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Entre déconnexion et réduction :


l’étude des élections et des partis

PATRICK QUANTIN*

Les partis politiques, les élections, et, par extension, l’ensemble des
dispositifs qui assurent une part importante de la légitimation et de la
régulation des Etats contemporains posent problème en Afrique. Est-ce
parce qu’ils sont concrètement si différents que ces dispositifs échappent
aux critères du comparatisme international ou bien est-ce parce que la
science politique a été conçue sur la base étroite de quelques expériences
occidentales trop vite érigées en modèles ? Une telle question ne peut pas
trouver d’explication satisfaisante en se contentant d’invoquer de manière
vague l’« inadaptation » supposée ou l’« arriération » d’un continent ;
elle interpelle aussi les insuffisances de la science politique projetée hors
de ses terrains de prédilection.
L’étude des partis et des élections en Afrique subsaharienne trouve
difficilement sa voie entre deux écueils, celui de la « déconnexion » sur
lequel se brisent les ambitions de la politique comparée et celui de la
« réduction » dans lequel s’abîment des descriptions à plat qui ne
reposent que sur des connaissances superficielles. La déconnexion
consiste à placer le sous-continent dans un cadre cognitif séparé et à
recourir à des théories spécifiques. La réduction, au contraire, se contente
de collecter des éléments vaguement ressemblants pour les interroger
avec des grilles universelles. L’approche « par déconnexion » étudie les
partis et les élections en Afrique comme des faits qui n’auraient pas de

*
Patrick Quantin est directeur de recherche à la FNSP (SPIRIT-IEP de
Bordeaux).
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signification hors d’un contexte culturel considéré comme un isolat ; pour


elle, les partis africains sont, au mieux, des «quasi-partis » et les scrutins,
des « pseudo-élections ». Le réductionnisme, à l’inverse, est plus
accommodant. Il décompte le nombre des partis et tire des conclusions
des résultats électoraux sans s’inquiéter du niveau des libertés politiques
ou de la sincérité des scrutins ; il ne tient pas compte de l’influence
variable des procédures compétitives dans l’exercice du pouvoir.
On s’efforcera ici de baliser les écueils et de fournir des repères pour
l’analyse des partis et des élections en recourant principalement au rappel
des conditions historiques qui ont conduit à leur émergence comme
pratique et à leur prise en compte par la science politique (Gazibo, 2006a
et 2006b ; Quantin 1998 et 2004).
Quand aussi bien les différences que les ressemblances fournissent
autant de pièges dans lesquels le sens commun se laisse surprendre, il est
nécessaire de s’interroger sur les outils de la comparaison. Cette position
conduit à se pencher avec la même curiosité sur l’invention externe des
concepts que sur la trajectoire historique de leur champ d’application ;
elle s’impose à un moment où l’ensemble de la science politique
s’interroge sur les changements intervenus dans les processus de
mobilisation et questionne l’avenir des partis politiques aussi bien dans
les régimes que ces derniers ont directement façonnés que dans ceux où
ils peinent à s’imposer de manière structurelle (Diamond et Gunther,
2001).
Le domaine de la mobilisation et du contrôle politiques en Afrique, à
travers les partis et les élections mérite une sérieuse mise à jour, tant
factuelle que conceptuelle. Les évolutions en cours depuis 1990 ont
introduit des transformations dont l’inscription dans l’agenda de la
politique comparée tarde à se concrétiser. L’établissement (ou le
rétablissement), depuis lors, de la liberté de créer des partis dans la
plupart des pays d’Afrique a bien provoqué un regain d’intérêt que
pouvait laisser attendre le renversement de la conjoncture politique.
Néanmoins, le retour machinal au commentaire électoral masque un
profond malentendu concernant la signification des faits analysés, un
malentendu qui s’enracine dans une longue histoire commencée avant
même les indépendances.
Avant de s’interroger sur ce qui a changé dans les faits, il convient de
comprendre ce qui est resté figé dans le regard porté par la recherche. Il
apparaît que le « retard » ou l’« isolement » de l’étude de ces processus
sur les terrains africains s’explique par la conjonction d’une difficulté de
la politique comparée « internationale » à intégrer dans ses grilles
d’analyse ce que Sartori nommait les « systèmes politiques volatiles »
(« volatile polities ») (Sartori, 1976 : 244) tandis que les courants les plus
novateurs parmi les « africanistes » ont choisi de « déconstruire » la
politique comparée pour penser le politique par d’autres moyens. Cette
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fracture se produit au milieu des années 1960. Elle est en partie masquée
aujourd’hui par la banalisation du multipartisme en Afrique ; ce qui ne
l’empêche pas de maintenir un fossé entre des perspectives difficilement
compatibles.
Il existe ainsi, au sein des études sur l’Afrique, une « question » des
élections et des partis. Cette question dessine depuis longtemps une sorte
de ligne de partage scientifique. Le simple choix d’orienter des
recherches sur de tels objets repose, presque toujours, sur l’acceptation
implicite de la pertinence d’une exportation des concepts. Cette posture
présume qu’il est convenable d’aborder l’analyse du pouvoir et de la
compétition politique selon des grilles et avec des outils élaborés pour
étudier des sociétés foncièrement différentes, celles du « Nord ». La
production de connaissances qui découle d’une telle approche peut être
critiquée ; il n’empêche qu’elle s’impose au premier abord. Si l’on
souhaite accéder à des données et à des analyses sur ce thème, il n’est pas
possible d’éviter le passage obligé par la littérature qu’elle a produite en
s’accommodant d’une certaine élasticité conceptuelle.
Une autre attitude consiste à adopter une position plus exigeante à
l’égard de la construction de l’objet et préconise une identification
spécifique du politique dans la société globale étudiée. Les partis et les
élections sont alors considérés comme des thèmes relevant d’une
conception trop étroite du politique et de nouveaux domaines sont
explorés. Ce que Jean-François Médard (1991 : 279) appelait la
« troisième vague » des études politiques africaines a ainsi reporté son
intérêt sur la musique, la religion ou encore le monde de l’invisible. Dans
le même sens, durant les années 1990, la « société civile » est devenue le
champ de prédilection d’analyses politiques alternatives d’autant plus
florissantes que les partis, sinon les élections, étaient dès lors décrits
comme des freins à la démocratisation et non comme des leviers.
On aura compris qu’un des effets paradoxaux de la petite révolution
qui avait conduit à élargir le champ de la science politique en Afrique
consiste en un certain désintérêt pour les objets les plus classiques sur
lesquels la discipline avait pris son essor ailleurs dans le monde. Au sein
de la recherche française, il en est découlé une stagnation des études sur
les élections et les partis. Non pas tant d’un point de vue quantitatif, car la
« troisième vague de démocratisation » abordant le continent apportait les
matériaux d’un nombre important de mémoires, de thèses et de rapports,
mais plutôt parce que les chercheurs les plus influents dédaignaient
d’aborder ces thèmes. Aux Etats-Unis et dans la production en anglais, il
s’est produit une évolution assez comparable dans la mesure où les
« cultural studies » ont atteint les études africaines. Cependant
l’importance des effectifs de la recherche, comparée à la France, a permis
à d’autres secteurs de la science politique la plus classique de continuer à
produire abondamment des études sur les partis et les élections, avec le
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soutien des fondations et des « think tanks », en recourant souvent à un


cadre conceptuel inchangé depuis les années 1960 (cf le succès de
Freedom House). Dans le champ international, contrairement à ce qui se
passe en France, le fossé entre un secteur de la recherche sur l’Afrique
qui s’intéresse aux partis et aux élections et un autre qui l’ignore a
conduit à une rupture qui paraît aujourd’hui irréversible à cause de la
formation d’arènes professionnelles complètement disjointes, celle des
« cultural studies » de plus en plus marqués par le post-modernisme et
celle des « democratization studies » qui creusent le sillon d’une science
politique théoriquement, sinon politiquement, conservatrice et liée aux
milieux de l’expertise (Guilhot, 2005).
Compte tenu d’un tel contexte, étudier l’ensemble des processus de
mobilisation politique en Afrique aujourd’hui, restituer la trajectoire
historique de ceux-ci ainsi que les modalités de leur institutionnalisation
(et de leur désinstitutionalisation) constituent à la fois un défi théorique et
un chantier empirique pour les années à venir. Ce programme suppose de
consacrer à ces processus des efforts d’observation redoublés tout en
suscitant un regain de débat théorique, seul capable de les ramener dans
le domaine des objets légitimes.

Avant les années 1960, la science politique traite l’Afrique comme les
autres continents

La science politique moderne, à ses débuts, ne manifeste pas de


préventions à l’égard de l’Afrique dans la mesure où elle n’y trouve pas
les objets qui fondent sa naissance comme discipline autonome. Elle
s’affirme à travers l’observation des dispositifs mis en place par les
régimes représentatifs du XIXe siècle dans des pays du Nord. Avant
même les classiques les plus connus tels que Michels, Ostrogorski ou
Pareto, Johan C. Bluntschli écrivait en 1867 aux Etats-Unis « What is the
Meaning of a Political Party » et, en 1898, le « Political Science
Quaterly » publiait un article d’Anson Morse intitulé « What is a
Party? ». La France n’est pas en reste, même s’il faut attendre les années
1950 et le retentissement de l’ouvrage de Maurice Duverger pour que la
connexion, déjà amorcée avec André Siegfried, s’établisse au niveau
international.
De cette origine occidentale, la science politique n’hérite pas,
contrairement à ce qu’on pourrait suspecter, d’un mépris pour les
élections et les partis en Afrique. Le désintérêt n’arrive que tardivement.
Il se produit au moment de l’apparition des régimes autoritaires, durant
les années 1960, période qui coïncide avec une montée en puissance et un
renforcement des critères de la « politique comparée » devenue le bras
armé de la discipline dans ses tentatives de mondialisation.
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Aussi timide et contrainte que fut l’expression des suffrages dans les
colonies, ces premières élections ont donné lieu précocement à des
publications dans les revues savantes. Par exemple, le premier numéro du
Journal of the Royal African Society (qui est devenu aujourd’hui African
Affairs) donnait en 1901 un article (traduit du français) sur le « vote
noir » au Sénégal (Mille, 1901). Par la suite, les chercheurs n’ont pas
dédaigné d’observer les débuts de la vie politique dans les pays africains
au fur et à mesure qu’un espace public était toléré par les autorités de
tutelle.
Qui sont les auteurs ? Jusqu’en 1945, ce sont le plus souvent des
administrateurs coloniaux ; rarement des universitaires. Cette situation est
assez semblable à celle qui prévaut dans le domaine de l’ethnologie de
l’époque, avec la différence, toutefois, que la montée en généralité
échappe ici aux connaisseurs de l’aire culturelle qui ne sont que des
informateurs – des « correspondants » – d’une science politique compara-
tive émergente tandis que les ethnologues et les anthropologues, maîtres
de leurs terrains, contrôlent aussi la théorisation de leur discipline. Si les
théoriciens de l’anthropologie ont le plus souvent leur nom associé à un
« terrain », il n’en va pas de même pour les penseurs de la politique
comparée.
Dans les années 1940, l’anthropologie sociale britannique et une
nouvelle manière de concevoir la modernité des sociétés africaines qui
s’impose un peu plus tard avec Balandier, sensibilisent les ethnologues
aux mobilisations politiques, en particulier en milieu urbain, sans pour
autant susciter la création d’outils conceptuels et de cadres explicatifs qui
pourraient compléter ou concurrencer ceux de la science politique. La
science politique appliquée en Afrique depuis lors demeure
intrinsèquement hétéronome : c’est un regard venu d’Occident.
Ce regard s’avère parfois platement descriptif ; il peut aussi produire
de la théorie. Empirique, il enregistre ce qui alerte l’observateur extérieur
et devient l’impulsion d’une littérature scientifique non négligeable. Il
observe des faits politiques pour ce qu’ils se donnent à voir (Hodgkin,
1961 : 15-16). Faut-il reprocher à des auteurs d’avoir témoigné de la
formation des premiers partis en Afrique dans les années 1950 ? D’avoir
décrit et analysé les élections de cette époque et des années qui suivirent
selon des modalités qui faisaient sens en France ou aux Etats-Unis mais
passaient, au Sud du Sahara, à côté de l’essentiel parce que tout, par
ailleurs, était différent, en commençant par le sens que les acteurs
africains donnaient à leurs actes ? S’agissait-il d’élections comme les
autres ?
Dans cette veine, jusqu’aux années 1970, il y a un intérêt – que l’on
aurait tort de croire naïf – pour les mobilisations africaines. Des livres
d’auteurs, tels que Thomas Hodgkin (1961) ou Ruth Schachter-
Morgenthau (1998), font preuve d’une conscience aiguë de la spécificité
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des terrains. Cette dernière écrit par exemple qu’« en Afrique, les partis
politiques sont devenus avec le temps, des institutions africaines au même
titre que les lignages, les classes d’âge, ou les sociétés secrètes »
(Schachter-Morgenthau, 1998 : xi). Ce n’est pas la connaissance des
sociétés qui fait défaut ici, mais rétrospectivement c’est plutôt l’erreur sur
l’évaluation du niveau d’institutionnalisation des partis qui retient
l’attention. Celle-ci sera corrigée, par exemple quelques années plus tard
chez Coleman et Rosberg (1964), après l’avènement des partis uniques et
des coups d’Etat sans que l’étude de la mobilisation soit pour autant
délaissée.
Les revues de science politique ont accueilli les travaux sur les
élections et les partis en Afrique. Ainsi, dès ses premières années, la
Revue Française de Science politique, lancée en 1951, ouvre ses colonnes
à des études de cas africains, analysant des expériences encore
balbutiantes, mais porteuses, aux yeux de Maurice Duverger et de ses
épigones, d’un caractère comparatif acceptable (Vignaud, 1956 ; Charles,
1962)

L’indépendance des Etats d’Afrique et la déconnexion de la politique


comparée

Deux changements ont sapé durant les années 1960 la légitimité des
élections et des partis comme objets d’étude au point de voir ceux-ci
lentement s’évanouir dans le paysage scientifique. L’un intervient dans
l’ordre politique, l’autre sur la scène académique. La
désinstitutionalisation de la vie politique dans les nouveaux Etats a
conduit la recherche vers d’autres champs des sociétés, laissant en friche
l’observation de tout résidu institutionnel ou d’embryon de
réinsitutionnalisation.
Les faits sont assez connus, bien que leur appréciation se prête mal à
la généralisation continentale. Avant les indépendances, dans la plupart
des pays, le clivage partisan reposait principalement sur l’opposition des
adversaires de la domination coloniale (nationalistes, comme S. Olympio
au Togo ou H. Banda au Nyassaland et parfois socialistes, comme N.
Nkrumah au Ghana ou Sékou Touré en Guinée) à des « modérés »
bénéficiant des faveurs de la métropole. Les clivages ethno-régionaux ou
religieux ne constituent pas les racines profondes de ces partages. Ils
interviennent ultérieurement ; le plus souvent contre la volonté des
leaders nationalistes et à la suite de manipulations visant à soutenir des
« modérés ». Ainsi, le parti de Fulbert Youlou (UDDIA) au Congo
Brazzaville est-il originellement la création d’agents français cherchant à
affaiblir les partis locaux affiliés aux formations de gauches (socialistes et
communistes) métropolitaines avant de devenir une organisation à forte
connotation ethnique (Bernault, 1996 : 243).
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Sur ce socle propice à une sorte de bipartisme, se superpose une


logique pragmatique de rapports de forces qui mena à la coalition des
partis d’opposition face aux tentations hégémoniques du parti au pouvoir
lors de l’indépendance. Se considérant menacés, avant la fin des
premières législatures, ces derniers ont instauré dans presque tous les
nouveaux Etats un régime de parti unique de fait, ou de parti « unifié ». Il
n’est pas possible d’exposer ici les motifs et les justifications qu’ont
donnés les acteurs, mais il convient de noter que le courant dominant de
la science politique de l’époque, le développementalisme, a justifié cette
pratique en jugeant qu’elle s’inscrivait dans une logique de modernisation
(par exemple : Coleman, 1985 ; Huntington et Moore, 1970).
Après des années d’essai des institutions représentatives sous le
contrôle ferme des administrations coloniales britanniques et françaises,
la disparition des élections « libres » et du droit d’organiser des partis
d’opposition se produit au lendemain immédiat des indépendances, entre
1960 et 1962, pour les anciens territoires français, un peu avant (Ghana)
ou après (Zambie) dans les anciennes colonies britanniques à cause de
l’étalement des dates de l’émancipation. Les premiers coups d’Etat
militaires qui commencent en 1963 au Togo et s’étendent à une
importante partie du sous-continent, renversent des régimes de parti
unique et non pas des systèmes multipartisans. Les théoriciens
développementalistes voient dans cet enchaînement rapide qui projette
l’Afrique aux antipodes du gouvernement représentatif, des libertés
politiques et de la concurrence partisane, une évolution qui renforce leur
conviction qu’il n’y a pas de raccourci vers la modernisation. Huntington
et Moore (1970), parmi les principaux théoriciens, font l’éloge du
« modernizing soldier ». En France, l’analyse des nouvelles constitutions
et de l’organigramme des partis uniques cède peu à peu la place aux
études de terrain de la période antérieure. A la fin des années 1960, fort
peu de politistes spécialistes de l’Afrique osent, tel Finer (1967), remettre
en cause la fatalité du parti unique. Il faudra attendre bien des années et
des événements venus d’autres continents pour que l’orthodoxie
développementaliste cède la place à un regain d’intérêt en faveur de
l’ingénierie démocratique, via les expériences latino-américaines et la
transitologie (Bratton et Van de Walle, 1997).
Durant plus de deux décennies, du milieu des années 1960 à la fin des
années 1980, le politique en Afrique s’est incarné dans des formes qui
échappaient aux concepts de la science politique. Ce constat vaut pour ce
qui nous intéresse le plus ici : les élections et les partis ; il peut être
étendu à des catégories auxquelles la discipline, alors en plein essor,
accordait son attention. Pourtant, les sociétés africaines n’avaient pas
pour autant cessé d’être des lieux du politique en accédant à
l’indépendance, en adoptant des régimes de partis uniques et en subissant
des coups d’Etat. Elles étaient tout simplement sorties de la grille
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construite par la politique comparée. Et comme ces sociétés ne


constituaient pas un défi pour l’ordre mondial de la guerre froide, elles ne
donnèrent pas lieu à une réflexion spécifique telle que celle qui animait
les recherches sur les régimes totalitaires et qui donnèrent, en particulier,
naissance à la « kremlinologie ».
On retrouve ici les deux attitudes dans lesquelles s’ancrent les grands
courants de l’analyse du politique en Afrique subsaharienne : pour les
uns, l’application stricte des concepts forgés au Nord entraîne, durant ces
années, l’exclusion du sous-continent d’une pratique normale de la
discipline ; pour les autres, la singularité des configurations locales rend
tout autant inopérante une grille comparatiste universelle mais invite à
partir à la recherche du politique dans des formes non conventionnelles et
en particulier dans les modes d’actions populaires (voir plus bas). Les uns
et les autres toutefois s’entendent sur le manque d’intérêt des élections et
des partis. Il semble, jusqu’en 1990 au moins, que la plupart des politistes
furent dans l’impossibilité de concevoir de manière comparative les
questions de mobilisation et de contrôle politiques, les uns détournant
carrément le regard, les autres partant à la découverte de nouveaux lieux
du politique.

Le continent des « quasi-partis » et des élections pas comme les


autres

Dans les années 1960, les développementalistes opérèrent de manière


radicale l’exclusion des « nouveaux Etats » décolonisés du champ de
l’étude des partis et des élections. LaPalombara et Weiner donnèrent une
définition des partis politiques qui fait référence depuis quarante ans.
Celle-ci est induite de la trajectoire moyenne des régimes représentatifs
occidentaux. Elle donne certes des éléments positifs : la pérennité de
l’organisation, le maillage national / local, l’objectif d’accéder au pouvoir
et le souci de chercher des soutiens populaires par la voie des élections
(LaPalombara et Weiner, 1966 : 6). Cependant, cette pierre angulaire de
la politique comparée s’attache surtout à dire ce qu’un parti politique
n’est pas. « Lorsque nous parlons de partis politiques, disent les auteurs
de Political Parties and Political Development , il ne s’agit pas d’un
groupe de notables vaguement associés ayant des relations limitées et
intermittentes avec leurs correspondants locaux » (Ibid. : 6). Et ils
ajoutent que « la disparition de ce qui était souvent appelé « partis
politiques » dans certains nouveaux Etats de l’Asie du Sud et de l’Afrique
suggère que les conditions nécessaires à l’établissement et au maintien de
partis étaient absentes, ou bien que les groupes qui ont disparu n’étaient
pas des partis politiques dans le sens où nous entendons ce terme »
(Ibid. : 7, traduit pas nous).
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Ce point de vue, qui s’impose alors au sein de la discipline, affirme


que des formes de groupement politique (revendiquées ou non comme
tel) qui ne contribuent pas à l’équilibre d’un système politique de type
représentatif, non seulement ne peuvent pas être dénommées « partis »
mais surtout interdisent la comparaison, c’est-à-dire l’entrée dans le
champ de la politique comparée, car ils ne sont pas « modernes ». Pour
ces auteurs, les systèmes politiques africains issus des indépendances ont
subi un recul dans leur développement politique dans la mesure où la fin
de la situation coloniale aurait compromis leur modernisation
économique et sociale. La Palombara et Weiner écrivent que « si, comme
nous le pensons, l’émergence de partis politiques constitue un indice
institutionnel fiable du niveau de développement politique et si cette
émergence est liée au processus de modernisation, alors nous devons
chercher ce qui facilite ce développement dans le processus de
modernisation (Ibid. : 7) ».
Cette conception a été souvent critiquée par la suite et a perdu une
bonne part de sa notoriété après 1990 ; toutefois elle alimente encore
aujourd’hui les préventions des spécialistes des partis à l’égard des
expériences non occidentales. Ainsi, D.L. Seiler écrivait-il en 1993 :
« Non seulement le phénomène partisan s’avère indissociable de la
démocratie occidentale, mais en plus il représente une singularité de
l’Occident. Voilà peut-être pourquoi il est si difficile à acclimater sous
d’autres latitudes. […] Semblables caractéristiques le vouent à devenir un
objet privilégié pour le savoir politique. » (Seiler, 1993 : 4).
A côté de ces fins de non-recevoir, illustrant une attitude hostile à
l’égard des situations atypiques, certains comparatistes ont produit des
efforts remarquables pour ramener, bien avant 1990, les partis africains
dans le champ de la comparaison. C’est le cas de Giovanni Sartori qui,
dans son « Parties and Party Systems » (1976), consacre un chapitre
d’une grande rigueur méthodologique aux « quasi-partis » dans les
systèmes politiques « fluides ». Pour camper le malaise des politistes face
au phénomène partisan en Afrique noire, il écrit que le problème a été
pour eux aussi difficile que de passer le Cap Horn (Sartori, 1976 : 250),
laissant entendre par-là que beaucoup y ont fait naufrage. Il remarque que
de nombreux auteurs ont tenté de résoudre le problème de la
comparabilité entre aires culturelles en introduisant de nouvelles
catégories au sein des typologies existantes. Par exemple, en parlant de
« quasi-partis » ou de « semi-partis » (Ibid. :255). Mais au terme de sa
recherche, il reconnaît sa défaite :
« En résumé, et pour conclure, les systèmes politiques manquant de
différenciation structurelle et de consolidation ne peuvent pas être
incorporés dans les catégories occidentales, pas plus qu’ils ne peuvent
fournir des catégories pour l’Occident. Cela ne signifie pas que les
systèmes instables échappent à l’analyse, et encore moins qu’ils sont d’un
moindre intérêt. Bien au contraire, le politiste a plus à apprendre d’un
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système en cours de formation que d’un autre qui serait déjà achevé. »
(Ibid. : 266, traduit par nous).

Ainsi que le note Sartori, comparatiste de bonne volonté, la mise à


l’écart conceptuelle des partis et des élections des jeunes systèmes
politiques africains est totale mais pas définitive. Totale parce
qu’irréductible à une logique comparative à un moment donné,
l’exclusion demeure provisoire car la construction institutionnelle est
supposée apporter, à terme, une compatibilité avec les catégories de la
science politique. C’est une belle leçon qu’il conviendra de retenir vingt
ans plus tard dans l’évaluation des situations issues des transitions vers le
multipartisme du début des années 1990. Mais à l’époque où écrivent La
Palombara et Sartori, le tableau de la vie politique des Etats d’Afrique
appelle les chercheurs vers d’autres préoccupations. Les partis uniques et
les régimes militaires fournissent un substrat peu propice à l’enquête ;
d’ailleurs la recherche y est rarement bienvenue. Sur ces thèmes, une
littérature importante est produite qui repose sur des connaissances
indirectes et sur des supputations. La scène politique est factice ; les
stratagèmes échappent au public. Les rares expériences politiques
pluralistes et les systèmes semi compétitifs, à partir de 1980, sont noyés
dans le flot des pratiques autoritaires. La dénaturation des procédures
issues du régime représentatif détourne la recherche vers d’autres objets
d’étude. Des milieux situés en intersection avec la scène politique sont
explorés : les militaires, les mouvements associatifs, les syndicats, les
groupements religieux et, de plus en plus, toutes les formes de
revendication et de résistance populaire. Ces dernières deviennent l’objet
de prédilection d’une nouvelle approche du politique en Afrique, celle du
politique « par le bas » (Bayart, 1981) qui convergent avec des travaux
sur le désengagement (Chazan, 1988) ou l’« escapisme » des populations
africaines (Hyden, 1980). Les analyses fournies par les politistes
africanistes, en s’engageant hors des sentiers battus de la politique
formelle, celle des partis et des élections, suivent le tropisme de la
discipline qui durant cette période accentue la diversification de ses lieux
d’observation. La seule différence notable réside dans le fait que pour les
africanistes des années 1970 et 1980, la recherche du politique en dehors
de ses cadres conventionnels est une absolue nécessité, sous peine de
n’avoir plus rien dire, tandis qu’il s’agit d’une option facultative pour
leurs homologues travaillant sur les sociétés occidentales.
L’apport le plus remarquable de ce renouvellement n’est pas tant
d’avoir attiré l’attention sur les conditions de réception de la domination,
ou pour reprendre le terme de Michel Foucault, sur la gouvernementalité,
mais plutôt d’avoir relancé des études de terrain qui avaient perdu leur
substance. En passant à une sociologie politique élargie, voire, à une
anthropologie, il devenait possible de resserrer le lien distendu entre les
pratiques politiques et les univers symboliques de sociétés non
QUANTIN 175

occidentales. Cette ouverture a été appréciable après 1990. Bien qu’elle


n’ait pas effacé tous les malentendus, elle a permis d’installer l’analyse
de processus électoraux en Afrique dans une perspective cognitiviste qui
avait échappé aux observations des années 1950 et 1960. Quelles que
soient les méthodes employées, aucun chercheur ne peut ignorer,
désormais, que les règles du jeu importées du régime représentatif sont
opérées dans des cultures singulières.
Convient-il pour autant de traiter les élections et les partis comme des
dérivés de la culture ? Une telle attitude découle souvent de la
disqualification des expériences politiques africaines. Au contraire, contre
ce point de vue et indépendamment du regain d’intérêt suscité par la
« troisième vague » de démocratisation, il est urgent de replacer au centre
des dispositifs d’observation les processus qui contribuent à l’institution-
nalisation en distinguant ceux-ci des considérations proprement
normatives qui accompagnent les références à la démocratie. Il devient
alors possible, afin d’atteindre cet objectif, de définir un cadre conceptuel
permettant de réintroduire une grille comparative.

Elections et partis dans l’ingénierie du contrôle et du choix

Les élections et les partis ne concernent pas seulement les électeurs;


elles concernent aussi les gouvernants. Si parler d'élections, renvoie
communément à l’idée de liberté et de choix, il ne faut pas ignorer ce que
l’ingénierie qui les rend possibles comporte de contrôle et de contrainte.
Ainsi, même si le noyau dur de la science politique concernant les
élections s'intéresse à celles qui sont libres et compétitives, qui se
déroulent le plus souvent dans les démocraties occidentales, étudier les
élections, ce n'est pas seulement se pencher sur des électeurs choisissant
librement leurs gouvernants. « Pour comprendre les électeurs, il faut
comprendre les élections. Et pour comprendre les élections compétitives,
il faut comprendre celles qui ne le sont pas » (Harrop et Miller,
1989 : 12).
En Afrique comme ailleurs, le choix des électeurs est conditionné et
limité par les gouvernants. Ceux-ci mettent au point les lois électorales et
organisent la conduite des élections. Même l'étude des élections réputées
libres tourne autour de la contrainte autant que de la liberté.
Jusqu’à une époque récente, l’Afrique a surtout connu des régimes
dans lesquels le choix électoral a été soit extrêmement limité, soit
complètement inexistant. Cela permet de faire ressortir, par contraste,
certaines caractéristiques et certaines fonctions des élections libres. Ce
faisant, le plus intéressant consiste à noter qu'il existe des ressemblances
entre tous les types possibles d'élections. En effet, les élections libres et
compétitives peuvent aussi être utilisées à des fins de contrôle politique,
même lorsqu'elles présentent des garanties réelles de choix.
176 Entre déconnexion et réduction

Mais, qu'est-ce qu'une élection compétitive? On peut classer les


élections de différentes manières, mais la classification fondamentale
repose sur le degré de choix offert aux électeurs. D'abord (Harrop et
Miller, 1989), existe-t-il un choix entre différents partis ? La relation
entre les élections et l'existence des partis est très importante. Les
organisations partisanes modernes ont constitué une réponse à
l'émergence d'un électorat de masse qui ne peut pas connaître
personnellement les candidats. C'est aussi une réponse à la gestion de la
complexité des enjeux traités par les gouvernements modernes qui
interdisent au citoyen d'être informé de tous les problèmes. Les partis ont
à la fois clarifié et limité les choix dont dispose l'électeur. Dans une large
mesure, ce sont les partis qui ont donné son sens au choix électoral. Aussi
la question primordiale à propos d'une élection est de savoir si elle offre
aux électeurs un libre choix, un choix limité ou pas de choix du tout entre
des partis.
Une seconde dimension à prendre en compte est de savoir si les
électeurs peuvent sélectionner les candidats du parti qu'ils préfèrent. Pour
beaucoup, le parti, son programme et ses leaders nationaux offrent une
base largement suffisante à l'élaboration de leur choix. Néanmoins, la
possibilité de trier parmi les candidats du même parti constitue un aspect
important du choix, même s'il est secondaire pour beaucoup. Et si le
système empêche les électeurs de choisir entre deux partis, la question du
choix entre différents candidats devient plus importante encore, ce qui fut
le cas dans plusieurs pays d’Afrique qui expérimentèrent ce système
(Côte d’Ivoire, Kenya, etc.)
En utilisant ces critères: choix des partis et choix des candidats au sein
d'un parti il est possible de distinguer quatre types d'élections : 1)
compétitives, 2) parti dominant, 3) limitée au choix du candidat, 4) par
acclamation (Hayward : 1987).
Dans les élections compétitives, le résultat n'est pas prédéterminé et il
influence la composition partisane du nouveau gouvernement. Les
électeurs disposent d'un choix clair entre les partis. Ils n'ont pas
nécessairement la possibilité d'émettre des préférences quant à un ou
plusieurs candidats au sein des partis en présence; mais ceci n'est pas
l'aspect principal du choix. Ce type d'élection est le modèle le plus
intéressant pour l'analyse, c’est le type idéal des « democratization
studies ». Cependant, il n'est pas le plus courant – même aujourd'hui – car
la plupart des élections en Afrique et dans le monde tombent dans l'une
des trois autres catégories.
Dans les élections sous parti dominant, les électeurs disposent d'un
droit théorique à choisir entre des partis; mais dans la pratique, le parti
dominant utilise les ressources du gouvernement qu'il contrôle pour
corrompre ou intimider les électeurs et les inciter à le soutenir. Et il
recourt à la fraude au cas où les électeurs montreraient un soutien
QUANTIN 177

excessif aux partis mineurs qui fournissent une façade compétitive. Bien
que l'élection sous parti dominant contienne les germes de la compétition,
il s'agit d'un modèle stable largement répandu dans les pays en
développement. Par sa longévité, le Partido Revolucionaria Institucional
mexicain en a incarné de 1929 à 2000 le meilleur exemple. En Afrique, le
PS de Senghor, puis Diouf, en a fourni une illustration précoce au
Sénégal dans les années 1980 et 1990. La ZANU-PF, au Zimbabwe,
fournit un autre exemple de ce type depuis 1980, mais d’une variante
orientée vers la fermeture. On le trouve aujourd'hui dans de nombreux
pays du continent (Hayward, 1987).
L'élection limitée au choix du candidat se rapporte à des situations
dans lesquelles il n'y pas de choix entre des partis (ou pour ainsi dire pas)
mais où les électeurs sont autorisés à émettre un choix entre différents
candidats se présentant sous l'étiquette d'un parti unique. La compétition
sur les orientations nationales des politiques publiques est alors éliminée,
mais les élections permettent encore d'effectuer un tri sur les
performances des élus officiels et en particulier sur leur efficacité à
représenter les intérêts de la circonscription. Ceci renforce la position des
élites centrales (celles qui contrôlent l'Etat et le parti) et place les élus
dans une position de faiblesse extrême. La Chine populaire avait introduit
ce type d'élection en 1981. Les exemples les plus classiques sont à
trouver dans les régimes non communistes d'Afrique tel le Kenya et la
Côte d’Ivoire avant 1990.
Dans les élections par acclamation, l'électeur n'a absolument aucun
choix, ni du candidat, ni du parti, ni des politiques publiques. Dans une
perspective démocratique il s'agit d'un simulacre et d'une fraude. Malgré
les apparences d'élections compétitives, de telles élections appartiennent
plutôt à la catégorie des manifestations publiques telles que les
pratiquaient naguère Mobutu ou Eyadema. Ce type d'élection est
aujourd'hui rare. Il est néanmoins concrètement de la première
importance car il a été, jusqu'à la fin des années 1980, celui de l'Union
Soviétique: système présenté comme un modèle pour l'exportation
pendant la plupart des décennies du XXe siècle.
Cette grille n’est pas une invention récente (Harrop et Miller, 1989).
Elle reprend des notions diffusées dans la science politique depuis les
années 1950 et 1960. Elle permet de classer la plupart des situations
africaines depuis cette époque en fonction de la place des élections et des
partis dans les systèmes politiques. Les pays qui n’ont eu ni parti, ni
élection n’ont connu cette configuration que pour des périodes limitées.
Les « no-party systems » (comme l’Ouganda) n’ont pas résisté longtemps
à la tentation de créer un « mouvement ». Les gouvernements issus des
coups d’Etat militaires se sont presque toujours dotés d’un parti. Les
régimes présentés comme de pures dictatures disposaient néanmoins
d’une structure partisane jouant un rôle important dans l’administration
178 Entre déconnexion et réduction

du pays (comme le Mouvement Populaire de la Révolution de Mobutu) et


organisaient des élections par acclamations (il y eut plusieurs élections de
ce type au Zaïre), voire des scrutins limités au choix des candidats.
Evidemment, ces élections n’étaient pas des élections compétitives.
N’étant pas « démocratiques », elles ont rarement attiré l’attention des
chercheurs, et lorsqu’elles ont donné lieu à des travaux, ceux-ci sont
restés dans le cercle restreint des spécialistes d’« aires culturelles »
(CEAN-CERI, 1978). Cette exclusion illustre à nouveau la proximité qui
existe entre le courant principal de la politique comparée et les
democratization studies. Il faut attendre le milieu des années 1990 pour
voir se reconstituer un rapprochement, par exemple, lorsque M. Bratton et
N. Van de Walle (1997) mettent en évidence l’importance des pratiques
électorales non compétitives en montrant une relation entre celles-ci et la
réussite des transitions démocratiques. Entre temps, était survenue la
« troisième vague » de démocratisation.

Que change le multipartisme après 1990?

L’idée que tout aurait changé, que rien ne serait plus comme avant et
que la fin de l’histoire aurait atteint l’Afrique avec cette « troisième
vague » s’est répandue après 1990 en emportant la méfiance des
chercheurs de politique comparée. Les revues spécialisées (Electoral
Studies, Party Politics, etc.) ont commencé à publier les observations et
les résultats électoraux de pays dont elles n’avaient jamais rendu compte
auparavant. Le nombre des partis a été utilisé comme variable, sans que
l’on sache précisément si les groupes comptabilisés rencontraient les
critères de LaPalombara et Weiner. Les pourcentages de voix obtenues
par ces partis ont fourni des mesures pour évaluer la volatilité partisane et
d’autres indices synthétiques. Plus les travaux de terrain montraient les
difficultés de la consolidation des nouveaux régimes, moins les approches
« généralistes » s’inquiétaient de la comparabilité des données. Les
réticences de l’école de la modernisation avaient cédé devant les
convictions de l’école de la démocratisation. Puisque dans les années
1960, le développement politique était considéré comme une variable
dépendante de la modernisation économique, il était normal que la vie
politique des pays sous-développés s’exprimât dans des formes
considérées par les spécialistes comme archaïques : des « proto-partis » et
des « pseudo-élections ». Avec le renversement de paradigme qui élève la
démocratisation en principe actif, indépendant du degré de modernisation
économique, la rigueur comparatiste se fait moins sévère. Des auteurs qui
n’auraient pas pris le risque d’intégrer des données africaines dans des
études transnationales le font désormais sans hésiter (Diamond et
Gunther, 2001).
QUANTIN 179

Il ne s’agit pas ici de discuter la profondeur des changements


introduits par le passage au multipartisme. Ceux-ci sont sans aucun doute
considérables. Interrogeant la pertinence de l’étude des partis et des
élections, il importe de noter que la grille proposée pour classer les
situations électorales avant 1990 demeure pertinente après cette date ; la
répartition des cas entre différents types est affectée, mais l’ensemble
n’est pas déséquilibré au point de provoquer l’abandon du modèle. Sur le
continuum allant des élections compétitives aux élections par
acclamations, il s’est produit un glissement, et non pas un
bouleversement complet (Levitsky et Way, 2002 ; Schedler, 2002 ;
Lindberg, 2003). En effet, la « troisième vague » n’a pas fait basculer les
quelque cinquante Etats subsahariens dans la catégorie des élections
compétitives. Loin s’en faut ; elle a seulement ouvert cet horizon à un
petit nombre de pays-candidats qui ont encore du chemin à parcourir. A
l’autre extrémité, les élections par acclamation et celles qui étaient
limitées au choix des candidats ont perdu du terrain. Elles ont
officiellement disparu. Toutefois, une enquête approfondie sur la
frontière qui les sépare des élections sous parti dominant montrerait que
dans la pratique les qualifications antérieures demeurent parfois
pertinentes. Peu importe, l’essentiel réside dans le gonflement, après
1990, du groupe des élections sous parti dominant. Pourquoi ?
D’abord, parce que les transitions les plus abouties, celles qui ont
connu l’alternance, voire plusieurs alternances (comme le Bénin), qui ont
échappé aux coups d’Etat (à la différence du Niger) et qui offrent des
niveaux appréciables de libertés politiques ont toutes éprouvé des
difficultés dans la mise en place de systèmes de partis stables. Ces
nouveaux régimes se caractérisent par un « polypartisme pulvérisé »
(Sartori, 1979 : 260). A cet égard, le cas du Bénin est remarquable qui
affiche des performances exemplaires en alignant des alternances
paisibles (y compris le retour d’un ancien général-président de l’époque
« révolutionnaire » converti à la démocratie bourgeoise en 1996) dans un
paysage partisan déstructuré qui rend illisible les choix politiques. Les
candidats s’appuient sur des coalitions éphémères de partis nombreux qui
naissent à la veille des élections et s’évanouissent peu après (à
l’exception de la Renaissance du Bénin dont l’apparente pérennité
d’étiquette masque les permanentes recompositions qui la travaillent de
l’intérieur). A l’exception du premier (N. Soglo), les présidents élus
depuis la transition ne se sont pas appuyés sur un parti. La place de
second du premier tour est redoutée par les candidats qui ne pourront pas
se rallier au vainqueur prévisible en échange d’un ministère. Et la
perspective de devenir chef de l’opposition y est la moins enviable qui
soit. A l’Assemblée, les partis n’ont aucune autorité. Certains députés
élus dans le même parti peuvent siéger dans des groupes différents. Il
s’agit d’élections embrouillées et confuses dans lesquelles il y a beaucoup
180 Entre déconnexion et réduction

de liberté dans le choix, mais où, en l’absence de partis nationaux mettant


des programmes en compétition, il n’est pas possible pour l’électeur de
comprendre clairement ce qu’il pourrait choisir.
Certes, ces élections évoquent un schéma de routinisation, aussi bien
au Bénin que dans d’autres pays d’Afrique. Toutefois, l’absence d’un
système de partis fragilise le dispositif et alimente le désenchantement
des citoyens. Minimiser cette carence en observant que dans de nombreux
pays occidentaux la « démocratie des partis » a depuis longtemps cédé la
place à une « démocratie de l’opinion » (Manin, 1976 : 279) ne suffit pas
à résoudre ce manque de compétitivité car les contextes sont
foncièrement différents. Le glissement du débat du sein du parti de masse
à celui des médias s’est accompagné d’une individuation des préférences
qui n’exclut pas des choix de politiques publiques, donc un repérage
demeure possible pour l’électeur parmi les propositions des candidats. Ce
n’est pas le cas lorsque la décision individuelle de vote est déterminée par
l’appartenance à un groupe local qui suit un leader, chef traditionnel ou
président d’une association de développement, qui n’a lui-même aucune
idée de ce que l’élu fera s’il gagne.
Dans ces conditions, il est pas surprenant de vérifier sur le terrain que
les partis ne se structurent pas au niveau local, que les représentants des
partis, quand ils existent, n’y ont que des activités intermittentes et que le
travail de mobilisation électorale passe plus volontiers par des
groupements non politiques. La réussite de la démocratie électorale est-
elle définitivement compromise par la faiblesse des partis ? Ce n’est pas
certain si d’autres groupements deviennent à terme ce que Duverger
appelait des « partis d’origine extérieure ». Dans toutes les hypothèses, la
consolidation de systèmes d’élections compétitives dépend de
développements qui devront être observés attentivement : la formation
d’espaces publics susceptibles d’offrir des forums de discussion des
politiques publiques et l’affirmation d’organisations de mobilisation
axées sur l’expression des demandes sociales. En l’absence de telles
transformations, les scènes politiques risquent d’être durablement
dominées par des systèmes de partis dominants.
Si elle limite la certitude d’un passage irréversible à la démocratie
représentative, cette situation n’interdit pas néanmoins la perspective
d’une convergence des trajectoires politiques des sociétés engagées dans
de telles évolutions avec les expériences occidentales constitutives des
modèles de la politique comparée. Mais ce scénario ne concerne pas tous
les cas. Le recours aux élections est également apparu durant les années
1990 comme un instrument privilégié de sortie de guerre civile. Il s’agit
alors d’une évolution différente dans laquelle la dynamique de création
des partis et d’organisation des élections est impulsée de l’extérieur, en
recourant très faiblement aux capacités internes de mobilisation et
d’organisation. Ces élections « post-conflits » ont parfois atteint leur
QUANTIN 181

objectif principal qui consistait à établir une paix durable. Elles ont
échoué dans d’autres cas en replongeant le pays dans la guerre.
La répétition des expériences, aussi bien hors d’Afrique (comme au
Nicaragua en 1990 ou au Cambodge en 1993) que dans un nombre
relativement important de pays d’Afrique tels que la Namibie dès 1990,
l’Ethiopie et l’Angola en 1992, puis le Mozambique en 1994, le Libéria
en 1997, et plus récemment au Congo, en Sierra Leone et en RDC, a
permis d’établir une ingénierie dans laquelle partis et élections sont
introduits dans le processus de maintien de la paix, dans un plan
comprenant également le désarmement des protagonistes et les
procédures de sécurisation des populations (Kumar, 1998). Les différents
acteurs de la communauté internationale sont les concepteurs et les
acteurs de ces opérations. Elles comprennent la rédaction des textes
constitutionnels, l’organisation de séminaires de formation des différentes
catégories d’acteurs d’une scène politique démocratique : observateurs
électoraux journalistes et le financement des partis politiques. De telles
élections « post-conflit » sont extrêmement délicates à apprécier
puisqu’en dernière instance elles entraînent la responsabilité de ceux qui
les ont imposées, organisées, financées et contrôlées : les intervenants
extérieurs dont le verdict déterminera la validité du scrutin.
L’invalidation pour cause d’irrégularités et de fraudes risque de
compromettre un travail long et coûteux, voire de déclencher la reprise de
la guerre civile. L’indulgence à l’égard d’élections truquées entraîne un
désenchantement des populations qui perdent confiance dans le processus
de démocratisation. Dans tous les cas, les campagnes électorales et les
opérations de vote organisées dans de tels contextes sont en outre
perturbées par des défaillances logistiques indépendantes des
manipulations politiques de telle sorte qu’il est difficile de faire la part
entre la fraude, la violence et les aléas techniques. Ceci autorise de
multiples interprétations des résultats et conduit à la contestation par les
perdants.

Ainsi, alors que la question des élections et des partis en Afrique


semblait avoir trouvé une solution avec le retour dans le bercail de la
science politique, cessant d’être rejetée par le comparatisme et traitée
avec moins d’approximations réductionnistes, l’ingénierie de la
démocratisation « post conflit » introduit un nouveau biais qui peut
remettre en cause les acquis récents. Ces élections ne sont vraiment pas
comme les autres… (Hermet et al., 1978). Certes, il n’est pas dramatique
que d’autres approches que celles de la politique comparée prévalent dans
l’analyse du politique en Afrique, par exemple autour de la sociologie des
conflits. Pourtant, il serait regrettable que les expériences du sous-
continent ne contribuent pas désormais à la production de nouveaux
concepts qui devront renouveler le dispositif élaboré au fil du siècle passé
182 Entre déconnexion et réduction

à partir des seules trajectoires occidentales pour expliquer les processus


électoraux et partisans.

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