L’idée de voyage est très ancienne, probablement aussi ancienne que le
genre humain lui-même. Nos ancêtres ont dû se déplacer d’un lieu à l’autre pour survivre en cherchant de nouveaux espaces de chasse ou de pêche, de troc ou de vente ou encore des terres plus fertiles à cultiver. Ces premières formes de mobilité humaine, qui ont quelquefois provoqué des luttes et des conflits, ont été liées à des situations de nécessité: la supériorité guerrière de nouveaux arrivés, la recherche de conditions plus favorables, l’exode à la suite d’une disette ou d’un tremblement de terre, le manque subit d’ali- ments primaires (y compris l’eau). Mais les vagues migratoires dues à des nécessités économiques appartiennent sans doute à une phase postérieure. Des expériences de mobilité dues à des motivations religieuses les ont précédées: visite d’un lieu sacré, attraction exercée par un site mystérieux et peu accessible (grotte, montagne, source, lieu singulier). Ce n’est pas un hasard si c’est à l’intérieur d’une grotte que naît et meurt Abraham, l’homme considéré comme le père des trois religions du Livre. Significatif aussi est le fait que c’est sous terre qu’apparaît et se développe la ville-Etat Damanhur au Piémont, ville dont Luigi Berzano (1998) a étudié l’ex- périence. La contribution de Inoue voit le voyage comme une aventure, c’est-à-dire dans le sens littéral du terme, comme quelque chose impliquant le risque prévu de l’imprévu. Un itinéraire peut en effet toujours réserver des surprises, des contretemps, même s’il s’agit d’une découverte et d’une redécouverte, d’un aller et d’un retour (Eliade, 1949). Se mettre en voyage vers un sanctuaire, c’est aller vers les racines du sacré, et pour beaucoup de personnes, c’est aussi aller vers ses propres origines sociales et culturelles. Le phénomène migratoire—caractéristique spécifique des nomades— peut constituer une forme de récupération de sa propre identité; Abraham, comme figure à la recherche d’une terre promise, peut être considéré comme un précurseur du nomadisme. Le nomadisme étant la métaphore de la présence constante d’un dieu unique qui n’est jamais dans un seul lieu mais qui accompagne les hommes partout parce qu’‘‘il se trouve partout’’. Les exemples de retour dans son propre territoire d’origine ne manquent pas: le retour tourmenté de la diaspora hébraïque sur le bateau Exodus et l’immigration latino-américaine croissante vers les Etats-Unis ont, au-delà des appartenances confessionnelles, beaucoup en commun: dans les deux cas, il s’agit de reprendre possession d’un territoire qui était déjà le sien dans un passé plus ou moins récent.
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Inoue privilégie un niveau descriptif et problématise peu les questions
abordées; il s’en tient à une intéressante et utile typologie. Il évite de se référer à la littérature sociologique sur le voyage (Amirou, 1995; Morinis, 1992), sur la mobilité (Dupront, 1987), sur le pèlerinage (Branthomme et Chelini, 1982; Turner et Turner, 1978; Walter, 1993). Il trace un parcours qui, partant du respect de la tradition, mène à l’innovation. Sur ce thème, l’approche multiforme proposée par Edward Shils (1981) aurait pu être utile. On aurait également pu clairement indiquer un point de départ, tel celui constitué par la déclaration de l’empereur du Japon faite à la radio le premier jour de l’an 1946. Robert Bellah (1986: 114–115) l’a rappelé il y a quelques années: Beaucoup de Japonais encore vivants de nos jours se souviennent que, durant leurs années de lycée, ils ont été obligés de visiter, de manière potentiellement militaire, le sanctuaire de la déesse du soleil à Ise, le lieu le plus sacré du Japon. Ils se rappellent avoir perçu la présence intimidante des esprits entre les rameaux obscurs des arbres géants autour du sanctuaire. Le contraste est évident avec les masses de familles qui, aujourd’hui, visitent le sanctuaire plutôt en touristes qu’en pèlerins. Le changement se fit de façon assez soudaine. Peu après la capitulation et le début de l’occupation, le premier janvier 1946, l’empereur japonais annonça à la radio que c’était une erreur de croire à sa divinité. L’Etat shintoïste fut démantelé et les sanctuaires durent se maintenir grâce aux offrandes volontaires. Très rapidement, le patriotisme, considéré jusque-là comme la plus grande vertu, devint presque un crime. A partir de ce moment, les Japonais ont éprouvé un ‘‘manque’’ spirituel, seule une petite minorité voulant retour- ner à l’ancien système. Pour beaucoup de jeunes japonais, la présence dans leur pays de sanctuaires shintoïstes et d’institutions impériales de l’âge du bronze sont des vestiges archéologiques presque incompréhensibles ne présentant aucun intérêt.
L’annonce impériale bouleversa donc beaucoup de Japonais, lesquels per-
daient ainsi un point de repère essentiel pour leur identité nationale et religieuse. L’élargissement progressif de la pluriconfessionnalité (un même citoyen japonais pouvant naître shintoïste, se marier dans une église catho- lique et avoir un enterrement bouddhiste) trouve aussi une explication dans cette extrême fluidité et flexibilité de l’appartenance religieuse. Une situa- tion qui oblige certains liturgistes français de Notre-Dame de Paris à recommander aux touristes japonais—avec un panneau dans leur langue— de ne pas communier, même s’ils souhaitent le faire dans un esprit de gentillesse et de respect. Cette idée d’une grande liberté religieuse apparaît à certains observateurs comme une forme de laxisme ou d’indifférentisme, mais elle préfigure peut-être aussi, d’une certaine manière, un avenir dans lequel la confrontation entre les religions pourrait perdre ses accents de concurrence sans limites, voire, quelquefois, d’exclusivisme religieux radi- cal. Pensons par exemple aux conflits territoriaux actuels dans la ville sainte par excellence qu’est Jérusalem. Les juifs, les musulmans et les chrétiens y apparaissent armés les uns contre les autres—et ce, pas seulement idéologiquement—pour défendre des portions de sacralité. Peut-être l’exemple le plus frappant de ces divergences ethniques et religieuses est donné par ceux qui doivent aller prier armés de fusil ou qui, au contraire, sont soumis à une série de contrôles militaires avant de pouvoir accéder au mur occidental de l’ancien temple hébraïque ou aux deux grandes mosquées islamiques. Cipriani: Le voyage comme altérité 35
Les nouveaux mouvements religieux contribuent de manière significative
au développement du premier type de voyage évoqué par Inoue, celui vers le monde intérieur. Mais leur succès s’explique aussi, et même surtout, par cette spécificité propre aux religions historiques traditionnelles, tant au Japon que, dans une certaine mesure, en Italie, à apparaître comme prédis- posant à d’autres expériences religieuses. Elles auraient en fait déjà labouré et préparé le terrain, le rendant ainsi disponible à d’autres cultures reli- gieuses. La diffusion se produit, tôt ou tard, grâce notamment aux figures militantes et actives du bigot catholique, du ujiko shintoïste et du danka bouddhiste. Habituellement, il s’agit de personnes laïques proches des classes populaires (quelquefois en conflit avec le clergé, comme dans le cas récent du mouvement Soka Gakkai), qui sont assez présentes dans les pèlerinages, ceux-ci constituant le plus souvent pour elles l’unique expéri- ence de voyage vers un lieu assez éloigné de leur résidence habituelle. C’est pour elles un moyen comme un autre de s’accorder quelques libertés loin du contrôle social de leur contexte culturel habituel. Il n’est pas étonnant, dès lors, de découvrir la présence d’une maison de prostitution à Ise ou dans une récente fouille archéologique en Israël. Du reste, une étude sociologique récente réalisée au Mexique (Zedillo Castillo, 1982) a mis en évidence comment le fait d’aller au sanctuaire de Notre-Dame de Guadalupe coïnci- dait avec l’expression accrue de pratiques sexuelles. Il faut néanmoins rappeler qu’en général, si les jeunes ne sont pas particulièrement nombreux dans les pèlerinages, ce sont eux qui, cepen- dant, raniment le plus la dynamique du pèlerinage. Ils contribuent en effet à résoudre les dichotomies souffrance–joie, ou larmes–rire: après l’effort du voyage vient la satisfaction du vœu exaucé, de l’objectif atteint. Après une longue attente, il y a l’instant—réduit dans la durée mais digne de mémoire—de la gratification finale de l’entrée dans le lieu désiré. Il est utile ici de rappeler que, dans le Moyen Age chrétien, les jours de la passion se terminaient quelquefois dans l’obscénité du soi-disant risus paschalis, qui voyait le prêtre sortir de ses gonds pour célébrer la résurrection du Christ (Jacobelli, 1990). Comment ne pas se laisser fasciner à ce propos aussi par Peter Berger (1997), lorsqu’il voit dans le sourire un lien avec la divinité rédemptrice? Le lieu désiré peut être non seulement un sanctuaire connu ou une ville sainte, mais aussi l’ultime demeure, sa propre tombe, ou même dans un espace sacré, un temple ou un endroit proche de celui-ci. Beaucoup de personnes désirent être enterrées à Jérusalem, non loin du Saint-Sépulcre du Christ et, en particulier, dans la vallée de Josaphat, lieu privilégié de repos éternel après le voyage tourmenté du séjour terrestre et dans l’attente des trompes du Jugement dernier qui résonneront dans un premier temps— comme disent les textes sacrés—dans cette vallée de Josaphat. Aujourd’hui, il est non seulement possible, via Internet, de visiter virtuellement les cimetières, de déposer des fleurs sur la tombe choisie avec la souris de l’ordinateur, et d’envoyer par fax un billet de prière ou de requête pour qu’il soit inséré dans une des fissures du ‘‘mur des lamentations’’ à Jérusalem. Pour la personne, une visite virtuelle à un temple ou à un sanctuaire remplit 36 Social Compass 47(1)
en réalité la même fonction cathartique et expiatrice que la participation
physique à un pèlerinage. L’hypothèse de l’affaiblissement des liens communautaires et familiaux n’est pas convaincante. L’expérience du voyage-pèlerinage renforce au contraire l’intégration des membres du groupe en consolidant leurs liens et en suscitant même de nouvelles relations interpersonnelles. Les pèlerins de provenances diverses, qui partagent presque tous les moments de la journée, tissent des liens de solidarité, de participation, et créent une microsociété civile et fraternelle. La qualité et la quantité de ces connexions sont remarquables et ne s’achèvent pas toujours à la fin du voyage, puis- qu’on assiste à des reprises diverses, jusqu’à la répétition de l’événement-même du pèlerinage. On peut douter de l’efficacité sociale et religieuse de la participation à un événement dont la durée est limitée dans le temps (un seul jour, une seule semaine, rarement pour une période plus longue). En effet, le sociologue japonais parle d’une consommation assez rapide du moment et du lieu sacré, presque comme ‘‘usa e getta’’ (à utiliser et à jeter). Cela dépend du caractère des dynamiques mises en mouvement, liées vraisemblablement à des lieux qui ont perdu beaucoup de leur capacité attractive et de leur charisme (si tant est que l’on puisse utiliser ce concept pour un site). En définitive, l’apport de Nobutaka Inoue reste riche en sollicitations, mais des approfondissements ultérieurs seraient nécessaires sur le plan théorique. Il faudrait en particulier réaliser une enquête pour vérifier la pertinence de la typologie proposée en trois catégories et voir surtout, si elle est exhaustive ou, au contraire, si elle ne risque pas de ne pas prendre en compte d’autres espaces et d’autres fonctions du sacré.
REFERENCES
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Universitaires de France. Bellah, R. (1986) ‘‘Processi di legittimazione nella politica e nella religione’’, in R. Cipriani (éd.) Legittimazione e società. Roma: Armando. Berger, P.L. (1997) Redeeming Laughter. The Comic Dimension of Human Experience. Hawthorne, NY: de Gruyter. Berzano, L. (1998) Damanhur popolo e comunità. Torino: ElleDiCi. Branthomme, H. et Chelini, J. (1982) Les chemins de Dieu. Histoire des pèlerinages chrétiens des origines à nos jours. Paris: Hachette. Díaz-Stevens, A.M. et Stevens-Arroyo, A. (1998) Recognizing the Latino Resurgence in U.S. Religion: The Emmaus Paradigm. Boulder, CO/Oxford: West- view Press/HarperCollins. Dupront, A. (1987) Du sacré. Croisades et pèlerinages. Image et langages. Paris: Gallimard. Eliade, M. (1949) Le mythe de l’éternel retour. Archétypes et répétitions. Paris: Gallimard. Jacobelli, M.C. (1990) Il Risus paschalis e il fondamento teologico del piacere sessuale. Brescia: Queriniana. Morinis, A. (1992) Sacred Journeys. New York: Greenwood. Otto, R. (1949) Le sacré. Paris: Payot. Cipriani: Le voyage comme altérité 37
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Stevens-Arroyo, A. (1995) ‘‘Il programma Latino: deamericanizzare e ricattoli- cizzare il cattolicesimo americano’’, Religioni e società 21: 10–29. Turner, V. et Turner, E. (1978) Image and Pilgrimage in Christian Culture. Anthropological Perspectives. New York: Columbia University Press. Walter, A. (éd.) (1993) Pilgrimage in Popular Culture. Basingstoke: Macmillan. Zedillo Castillo, A. (1982) ‘‘Procesos de interacción en el santuario nacional de la Vírgen de Guadalupe de la Ciudad de México’’, papier présenté lors du 10ème Congrès mondial de sociologie, Ciudad de México.
Roberto CIPRIANI est professeur de sociologie à l’Université de
Rome 3. Il a été professeur invité dans plusieurs universités telles que l’Université de Berkeley, l’Université Laval et les Universités de São Paulo et de Buenos Aires. Il a été président du Comité de Recherche pour la Sociologie de la Religion ISA et rédacteur en chef de la revue International Sociology, et membre des Comités exécutifs de l’Interna- tional Institute of Sociology et de la Société Internationale de Sociologie des Religions (SISR). Actuellement il est Secrétaire général de l’Association italienne de sociologie et membre du Comité exécutif de l’AISLF (Association Internationale des Sociologues de Langue Française). Quelques publications récentes: Il Cristo rosso, La teoria critica della religione (éd.), Sociology of Legitimation (éd.), La religione diffusa, La religione dei valori, Religions sans frontières? (éd.), Manuale di sociologia della religione (à paraître également en anglais et en espagnol), La religiosità a Roma (éd.). ADRESSE: via della Chimica 8, I-00144 Rome, Italie. [email: rciprian@educ.uniroma3.it]