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Le deuil après suicide.

L'accompagnement individuel
Véronique Lutgen
Dans Empan 2005/3 (n° 59), pages 194 à 202
Éditions Érès
ISSN 1152-3336
ISBN 2-7492-0437-2
DOI 10.3917/empa.059.0194
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Le deuil après suicide


L’accompagnement individuel
Véronique Lutgen

Tout deuil est en rapport avec la dispari- – la soudaineté et surtout la violence du


tion d’un objet d’amour et la privation de passage à l’acte suicidaire, qui réalise le
l’amour qu’il nous porte. Double perte, meurtre de soi-même mais aussi une
objectale bien sûr mais aussi narcissique. agression de l’entourage, par rapport
Il correspond à un bouleversement psy- auquel il a valeur de provocation et de
chique, économique et parfois même reproche. Inévitablement il culpabilise
topique important. L’afflux de libido l’entourage. Sa violence se manifeste
libérée va submerger le moi, se transfor- souvent par des réalisations qui sont à la
mer en angoisse sidérante, ou plus sou- limite du représentable : pendaison,
vent envahissante, s’exprimant en noyades, mutilations... « Je vous amène
plaintes et lamentations, ou tenter de se aux confins de l’horreur », dira un
décharger dans des cauchemars répéti- patient en faisant le récit de la découverte
tifs. Le sujet, envahi par sa douleur, ne du corps de sa fille.
retrouvera sa capacité d’investissement, – l’interdit qui pèse sur le suicide, sa
c’est-à-dire de vivre et d’aimer, qu’au réprobation par le surmoi personnel et
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terme d’un long « travail de deuil » au social, la honte qui s’y rattache et
cours duquel il devra « élaborer sa l’impact qu’il a sur nous mêmes en nous
perte ». C’est ce travail de « déliaison- confrontant à nos propres potentialités
reliaison » que nous devons aider, en suicidaires et/ou meurtrières. Cette trans-
sachant « que toute perte est une blessure gression majeure va ébranler l’identité
qui pour cicatriser doit être ouverte ». de l’endeuillé confronté à cet interdit
Travail de deuil qui dépendra essentiel- fondamental et au pouvoir de mort qu’il
lement de la relation du sujet avec son a sur lui-même, qui heurte son narcis-
objet mais également des circonstances sisme comme il troublera celui de
de la perte, ainsi le « deuil après suicide » l’accompagnant.
prend un caractère traumatique accen- Il s’agit de lever le trauma avant de tra-
tué, rendant son élaboration plus diffi- vailler le détachement, les éléments trau-
cile, et ce pour au moins deux raisons : matiques se révélant être de puissants

Véronique Lutgen, médecin, 3 rue de Lavoisier, 31700 Blagnac.


vlutgen@club-internet.fr

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obstacles au travail de deuil et ce à un tri- l’enkystement et le confortant dans l’idée


ple niveau : celui des identifications (com- d’irreprésentabilité de son vécu. Difficile
ment s’identifier à une personne qui s’est contre-transfert de l’accompagnant qui
donnée la mort), de la remémoration où la dans le cas de deuil après suicide doit être
violence fait obstacle aux souvenirs et bien au clair avec ses propres pulsions suicidai-
sûr de l’élaboration des sentiments de cul- res et/ou meurtrières.
pabilité, triple niveau de lecture indispen-
Plus que dans les deuils à la suite de mala-
sable à tout deuil.
die, et comme dans les cas de mort par
Gérard Bayle (2002) souligne la nécessité accident qui pourrait engager la responsa-
en opposition, nous dit-il, à l’attitude ana- bilité de l’entourage, c’est la dimension de
lytique classique (libre association du « culpabilité » qui est la plus importante.
patient, attention flottante du thérapeute), Par son passage à l’acte le suicidé accuse
de conduire le sujet à des récits qui son entourage de ne pas avoir entendu, de
s’accompagneront cliniquement d’affects ne pas avoir répondu à son appel, de
importants permettant ainsi de favoriser n’avoir pas su le sauver. La culpabilité de
l’apparition de porosités dans le clivage l’endeuillé sera accrue par son ambiva-
fonctionnel. Un récit sera ainsi proposé et lence à l’égard du disparu qui « lui en a fait
non imposé afin que « l’horreur » puisse voir » et dont, un jour ou l’autre, il s’est
être dite mais également entendue. Ce récit surpris à souhaiter sa disparition, car bien
se fera l’écho des affects, mais également sûr, tout cela s’inscrit dans une histoire
des sensations tant le registre sensoriel conflictuelle à reconstruire. C’est bien là
s’avère important dans la reviviscence des un des aspects du travail de l’accompa-
événements (M. Proust, 1954). L’invita- gnant qui sera parfois amener à passer la
tion sera vague « racontez moi… », main à l’analyste.
n’induisant pas la direction du récit (pour
« La culpabilité, nous dit Freud, reflète la
certains ce sera le temps de l’annonce,
tension entre le Sur-moi et le Moi et se
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pour d’autres la découverte du corps ou les
manifeste sous la forme du besoin de
images fantasmatiques qu’ils ont de ce
punition » (1929). C’est à ce besoin de
corps) et respectant les défenses du sujet,
punition que nous devons être attentif, la
voire dans un premier temps son besoin
dépression versus la mélancolie étant une
d’évitement. En effet, beaucoup répondent
monnaie d’échange à portée de main se
« ça fait trop mal, ça ne sert à rien…. »,
révélant parfois bien des années plus tard.
mais ils ont enregistré qu’ils pouvaient en
Un lent travail de désidéalisation de l’objet
parler sans détruire l’autre, eux qui vivent
autorisera l’accès aux sentiments ambiva-
dans l’angoisse d’avoir détruit l’objet. Ils y
lents et aux pulsions agressives qui pour-
reviennent alors par des chemins détour-
raient faire écho à ce besoin de punition.
nés, guettant les réactions de l’accompa-
L’émergence de ces pulsions sera bien sou-
gnant qu’ils auront tendance à protéger
vent pressentie dans le contre-transfert per-
« je peux vous parler de ça… vraiment,
mettant alors à l’accompagnant de partager
c’est trop horrible ?… ».
son éprouvé, un soutien didactique pou-
Par son attitude, par un tressaillement, vant s’avérer utile pour atténuer l’angoisse.
l’accompagnant pourrait renforcer le sujet Par ailleurs, Winnicott (1971) attire notre
dans son désir d’évitement favorisant attention sur la nécessité de laisser émerger

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le désir de réparation préalablement afin de vent, pour soi et vis-à-vis des autres, un
ne pas susciter le désespoir. sentiment de honte qui favorise le déni du
suicide. Suicide qu’il s’agira donc à terme
Mais la culpabilité n’est pas univoque :
de nommer comme type de mort, car si le
– Protectrice lorsque le sujet, pour lutter
déni dans un premier temps peut toucher,
contre l’hémorragie narcissique, préfèrera
comme dans les autres deuils, sur la réalité
se sentir coupable plutôt qu’impuissant,
de la perte et sur les affects mobilisés, il
tentant ainsi de maîtriser une détresse indi-
peut également concerner les modalités du
cible et insensée et échapper à la désorga-
décès et pourra alors être un obstacle
nisation. « C’est une nécessité pour le
infranchissable à l’élaboration du deuil. Le
fonctionnement du Je, insiste Piera Aula-
suicide risque alors de devenir un « secret
gnier, de se forger, en certains moments de
de famille » et l’on sait que les dénis d’une
son vécu, des causes de souffrance et de
génération conditionnent les clivages dans
s’assurer par là qu’un tribut est payé »
la génération suivante et poussent à des
(P. Aulagnier, 1986). Elle doit donc être
répétitions, transgénérationnelles.
analysée en tant que mécanisme de
défense et respectée comme tel tout en tra- Culpabilité et honte s’enchevêtrent, l’une
vaillant les relations d’emprise. pouvant masquer l’autre. Mais, si la culpa-
– Obstacle à la honte de se sentir petit, fai- bilité se rapporte à une faute, à un acte ou à
ble et incapable d’avoir pu maintenir en une absence d’acte, la honte est du
vie l’objet d’amour. Ce contre-investisse- « registre de l’être » (D. Quinodoz, 2002),
ment est narcissique, nous précise Jean plus précisément, elle relève du « senti-
Cournut (2002). ment de valeur de soi aux yeux des autres »
– Symbole d’un lien avec la personne (F. Duparc (2003). Elle ne peut donc sur-
décédée, certaines mères parlent de cordon venir que dans un rapport au tiers suscitant
ombilical. Nous percevons tout le danger parce que touchant l’identité même une
d’un tel lien ; néanmoins ces mères, au désorganisation psychique majeure.
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cours d’un long travail d’élaboration, La honte, donc, parce qu’elle incite au repli
décrivent cette forme de culpabilité très sur soi, au désinvestissement, est bien sûr
différemment de celle qui les envahissait un obstacle au partage et à l’élaboration du
et les enchaînait dans les premiers temps. deuil. Il est donc fondamental de la recon-
Une culpabilité résiduelle leur paraît être naître, la culpabilité pouvant lui faire écran.
un indispensable témoignage d’amour et
peut même paradoxalement être un élé- Mais la honte est d’approche subtile, elle
sera repérée via un mouvement contre-
ment libérateur les autorisant à d’autres
transférantiel ou par des signes indirects.
investissements. « Je souffre encore un
Ainsi lorsque la honte semble absente chez
peu donc j’ai le droit de vivre. » Beetschen
le sujet, et rappelons-le, tous les efforts du
souligne que « le sentiment de culpabilité
honteux seront consacrés à la masquer aux
ne peut être que franchi, sans jamais pré-
autres mais également à lui-même, elle est
tendre à l’illusion de sa disparition »
souvent éprouvée par l’accompagnant. Il
(A. Beetschen, 2003).
est alors souhaitable que celui-ci en favo-
Le suicide ne sollicite pas seulement la rise l’expression par la qualité de son
réprobation du Surmoi, il affecte aussi écoute et de sa présence car « seules les
l’Idéal du Moi. Ainsi, se manifeste sou- hontes nommées et reconnues peuvent être

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dépassées », nous dit S. Tisseron. « Res- de l’objet va se retourner sur le moi mais
sentir la honte, c’est déjà ne plus y être dans un mouvement hautement paradoxal
totalement immergé, c’est prendre de la puisque le moi sera lui-même envahi
distance par rapport à elle. Dire sa honte, par cet objet surinvesti et imprégné par
c’est montrer que l’on échappe au risque une « identification mortelle ». Marc L.
d’être irrémédiablement marginalisé à Bourgeois (1996), citant Rybnearson dans
cause d’elle » (S. Tisseron, 1998). une réflexion sur le suicide internalisé
(1981) signale la contradiction existentielle
Dans ce premier temps, nous avons vu que
fondamentale de l’endeuillé par suicide :
le deuil après suicide nécessitait une
une présence internalisée qui a choisi la
approche très spécifique dans ses valences
non-existence. Il s’agit d’un « séquestre
traumatique, culpabilisante et honteuse.
existentiel », sur lequel doit porter l’accom-
Observons maintenant l’effet cumulé du
pagnement. Ainsi, comme le souligne A.
deuil et de ces éléments qui tous partici-
Beetschen, « le moi peut défaillir d’être
pent de la crise identitaire, se renforcent
habité par un mort et il ne peut remplir sa
mutuellement, voire procèdent les uns des
tâche. D’où le désespoir et l’épuisement »
autres :
(A. Beetschen, 2003).
– le deuil bien sûr puisque la perte de
l’objet d’amour est indissociable de la Restaurer les assises narcissiques de l’indi-
perte de l’investissement narcissique qui y vidu en le considérant comme sujet pensant
était attaché. Ainsi, « le deuil appauvrit bel et désirant, le solliciter, même dans les
et bien le moi ? Le deuil normal est périodes de plus grande confusion sera
bien un travail de restitution du moi et pas donc une préoccupation constante de
seulement d’examen de la réalité » l’accompagnant. C’est lui apprendre ou lui
(C. Lechartier-Atlan, 2003). Le sujet tra- rappeler qu’avec trois couleurs primaires
duira avec angoisse cette crise identitaire certes imposées, il peut établir toute une
par ces phrases sans cesse répétées « est-ce gamme de nuances et créer son propre pay-
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que je ne suis pas fou, est-ce qu’il est nor- sage, celui dans lequel il se sent bien. La
mal de… ? ». Bouleversement majoré par fonction maternelle primaire, dans ses
le miroir déformant de l’entourage. dimensions contenantes et structurantes,
– le traumatisme, par l’irruption dans le sera convoquée, fonction qui accompa-
gnera la régression inhérente au processus
psychisme d’un corps étranger inélabora-
de deuil. Elle visera à la restitution du Moi
ble en l’état, induisant un intense sentiment
ou tout au moins à sa consolidation, un moi
d’impuissance secondaire au débordement
trop faible, à la limite de l’évanescence ne
psychique et à l’impossibilité pour le sujet
pouvant se risquer sur le terrain de l’élabo-
d’avoir pu empêcher l’événement d’adve-
ration.
nir. Dans cette violence agie, le paradoxe
du suicidé est d’exposer et d’imposer sa Face à l’intensité de la douleur, que Freud
souffrance tout en excluant toute possibi- qualifiera d’énigmatique dans un premier
lité d’aide par l’inexorabilité de son geste. temps (1988), puis rattachera dans un
– La culpabilité inconsciente en relation deuxième temps à la blessure narcissique,
avec l’ambivalence de la relation d’objet le sujet va se protéger par des mouvements
marquée par de fortes motions destruc- défensifs massifs visant à éviter la dissolu-
trices. La haine alors déliée suite à la perte tion du moi tout en gardant un lien avec

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l’objet. Mais ces mouvements sont prennent plus et qui ne les comprend plus
très coûteux énergétiquement et non limi- et de surcroît ne les intéresse plus : « nous
tatifs quant au but à atteindre, interférant ne sommes plus sur la même planète »,
alors avec tout le processus psychique disent-ils souvent. C’est également une
(M. Hanus, 2002). Une des premières problématique centrale dans le trauma-
défenses mises en place sera le déni, déni tisme, le sujet étant amené à modifier le
de la perte, déni des affects donc de la dou- champ de ses représentations pour intégrer
leur. Le déni ne pourra perdurer qu’au prix l’événement. Nous ne reviendrons pas sur
du clivage du Moi amputant alors d’autant le suicide dans son rapport aux autres déjà
les ressources du sujet. La difficile tâche largement débattu via la culpabilité et la
de l’accompagnant sera de respecter ces honte. Pourtant, « si le travail de deuil
défenses indispensables à la cohésion du reste avant tout un processus personnel, il
moi mais à les rendre obsolètes en autori- ne peut s’accomplir qu’en liaison avec
sant l’émergence de la douleur en petites l’environnement » (L.V. Thomas, 1993).
quantités. L’expression onirique, dans ses
Ce lien vécu comme dangereux, peu fia-
modalités ou par son absence, sera un indi-
ble, ce lien tenu, dénié, sera l’essence
cateur appréciable du degré de détresse du
même de la thérapie. Nier le sens mani-
sujet.
feste de ce lien le rigidifierait en un obsta-
Notons qu’il est toujours préjudiciable cle infranchissable au contraire, le repérer,
d’étiqueter sur une rencontre unique les l’accompagner, autorisera, dans la relation
moyens de défense du sujet, leur approche au thérapeute, l’éclosion progressive des
ne peut être que dynamique. Ainsi, sens latents, indispensables à la restructu-
l’acceptation de la réalité de la perte ne ration du sujet. Par exemple, la dénégation
peut se formuler en positif ou négatif car de tout lien thérapeutique « personne ne
un sujet, même s’il ne peut encore croire peut m’aider », « de toutes façons vous ne
définitivement à cette perte, peut y croire me le rendrez pas », « cela ne sert à rien
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un peu plus que la veille dans une progres- d’en parler », signe par son expression
sion respectant ses possibilités d’intégra- même son existence. De même, accepter
tion. Le curseur se déplace : chaque jour, de symboliser un temps le lien virtuel
l’objet perdu l’est un peu plus. L’encoura- « aux autres », c’est-à-dire « à ceux qui
ger, le soutenir dans ce chemin sans jamais ont connu un deuil après suicide », à tra-
le poser comme un ultimatum, autoriser vers les questions angoissées « et les
des retours dans la bulle protectrice lors de autres comment font-ils, ressentent-ils
passages trop difficiles à affronter est le également cela ? » peut s’avérer néces-
meilleur garant d’une évolution ancrée saire afin de permettre au sujet de retrou-
dans les profondeurs du Moi. ver un minimum de repères avant d’oser
Si deuil, suicide et traumatisme se renfor- quelques pas sur le mouvant terrain du
cent dans l’atteinte narcissique, ils ont éga- « Je ». Car ce « Je » ne peut être prononcé
lement en commun d’attaquer le lien aux qu’après s’être bien assuré de ne pas faire
autres. Le décalage patent entre la réalité émerger un moi trop monstrueux. Alors
de la perte et la capacité d’intégration psy- seulement, le travail de désinvestissement
chique des endeuillés, les isolent, un investissement du lien sous toutes ses for-
temps, du monde « réel » qu’ils ne com- mes sera envisageable sans négliger la

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place de l’accompagnant comme repré- damental. Il convient donc de donner la


sentant du lien à l’objet, reflétant donc parole au sujet dans un climat d’empathie
toute l’ambivalence refoulée de cette rela- actif, afin de lui permettre d’ordonner ses
tion, pouvant alors être maltraité en place souvenirs pour donner un sens à l’événe-
et lieu de l’objet car il sera moins angois- ment, se représenter l’irreprésentable »
sant d’attaquer le thérapeute que la per- (F. Dill, 2003). Le cadre sera un espace
sonne décédée. La capacité d’accueil de convenu de manière contractuelle, un lieu
cette violence conditionnera la poursuite d’écoute et de parole où les affects peuvent
du processus. être contenus, un temps répétitif au rythme
adaptable, à la régularité structurante.
Deuil de la relation d’objet, deuil de la Toutes dispositions destinées à contenir
relation aux autres, deuil de la relation à les émotions, soutenir le Moi, favoriser le
soi-même : « je ne me reconnais plus ». travail du préconscient, apaiser le surmoi,
Ce dernier deuil est particulièrement dou- rehausser l’estime de soi, promouvoir de
loureux, c’est un enjeu majeur du proces- nouveaux investissements en utilisant
sus de deuil que d’accepter la réalité des donc un mouvement transférentiel en le
changements internes induits par la perte. limitant au lieu de le développer comme en
L’ouvrage est remis sur le métier à chaque analyse.
étape car dans un mouvement de va-et-
vient l’endeuillé s’adaptera tant bien que Dans ce long cheminement, les deux topi-
mal à son nouvel état mais qui dit nouvel ques sont toujours engagées :
ne dit pas définitif. Il sera bien vite remis – la première, puisque le préconscient et sa
en question lorsque l’élaboration atteindra rencontre avec celui de l’accompagnant,
un nouvel affect. Chaque fois, le sentiment dans la « transitionnalité » au sens de Win-
de désespoir renaîtra dans une impression nicott est « le lieu même » où s’effectue
de retour en arrière. L’accompagnant l’élaboration, le travail de déliaison
saura alors se faire mètre ruban à l’aune reliaison du deuil où se créent de nouveaux
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duquel l’endeuillé pourra évaluer le che- liens.
min parcouru. – la deuxième puisqu’il s’agit d’éviter non
seulement les refoulements mais aussi les
Un deuil difficile donc nécessitant une
clivages et répétitions et d’intégrer dans le
grande vigilance quant au risque dépressif
Moi, deuxième topique, cet élément de
encouru par l’endeuillé par identification à
réalité si possible en accord avec le Surmoi
l’objet perdu et au virage mélancolique
et Idéal du moi et tenter de l’inscrire dans
ainsi qu’une évaluation constante du ris-
l’histoire familiale.
que suicidaire. L’expression de ce risque
se modulant en fonction de l’évolution du Ainsi, l’accompagnant peut nommer dans
deuil, se manifestant dans les premiers cette transitionnalité ce qu’il perçoit être le
temps plus souvent par les équivalents sui- sentiment éprouvé par la personne en deuil
cidaires. Aussi, le cadre est-il fondamental notamment les sentiments suscitant la
mais soulignons, avec François Dill, que réprobation de l’endeuillé comme la
« la souffrance du deuil est une souffrance colère contre la personne disparue, le sou-
normale, la demande itérative, impérative lagement… Mais en parallèle, il rassurera
de l’endeuillé pour qu’on lui parle de ce le sujet sur la normalité de ces affects afin
qu’il vit répond à un besoin urgent et fon- d’éviter qu’ils n’augmentent l’intensité

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des sentiments de culpabilité et de la bles- donner du sens au non sens », précise


sure narcissique « on n’aime pas se voir Martine Ruszniewski (1995).
comme ça dit une mère ». C’est un ajuste-
Terminons avec la dimension familiale du
ment permanent de là où le sujet peut aller.
deuil après suicide, qui exige qu’il soit tra-
L’approche sera toujours centrée sur le vaillé de manière croisée avec d’autres
sujet mais empruntera plusieurs voies : membres entre lesquels doit se rétablir la
didactique notamment sur le processus du communication. Celle-ci, mise à l’épreuve
deuil, rassurante quant à la normalité des par la souffrance du deuil, est souvent gra-
manifestations émotionnelles, repère afin vement perturbée par le climat de honte et
d’ouvrir la voie à plusieurs possibles de culpabilité, et peut prendre des aspects
(enfants – rituels – le corps). Approche qui persécuteurs sous l’emprise de culpabilité
pour trouver un écho chez le sujet devra projetée, entravant alors l’élaboration du
être incarnée dans la réalité de son quoti- sujet. Il en sera de même lorsque l’acte sui-
dien, sa fatigue physique et psychique, son cidaire sera dénié.
désintérêt du monde au moment même où Par accompagnement individuel, il faut
il a des décisions à prendre... pour lui per- entendre ici accompagnement en lien avec
mettre de garder contact avec cette même la perte d’une même personne, unique
réalité. Dans cette optique, nous considé- objet mais également objet unique pour
rerons notamment le retentissement soma- chaque sujet. Aspect, bien souvent, source
tique de deuil, la délicate question des de conflit au sein des familles interférant
psychotropes et des arrêts de travail, tou- massivement avec la dynamique familiale.
jours dans un objectif de subjectivation La dimension familiale ne se limite pas
même dans les périodes de plus grande aux collatéraux et descendants mais inclut
confusion. les ascendants puisqu’il s’agit d’inscrire
Transversale sera la question du sens : le l’événement dans l’histoire familiale. Cet
suicide se présente comme un mystère, la accompagnement prendra donc la forme
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valse incessante des POURQUOI va alors d’entretiens individuel, en couple, en
envahir l’espace psychique du sujet au ris- famille afin de permettre à la parole de cir-
que qu’il s’y perde. Pour certains ce sera culer non pas dans le but d’uniformiser et
même un point de fixation et par là même de rendre unique la perte mais que la perte
une voix d’évitement. Ce peut être le cas de chacun puisse être reconnue par tous
pour la recherche incessante d’un coupa- dans ses spécificités et dans le respect du
ble qui peut figer le travail de deuil à cheminement individuel.
terme. Accepter la part de mystère de la Les entretiens en couple ont un double
mort et du suicide sera le fruit d’un long intérêt : d’une part, ils relancent la commu-
cheminement à travers la quête de sens, nication lorsque la présence d’un tiers
sens qui n’aura de valeur que pour le sujet. s’avère indispensable en particulier dans les
La question du sens pourra alors être posée délicates situations où l’un des deux prota-
en d’autres termes : quel sens à ma vie gonistes rend responsable l’autre du décès
maintenant et comment intégrer cet événe- ou croit en être rendu responsable, d’autre
ment à ma vie ? « Consentir à mettre des part favorisent l’enrichissement mutuel des
mots sur du non-sens demeure pour la dynamiques psychiques. Ainsi, nous ren-
majorité des êtres, l’ultime recours pour controns bien souvent des conjoints qui se

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disent là pour soutenir leur épouse. Puis, se transforme en cote de mailles tout aussi
rassurés par notre attitude, éclairés sur leurs protectrice mais plus souple.
propres affects par l’expression de leur Un des objectifs de l’accompagnement des
femme, ils oseront quelques mots person- endeuillés après suicide est d’inscrire
nels, parfois même une larme. Prenant de l’événement dans l’histoire familiale, sou-
plus en plus d’assurance, au fil des entre- haitons que, de même, l’accompagnement
tiens, mais affirmant toujours « qu’ils sont puisse s’inscrire dans un continuum inté-
là pour leur femme », les mots se feront grant l’avant, l’événement, l’après en
phrases. Développer l’espace inter-psychi- développant les liens entre les différents
que du couple permet à l’élaboration de per- intervenants. En effet, un accompagne-
durer au quotidien dans une relative ment à l’emporte-pièce, marginalisé, obli-
cohérence tout en respectant le processus geant l’endeuillé en perdition à chercher
interne de chacun. Cela répond à une une ultime bouée de secours lui fera penser
inquiétude souvent exprimée quand aux que vraiment « il ne vaut pas grand
éventuelles conséquences néfastes du deuil chose ». Or Michel Hanus insiste sur
sur le devenir de leur couple. l’importance de l’accompagnement des
D’autres viendront parce qu’une question endeuillés après suicide dans l’axe de pré-
les taraude bien que peu consciente qui vention du suicide (M. Hanus, 2004). Pro-
émergera plus tard. Lors des premiers con- poser systématiquement à toute personne
tacts, face au désespoir de leur femme, ils confrontée à ce type de deuil un accompa-
agitent comme un étendard leur stoïcisme gnement et ce sous différentes formes lui
« heureusement, je suis là pour soutenir le permettra d’envisager cette démarche,
couple et éviter que toute la famille ne toujours difficile sans se sentir disqualifié.
parte à la dérive ». Cela répond non seule- De même, tout au long du processus, le
ment à un besoin de maîtrise qui les sou- thérapeute sera attentif à la pertinence des
lage un temps mais également au rôle qui orientations. Orientations qui seront tou-
leur est attribué par la société « l’homme jours travaillées avec le sujet et non jetées
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doit soutenir sa femme, il ne pleure pas ». en pâture par débordement de l’accompa-
Mais le piège se referme petit à petit, gnant. L’accompagnant devant être cons-
ébranlé par la détresse de leur épouse un cient de ses limites quand il s’agit de
doute s’installe : « est-ce que je souffre reconstruire une histoire névrotique com-
assez ? », ce qui a pour corollaire : « est-ce plexe et être capable de juger des cas où il
que je l’aimais assez ? » Se connecter à a, à son tour, besoin d’aide extérieure.
leur souffrance est donc la demande de ces Ainsi, l’accompagnement du deuil après
hommes pris entre deux feux : répondre à suicide s’avère être un long parcours chao-
l’idéal masculin et du même coup ne plus tique où notre rôle de catalyseur permettra
être un bon père ou bien être un bon père au sujet de puiser dans ses ressources, de
mais se disqualifier aux yeux de la société développer sa créativité, de nous étonner et
et, croit-il, aux yeux de leur épouse. Con- de s’étonner par ses initiatives mais qui dit
cilier les deux idéaux ne va pas sans une catalyseur dit risque d’explosion voire
véritable révolution topique, leur indiquer d’implosion de l’endeuillé et parfois de
le chemin de leur souffrance passe par un l’accompagnant lui-même. Il implique donc
aménagement des défenses : permettre un indispensable travail sur soi, une super-
que l’armure moyen-âgeuse, engonçante vision et des ressources propres à chacun.

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EMPAN N° 59

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