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Quantin - élections - Politique Afrique - 2009
Quantin - élections - Politique Afrique - 2009
PATRICK QUANTIN*
Les partis politiques, les élections, et, par extension, l’ensemble des
dispositifs qui assurent une part importante de la légitimation et de la
régulation des Etats contemporains posent problème en Afrique. Est-ce
parce qu’ils sont concrètement si différents que ces dispositifs échappent
aux critères du comparatisme international ou bien est-ce parce que la
science politique a été conçue sur la base étroite de quelques expériences
occidentales trop vite érigées en modèles ? Une telle question ne peut pas
trouver d’explication satisfaisante en se contentant d’invoquer de manière
vague l’« inadaptation » supposée ou l’« arriération » d’un continent ;
elle interpelle aussi les insuffisances de la science politique projetée hors
de ses terrains de prédilection.
L’étude des partis et des élections en Afrique subsaharienne trouve
difficilement sa voie entre deux écueils, celui de la « déconnexion » sur
lequel se brisent les ambitions de la politique comparée et celui de la
« réduction » dans lequel s’abîment des descriptions à plat qui ne
reposent que sur des connaissances superficielles. La déconnexion
consiste à placer le sous-continent dans un cadre cognitif séparé et à
recourir à des théories spécifiques. La réduction, au contraire, se contente
de collecter des éléments vaguement ressemblants pour les interroger
avec des grilles universelles. L’approche « par déconnexion » étudie les
partis et les élections en Afrique comme des faits qui n’auraient pas de
*
Patrick Quantin est directeur de recherche à la FNSP (SPIRIT-IEP de
Bordeaux).
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fracture se produit au milieu des années 1960. Elle est en partie masquée
aujourd’hui par la banalisation du multipartisme en Afrique ; ce qui ne
l’empêche pas de maintenir un fossé entre des perspectives difficilement
compatibles.
Il existe ainsi, au sein des études sur l’Afrique, une « question » des
élections et des partis. Cette question dessine depuis longtemps une sorte
de ligne de partage scientifique. Le simple choix d’orienter des
recherches sur de tels objets repose, presque toujours, sur l’acceptation
implicite de la pertinence d’une exportation des concepts. Cette posture
présume qu’il est convenable d’aborder l’analyse du pouvoir et de la
compétition politique selon des grilles et avec des outils élaborés pour
étudier des sociétés foncièrement différentes, celles du « Nord ». La
production de connaissances qui découle d’une telle approche peut être
critiquée ; il n’empêche qu’elle s’impose au premier abord. Si l’on
souhaite accéder à des données et à des analyses sur ce thème, il n’est pas
possible d’éviter le passage obligé par la littérature qu’elle a produite en
s’accommodant d’une certaine élasticité conceptuelle.
Une autre attitude consiste à adopter une position plus exigeante à
l’égard de la construction de l’objet et préconise une identification
spécifique du politique dans la société globale étudiée. Les partis et les
élections sont alors considérés comme des thèmes relevant d’une
conception trop étroite du politique et de nouveaux domaines sont
explorés. Ce que Jean-François Médard (1991 : 279) appelait la
« troisième vague » des études politiques africaines a ainsi reporté son
intérêt sur la musique, la religion ou encore le monde de l’invisible. Dans
le même sens, durant les années 1990, la « société civile » est devenue le
champ de prédilection d’analyses politiques alternatives d’autant plus
florissantes que les partis, sinon les élections, étaient dès lors décrits
comme des freins à la démocratisation et non comme des leviers.
On aura compris qu’un des effets paradoxaux de la petite révolution
qui avait conduit à élargir le champ de la science politique en Afrique
consiste en un certain désintérêt pour les objets les plus classiques sur
lesquels la discipline avait pris son essor ailleurs dans le monde. Au sein
de la recherche française, il en est découlé une stagnation des études sur
les élections et les partis. Non pas tant d’un point de vue quantitatif, car la
« troisième vague de démocratisation » abordant le continent apportait les
matériaux d’un nombre important de mémoires, de thèses et de rapports,
mais plutôt parce que les chercheurs les plus influents dédaignaient
d’aborder ces thèmes. Aux Etats-Unis et dans la production en anglais, il
s’est produit une évolution assez comparable dans la mesure où les
« cultural studies » ont atteint les études africaines. Cependant
l’importance des effectifs de la recherche, comparée à la France, a permis
à d’autres secteurs de la science politique la plus classique de continuer à
produire abondamment des études sur les partis et les élections, avec le
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Avant les années 1960, la science politique traite l’Afrique comme les
autres continents
Aussi timide et contrainte que fut l’expression des suffrages dans les
colonies, ces premières élections ont donné lieu précocement à des
publications dans les revues savantes. Par exemple, le premier numéro du
Journal of the Royal African Society (qui est devenu aujourd’hui African
Affairs) donnait en 1901 un article (traduit du français) sur le « vote
noir » au Sénégal (Mille, 1901). Par la suite, les chercheurs n’ont pas
dédaigné d’observer les débuts de la vie politique dans les pays africains
au fur et à mesure qu’un espace public était toléré par les autorités de
tutelle.
Qui sont les auteurs ? Jusqu’en 1945, ce sont le plus souvent des
administrateurs coloniaux ; rarement des universitaires. Cette situation est
assez semblable à celle qui prévaut dans le domaine de l’ethnologie de
l’époque, avec la différence, toutefois, que la montée en généralité
échappe ici aux connaisseurs de l’aire culturelle qui ne sont que des
informateurs – des « correspondants » – d’une science politique compara-
tive émergente tandis que les ethnologues et les anthropologues, maîtres
de leurs terrains, contrôlent aussi la théorisation de leur discipline. Si les
théoriciens de l’anthropologie ont le plus souvent leur nom associé à un
« terrain », il n’en va pas de même pour les penseurs de la politique
comparée.
Dans les années 1940, l’anthropologie sociale britannique et une
nouvelle manière de concevoir la modernité des sociétés africaines qui
s’impose un peu plus tard avec Balandier, sensibilisent les ethnologues
aux mobilisations politiques, en particulier en milieu urbain, sans pour
autant susciter la création d’outils conceptuels et de cadres explicatifs qui
pourraient compléter ou concurrencer ceux de la science politique. La
science politique appliquée en Afrique depuis lors demeure
intrinsèquement hétéronome : c’est un regard venu d’Occident.
Ce regard s’avère parfois platement descriptif ; il peut aussi produire
de la théorie. Empirique, il enregistre ce qui alerte l’observateur extérieur
et devient l’impulsion d’une littérature scientifique non négligeable. Il
observe des faits politiques pour ce qu’ils se donnent à voir (Hodgkin,
1961 : 15-16). Faut-il reprocher à des auteurs d’avoir témoigné de la
formation des premiers partis en Afrique dans les années 1950 ? D’avoir
décrit et analysé les élections de cette époque et des années qui suivirent
selon des modalités qui faisaient sens en France ou aux Etats-Unis mais
passaient, au Sud du Sahara, à côté de l’essentiel parce que tout, par
ailleurs, était différent, en commençant par le sens que les acteurs
africains donnaient à leurs actes ? S’agissait-il d’élections comme les
autres ?
Dans cette veine, jusqu’aux années 1970, il y a un intérêt – que l’on
aurait tort de croire naïf – pour les mobilisations africaines. Des livres
d’auteurs, tels que Thomas Hodgkin (1961) ou Ruth Schachter-
Morgenthau (1998), font preuve d’une conscience aiguë de la spécificité
170 Entre déconnexion et réduction
des terrains. Cette dernière écrit par exemple qu’« en Afrique, les partis
politiques sont devenus avec le temps, des institutions africaines au même
titre que les lignages, les classes d’âge, ou les sociétés secrètes »
(Schachter-Morgenthau, 1998 : xi). Ce n’est pas la connaissance des
sociétés qui fait défaut ici, mais rétrospectivement c’est plutôt l’erreur sur
l’évaluation du niveau d’institutionnalisation des partis qui retient
l’attention. Celle-ci sera corrigée, par exemple quelques années plus tard
chez Coleman et Rosberg (1964), après l’avènement des partis uniques et
des coups d’Etat sans que l’étude de la mobilisation soit pour autant
délaissée.
Les revues de science politique ont accueilli les travaux sur les
élections et les partis en Afrique. Ainsi, dès ses premières années, la
Revue Française de Science politique, lancée en 1951, ouvre ses colonnes
à des études de cas africains, analysant des expériences encore
balbutiantes, mais porteuses, aux yeux de Maurice Duverger et de ses
épigones, d’un caractère comparatif acceptable (Vignaud, 1956 ; Charles,
1962)
Deux changements ont sapé durant les années 1960 la légitimité des
élections et des partis comme objets d’étude au point de voir ceux-ci
lentement s’évanouir dans le paysage scientifique. L’un intervient dans
l’ordre politique, l’autre sur la scène académique. La
désinstitutionalisation de la vie politique dans les nouveaux Etats a
conduit la recherche vers d’autres champs des sociétés, laissant en friche
l’observation de tout résidu institutionnel ou d’embryon de
réinsitutionnalisation.
Les faits sont assez connus, bien que leur appréciation se prête mal à
la généralisation continentale. Avant les indépendances, dans la plupart
des pays, le clivage partisan reposait principalement sur l’opposition des
adversaires de la domination coloniale (nationalistes, comme S. Olympio
au Togo ou H. Banda au Nyassaland et parfois socialistes, comme N.
Nkrumah au Ghana ou Sékou Touré en Guinée) à des « modérés »
bénéficiant des faveurs de la métropole. Les clivages ethno-régionaux ou
religieux ne constituent pas les racines profondes de ces partages. Ils
interviennent ultérieurement ; le plus souvent contre la volonté des
leaders nationalistes et à la suite de manipulations visant à soutenir des
« modérés ». Ainsi, le parti de Fulbert Youlou (UDDIA) au Congo
Brazzaville est-il originellement la création d’agents français cherchant à
affaiblir les partis locaux affiliés aux formations de gauches (socialistes et
communistes) métropolitaines avant de devenir une organisation à forte
connotation ethnique (Bernault, 1996 : 243).
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système en cours de formation que d’un autre qui serait déjà achevé. »
(Ibid. : 266, traduit par nous).
excessif aux partis mineurs qui fournissent une façade compétitive. Bien
que l'élection sous parti dominant contienne les germes de la compétition,
il s'agit d'un modèle stable largement répandu dans les pays en
développement. Par sa longévité, le Partido Revolucionaria Institucional
mexicain en a incarné de 1929 à 2000 le meilleur exemple. En Afrique, le
PS de Senghor, puis Diouf, en a fourni une illustration précoce au
Sénégal dans les années 1980 et 1990. La ZANU-PF, au Zimbabwe,
fournit un autre exemple de ce type depuis 1980, mais d’une variante
orientée vers la fermeture. On le trouve aujourd'hui dans de nombreux
pays du continent (Hayward, 1987).
L'élection limitée au choix du candidat se rapporte à des situations
dans lesquelles il n'y pas de choix entre des partis (ou pour ainsi dire pas)
mais où les électeurs sont autorisés à émettre un choix entre différents
candidats se présentant sous l'étiquette d'un parti unique. La compétition
sur les orientations nationales des politiques publiques est alors éliminée,
mais les élections permettent encore d'effectuer un tri sur les
performances des élus officiels et en particulier sur leur efficacité à
représenter les intérêts de la circonscription. Ceci renforce la position des
élites centrales (celles qui contrôlent l'Etat et le parti) et place les élus
dans une position de faiblesse extrême. La Chine populaire avait introduit
ce type d'élection en 1981. Les exemples les plus classiques sont à
trouver dans les régimes non communistes d'Afrique tel le Kenya et la
Côte d’Ivoire avant 1990.
Dans les élections par acclamation, l'électeur n'a absolument aucun
choix, ni du candidat, ni du parti, ni des politiques publiques. Dans une
perspective démocratique il s'agit d'un simulacre et d'une fraude. Malgré
les apparences d'élections compétitives, de telles élections appartiennent
plutôt à la catégorie des manifestations publiques telles que les
pratiquaient naguère Mobutu ou Eyadema. Ce type d'élection est
aujourd'hui rare. Il est néanmoins concrètement de la première
importance car il a été, jusqu'à la fin des années 1980, celui de l'Union
Soviétique: système présenté comme un modèle pour l'exportation
pendant la plupart des décennies du XXe siècle.
Cette grille n’est pas une invention récente (Harrop et Miller, 1989).
Elle reprend des notions diffusées dans la science politique depuis les
années 1950 et 1960. Elle permet de classer la plupart des situations
africaines depuis cette époque en fonction de la place des élections et des
partis dans les systèmes politiques. Les pays qui n’ont eu ni parti, ni
élection n’ont connu cette configuration que pour des périodes limitées.
Les « no-party systems » (comme l’Ouganda) n’ont pas résisté longtemps
à la tentation de créer un « mouvement ». Les gouvernements issus des
coups d’Etat militaires se sont presque toujours dotés d’un parti. Les
régimes présentés comme de pures dictatures disposaient néanmoins
d’une structure partisane jouant un rôle important dans l’administration
178 Entre déconnexion et réduction
L’idée que tout aurait changé, que rien ne serait plus comme avant et
que la fin de l’histoire aurait atteint l’Afrique avec cette « troisième
vague » s’est répandue après 1990 en emportant la méfiance des
chercheurs de politique comparée. Les revues spécialisées (Electoral
Studies, Party Politics, etc.) ont commencé à publier les observations et
les résultats électoraux de pays dont elles n’avaient jamais rendu compte
auparavant. Le nombre des partis a été utilisé comme variable, sans que
l’on sache précisément si les groupes comptabilisés rencontraient les
critères de LaPalombara et Weiner. Les pourcentages de voix obtenues
par ces partis ont fourni des mesures pour évaluer la volatilité partisane et
d’autres indices synthétiques. Plus les travaux de terrain montraient les
difficultés de la consolidation des nouveaux régimes, moins les approches
« généralistes » s’inquiétaient de la comparabilité des données. Les
réticences de l’école de la modernisation avaient cédé devant les
convictions de l’école de la démocratisation. Puisque dans les années
1960, le développement politique était considéré comme une variable
dépendante de la modernisation économique, il était normal que la vie
politique des pays sous-développés s’exprimât dans des formes
considérées par les spécialistes comme archaïques : des « proto-partis » et
des « pseudo-élections ». Avec le renversement de paradigme qui élève la
démocratisation en principe actif, indépendant du degré de modernisation
économique, la rigueur comparatiste se fait moins sévère. Des auteurs qui
n’auraient pas pris le risque d’intégrer des données africaines dans des
études transnationales le font désormais sans hésiter (Diamond et
Gunther, 2001).
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objectif principal qui consistait à établir une paix durable. Elles ont
échoué dans d’autres cas en replongeant le pays dans la guerre.
La répétition des expériences, aussi bien hors d’Afrique (comme au
Nicaragua en 1990 ou au Cambodge en 1993) que dans un nombre
relativement important de pays d’Afrique tels que la Namibie dès 1990,
l’Ethiopie et l’Angola en 1992, puis le Mozambique en 1994, le Libéria
en 1997, et plus récemment au Congo, en Sierra Leone et en RDC, a
permis d’établir une ingénierie dans laquelle partis et élections sont
introduits dans le processus de maintien de la paix, dans un plan
comprenant également le désarmement des protagonistes et les
procédures de sécurisation des populations (Kumar, 1998). Les différents
acteurs de la communauté internationale sont les concepteurs et les
acteurs de ces opérations. Elles comprennent la rédaction des textes
constitutionnels, l’organisation de séminaires de formation des différentes
catégories d’acteurs d’une scène politique démocratique : observateurs
électoraux journalistes et le financement des partis politiques. De telles
élections « post-conflit » sont extrêmement délicates à apprécier
puisqu’en dernière instance elles entraînent la responsabilité de ceux qui
les ont imposées, organisées, financées et contrôlées : les intervenants
extérieurs dont le verdict déterminera la validité du scrutin.
L’invalidation pour cause d’irrégularités et de fraudes risque de
compromettre un travail long et coûteux, voire de déclencher la reprise de
la guerre civile. L’indulgence à l’égard d’élections truquées entraîne un
désenchantement des populations qui perdent confiance dans le processus
de démocratisation. Dans tous les cas, les campagnes électorales et les
opérations de vote organisées dans de tels contextes sont en outre
perturbées par des défaillances logistiques indépendantes des
manipulations politiques de telle sorte qu’il est difficile de faire la part
entre la fraude, la violence et les aléas techniques. Ceci autorise de
multiples interprétations des résultats et conduit à la contestation par les
perdants.
Bibliographie