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Ornette Coleman – Joue le prénom

Derrida
fonte:http://www.lesinrocks.com/1997/08/20/musique/ornette-coleman-joue-le-prenom-11232141/

Ce texte fut d’abord destiné à “accompagner”, une seule fois, et sans autre forme de
publication, une improvisation de Coleman, le 1er juillet, à la Cité de la musique de La
Villette. Composé à l’invitation du musicien, il devait parfois s’entrelacer avec
l’improvisation au saxophone et s’adresser tantôt à Ornette Coleman lui-même, en
anglais ou en français, tantôt au public.

Qu’est-ce qui arrive ? What’s happening What’s going to happen, Ornette, now, right now
Qu’est-ce qui m’arrive, ici, maintenant, avec Ornette Coleman ? With you’ Qui ?
Il faut bien improviser, il faut bien improviser. Je savais qu’Ornette allait m’appeler auprès de lui,
ce soir, il me l’avait dit quand nous nous sommes rencontrés pour parler tout un après-midi la
semaine dernière. Cette chance me fait peur, je ne sais rien de ce qui va arriver. Il faut bien
improviser, il faut improviser mais bien, ça, c’est déjà une leçon de musique, your lesson, Ornette,
qui dérange notre vieille idée de l’improvisation je crois même qu’il t’est arrivé de la juger
“raciste”, cette idée antique et naïve de l’improvisation. I think I understand what you meant by
that. Non pas le mot ou la chose “improvisation” mais le concept, sa mise en oeuvre métaphysique
ou idéologique.
Vous voyez, vous, j’ai là une sorte de partition écrite, vous croyez que je ne l’improvise pas, eh bien
vous vous trompez. Je fais semblant de ne pas improviser, I just pretend, je joue à lire, mais en
improvisant. A propos de Prime time, Ornette a dit un jour que les parties écrites sont aussi
improvisées que les improvisations elles-mêmes. Voilà une grande leçon, your lesson, sur ce qui
arrive quand ça arrive : à l’improviste, imprévisiblement, sans qu’on le voie venir, unpredictably.
I’m going to rephrase this lesson. Je vais la traduire, cette leçon, à ma manière, dans une phrase que
je voudrais mettre en musique. En musique mais sans lyrisme et sans faire chanter personne, une
phrase qui est de moi sans être de moi, une phrase que j’ai faite, si je puis dire, et je vous raconterai
cette histoire, avec la mère d’Ornette, yes, with your own mother.
Je voudrais vous faire entendre la voix de la mère d’Ornette en lui donnant la parole ou en la lui
rendant. Sa voix à elle, elle-même, her own voice, telle qu’elle m’obsède depuis huit jours, et huit
nuits, jusqu’à l’hallucination. Comment improviser une phrase avec la mère d’Ornette dont je ne
connais même pas le prénom, puis la lui dédier comme une déclaration d’amour, voilà le pari, la
partie ou le morceau que je m’en vais jouer pour vous parfois sans instrument et sans
accompagnement, parfois, quand il en décidera ainsi, en compagnie d’Ornette Coleman, en
surimpression…
J’ai commencé par demander “Qu’est-ce qui arrive ?”,”Qu’est-ce qui m’arrive ?” La répétition de
ce motif se joue sur deux portées, au moins. La phrase demande d’abord “quoi” ou “qui” : qu‘est-
ce qui survient, ou qui est-ce qui vient là me surprendre où je ne l’attendais pas, où je l’attendais
sans m’y attendre, sans le voir venir, comme Ornette et sa mère et son fils dans ma vie, etc. ; et puis,
ce qui n’est pas tout à fait la même chose : “que doit être ce qui arrive ?”, ou qui doit être l’arrivant
pour que ça arrive, et à quelles conditions, pour que quelqu’un, messie ou pas, nous arrive, nous
arrive en musique, pour que quelqu’un nouvel événement musical vienne sur nous ?
Qu’est-ce qui arrive ? Qui est-ce qui arrive ? Qu’est-ce que ça veut dire, et qu’est-ce que ça fait,
arriver ?
Alors ce que je répondrai, avec mes mots, mais en m’inspirant de ce que m’a peut-être dit, il y a
plus d’un demi-siècle, la mère d’Ornette, c’est ceci : “Un événement qui arrive n’a pas de prix.”
“An event has no price.” What does that mean’
Ça n’a pas de prix, ça veut dire : c’est infiniment précieux mais d’abord parce que ça ne se vend
pas, ça ne s’achète pas, ça ne se calcule pas, c’est étranger au marché et au marketing. It’s beyond
calculation: incalculable, unpredictable.
Alors, bien sûr, “un événement n’a pas de prix”, ce sont mes mots et mes instruments, ma phrase,
ma variation harmolodique. La mère d’Ornette n’a pas dit ça comme ça, dans ces mots-là, elle n’a
pas dit, un beau matin, à son jeune fils à Fort Worth, au fond du Deep South ségrégationniste “an
event is priceless”, or “beyond calculation”, mais elle a dit, dans ses mots à elle, quelque chose
d’équivalent, que je vous dirai tout à l’heure, après avoir essayé de démontrer à toute allure, en
accélérant le rythme, qu’Ornette a dû méditer cette phrase toute sa vie, “in all languages”, pour
citer un de ses titres, comme si sa musique géniale, le so called free jazz et toute l’harmolodie, en
avait hérité, de cette phrase, avait improvisé sur ce motif, et que tout ce qu’il dédie en ce moment au
mot de “civilization” dans cette série nouvelle de concerts répondait à cette phrase, non pas comme
à un programme, mais comme à un ordre ou une prière : l’ordre ou la prière d’inventer. Tels qu’ils
lui furent peut-être donnés un jour par sa mère, with her own voice. L’ordre d’inventer un
événement sans prix, c’est l’ordre de faire arriver en musique, de saluer ce qui à la fois échappe au
calcul et au marché de la musique, au music business. Dans la longue conversation que j’ai eue avec
lui l’autre jour, il ne cessait de me répéter, comme il le fait toujours, qu’il ne voulait rien avoir à
faire avec les institutions et les pouvoirs du music business, et que même quand il traite avec la
marchandise, il ne s’y plie jamais ; et quand ce pouvoir du marketing ou des médias est trop fort, il
ne lui fait pas la guerre, car Ornette est un homme libre, une sorte de révolutionnaire non-violent,
innocent et blessé, alors il ne répond pas à la violence, il part. “Do you leave, then’ Yes I leave”,
you told me, il s’en va jouer ailleurs et créer sa musique ailleurs, ce qu’il a fait toute sa vie : aller
ailleurs et arriver ailleurs, et toujours ici, comme ce soir.
Je suis surpris ce soir par ce qui est sans prix, surprised by the priceless, incalculable, imprévisible,
venant défier le marché, improvisant par-dessus le marché, et par-dessus le mercenariat, et par-
dessus même le remerciement ; c’est que la musique, celle qui arrive là où on ne l’attendait pas, eh
bien, elle doit créer, eh bien, elle doit créer, elle doit créer, elle doit se créer là où on l’attend sans
attendre. Voilà, Coleman est quelqu’un qui voudrait rendre au mot de “création” une jeunesse non
théologique. Comme sa mère, que je vais faire parler tout à l’heure, en l’appelant ici bien que je ne
connaisse pas encore son prénom, although I don’t know her first name yet, comme sa mère voulait
rendre aussi au mot “âme” (soul) une jeunesse non psychologique et non spiritualiste grâce à la
musique et à l’événement sans prix. C’est là qu’il est le fils de sa mère, de sa mère qui lui a dit un
jour ce que je voulais vous raconter, en protestant contre ce qu’il lui disait, lui. Si vous relisez le
petit texte qu’il a écrit pour annoncer Civilization, vous verrez que le mot “créer” en est le leitmotiv,
il revient plusieurs fois. Et toujours pour s’opposer au calcul et au programme, celui des techniques
télécommunicatives ou celui, qui revient au même, de la biologie ou de la génétique, de la
programmation du savoir génétique et du clonage, ce qui peut se traduire en musique où il y a aussi
de formidables enjeux liés à la télétechnologie, à la codification (et Ornette essaie de s’en servir
sans s’y asservir), et à un certain cloning, clonage. Quelque question qu’on garde en soi sur cette
protestation, qui dicte une politique et plus qu’une politique de la musique, il faut reconnaître
qu’elle est celle que signe Coleman quand il écrit le mot “créer”, quand il lui imprime son
intonation, quand il lui donne un ton qui signifie, selon moi : produire de l’événement en musique,
selon les sons, la danse et le chant, de l’événement sans prix et par-dessus le marché. Dans la phrase
que je vais citer, Ornette parle beaucoup de naissance, de génétique et donc de généalogie, ce qui
ferait aussi revenir en scène la voix spectrale de sa mère. En opposant la création, la créativité d’une
part, à la génétique d’autre part, à la codification informationnelle de la génétique, et finalement à la
biologie et à ce que tu appelles le système des castes (caste-system), tu écris ceci, donc, qui n’est
pas une si mauvaise définition de l’événement sans prix et de l’harmolodie :
“1) A notice of dedication to civilization. 2) With the birth of telecommunication and genetic
cloning in the scientific and medical fields, civilization has brought to the surface the difference
between creativity and biology. The world needs no longer to search for itself, but to create that
civilization as it should be known; as “Heaven on Earth”. 3) Civilization began with the discovery
of science, agriculture, religion and medicine. With art representing a non-caste system. We are
utilizing all of those subjects (in Civilization). By them being represented in a collective form of
expression in sound, dance and words.”
Je me demanderai longtemps pourquoi, un après-midi de la semaine dernière, Ornette m’a si vite et
si compulsivement, comme un enfant, parlé de sa mère, dont je ne connais même pas le prénom
mais dont il a fait surgir la silhouette et la voix depuis Fort Worth. Il ne m’en a pas seulement parlé,
il l’a citée, en l’imitant, dans ses mots à elle. Comme si elle nous parlait au téléphone, à l’instant.
Avec son ton à elle, un certain ton : pour l’entendre, il suffit de décrocher le téléphone après avoir
dialed a number. Vous savez ce que Coleman fait du ton, du “tone”, à propos justement de ce recueil
de chansons qu’il a appelé Tone dialing. Il dit que le ton vous envoie une information que vous ne
pouvez pas déchiffrer, donc décoder, donc calculer er remettre sur le marché parce que le sentiment
est trop fort (the feeling is so strong, you say). L’événement sans prix, c’est ça, quelque chose
comme le ton, donc, quand le sentiment est trop fort : ce n’est ni la parole d’un chant ni le son pur
mais la différence tonale et téléphonique. Il écrit ceci :
“I’ve always thought that tone is the information, regardless of what tone it is a true tone, an untrue
tone or a tone that is sending out information that you can’t decipher because the feeling is so
strong. Whatever it is, the tone is the result of what you are experiencing.”
C’est là, sur cette histoire du ton et ce goût de la différence tonale que je croise Ornette, sans doute,
depuis toujours, et de très, très loin, avant même que nous l’ayons su, lui et moi, et que nous
cherchions, depuis que nos deux mères, dans le Sud, la même année, en 1930, à quelques mois
d’intervalle, nous ont mis au monde. C’est bien ce qui se passe ici, là où ça m’arrive et à supposer
que ce soit sans prix. Je me demanderai longtemps pourquoi Ornette m’a confié ces mots de sa mère
dont je ne connais même pas le prénom, et surtout pourquoi c’est ça que j’ai retenu et dont j’ai eu
envie de vous parler à mon tour ce soir, comme si je voulais apprendre avec vous le prénom de cette
mère, que je ne connais pas encore et me préparer à cet événement sans prix.
Pourquoi est-ce que c’est ça que j’ai préféré ? Pourquoi est-ce que c’est ce nom inconnu qui me fait
parler, et cette inconnue qui s’est installée chez moi, jusqu’à l’obsession hallucinée ? Car Ornette
m’a connu, cette inconnue qui s’est installée chez moi, jusqu’à l’obsession hallucinée ? Car Ornette
m’a dit aussi beaucoup d’autres choses, il parlait, il parlait, il ne s’interrompait, pendant des heures,
que pour me dire à quel point j’étais “amazing” de savoir faire semblant de lui poser des questions
pour le faire parler ou de le laisser parler si bien. Comme ce soir pour le faire ou le laisser jouer tout
seul. Il m’a dit, qu’est-ce qu’il ne m’a pas dit, des choses sans prix et sur le son, et sur le sound and
democracy, sur les castes (ce qu’il appelle toujours les castes, plutôt que les races ou les classes). Et
nous avions parlé de la musique et des mots, des titres et de la politique, de l’improvisation et de
l’argent, de New York et de LA. Il m’a dit des choses, qu’est-ce qu’il ne m’a pas dit, sur l’amour
qui, comme la musique, au fond, crève la différence sexuelle et se porte même au-delà du sexe,
finalement, au-delà d’un certain marché du sexe, en tout cas (en quoi il n’a pas de prix), et là nous
nous approchons du mot de sa mère que je ne vais plus tarder à vous rapporter. We’re getting close
to your mother’s reply.
Ou encore, comme il a dit, un jour, qu’est-ce qu’il n’a pas dit, que le sexe, on s’en lasse, même
quand il est safe. Mais on ne se lasse pas de l’amour qui ne fait que jouer harmolodiquement avec la
différence des sexes, avec le gender.
Il m’a dit aussi, qu’est-ce qu’il ne m’a pas dit, qu’un jour, alors que très jeune à LA il ne comprenait
pas qu’on voulait le mettre dehors, alors qu’il ne comprenait rien à une certaine situation, à une
certaine violence ségrégationniste et policière, on a fini par le confier à un psychiatre qui, pour lui
faire comprendre le racisme, en somme, et pour lui faire entrer la caste dans la tête, n’a rien trouvé
de mieux à faire que lui donner du valium, et Ornette l’a jeté, il a craché le valium. Il m’a pris à
témoin en éclatant de rire : j’ai jeté le valium ! (I threw the valium out, you told me.)
Je me demanderai longtemps pourquoi j’ai préféré rappeler ce soir le mot de sa mère, et la traduire
par “l’événement sans prix”, au-delà de tout marketprice (au-delà du Marktpreis, comme dit aussi
en allemand un certain philosophe un peu fou, mais qui avait des problèmes avec la musique, Kant,
pour parler aussi de la civilisation et de la dignité humaine).
Un jour, donc, j’y viens, voici sa mère, celle que j’appelle en la surnommant sa mère puisqu’elle est
encore pour moi sans prénom, nameless, firstnameless. Sa mère voit venir à elle son jeune fils qui
lui dit “J’en ai assez de la musique commerciale, de cette musique de mercenaire pour sex-shops, je
veux rompre avec la musique qui se met en vente dans cette ville et qui donne la note en faisant les
prix dans cette traite des corps et des sexes. Je veux en finir avec cette marchandise, avec ce
devenir-marchandise de la musique, je veux faire une tout autre musique, loin de tout ce business.”
Or, que lui répond sa mère, en protestant ? “Qu’est-ce que tu veux ? Tu veux être payé pour ton
âme ?” “Do you want to be paid for your soul'” (Ou quelque chose comme ça.) “Do you want to be
paid for your soul’ That’s what you want “
Voilà ce que lui a dit sa mère : on n’est pas payé, on n’a pas à être payé pour son âme, et l’âme,
c’est ça, c’est ce qui arrive, c’est ça la musique qu’il faut entendre et qu’il faut faire et qu’il faut
écrire : ce pourquoi on n’a pas à être payé parce que c’est incalculable et sans prix. L’événement.
Protestation qui sous-entendait, si j’ai bien entendu le ton de sa mère, non pas qu’elle était, elle, sa
mère, pour le marché des corps et du sexe, et pour la musique de ce marché, mais ce qu’elle appelait
l’âme (soul), et la musique qui s’y accorde, et ce qui arrive avec elle, c’est ce dont il n’y a pas à
faire commerce. Ça ne se vend pas, ça, ça ne se calcule pas, l’âme. Même si on le voulait, on ne
pourrait pas en calculer la mise en vente. C’est ça, l’âme, c’est ça qui mérite le nom d’âme, c’est ce
qui ne se programme pas, ça ne se clone pas. Le commerce, c’est bon pour les corps et pour ce qui,
n’arrivant qu’au corps, n’arrive pas au corps, parce que c’est trop calculable. L’âme et la musique
de l’âme, qu’est-ce que c’est ? Qu’est-ce que ça veut dire ? A quoi ça se reconnaît, l’âme, au-delà de
tous les discours psycho-théologico-spiritualistes ? A ce qu’on ne peut pas la vendre ou la
capitaliser d’avance, c’est l’échec du capital, c’est la limite révolutionnaire, c’est invendable à la
naissance, quand ça arrive, quand ça se crée, et quand ça ne se calcule pas, quand ça se porte
ailleurs d’un coup de saxotéléphonie que rien n’aura vu venir ou entendu venir, alors que pourtant
on aura tant travaillé, comme Coleman, à écrire ; car c’est un homme d’écriture, il travaille
beaucoup, il l’a souvent dit, et de cette écriture qui nous vient de l’autre, écriture incalculable
comme la musique la mieux calculée :
“One day, I finally realized that all the music I had heard, some one had made it possible for me to
learn or hear it by simply writing down or repeating it. So since I became aware that it had
something to do with writing, I decided that was that I wanted to be. I started writing before I
started playing.”
Sa mère est partout, elle m’entend. Vous l’entendez m’entendre ? Ornette a entendu sa mère, il n’a
pas vendu sa musique au diable et pourtant il a bien dû calculer un coup de génie à la Faust non
seulement pour rester si jeune et si séduisant pour mon âge mais pour rester un musicien de savoir,
d’invention et de civilisation, pour renouveler sa musique in all languages, en croisant les cultures
musicales de tous les pays, tous les idiomes instrumentaux et toutes les civilisations, à travers toutes
les techniques, artisanales ou high tech, chaque jour comme au jour de la Création.
Je ne sais pas parler de Coleman, I’m not a Coleman scholar, je ne peux pas parler de lui, seulement
tenter de lui parler, à lui, seulement l’écouter jouer ou parler, lui, comme j’écoute depuis longtemps
me parler de lui, et si bien, certains amis experts, eux, de Coleman et du free jazz, et qui ne sont
donc pas mes amis par hasard, Jean-Pierre Moussaron (1) ou Rodolphe Burger (2).
Alors, since I can’t talk about you but only to you, pour finir, Eventually (autre titre d’Ornette),
avant de demander pour finir quelque chose à Ornette, je vais faire quelque chose qu’il m’a
demandé, lui, de faire, et que je n’aurais pas osé vous imposer, à savoir de lire quelques phrases que
j’avais naguère écrites. Ornette voudrait, il me l’a annoncé, les relancer en musique.
Trois phrases ou fragments brefs (Three ways to one, autre titre, encore, dans Colours avec Joachim
Kühn, ici présent, à côté d’autres titres chromatico-télétechnologiques, Faxing et Cyber cyber).
Elles ont trait, ces trois phrases, à la musique et au rythme, à l’événement et au nom propre, à ce qui
lie la musique à la naissance, à la naissance, si vous voulez, de la civilization au sens que vise et
improvise Coleman.
Le premier fragment est pour Denardo. Je suis fasciné par la complicité musicale entre le père et le
fils : Denardo, qui introduit le père à la télétechnologie de la musique, surveille son rapport aux
institutions et à tout ça, au music-business, en somme, comme son homme de loi, mais un homme
de loi musicien dans l’âme et qui nous filmait l’autre jour, tout le temps que nous parlions. J’aime
l’histoire de Denardo. J’ai l’impression que Denardo est un peu le beau-père de son père (his
father’s father-in-law) et donc le plus beau-père qu’aurait pu rêver la grand-mère de Denardo, la
mère d’Ornette, qui fut donc aussi sa femme, leur femme à tous les deux, une curieuse bio-
ingénierie. Ce premier fragment parle de la musique et des fils ; il se découpe dans une des
cinquante-neuf périodes, séquences ou phrases sans point de Circonfession ; une sorte de
composition que j’avais concertée tout le temps que dura la mort de ma propre mère :
“… seul un immortel peut mourir, au-delà ou en deçà d’un être-pour-la mort, le temps de
l’orchestre, car je l’avoue, Geoff, quand je ne rêve pas de faire l’amour, d’être un résistant de la
dernière guerre en train de faire sauter des trains, je veux une seule chose, me perdre dans
l’orchestre que je formerais avec mes fils, guérir, bénir et séduire le monde en jouant divinement
avec mes fils, produire avec eux l’extase musicale du monde, leur création, j’accepterai de mourir
si c’est là descendre lentement, oui, jusqu’au fond de cette musique bien-aimée.”
Le second fragment scellerait ensemble l’événement, le rythme et la musique. Dans un texte intitulé
Ce qui reste à force de musique dédié à Roger Laporte :
“… quel rapport cette signature sans nom propre, car aucun nom propre ne la porte, entretient-elle
avec ce qui s’affecte et nous affecte ici de musique ? On ne peut même pas dire que la musique est
arrivée, ni que la musique est arrivée à quelqu’un (…) et pourtant le passé étrange et inquiétant du
“il y a eu écriture” passe ici (…) par du musical et du rythmique, et nous contraint à repenser, à
réinventer ce que nous disposons sous ces mots : musique-rythme.”
Enfin, dans un texte intitulé Tympan une voix s’enroule dans le labyrinthe de l’oreille et entoure une
phrase d’Antonin Artaud sur le tympanon (drum) des Tarahumaras. Voilà ce qui arrive à l’oreille,
quand j’entends, par exemple, Ornette, et que l’oreille ne se ferme plus :
“Le conduit de l’oreille, ce qu’on appelle le méat auditif, ne se ferme plus après avoir été sous le
coup d’un enchaînement simulé, phrase seconde, écho et articulation logique d’une rumeur qu’on
n’a pas encore reçue, effet déjà de ce qui n’a pas lieu/“Temps creux,/d’une espèce de vide épuisant
entre les lamelles du bois/coupant,/néant qui appelle le tronc de l’homme,/le corps pris en tronçon
de l’homme”, c’est le “tympanon des Tarahumaras”. Cette répercussion vannée déjà d’un type qui
n’a pas encore sonné, ce temps timbré entre l’écriture et la parole (s’)appellent un coup de donc.
Dès qu’il perfore, on meurt d’envie d’y substituer quelque cadavre glorieux. Il suffit en somme, à
peine, d’attendre.”
Mourir d’envie. Voilà, maintenant je meurs d’envie, moi aussi, de demander quelque chose à
Ornette. Il m’a promis d’improviser, comme moi, alors je ne l’ai pas prévenu de ce que j’allais lui
demander. Il ne s’y attend pas. Alors voilà, maintenant je lui demande de me faire cadeau, an
unpredictable gift, du prénom de sa mère (could you tell me, as a gift, your mother’s first name )
pour que je puisse l’appeler de toutes mes voies (téléphone intérieur, Tone dialing, Faxing, Cyber
cyber) et lui faire une déclaration d’amour. Même si tu ne le prononces pas, ce prénom, joue-le,
envoie-le pour moi en musique, en saxotéléphonie, en saxotéléphonépiphanie.
J’appellerais ça, comme ta mère, un événement sans prix, a priceless event. I would call this, as
your mother would have done, a priceless event. “You won’t be paid for your soul, would you'”
Thanks.
1. Jean-Pierre Moussaron, auteur, entre autres, de Feu le free ? et autres écrits sur le jazz, préface de
Philippe Carles (Belin, 1990).
2. Rodolphe Burger, âme de Kat Onoma et auteur, entre autres, de Sur Ornette Coleman.

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