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Social Compass 47(1), 2000, 33–37

Roberto CIPRIANI

Le voyage comme altérité

L’idée de voyage est très ancienne, probablement aussi ancienne que le


genre humain lui-même. Nos ancêtres ont dû se déplacer d’un lieu à l’autre
pour survivre en cherchant de nouveaux espaces de chasse ou de pêche, de
troc ou de vente ou encore des terres plus fertiles à cultiver. Ces premières
formes de mobilité humaine, qui ont quelquefois provoqué des luttes et des
conflits, ont été liées à des situations de nécessité: la supériorité guerrière de
nouveaux arrivés, la recherche de conditions plus favorables, l’exode à la
suite d’une disette ou d’un tremblement de terre, le manque subit d’ali-
ments primaires (y compris l’eau). Mais les vagues migratoires dues à des
nécessités économiques appartiennent sans doute à une phase postérieure.
Des expériences de mobilité dues à des motivations religieuses les ont
précédées: visite d’un lieu sacré, attraction exercée par un site mystérieux et
peu accessible (grotte, montagne, source, lieu singulier). Ce n’est pas un
hasard si c’est à l’intérieur d’une grotte que naît et meurt Abraham,
l’homme considéré comme le père des trois religions du Livre. Significatif
aussi est le fait que c’est sous terre qu’apparaît et se développe la ville-Etat
Damanhur au Piémont, ville dont Luigi Berzano (1998) a étudié l’ex-
périence.
La contribution de Inoue voit le voyage comme une aventure, c’est-à-dire
dans le sens littéral du terme, comme quelque chose impliquant le risque
prévu de l’imprévu. Un itinéraire peut en effet toujours réserver des
surprises, des contretemps, même s’il s’agit d’une découverte et d’une
redécouverte, d’un aller et d’un retour (Eliade, 1949). Se mettre en voyage
vers un sanctuaire, c’est aller vers les racines du sacré, et pour beaucoup de
personnes, c’est aussi aller vers ses propres origines sociales et culturelles.
Le phénomène migratoire—caractéristique spécifique des nomades—
peut constituer une forme de récupération de sa propre identité; Abraham,
comme figure à la recherche d’une terre promise, peut être considéré
comme un précurseur du nomadisme. Le nomadisme étant la métaphore de
la présence constante d’un dieu unique qui n’est jamais dans un seul lieu
mais qui accompagne les hommes partout parce qu’‘‘il se trouve partout’’.
Les exemples de retour dans son propre territoire d’origine ne manquent
pas: le retour tourmenté de la diaspora hébraïque sur le bateau Exodus et
l’immigration latino-américaine croissante vers les Etats-Unis ont, au-delà
des appartenances confessionnelles, beaucoup en commun: dans les deux
cas, il s’agit de reprendre possession d’un territoire qui était déjà le sien dans
un passé plus ou moins récent.

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Inoue privilégie un niveau descriptif et problématise peu les questions


abordées; il s’en tient à une intéressante et utile typologie. Il évite de se
référer à la littérature sociologique sur le voyage (Amirou, 1995; Morinis,
1992), sur la mobilité (Dupront, 1987), sur le pèlerinage (Branthomme et
Chelini, 1982; Turner et Turner, 1978; Walter, 1993).
Il trace un parcours qui, partant du respect de la tradition, mène à
l’innovation. Sur ce thème, l’approche multiforme proposée par Edward
Shils (1981) aurait pu être utile. On aurait également pu clairement indiquer
un point de départ, tel celui constitué par la déclaration de l’empereur du
Japon faite à la radio le premier jour de l’an 1946. Robert Bellah (1986:
114–115) l’a rappelé il y a quelques années:
Beaucoup de Japonais encore vivants de nos jours se souviennent que, durant leurs
années de lycée, ils ont été obligés de visiter, de manière potentiellement militaire, le
sanctuaire de la déesse du soleil à Ise, le lieu le plus sacré du Japon. Ils se rappellent
avoir perçu la présence intimidante des esprits entre les rameaux obscurs des arbres
géants autour du sanctuaire. Le contraste est évident avec les masses de familles qui,
aujourd’hui, visitent le sanctuaire plutôt en touristes qu’en pèlerins. Le changement se
fit de façon assez soudaine. Peu après la capitulation et le début de l’occupation, le
premier janvier 1946, l’empereur japonais annonça à la radio que c’était une erreur de
croire à sa divinité. L’Etat shintoïste fut démantelé et les sanctuaires durent se maintenir
grâce aux offrandes volontaires. Très rapidement, le patriotisme, considéré jusque-là
comme la plus grande vertu, devint presque un crime. A partir de ce moment, les
Japonais ont éprouvé un ‘‘manque’’ spirituel, seule une petite minorité voulant retour-
ner à l’ancien système. Pour beaucoup de jeunes japonais, la présence dans leur pays de
sanctuaires shintoïstes et d’institutions impériales de l’âge du bronze sont des vestiges
archéologiques presque incompréhensibles ne présentant aucun intérêt.

L’annonce impériale bouleversa donc beaucoup de Japonais, lesquels per-


daient ainsi un point de repère essentiel pour leur identité nationale et
religieuse. L’élargissement progressif de la pluriconfessionnalité (un même
citoyen japonais pouvant naître shintoïste, se marier dans une église catho-
lique et avoir un enterrement bouddhiste) trouve aussi une explication dans
cette extrême fluidité et flexibilité de l’appartenance religieuse. Une situa-
tion qui oblige certains liturgistes français de Notre-Dame de Paris à
recommander aux touristes japonais—avec un panneau dans leur langue—
de ne pas communier, même s’ils souhaitent le faire dans un esprit de
gentillesse et de respect. Cette idée d’une grande liberté religieuse apparaît
à certains observateurs comme une forme de laxisme ou d’indifférentisme,
mais elle préfigure peut-être aussi, d’une certaine manière, un avenir dans
lequel la confrontation entre les religions pourrait perdre ses accents de
concurrence sans limites, voire, quelquefois, d’exclusivisme religieux radi-
cal. Pensons par exemple aux conflits territoriaux actuels dans la ville sainte
par excellence qu’est Jérusalem. Les juifs, les musulmans et les chrétiens y
apparaissent armés les uns contre les autres—et ce, pas seulement
idéologiquement—pour défendre des portions de sacralité. Peut-être
l’exemple le plus frappant de ces divergences ethniques et religieuses est
donné par ceux qui doivent aller prier armés de fusil ou qui, au contraire,
sont soumis à une série de contrôles militaires avant de pouvoir accéder au
mur occidental de l’ancien temple hébraïque ou aux deux grandes mosquées
islamiques.
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Les nouveaux mouvements religieux contribuent de manière significative


au développement du premier type de voyage évoqué par Inoue, celui vers
le monde intérieur. Mais leur succès s’explique aussi, et même surtout, par
cette spécificité propre aux religions historiques traditionnelles, tant au
Japon que, dans une certaine mesure, en Italie, à apparaître comme prédis-
posant à d’autres expériences religieuses. Elles auraient en fait déjà labouré
et préparé le terrain, le rendant ainsi disponible à d’autres cultures reli-
gieuses. La diffusion se produit, tôt ou tard, grâce notamment aux figures
militantes et actives du bigot catholique, du ujiko shintoïste et du danka
bouddhiste. Habituellement, il s’agit de personnes laïques proches des
classes populaires (quelquefois en conflit avec le clergé, comme dans le cas
récent du mouvement Soka Gakkai), qui sont assez présentes dans les
pèlerinages, ceux-ci constituant le plus souvent pour elles l’unique expéri-
ence de voyage vers un lieu assez éloigné de leur résidence habituelle. C’est
pour elles un moyen comme un autre de s’accorder quelques libertés loin du
contrôle social de leur contexte culturel habituel. Il n’est pas étonnant, dès
lors, de découvrir la présence d’une maison de prostitution à Ise ou dans une
récente fouille archéologique en Israël. Du reste, une étude sociologique
récente réalisée au Mexique (Zedillo Castillo, 1982) a mis en évidence
comment le fait d’aller au sanctuaire de Notre-Dame de Guadalupe coïnci-
dait avec l’expression accrue de pratiques sexuelles.
Il faut néanmoins rappeler qu’en général, si les jeunes ne sont pas
particulièrement nombreux dans les pèlerinages, ce sont eux qui, cepen-
dant, raniment le plus la dynamique du pèlerinage. Ils contribuent en effet
à résoudre les dichotomies souffrance–joie, ou larmes–rire: après l’effort du
voyage vient la satisfaction du vœu exaucé, de l’objectif atteint. Après une
longue attente, il y a l’instant—réduit dans la durée mais digne de
mémoire—de la gratification finale de l’entrée dans le lieu désiré. Il est utile
ici de rappeler que, dans le Moyen Age chrétien, les jours de la passion se
terminaient quelquefois dans l’obscénité du soi-disant risus paschalis, qui
voyait le prêtre sortir de ses gonds pour célébrer la résurrection du Christ
(Jacobelli, 1990). Comment ne pas se laisser fasciner à ce propos aussi par
Peter Berger (1997), lorsqu’il voit dans le sourire un lien avec la divinité
rédemptrice?
Le lieu désiré peut être non seulement un sanctuaire connu ou une ville
sainte, mais aussi l’ultime demeure, sa propre tombe, ou même dans un
espace sacré, un temple ou un endroit proche de celui-ci. Beaucoup de
personnes désirent être enterrées à Jérusalem, non loin du Saint-Sépulcre
du Christ et, en particulier, dans la vallée de Josaphat, lieu privilégié de
repos éternel après le voyage tourmenté du séjour terrestre et dans l’attente
des trompes du Jugement dernier qui résonneront dans un premier temps—
comme disent les textes sacrés—dans cette vallée de Josaphat. Aujourd’hui,
il est non seulement possible, via Internet, de visiter virtuellement les
cimetières, de déposer des fleurs sur la tombe choisie avec la souris de
l’ordinateur, et d’envoyer par fax un billet de prière ou de requête pour qu’il
soit inséré dans une des fissures du ‘‘mur des lamentations’’ à Jérusalem.
Pour la personne, une visite virtuelle à un temple ou à un sanctuaire remplit
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en réalité la même fonction cathartique et expiatrice que la participation


physique à un pèlerinage.
L’hypothèse de l’affaiblissement des liens communautaires et familiaux
n’est pas convaincante. L’expérience du voyage-pèlerinage renforce au
contraire l’intégration des membres du groupe en consolidant leurs liens et
en suscitant même de nouvelles relations interpersonnelles. Les pèlerins de
provenances diverses, qui partagent presque tous les moments de la
journée, tissent des liens de solidarité, de participation, et créent une
microsociété civile et fraternelle. La qualité et la quantité de ces connexions
sont remarquables et ne s’achèvent pas toujours à la fin du voyage, puis-
qu’on assiste à des reprises diverses, jusqu’à la répétition de
l’événement-même du pèlerinage.
On peut douter de l’efficacité sociale et religieuse de la participation à un
événement dont la durée est limitée dans le temps (un seul jour, une seule
semaine, rarement pour une période plus longue). En effet, le sociologue
japonais parle d’une consommation assez rapide du moment et du lieu
sacré, presque comme ‘‘usa e getta’’ (à utiliser et à jeter). Cela dépend du
caractère des dynamiques mises en mouvement, liées vraisemblablement à
des lieux qui ont perdu beaucoup de leur capacité attractive et de leur
charisme (si tant est que l’on puisse utiliser ce concept pour un site).
En définitive, l’apport de Nobutaka Inoue reste riche en sollicitations,
mais des approfondissements ultérieurs seraient nécessaires sur le plan
théorique. Il faudrait en particulier réaliser une enquête pour vérifier la
pertinence de la typologie proposée en trois catégories et voir surtout, si elle
est exhaustive ou, au contraire, si elle ne risque pas de ne pas prendre en
compte d’autres espaces et d’autres fonctions du sacré.

REFERENCES

Amirou, R. (1995) Imaginaire touristique et sociabilité du voyage. Paris: Presses


Universitaires de France.
Bellah, R. (1986) ‘‘Processi di legittimazione nella politica e nella religione’’, in R.
Cipriani (éd.) Legittimazione e società. Roma: Armando.
Berger, P.L. (1997) Redeeming Laughter. The Comic Dimension of Human
Experience. Hawthorne, NY: de Gruyter.
Berzano, L. (1998) Damanhur popolo e comunità. Torino: ElleDiCi.
Branthomme, H. et Chelini, J. (1982) Les chemins de Dieu. Histoire des pèlerinages
chrétiens des origines à nos jours. Paris: Hachette.
Díaz-Stevens, A.M. et Stevens-Arroyo, A. (1998) Recognizing the Latino
Resurgence in U.S. Religion: The Emmaus Paradigm. Boulder, CO/Oxford: West-
view Press/HarperCollins.
Dupront, A. (1987) Du sacré. Croisades et pèlerinages. Image et langages. Paris:
Gallimard.
Eliade, M. (1949) Le mythe de l’éternel retour. Archétypes et répétitions. Paris:
Gallimard.
Jacobelli, M.C. (1990) Il Risus paschalis e il fondamento teologico del piacere
sessuale. Brescia: Queriniana.
Morinis, A. (1992) Sacred Journeys. New York: Greenwood.
Otto, R. (1949) Le sacré. Paris: Payot.
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Shils, E. (1981) Tradition. Chicago: The University of Chicago Press.


Stevens-Arroyo, A. (1995) ‘‘Il programma Latino: deamericanizzare e ricattoli-
cizzare il cattolicesimo americano’’, Religioni e società 21: 10–29.
Turner, V. et Turner, E. (1978) Image and Pilgrimage in Christian Culture.
Anthropological Perspectives. New York: Columbia University Press.
Walter, A. (éd.) (1993) Pilgrimage in Popular Culture. Basingstoke: Macmillan.
Zedillo Castillo, A. (1982) ‘‘Procesos de interacción en el santuario nacional de la
Vírgen de Guadalupe de la Ciudad de México’’, papier présenté lors du 10ème
Congrès mondial de sociologie, Ciudad de México.

Roberto CIPRIANI est professeur de sociologie à l’Université de


Rome 3. Il a été professeur invité dans plusieurs universités telles que
l’Université de Berkeley, l’Université Laval et les Universités de São
Paulo et de Buenos Aires. Il a été président du Comité de Recherche
pour la Sociologie de la Religion ISA et rédacteur en chef de la revue
International Sociology, et membre des Comités exécutifs de l’Interna-
tional Institute of Sociology et de la Société Internationale de
Sociologie des Religions (SISR). Actuellement il est Secrétaire général
de l’Association italienne de sociologie et membre du Comité exécutif
de l’AISLF (Association Internationale des Sociologues de Langue
Française). Quelques publications récentes: Il Cristo rosso, La teoria
critica della religione (éd.), Sociology of Legitimation (éd.), La religione
diffusa, La religione dei valori, Religions sans frontières? (éd.), Manuale
di sociologia della religione (à paraître également en anglais et en
espagnol), La religiosità a Roma (éd.). ADRESSE: via della Chimica 8,
I-00144 Rome, Italie.
[email: rciprian@educ.uniroma3.it]

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