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Socio-anthropologie

28 | 2013
Apocalypses
Dossier : Apocalypses. Imaginaires de la fin du monde

Autopsie d’une prophétie :


interprétations dissidentes de
l’Apocalypse de Jean
Bertrand Méheust
p. 29-46
https://doi.org/10.4000/socio-anthropologie.1526

Résumés
Français English
L’Apocalypse de Jean pose à l’intelligence une double énigme. Une énigme historique, exégétique
et philologique, car on ne s’accorde toujours pas, malgré un apparent consensus, sur l’identité de
son auteur, sur l’époque à laquelle le texte a été écrit, ni sur le sens des visions qui s’y déploient.
Une énigme philosophique et psychologique ensuite, car on ignore toujours la nature profonde de
l’expérience prophétique. Dans cet article, l’auteur examine tour à tour ces deux énigmes, en
donnant la parole aux points de vue dissidents. Dans la première partie de son texte, il se penche
sur l’enquête de Claude Tresmontant, et dans la deuxième il s’efforce d’éclairer l’expérience
prophétique à la lumière des concepts et des connaissances de la métapsychique.

The Apocalypse of John faces us with a puzzle. Firstly from a historical, philological and
exegetical point of view, as despite an apparent consensus, there is still no agreement on the
identity of its author, the time the text was written, and the meaning of the visions it unfolds. And
secondly from a philosophical and psychological perspective as the very nature of prophetic
experience is still unknown. In this article both puzzles are dealt with in turn, and conflicting
opinions are discussed. In the first part, the author examines Claude Tresmontant’s work, and
attempts in the second to look at the prophetic experience in the light of concepts and knowledge
from parapsychology.

Entrées d’index
Mots-clés : métagnomie métapsychique, sciences psychiques, exégèse, prophétie
Keywords: knowledge from parapsychology, psychical sciences, exegesis, prophecy

Texte intégral
1 L’Apocalypse de Jean, un des textes fondateurs de la civilisation occidentale, pose à
l’intelligence une double énigme. D’abord, une énigme historique, exégétique et
philologique, car on ne s’accorde toujours pas, malgré un apparent consensus, sur
l’identité de son auteur, sur l’époque où le texte a été écrit, et sur le sens des visions qui
s’y déploient. Ensuite, une énigme philosophique et psychologique, car on ignore
toujours la nature profonde de l’expérience prophétique. Ces deux  énigmes, depuis
deux siècles, ont provoqué dans la culture un double conflit, un conflit des exégèses et
un conflit des psychologies, qui aboutit toujours à ostraciser les dissidents. Je vais, dans
cet article, examiner ces deux énigmes. Dans la première partie, je vais donner la parole
à un de ces dissidents, en l’occurrence le philosophe Claude Tresmontant, et exposer
aussi fidèlement que possible les raisons qui l’on conduit à s’opposer frontalement aux
vues professées par l’exégèse contemporaine concernant la datation des évangiles et de
l’Apocalypse de Jean. Dans la seconde  partie, je vais exposer ce que les sciences
psychiques –  entendons, pour simplifier, en attendant de plus amples explications, la
parapsychologie – peuvent apprendre aux historiens et aux théologiens sur l’expérience
prophétique. Ces deux  parties peuvent jusqu’à un certain point être lues
indépendamment, mais comme les données exposées dans la première préparent la
seconde, il vaut mieux suivre l’ordre de l’exposé.

Et si Tresmontant avait raison ? Un


point de vue dissident sur l’Apocalypse
2 Pour comprendre en quoi l’œuvre de Claude Tresmontant interpelle l’exégèse, il faut
commencer par résumer à grands traits l’état de la question. Selon les vues enseignées
aujourd’hui, et souvent données comme un acquis définitif, le texte de Marc, qui est le
plus simple, est aussi le plus ancien  : il a été rédigé entre  65 et 70 ; vient ensuite
l’Évangile de Luc, écrit entre  70 et 80, puis celui de Matthieu, entre  85 et 100.
L’Apocalypse a été écrite entre  90 et 100. Quant au quatrième évangile, il a été daté
d’entre 90 et 120. Venu après les autres, et considéré comme leur couronnement, il est
beaucoup plus spéculatif et intègre des données philosophiques et théologiques
empruntées à la philosophie grecque. Les quatre  textes ont été écrits directement en
grec. Particulièrement évident est le cadre de référence grec de Jean qui spécule sur le
logos, et chez lequel on peut relever des influences néoplatoniciennes, peut-être même
gnostiques1. Or il va sans dire que cette datation modifie radicalement la
compréhension des évangiles qui, déchus de leur statut de témoignages, deviennent des
interprétations rétrospectives des événements fondateurs.
3 Comme on va le voir, l’enquête de Claude Tresmontant conteste la quasi-totalité de
ces affirmations.
4 Le plus ancien document dont nous disposions pour poser un nom sur l’auteur du
quatrième évangile est une lettre de Polycrate, évêque d’Éphèse, adressée à Victor,
évêque de Rome entre 189 et 198 ou 199. Cette lettre est citée deux fois par Eusèbe de
Césarée dans son histoire de l’Église (Histoire ecclésiastique, III, 31). Polycrate
commence par rappeler qu’en Asie mineure se trouvent les restes de deux grands
disciples du Seigneur. Il y a d’abord Phillipos, l’un des Douze, qui repose à Hiérapolis.
Et puis il y a Iohanan (Jean), celui qui est tombé sous le cœur du Seigneur. Il est né
hiéreus (prêtre). Il a été témoin et il a enseigné. Polycrate ne dit pas que Iohanan a été
envoyé en mission. En revanche, il affirme qu’il était kôhen (prêtre) et qu’il a porté le
pétalon, c’est-à-dire la lamelle d’or du grand prêtre sur laquelle était écrit : « Consacré à
YHWH ». D’autre part, le terme de témoin employé par Polycrate est très fort et peut
laisser entendre que Jean est mort martyr. Ainsi donc, si on admet ce témoignage, Jean
faisait partie d’une haute lignée sacerdotale, et il a peut-être même été grand prêtre.
Nous sommes donc très loin de ce qu’a longtemps enseigné la tradition catholique, pour
laquelle l’auteur du quatrième évangile était le frère de Jacques et le fils de Zébédée, un
pêcheur du lac de Tibériade. Selon Claude Tresmontant, on a contourné ou ignoré ce
texte décisif, car il ne cadre pas avec la tradition. En effet, il est difficile de concevoir
que le fils d’un pêcheur (même aisé) pourrait en même temps avoir appartenu à la
haute caste sacerdotale, voire avoir été le fils du grand prêtre. Mais si l’on relit le
Nouveau Testament à la lumière de cette hypothèse, on voit se mettre en place un
ensemble de données. Conscient de l’enjeu historique et théologique de cette thèse, le
philosophe s’est attaché à instruire le dossier, en croisant l’histoire, la philologie et la
théologie (Tresmontant, 1994). 
5 L’hypothèse selon laquelle Jean aurait appartenu à la haute aristocratie sacerdotale
de Jérusalem s’ajuste bien aux évangiles et rend compte de faits qui restent autrement
difficiles à comprendre. Jean jouit effectivement d’un statut à part. Il n’est pas un des
douze apôtres (un « envoyé » comme préfère traduire Tresmontant) mais un disciple :
en effet l’évangile distingue les disciples et les apôtres2. Quand Jésus déclare à son
propos : « Et si lui je veux qu’il reste ? » (Jean 21, 19), il ne faut pas comprendre, comme
l’a fait la légende, qu’il était destiné à ne pas mourir, mais plus simplement que sa tâche
était de rester à Jérusalem dans le Temple pour y soutenir la Nouvelle3. Rien d’étonnant
alors à ce que, retenu par les fonctions et les prérogatives de sa caste, il n’ait pu suivre
en permanence Jésus et ses amis dans leurs pérégrinations à travers la Galilée  ; rien
d’étonnant non plus à ce qu’il ne rapporte pas certains événements, certains prodiges
qui se sont déroulés en son absence, et qu’il ne cite pas certaines paroles. Son
appartenance à la haute hiérarchie sacerdotale explique d’autre part sa maîtrise du
discours, ses connaissances théologiques, qui le mettent à part des autres évangélistes,
sa connaissance précise des cadres juridiques et théologiques dans lesquels se déploie la
prédication de Jésus. Elle rend également compte de l’autorité et des protections dont il
semble jouir malgré son jeune âge. Comme l’a proposé Jacqueline Génot-Bismuth dans
deux ouvrages remarquables, Jean est plus qu’un disciple du Rabbi, plus qu’un témoin,
il est en quelque sorte son conseiller théologique  : bref, un protagoniste essentiel du
drame qui va se jouer à Jérusalem4. C’est peut-être chez Jean que Jésus loge en secret
quand il monte à Jérusalem. En tout cas, les textes le laissent entendre, c’est chez lui et
sous sa protection que se déroule le dernier repas. Pour se rendre dans cet endroit (qui
se trouve sans doute dans la cité des prêtres) et préparer la Pâque sans se faire repérer,
les disciples doivent multiplier les précautions : ils rencontrent une personne porteuse
d’une cruche, doivent lui dire qu’il se rendent chez « un tel » , chez « qui vous savez5 »
(Marc 14, 12 ; Matthieu 26, 17). Pendant la comparution nocturne chez Caïphe, il use de
son autorité pour faire entrer Pierre qui attend dans la cour : l’évangile le désigne alors
comme «  l’autre disciple, celui qui est connu du grand prêtre  » (Jean 18, 15). On
imagine difficilement un fils de pêcheur disposant de ce pouvoir. Un indice encore,
commenté par Tresmontant, renforce l’idée qu’il appartient à la haute caste
sacerdotale  : pour lui, le dernier repas auquel Jésus assiste avec ses disciples dans la
nuit du jeudi n’est pas celui de pesah, car il ne suit pas le calendrier rituel des Galiléens
utilisé dans les Synoptiques, mais un autre calendrier propre à la caste sacerdotale
judéenne, pour lequel le repas de pesah a lieu dans la nuit du vendredi. Le fait que
l’autre Jean, le fils de Zébédée, se conforme au calendrier galiléen suggère (avec bien
d’autres indices que je ne puis présenter ici) que nous avons affaire à deux personnes
distinctes6.
6 Son témoignage s’arrête à la résurrection, mais des informations fournies par Flavius
Josèphe permettent de reconstituer sa trajectoire ultérieure avec quelque
vraisemblance7. Selon l’auteur des Antiquités judaïques (XIX, p.  313), un certain
Ionatan, fils du grand prêtre Hanan, a exercé la charge de grand prêtre en 36-37, date à
laquelle il a été démis de ses fonctions par l’empereur Vitellius (en 69). En 40 ou 41 de
notre ère, le roi Hérode Agrippa Ier lui à nouveau proposé la charge, mais il l’a refusée
et elle a été occupée par son frère Matthias. En  50-52, sous l’empereur Claude, il
accompagne à Rome une délégation judéenne. Il est assassiné au début du règne de
Néron entre  54 et 58, sur l’ordre du procureur Félix. Est-ce le même homme que le
Iohanan exilé à Patmos, selon la tradition  ? C’est l’hypothèse que développe
Tresmontant. La différence des noms ne constitue pas à ses yeux un obstacle car,
comme l’usage le montre, Iohanan et Ionatan (qui signifient «  YHWH a accordé sa
grâce  ») sont interchangeables en hébreu. Il s’agit certes d’une conjecture. Mais cette
conjecture s’accorde au texte de Polycrate, au statut et au profil social qu’il faut
accorder à Jean si l’on suit les évangiles, tandis que la version du Jean tardif enseignée
aujourd’hui entre en contradiction avec presque toutes ces données. Si Jean a
appartenu à l’aristocratie sacerdotale de Jérusalem, le fait qu’il ait suivi Jésus et qu’il ait
été son disciple a pu le conduire à rompre avec sa caste ; d’où la perte de sa charge, son
exil et peut-être son assassinat. De plus, cette hypothèse est susceptible d’éclairer d’un
jour nouveau la genèse du christianisme. Si Jean-Iohanan a été le fils du grand prêtre
Hanan, s’il a bien porté le pétalon, comme l’affirme Polycrate, et même s’il a seulement
appartenu à l’aristocratie sacerdotale – ce qui semble difficile à nier –, alors la coupure
qui sépare le judaïsme de la première communauté chrétienne n’est pas horizontale
comme on l’a longtemps pensé : nous n’avons plus, écrit Tresmontant, « les Galiléens
analphabètes en bas, devenus disciples du rabbi  ; les grands lettrés judéens restés
fidèles au judaïsme au-dessus […], [Car dans cette hypothèse] le judaïsme s’est divisé
en deux. Il s’est fendu en deux de haut en bas, comme un arbre frappé par la foudre8 ».
D’autre part, si cette hypothèse est la bonne, il faut abandonner la thèse longtemps
professée par l’exégèse catholique (et propagée au départ par Renan), selon laquelle le
quatrième évangile aurait été rédigé à la fin du premier siècle, voire au début du second,
par un homme très âgé9. Il faut également abandonner l’hypothèse proposée par les
protestants, et reprise par les exégètes catholiques, selon laquelle le quatrième évangile
aurait été «  produit  » au fil du temps, sécrété, pourrait-on dire, par une sorte de
collectif anonyme dont la fonction historique aurait été d’exprimer la vision
rétrospective que les premières communautés avaient de leurs événements fondateurs.
Cependant, et cette nuance est de taille, Tresmontant tient pour probable que la
rédaction de l’Apocalypse n’a pas été effectuée d’un seul coup. Le texte qui nous
parvenu est vraisemblablement constitué d’un ensemble de visions, d’oracles et
d’interprétations de l’histoire contemporaine cousus bout à bout et publiés sous cette
forme après coup, peut être après la mort de l’auteur, comme ce fut le cas pour les
anciens prophètes Osée, Amos, Isaïe, Jérémie, Ézéchiel. Si Jean est bien mort assassiné
au début des années cinquante, il n’a peut-être pas eu le temps de terminer la
composition de son livre. De ce fait, l’hypothèse du collectif anonyme garde une part de
vraisemblance. Toute la question est de savoir si ceux qui ont effectué après coup le
travail de composition et de mise en forme ont pu se donner la liberté de modifier le
texte. On l’a supposé, sans prêter attention à la malédiction portée par l’auteur sur ceux
qui se rendraient coupables de telles altérations10.
7 Cette hypothèse permet d’autre part de comprendre pourquoi l’auteur du quatrième
évangile ne veut pas dire son nom et ne parle de lui-même que par des périphrases
devenues célèbres : «  Le disciple que Jésus aimait  », etc. Bien évidemment, s’il
appartient à la haute aristocratie sacerdotale, et à plus forte raison s’il est le fils du
grand prêtre, il est obligé à la discrétion car il se trouve au bord de la rupture avec sa
caste. Si le quatrième évangile avait été rédigé à la fin du premier siècle, de telles
précautions n’auraient plus eu aucun sens. La première strate des textes, à tout le
moins, est donc contemporaine des événements. Il en découle que les « notes » qui ont
servi à la rédaction de l’Évangile ont sans doute été fixées par écrit beaucoup plus tôt
qu’on ne le pense, pendant la persécution juive qui commence en 36 avec la lapidation
d’Étienne. Ici il me faut ouvrir une parenthèse. Certains exégètes semblent avoir mal
vécu que ce professeur de philosophie médiévale s’introduise dans leur domaine réservé
et vienne piétiner leurs plates-bandes. Nous n’avons pas à entrer dans ces
considérations. La seule question qui nous importe est de savoir si Tresmontant nous
aide à comprendre les évangiles et si ses compétences linguistiques et historiques sont à
la hauteur de ses prétentions. Sur ce point, il faut citer la phrase que le grand rabbin
Sitruk a prononcée sur sa tombe  : «  Nous autres, juifs, nous connaissons de l’hébreu,
mais lui, Tresmontant, savait l’hébreu. »
8 La traduction et l’analyse contextuelle à laquelle se sont livrés Claude Tresmontant et
Jacqueline Génot-Bismuth confirment cette conclusion  : les évangiles ont sans doute
été constitués à partir de dossiers de notes prises sur le vif et ils ont été rédigés en
hébreu. Ils ont de l’hébreu le balancement caractéristique, le côté rugueux et répétitif, la
construction typique, avec le verbe en tête et les sujets qui suivent, les expressions
intraduisibles, les jeux de mots, qui apparaissent quand on restitue le texte mot à mot,
comme le fait Tresmontant par principe de méthode, sans chercher à le rendre dans
l’esprit du français. Destinés aux premières communautés chrétiennes du bassin
méditerranéen, ils ont, selon Tresmontant, été traduits en grec mot à mot,
délibérément, pour garder l’esprit et les informations du texte original, selon une
pratique de transmission qui avait cours chez les Juifs depuis des siècles11.
9 Au final, la connaissance du contexte dont le quatrième évangile fait preuve jusque
dans les détails les plus fins fait saillir un étrange paradoxe : l’auteur présumé le plus
tardif, et donc le plus éloigné du contexte des évangiles, l’auteur que l’on a même
parfois tenu pour un gnostique du début du deuxième siècle, cet auteur est pourtant juif
jusqu’au bout des ongles, et il se trouve être en même temps celui qui connaît au plus
près les réalités culturelles des années trente de notre ère ! De nombreux historiens, à
commencer par Renan lui-même, ont reconnu depuis longtemps et avec un certain
embarras la pertinence contextuelle du quatrième évangile12. Claude Tresmontant et
Jacqueline Génot-Bismuth ont enfoncé le clou à cet endroit. De ce point de vue, la
contribution de l’historienne de la Sorbonne nouvelle est décisive. Après avoir éclairé de
l’intérieur de la culture juive le contexte politique, juridique et théologique de la
prédication de Jésus, elle parvient à la conclusion que Jean ne pouvait être qu’être un
témoin oculaire appartenant à la haute hiérarchie sacerdotale de Jérusalem, un témoin
qui semble s’être attaché à suivre Jésus et à noter ses gestes et ses paroles pour
chercher une réponse à la question centrale de la relevée des morts qui divisait à
l’époque les sadducéens et les pharisiens et qui paraissait le hanter. Jacqueline Génot-
Bismuth et Claude Tresmontant font la même lecture de la scène fondatrice du
tombeau vide : si Jean n’entre pas dans le tombeau, alors qu’il est arrivé le premier, et
s’il s’efface devant Pierre, ce n’est pas seulement pour le respect dû aux aînés, c’est
parce qu’en tant que kôhen il ne peut entrer dans un lieu où se trouve ou bien s’est
trouvé un cadavre. Et c’est lorsque Pierre lui apprend que le tombeau est vide que la
scène soudain s’illumine  : Jésus est la Vie, le Vivant, la mort est vaincue, il peut
entrer13. On objectera que nous avons affaire ici à un roman exégétique. Il se peut, mais,
ici, la conjecture colle aux données historiques tout en illuminant le texte ; et il me plaît
de penser qu’une historienne juive qui revendique son athéisme et un philosophe et
théologien catholique ont uni leurs efforts pour nous la présenter. Il ne faut pas oublier
que cette discussion se situe dans le cadre général du conflit qui a longtemps opposé les
juifs et les chrétiens. Il y a eu comme on le sait, au fil des siècles, un effort
historiquement absurde pour dissocier le christianisme du judaïsme, qui s’est
développé dans la pensée allemande avec les conséquences que l’on sait, et qui a abouti
aux tentatives de l’extrême droite pour détacher Jean du judaïsme et en faire un auteur
gnostique14. Aujourd’hui on a pris conscience que cette scission est dangereuse et
historiquement infondée, et Tresmontant avec son Christ hébreu, paru en 1983, fut un
des artisans de cet aggiornamento. Tresmontant et Génot-Bismuth, mus par le désir de
corriger cette dérive, sont-ils allés un peu trop loin dans l’autre sens ? L’avenir le dira.
10 Dans quel contexte l’Apocalypse a-t-elle été écrite ? L’interprétation de l’Apocalypse
proposée par Tresmontant découle de ces hypothèses. Si celui que nous appelons Jean
est le Ionatan dont parle Flavius Josèphe, alors il est mort vers 54 et ne peut donc avoir
été témoin de la destruction de Jérusalem par les légions romaines en 70 de notre ère.
Pour le philosophe, ce texte traduit tout simplement de manière codée des événements
récents et contemporains qui ont pour cadre les persécutions des années  cinquante
dirigées contre les premières communautés chrétiennes. « L’Apocalypse est au fond un
livre simple, qui annonce quelques années à l’avance la destruction de Jérusalem par le
feu  ; qui commande à la petite communauté chrétienne naissante de s’enfuir au plus
vite, avant qu’il ne soit trop tard –  ce qu’elle a fait  – et qui annonce la venue de la
nouvelle Jérusalem, qui remplace la première15. » Le cataclysme qui plane sur le texte
n’est donc pas une allusion rétrospective à des événements qui ont déjà eu lieu, mais le
pressentiment d’événements qui vont se produire. Le Temple est visiblement encore
intact quand l’auteur invite à mesurer sa cour et annonce que la Ville sainte sera
piétinée par les païens pendant «  quarante-deux mois  » (Apocalypse 11, 1). Ou bien
alors Jean est un faussaire dont les motivations nous échappent.
11 Que le texte entre en résonance avec le contexte du début des années cinquante, et
reste totalement muet sur les événements tragiques de l’été  70, c’est ce que
Tresmontant aperçoit à certains détails. Ainsi, la question des « envoyés » fait écho aux
problèmes soulevés par Paul dans l’Épître aux Galates, ce qui permet de situer le texte
autour de l’an 50. Ou bien encore la statue parlante de la Bête devant laquelle il faut se
prosterner (Apocalypse 13, 14) renvoie à Daniel 3, 1, mais constitue en même temps une
allusion déguisée à la statue que Caligula voulut se faire ériger dans le Temple en 40 et
qui provoqua la colère des Juifs16.
12 Cette nouvelle datation permet d’expliquer dans une large mesure l’aspect mystérieux
du texte. L’auteur, qui dit lui-même être persécuté, est obligé de coder son propos, pour
les mêmes raisons qui obligeaient l’auteur du quatrième évangile à masquer son nom.
Si le texte avait été écrit après  90 comme on l’enseigne en général, il n’aurait pas été
obligé de masquer son propos. Ce qui peut prêter à confusion, ce sont les codes propres
à la prophétie, sa teneur symbolique. En pratiquant sa méthode habituelle de la preuve
par les textes, Tresmontant montre que les prophètes hébreux, malgré ces codes, ne
parlent pas de la même manière d’un événement passé, d’un événement contemporain
et d’un événement futur. Les événements sont codés quand et comme la situation
l’exige. Quand ce codage n’est plus nécessaire, les événements sont décrits en clair. Et
même quand il faut recourir au codage, la position temporelle de l’événement perce
toujours pour un esprit préparé. Ainsi l’auteur inconnu du premier livre des Maccabées
écrit vers  100 avant notre ère décrit-il ouvertement les persécutions ordonnées par le
roi Antiochus Épiphane à l’égard des Hébreux. Les événements qu’il rapporte se sont
passés entre  175 et 135 avant notre ère. Il dit ce qu’il a vu, sans avoir à utiliser un
langage codé. En revanche, l’auteur inconnu du livre de Daniel, composé avant 164, fait
allusion aux mêmes événements, mais en langage chiffré et symbolique parce qu’il écrit
pendant une période de persécution. De même Flavius Josèphe, qui écrit après la
destruction de Jérusalem, raconte tout ce qu’il sait, il s’exprime sans voiles. Mais
l’auteur de l’Apocalypse, pour désigner l’hydre romaine et ses affidés, est obligé de
s’exprimer en langage codé. « Il parle par énigmes parce qu’on est en pleine terreur et
que son livre est destiné aux frères et aux sœurs des communautés chrétiennes
persécutées17.  » Les codes symboliques auxquels il a recours, qui sont devenus si
étranges pour nous aujourd’hui, étaient familiers aux contemporains de Jean.
Empruntés à la mémoire juive, ils constituaient ce que le père Kowalski a appelé « des
types préfiguratifs partiels  », c’est-à-dire des figures de la Bible chargées d’un sens
déterminé par l’histoire mais susceptibles de s’élargir à des situations et à des
significations nouvelles18. Ainsi, en Apocalypse 12, 1, on voit surgir de la mer une
femme revêtue de soleil. Elle a la lune sous ses pieds et sur la tête une couronne
d’étoiles. Elle est enceinte et dans les douleurs de l’enfantement. Surgit alors de la mer
un monstre marin à sept têtes qui va la dévorer. Pour interpréter ces figures, il nous
faut avec Tresmontant nous plonger dans la mémoire juive. Cette femme qui enfante
dans la douleur est déjà évoquée à la fin du livre d’Isaïe. C’est de Sion qu’elle accouche
et elle personnifie Jérusalem. Quant au monstre à sept  têtes et dix  cornes, il prend la
suite de Daniel 7, 3, où l’on voit sortir de la mer quatre bêtes monstrueuses qui
personnifient l’empire de Babylone, celui des Mèdes, celui des Perses, et l’empire grec
d’Alexandre. Les dix cornes figurent les rois de la dynastie des Séleucides. L’auteur
inconnu du livre de Daniel ne connaît pas encore l’Empire romain  ; Jean-Iohanan
prend ici la suite de Daniel en l’ajoutant à la liste des entités menaçantes. C’est l’Empire
romain le nouveau monstre. Il va dévorer la femme et son enfant. Cette dernière est un
bel exemple de «  type préfiguratif partiel  »  : si elle figure déjà Israël, elle est aussi,
désormais, la communauté chrétienne naissante, mais elle est encore Mariam, la mère
du Sauveur19. Le système des signes s’est modifié et s’est chargé de sens nouveaux, la
différence naît de la répétition. Cette façon de faire sursignifier des événements
nouveaux en les mettant en rapport avec la mémoire collective est très juive, mais elle
est particulièrement dans la manière de l’auteur du quatrième évangile, ce qui renforce
la thèse de Tresmontant selon laquelle c’est le même homme qui a écrit les deux textes.
Une fois le principe général compris, on suit facilement le décodage de l’auteur et sa
preuve méthodique par les textes. La Bête qui sort de la mer, on l’a vu, figure l’Empire
romain. Dans l’Apocalypse, Sodome ou Babel, contrairement à ce que l’on a pu
soutenir20, ne figurent pas Rome, mais Jérusalem en tant qu’elle s’est éloignée de Dieu
pour se prostituer auprès des idoles. Cette «  prostituée  » est condamnée à la
destruction par le jugement divin (Apocalypse 14, 18 ; 17, 1). Ce thème est récurrent
dans la Bible depuis le viiie siècle ; on le trouve chez les prophètes Osée, Isaïe, Jérémie.
Jérusalem la prostituée a pour autre nom de code Iézabel, une prophétesse qui
s’adonne à la divination (Apocalypse, 2, 20). Jérusalem est encore appelée « la Vigne »
–  la vigne qui va être vendangée et jetée dans la cuve de la fureur divine  ; une fois
encore il ne peut s’agir de Rome, qui n’a jamais été appelée « la Vigne » par les anciens
prophètes, mais de Jérusalem. De même l’expression «  Sodome et Égypte  » ne peut
désigner que Jérusalem, puisque le texte précise qu’en ce lieu le Seigneur a été « pendu
sur la croix ». De plus, les textes vérifient cet usage : l’expression « Sodome et Égypte »
est utilisée en Isaïe 1, 10 pour désigner Israël en tant qu’il s’éloigne de Dieu, c’est une
citation. On l’a compris, tous ces décodages, dont Tresmontant donne de nombreux
autres exemples, tendent à confirmer (ou à construire) l’idée que le texte de
l’Apocalypse vise la prostitution de Jérusalem vis-à-vis du pouvoir romain et de ses
affidés et se développe sur l’horizon d’une catastrophe proche –  ce qui situe sa
rédaction dans les deux décennies qui précèdent la destruction de la ville sainte.
13 Je voudrais pour conclure cette première partie revenir sur la réception de l’enquête
de Tresmontant. On a accusé le philosophe d’être tombé dans un délire exégétique.
Effectivement, l’écart entre ce qu’il avance et les thèses professées est tel qu’il faut bien
que quelqu’un délire dans cette affaire. Je ne suis pas juge, mais je n’oublie pas non
plus qu’à ma connaissance aucune réponse satisfaisante n’a été apportée à l’argument
de Robinson, qui commande toute cette discussion, et sur lequel nous allons revenir. Si
Tresmontant s’est égaré, on devrait voir régulièrement ses hypothèses citées, discutées
et réfutées, comme exemple type de l’erreur exégétique. Ce n’est pourtant pas le cas.
Dans les nombreux livres qui paraissent aujourd’hui sur Jésus, sur les origines du
christianisme, sur la datation des évangiles, son nom n’est jamais cité, pas plus,
d’ailleurs, que celui de Jacqueline Génot-Bismuth. Serait-ce que la provocation de ces
auteurs est perçue comme venant de trop bas pour être relevée  ? Mais n’est-ce pas
plutôt que l’on craint de discuter leurs thèses ? En gardant le silence sur les thèses de
Tresmontant et de Génot-Bismuth, on risque, peut-être à tort, d’accréditer cette
réaction. Le philosophe « qui savait l’hébreu », et qui fut aussi, il faut quand même le
rappeler, un des théologiens les plus novateurs de la seconde moitié du xxe  siècle,
mérite peut-être un plus d’égards.

Dans quelle mesure peut-on dire que


l’Apocalypse est une
« prophétie véritable » ? L’Apocalypse
au risque de la métapsychique
14 Claude Tresmontant tire de son enquête la conclusion que l’Apocalypse est «  une
prophétie véritable  ». C’est cette affirmation que nous allons examiner. Mais
auparavant, il me faut, pour rendre mon propos intelligible, risquer quelques
remarques préalables. N’ayant pas de compétences particulières en matière exégétique,
je me suis borné jusqu’à présent à restituer aussi fidèlement que possible les résultats
de l’enquête de Tresmontant. Mais je vais maintenant faire jouer mon domaine
d’expertise, qui est celui de l’histoire des sciences psychiques, pour risquer quelques
remarques intempestives21. Étant donné l’ignorance et les préjugés qui entourent
encore ce domaine, je suis obligé, au risque d’en dire trop ou pas assez, de procéder à
un petit détour. Les sciences psychiques ne sont pas nées dans le ruisseau de
l’occultisme comme on le croit en général, mais au cœur de l’intelligentsia britannique,
au Trinity College de Cambridge, vers  1875. Programme de recherche scientifique
suscité par l’impact du mesmérisme sur la culture européenne, elles se proposent dès
l’origine d’étudier les phénomènes que l’on dit aujourd’hui paranormaux
indépendamment des présupposés philosophiques et religieux. Au début du xxe siècle,
elles se sont scindées en deux branches à la fois antagonistes et complémentaires, la
métapsychique et la parapsychologie. La métapsychique, née en France juste après la
Première Guerre mondiale, cherche à objectiver et à comprendre les phénomènes
paranormaux qualitatifs en les étudiant dans leur contexte culturel et historique, de
manière à respecter leur éthologie. Quant à la parapsychologie, apparue aux États-Unis
dans les années 1930, elle s’efforce d’étudier les phénomènes paranormaux quantitatifs
dans le cadre épuré du laboratoire. C’est donc plus précisément en tant qu’historien de
la métapsychique que je me risque dans ce débat.
15 Or, et ce sera ma première remarque, pour un historien de la métapsychique, il est
évident que la datation accréditée des évangiles et de l’Apocalypse est en partie motivée,
au-delà des raisons techniques, par la nécessité d’expulser la prophétie de l’horizon
savant. Cette dimension de l’esprit et de la vie spirituelle ne pouvant exister, il faut de
toute nécessité que les textes aient été écrits après les événements. C’est ainsi que, pour
Jean-Pierre Prévost, la crise majeure de l’Apocalypse se déroule avec, en fond de scène,
la destruction de Jérusalem par l’armée romaine22. Mais la doxa se heurte ici à une
objection fondamentale soulevée par l’historien britannique A. T. Robinson, à laquelle il
n’a pas été apporté à ma connaissance de réponse satisfaisante (Robinson, 1976). Au
terme d’une vie de travail, ce chercheur a pris conscience d’une étrange anomalie et il a
mis la communauté exégétique au défi de lui citer un seul passage du Nouveau
Testament où serait évoquée la destruction de Jérusalem par les légions romaines
pendant l’été  70. Lacune inexplicable si l’on tient que les évangiles ont tous été écrits
après cette date, et totalement contradictoire avec le présupposé fondamental de
l’exégèse contemporaine, selon laquelle les évangiles ne sont pas des témoignages
oculaires, mais un regard rétrospectif porté par les communautés de la fin du premier
siècle et du début du deuxième siècle sur la naissance de leur foi. Si c’était le cas, les
évangiles devraient voir le temps de Jésus à travers le prisme de la plus grande
catastrophe de l’histoire juive avant la Shoah, ce qui n’est absolument pas le cas.
L’argument de Robinson n’est donc pas un argument parmi d’autres, c’est un argument
dominateur que l’on peut apprécier sans être formé à la philologie. Comme l’écrit
encore Tresmontant, si l’on lit un récit non daté relatant des événements qui se sont
passés à Berlin ou à Hiroshima au milieu du xixe siècle, on voit au premier coup d’œil
s’il a été écrit avant ou après la destruction de ces villes en 1945. Pour un esprit préparé,
un texte laisse toujours filtrer sa position temporelle, à plus forte raison un corpus de
textes. Un auteur de fiction peut à la rigueur retenir l’information, mais pas un
ensemble d’auteurs disparates. Cette thèse s’applique donc particulièrement à
l’hypothèse en vogue des auteurs multiples, du « collectif anonyme ». La doxa vient se
heurter à cet argument qui commande aussi la question de l’Apocalypse.
16 Si donc, comme l’affirme Tresmontant, le texte de Jean a été écrit avant la
destruction de Jérusalem, alors que pourtant il semble annoncer cette destruction, quel
est son statut ? Peut-on parler avec Tresmontant d’une « prophétie véritable » ? Je ne
suivrai pas totalement le philosophe sur ce point. Quand il parle de «  prophétie
véritable  », il a visiblement à l’esprit la notion de la prophétie développée par la
théologie chrétienne : la parole de Dieu, s’exprimant par le canal d’un individu
singulier, en tant qu’elle vient se poser sur lui pour l’éclairer sur la vie humaine, sur le
passé, le présent ou le futur. Et ses analyses ne sont pas suffisamment affinées car,
quand il envisage la «  préconnaissance  » d’événements futurs, il mélange plusieurs
niveaux. Les concepts des sciences psychiques permettent d’éviter ces deux obstacles :
celles-ci mettent la théologie entre parenthèses et cherchent à dégager un espace
autonome de réflexion susceptible de venir appuyer l’enquête historique  ; et d’autre
part elles fournissent des distinctions qui permettent de sortir de ce flou. Ici, pour ce
qui nous concerne, la notion pertinente est celle de précognition. Les parapsychologues
et les métapsychistes étudient la précognition, les premiers en laboratoire, les seconds
dans ses formes individuelles et culturelles spontanées  ; ils tiennent sa réalité pour
certaine ou probable et, s’ils ne savent toujours pas la raccorder à notre image du
monde, ils ont aujourd’hui une idée assez précise de ses conditions, de sa portée, de ses
limites et de son mode de déploiement. Cette faculté présumée ne peut être étudiée de
manière précise qu’en laboratoire ou à travers des manifestations spontanées
suffisamment proches dans le temps pour que l’on dispose des nombreux détails
indispensables à son homologation. La question qui se pose ici est donc de savoir si de
la précognition au sens fort peut se glisser parfois dans le discours prophétique. Alors
que les historiens et les exégètes se croient tenus de rejeter la capacité de connaître
l’avenir et de faire coïncider leurs analyses avec l’image du monde accréditée, les
théoriciens des sciences psychiques peuvent rouvrir le jeu et considérer sa possibilité.
Mais il leur est extrêmement difficile d’aller beaucoup plus loin, car l’éloignement
temporel et culturel qui nous sépare du temps de Jésus nous prive des détails de
contexte qui permettraient d’en décider. Tout ce que l’on peut dire, c’est qu’étant donné
ce que l’on sait de cette faculté, il n’y a aucune raison de principe de la refuser aux
anciens Hébreux. De ce fait, la question reste ouverte du point de vue exégétique. Pour
clarifier la discussion, nous allons distinguer trois niveaux dans la prophétie, conçue ici
de façon délibérément limitative comme discours portant sur le futur :
17 1) La prophétie basse, ou fausse prophétie, concerne l’appréhension du futur que l’on
peut obtenir par la déduction et par l’imprégnation intuitive d’un certain état du
monde. Dans la question qui nous concerne, ce niveau suffit parfaitement à rendre
compte de la prédiction de la destruction de Jérusalem. Jésus était suffisamment au fait
des tensions croissantes avec Rome pour deviner intuitivement la fin de l’histoire  ; et
Jean-Iohanan, plus lettré, l’était sans doute encore davantage. Cela ne veut pas dire que
le Christ et son disciple préféré ne mêlaient pas à ces intuitions tragiques
d’authentiques aperçus métacognitifs, cela signifie simplement qu’on ne peut en donner
la preuve. Il est important d’insister sur ce point : au vu des données disponibles, aucun
parapsychologue ne conclura formellement à la précognition au sens fort dans ce cas
précis ; il faut pour franchir ce pas des raisons autrement contraignantes.
18 2) La prophétie moyenne (ou forme inférieure de la prophétie vraie) appréhende des
événements futurs à travers un voile symbolique, à travers des images dont on ne
comprend pas le sens, qui frappent par leur étrangeté et leur gratuité et qui,
éventuellement, se décantent peu à peu. Dans le cas de l’Apocalypse, on ne peut exclure
cette possibilité, mais on ne peut non plus en délivrer la preuve formelle. On me
demandera alors sur quoi les parapsychologues se fondent pour postuler ce niveau
inférieur de la précognition, si la preuve ne peut être apportée. La réponse est simple : il
existe des vécus précognitifs spontanés et des expériences contrôlées où ces niveaux ont
pu être observés et où la décantation est allée à son terme, ce qui permet d’affirmer que
le stade métaphorique contenait bien l’information23. Ajoutons que les sciences
psychiques n’ont fait que découvrir ce que les Anciens savaient déjà à leur manière. Les
Grecs, par exemple, connaissaient bien ces trois niveaux24. La possibilité de principe
que certains discours symboliques des prophètes soient porteurs d’une connaissance du
futur non décantée est donc ouverte. D’autre part, certaines de ces expériences
prophétiques «  moyennes  » charrient parfois des images où la décantation est très
avancée, mais inachevée.
19 3) Enfin la « prophétie haute » ou « prophétie vraie » décrit des événements futurs
avec une fidélité suffisante pour que l’on puisse la tenir pour réelle avec une forte
probabilité. Elle est très rarement attestée dans les expériences spontanées, car, comme
elle se produit dans les circonstances de la vie, elle ne peut l’être qu’à la faveur d’un
improbable concours de circonstances.
20 Reportons maintenant sur la question de l’Apocalypse les informations qui viennent
d’être résumées. Puisque la prophétie est tenue pour impossible, les historiens et les
exégètes sont obligés de repousser dans le futur la rédaction du texte et de voir dans
l’annonce de la destruction de Jérusalem une prophétie rétroactive, ce que fait par
exemple un Jean-Pierre Prévost pour lequel l’Apocalypse ne parle pas du futur, mais du
passé et du présent. Mais c’est là se donner un mal inutile puisque la «  prophétie
basse  » suffit largement à rendre compte de ce genre de prédiction. Les concepts des
sciences psychiques permettent ici de distinguer plusieurs niveaux et d’envisager l’acte
prophétique dans toutes ses dimensions, sans pour autant renoncer à la raison.
21 Pour essayer de clarifier le sujet, je vais encore procéder à une nouvelle distinction.
Quand on porte sur l’Apocalypse (et sur les prophéties de Jésus relatives à la
destruction de Jérusalem) le regard de la métapsychique, on voit se dégager trois
niveaux de discours  : a)  un prêt-à-porter symbolique renvoyant à la grande mémoire
juive  : par exemple, le monstre sorti de la mer, que décrit le livre de Daniel  ; b)  un
discours codé portant sur des événements contemporains qui ne peuvent être évoqués
directement à cause des persécutions ; c) enfin, un discours prophétique faible, moyen
et/ou fort, c’est-à-dire impliquant ou non de la prophétie vraie et portant sur la
catastrophe qui va advenir. Bien entendu, ces trois niveaux de discours sont dégagés
par abstraction, car dans la réalité ils s’interpénètrent et se nourrissent les uns des
autres, et rien n’empêche que dans le même oracle un prophète ne mêle des
informations obtenues par déduction et des informations métagnomiques. Le prêt à
porter symbolique se charge de significations nouvelles qui permettent de commenter
le présent et d’entrevoir l’avenir. Mais il est indispensable de dégager ces trois niveaux
pour comprendre l’acte prophétique « à plus haut sens ». Selon moi l’interdit moderne
portant sur le troisième niveau a contribué à effacer les distinctions indispensables et
empêche que soit pris en compte le niveau de la « prophétie faible », qui pourtant ne
met nullement en péril notre image du monde. C’est cette troisième dimension qui est
évacuée des textes exégétiques. La question qui se pose est celle de savoir comment on
peut la distinguer des deux autres. Pour la percevoir, il faut l’apprécier par contraste. Le
prêt à porter est conservé dans la mémoire des textes prophétiques. Il est ce qu’il est
tant qu’on ne l’emploie pas à la compréhension du présent et du futur, auquel cas il se
modifie. Mais même quand le discours prophétique s’exprime à travers le prêt à porter
symbolique, il emporte toujours avec lui, au moins pour un regard informé, sa teneur
de réalité et sa dimension temporelle. Reste le troisième niveau, le plus difficile à
apprécier. Son trait marquant est que la référence aux événements concrets s’estompe
pour laisser la place à un magma symbolique traversé de jugements, de captages de
sens et d’images fulgurantes : « Lorsque la prophétie reste abstraite, écrit Tresmontant,
elle relève du jugement et non de la représentation, de l’avenir et non du passé. » Bien
qu’il ne distingue pas la prophétie basse de la prophétie véritable, Tresmontant
condense ici, le sachant ou non, un trait majeur de la métagnomie, qu’elle porte sur le
passé, le distant ou le futur. Le pouvoir que l’on appelle communément la « voyance »
est fort mal nommé, car s’il comporte des éléments visuels ou quasi visuels, il ne relève
pourtant pas pour l’essentiel du paradigme optique. Comme la mémoire, il se développe
de manière thématique. Le métagnome capte des significations, émet des jugements en
même temps qu’il entrevoit des scènes, à travers des processus qui s’apparentent
davantage à ceux de la mémoire qu’à ceux de la vision. Il voit l’invisible. Mais en même
temps son discours est parfois traversé par des images étranges et gratuites dont le sens
n’est pas perçu sur le coup, ou par des anticipations ponctuelles qui frappent après coup
par leur justesse. Tresmontant a relevé certaines de ces images. Je vais en commenter
deux pour le plaisir de l’exercice, tout en rappelant avec insistance que nous sommes ici
dans la zone grise où rien ne peut être prouvé. Nous commencerons par une image de
cauchemar que l’on trouve en Apocalypse 9, où l’on voit surgir du ciel une armée de
sauterelles qui dévastent tout sur leur passage. Cette armée de sauterelles évoque
évidemment les fléaux de la Bible, mais son mouvement mécanique n’est pas sans
évoquer aussi le mouvement inexorable des légions romaines. Pourtant, si Iohanan
avait vu la légion romaine à la manœuvre ou s’il avait lu Flavius Josèphe, cela devrait
transparaître.
22 Voici maintenant deux anticipations non codées, ou peu codées, qui trouvent
étrangement correspondre à la réalité future. À deux reprises, Jean semble anticiper
des péripéties du siège qui seront vérifiées. En Apocalypse 16, 17, il décrit « une grande
grêle, grande comme des talents […] descendue du ciel sur les hommes… » Or, comme
le remarque Tresmontant, on sait par Flavius Josèphe (Guerre des juifs, V, 269) que la
dixième légion romaine utilisait des machines de siège capables d’envoyer sur les
remparts et sur la ville des pierres qui pesaient un talent, soit environ 36 kilos25.
23 Apocalypse 11, 7 : Jean prophétise l’assassinat de deux grands prêtres dont les corps
ne recevront pas de sépultures. Or il se trouve que deux grands prêtres seront bien
assassinés dans les décennies qui suivront. Le premier, si l’on suit l’hypothèse de
Tresmontant, ne sera autre que Jean lui-même ; on ignore dans quelles circonstances et
ce qu’il est advenu de son corps. Quant au second, il pourrait s’agir de son frère Hanan,
qui fut grand prêtre de 47 à 59. Ce dernier sera assassiné pendant le siège par un groupe
de dissidents (car la guerre avec les Romains se doublait d’une guerre civile) et son
corps sera jeté du haut des remparts. Ici encore, si l’on applique la datation admise, il
faut supposer que l’auteur s’efforce de traduire à travers un voile symbolique des
événements dont il a eu connaissance. Mais on peut aussi supposer, au plus simple, que
la «  prophétie basse  » tient son pouvoir de fascination de sa capacité d’agglutiner du
sens et de capter des événements réels qui se trouvent par hasard correspondre aux
oracles. Dans ce contexte, nous ne pouvons pas trancher entre l’effet prédictif et l’effet
performatif, bref nous ne pouvons conclure ; tout ce que nous pouvons affirmer, mais
ce n’est pas rien, c’est que ce type d’expérience prophétique est dans l’ordre du possible.

Bibliographie
Bultmann R. (1969), Le chritianisme primitif, Paris, Payot (Petite Bibliothèque, 131).
Génot-Bismuth J. (1986), Un homme nommé Salut, Paris, Éditions de l’Œil.
Génot-Bismuth J. (1992), Jérusalem ressuscitée, Paris, Albin Michel.
Grosjean J. (1994), Lecture de l’Apocalypse, Paris, Gallimard (Blanche).
Kowalski T. (2003), Les oracles du serviteur souffrant, Paris, Parole et silence.
Le Cour P. (1950), L’Évangile ésotérique de saint Jean, Paris, Dervy.
Méheust B. (1999), Somnambulisme et médiumnité, Paris, Seuil.
Méheust B. (2003), Un voyant prodigieux, Alexis Didier, Paris, La Découverte.
Méheust B. (2011), Les miracles de l’esprit, Paris, La Découverte.
DOI : 10.3917/dec.meheu.2011.01
Mordillat G. et Prieur J. (2004), Jésus après Jésus, Paris, Seuil.
Pommier J. (1925), La pensée religieuse de Renan, Paris, Rieder.
Prévost J.-P. (2009), L’Apocalypse, Paris, Novalis.
Robinson J. A. T. (1976), Redating the New Testament, Philadelphie, The Westminster Press.
Tresmontant C. (1983), Le Christ hébreu, Paris, Éditions de l’Œil.
Tresmontant C. (1994), Enquête sur l’Apocalypse. Auteur, datation, signification, Paris, Éditions
de Guibert.

Notes
1 Bultmann R. (1969), Le christianisme primitif, Paris, Payot (Petite Bibliothèque, 131), p. 195.
2 Luc 16, 3  : «  Il a appelé ses disciples et il a choisi parmi eux douze, qu’il a appelé aussi
envoyés. »
3 Tresmontant C. (1994), Enquête sur l’Apocalypse. Auteur, datation, signification, Paris,
Éditions de Guibert, p. 289.
4 Génot-Bismuth J. (1986), Un homme nommé Salut, Paris, Éditions de l’Œil  ; Id., (1992)
Jérusalem ressuscitée, Paris, Albin Michel, p. 207.
5 Tresmontant C. (1994), Enquête sur l’Apocalypse, op.  cit., p.  266. Littéralement, en hébreu,
pelôni almôni  : un tel que nous savons, mais que je ne veux pas dire. Il y a donc une volonté
concertée de ne pas donner le nom de celui chez qui va se tenir la réunion.
6 Tresmontant C. (1994), Enquête sur l’Apocalypse, op. cit., p. 265 et suiv.
7 Tresmontant C. (1994), Enquête sur l’Apocalypse, op. cit., p. 240.
8 Ibid.
9 Voir sur ce point Jean Pommier (1925), La pensée religieuse de Renan, Paris, Rieder. Renan n’a
pas hésité à imaginer un Jean devenu gâteux et abusé par son entourage.
10 « Je certifie à tout auditeur les prophéties de ce livre. Si quelqu’un y ajoute, Dieu lui ajoutera
les plaies écrites dans ce livre. Si quelqu’un ôte à ce livre de prophéties, Dieu lui ôtera son lot
d’arbre de vie et de ville pure écrits dans ce livre » (Apocalypse, 22, 1). Il faut s’interroger sur la
contrainte que ce genre de malédiction prophétique pouvait exercer sur les esprits du premier
siècle. Jean Grosjean la traite avec dédain : « Alors les copistes ont scrupuleusement recopié les
gaucheries et les fautes du texte. », Grosjean J. (1994), Lecture de l’Apocalypse, Paris, Gallimard
(Blanche), p. 114. Mais le sarcasme ne peut tenir lieu d’argument.
11 Voici quelques exemples de ces passages de la traduction de Tresmontant où affleurent les
hébraïsmes. Apocalypse, 12, 13  : «  Et elles ont été données à la femme, les deux ailes de l’aigle,
afin qu’elle s’envole dans le désert dans son lieu, où elle est nourrie là un temps et des temps et la
moitié d’un temps.  » Jean 13, 1  : «  Et avant la fête de pesah, il a connu, Ieschoua, qu’elle était
venue son heure qu’il passe de ce monde de la durée présente vers son père.  » Luc 22, 22  :
« Parce que le Fils de l’Homme, il s’en va, sur la bouche du lien qu’il a noué sur son âme, mais
Hoï [malédiction] à cet homme par la main de qui il est livré. » Apocalypse 10, 15 : « Il a levé sa
main, la droite, vers les cieux et il a fait serment dans celui qui vit dans les durées éternelles des
durées éternelles.  » Tout est à l’avenant. Pour Tresmontant, le grec des évangiles et de
l’Apocalypse est aussi étrange que cette version française. Après cela on reste sceptique quand on
entend Mordillat et Prieur (Jésus avant Jésus, p. 93) nous réaffirmer doctement que les évangiles
ont été coulés dès l’origine dans les catégories du grec.
12 Voir sur ce point Jean Pommier, La pensée religieuse de Renan, op. cit.
13 Génot-Bismuth J. (1986), Un homme nommé Salut, op.  cit., p.  282. Tresmontant C. (1994),
Enquête sur l’Apocalypse, op.  cit., p.  286. Il faut rappeler que, comme le texte le précise, le
tombeau venait d’être creusé et n’avait jamais servi.
14 Un exemple typique nous est fourni par le livre de Paul le Cour (L’Évangile ésotérique de saint
Jean, 1950) où ce dernier s’efforce maladroitement de dédouaner son maître Jacques d’Arès, le
fondateur d’Atlantis, de cette dérive droitiste. Ces textes écrits pendant l’Occupation contiennent
tous les poncifs de l’antisémitisme chrétien.
15 Tresmontant C. (1994), Enquête sur l’Apocalypse, op. cit., p. 15.
16 Ibid.
17 Tresmontant C. (1994), Enquête sur l’Apocalypse, op. cit., p. 49.
18 Kowalski T. (2003), Les oracles du serviteur souffrant, Paris, Parole et silence, p. 10 et suiv.
Peu d’auteurs ont si bien décrit le processus prophétique  : le prophète se plonge dans le passé
pour investir le présent et préfigurer l’avenir.
19 Tresmontant C. (1994), Enquête sur l’Apocalypse, op. cit., p. 324.
20 Ce qu’affirme par exemple Jean-Pierre Prévost (2009), L’Apocalypse, Paris, Novalis, p. 91.
21 Il existe sur cette question une bibliographie immense. Les lecteurs désireux d’approfondir le
sujet la trouveront dans mes deux livres  : Méheust  B. (1999), Somnambulisme et médiumnité,
Paris, Seuil ; (2011), Les miracles de l’esprit, Paris, La Découverte.
22 Prévost J.-P. (2009), L’Apocalypse, op. cit., p. 17.
23   Sur ces processus, voir Bertrand Méheust (2011), Les miracles de l’esprit, op.  cit., p.  154
et suiv.
24 Dans l’Agamemnon d’Eschyle, Cassandre entrevoit d’abord, dans une suite de tableaux à
teneur symbolique, le meurtre futur d’Agamemnon, ainsi que sa propre mort. Puis la scène sort
peu à peu des brumes du symbole. Et soudain, elle s’exclame  : «  Va, l’oracle maintenant ne se
montrera plus à travers un voile, ainsi qu’une jeune épousée. D’un souffle éclatant, il va bondir
au-devant du soleil qui monte et fera déferler vers sa lumière la vague d’un malheur plus terrible
encore. Je vous instruirai alors sans énigmes ! » Autrement dit, la voyante fait savoir que sa vision
se décante et qu’elle va s’exprimer désormais en langage clair.
25 Tresmontant C. (1994), Enquête sur l’Apocalypse, op. cit., p. 341.

Pour citer cet article


Référence papier
Bertrand Méheust, « Autopsie d’une prophétie : interprétations dissidentes de l’Apocalypse de
Jean », Socio-anthropologie, 28 | 2013, 29-46.

Référence électronique
Bertrand Méheust, « Autopsie d’une prophétie : interprétations dissidentes de l’Apocalypse de
Jean », Socio-anthropologie [En ligne], 28 | 2013, mis en ligne le 23 septembre 2015, consulté le
07 mars 2023. URL : http://journals.openedition.org/socio-anthropologie/1526 ; DOI :
https://doi.org/10.4000/socio-anthropologie.1526

Auteur
Bertrand Méheust
Bertrand Méheust a enseigné la philosophie en France et à l’étranger. Il appartient au comité
directeur de l’Institut métapsychique international. Il a consacré sa thèse de sociologie à l’histoire
conflictuelle du mesmérisme. Depuis cette époque il travaille à l’histoire des sciences psychiques
(Somnambulisme et médiumnité, Paris, Seuil, 1999). Plus récemment, avec La politique de
l’oxymore (Paris, La Découverte, 2011), il s’est intéressé à la question écologique.

Droits d’auteur

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