ATMABODHA
ou
DE LA CONNAISSANCE DE L’ESPRIT.
VERSION COMMENTER DU POEME VEDANTIQUE™
DE GANKARA AcHApYA.
INTRODUCTION.
Le grand systéme de la philosophie orthodgxe des Hin-
dous, le Védanta, dont le nom méme affirme I'étrpite con-
nexion avec leurs livres sacrés du nom de Védas, n’est.pas
encore, A }’heure qu'il est, connu en Europe daas }'en-
semble de ses sources. Des productions de cette philosophie,
quelques-unes ont élé admirablement analysées, la plupart
simplement indiquées par Colebrooke dans son Mémoire sur
de Védanta; mais elles ne peuvent prétendre 4 une haute
antiquilé. Au moins existe-t-il des travaux supérieurs d’exé-
gése qui, composés au milien de notre moyen Age par Cai-
kara Acharya, ont mis en valeur les principes essentiels de
Ja doctrine; en outre il nous est venu de la méme époque,
etde la main du méme auteur, un poéme didactique qui ré-
sume les théses fondamentales de I’école.—6—
Ce poéme, intitulé ArmaBopHa, ou «la Connaissanee de
YEsprit, » nous a paru digne d'une nouvelle traduction aprés
celle de Taylor, sur laquelle est calquée la version frangaise
de M.G. Pauthier'' : car c’est peut-étre l'ouvrage indigéne qui
a popularisé avec autant de fidélité et de clarté une philo-
sophie véritablement célébre. En remplissant cette tache,
nous nous sommes préoccupé des transformations que le
Védanta a di subir dans le cours des siécles : c'est pourquoi
nous avons fait précéder le poéme de considérations sur les
origines de 1a doctrine qu'il représente, et sur les vicissi-
‘tudes de cette doctrine aprés I’époque & laquelle on le re-
porte.
Nous montrerons te réfe que Cafikara a rempli comme in-
terpréte de cette grande doctrine philosophique et théolo-
gique, au vir" et au virr*siécle de notre ére, en méme temps
qu'il a restauré les religions brahmaniques et relevé l'ascen-
dant de Ja caste sacerdotale. Pour mieux affirmer V'impor-
tance des écrits et de l'enseignement de Caiikara*, nous jet-
terons un coup d’ceil sur les productions des siécles suivants
qui (émoignent de leur longue influence, ainsi que sur celles
des temps postérieurs qui s’éloignent dé leur esprit. Nous
irons méme jusqu’a invoquer a cet effet 1a renaissance litté-
raire dont a joui le Védanta, au midi comme au nord de
1'Inde, dans des ceuvres poétiques en langue tamoule et en
@autres idiomes populaires.
Enfin nous placerons & la fin de T'introduction les ren-
seignements nécessaires sur le texte de I’ Atmabodha que nous
avons pris pour base de notre traduction , sur les manuscrits
que nous avons consultés et mis en rapport avec les éditions
imprimées ou lithographi¢es de ce. petit ouvrage, ainsi que
1 Voir le premier appendice aux Exsais sar la philosophie des Hindous,
par M. H. T. Colebrooke, traduits de Vanglais, etc. p. 266-276-(Paris,
1833). La version anglaise , qui date de 1812, été donnée par Taylor a la
suite de celle d'un drame philosophique, dont nous parlerons ci-aprés.
* Le D’ Frédéric-Hugo Windischmann en a le premier fait Phistoire en
Europe : Sancana sive de theologumenis Vedanticoram (Bonne , 1833, in-8").—7—
surie commentaire sanscrit anonyme dont nous nous sommes
aidé et dont nous avons reproduit des extraits dans une ana-
lyse suivie des stances du podme.
Louvain, 13 juin 1865.
SL
LE VEDANTA DEPUIS L’ANTIQUITE VEDIQUE JUSQU'A L’EPOQUE
DE GANKARA AcHARYA,
Si 1a composition des écritures védiques remonte jusqu’au
berceau de Ja civilisation des Aryas, on induirait avec vrai-
semblance que les systémes de philosophie qui s’y raltachent
et qui en invoquent J’autorilé sont de beaucoup les plus an-
ciens : en fait, toutefois, leur formation et leur développe-
ment se présentent sous un tout autre aspect. Des deux
branches réputées orthodoxes de la science et dela spécula-
tion indienne, la plus importante n’a pris sa pleine extension
que quand elle fut un moyen de lutte contre les systémes
de philosophie indépendante et leurs conséquences pra-
tiques; or Y'antagonisme éclata seulement lorsque ceux-ci
eurent ruiné les bases de !’édifice social fondé sur la révéla-
tion des Védas et sur I'autorité du sacerdoce brahmanique.
Depuis Colebrooke jusqu’aux derniers historiens de 1a philo-
sophie indienne, dont quelques-uns sont des savants indi-
genes, il ne s'est produit qu'une seule opinion sur. l’ordre
chronologique des Darganas ou systémes de philosophie au
nombre de six; tous considérent le Védanta, en tant que doc-
trine développée, discutée, faisant école, comme le plus ré-
cent des grands systémes.
Philosophie spéculative par essence, le Védanta fut en
germe, dirait-on, dans tous les travaux qui suivirent la ré-
daction écrite des Védas, surtout dans ceux qui dépassérent
jeur interprétation littérale. Vint le moment ou I’on essaya
de formuler une cosmogonie et une théogonie ayant leurs
racines dans les Ecritures, ou I’on tenta de réduire en théo-
rie les opinions regues sur le monde, sur J'ame et la destinée.
—8-.
hemaine, de les compléter par une démonsieation : dés tors,
selon toute apparence, se produisit un idéalisme panthéis-
tique identique au fond a cetui qu’a consacré le systénre ¢la-
boré beaucoup plus tard et désormais connu sous la déno-
mination de Véddnta. Il se forma de bonne heure un mot
abstrait pour désigner fe travail de la pensée philosophique,
Mimdisd, « désir de connaftre;» c'est qu’en effet la re-
cherche, la spéculation tenait une trés-grande place dans
jes entretiens des différentes écoles de brahmanes, occupées
de science religieuse, et aussi dans les controverses qui ne
tardérent pas a s'élever entre plusieurs écoles.
Bientét on distingua entre la spéculation platét pratique
qui traitait de l'accomptissement des actes recommandés par
Je Véda, et 1a véritable spéculation philosophique qui tou-
chait aux plus hauts problémes de métaphysique et de ‘théo-
logie. L'une fat appelée Karma-Mimdfisd ou '« MimadsA des
couvres,» c'est-d-dire des devoirs religieux d'un ordre élevé
et ausei des plus minces prescriptions devant assurer au
croyant des mérites dans cette vie et au dela; Ia seconde fut
appelée Brahma-Mtmidiisd « investigation de Brahma, » c’est-a-
dire «de la science divine : » en d'autres termes, la'théologie
contemplative et mystique’. Cette partie supérieure du sa-
voir brahmanique ne cessa pas d’étre cultivée, tandis que les
études auxiliaires de l'interprétation des Védas étaient por-
tées par un lent travail & feur dernier terme; telle fut l'ori-
gine des six branches de l'exégése védique que M. Max Mal-
fer a décrites avec tant de détails dans son livre capital
sur fa plus ancienne littérature de I'Inde’; elles furent l'objet
des traités nommés Véddiigas ou «membres du Véde dans
un sens restreint;» grammaire, prononciation, prosedie et
‘métrique, exégése, rituel, astronomie (Vydkarana, gikshd ,
* Pour cettedistinetion , voir les Mémoireride Colebroobe sarles deux: Mi-
divas, dans le volume citédeM. Pauthier,etl'ouvrage de M. Windischmann
pire: die Philosophie im Fortgang der Weligeschichle, 1V* part. p.1750-1752.
* A History of ancient sanskrit Literature, London , 185g, 2* édit. 1861,
in-B*. (The siz Vedaingas, p. 108-215 de la premidre édition. )—~9—
ckhandas, nirakta, kalpa, djyotisha). Quant aux pratiques
journalidres du culte, !'mstruction 1a plus minutieuse était
donnée aux disciples sur leur observance et sur leur valeur.
Le Védanta est ancien en tant que formule de l'idéatisme;
i apparat ‘aussitét que, 1a conquéte du nord de la Péninsule
‘étant terminée, a race des Aryas étant maitresse de toute ia
valiée du Gange, les brahmanes engagéront la tutte pour
Stablir Jeur prépondérance sur les rois et les guerriers. On
ait encore fort loin d'une théorie sembiable a celle qui fut
élaborée par Badardyana dans le célébre recueil de Sdtras
dont nous devrons parler; mais ce n’en était pas moins wne
octrine aboutissant 4 'idée fondamentale du Véddata, l'idée
‘de Brahma comme de 1'Esprit absolu, de ¥ Ete par. Si l'on
ne peat prétendre, en remontant aussi haut, A des définitions
exactes, du moins est-on en possession d’inductions foursies
a Ta fois par la langue et par divers monuments littéraires.
Ainsi acquiert-on 1a conviction que i spéculation dou sor-
tira un jour te Védénta avait ses racines dans les croyances
nationales da peuple dominatear, et qu'elle fut Yobjet d’an
enseignement traditioheel, quand méme elle n'aurait point
passé dans des traités epécieux et didactiques analogues A
cewx qui servaient 4 dtablir et & défendre des doctrines phi-
Josophiques plus indépendantes.
Le nom de Véddnta, signifiant «fin, conclusion da Véda,»
était entendu, dans le principe et par je plus grand nombre,
d'une haute science, dernier but de toute recherche, de tout
effort de l’esprit. C'est en ce sens qu’il-est usité dans le code
de Manou, dont la premiére rédaction remonterait au
¥' siécle @vant Jésus:Christ : le Véddnta, c'est le doctrine que
doit connaitre et approfondir celui qui aspire au quatriéme
degré de 1a vie religieuse *, qui veut étre sannyast ou ascéte
accompli.
Les rédacteurs du Manava-dharma-castra semblent avoir
employé le mot Véddnta dans une acception antique, plus
* Lois de Manoa, traduites par A. Loiscleur-Deslengobamps, 1. II, d.
160, et. VI, d. 83 et gh.—vW0—
large que la désignation d'un grand systéme philosophique.
Comme il ressort des investigations récentes.d’un indianiste
allemand ', ce mot aurait indiqué, au pluriel comme au sin-
gulier, 1a littérature théologique dans son ensemble. Caii-
kera l'a entendu de cette fagon dans son interprétation de
passages importants des Brahma-Sdtras*, et on ne serail pas
-autorisé par les gloses de Kullaka Bhatta sur Manou a le
restreindre, pour les temps anciens, 4 la seule collection des
* Oupanischads. Il est bien vrai que, dans la suite des temps,
jes défenseurs du systéme védanta se sont référés avec un
respect tout particulier au témoignage des Oupanischads
comme 4 celui de sources de ja plus grande autorité; mais
d'autres sectes, moins fidéles a l'esprit de la révélation vé-
dique, ont élevé aussi la prétention d'invoquer ces mémes
monuments dans toute espéce de questions. Il reste au moins
avéré, quand méme on n’appliquerait pas le nom de Vé-
danta aux seuls Oupanischads, qu’il convenait éminemment
.& ces méditations philosophiques, pénétrées de l'esprit reli-
gieux propre aux anciens Aryas, comme il respire dans leurs
hymnes et chants liturgiques ; 1a langue et le style attestent,
aussi bien que les pensées, ]’age vraiment ancien de ces ou-
vrages que les lois et les coutumes ont toujours recomman-
dés & la vénération des Hindous *.
Si Yon comprend sous 1a dénomination de Véddnta tout
un ordre de conceptions métaphysiques et religieuses,
antérieures a la formation de !’école proprement dite, on
attribuerait dans 1a’méme période au nom de Véddngas un
sens plus étendu que celui des six sciences auxiliaires, ainsi
appelées dans le répertoire des écrits brahmaniques. D'aprés
' Dr Fr, Johentgen, Uber das Gesetebuch des Mana. Eine philosophisch-
litteratarhistorische Studie (Berlin, 1863, p. 70-77, 80-82, 102-104).
2 On y lit véddnids, véddntéshu, de méme que véddnta, comme terme
collectif.
» Fréd. Windischmann I'a prouvé par I'étude des formes et de la syntaxe
dans sa monographie citée, Sancara, etc. p. 49-78.-—u—
un passage remarquable du code de Manou ', le terme de
Véddngas embrassait primitivement tous les textes non mesu-
rés, les ceuvres considérables en prose qui servent de com-
plément aux chants du Véda, tandis que Je terme de Chhan-
das comprenait les textes métriques, destinés au chant ou a
une récitation cadencée. Les premiers avaient aussi regu la
désignation collective de Brahma ou science divine, conve-
nant de tout point a la collection des Oupanischads et des
Brdlimanas, qui nous sera bientét entidrement connue. Les
Oupanischads nous représentent la premiére expansion de
Ja théosophie indienne : qualifiges de « Legons ou Séances, »
elles nous donnent une idéo des problémes exposés et discutés
dans les entretiens des penseurs dépositaires de 1a tradition
et investis d'une autorité dogmatique. Non-seulement on
aura bientét sous les. yeux le texte original de ces antiques
monuments dont I’ Oupnekhat ne pouvait donner qu'une idée
imparfaite*, mais encore on est sur le point de mettre au
jour complétement jes amples commentaires composés sur
Je texte de chacun d’evx par des maitres de I'école vé-
danta : nous dirons ci-aprés l'importance de ces commen-
taires & propos des ceuvres de Cankara Acharya. La compo-
sition des Oupanischads et celle des Aranyakas «ou lectures
de ja fort, » occupation des ascétes, ont rempli 1a période de
Yancienne littérature sanscrite qui a succédé a Ja formation
des recueils de prigres dits mantras, mais qui a précédé la ré-
daction des Sétras servant d’appendice aux textes réputés sa-
crés d’entre les livres védiques : cette période intermédiaire
dite des Brdhmanas, dont le nom compréhensif embrasse
les traités et dialogues philosophiques de V'antiquité védique,
* Lois de Manou, 1. IV, d. 98, chhandéisi véddigdni tu sarvdni. Ibid.
d. 100, Brakma chhandaskritam chaiva, (V. Jobentgen, 1. cit. p. 73-74.)
* Déja M. le professeur Alb. Weber, de Berlin, a entrepris, a Taide des
documents originaux, analyse exacte des Oupanischads comprises dans le
recueil d'Anquetil-Duperron, fondé sur leur version persane. (Voir la fin de
ce-travail au tome IX, récemment publié, des Indische Studien, dontles
premiers tomes ont paru 4 Berlin a partir de 'an 1850.)—12—
répondrait au vu’ ct au vin’ siécle avant l'ére chrétienne';
crest bien la date Ja moins reculée 4 laquelle on reporterait
Yusage de Ja méthode et des precédés de la Mimdiisd dans
tes discussions savantes qui avaient por point de départ fa
théologie.
Sans nul doute, les notions fondamentales de la méta-
physique idéaliste du futur systéme védanta se sont répan-
dues, se sont infilirées dans toutes les contrées ott prédomina
Tenseignement de la caste brahmenique. Elles ne furedt ja-
mais étouffées par ]'ascendant de doctrines admises 4 la libre
discession dans les ormitages et Jes éecles, malgré lear ca-
raclére plutét rationnel, malgré Y'indépendanee de penate
qu elles affectaient. Ces doctrines se sont affirmdées dans Ja
discussion orale avant de passer dans des livres; quand on
Jes voit mentionnées par Jeur nom historique dans quelque
monument aneien, tel que Ja législetion de Manou, ce n'est
pas & dire qu’eHes aient regu de prime abord leur complet
développement. L'influence d'une doctrine philosophique
qu'on nommerait indépendante plutét que hétérodoxe, le
Simkbya, est visible dans les parties fondamentales du Céstra
de Manou *, et cependant il n'y est fait aucune allusion 4 des
livres de cette école, ni aucune mention expresse soit du
Safikbya, soit de Kapila, son fondateur. Le Code n'est pas
plus affirmatif au sujet d'autres écoles assez anciennes; si le
terme de Nydya s'y rapporte a des études de logique, il n'y
-est pas question des travaux de I'école nydya, mi de Gotama,
son chef le plus célébre. Qu’est-on en droit d’en conclure?
La libre expansion de diverses doctrines prises comme des
objets d'étude et de discussion dans des écoles qui restaient
encore soumises 4 l'autorité des Védas et au contréle de la
caste privilégiée. De méme qu'il y eut plusieurs méthodes
* Max Maller, Hist. of ancient sanskrit Literature, ch. 11, (the Brohmana
period), p. 313, 19, p. 427, 19.
-* Dans oa dissertation ci-dessus mentioanée, M. Fr. Jobsantgen a consa-
eréun chapitre fort carieux (p. 68 et suiv.) au premier essor des systémes
indiens. (Das Mdsave-Gesetabuch und die philocophiachen Sitras.)—1—
d'exégese dont il est resté des traces dans I'histoire du brah-
mienisme, et aussi plasieurs recueils de chants confiés a la
garde d’anciennes familtes de différentes tribus, de méme it
y ¢ut plusieurs explications philosophiques, rationnelles , de
Yorigine des choses, se faisant valoir dans Jes centres de
hautes études de 1a société des Aryas déja constituée-et par-
tagée en castes. Unc notoriété plus grande peut-éire était dé-
partie aux systémes qui excitaient par quelques hardiesses
Vattention des écoles ; mais ceux qui les professaient n'étaient
pas expulsés de l'enceinte des aranyas ou des ermitages des
foréts, et ne subissaient aucune espéce de persécution; les
brahmanes, les philosophes et les écrivains qui admettaient
alors Vidéalisme du Védanta, le faisaient librement, mais
sans privilége ni protection.
Le Satkhya ébraniait chez ses adeptes la foi aux Kcritares
védiques, mais il n’en niait ouvertement ui la révélation, ni
Yautorité. Il n’apparat, avec ses conséquences religieuses ct
sociales, que dans un enseignement moral sorti tout coup
des hardiesses de ses spéculations, et parvenu bientét, par
sa popularité, & la hauteur d'une grande religion. Le boud-
dhisme, dont les origines ont ét6 mises 4 découvert de nos
jours, fut le produit de quelques theses da Sarikhya de Ka-
pila’, et il en opéra Ja rapiJe vulgarisation. Dans ses livres,
comme dans sa prédication, il contredit les enseignements
de la théologie brahmanique, et, dans l'ordre des faits, i}
constitua une lente mais redoutable opposition aux cultes
établis, aux priviléges des brahmanes et A 1a distinction 1é-
gale des castes.
La réforme préchée par le Bouddha Gakyamouni et par
ses disciples était fondée sur quelques préceptes de morale
qui s‘adressaient & tous les hommes et qui leur promettaient
indistinctement le salut; elle se bornait a un petit nombre
d'axiomes de métaphysique en opposition avec la mytholo-
* Voir, outre Touvrage d’Eugéne Burnouf sur le bouddhisme indien ([n-
troduction & Uhistoire, etc. 1844), le Premier mémoire sur le Sdiikhya par
M. Barthélemy Seint-Hilaire, p. 389 et suiv, Paris, 1852, in-4*,—W—
gie compliquée des brahmanes et avec leur philosophie abs-
traite. Quand Ja parole eut étendu l'empire du bouddhisme
& de vastes conirées, il créa 4 son tour, pour mieux l’assurer,
une nouvelle littérature comprenant des ouvrages de méta-
physique a cété des discours et des sentences du maitre,
amplifi¢s jusqu’a devenir de gros traités de morale et de dis-
cipline.
_ _ Tout ce mouvement, dans iequel la puissance brahma-
nique eut un moment le dessous, jusqu’a étre dépossédée
de sa suprématie dans les plus florissants. Etats de 1a pénin-
sule, fit comprendre le danger des spéculations philosophi-
ques qui ébranlaient Ja foi la religion séculaire des Dvi-
djas ou « deux fois nés. » Les bouddhistes, devenus puissants
sur une grande étendue de territoire, furent attaqués a force
ouverte, vaincus et enfin expulsés de I'Inde : mais la société
brahmanique ne se contenta pas de cette victoire; ses chefs
appelérent & leur aide, pour restaurer l'ancien ordre de
choses, une volumineuse littérature théologique et légen-
daire, faisant suite aux Ecrilures védiques et aux anciens trai-
tés de science sacrée.
En suite d'un état de lutte qui avait duré bien des siécles
avant d’avoir uneissue décisive, on vit se former une puissante
école se posant comme seule ‘orthodoxe en face des écoles in-
dépendantes aussi bien que des sectes hétérodoxes. La Mi-
mdrsd proprement dite resta renfermée dans son réle infé-
rieur et passif de donner Ja clef des pratiques du culte; mais
la Mimdjisd supérieure, la philosophie se nommant désor-
mais Védénta, prit de rapides accroissements, et bientét elle
fut la force prédominante 1a défense longtemps inébranlable
de Fancienne religion, qui était de nouveau maitresse de
T'lade; elle servit de lien aux sectes religieuses qui se for-
mérent au sein méme du brahmanisme, el d'instrament aux
brahmanes dans Ia polémique contre des sectea hostiles &
leurs droits et A leurs priviléges.
La célébrité de !’ancienne philosophie spéculative était
grande quand fut composée la Bhagavad-Gttd, ou les idées—1—
de Patandjali sur le Yoga ou l'union sont prédominantes : en
énumérant ses qualités, en glorifiant ses attributs, Etre su-
préme se dit l’auteur du Védanta'. Les religions populaires
par excellence, fondées sous le nom de Vischnou et de Giva,
s'appropriérent Je langage et les principes des Védantins.
Tout en célébrant librement la puissance de chacun de ces
dieux, leurs partisans furent portés quelquefois 4 confondre
leurs symboles jusqu’a les identifier, et, d'autre part, ils n’é~
chappérent pas aux conséquences d'une philosophie idéaliste
couvrant en apparence toutes les conceptions, et amnistiant
toutes les extravagances du mysticisme oriental.
En dehors du texte conservé des Oupanischads, le monu-
ment Je plus ancien peut-étre qui appartieane en propre au
Védanta, c’est le recueil d'axiomes dits Brahma-Sitras, c’est-
a-dire de lambeaux de phrase résumant en peu de mots tel
ou tel point de croyance ou de doctrine. Evidemment, des
traités de ce style, ou plutét des formules sans style, n'ont
pu voir le jour que dans un Age fort avancé de la langue
chantée et de la langue écrite. Aussi le recueil des Brahma-
‘Sdtras parait-il bien postérieur aux Oupanischads, dont il re-
flate en partie les idées, mais que cependant il interpréte
assez souvent d'une maniére défectueuse. 1] n'a pu venir
qu’a 1a suite de livres d'une rédaction plus explicite, mais ne
répondant pas aux opinions et au gout des siécles intermé-
diaires. L’obscurité de la forme est telle que ces axiomes se-
raient complétement inintelligibles sans commentaire ou
glose; elle fait présumer leur date moderne, et non leur
haute antiquité. On incline aujourd'hui a placer la composi-
tion des Brahma-Sdtras dans un des premiers siécles de l’ére
chrétienne, trois ou quatre cents ans avant l'école qui s'im-
_ posa la tache de les éclaircir, avant J"époque de Gaiikara qui
en fut te plus célébre commentateur*. Nous reviendrons &
leur forme et & leur style en parlant plusioin des nombreuses
productions de cet écrivain.
* Bhagavad-Gitd , lect. XV, d. 15.
* Sancara, p. 84-85. — Legons de M. Albert Weber sur YHistoire de la— 16—
Quast a l'auteur, ou plutét quant au principal rédacteur
de ces mémes Sdiras, 1a tradition indienne est restée non
moins vague et incertaine qu'elle l'est a propos des poétes
et des philosophes des anciens ages. Elle le nomme Béda-
rayana, qui est un second nom de Vyésa; mais, malgré !’ex-
tension que |'imagination indienne a donnée & cette épithete
de Vydsa, «collecteur, compilateur,» on se refuse a croire
qu'il s'agisse ici du Vyasa mythique qui aurait mis en ordre
Jes Védas, les Oupanischads et bien d'autres ouvrages '. Oo
a confondu des personnages d'un réle tout 4 fait distinct;
tout autre est l'idée qui doit s‘attacher a V'individualité du
eréateur du Védanta, c'est-a-dire de I’éorivain qui I'a cons-
titué comme systéme philosophique. Badarayana serait un
personnage réel, un brahmaniste qui avait pris la charge de
condenser en un recueil de sentences la substance des spé-
culations mélaphysiques admises par ta plupart des écoles
orthodoxes, réputées sans danger pour je maintien de I'an-
cienne religion, pour le respect da a 1a Cruti (tradition ré-
vélée) et pour l'observation des rites sacrés.
SIL
1A PHILOSOPHIE VEDANTA AU MOYEN AGE; SA PREPONDERANCE
AU SEIN DES ECOLES BRAHMANIQUES.
C’était trop peu, quand Je brahmanisme redevint maitre
de la plus grande partie de I'Inde, de conserver dans quel-
ques cenires la science suffisante pour interpréter fa lettre
des textes sacrés. Il fallait ajouter aux livres dont 1a caste
littérature indienne ( Akademische Vorlesungen, u. s. w. Berlin, 1852, p. 216-
18, trad. frang. par M. Alfred Sadous, p. 362-64. Paris, A. Durand, 4859,
1 vol, in-8°.) — Voir Johentgen, dissert. citée, p. 78.
+ Voir Je grand ouvrage de M. Je_professeur Lassen, Antiquites indiennes
(en allemand), tome I", Bonn, 1847, p. 634. ll est @ remarquer que Vyasa
na pas encore le surnom de Bédaréyana dans le Mahbharata, et que, dans
cet ouvrage, il n'y a pas de traces de ses incarnations périodiques comme
celles de Vischnou, dont parlent les Pourtnas.—1iW7—
sacerdotale était gardienne d'autres livres qui en fussent
iéclaircissement ; il était urgent de raviver le sens des tra-
ditions par de nouveaux écrits, exotériques de forme, d'un
caractére et d'tin ton didactiques, mais d'un style plus clair
et d'une syntaxe plus régulidre.
Peu de temps aprés Jes soulévements qui aboutirent 4 1a
destruction presque complete du.bouddhisme, aprés les mas-
sacres dirigés dans toute a péninsule, vers 680, par Kouma-
rila Bhatla, les études sacrées furent reprises avec une grande
ardeur; elles s’étendirent & toutes les branches de l'ancienne
littérature védique et sanscrile, qui portaient l'empreinte
d'une rédaction sacerdotale. Avec l'appui.du peuple et sur-
tout des souverains, les brahmanes restaurérent partout la
iégislation reposant sur le systéme des castes d’institution
primordiale et divine; ils remirent en honneur les rites re-
ligieux qui devaient de nouveau exercer beaucoup d’empire
sur Jes multitudes; mais ils redoublérent d’activité dansleurs
écoles, ils ne restérent pas désarmés dans le domaine de la
pensée, cognme s'ils ne comptaient pas uniquement sur la
force des coutumes, sur l’attrait des fables, des fetes et des
superstitions.
Des théories anciennes, philosophiques et scientifiques,
telles que Je Safikhya et le Vaigéshika, congues dans un es-
prit de complet rationalisme, subsistérent dans les livres et
eurent méme de nouveaux interprétes. Mais ce furent les
systémes de philosophie destinés & défendre 1a foi natio-
nale des Aryas qui regurent alors d’amples développements.
Les productions tes plus abondantes eurent ‘pour objet Ja
défense des eroyances, des principes, des opinions qui
étaient éntrées plus profondément dans |'esprit des peuples.
Hl est certaio d’ailleurs qu’avant cet age de rénovation pour
Je bralmanisme, le génie indien avait épuisé toutes les so-
Intions qu’a des époques fameuses de I'histoire du monde
1a philosophie a données aux problémes important le plus
a Vintelligence et a Ja conscience humaines*,
* Les écoles néo-platonicieanes d’Alexandrie ont eu connaissance de
J. As. Extrait n? 1. (1866.) 2— 18 —
Le travait de la pensée brabmanique au moyen age n‘in-
vente plus rien, semble-t-il, que l'on puisse qualifier de
systéme original. Elle emploie toute sa force a l'interpréta-
tion des textes, en vue de la défense des idées auxquelles
elle voulait donner Je prestige de l'antiquité. L’exégdse et Ja
polémique j'occupérent plus que Ja recherche de solutions
nouvelles pour les plus grands problémes; il y ent, vrai
dire, scission entre les membres d'une méme école plutét
que fondation d’écoles nouvelles. Mais, en dehors des vastes
travaux d’exégése philosophique et mythologique rédigés
en prose et compris sous le titre général de Bhdshyas, il se
produisit un certain nombre de poémes didactiques , résumant
une doctrine et pouvant servir de symbole & ses adeptes. De
méme que pour le Saikbya et le Nyaya, la littérature du
Védanta se composa de Sdtras ou axiomes, de commen-
taires, de trailés en prose, et de quelques écrits en vers.
Seulement, tandis que ceux-ci étaient appris par coeur et
compris avec facilité, ceux-la réclamaient hors de I'école le
secours de gloses plus ou moins développées; plus intelli-
gibles que les véritables' Sdtras, les commentaires ne pou-
vaient étre lus sans étude ni préparation.
L'influence de 1a philosophie mimAiisi dans ses deux
branches:se fit sentir dans toute espéce d’écrits, méme dans
ceux qui n’sppartenaient pas aux sciences philosophiques ;
c'est bien a ces doctrines religieuses que se référent les
commentateurs orthodoxes du Ménava-dharma-gdstra qui
ont vécu aprés je x* siécle, Médhatithi, Kulldka, Raghava-
nanda’ ; seulement ces auteurs, qui, en d'autres cas, re-
courent & des transactions ou font violence & Ia lettre en fa-
plusieurs des doctrines originales de M'Inde, grice au commerce d'échange
qui amena des Indiens a Alexandrie dans les siécles de Yempire romain :
Je Védinta, dans sa premiére forme, ne fut pas inconnu aux Plotin el aux
Porphyre (Voir le tome III des Antiquités indinner de M. Christin Las-
zen, p» fag et suiv.)
cir la divertation citée du D* Fr. Johantgen, prifce, p. sua ot
passim,— 19 — :
veur de teur symbole, se servent, sans le cacher, du systéme
hétérodoxe de Kapila pour expliquer les vues philosophiques
du iégislateur hindou.
La méme influence s’élendit aux derniéres productions
scientifiques de la littérature brahmanique ; elle pénétra les
immenses commentaires qui furent élaborés, au xiv’ siécle,
par I'école de Vidjayanegara sur les Védas, les Brahmanas
et les Oupanischads. On !’apergoit dans les travaux exégé-
tiques , en partie publiés, de deux fréres, ministres de Bukka
radja (1355-1370), Madhava Acharya et Sayana acharya ‘,
‘sur le Rigvéda et sur d'autres monuments de 1a théologie
indienne, sans parler de leur écrit commun sur 1a Mimaifisa,
intitulé : Nydya-mdld-vistara.
Hi est curieux de savoir, par comparaison avec la science
des commentaires philosophiques et théologiques prenant un
nouvel essor, de quels ouvrages on occupa l'imaginotion et
on nourrit l’esprit des populations indiennes. Ce furent prin-.
cipalement les Pourdnas, qui mirent au jour avec d’étranges
accroissements les légendes antiques, héroiques et mytholo-
Biques, appelées encore une fois & une immense popularité.
Qu’ont voulu les écoles de poétes qui ont composé ces longs
ouvrages d'une versification raffinée, d'un style savant, si-
non fournir un nouvel aliment a 1a foi des peuples, assurer
Yappui de fictions séduisantes aux pratiques accumulées au-
tour de chaque culte? En présence de ces grands répertoires
de fables et d’aventures, les ouvrages d'imagination, et, de
ce nombre, lesderniers drames composés en sanscril et en
pracrit, semblent n’offrir qu'une médiocre importance, et il
n’en est pas autrement des poémes gnomiques et descriptifs,
dont quelques-uns seulement ont conservé de la renommee.
Tel est le caractére de cette derniére et longue période de
ja littérature sanscrite qui-suit 1a renaissance du brahma-
* Voir Lassen, Antiguites indiennes, t. IV, p. 171-174. —M. Max Mailer
1 imprimé-Je commentaire de Sdyana dans ea grande édition du Rigvéda,
parvenue au quatriéme volume.
a.— 20 —
nisme, opérée au milieu du moyen age par alliance étroite
de la philosophie védanta avec la théologie védique.
Nous allons étudier de plus prés Je point de départ de ce
mouvement scientifique et littéraire en réunissant les faits
Principaux qu'il est possible de recueillir jusqu'ici sur la
carriére de Qafikara acharya. On reconnaitra aisément quelle
valeur il faut assigner aux ouvrages sanscrits qui farent com-
posés a cette époque, alors que la langue sacrée était, de-
puis plus d'un millier d’années, la langue des livres, et non
plus la langue du peuple. Quoique trés-éloignés de l'anti-
quité védique , des siécles ou les hymaes furent mis au jour, *
et de ceux ot les Ecritures furent assemblées en corps d’ou-
vrages, Caiikara et les écrivains du méme‘ temps ont com-
menté fidélement la lettre des livres sacrés avec le secours
de la tradition encore vivante; ils nous ont transmis, par
conséquent, l'image fidéle du brahmanisme, comme croyance
et comme culte comme philosophie et comme science comme
légistation et comme morale.
Le réle de Cafikara a déja été étudié dans les sources par
plusieurs indianistes, mais il I'a été spécialement dans cette
-excellente monographie de Windischmann que nous citions
plus haut, et qui n’a point perdu de son autorité auprés des
savants, & une distance de plus de trente ans’. Nous allons
esquisser les principaux traits de la vie de Gaiikara, afin d'y
ratlacher plus d'une particularité intéressante qui n’a pas
encore passé dans les. écrits européens traitant de ta philo-
sophie et des lettres indiennes. Avant de faire connaitre le
Védanta dans la forme qu'il avait revétue au moment de sa
plus grande popularilé, nous résumerons tout ce qui est au-
jourd’bui connu des vombreux travaux de Cafikara, qui.ont
donné l’impulsion a ceux d'une multitude d’écrivains. Il est
en vérité fort peu de noms personnels, méme au-dessous
des temps obscurs de I’antiquité indienne, que !’on puisse
1 Voir la notice que nous avons consacrée & T'ingénieux indianiste de
Técole de Bonn : -Frédéric Windischmann et la haute, philologie en Alle-
mayne. (Paris, 1863.)—2—
relever et faire valoir en les replagant dans des circonstances
réelles, dans un milieu historique; ce n'est donc pas sans
profit que l'on essayerait d’entourer le nom célébre de Gafi-
kara des notions qui permettent te mieux d'affirmer son ac-
tivité et son influence individuelle.
$l.
LA Viz eT LES ECRITS DE GARKARA ACHARYA.
Lenomde cetauteur, Cafkara, signifie :« portant bonheur; »
il est en harmonie, comme épithéte devenue un des noms de
Giva, avec l'attachement du savant qui j'a rendu célébre au
culte de ce. dieu. Suivant les’ recherches de Frédéric Win-
dischmann , auxquelies 1a plupart des indianistes ont adhéré',
Qaiikara serait né dans la seconde moitié du vu" siécle de
notre ére, et il aurait fleuri jusque vers 1a fin du vin"; né
vers 650, il serait mort au dela de I’an 750; sa.carviére aurait
préoédé Je régne d'un roi de Malabar, Keruman Perumal,
qui gouvernail vers 800. Originaire du Malabar, né peut-
étre a Chidambaram, au N.-O. de ce pays, i aurait parcouru
YInde entiére, occupé d'études et de polémique. Partout il
combaltil les sectes et les écoles qui n’étaient pas orthodoxes
au point de vue du brahmanisme triomphant, les Badd-
dhas et les Djainas, ainsi que les sectes exclusives des Visch-
tiouites et méme des Civailes. En beaucoup d’endroits, il
fonda des matha ou écoles, dépositaires de 1a seule doctrine
philosophique qu'il réputat vraie, le Védanta. Toutes les tra-
ditions lui prétent une extréme longévité, mais ne s'ac-
cordent pas sur Je lieu de sa mort; selon les unes, il aurait
passé dans le Kachmir, et il serait mort, agé de cent trenle-
deux ans, prés des sources du Gange; selon les autres, il
serait mort plus prés de son pays natal, & KAiichi ou Kaii-
1 Sancara, p. 39-48. — Troyer, Histoire da Cachemire, t. 1, p. 327,
note. — Lassen, préface de la Bhagavad-Gitd, 2° éd. p, xxxv; Antiquités
indiennes , t. IV, p. 257, note, p. 618-620.—-2—
chipura, la moderne Kondjévaram', ville du Carnatic, o@ il
aurait fait lever un temple a Parvati*.
La célébrité de Caakara est attestée, sens parler de sa ré-
putation d'écrivain, par diverses traditions brabmaniques.
On aurait institué, au liea de sa mort, pour rendre hom-
mage a ses manes, des rites sacrés dont des brahmanes de
la race des Nambouris sont restés en possession *.
Nous ne reviendrons qu'un instant aux données chrono-
logiques sur la vie de Cafkara aujourd'hui admises, et sur
les inductions de plus d'un genre qui les garantissent. D'une
part, il a cité des auleurs, tels que Sabera-Svimi-Bbatta, an-
térieurs au vir siécle, et il a compté parmi ses maitres un de
Jeurs contemnporsins , Govinda, surnommé Bhagavat, et aussi
Yati, D'autre part, les principaux disciples q.'il a formés
“ont composé leurs écrits au 1x‘ el au x’ siécle, c’est-a-dire
avant Ja naissance d'écoles célébres ou da moins populaires,
qui se sont éloignées sensiblement de lo sienne. Ii n'y a pas
moyen de le confondre avec le Gafikara que divers livres pla-
cent parmai jes illustrations fort équivoques de la cour da
roi Bhodja, de Malva, seulement au x1" siécle *.
* Voir Wilson, Mackensie Collection, t. 1, p. 314; et le tome I™ des
Antiquités indiennes, de Lassen, sur Ja situation de Kaiicht au nord des pa-
godes de Mahabalipuram, prés de Madras, et sur la riche architectare de
ws
*-M. le capitaine Troyer a reoueilli beaucoup de détails sur Gaikara,
ans Vappendice a son édition da poéme de I'Ananda-lahart. (Journal asia-
tique, 1841, t. XII, 3° série, p. 273 et suiv. et p. hor et saiv.) Nous ren-
voyous a ses articles pour éviter l'imutile répétition des faits eocondaires.
* Mémoires de Wilson, dans les Asiatic Researches ,t. XVII, p. 179-
* Comme on lit dans Tinscription finale de plusieurs de ses trailés, par
exemple, Catalogue des manuserits sanscrits de Berlin, pablié par M. A.
‘Weber, n° 614; p. 178, note 3.
* On conjecturerait existence d'un autre Caikara poéte; mais, qpant &
la pléiade poétique de Malva, le nom de Caiikara y a é{é inséré comme nom
célébre, au méme titre que celui de Calidisa : ainsi Bhodja aurait-il yu on
jour onze Gaikaras devant Ini. (Voir l'étude de M. Théodore Pavie, tirée
du Bhodja-Prabaadha, au tome IV du Journal asiatique, 5* série, 1854,
P. 395- 399.)— 23 —
L'enseignement de Cankara se répandit rapidement dans
Inde entire, & la faveur de ses voyages dans divers Etats,
et une partie de sa renommée fut fondée sur les contro-
verses qu'il soutint en plusieurs pays avec autant de succes
que d’éclat : il aurait remporté, au Kachmir, dans un age
fort avancé, des triomphes signalés sur ses adversaires. On
prétend que son enseignement eut pour sige principal
Grifgagiri, dans ies Ghats occidentales, prés des sources dela
Tungabhadra, sur ‘e territoire du Maisour. L’ensemble des
vues et des doctrines de Cafkara constitua une école; mais
elle ne resta pas sans divisions : ses partisans, dit-on, élaient
partagés en dix classes; les différentes sectes qui remontent
jusqu’a lui se sont perpéluées & Bénarés, 04 elles professent
exclusivement le Védanta'.
La renommée que Cafkara s'est acquise comme philo-
sophe et théologien repose en partie sur sa fécondité litté-
Taire, comprenant des ouvrages élendus en prose, el quel-
ques poémes. La tache ta plus considérable qu'il ait remplie
comme écrivain, c'est celle de commentateur des anciéns
livres brahmaniques renfermant les principes du Védanta
et la démonstration générale de ce systéme. Nous nous oc-
cuperons d’abord de la classe de ses écrits que l'on com-
prendrait sous le nom de Bhdshyas ou de grands commen-
taires.
Les ouvrages exégéliques de Cafikara ne ressemblent pas
4 ces-gloses composées aux époques inférieurés de Ja civili-
sation indienne, pour servir 4 léclaircissement partiel d'un
texte plus ou moins célébre. Ils décélent un esprit puissant
et original qui a mis ev lumiére tout un ordre d'idées an-
ciennes, spéculatives et religieuses, qui n’avaient pas. été,
encore suffisamment développées et reliées ontre elles. Ils
sont tirés d'une connaissance approfondie des source:
tiques, et ils ont servi merveilleusement le dessein qu’avait
leur auteur de défendre 1a foi des Aryas et d’affermir les
‘ Voir Touvrage cité de M. Christian Lassen, t, IV, p. 619-G20.— 4% —
bases de 1a société brahmanique : la pensée du philosophe
attaché aux principes du Védanta était partout 4 l'unisson
avec celle du croyant, du brahmane imbu de la seience et
des droits de sa caste. Maigré l'ampleur des commentaires de
Cafikara, il restait place encore au travail des glossaleurs
qui élucideraient son opinion jusque dans les détails et qui
disserteraient sur le sens des termes. Une glose ou (fkd a été
ajoutée par une autre main, presque toujours, au Bhdshya
ou premier commentaire, travail du maitre.
Qaftkara Acharya a illustré ‘de ses observations dogma-
tiques et littérales un grand nombre de livres vénérés pour
leur 4ge ou pour leur caractére sacré; on citerait en pre-
miére ligne ies Oupanischads tes plus renommées comme
expression de l'antique sagesse, mais renfermant en principe
Je panthéisme idéaliste du Védanta : c’étaient le Vrihad Ara-
nyaka, |’ Aitaréya Upanishad, 1¢ Chandogya Upanishad, et plu-
sieurs autres trailés du méme titre, Taittaréya, Pragna,
Svétdsvatara, Kéna, Isd, Katha, Munda et Mdndakéya. On
peut juger aujourd'hui de f'importance du commentaire
perpétuel de. Gafikara, depuis que les éditeurs de ja Bi-
bliotheca indica, parmi lesquels on distingue te docteur
Edouard Roer, ont imprimé }e texte méme du Bhashya sous
celui du texte original’ :.c’est un service signalé rendu aux
lettres indiennes par des membres européens et indigenes
de ta Société asiatique du Bengale, tous versés profondé-
ment dans }’intelligence de I'antiquité brahmanique.
On rapporte & Gafikara Ja composition de commentaires
du méme genre sur des ouvrages d'un age postérieur, por-
tant le titre d’Oupanischads, par une sorte de contrefagon
intéressée des ouvrages ainsi nommés; par exemple, 1a
Nrisittha Upanishad, rédigée au vii" siécle de notre ére selon
* Jes idéés d'une secte vischnouite voulant glorifier 1a qua-
1 Les volumes I, UI, Vil et VIII de fa premitre série de la collection pu-
blige a Calcutta, en fascicules, format in-8*, en caractéres dévanagaris, de
18508 1855. — Voir la note de Lassen , Antig. ind. t. IV, p. 836, et les Es-
sais de Colebrooke, traduits par Pauthier,p. 15a,— 36 —
triéme incarnation de-son Dieu '. De tels ouvrages se com-
posaient de deux parties, l'une remplie de fictions et d'aven-
tures agréables aux sectaires, l'autre, au contraire, toute
philosophique, définissant les attributs de l'Esprit supréme,
identifié & Brahma et a d'autres grands dieux. Dans Ja se-
conde section de ces fausses Oupanischads dominait 1a phi-
losophie Védanta’; c’en est assez pour justifier le travail au-
quel se serait livré Gaikara sur la Jettre de productions si
inférieures en Age et en autorilé a celles qu'il avait longue-
ment.commentées. |
La Bhagavid-Gttd, ou« ie chant du bienheureux, » qui aété
insérée comme épisode philosophique dans le Mahabharata,
mais qn’on peut en détacher comme ceavre importan‘e de
Ja poésie didactique, a été comprise dans les études exégé-
tiqués de Garikara; ce maitre et son disciple Anandagiri oat
pu l'interpréter dans !'esprit du Védanta, malgré l'impor-
tance qu’y a prise Ja théorie du Yoga ou de I'union, issue
d'une autre tendance, I'école Safikhya théiste de Patafidjali*.
Le travail capital qui assura 1a réputation de Caiikara
parmi Jes penseurs indiens, ce fut son interprétation des
‘Sdtras.de Badarayana, que vous avons mentionnés plus
haut. Ges sentences, intitulées Brahma ou Cériraka-Sdtras,
C'est-A-dire axiomes de Brahma, de I'Eire divin, ou de 'Es-
prit incorporé, sont toutes trés-bréves et fort obscures ,
comme si l'initiateur s’était réservé le privilége d’en donner
Ja clef. Gaikara, se faisant le vulgarisateur des doctrines
cachées dans ces Sdtras, les a fondus dans le texte naturelle-
ment fort développé de ses explications. L’exposé de Caiikara
1 Celle ot Vischnon était revétu d'un corps d’homme, mais avec la téte et
Jes griffes d’an lion. :
2°M. le docteur Alb. Weber a signelé le fait dans sa dissertation récente
sur la Réma-Tépaniya-Upanishad (Mémoires de Y’Académie des sciences de
Berlin, 1864, pages 271-272), et dans son analyse de la Nrisinha-Upanishad
(Indische Studien, t. IX, 1” fase. 1865, p. 54, 62 et 68).
* Une édition de in Bhagavad-Gttd, en caractdres bengalis, avec les com-
mentaires de Gaikera, d’Anandagiri et de Gridharasvimin, a été imprimée
a Caloatta, en 1858 (567 pages in-6*),— 6 —
lui-méme n'est pas dégagé des obscurités inhérentes au lan-
gege abstrait de la spéculation indienne; mais il présente
un style tout différent de celui des Sétras, et sa prose con-
traste avec ces formules par la régularité et la fermeté des
constructions au degré ou Ja syntaxe du sanscrit comporte
ces qualités. Le Bhdshya de Caiikara est intitulé: Ratna-pra-
bhd-bhdsita, ou, «Eclaircissement de Ja clarté des perles ; »
il renferme 555 sitras, distribués en quatre lectures
(Adhydyas), divisées en quatre sections (pddas). On est de-
puis peu d’années en possession du texte original des axiomes
de Badarayana’ , avec le commentaire de Gaiikara et la glose
de Govinda Ananda, qui le suit & la marge de chapitre en
chapitre*. :
Dans I'encyclopédie de la littérature et des sciences brah-
maniques, o0 les écrits de philosophie sont compris dans la
catégorie des Oupdigas, faisant suite aux Védas et aux Vé-
dAngas, on considére le recueil des Brahma-Sdtras comme
fondement de l'étude de 1a seconde Miméiisa ou du Védaata;
c'est & ce titre qu'il est analysé par un brahmaniste moderne,
Madhusddhana, dans son tableau général de la littérature
orthodoxe des Hindous*. Mais, tout en ie déclarant une
ceuvre capitale dépassant en mérite toutes les autres, le méme
auteur recommande d'apprendre a la mieux connaitre dans
exposé qu’en a fait le vénérable Gafikara, sous forme de com-
mentaire. Aussi, quand M. John Muir, a Edimbourg, a mis
naguére au concours I'histoire approfondie de 1a philosophie -
1. The aphorisms of the Yéddnta, by Badarayana, with the Comunentary of
Sankara ackarya and the gloss of Govinda ananda (13 fascicales de la Biblio
theca indica, 1 série; publiés de 1852 & 1863 & Caloutta, d'abord par
Jes soins du docteur Ed. Roer, et plus tard d'un pandit, et-formant deux
volumes ensemble de 1,155 pages in-8*),
* La glose ou explication ( Vydkhy) a le titre de Bhdshya-ratna-prabhé,
on: «Eclat des perles du Commentaire.» 1 en existe un ms, & Berlin (Cata-
logue de M. Weber, n* 610, p. 177). .
* Le petit traité de Madhusidhana a été publié en sanscrit et treduit en
allemand , par M. Alb. Weber, au tome I” de ses Indische Stadien. { Voir les
passages sur le VédAnta, pages 8-9, et pages 19-20.)— 27
védanta d’aprés les sources indiennes, il réclama des con-
currents, non-seulement l'interprétation des Brahma-Sdtras ,
mais encore Ja traduction du Bhdshya de Caikara : ce sera
1a une partie essentielle de 1a tache 4 laquelle des juges com-
pétents d’entre les indianistes européens ont attaché l'obten-
tion d'un prix considérable *.
L'euvre de Gafikara a d’autant plus d'intérét, &
source, qu'elle est A la fois dogmatique et polémique:
Uient les théses du Védanta, mais elle en rapproche les objec-
tions des écoles les plus célébres qu'elle discute et réfute tour
A tour, par exemple, du Sdakbya de Kapila, du Yoga de Patai-
djali, du Vaigéshika’. C'est 14 qu'on découvre la vivacité de
Ja lutte qui était engagée entrees partisans de Ja loi brahma-
nique et les représentants de ces systémes rationalistes, avant
que Je Védanta eat pris le dessus en conciliant la croyance
avec la spéculation , la religion avec Ja métaphysique; la aussi
on peut se: convaincre du goat persistant des Hindous de
toutes les sectes et de toutes les écoles pour des discussions
fort subtiles qui passaient du terrain de la science sur celui
du mysticisme, qui comprenaient les théories de !'atomisme
et les problames de logique avec les vues les plus hasardées
de V'idéalisme.
Une seconde classe des productions de Gaiikara serait for-
mée par ies poémes et les traités védantiques qui se sont con-
servés sous son nom. Confiés facilement 4 la mémoire, ils
étaient destinés pour la plupart 4 populariser les opinions de
V'école dominante. .
Celui des poémes attribués & Cafikara qui semble Jui ap-
~ + Le prix institaé en 1857, n'ayant pas été décerné, a été remis au con
cours 1861. Voir le programme dans les revues orientales de cette année ,
en particulier au tome XVII, 5° série, da Journal asiatique, pages 560~
S6., (M. Muir a renonoé depuis ix ce concours. Réd.)
* Le Révérend Banerdjea, Indien converti, qui enseigne aujourd'hui au
Bishop's College de Calcutta, a relevé, en maniére d'exemple, plusieurs des
réponses de Gaiikara a ses adversaires dans ses Dialogues on the hinda phi-
losophy. (Dial. VIL, édit. de Londres, 1862, 1 vol. in-8*, pages 337 et suiv. )— 3 —
partenir sans conteste est |'Atmabedha que nous allons faire
connaitre dans une nouvelle version annotée ; il renferme
une courte exposition du sysiéme védinta conforme a celle
que le méme auteur en donne dans d'autres éerils*. Parcontre
on Jui refuserait la composition de deux autres petits po&mes:
Je Mohamadgara et le Bélabodhaat. Le premier, intitulé « Mail-
Jet de la folie, »résume en treize distiques les conseils deT'as-
cétisme indien, comme I'ont entenda les sectes; il a déja été
publié et traduit plusieurs fois*. Le second , dont le titre si-
guifie «Instruction des ignorants,» exprime, en quarante-
sept distiques, avec les opinions connues de I'école , dé-
fendues par Cankara, des assertions qui se sont produites
assez longtemps aprés et qui sont énoneées dans des produc-
tions relativement modernes, telles que le Védanta-Sara*; il
a été publié et commenié par Frédéric Windischmann, en
téte de sa précieuse dissertation sur I’école.
Les manuscrits mettent sous le nom de Gafkara des piéces
en vers et en prose, qui traitent de I'Atmar ou I'Esprit, dans
Je sens de la doctrine yédantique (Atmopadéra). Il existe en
ce genre, dans la seale collection Chambers, deux opuscules
didactiques, l'un , Atmadjndnopadégavidhi*, en quatre khandas
ou sections, |’autre , Upadépasahasr{*, sommaire doctrinal trés-
renommé en un millier de glokas, sans parler d'un grand
nombre de commentaires et d’explications inscrits sous le
nom du méme auteur, comme relevant de son école*.
* Voir, par exemple, Fopinion de M. Lassen, Antiquites indiennes, t. II],
p- 851, et t. IV, p. 837, note.
* Asiatic Researches, t. I“. — Voir au tome XII, 3° série, du Joarnal
asiatique, le texte que nous avons annoté d'aprés un ms. de Paris, et
que nous avons accompagné d'une nouvelle traduction frangaise (1841). —
Voir aussi ia Sanscrit anthology de Heberlin, Calentta, 1847, pages 255-
256,
* Gankara, caput 1.— Voir p. 48, et le commeataire du Bulabodbant ,
passim , sur les dissidences de doctrine dans cette classe d’écrits védantiques.
* Catalogue des mss. de Berlin, par M. Weber, ms. 678, n° 3, p. 180.
* Ibid. mas. 614, 36 folios, p. 178. — Voir Colebrooke, Essays, t. 1,
335.
e * On a égalemeut sous son nom neuf stances (Vidjndna-Nanké, ou «la— 29 —
On fencontre, d’autre part, quelques poémes mytholo-
giques attribués de méme a Gafikara Acharya, quoique d'un
caractére et d'un ton fort différents des précédents. Ils ont
trait & 1a glorification de Giva dont il était un zélé partisan,
comme nous le dirons ci-aprés ;c’est , par exemple, la louange
de ce dieu, surnommé Dakschindmérti, en dix stances', pi¢ce
assex renommeée pour mériler un commentaire; c'est surtout
un hymne en honneor de Parvati, épouse de Giva, Ananda-
lahari, «ou 1'Onde de 1a Béatitude »: ce morceau serait assi-
milé & ces panégyriques versifiés appelés Mdhdimya et com-
posés & profusion par les seclaires de I'lnde en 'honneur de
leur dieu favori’. L’abus si général chez les Hindous du style
figuré dans les sujets de mythologie permet de croire que le
philosophen’a pas dédaigné, pour célébrer la grande déesse,
un style opposé & celui de ses principaux écrits; malgré le
mélange monstrueux de parties hétérogénes dans cet hymne,
Ja critique a jusqu’ici souscrit a la tradition nationale rela-
tivement & son auteur’; elle aura plus de peine a le (aire
passér pour un des chefs.d'ceuvre du lyrisme indien.
Restaurateur des institutions brahmaniques, Gafkara,
comme nous venons de le dire, s’était fait ouvertement pro-
moteur d'un des grands cultes de Ja religion dominante, ce-
lui de Civa. Il fut le fondateur des sectes givailes du nom de
Dandi et de Dugandmi, sectes ne différant pas essentiellement
barque de Ia parfaite connaissances), lithographiées avec leur commentaire
sanscrit (Bombay, 1859, — dans le méme fascioule in-8* oblong qui con-
tient I'Atmabodha).
Le texte en a été lithographié & Bombay, dans le fascicale ci-dessus in-
diqué (185g); il existe dans ta collection de Berlia, n° 615, ainsi qu'un
ample commentaire, intitalé Mdnasolldsa, provenant d'un soi-disant dis-
ciple de Cafikera, Visvaripa, qui attaque comme Védantin les opinions des
sectes hétérodoxes (n° 616, 68 feuillets). Voir le Catalogue de M. Weber,
179.
Py Ge morceau curious a été imprimé en sanscrit d'aprés une édition de
Hinde, et traduit avec notes par Je capitaine Troyer, dans le Journal asia-
tique (3° série, t. XII, p. 273 et suiv. p. dor et suiv.), Heberlin Va inséré
dans son Anthologie, p. 246 et suiv.
> V. Lassen, Antiquités indiennes, t. II, p. 851, et t. IV, p. 815.Tune de l'autre, mais représentant par leurs pratiques le
qvatriéme état ou dgrama de l’ancien brahmanisme , la vie des
Sannyasis; tous {es sectaires honorent Giva de préférence &
d'autres grandes divinités; quelques-uns étudient la philoso-
phie’ dans les Oupanischads, avec consultation pour ainsi
dire exclusive des commentaires de Gankara et de son
école’. L’attachement de ce philosophe aux rites du givalsme
fat porté au point qu’on fit de lui aprés sa mort une incar-
nation de Civa*; mais cette fiction, qui ne fut pas générale-
ment adoptée, n’éte rien & 1a réalité historiqae du réle de
(ankara. On retrouve ici, d’ailleurs, les procédés d'un syn-
crétisme identique & celui qui a prévalu dans V'age avancé
de toutes les religions paiennes. Le théologien qui glorifiait
de préférence Civa aurait admis et méme défendu l'identité
de Civa et de Vishnou; il aurait dit du premier ce que les
poétes d'autres écoles répétaient du second, et il aurait ap:
proprié de méme a Ja louange de son dieu favori ce que les
philosophes avaient inventé en I'honneur de Brahma. Ainsi
Jes attributs de Ja divinilé supréme étaient-ils départis par
Jes penseurs de I'Inde tour & tour a 1a personnalité divine qui
altirait & elle le plus d'adorateurs et qui était le centre de
cultes populaires. Le méme genre de syncrétisme inspirait
Jes podtes qui célébraient, sous le nom de Parvati, d’'Uma,
de Kali, et sous une foule d'autres, I'épouse de Civa, ta
grande déesse, Cakti ou énergie, égale en puissance au ter-
rible dieu, qui était le génie dela vengeance et de la destruc-
tion; les philosophes tels que Cankara ratifiaient par leur
exemple le langage et Jes fictions des poétes*.
1 Y. ‘Troyer, Observations sur I'Ananda-lahari,, et Lassen , Antig, ind. t. IV,
p+ 620-622, dans un savant chapitre sur lextension des sectes vishnouites
et givaites.
+ Fr, Windischmann, loc. cit. p. 43. — Colebrooke, Asiatic Res. t. VII,
Madhava aurait, (dans un passage du Cankara-Vidjaya) fait dire
par «Yatindrah Gankaro ndmnd bhavishyami mahttalé.»
* Un poéme entier, le Koumdra-sambhava, célébrait a ce point de vaeTa- ~
nion de Giva et de Parvati; dans toutes ses couvres , Kiliddsa a rendu hom-—31—
- La renommée de Gafkara acharya fut assurée par les tra-
vaux de nombreux disciples qui recurent de lui la direction
de I'école védanla, et qui ne négligérent pas de rehausser
ses services. Le plus célébre d’entre eux est Anandagiri, qui
avait fleuri peu aprés lui; on le place 4 coup siir avant le
xi siécle, parce qu'il n'a pas connu des secles nées seule-
mentalors’. Non-seulement il contribua la propagation des
principaux ouvrages de son maitre par des gloses ou ttkds
qui les élucidaient sur plusieurs points, et que l'on a jointes,
de nos jours, au texte imprimé de ces ouvrages*, mais en-
‘core il lui consacra une biographie en vers sous le titre de
Carkara-dig-vidjaya « Victoire de Gafikara en tout pays. »
> C'est un ouvrage étendu en soixante-quatorze chapitres ,
renfermantla relation des triomphes remportés par le maitre
dans plusieurs pays de I'Inde sur ses contradicteurs, et sur-
tout cdntre les théologiens hérétiques. Les chapitres de
controverse ont le titre de Nibarhana « destruction ou réfuta-
tion; » les chapitres plutét dogmatiques ont celui de Praka-
runa « traité, exposé,» ou celui de Sthdpana «confirmation,
fixation’; » un des derniers chapitres est consacré a lalouange
du maitre, Gura-statih.
L'exemple d’Anandagiri fat suivipar plus d'un écrivain
qui voulut rendre hommage a Gafikara dans les siécles sui-
vants; on connaft trois autres ouvrages d'un but semblable
au sien‘, C'est d'abord le Gaitkara-charitra, dont il existe des
mage a leur religion et fait allusion & ses Iégendes et a ses rites d'une grande
popularité dés le commencement de Mere moderne.
! Fr, Windischmann , Sancara, p. ho-h1.
* Danses éditions des Bhashyas de Gaiikara sur les Upanischads, que
nous avons citées plus héut (Calcutta, 1850, ann. suiv.).
* Voir te sommaire du livre placé par M. le professeur Westergaard dans
Ja description du manuscrit de Copenhague, n° XIII (Codices indici biblio-
theca Reg. Haun. p. 10-11. Haunim, 1846, in-4*).— On a publié a Calcutta,
dans la seconde série de la Bibliotheca indica, le premier fascicule du texte
du Qatkara-vidjaya, par Anandagiri (1864, in-8°).
“Voir Lassen, Antig. ind.-t. IV, p. 618.t les notes. — Au nombre des
sources, ce savant met aussi le Kérala-Utpatti, histoire et description du
Malabar. — Cf. Wilson, Asiatic Researches, t. XVII, p. 177.— 32 —
versions dans des langues populaires de la péninsule'; le
Caitkara-kathd , dan auteur inconnn, et enfin le Carkara-vi-
djaya , composé au xiv‘ siécle par Madhavacharya , sarnommé
Vidydranya «forét de science,» qui poursuivait I'euvre de
Gaiikara comme défenseur du brahmanisme orthodoxe dans
1a philosophie et dans la polémique. Cette derniére source est
jugée d'un grand prix, parce que Madbava a combatta et
réfuté d'une maniére approfondie les écoles et les sectes sur
lesquelles Cafikara avait remporté tant de triomphes six cents
ans auparavant.
Les succés de Gafikara dans Ja controverse Y'ont fait passer.
pour un persécuteur acharné des sectes les plus opposées a
Yorthodoxie qu'il prétendait faire triompher dans les Etats
brahmaniques. Hi a passé pour auteur du massacre des djainas
4 Yudhapura, et il a été représenté comme destructeur des
hérétiques dans des écrits d'histoire littéraire en plusieurs
jangues. Dans le Bhakia Mala, recueil de biographies en
hindoustani*, remontant 4 la fin du xv1" siécle, il est exalté
& ce sujet dans un chhappdi ou sixain of on-lit® :
«Le héros Caitkardcharya, le gardien de Ja loi, s’est ma-
nifesté dans le Kali-yug.
«ll extirpa les mécréants qui vivaient ignoramment, pri-
vés de liens religieux, et qui méconnaissaient Dieu dans leur
langage. Il extirpa tous les hérétiques quelconques.
«Bref il punit ceux qui lui résistérent et il arriva ala voie
élevée de la vérité. On célébre sa grande réputation dans la
limite de sa bonne conduite. »
Les succés de Caiikara dans la polémique religieuseontdonc
* Cette biographie existe en télougou, n° XIV des manuscrits déerits par
Wilson (Mackensie Collection ,t. 1, p. 314).
+ «Cet ouveage, dont le titre signifie «rosaire des dévots,» contient la vie
des principaux saints hindous, particaligrement des Vaischnavas.» (Garcin
de Fassy, Histoire de la littérature hindoui et hindoustani, t. I, p. 378-379-)
+ Traduit par M. Garcin de Tassy, dans Je tome II du méme ouvrage,
p- 43-47. — L'aneedote qui suit les vers est une fiction toute moderne sei-
vant & expliquer Vorigine de !'Amaru-Catakam, comme ceuvre de Gaiikara.
(Voir les Observations de Troyer sur hymne a Parvatt.)— 3 —
été relevés jusque dans les productions des siécles modernes
de UInde en plusieurs langues. Il n'est pas moins curieux de
savoir quel usage ont fait de sa renommeée les écrivains par-
sis des derniers siécles pour rebausser la puissance de Zo-
roastre, leur prophéte’; ils ont mis aux prises avec celui-ci le
brahmane Tchengrégatchah , c’est-a-dire Cafikara Acharya,
fier de ses victoires, et ils Y'ont représenté vaincu par Zo-
roaatre, se convertissant a sa joi et entrainent avec lui quatre-
vingt mille sages de !'Inde. C'est 1a, au moins, un témoi-
gnage de l’immense popularité des triomphes de Cafkara.
SIV.
SOMMAIRE DES DOCTRINES*PONDAMENTALES DE L'ECOLE VEDANTA
DANS LE TEMPS DE SA SPLENDEUR AU MOYEN AGE.
Le résumé du systéme védanta fait par Colebrooke a
pessé dans les livres européens; la plupart des auteurs n'ont
fait que reprendre en sous-euvre I'examen critique qu'il
avait tiré des documents indigénes encore inédits. La doc-
teine est obscure , en tant qu’elle dérive de la contemplation
plutét qu'elle ne procéde de la recherche philosophique®;
cependant elle reléve d'un petit nombre de dogmes, et, une
fois qu'on les a compris, le reste n'a plus besoin d'explica-
tiom approfondie: On place avec raison parmi les desiderata
de l’érudition orientale l'histoire complete et détaillée de la
doctrine védanta, fondée sur {'analyse et la discussion de
tous tes monunrents littéraires qui en marquent le développe-
ment. De généreux donateurs avaient confié naguére A la
Société asiatique de Londres 1a mission de récompenser lar-
gement I'écrivain qui aurait accompli cette tache aprés I'in-
* Le Brahmane Tehengrégatchah (d'aprés une vie persane analysée par An-
qetil), notice de M. Michel Bréal, dans le Journal asiatique (juin 1862,
5* sério, t. XIX, p. 497-502).
* Fr. Windischmann, Sancara,-ete. p. 87.
J. As, Extrait n° 1. (1866.) 3