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Chapitre 2 Nathalie Sarraute, Pour un oui ou pour un non ou le tourniquet du langage LE HASARD, QUI NOUS AMENE A COMMENCER cette évocation de la drama- turgie des années 1980 et 1990 par Pour un oui ou pour un non', fait bien les choses. Nathalie Sarraute, méme si le théatre n'est pas lessentiel de son ceuvre immense, occupe une place originale dans la production dramatique et elle nous permet d’évaluer toute la différence avec les autres expériences théatrales contemporaines. Elle constitue également la césure la plus radi- cale entre le théatre de I'absurde, le théatre du quotidien et les dramaturgies que nous abordons ici, depuis Vinaver et Koltés jusqu’ Novarina, Lagarce et Cormann, le moment oii les nouvelles écritures dramatiques prennent de tout autres chemins, selon un itinéraire et une diversité remarquables. Nathalie Sarraute est un des derniers auteurs dont 'ceuvre se partage entre les romans et les pieces, alors que les autres représentants de notre corpus se consacrent presque exclusivement & l'art dramatique. Il n'est pas possible chez elle de séparer les ceuvres dramatiques de la production roma- nesque et des essais théoriques. Si nous avons tout de méme, conformément 4 notre ligne de conduite, choisi de nous limiter 4 une seule ceuvre, c'est parce que cette pice, la plus jouée du théatre sarrautien, se préte le mieux a une réflexion sur les pouvoirs du langage dans une dramaturgie non mimé- tique épargnée par I'illusion référentielle. Elle est aussi la plus brillante mise en forme des idées de l'auteur sur les tropismes, exposées ds 1939. Créée comme piéce radiophonique en décembre 1981, parue en 1982, mais repré- sentée en francais seulement en 1986, cette piéce, la sixiéme de auteur, est le résultat d'une réflexion d'une cinquantaine d’années sur toutes ces questions. 1. Lédition citée de la pidce et des autres ceuvres est celle des Euvres completes, Paris, Gallimard, 1996, sous la direction de J.-¥. Tadié et A. Rykner pour le théAtre. Il existe une édition «Folio théatre» de la pice, présentée, érablie et annotée par Arnaud Rykner, Paris, Gallimard, 1999. t 40 A L’Analyse des textes dramatiques de Sarraute & Pommera Crest dire, au-dolh de ses évidentes qualités, Fimportance quielle revét dans jy ‘ ~ “ + sidcle. w ic de la fin du xx’ siécl ’ seca Rat ed pour Join détre une pice a these illustrant des idég, Ie langage, les tropismes ou la communication. Elle posséde sq, secret et on estheteqce propre, elle nilustre aucune théorle, elle oblige fe jected poser son regard, 4 décider sil veut la lire comme une piece psycha- Vogique ua Temité on un logodrarne! dans lequel le lenguge jot 4h a Ca Sta FIs ea ine refcontn dana un by nike, col etn que il autre, pusaiehe nous invite a recevoir ce théatre comme une entrée initia. Rie dane un parcours critique et théorique d'une étonnante sinuosité, 1, Itinéraire: intrigue, fable et actants Pour une piéce aussi courte, il est tentant d'effectuer une lecture linéaire qui ’ tienne autant de l'explication de texte d'un trés court fragment que de lap. proche synthétique globale. Attentive a la chronologie et & Tenchainement des motifs, cette lecture indiquera les quelques outils théoriques nécessaires Nétude ultérieure densemble. La pitce se présente comme un dialogue const tué de courtes répliques entre deux hommes, H1 et H2. Aucune indication de changement de scéne ou de segmentation de Tintrigue n’interrompt le fil du dialogue, hormis la mention de quatre silences (p. 1505, p. 1514). C'est done au lecteur, et éventuellement a 'acteur, de repérer les moments de transition out Ton passe en douceur d'un mouvement au suivant. La Segmentation est ici, plus quiailleurs, relativement arbitraire ou, pour le dire plus Positivement, elle constitue déja un découpage scénique et une suite de Propositions de jeu a lintention des acteurs. On distingue une dizaine de moments (ou de mouve- ments) qui sont autant de segments entre deux « incidents» de langage. 1, Premier mouvement: du début a « wr venu rendre visite 4 son ami H2,méne Vinterrogatoire; il veut savoir pour- quoi H2 sest éloigné de lui. D’abord sur la défensive, celui-ci, dans un dan (p. 1498), finit par se trahir: lui aussi a de la peine. Tel est le premier incident de langage: l'autre parle malgré lui, . De «Ah tu vois,.. » (p. 1498) & «C'est bien... Ga...» (p. 1499): HI ne telache pas sa pression sur H2, lequel l’assure que «ce nest rien... », que «C'est juste des mots... » (p. 1498), avant davouer qu’il a rompu «a cause de ga... », d'un Suspens entre «c'est bien...» et « ga» (p. 1499). a) De «Ce nest pas vrai,..»» (P. 1499) a «Tu te rends compte?» (p. 1500): Ce suspens entre deux mots est en effet ce qui I'a poussé & rompre. Il m4 moi aussi figure-toi» (p. 1498): Hl, iS) HNscion esseeae 1. Selon le terme d ‘Arnaud Rykner dans : Nathalie Sarraute, Paris, Seuil, 1991. w . De « Pardonne-moi. Nathalie Sarraute, Pour un oui ou pour un non W 41 toutefois pas obtent la permission officielle auprés des juges et ila méme été condamné pour étre «celui qui rompt pour un oui ou pour un non», car le monde extérieur naccepte pas qu’on siisole de la société pour de tels griefs. b) De «Maintenant ¢a me revient... » (p. 1500) a «le cas me semblait pa- tent» (p- 1501): les deux «amis» se remémorent les circonstances de la rupture et les raisons profondes du mépris supposé de H1 pour H2. Les reproches de H1 & H2 se font plus insistants, ses complexes vis-a-vis de la réussite de son ami, plus évidents. c) De «Veux-tu que je te dise?» (p. 1501) & «Je vais les appeler» (p. 1502): H1 met un nom sur cette intonation trainante: c’était de la condescen- dance. Il refuse cependant d’en assumer la responsabilité, provoquant un nouvel incident lorsqu’il accuse son ami d’étre «ceci ou cela». H2 lem- péche de définir @ priori ce qui est justement indéfinissable. De «Voila... Je vous présente...» (p. 1502) a «Laissez-nous, je men charge.» (p. 1505): H2 consulte ses voisins sur la condescendance en général, mais ceux-ci comprennent mal la querelle des amis et leur voca- bulaire (« marginal», «souricigre»). H2 se plaint d’avoir été piégé par Yattitude condescendante de son ami. Sa maladresse et son énervement indisposent les voisins qui, le trouvant «agité» voire « cinglé», se retirent du tribunal. Cet épisode est le tournant de la pice, car on comprend que la dispute n’a aucun fondement objectif et que ni l'un ni l'autre ne pour- ront prouver le bien-fondé de leur position. . De « Alors tu crois... » (p. 1505) a «il vaut mieux que je parte... » (p. 1508): les deux hommes précisent leur point de vue et s'accablent de reproches. H2 accuse H1 d’taler son bonheur personnel et de ne croire qu’en des valeurs reconnues et nommables, tandis que lui se situe «ailleurs... en dehors... » (p. 1508). H1 ne voit dans la réaction de son ancien ami que de la jalousie et, blessé par toutes ses accusations, il menace de partir. Cet épisode confirme le sommet de la tension dramatique et le point de retournement de I'action: a présent les deux hommes constatent qu’aucun accord n'est possible. » (p. 1508) a «je n’ai pas pensé a Verlaine » (p. 1510): H2 s'excuse d’avoir dit « plus quon ne pense» (p. 1508) et se lance dans une évocation lyrique de l'endroit «sordide » oi il vit, employant malen- contreusement les mots de Verlaine « la vie est l4» sans les citer explicite- ment. Cet emprunt non attesté donne l'occasion 4 H1 de contre-attaquer en démontrant a H2 qu'il utilise lui aussi les lieux communs, alors qu'il se prétend «ailleurs... dehors... » (p. 1509). . De «Bon. Admettons...» (p. 1510) & «C'est toi ou moi» (p. 1511): la dispute s‘envenime lorsque H1 perd de nouveau I'avantage a peine repris en utilisant les mots « poétique » et « poésie» avec des guillemets, et doric 42 A. V’Analyse des textes dramatiques de Sarraute & Pomerat avec une distance méprisante et une ironie facile. Tous deux des souvenirs en reprochant a l'autre d’avoir eu des mots insultants récriminations sont de plus en plus fréquentes et accentuées, Letts 8. De «La tu vas fort» (p. 1511) & « Oui, je vois» (p. 1514): le fossé ent, «deux camps adverses » (p. 1511) se creuse et les positions sont aa ai les plus tranchées. Il y aurait d'un cété le camp de H1, celui des vain, UWS en des individus sars deux, établis, stables, et de l'autre le camp de H2 cet des postes, des instables, des ratés irrécupérables. Chacun avoue oi ia lui pacité a vivre chez l'autre, dans l'espace fluctuant de H2 ou dans Védifo afermé de tous cbtés» (p. 1514) de H1. En méme temps, on s'apercoit ae chacun en arrive & l'inverse de sa position de départ: H2 finit par troues les mots («Si je vais le dire... de Yautre cOté, il y a les “ratés” » (p, 1512) et H1 prend des allures de poéte. 9. De «A quoi bon s'acharner?» (p. 1514) a la fin: cette incompatibilité finit paradoxalement par les rapprocher (9 a). La conclusion sétablit en trois moments, séparés par des silences. Cette fois-ci, c'est H1 qui songe a faire une nouvelle demande officielle de rupture et c'est H2 qui len dissuade, car ils seront sans «aucune hésitation: déboutés tous les deux» (p. 1515), accusés de «rompre pour un oui ou pour un non» (9 b) (p. 1515). Entre le oui et le non, il est bien difficile de choisir, mais le débat pourrait conti- nuer a I'infini, car l'un, H1, dit oui a la société et & Yordre, tandis que H2 réitére son refus du conformisme (9 c). Tel est donc, en résumé, le déroulement de la pitce et des différentes étapes de l'intrigue. Celles-ci nous ménent pas a pas au constat final, d’une différence radicale : opposition est fondamentale, la dispute est inévitable, la piéce est un mécanisme automatique que l'on peut remonter et qui produira les mémes effets. La pirouette finale ne résout évidemment rien, mais elle clarifie les positions, positive ou négative, face au débat. II nous faudra tran- cher pour savoir si H1 et H2 représentent deux positions irréconciliables (version psychodramatique) ou s‘ils sont les deux faces d’une contradiction’ Tintérieur d'un méme étre (version logodramatique). Mais commensons pat quelques remarques générales sur l'intrigue, la fable, les actants et les theses. Lintrigue est peu « visible » : rien ne se passe extérieurement, la discussion nagit nullement sur le monde extérieur, du reste inexistant, si on excepte Tépisode des voisins. En revanche, l'évolution des positions respectives des actants, la mise en place des oppositions et le sens profond de la fable app raissent de plus en plus clairement au fil de la lecture. d La fable, presque calquée sur I'intrigue, se résume 4 quatre Episodes logiques : ~ griefs de H2 a H1 a propos d'une intonation (séquences 1, 2, 3); — médiation impossible d’autrui (4); Nathalie Sarraute, Pour un oui ow pour un non W 43 _ maladresse de H2 («la vie est 1a») et retournement (5, 6, 7); _ match nul final (8 et 9). La thése finale, c'est que H1 et H2 se livrent «un combat sans merci, une utte A mort», qu’ils appartiennent & «deux camps adverses» (p. 1511). Ces deux camps sont plutét des conceptions et des attitudes opposées, représen- tées par deux personnages différents, qui, «dans la réalité», pourraient d’ail- leurs coexister en une seule et méme personne. II ne s'agit toutefois pas d’une thématisation explicite qui sexprimerait dans un monologue, une profession de foi ou un exorde. C'est plutdt un jeu plein d’humour (et non une affreuse tragédie!) od les locuteurs ne cessent de se piéger réciproquement, de s'en- fermer l'un l'autre dans la «“souriciére” d’occasion » du langage (p. 1504). Les actants sont clairement antithétiques, et plutdt « schématiques». Que représentent-ils au juste? GD « Est de ceux qui mettent des noms Adu mal 4 nommer, a catégoriser sur tout (p. 1512) Est de ceux qui luttent (p. 1512) Vit dans le monde de la poésie, des impressions Vit une vie confortable, établie, Vit retiré chez lui (p. 1508) publique Voudrait récupérer les aspects Refuse d’étre récupéré (p. 1513) secrets de la poésie Aune vie sociale et famillale Est un raté qui vivote (p. 1512) brillante A besoin de se retrouver chez lui, Vit dans un monde fluctuant, ol tout est stable Inconsistant Cette opposition est celle, somme toute classique, entre l'homme public et la personne privée, celui qui vit dans le siécle et celui qui vit dehors, celui qui accepte la société et celui qui la refuse au profit d’une vie intérieure riche, d'une existence d'artiste pauvre et méconnu. Loriginalité de la piéce consiste 4 confronter dramatiquement ces deux tendances en montrant comment chaque monde aspire aussi A s‘approprier l'autre. H1 veut percer le secret de son ami, avoir accés a l'art, aux sensations; H2 cherche 4 nommer, a apprivoiser le monde social extérieur, en mettant un peu dordre dans son monde intérieur, Mais ni la mondanité superficielle, ni le retrait du monde he sont satisfaisants ou possibles; ils sont plutdt - et telle est la legon de leur combat — complémentaires comme le oui et le non, comme les deux plateaux de la balance ou les deux cétés d’un tourniquet. Mieux vaudrait donc parler, pour ces actants, d'«interpersonnages» linguistiques, de rapport abstrait entre deux péles imaginaires que dentité ro iques de Sarraute & Pommerat ‘i des textes dramatiqui 44 A Analyse ial. Privés d'identite iduelle ou de type social. Perso psychologique Pris psychologiques ou sociaux, les deux interper le sociologique, d i objectif, ni actions physi Na nont ni motivation, ni intention, ni obj Physiques concrae* Fecherchy s _ réel, ils se caractérisent uniquement par una a ee dae ie de force claires, des effets de symétrie, de, verbaux réguliers. Ce sont donc des étres de langage qui sort ea seulement par convention théatrale et qui n’ont aucune existence miméti dans un monde fictionnel. IIs sont le support du langage, le canal et Ie ma tonnerre par lesquels passent les tropismes. « A ces mouvements ui eoiee chez tout le monde et peuvent tout moment se déployer chez ni ‘ nt qui, des personnages anonymes, a peine visibles, devaient Servir de singh support» (p. 1554). : Au lieu dincarner un état psychologique ou un étre Social, les interper. sonnages font progresser la parole a travers eux, ils la véhiculent et j, ci risent. Ils ne produisent pas du discours, ils Progressent par Poussée a lui. Voila pourquoi l'analyse proposée portera non pas tant sur les nages que sur leurs mots car, comme le remarque Nathalie Sarraute: «Plug on s'intéresse aux personnages eux-mémes, moins on s‘intéresse AUX mots; “Cet bien... ca’, et & ce qu’ils contiennent.» B 2. Des mots et des tropismes Suivons ce conseil éclairé de Nathalie Sarraute et tenons-nous en aux mots: | confrontons le dispositif discursif et énonciatif de la piéce avec les réflexions de lauteur sur les tropismes, en proposant Pour ce faire un schéma des diffe rentes instances: H1 :'homme du monde I I « craquelures, Prédialogue, sous-conversation du texte » (TROPISMES) H2 : artiste ! 1 Natal Sarum wn aS none Benne waute-Simone Benmussa, Nathalie Seraut, Qui étes-vous?, Conversation mone Benmussa, Lyon, La Manufacture, 1987, p. 122. Cité dans la suite comme Conve Nathalie Sarraute, Pour un oui ou pour un non W 4S Les tropismes La conception sarrautienne des tropismes remonte aux années 1930, Lauteur Ya exposée dés 1932 et publiée dans Tropismes en 1939. Elle I’a continuelle- ment commentée et précisée dans ses romans et dans ses essais théoriques parus en 1956 dans L’Bre du soupgon, Elle V'a adaptée pour sa réflexion sur le théatre dans Le Gant retourné, un essai publié en 1975 (p. 1707-1713). Selon la définition la plus accessible, les tropismes sont des «impressions produites par certains mouvements, certaines actions intérieures». Ce sont «des mouvements indéfinissables, qui glissent trés rapidement aux limites de notre conscience, ils sont a lorigine de nos gestes, de nos paroles, des senti- ments que nous manifestons, que nous croyons éprouver et qu’il est impos- sible de définir» (p. 1153). Il s’agit, précise auteur, de «mouvements qui ne sont pas sous le contréle de la volonté et qui sont produits par une excitation extérieure, par la parole, la présence de l'autre ou par celle d’objets extérieurs' ». Dans ses autres ceuvres de fiction, les tropismes prennent une dimension quasi biologique, ainsi au tout début de Tropismes: «Ils semblaient sourdre de partout, éclos dans la tiédeur un peu moite de lair, ils s‘écoulaient douce- ment comme siils suintaient des murs, des arbres grillagés, des bancs, des trottoirs sales, des squares» (p. 3). Dans la piéce, c'est une brave petite taupe qui est chargée de suggérer le mouvement inconnu et inquiétant du tropisme en partant de la sensation (de H2) pour s‘aventurer dans le domaine du langage bien ordonné (de H1): c'est « quelque chose d’inconnu, peut-étre de menacant, qui se tient 1a, quelque part, a ’écart, dans le noir... une taupe qui creuse sous les pelouses bien soignées oi vous vous ébattez... » (p. 1512). En réalité, comme le précise Sarraute dans Le Gant retourné, son seul texte théo- rique portant sur le théatre, les tropismes sont «des mouvements intérieurs ténus, qui glissent trés rapidement au seuil de notre conscience, des mouve- ments qui ne sont pas (contrairement a ce qu’on a dit) tels quiils apparaissent 4 Torigine: de mous déroulements, de vagues grouillements, mais tels que je les montre dans mes livres: des mouvements précis, des petits drames qui se développent suivant un certain rythme, un mécanisme minutieusement agencé ott tous les rouages semboitent les uns dans les autres » (p. 1707). Au théatre, tout est déja dialogue, la squs-conversation est devenue la conversation, les images, les sensations, les impulsions, les rythmes se sont déja bousculés aux portes de la conscience, puis déployés en elle. Cest comme si le gant avait été retourné, l'intérieur devenant l’extérieur: «Les Personnages se sont mis a dire ce que d’ordinaire on ne dit pas. Le dialogue a quitté la surface, est descendu et s'est développé au niveau des mouvements intérieurs qui sont la substance de mes romans. Il s‘est installé d’emblée au niveau du prédialogue» (p. 1708). 1 par Arnaud Rykner, Nathalie Sarraute, op. cit., p. 178. 46 A Analyse des textes dramatiques de Sarraute 4 Pommerat fois les rapports entre les actay Le schéma ie Se iraseeie il oe les nouvelles donner Lager dispostif thédtral dont Pour wn ou! ou pour un non dleviens ‘i in». ne en deux tendances opposées. H2, Lartiste, vy, rester dans le prédialogue, le non-défini, mais il se sent attiré, et tiré, par , vers la norme et la verbalisation. H1, homme ‘du se se nd chez H2 Pour expliquer léloignement de son ami, mais aussi pour le ae ler, le Conceptus. liser, le ramener a une vie sociale «normale». Le passage d'un niveay 4 Tautre seffectue a travers les fines «craquelures» de la surface du texte, 14 on «la carapace du connu et du visible [est] percée sur un point infime» (p. 1719), Le dialogue de la piéce met aux prises deux principes antagonistes, Portés pay deux personages différents: la volonté de nommer, classer, de trouver des formes sécurisantes, pour H1 ; le désir de rester dans la sensation, le Préverbal, le tropisme des mouvements intérieurs, pour H2. Ce faisant, les deux instances effectuent un chassé-croisé. H1 le raisonnable va trouver H2 le marginal sur son terrain, pour le ramener & lui, mais aussi pour mieux connaitre son monde qui finit par l'influencer. Inversement, H2 le sensible, dés qu'il avoue la raison de son éloignement, se rend sur le terrain de son adversaire et renonce finale- ment a demander la séparation. Aussi radicalement différents soient-ils, tous deux aspirent a devenir l'autre. Le résultat de leur rencontre, ou plutét de leur chassé-croisé, se lit 4 la surface du texte, a l'interface de la sensation et du mot, dans les fines craquelures de la texture. En ces lieux infimes et impalpables, la sensation pure tente de sexprimer en mots et le mot tente de retrouver les Sensations qui font généré. C’est sur le bord de cette craquelure, de cette bles- Sure, que la sensation se fait langage et le langage sensation. C'est dans Iinto- nation, cette blessure du langage, que se loge le principal tropisme de la piece, Le logodrame Sarraute a eu lidée de dramatiser cette fonction de la sensation et du mot en imaginant la rencontre de deux amis, éloignés par la vie, mais désireux dese Ter chet. Mais ce niveau figuratf, a fable d'une brouille entre deux amis, Rest au fond qu'un habillage plaisant Pour traiter la question de ’émergence du dialogue depuis les ttopismes du prédialogue, pour proposer une fable métalinguistique, un logodrame qui réfléchisse les mécanismes du langage Sous une forme dynamique et dramatique. Dans ce logodrame, toute progres” Sion vient du dialogue, du jeu subtil sur les Mots, et non d’actions extérieures- Résumons une derniére fois la fable eas logodrame: le pole du langage (H1) Nathalie Sarraute, Pour un oui ou pourunnon W 47 youdrait s'approcher du ple de la sensation (H2). Mais en nommant les silences, le langage verbal catégorise tout et fait fuir la sensation. Une lutte influences, a Vissue incertaine, oppose les deux instances, repliées dans des camps de plus en plus retranchés: le réel est trop connu et le poétique trop flou. Les deux péles, cependant, ne sauraient exister l'un sans l'autre: pas de communication sans mots, mais a quoi servent les mots s'ils sont coupés des racines, des sensations et des mouvements du monde? Ce logodrame tend par nature & abstraction: celle de toute philosophie du langage. Plus rien de figuratif dans cet essai de linguistique générale; H1 et H2 sont deux pures consciences linguistiques, deux beaux esprits dans la pure tradition classique francaise, deux « hommes sans qualités» et non deux étres sociaux liés par une histoire commune. C'est & nous, et & nous seuls, de projeter sur eux des considérations sur leur milieu vaguement intellectuel, de voir en eux, par exemple, deux grands dadais asexués utilisant les formules stéréotypées du discours amoureux, car rien n'est précisé par le texte. Le logodrame n’est toutefois pas une tragédie classique abstraite se termi- nant sur un affrontement irrémédiable, un «combat sans merci» ou «une lutte 4 mort» (p. 1511). C’est plutét une lutte contre soi-méme et un renverse- ment comique rendu possible par la structure ironique de la piéce: chacun se trompe sur soi-méme, et le lecteur aussi, tant qu'il n’a pas saisi le mécanisme ironique, sous forme de perpetuum mobile, de la piéce. Souvent, il s'identifie al'un des deux compéres, il se croit obligé de choisir son camp. En effet, il n'a pas compris que le personnage nest qu’un mécanisme structurel, un instru- ment du tropisme, qu'il est interchangeable, car arbitraire et conventionnel. Quion lise la piéce comme logodrame ou comme dramaticule psycho- logique du Quartier latin, il faut en tout cas localiser les « craquelures» du dialogue, en déterminer lorigine et la fonction, mais surtout examiner leur matérialité textuelle. 3. Les craquelures du dialogue A premiere vue, nulle brisure! Le dialogue, trés fluide, est un tissu continu de phrases courtes, incisives, enchainées. Paradoxalement, les points de suspen- sion, nombreux aprés chaque phrase, facilitent plutdt le passage continu d'un locuteur a autre. Le dialogue se déploie sans effort comme une conversation ordinaire et banale alors que la thématique concerne une quéte obsessionnelle des silences, des intonations, des proces d'intention et qu'il porte sur des choses habituellement tues, des riens et des je-ne-sais-quoi dans la meilleure tradition marivaudienne. D’ou. un contraste ironique entre une thématique insolite et une forme familiére. C'est comme s'lls s’entretenaient des impressions poétiques de H2 sur le ton prosaique de H1. Grace au dispositif théatral, nous pénétrons en. effet dans les mouvements intérieurs du prédialogue romanesque. 48 A Analyse des textes dramatiques de Sarraute 8 Pommerat Lanalyse des dialogues de la pitce est particuliérement delicate, devant tenir compte de cette double spécificité, les mouvements obscurs de la sous. conversation déja remontée a la surface et le réalisme de Téchange verbal. Il sagit de combiner une psychologie des profondeurs et une stylistique de la surface textuelle. Mais les mouvements obscurs et la texture quotidienne sont liés, puisque lécriture de Sarraute, dans sa genése, est partie des mouvements cachés, des tropismes de la sous-conversation pour remonter ensuite & la surface banale du dialogue quotidien. Cette remontée seffectue & travers les fines craquelures dela «carapace du connu et du visible» (p. 1710). (Cf. le schéma supra, p. 44.) Mais oi localiser, dans le texte qui en résulte, ces craquelures et quiest-ce quiles provoque? 1, Les intonations. Comme I'illustre exemple, rapporté par H2, de cet allongement du biiien et de la pause avant ¢a, ‘intonation introduit la subjec- tivité du locuteur dans le langage, elle livre subrepticement une évaluation »sychologique et sociale de la réalité, Toute la piéce regorge de pareils espaces intercalaires que le partenaire et l'auditeur-spectateur peuvent toujours interpréter a leur guise. C'est par ces interstices que passent les malentendus, indispensables pourtant pour bien entendre les allusions ou les intentions cachées. Le texte reste ouvert, car il ne contient pas un systéme d’indications intonatives, qui dépendent diailleurs de la réception et de linterprétation de Tinterlocuteur. Les personnages disent des choses plus infimes qu’intimes. 2. Les nominations sont les moments oi le locuteur trouve le mot qui correspond a sa sensation, ce qui du méme coup tue la sensation. H1 est le spécialiste de ces nominations: c’est lui qui qualifie I'intonation de «condes- cendante» et qui ne cesse de définir la conduite de son ami. La piéce marque Yempiétement de H1 sur H2, la progression inexorable de la nomination. 3. Les guillemets que l'on percoit dans la légére distance ironique du locu- teur a ses propres mots (celle de H2 & propos du « poétique», par exemple, p. 1510) sont un autre moyen de signaler la félure du monde, d’indiquer que le langage n’est pas une étiquette recouvrant la réalité et quon peut détacher certains mots comme pour suggérer tout un commentaire qu’on épargne & Tinterlocuteur. Certaines scénes (p. 1512, p. 1514) sont des conversations reconstituées; des expressions affichent des concepts «suspects»: «la vraie» vie (p. 1512), le «raté» (p. 1512), la «poésie». En remontant a la surface textuelle réaliste, le prédialogue et le tropisme des mouvements éclosent en d'innombrables bulles de banalité. 4, Les lieux communs ne sont pas simplement des formules stéréotypées dont H2 et H1 font un usage immodéré. Ce ne sont donc pas non plus les stéréotypes du théatre de l'absurde ou du théatre du quotidien. Ce sont plutot, comme I'a bien montré J.-P, Sartre dans sa préface au roman de N. Sarraute, Portrait d'un inconnu, des lieux de rencontre pour des individus différents: «Le lieu commun est a tout le monde et il m‘appartient; il appartient en moi & tout Nathalie Sarraute, Pour un oui ow pourunnon W 49 jlest la présence de tout le monde en moi» (p. 36). Dans Pour un oui nour uit non, les liewx communs sont les situations a l'intérieur du langage o& p peut se mettre d’accord, par exemple pour discuter, aplanir un différend, Ton Pre rfarbitrage des voisins ou d'un tribunal imaginaire. H1 ne cesse dobli % ir sur son terrain, a préciser ce qu'il ressent confusément, a ene ot ase rencontrer avec lui en un lieu commun, qui soit socialement acceptable. jeux communs nen finissent pas d’émerger et de traverser les craquelures que les deux amis, un instant (en 9a, p. 1514), finissent par s'accorder fur tout et réciter une litanie de paroles conciliantes («4 quoi bon», «ce serait Jus sain...» «plus salutaire», «Ja meilleure solution», p. 1514). 5, Lironie perce également — c'est le cas de le dire ~ 4 maints endroits du arrive que le personage se plaigne lui-méme d’en étre victime: « H2: i le dis-tu comme ca? Avec cette ironie?» (p. 1503). La plupart du lecteur de la relever ou de prendre le texte au mot: texte. Il Pourquo’ temps, cest au Hit: «il n'y a jamais rien eu entre nous...» (p. 1497). Ni querelle, ni amitié peut-étre non plus! Le «rien» est en tout cas lobjet de leur discussion: H2: «piteusement: ce n’est rien qu’on puisse dire...» (p. 1498). En effet, ils ne parviennent jamais a s‘exprimer clairement. Toute la piéce est du reste placée sous le signe de lironie, puisquelle dépend d'une intonation. Tous les mots litigieux de la discussion sont susceptibles détre retournés dans un sens originel ou figuré. Méme les silences sont éloquents. 6.Les silences dans les conversations, surtout s'ils sont pesants, prolongés et difficiles A combler, constituent une autre félure de la paroi entre le magma des mouvements préverbaux et la parole proférée. Sil est vrai que «tiré parce silence un dialogue a surgi, suscité, excité par ce silence. Ga s'est mis & parler, a sagiter, a se démener, a se débattre» (p. 1708), Pour un oui ou pour un non jaillit d’un silence qui trahit une attitude de condescendance et provoque une longue explication entre deux personnes. Mais ce silence primordial se répéte au cours de la piéce. Il ne s'agit pas simplement des trois silences avant la conclusion (p. 1514-1515) ni du long silence technique lors de la sortie des voisins (p. 1505), mais des silences qui constellent les dialogues, & lintérieur et entre les répliques, et qui risquent 4 tout moment de provoquer une réac- tion des personnages, s‘ils les interprétent comme une parole malheureuse. Paradoxalement, ces silences, 4 peine perceptibles, meublent les dialogues, forment un réseau aussi cohérent qu'une partition musicale; ils menacent a tout moment de décomposer le texte si 'auditeur n'est pas attentif. Tout part deux: «Ecoute, je voulais te demander...» (p. 1497) et touty aboutit: « Pour un oui... ou pour un non? Un silence» (p- 1515).

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