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Empa 059 0194
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L'accompagnement individuel
Véronique Lutgen
Dans Empan 2005/3 (n° 59), pages 194 à 202
Éditions Érès
ISSN 1152-3336
ISBN 2-7492-0437-2
DOI 10.3917/empa.059.0194
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le désir de réparation préalablement afin de vent, pour soi et vis-à-vis des autres, un
ne pas susciter le désespoir. sentiment de honte qui favorise le déni du
suicide. Suicide qu’il s’agira donc à terme
Mais la culpabilité n’est pas univoque :
de nommer comme type de mort, car si le
– Protectrice lorsque le sujet, pour lutter
déni dans un premier temps peut toucher,
contre l’hémorragie narcissique, préfèrera
comme dans les autres deuils, sur la réalité
se sentir coupable plutôt qu’impuissant,
de la perte et sur les affects mobilisés, il
tentant ainsi de maîtriser une détresse indi-
peut également concerner les modalités du
cible et insensée et échapper à la désorga-
décès et pourra alors être un obstacle
nisation. « C’est une nécessité pour le
infranchissable à l’élaboration du deuil. Le
fonctionnement du Je, insiste Piera Aula-
suicide risque alors de devenir un « secret
gnier, de se forger, en certains moments de
de famille » et l’on sait que les dénis d’une
son vécu, des causes de souffrance et de
génération conditionnent les clivages dans
s’assurer par là qu’un tribut est payé »
la génération suivante et poussent à des
(P. Aulagnier, 1986). Elle doit donc être
répétitions, transgénérationnelles.
analysée en tant que mécanisme de
défense et respectée comme tel tout en tra- Culpabilité et honte s’enchevêtrent, l’une
vaillant les relations d’emprise. pouvant masquer l’autre. Mais, si la culpa-
– Obstacle à la honte de se sentir petit, fai- bilité se rapporte à une faute, à un acte ou à
ble et incapable d’avoir pu maintenir en une absence d’acte, la honte est du
vie l’objet d’amour. Ce contre-investisse- « registre de l’être » (D. Quinodoz, 2002),
ment est narcissique, nous précise Jean plus précisément, elle relève du « senti-
Cournut (2002). ment de valeur de soi aux yeux des autres »
– Symbole d’un lien avec la personne (F. Duparc (2003). Elle ne peut donc sur-
décédée, certaines mères parlent de cordon venir que dans un rapport au tiers suscitant
ombilical. Nous percevons tout le danger parce que touchant l’identité même une
d’un tel lien ; néanmoins ces mères, au désorganisation psychique majeure.
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dépassées », nous dit S. Tisseron. « Res- de l’objet va se retourner sur le moi mais
sentir la honte, c’est déjà ne plus y être dans un mouvement hautement paradoxal
totalement immergé, c’est prendre de la puisque le moi sera lui-même envahi
distance par rapport à elle. Dire sa honte, par cet objet surinvesti et imprégné par
c’est montrer que l’on échappe au risque une « identification mortelle ». Marc L.
d’être irrémédiablement marginalisé à Bourgeois (1996), citant Rybnearson dans
cause d’elle » (S. Tisseron, 1998). une réflexion sur le suicide internalisé
(1981) signale la contradiction existentielle
Dans ce premier temps, nous avons vu que
fondamentale de l’endeuillé par suicide :
le deuil après suicide nécessitait une
une présence internalisée qui a choisi la
approche très spécifique dans ses valences
non-existence. Il s’agit d’un « séquestre
traumatique, culpabilisante et honteuse.
existentiel », sur lequel doit porter l’accom-
Observons maintenant l’effet cumulé du
pagnement. Ainsi, comme le souligne A.
deuil et de ces éléments qui tous partici-
Beetschen, « le moi peut défaillir d’être
pent de la crise identitaire, se renforcent
habité par un mort et il ne peut remplir sa
mutuellement, voire procèdent les uns des
tâche. D’où le désespoir et l’épuisement »
autres :
(A. Beetschen, 2003).
– le deuil bien sûr puisque la perte de
l’objet d’amour est indissociable de la Restaurer les assises narcissiques de l’indi-
perte de l’investissement narcissique qui y vidu en le considérant comme sujet pensant
était attaché. Ainsi, « le deuil appauvrit bel et désirant, le solliciter, même dans les
et bien le moi ? Le deuil normal est périodes de plus grande confusion sera
bien un travail de restitution du moi et pas donc une préoccupation constante de
seulement d’examen de la réalité » l’accompagnant. C’est lui apprendre ou lui
(C. Lechartier-Atlan, 2003). Le sujet tra- rappeler qu’avec trois couleurs primaires
duira avec angoisse cette crise identitaire certes imposées, il peut établir toute une
par ces phrases sans cesse répétées « est-ce gamme de nuances et créer son propre pay-
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l’objet. Mais ces mouvements sont prennent plus et qui ne les comprend plus
très coûteux énergétiquement et non limi- et de surcroît ne les intéresse plus : « nous
tatifs quant au but à atteindre, interférant ne sommes plus sur la même planète »,
alors avec tout le processus psychique disent-ils souvent. C’est également une
(M. Hanus, 2002). Une des premières problématique centrale dans le trauma-
défenses mises en place sera le déni, déni tisme, le sujet étant amené à modifier le
de la perte, déni des affects donc de la dou- champ de ses représentations pour intégrer
leur. Le déni ne pourra perdurer qu’au prix l’événement. Nous ne reviendrons pas sur
du clivage du Moi amputant alors d’autant le suicide dans son rapport aux autres déjà
les ressources du sujet. La difficile tâche largement débattu via la culpabilité et la
de l’accompagnant sera de respecter ces honte. Pourtant, « si le travail de deuil
défenses indispensables à la cohésion du reste avant tout un processus personnel, il
moi mais à les rendre obsolètes en autori- ne peut s’accomplir qu’en liaison avec
sant l’émergence de la douleur en petites l’environnement » (L.V. Thomas, 1993).
quantités. L’expression onirique, dans ses
Ce lien vécu comme dangereux, peu fia-
modalités ou par son absence, sera un indi-
ble, ce lien tenu, dénié, sera l’essence
cateur appréciable du degré de détresse du
même de la thérapie. Nier le sens mani-
sujet.
feste de ce lien le rigidifierait en un obsta-
Notons qu’il est toujours préjudiciable cle infranchissable au contraire, le repérer,
d’étiqueter sur une rencontre unique les l’accompagner, autorisera, dans la relation
moyens de défense du sujet, leur approche au thérapeute, l’éclosion progressive des
ne peut être que dynamique. Ainsi, sens latents, indispensables à la restructu-
l’acceptation de la réalité de la perte ne ration du sujet. Par exemple, la dénégation
peut se formuler en positif ou négatif car de tout lien thérapeutique « personne ne
un sujet, même s’il ne peut encore croire peut m’aider », « de toutes façons vous ne
définitivement à cette perte, peut y croire me le rendrez pas », « cela ne sert à rien
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disent là pour soutenir leur épouse. Puis, se transforme en cote de mailles tout aussi
rassurés par notre attitude, éclairés sur leurs protectrice mais plus souple.
propres affects par l’expression de leur Un des objectifs de l’accompagnement des
femme, ils oseront quelques mots person- endeuillés après suicide est d’inscrire
nels, parfois même une larme. Prenant de l’événement dans l’histoire familiale, sou-
plus en plus d’assurance, au fil des entre- haitons que, de même, l’accompagnement
tiens, mais affirmant toujours « qu’ils sont puisse s’inscrire dans un continuum inté-
là pour leur femme », les mots se feront grant l’avant, l’événement, l’après en
phrases. Développer l’espace inter-psychi- développant les liens entre les différents
que du couple permet à l’élaboration de per- intervenants. En effet, un accompagne-
durer au quotidien dans une relative ment à l’emporte-pièce, marginalisé, obli-
cohérence tout en respectant le processus geant l’endeuillé en perdition à chercher
interne de chacun. Cela répond à une une ultime bouée de secours lui fera penser
inquiétude souvent exprimée quand aux que vraiment « il ne vaut pas grand
éventuelles conséquences néfastes du deuil chose ». Or Michel Hanus insiste sur
sur le devenir de leur couple. l’importance de l’accompagnement des
D’autres viendront parce qu’une question endeuillés après suicide dans l’axe de pré-
les taraude bien que peu consciente qui vention du suicide (M. Hanus, 2004). Pro-
émergera plus tard. Lors des premiers con- poser systématiquement à toute personne
tacts, face au désespoir de leur femme, ils confrontée à ce type de deuil un accompa-
agitent comme un étendard leur stoïcisme gnement et ce sous différentes formes lui
« heureusement, je suis là pour soutenir le permettra d’envisager cette démarche,
couple et éviter que toute la famille ne toujours difficile sans se sentir disqualifié.
parte à la dérive ». Cela répond non seule- De même, tout au long du processus, le
ment à un besoin de maîtrise qui les sou- thérapeute sera attentif à la pertinence des
lage un temps mais également au rôle qui orientations. Orientations qui seront tou-
leur est attribué par la société « l’homme jours travaillées avec le sujet et non jetées
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