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Le Roman inachevé 

(1956)
Ce recueil de poèmes, dédié à Elsa Triolet, est composé de trois grandes parties qui
n’ont pas de titre, mais entre lesquelles se dessine une évolution. La première présente
surtout des poèmes du souvenir, jonchés de noms de lieux et de femmes, d’événements
historiques, composant une « ancienne histoire éteinte » : la mémoire s’interroge sur sa
légitimité, en même temps qu’elle fait œuvre poétique. La deuxième partie est placée à
l’enseigne double du langage et de l’amour : « Ici commence la grande nuit des
mots » ; le lyrisme brisé s’accompagne d’une réflexion inquiète sur le pouvoir du
langage. La troisième partie réorchestre les thèmes précédents, par un retour proclamé,
mais non sans doute, à la tâche poétique (« Je passe le temps en chantant/Je chante
pour passer le temps »), et à l’émerveillement d’aimer.
• Une somme poétique – Aragon a cinquante-neuf ans lorsqu’il publie Le Roman
inachevé. On peut y voir l’équivalent des Contemplations de Victor Hugo : un bilan
existentiel et littéraire d’un poète arrivé au sommet de son art, et en jouant en virtuose.
De l’élégie légère au poème fortement charpenté et rhétoriquement cadencé, Aragon
use avec une ingéniosité éblouissante de toutes les formes qu’il tire de la tradition
poétique française : poèmes à strophes et poèmes libres, mètres variés, vers libres,
poèmes en prose continue, rimes riches ou pauvres, assemblées savamment ou avec
une apparente négligence, rimes incongrues… Ce n’est pas pur exercice de virtuosité :
perce toujours une interrogation sur le dire poétique, les pouvoirs et limites du chant
lyrique, associé aux grands thèmes qui traversent l’œuvre d’Aragon.
• Un lyrisme éclaté – L’unité du recueil se scelle dans la présence d’une voix
singulière, celle du je poétique disant et construisant le « roman » de sa vie. Se
succèdent ainsi, dans un tourbillon apparemment désordonné qui confine au vertige,
des poèmes du souvenir, de l’amour, de l’Histoire, du retour sur soi, de
l’émerveillement et de l’inquiétude. Rarement lyrisme poétique aura été aussi
violemment déchiré, jusque dans l’auto-accusation, le dénigrement ou l’exécration de
soi (« Moi qui n’ai jamais pu me faire à mon visage/Que m’importe traîner dans la
clarté des cieux » ; « J’ai la méchanceté d’un homme qui se noie/Toute l’amertume de
la mer me remonte »). La confidence lyrique confine plus d’une fois au cri ou au râle
de douleur : « Enfin que signifie/Ce râle prolongé qu’à tout chant je préfère ? » Mais le
propre d’Aragon est de toujours articuler en une parole construite et maîtrisée les
éclats brisés du moi poétique. Par la vertu du chant, l’écriture relie, coordonne, fait
surgir des échos qui tissent une harmonie. Le recueil a l’unité multiple d’un
kaléidoscope produisant sur un rythme syncopé des images à la fois disjointes et
enchaînées.
• Poésie et roman – Dans un poème qui dit l’amour brisé (« Le long pour l’un pour
l’autre est court… »), Aragon place une allusion au titre du recueil : « La rame qui
glisse/Sur les cailloux lisses/Comme un roman lu. » Le roman symbolise ici une
continuité illusoire unifiée dans la nostalgie. L’écriture poétique se nourrit de ce
lyrisme « romanesque », l’entretient et le brise à intervalles réguliers dans des assauts
rageurs ou des images déchirées. Ainsi prend son sens l’entrelacs subtil que tisse ce
recueil entre poésie et roman. C’est le poème qui accueille le récit, mais pour mieux le
soumettre à la violence fulgurante d’une écriture qui sait briser-là, court-circuiter,
plonger dans l’innommable de la souffrance. C’est aussi parfois le vers qui est
soupçonné d’entretenir une unité factice. La prose vient alors le rompre : « Ah le vers
entre mes mains mes vieilles mains gonflées nouées de veines/se brise et l’orage de la
prose sillonnée de grêle et d’éclairs/s’abat toute mesure perdue sur le poème lâché
comme un chien débridé […]. »

Le Mentir-vrai :
Quelques mois avant sa mort, Aragon publie un recueil de nouvelles qu’il intitule Le
Mentir-vrai. L’expression éclaire toute son œuvre, orientée simultanément par la quête
du réel et les dédales de l’imaginaire. Fils illégitime, Aragon est toujours resté l’enfant
bâtard, multipliant les masques pour mieux être reconnu, construisant à l’infini des
jeux de miroir. Elsa Triolet fut l’un d’eux, à qui il consacra l’essentiel de sa poésie
lyrique, en un chant d’amour à la fois exalté et inquiet (« Tu m’as trouvé dans la nuit
comme une parole irréparable/Comme un vagabond pour dormir qui s’était couché
dans l’étable »). C’est en recourant constamment à l’imaginaire que l’écriture construit
une mémoire, gage d’identité et de vérité. Ce « mentir-vrai » éclaire aussi toutes les
citations, références volontaires ou non, parodies et réécritures, qui traversent l’œuvre
d’Aragon. Les motifs récurrents de la fuite, de la perte, du miroir et du ressouvenir, en
font un labyrinthe aux allées multiples qui questionne perpétuellement notre rapport au
réel et à la vérité : « Je n’écris jamais que pour me contredire, au moins dans ce que je
viens immédiatement d’écrire […] ceci est le reflet des contradictions de la vie
même » (Je n’ai jamais appris à écrire ou les Incipit).

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