de Tati 2 8 Ce plan présente un mouvement dont on peut noter de trés nombreuses occurrences analogues dans Les vacances... ou dans Mon Onele. Pensons par exemple aux blagues des enfants dans ce dernier film : un sifflement et un passant léve les yeux pour se heurter au lampadaire ; ou bien un bruit de poubelles qui fait croire aux automobilistes que leurs véhicules se sont heurtés. A chaque fois, un mouvement sonore (annonce incompréhensible, le sifflet des enfants ou le fracas de la poubelle) perturbe le mouvement d’individus, qui réagissent machinalement et malheureusement ; le plan général livre l'ensemble, la source sonore et les agents pertur ‘Un mouvement (qui n'est pas toujours sonore) perturbe autres mouvements, révélant ainsi le comportement mécanique de cobayes involontaires. La fixité du cadre général abrite un hiatus de mouvements révélant linadaptation d’agents humains conformistes, traduisant les difficultés de notre ajustement au monde particuligrement moderne : voici ce que serait une premiére approximation du style audiovisuel du cinéma de Tati. Vintérieur du décor. L’humour, le mécanique et le vivant ‘Nous avons répondu & notre premigre question. Il reste affronter la seconde, celle de humour. Nous nous en tiendrons a la réponse classique de Bergson, que l'on résume souvent par la formule célébre : « Du mécanique plaqué sur du vivant, » La formule est illustre, au point de cacher, peut-étre, une réflexion complete et profonde Jaimerais en retracer certains linéaments et inciter ainsi ceux qui, comme moi, se sont longtemps contentés de la formule, de relire un texte remarquable. Bergson commence par y énoncer trois observations « générales » concernant 'émergence du rire. Premiérement, « il n'y a pas de comique en dehors de ce qui est proprement humain': », Méme si quelques zoologistes affirment aujourd'hui que certains animaux peuvent jouer et rire, V'on peut encore, cependant, s‘accorder avec Bergson pour au moins prétendre que le rire est une caractéristique humaine. La troisiéme des réflexions initiales proposée par le philosophe est une précision apportée a la premiére : il n'y a pas de « rire privé », eomme il n'y a pas de langage privé selon la eélebre démonstration de Wittgenstein : ainsi Bergson affirme-t-il que « notre rire est toujours celui d'un groupe} ». Comme on le comprend en poursuivant la lecture, la remarque a deux aspects différents. D'abord, si le rire est un phénoméne social, c'est qu'il implique une entente supposée, une complicité avec autrui. II suppose toujours « d'autres rieurs, réels ou imaginaires'4 ». Nous rions ensemble de traits d’humour dont nous savons auils sont ou seraient partagés. Ce qui implique que ce dont on rit est un phénoméne commun et reeonnu. Ainsi, « pour comprendre le rire, il faut le replacer dans son milieu naturel, qui est la société », Ce qui nous conduit au second aspect de la remarque bergsonienne : le personnage comique par excellence sera celui qui fait tache dans la société, le personnage « insociable" ». Ou pour le dire dans un autre vocabulaire, celui Erving Goffman, le personnage comique est celui qui perd plus ou moins continuellement la face”. Ainsi comprenons-nous 2 la fois le caractére local du rire (il n’émerge qu’en rapport avec des habitudes sociales) et son succ’s universel (toute communauté sociale posséde son conformisme).. Ces deux premidres observations bergsoniennes définissent ce que Yon pourrait appeler le lien du rire, La dernidre en institue une condition nécessaire. Elle est plus inattendue, presque étrange : l'indifférence, affirme Bergson, est indispensable au rire. Lattitude humoristique requerrait impassibilité ou méme insensibilité. Nous ne rions devant Fhomme qui glisse sur une peau de banane que dans la mesure ol! nous sommes indifférents & son éventuelle douleur : « Détachez-vous, assistez & la vie en spectateur : bien des drames tourneront la comédie."* » Ainsi, le comique serait lié A une certaine cruauté, une « anesthésie momentanée du cceur? », pour mieux s'adresser Vintelligence. Situer le rire au sein des communautés sociales ne suffit pas, il faut encore spécifier le point de vue avec lequel on les considére, qui doit étre celui d'un hitps:!journas.openediton.orgimap/2263 5113 301929, 19:17 [humour de Tati ® 6 serutateur attentif et imperturbable. Il y a la l'émergence d'un critére essentiel pour Yanalyste de film soucieux de la question du point de vue. Le cadre tracé par Bergson donne a sa formule magique (« Du mécanique plaqué sur du vivant ») sa veritable perspective. Avec le rire, il s'agit de parler de la société, non avec le coeur mais avec intelligence, avec la distance suffisante pour atteindre des prineipes ou des logiques qui nous seraient sinon inaccessibles : « Risible serait une image qui nous suggérera l'idée d'une société qui se déguise et, pour ainsi dire, d'une mascarade sociale, » Le mécanique dont il s‘agit est un révélateur ou un catalyseur qui ‘monte le tissu social sous un jour insolite, cocasse et surtout significatif. Voici qui nous rapproche singuligrement des Vacances de Monsieur Hulot (1953) ou de Mon onele (1958). L’enjeu de Vattitude comique, entendue en ce sens, vise un dévoilement : celui du mécanique ou de Tautomatisme invisible gouvernant pourtant les comportements sociaux, D’od Tessai de conclusion proposé par Bergson dans son premier chapitre : ‘« Est comique tout arrangement dactes et d’événements qui nous donne, insérées 'une dans autre, Vllusion de la vie et la sensation nette d’un agencement mécanique®®. » Ainsi, Ie rire se produit quand ce point de vue a la fois Iointain et insensible est capable de révéler le mécanique ou Ta raideur de nos habitudes et coutumes sociétales. Dans la mesure ot celles-ci se caractérisent par un ordonnancement particulier du temps d'une part, une organisation spécifique de Pespace d’autre part®, ce sont des altérations de Tun ou de Pautre qui produiront I'effet comique. Bergson distingue trois procédés capables de les produire : la répétition, qui est un trouble du temps, Vinversion le plus souvent spatiale mais éventuellement temporelle et Vinterférence des séries ou des situations, essentiellement spatiale. Bergson en donne de nombreux exemples, distinguant les cas et les modes de ces procédés. Tous trois révélent ou exposent le machinal gouvernant comportements et attitudes. Le philosophe conclut sur une note désobligeante pour le rire et Vart comique : opposant ce dernier & Vart tragique ou dramatique, il suggére qu'il représente Part de Vindividuel et de l’émotion, tandis que le premier est voué aux types et aux généralités. Lopposition entre un art noble et poétique et un art utile et opportun se dessine, qui contredit pourtant certaines de ses analyses. Ainsi quand il dépeint le déchirement du personage d’Alceste dans Le Misanthrope’ il montre combien la singularité est décisive dans organisation de la pigce. Comme s'il fallait au comique un individu capable de servir de catalyseur, un individu hautement insolite ou excentrique (qu'il appelle « insociable ») quand on le mesure aux normes sociales. Le cinéma a multiplié ces personnages illustrés par Chartie Chaplin, Buster Keaton, W.C. Fields, Jerry Lewis, Totd, Louis de Funés, dont Voriginalité s‘avére suffisamment perturbante pour faire apparaitre ce qu'il en est des rigidités sociales. 11 faudrait done corriger la conclusion bergsonienne sur ce plan : le comique n’abandonne ni le singulier ni Paffectif, mais en joue comme d'un catalyseur ou d'un révélateur pour saisir le type caché a intérieur de chaque singutarité ‘Nous dirons done que, s'l existe un comportement ou un style guidé par humour, celui-ci doit étre gouverné par un certain entrelacement entre la vie et le mécanique, la raideur et la souplesse, le singulier et le répétitif. 11 doit, par répétition, inversion ou interférence, dégager Pautomatique et le machinal cachés au sein de lordinaire et du conventionnel. Le style de Tati Nous nous rapprochons maintenant de Jacques Tati et de ses films. On nous pardonnera peut-étre le détour : comment, en effet, traiter du style d'un cinéaste, de son humour, sans avoir défini au préalable ces notions ? Nous pouvons maintenant convenir que le style d’un cinéaste dépend d'une forme caractéristique dont dépend la composition des mouvements & Vintérieur de ses films. Et que ce style peut étre qualifié hitps:!journas.openediton.orgimap/2263 ans, 301929, 19:17 [humour de Tati a humoristique si cette forme de mouvements met en valeur un caractére rade ou mécanique d'individus saisis dans un contexte socialement identifiable. Reprenons Vexemple de la premidre séquence des Vacances de Monsieur Hulot examiné tout a heure et de son troisiéme long plan général. Trois flux de mouvements, Je composent, dont l'un tente de réagir aux deux autres : le flot de voyageurs se précipite de fagon spontanée et irraisonnée d'un quai & Pautre, en essayant d’interpréter 8 la fois les annonces transmises par les haut-parleurs et les apparitions des trains. La répétition du phénoméne (les voyageurs apparaissent successivement sur trois quais, distinets) et Vinsuccts de leurs différentes tentatives illustrent de fagon parfaite la formule bergsonienne, « du mécanique plaqué sur du vivant ». Notons que notre point de vue sur la scéne est celui du haut-parleur, observateur 6 combien insensible et imperturbable des tribulations des voyageurs. Si notre hypothése concernant Ie style propre au cinéma de Tati est juste, que Yon puisse prédiquer celui-ci comme hhumoristique ne semble pas déraisonnable. Il reste cependant a vérifier sur d'autres séquences son bien-fondé, Certaines séquences de Mon Onele sont comme des expériences livrant le détail du fonetionnement de la dissonance de mouvements. Une « lecture lente, logique, cumulative® », des situations y prédominent. Par exemple, des voitures sont arrétées & un feu rouge. Des enfants surviennent : tandis que Pun appuie sur le pare-choc de lune @entre elles, un autre frappe violemment une poubelle avec un morceau de bois. Liensemble nous est donné depuis arrigre des voitures en plan général, la file de voitures, les enfants et la coincidence entre la secousse sur le pare-choc et le fracas de la poubelle. L'inversion de Pangle de caméra permet de saisir son effet : Pautomobiliste « vietime » du carambolage (du moins le croit-il) sort de la voiture pour tancer le conducteur de la voiture qui le suit. Ils finissent par se rendre compte quills sont les, jouets des enfants. Second temps de Vexpérience : nous saisissons en gros plan un homme bien mis au volant de sa voiture. Nous vivons avec lui (mais nous ne nous confondons jamais avee lui, car nous avons été témoins du. premier épisode) Ia simultanéité du soubresaut de sa voiture et du tintamarre. homme s‘extrait de sa voiture. La caméra élargit le champ et nous le voyons reprocher & la conductrice qui le suit sa maladresse supposée tandis que les enfants, goguenards passent en second plan. Le plan s%largit encore : une seconde conductrice détrompe Thomme élégant en désignant les enfants, qui s'empressent de s'enfuir. Arrive le dernier temps : Monsieur Hulot survient, qui fait des grands gestes adressés & son neveu qui s'est éloigné. Un homme, au volant d'une épave, croit que Hulot désignait un probléme (supplémentaire) affectant sa voiture : il ne s’occupe plus de freiner et percute le véhicule (une Dauphine) quile précéde. Le plan général cde la place & un plan rapproché de la conduetrice de la Dauphine (que nous reverrons chez les Arpel) ; celle-ci, qui tout a Vheure dénongait les, enfants, croit qu’elle est la victime de la méme blague : elle s’en prend A un autre enfant, dont les lunettes et le nceud papillon nous assurent pourtant de la sagesse. Les voitures repartent, le panoramique les accompagne, découvrant la carrosserie enfoneée de la Dauphine. ‘Nous retrouvons ici les protagonistes de la scéne du quai, Dans les deux cas, des agents sociaux sont pris dans un flux : vacanciers cherchant a se rendre sur le quai ot passe leur train, automobilistes portés par le courant des voitures. Les uns et les autres réagissent en interprétant ce quis jugent étre une indication : Yannonce ferroviaire pour les uns, la concomitance de la secousse et du choe métallique pour les autres. Les acteurs d'un mouvement fluent sont aux prises avec un mouvement dissonant qui interagit avee le comportement quils avaient adopté, Tout se passe comme si le mouvement dissonant jouait le réle d'un aiguillage, entrainant ces acteurs & réagir rapidement selon un schéme appris. Les trois épisodes de la scéne de carambolage en démontent les rouages. D'abord, nous voyons la scéne a V'intérieur d'un plan général qui ne nous cache rien. Ensuite, nous la vivons du point de vue d'une victime qui méeonnait, Yorigine du hiatus, en observant sa méprise et sa réaction mécanique’”. Enfin, nous découvrons comment Ie remplacement d'un scheme par un autre ne résout rien, puisque la derniére des conductrices mésinterpréte aussi ce qui arrive a sa voiture. La hitps:!journas.openediton.orgimap/2263 713 301929, 19:17 [humour de Tati 2 caméra a pour but de ne rien nous faire perdre de ce qui est en train de se passer (le cinéma de Tati est profondément centripate, le hors-champ ne lui est rien ou presque). La répétition de la sene permet de la montrer avec deux cadres diamétralement opposés qui, a eux deux, constituent un cylindre visuel auquel rien ne peut échapper : i ya.une détermination a tout faire voir-et-entendre dans la composition de mouvements prodigieuse, Animaux sociaux, nous sommes pris dans des flux, qui nous guident, nous conduisent, nous commandent. Dérangés quand nous nous laissons ainsi porter, nous réagissons d'une fagon machinale et consentons ainsi 4 montrer Virréflexion qui nous gouverne, Les démonstrations de l'une et Vautre séquence peuvent étre rangées sous la catégorie bergsonienne de linterférence des séries : le hiatus de mouvements présenté dans un cadre fermé (rien ne manque, tout est visible), partir d'une perspective aussi impartiale que désintéressée, désigne ce passage d'un vivant supposé & un mécanique frénétique. Tati, s'y reprenant & trois fois, détaille le processus, en en montrant les, Le croisement ou Tinterférence des séries est le premier élément du style humoristique de Tati. Il consiste en Tintroduction serupuleuse d'un mouvement dissonant A Vintérieur d'un flux ronronnant : la collectivité assoupie se cabre furieusement contre et avec ce qu'elle appréhende comme une stridence, et se trouve alors entrainée dans un ballet frénétique. Dans Les vacances de Monsieur Hulot, les vacanciers se reposent, le soir venu, lisant, jouant aux cartes, chacun selon sa pente irrésistible ; seule la dame anglaise (Valentine Camax), errant comme une ame en peine, regrette le silence engourdi de ses compagnons. Soudain, un air de jazz perfore la somnolence ambiante, la batterie déchire V'apathie générale. Le plan général, aprés avoir constaté Vétat de torpeur premier, est maintenant le témoin d'une agitation effrénée. On se léve, on agite les bras, on proteste, on cherche le fauteur de troubles, que l'on découvrira bientét confortablement installé devant un phonographe. Il est bien stir exact que Tati ne néglige pas la répétition : il_y en a de nombreuses dans Les vacances, comme les lumigres de Vhotel qui se rallument en pleine nuit sous Veffet d'une nouvelle abracadabrance de Hulot (dautant que cest chaque fois le méme plan qui est utilisé). Cependant, celles-ci deviennent moins nombreuses par la suite et ne nous semblent pas caractériser le comique de Tati. Ainsi peut-on préciser le style du cingaste. Non seulement il est question, en confrontant deux mouvements & Vintérieur d'un méme plan, Yun fluent Pautre dissonant, de découvrir les fantoches dissimulés derriére la normalité sociale ; mais il sfagit opposer deux fagons de danser. La premiére est soumise & une eadence inéluctable, une mesure ou une symétrie réglementaire et proportionnée ; la seconde consiste en un rythme allégre, exubérant, prolixe. C’est 'opposition de la mesure et du rythme, décrite par Deleuze et Guattari dans Mille Plateaux de la fagon suivante : « La mesure est dogmatique, mais le rythme est critique, il noue des instants critiques, ou se noue au passage d’un milicu dans un autre, Il n’opére pas dans un espace-temps ‘homogéne, mais avee des blocs hétérogenes.2® » Monsieur Hulot est avant tout un danseur®®, un danseur de cinéma, qui fait chavirer Ie plan fixe et frontal, qui essaie de le saisir et de le suivre. Il ne peut s'empécher de lancer un nouveau pas, d’entrainer le monde a sa suite dans une chorégraphie débridée. Dans Les vacances, il profite d'un cable métallique entre une dépanneuse et sa voiture pour s’envoler, planer littéralement au-dessus du port de Saint-Mare-sur-Mer, avant de plonger gracieusement dans une cau accucillante. Un peu plus tét, il est mélé ‘maleneontreusement & un enterrement. Des participants aux funérailles Paident a faire repartir sa voiture. II vient les en remercier chaleureusement. L’on croit alors qu’on en. est vem aux salutations et encouragements : une file s‘organise devant Hulot et ses, aides, D'abord interloqué, Hulot ne peut bientét plus retenir son fou rire, aussitét communicatif : la file devient une ronde, on se congratule joyeusement. Comme dit Deleuze, « il suffit que monsieur Hulot surgisse, avec sa démarche qui donne & chaque pas naissance a un danseur qu'elle reprend et relance & nouveau : une onde cosmique pénétre, comme le vent et la tempéte dans le petit hotel de la plage des Vacances de hitps:!journas.openediton.orgimap/2263 ans. 301929, 19:17 [humour de Tati a 30 Monsieur Hulot’? », C'est en ce sens que lon doit comprendre le déséquilibre continuel du personage, sa démarche sur la pointe des pieds, ses poses que Yon pourrait comparer a celles des danseurs classiques. Bien sir, cela ne marche pas a tous les, coups. La maison cadeneée de sa soeur dans Mon oncle ne se laisse pas faire si facilement, Pénétrant dans la cuisine, il trouve cependant un partenaire avec une carafe que son socle en plastique permet de faire rebondir. Aussit6t Hulot décide dorganiser une chorégraphie de rebonds avec la carafe et les verres qui Paccompagnent. Mais ceux- cirefusent de sauter et se brisent quand ils atteignent le sol. La seule fois od nous voyons Hulot dans son milieu naturel, cest-A-dire dans les seénes du vieux quartier de Mon oncle, nous découvrons un peuple de danseurs et assistons & une chorégraphie mélancolique. Celle-ci a sa musique, dont les notes sont les apostrophes, revendications, demandes, que l'on peut entendre si 'on va au marché. Ce brouhaha étonnamment lisible (audible) n'est pas seulement un fond sonore doublé par la petite mélodie d’Alain Romans pour la déambulation des uns et des autres. Elle est tout autant son cadre que la petite place od se déroulent les différentes scénes. La caméra saisit tout, du plus proche au plus éloigné, grice 4 la grande définition de image et & la plus grande profondeur de champ, d'une maniére qui fait penser au pinceau de Pieter Bruegel si magnifiquement décrit par Rick Altman®, Comme le peintre, Tati saisit une suite de saynétes a la fois simples et pittoresques, dont jai envie de retenir homme en pyjama et imperméable, furieusement alcoolisé, incapable de retrouver son domicile : son épouse préfére alors s'adresser & son chien tenu en laisse quien effet guide le mari imbibé. La critique sociale ILy aurait les sociétés de danseurs et les sociétés cadencées ou mesurées, et cette opposition serait au coeur des Vacances comme de Mon oncle. La thése bergsonienne semble promettre que tout rire posséde une fonetion critique : n’est-ce pas le point ot nous sommes arrivés avec notre analyse du style humoristique de Tati ? Pourtant Ramirez et Rolot semblent penser que dans Mon onele la critique sociale reste abstraite, voire absente’. Certes, il n'y a pas de condamnation dans les films de Tati, aucun militantisme n’est a Yceuvre, II y a quand méme des personnages ridicules (mais, pas de personnages condamnés), notamment dans Mon onele%. Cependant ce sont bien des modes de vie qui sont les thémes des Vacances de Monsieur Hulot comme de Mon onele ; et je crois que ni Jour de féte ni Playtime ne dérogent a la régle. Ce sont bien des communautés qui sont le lieu de chacun des films qui nous occupent ici. Dans Les vacances, les personnages restent certes des types (conformément & la prévision de Bergson) ; mais ce sont bien leurs comportements de vacanciers qui sont montrés, dévoilés, exhibés. Quant a la maisonnée désirée, élaborée et perfectionnée par les époux Apel (Jean-Pierre Zola et Adrienne Servantie), elle n'est pas seulement offerte a observation des spectateurs mais & leur appréciation. Siles films de Tati sont drdles, ce dont personne ne doute, alors ils doivent engager une forme particuliére de critique sociale, dont il faut savoir comment elle s'exerce. Nous ne sortons done pas de notre sujet puisque, selon Bergson dont nous avons accepté les hypotheses, toute forme d’humour se prolonge en une forme spécifique de description et d’évaluation d'un fonetionnement social. Lion peut partir d'une idée trés simple qui émerge des premiéres scénes de Mon onele. Lorsque la voisine des Arpel (Dominique Marie) rend visite pour la premiere fois & ces derniers, la maitresse de maison lui fait visiter et admirer sa demeure emplie d'un modernisme gris et dépouillé. La caméra accompagne les deux femmes, tandis que le jeune Gérard (Alain Bécourt) traine son ennui sur la terrasse. La voisine tient au passage & essayer un canapé et constate qu'il nest gure fait pour qu’on s'y asseye. La visite s'achéve avec la cuisine qui, parmi d’autres exploits, retourne elle-méme la viande sur le gril. Il est désormais clair que la maison n’existe que pour sa valeur d’exposition, hitps:!journas.openediton.orgimap/2263 ons. 301929, 19:17 [humour de Tati ” 2 tandis que sa valeur d'usage demeure extrémement faible. Ce dont on rit, ce sont des sociétés qui s'exposent et privilégient cette exposition & toute autre forme de partage. Le mouvement dissonant s‘introduit & lintérieur des communautés cadencées en révélant, leur goat exorbitant pour Pexhibition. Le privilége accordé a lexposition est le déguisement d'un ordre, d'une mise en ordre, Sila féte donnée par madame Arpel pour favoriser un éventuel mariage de son frére est une catastrophe (de son point de vue du moins), c'est parce que ce dernier est totalement incapable de s‘acctimater ou méme de comprendre une société d’exposition. Son arrivée en est une démonstration. Les invités sont rassemblés autour de la table dans le jardin des Arpel, tandis qu’on entend le bruit d’un solex et d'une sonnette. On. passe derriére les invités, regardant avec eux le portail, l'nstallation du solex, qui jure terriblement dans le petit jardin, et l'entrée de Hulot. Au moment o2 ce dernier se dirige vers les invités, ceux-ci se levent avec discipline et ensemble avec Tintention de le saluer ; mais Hulot, qui ne live pas les yeux de ses chaussures, rebrousse chemin pour retourner chercher quelque chose dans son porte-bagage. La volte-face de Hulot laisse Jes convives incertains, flottants. Ils se sont levés pour accomplir un acte social, accueillit le nouvel arrivant. Ce dernier n'arrivant plus, la signification du geste s‘étiole ou svapore. Encore une fois, un mouvement en trouble un autre, qui en devient artificiel et mécanique ; anecdote indique aussi que Vexposition, en tant que valeur sociale, a besoin de partenaires parfaitement ajustés les uns aux autres. Le reste de la féte, ou plutdt la suite de sa désintégration, continue de dérégler méthodiquement les convenances et leur assujettissement A des parcours et des dispositions précises. Les agissements de Hulot, toujours salués ‘madame Pichard, n'y seront pas étrangers. Peut-Gtre que le plus simple pour suivre le fil du désastre est de mesurer les déplacements des personages. Ceux-ci sont dabord confinés & Vintérieur de parcours délimités. Ils suivent le pavement de pierres en S qui conduit du portail & la maison. Ou bien ils cahotent de dalle en dalle & travers les, différents types de gravier ou de gazon pour gagner le pacage oi se tiennent table et chaises. Bient6t, ils ne sauront, & proprement parler, plus od se mettre. Quand Pichard et Hulot suivent a travers le chemin au gravier rose Arpel qui leur annonce son intention de prendre son beau-frére dans son usine, ceux-ci parviennent, quoique difficilement, & passer de dalle en dalle pour écouter leur hdte ; méme si Tes enjambements de Hulot créent une petite diversion, un semblant d’équilibre est maintenu, Les choses commencent sérieusement & s'aggraver das lors que Hulot aura pereé les canalisations. Les invités portant table et chaises ne pourront bient6t plus suivre le labyrinthe de dalles pour transférer la tablée. La réception devient cahot de mouvements, dédale d'interjections ponctuées par Vhilarité retentissante de madame Pichard. La course de chiens finale achéve de déchainer des courses en tous sens, qui ne respectent plus rien de Yordre du « pauvre jardin » de madame Arpel. La fureur de la voisine, attachée par mégarde & la laisse de son toutou, termine glorieusement l'apré midi Lintrusion de Vinsociable Hulot® et de ses mouvements intempestifs fait chavirer Yordre exposé du monde des modernes, comme elle contribuait A Virritation des vacanciers de la plage de Saint-Mare-sur-Mer. On ne dira pas que Tati condamne ses personages, qu’il sépare les « bons » pauvres des « mauvais » riches. Mais qu'il distingue les mouvements coordonnés et les mouvements dissonants ; et cette distinction est expression d'un probléme, d'une idée problématique, que ces films déplacent de mouvement en mouvement, sans jamais Ii donner une résolution. La question obsédante au covur de ees films serait « savons-nous danser ? », ou bien « qui sait danser ? ». C’est une question hautement sociale, elle constitue une sorte de frontiére entre ceux qui savent coordonner leurs mouvements et ceux qui, trop occupés a suivre des files, des cortages, des colonnes, en sont incapables (les sociologues, toujours pompeux, parleraient de la question du lien social) Voici quelques exemples minuscules. Au début de Mon Onele, il y a au premier plan Ja vieille femme qui veut acheter une salade et au fond de image le vendeur de salades, attablé & un café qui discute avec un ami, Cela ne les empéche pas de s‘organiser, afin hitps:!journas.openediton.orgimap/2263 son 301929, 19:17 [humour de Tati 35 6 de trouver la bonne salade tout en poursuivant la conversation de café. Il y a aussi monsieur Hulot qui lit la page de journal destinée 4 emballer la viande du boucher et & c6té de lui ce méme boucher qui sert une dame et prend soin de prendre une autre page que celle Ine par Hulot pour fourrer la marchandise dans son cabas. A l'inverse, dans Les vacances, pour son premier repas, Hulot se trouve assis a coté de Fhomme au béret. Mais ce dernier s'avére incapable de prévoir les mouvements de Hulot pour s’emparer du sel et du poivre et d’éviter ainsi de s‘essuyer les lévres sur les manches de son voisin. Diun c6té tout est coordination, celle de la lumiére du soleil avec Foiseau (Mon oncle) ou bien de la mélodie du film avec le mouvement des vagues (générique des Vacances) ; de Yautre, tout est confusion, les individus sont pris dans des mouvements dissonants, (le serveur des Vacances qui, accompagnant les mouvements de Hulot, renverse un verre de bigre sur les genoux d'un client en voulant regarder Theure ou plonge par inadvertance son bras gauche et sa montre dans Vaquarium) qui les désorientent et révélent les dispositifs sociaux les gouvernant. Cela touche aussi, bien sfir, les décors & Vintérieur desquels nous vivons. Il suffit de quelques minutes d'attente & Hulot pour dérouter Vordre du salon bourgeois de la tante de Martine dans Les vacances. Paradoxalement, il veut y remettre de Yordre, en ajustant léquilibre des tableaux acerochés aux murs ; mais lui-méme, sa cravache et ses éperons suffisent & défaire son apparente harmonie. Si Yon peut parler de critique sociale, ce n'est pas dans le sens habituel d'une dissection des comportements en fonetion d'une logique de classe, économique, de genre, ete. Ce sont les rapports tres conerets entre les personnes qui sont en jeu, le toucher, le voir et lentendre, a-t-on envie de dire. Cest tellement difficile de prendre la ‘main d'autrui, ily faut parfois un malentendu ou bien une erreur. Pensons & monsieur Arpel qui, sifflant Hulot, Iequel s'éloigne prendre un avion, provoque Ie choe d'un individu contre un réverbére. Il ne le sait pas, mais il adhére ainsi A un club dont son fils, est un membre éminent : et ce dernier, complice, Iui prend la main (la fin de Mon onele). Une scene des Vacances est remarquablement démonstrative. Les vacanciers de hotel de la plage boudent ostensiblement le bal masqué qui s'y donne. Mais quand ils voient le corsaire (Hulot) danser allegrement avec la belle arlequine (Martine, Nathalie Pascaud), ils sont saisis d’immobilité et les observent, envieux, imagine-t-on. C'est un partage entre deux attitudes envers le monde, l'une inévitablement raide et mécanique, qui consiste a s‘abriter de toute étrangeté (dans les deux sens du terme : Vétrange comme étranger sont tout autant malvenus) ; Yautre de souplesse et d'accommodement, qui permet d’augmenter ses propres latitudes en s’ajustant A celles des autres selon des modulations délicates (Tati, cinéaste spinozien). C'est une question de discernement, comme le montre la sedne de la crevaison dans Les vacances, Hulot, en cherchant ot placer son cric, réussit @abord & soulever sa supportrice anglaise, puis, Ja tante bourgeoise de Martine, toutes deux assises a arriére de sa voiture. La premiere s‘amuse de Yopportunité tandis que Vautre proteste et regimbe. Linstrument principal de ce partage d’un monde audiovisuel est ce que nous avons appelé hiatus de mouvements ou mouvements dissonants : plusieurs flux de movements, sonores et/ou visuels, filmés dans un plan général a parfaite profondeur de champ, impliquant des acteurs différents, se croisent ou se télescopent, révélant (ou non) le mécanique eaché dans le vivant, une société de file indienne, ses travers et ses limites. Cest pourquoi Pidée que Yon peut énoncer sous la forme d'une question (« qui sait danser ? ») qui parcourt ces films ne leur préexiste pas, mais est plutat révélée par ceux. Le cinéma de Tati n'est pas un cinéma a message, mais un cinéma de mouvements problématiques. ‘Notre parcours nous a conduits préciser le style audiovisuel de Tati, a déterminer la qualité humoristique de ce style, a comprendre Vidée-probléme que ses films expriment, Nos deux films de référence regorgent d'exemplifications plus efficaces les unes que les autres (dont tres peu ont été abordées ici), témoignant de V'ineroyable cohérence du cinéaste et de son implication dans la matiére cinématographique. Tati est bien en ce sens un artiste-en-cinéma hitps:1fournas.openedition.orgimap/2263 a3 301929, 19:17 [humour de Tati Notes 1Je condense ici l'argumentation bergsonienne telle que Deleuze expose dans 1980 : Cinéma 1 Limage-mouvement, Paris, Seuil, p. 18-22. 2 Je me permets de renvoyer au premier chapitre de mon livre & paraitre Lanalyse de film avec Deleuze, CNRS éditions, fin 2016 ou début 2017. 3 Cinéma, p. 85-86. 4 Cinéma 1, op.cit., p.3 5 Cinéma 1, op. cit, p. 20. 6 Cinéma 1, op. cit, p. 47. 7 Cinéma 1, op. cit, p.46. 8 Cinéma 1, op. cit, p.35. 9 Cinéma 1, op. cit, p.35. 10 Henri Bergson, 2002 (1900) : Le rire. Essai sur la signification du comique, http s//www.uquac-uquebec.ca/zonego/classiques_des_sciences_sociales/indexhtml, pdf réalisé d'aprés Védition de 1924, Paris, Edition Alcan, p. 23 1 Ibid, p. 10. 12 Ludwig Wittgenstein, 1961 (1945), Investigations philosophiques, Pacis, Gallimard coll. Tel, p. 214-216. Ce rapprochement pourrait conduire & prétendre que le rire a sa source dans un langage, qu'l soit corporel ou symbolique. 13 Henri Bergson, Le rire, op. eit, p. 1 14 Ibid, p.12. 45 Ibid, p.12, 16 Ibid, p. 64, 37 Erving Goffman, 1973 (1959), La mise en seéne de la vie quotidienne : La présentation de soi, Paris, Editions de Minuit, p. 64, 18 Ibid,,p.1 19 Ibid, p. 20 Henri Bergson, Le rire, op.cit., p.23. 21 Ibid., p. 26. 22 Ibid.,p. 35. 23 Ibid, p. 42. 24 Que Bakihtine a si méticuleusement étudié & propos de Rabelais (Mikhail Bakhtine, Laure de Frangois Rabelais et la culture populaire au Moyen Age et sous la Renaissance, Paris, Gallimard col. Tel, 1970, 18 éd 1965) montrant qu'elle eonsituat le syle comique populaire par excellence. 25 Ibid, p. 37-38 26 Francis Ramirez et Christian Rolot, 994 : Mon Ondle: étude ertigue, Paris, Nathan, p. 93. 27 Remarquons que la plupart des cinéastes auraient préféré nous tenir d'abord dans Vigaorance our nous surprendre ensuite en nous révélant Torigine du malentendu : eeu auraient privlégié le sensationnel aux dépens dela rigueur 28 Gilles Deleuze et Félix Guattari, 1980 : Mille plateaux, Paris, faitions du Seuil, p. 385 29 Comme tous les grands comiques, me semble-t-i 30 Gilles Deleuze, 1985 : Cinéma 2 Limage-temps, Paris, Editions du Seuil, p. 90. 31 Michel Chion, 1987 : Jacques Tati, Paris, Cahiers du cinéma, p. 53 32 Rick Altman, 2008 : A Theory of Narrative, New York, Columbia University Press, p. 191-209, 33 Francis Ramirez et Christian Rolot, op. cit, p. 97. 34 Est-ce cela que Tati reprochait & son film, quand il 'a désavoué (Michel Chion, op. eit, p. 27) ‘une facon qui reste pour moi incompréhensible ? 35 Et non pas du tout asociable, Table des illustrations hitps:1journas.openedition.orgimap/2263 sans 301929, 19:17 [humour de Tat |Légende Les voyageurs, le haut-parleur, les trains =P URL _htips/joumals.openedition orgimapidocannexe/image!2263/img-1.pag BS Fichier imageipag, 380k Pour citer cet article Référence électronique Jean-Pierre Esquenazi, « humour de Tati», Mise au point [En ligne), 9| 2017, mis en ligne le (02 mai 2017, consulté le 30 mars 2023. URL : hitp:ljournals.openedition orgimap/2263 ; DOL hitps:lidoicorg!10.4000/map.2263 Auteur Jean-Pierre Esquenazi ‘Jean-Pierre Esquenazi est Professeur Emérite de Université Lyon 3, membre de HAR, analyste de la culture audiovisuelle et auteur de nombreux ouvrages et articles parmi lesquels hitchcock ct Faventure de Vertigo (CNRS, 2011/2001), Le film noir: histoire et signifcations d'un genre Populaire subversif (CNRS &ditions, 2012/2010), Godard et la société francaise des années 1960 (Armand Colin, 2005). Vont bient&t paraltre Eléments pour analyse des sénos (printemps 2017, LHarmattan) et L’analyse de film avec Deleuze (orintemps 2017, CNRS Eaitions). Articles du méme auteur Les westerns de John Ford : Du libéralisme d’avant-guerre au conservatisme d’ guerre [Texte intégal} Paru dans Mise au point, 4 | 2012 David Kelley et la politique de la complicité [Texte inégral PParu dans Mise au point, 3 | 2011 Droits d'auteur Creative Commons - Attribution - Pas d'Utlisation Commerciale - Pas de Modification 4.0, Intemational - CC BY-NC-ND 4.0 https:licreativecommons.orgllicenses/by-ne-nd/4.0! hitps:!journas.openediton.orgimap/2263 sn

Vous aimerez peut-être aussi