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ATMABODHA ou DE LA CONNAISSANCE DE L’ESPRIT. VERSION COMMENTER DU POEME VEDANTIQUE™ DE GANKARA AcHApYA. INTRODUCTION. Le grand systéme de la philosophie orthodgxe des Hin- dous, le Védanta, dont le nom méme affirme I'étrpite con- nexion avec leurs livres sacrés du nom de Védas, n’est.pas encore, A }’heure qu'il est, connu en Europe daas }'en- semble de ses sources. Des productions de cette philosophie, quelques-unes ont élé admirablement analysées, la plupart simplement indiquées par Colebrooke dans son Mémoire sur de Védanta; mais elles ne peuvent prétendre 4 une haute antiquilé. Au moins existe-t-il des travaux supérieurs d’exé- gése qui, composés au milien de notre moyen Age par Cai- kara Acharya, ont mis en valeur les principes essentiels de Ja doctrine; en outre il nous est venu de la méme époque, etde la main du méme auteur, un poéme didactique qui ré- sume les théses fondamentales de I’école. —6— Ce poéme, intitulé ArmaBopHa, ou «la Connaissanee de YEsprit, » nous a paru digne d'une nouvelle traduction aprés celle de Taylor, sur laquelle est calquée la version frangaise de M.G. Pauthier'' : car c’est peut-étre l'ouvrage indigéne qui a popularisé avec autant de fidélité et de clarté une philo- sophie véritablement célébre. En remplissant cette tache, nous nous sommes préoccupé des transformations que le Védanta a di subir dans le cours des siécles : c'est pourquoi nous avons fait précéder le poéme de considérations sur les origines de 1a doctrine qu'il représente, et sur les vicissi- ‘tudes de cette doctrine aprés I’époque & laquelle on le re- porte. Nous montrerons te réfe que Cafikara a rempli comme in- terpréte de cette grande doctrine philosophique et théolo- gique, au vir" et au virr*siécle de notre ére, en méme temps qu'il a restauré les religions brahmaniques et relevé l'ascen- dant de Ja caste sacerdotale. Pour mieux affirmer V'impor- tance des écrits et de l'enseignement de Caiikara*, nous jet- terons un coup d’ceil sur les productions des siécles suivants qui (émoignent de leur longue influence, ainsi que sur celles des temps postérieurs qui s’éloignent dé leur esprit. Nous irons méme jusqu’a invoquer a cet effet 1a renaissance litté- raire dont a joui le Védanta, au midi comme au nord de 1'Inde, dans des ceuvres poétiques en langue tamoule et en @autres idiomes populaires. Enfin nous placerons & la fin de T'introduction les ren- seignements nécessaires sur le texte de I’ Atmabodha que nous avons pris pour base de notre traduction , sur les manuscrits que nous avons consultés et mis en rapport avec les éditions imprimées ou lithographi¢es de ce. petit ouvrage, ainsi que 1 Voir le premier appendice aux Exsais sar la philosophie des Hindous, par M. H. T. Colebrooke, traduits de Vanglais, etc. p. 266-276-(Paris, 1833). La version anglaise , qui date de 1812, été donnée par Taylor a la suite de celle d'un drame philosophique, dont nous parlerons ci-aprés. * Le D’ Frédéric-Hugo Windischmann en a le premier fait Phistoire en Europe : Sancana sive de theologumenis Vedanticoram (Bonne , 1833, in-8"). —7— surie commentaire sanscrit anonyme dont nous nous sommes aidé et dont nous avons reproduit des extraits dans une ana- lyse suivie des stances du podme. Louvain, 13 juin 1865. SL LE VEDANTA DEPUIS L’ANTIQUITE VEDIQUE JUSQU'A L’EPOQUE DE GANKARA AcHARYA, Si 1a composition des écritures védiques remonte jusqu’au berceau de Ja civilisation des Aryas, on induirait avec vrai- semblance que les systémes de philosophie qui s’y raltachent et qui en invoquent J’autorilé sont de beaucoup les plus an- ciens : en fait, toutefois, leur formation et leur développe- ment se présentent sous un tout autre aspect. Des deux branches réputées orthodoxes de la science et dela spécula- tion indienne, la plus importante n’a pris sa pleine extension que quand elle fut un moyen de lutte contre les systémes de philosophie indépendante et leurs conséquences pra- tiques; or Y'antagonisme éclata seulement lorsque ceux-ci eurent ruiné les bases de !’édifice social fondé sur la révéla- tion des Védas et sur I'autorité du sacerdoce brahmanique. Depuis Colebrooke jusqu’aux derniers historiens de 1a philo- sophie indienne, dont quelques-uns sont des savants indi- genes, il ne s'est produit qu'une seule opinion sur. l’ordre chronologique des Darganas ou systémes de philosophie au nombre de six; tous considérent le Védanta, en tant que doc- trine développée, discutée, faisant école, comme le plus ré- cent des grands systémes. Philosophie spéculative par essence, le Védanta fut en germe, dirait-on, dans tous les travaux qui suivirent la ré- daction écrite des Védas, surtout dans ceux qui dépassérent jeur interprétation littérale. Vint le moment ou I’on essaya de formuler une cosmogonie et une théogonie ayant leurs racines dans les Ecritures, ou I’on tenta de réduire en théo- rie les opinions regues sur le monde, sur J'ame et la destinée . —8-. hemaine, de les compléter par une démonsieation : dés tors, selon toute apparence, se produisit un idéalisme panthéis- tique identique au fond a cetui qu’a consacré le systénre ¢la- boré beaucoup plus tard et désormais connu sous la déno- mination de Véddnta. Il se forma de bonne heure un mot abstrait pour désigner fe travail de la pensée philosophique, Mimdisd, « désir de connaftre;» c'est qu’en effet la re- cherche, la spéculation tenait une trés-grande place dans jes entretiens des différentes écoles de brahmanes, occupées de science religieuse, et aussi dans les controverses qui ne tardérent pas a s'élever entre plusieurs écoles. Bientét on distingua entre la spéculation platét pratique qui traitait de l'accomptissement des actes recommandés par Je Véda, et 1a véritable spéculation philosophique qui tou- chait aux plus hauts problémes de métaphysique et de ‘théo- logie. L'une fat appelée Karma-Mimdfisd ou '« MimadsA des couvres,» c'est-d-dire des devoirs religieux d'un ordre élevé et ausei des plus minces prescriptions devant assurer au croyant des mérites dans cette vie et au dela; Ia seconde fut appelée Brahma-Mtmidiisd « investigation de Brahma, » c’est-a- dire «de la science divine : » en d'autres termes, la'théologie contemplative et mystique’. Cette partie supérieure du sa- voir brahmanique ne cessa pas d’étre cultivée, tandis que les études auxiliaires de l'interprétation des Védas étaient por- tées par un lent travail & feur dernier terme; telle fut l'ori- gine des six branches de l'exégése védique que M. Max Mal- fer a décrites avec tant de détails dans son livre capital sur fa plus ancienne littérature de I'Inde’; elles furent l'objet des traités nommés Véddiigas ou «membres du Véde dans un sens restreint;» grammaire, prononciation, prosedie et ‘métrique, exégése, rituel, astronomie (Vydkarana, gikshd , * Pour cettedistinetion , voir les Mémoireride Colebroobe sarles deux: Mi- divas, dans le volume citédeM. Pauthier,etl'ouvrage de M. Windischmann pire: die Philosophie im Fortgang der Weligeschichle, 1V* part. p.1750-1752. * A History of ancient sanskrit Literature, London , 185g, 2* édit. 1861, in-B*. (The siz Vedaingas, p. 108-215 de la premidre édition. ) —~9— ckhandas, nirakta, kalpa, djyotisha). Quant aux pratiques journalidres du culte, !'mstruction 1a plus minutieuse était donnée aux disciples sur leur observance et sur leur valeur. Le Védanta est ancien en tant que formule de l'idéatisme; i apparat ‘aussitét que, 1a conquéte du nord de la Péninsule ‘étant terminée, a race des Aryas étant maitresse de toute ia valiée du Gange, les brahmanes engagéront la tutte pour Stablir Jeur prépondérance sur les rois et les guerriers. On ait encore fort loin d'une théorie sembiable a celle qui fut élaborée par Badardyana dans le célébre recueil de Sdtras dont nous devrons parler; mais ce n’en était pas moins wne octrine aboutissant 4 'idée fondamentale du Véddata, l'idée ‘de Brahma comme de 1'Esprit absolu, de ¥ Ete par. Si l'on ne peat prétendre, en remontant aussi haut, A des définitions exactes, du moins est-on en possession d’inductions foursies a Ta fois par la langue et par divers monuments littéraires. Ainsi acquiert-on 1a conviction que i spéculation dou sor- tira un jour te Védénta avait ses racines dans les croyances nationales da peuple dominatear, et qu'elle fut Yobjet d’an enseignement traditioheel, quand méme elle n'aurait point passé dans des traités epécieux et didactiques analogues A cewx qui servaient 4 dtablir et & défendre des doctrines phi- Josophiques plus indépendantes. Le nom de Véddnta, signifiant «fin, conclusion da Véda,» était entendu, dans le principe et par je plus grand nombre, d'une haute science, dernier but de toute recherche, de tout effort de l’esprit. C'est en ce sens qu’il-est usité dans le code de Manou, dont la premiére rédaction remonterait au ¥' siécle @vant Jésus:Christ : le Véddnta, c'est le doctrine que doit connaitre et approfondir celui qui aspire au quatriéme degré de 1a vie religieuse *, qui veut étre sannyast ou ascéte accompli. Les rédacteurs du Manava-dharma-castra semblent avoir employé le mot Véddnta dans une acception antique, plus * Lois de Manoa, traduites par A. Loiscleur-Deslengobamps, 1. II, d. 160, et. VI, d. 83 et gh. —vW0— large que la désignation d'un grand systéme philosophique. Comme il ressort des investigations récentes.d’un indianiste allemand ', ce mot aurait indiqué, au pluriel comme au sin- gulier, 1a littérature théologique dans son ensemble. Caii- kera l'a entendu de cette fagon dans son interprétation de passages importants des Brahma-Sdtras*, et on ne serail pas -autorisé par les gloses de Kullaka Bhatta sur Manou a le restreindre, pour les temps anciens, 4 la seule collection des * Oupanischads. Il est bien vrai que, dans la suite des temps, jes défenseurs du systéme védanta se sont référés avec un respect tout particulier au témoignage des Oupanischads comme 4 celui de sources de ja plus grande autorité; mais d'autres sectes, moins fidéles a l'esprit de la révélation vé- dique, ont élevé aussi la prétention d'invoquer ces mémes monuments dans toute espéce de questions. Il reste au moins avéré, quand méme on n’appliquerait pas le nom de Vé- danta aux seuls Oupanischads, qu’il convenait éminemment .& ces méditations philosophiques, pénétrées de l'esprit reli- gieux propre aux anciens Aryas, comme il respire dans leurs hymnes et chants liturgiques ; 1a langue et le style attestent, aussi bien que les pensées, ]’age vraiment ancien de ces ou- vrages que les lois et les coutumes ont toujours recomman- dés & la vénération des Hindous *. Si Yon comprend sous 1a dénomination de Véddnta tout un ordre de conceptions métaphysiques et religieuses, antérieures a la formation de !’école proprement dite, on attribuerait dans 1a’méme période au nom de Véddngas un sens plus étendu que celui des six sciences auxiliaires, ainsi appelées dans le répertoire des écrits brahmaniques. D'aprés ' Dr Fr, Johentgen, Uber das Gesetebuch des Mana. Eine philosophisch- litteratarhistorische Studie (Berlin, 1863, p. 70-77, 80-82, 102-104). 2 On y lit véddnids, véddntéshu, de méme que véddnta, comme terme collectif. » Fréd. Windischmann I'a prouvé par I'étude des formes et de la syntaxe dans sa monographie citée, Sancara, etc. p. 49-78. -—u— un passage remarquable du code de Manou ', le terme de Véddngas embrassait primitivement tous les textes non mesu- rés, les ceuvres considérables en prose qui servent de com- plément aux chants du Véda, tandis que Je terme de Chhan- das comprenait les textes métriques, destinés au chant ou a une récitation cadencée. Les premiers avaient aussi regu la désignation collective de Brahma ou science divine, conve- nant de tout point a la collection des Oupanischads et des Brdlimanas, qui nous sera bientét entidrement connue. Les Oupanischads nous représentent la premiére expansion de Ja théosophie indienne : qualifiges de « Legons ou Séances, » elles nous donnent une idéo des problémes exposés et discutés dans les entretiens des penseurs dépositaires de 1a tradition et investis d'une autorité dogmatique. Non-seulement on aura bientét sous les. yeux le texte original de ces antiques monuments dont I’ Oupnekhat ne pouvait donner qu'une idée imparfaite*, mais encore on est sur le point de mettre au jour complétement jes amples commentaires composés sur Je texte de chacun d’evx par des maitres de I'école vé- danta : nous dirons ci-aprés l'importance de ces commen- taires & propos des ceuvres de Cankara Acharya. La compo- sition des Oupanischads et celle des Aranyakas «ou lectures de ja fort, » occupation des ascétes, ont rempli 1a période de Yancienne littérature sanscrite qui a succédé a Ja formation des recueils de prigres dits mantras, mais qui a précédé la ré- daction des Sétras servant d’appendice aux textes réputés sa- crés d’entre les livres védiques : cette période intermédiaire dite des Brdhmanas, dont le nom compréhensif embrasse les traités et dialogues philosophiques de V'antiquité védique, * Lois de Manou, 1. IV, d. 98, chhandéisi véddigdni tu sarvdni. Ibid. d. 100, Brakma chhandaskritam chaiva, (V. Jobentgen, 1. cit. p. 73-74.) * Déja M. le professeur Alb. Weber, de Berlin, a entrepris, a Taide des documents originaux, analyse exacte des Oupanischads comprises dans le recueil d'Anquetil-Duperron, fondé sur leur version persane. (Voir la fin de ce-travail au tome IX, récemment publié, des Indische Studien, dontles premiers tomes ont paru 4 Berlin a partir de 'an 1850.) —12— répondrait au vu’ ct au vin’ siécle avant l'ére chrétienne'; crest bien la date Ja moins reculée 4 laquelle on reporterait Yusage de Ja méthode et des precédés de la Mimdiisd dans tes discussions savantes qui avaient por point de départ fa théologie. Sans nul doute, les notions fondamentales de la méta- physique idéaliste du futur systéme védanta se sont répan- dues, se sont infilirées dans toutes les contrées ott prédomina Tenseignement de la caste brahmenique. Elles ne furedt ja- mais étouffées par ]'ascendant de doctrines admises 4 la libre discession dans les ormitages et Jes éecles, malgré lear ca- raclére plutét rationnel, malgré Y'indépendanee de penate qu elles affectaient. Ces doctrines se sont affirmdées dans Ja discussion orale avant de passer dans des livres; quand on Jes voit mentionnées par Jeur nom historique dans quelque monument aneien, tel que Ja législetion de Manou, ce n'est pas & dire qu’eHes aient regu de prime abord leur complet développement. L'influence d'une doctrine philosophique qu'on nommerait indépendante plutét que hétérodoxe, le Simkbya, est visible dans les parties fondamentales du Céstra de Manou *, et cependant il n'y est fait aucune allusion 4 des livres de cette école, ni aucune mention expresse soit du Safikbya, soit de Kapila, son fondateur. Le Code n'est pas plus affirmatif au sujet d'autres écoles assez anciennes; si le terme de Nydya s'y rapporte a des études de logique, il n'y -est pas question des travaux de I'école nydya, mi de Gotama, son chef le plus célébre. Qu’est-on en droit d’en conclure? La libre expansion de diverses doctrines prises comme des objets d'étude et de discussion dans des écoles qui restaient encore soumises 4 l'autorité des Védas et au contréle de la caste privilégiée. De méme qu'il y eut plusieurs méthodes * Max Maller, Hist. of ancient sanskrit Literature, ch. 11, (the Brohmana period), p. 313, 19, p. 427, 19. -* Dans oa dissertation ci-dessus mentioanée, M. Fr. Jobsantgen a consa- eréun chapitre fort carieux (p. 68 et suiv.) au premier essor des systémes indiens. (Das Mdsave-Gesetabuch und die philocophiachen Sitras.) —1— d'exégese dont il est resté des traces dans I'histoire du brah- mienisme, et aussi plasieurs recueils de chants confiés a la garde d’anciennes familtes de différentes tribus, de méme it y ¢ut plusieurs explications philosophiques, rationnelles , de Yorigine des choses, se faisant valoir dans Jes centres de hautes études de 1a société des Aryas déja constituée-et par- tagée en castes. Unc notoriété plus grande peut-éire était dé- partie aux systémes qui excitaient par quelques hardiesses Vattention des écoles ; mais ceux qui les professaient n'étaient pas expulsés de l'enceinte des aranyas ou des ermitages des foréts, et ne subissaient aucune espéce de persécution; les brahmanes, les philosophes et les écrivains qui admettaient alors Vidéalisme du Védanta, le faisaient librement, mais sans privilége ni protection. Le Satkhya ébraniait chez ses adeptes la foi aux Kcritares védiques, mais il n’en niait ouvertement ui la révélation, ni Yautorité. Il n’apparat, avec ses conséquences religieuses ct sociales, que dans un enseignement moral sorti tout coup des hardiesses de ses spéculations, et parvenu bientét, par sa popularité, & la hauteur d'une grande religion. Le boud- dhisme, dont les origines ont ét6 mises 4 découvert de nos jours, fut le produit de quelques theses da Sarikhya de Ka- pila’, et il en opéra Ja rapiJe vulgarisation. Dans ses livres, comme dans sa prédication, il contredit les enseignements de la théologie brahmanique, et, dans l'ordre des faits, i} constitua une lente mais redoutable opposition aux cultes établis, aux priviléges des brahmanes et A 1a distinction 1é- gale des castes. La réforme préchée par le Bouddha Gakyamouni et par ses disciples était fondée sur quelques préceptes de morale qui s‘adressaient & tous les hommes et qui leur promettaient indistinctement le salut; elle se bornait a un petit nombre d'axiomes de métaphysique en opposition avec la mytholo- * Voir, outre Touvrage d’Eugéne Burnouf sur le bouddhisme indien ([n- troduction & Uhistoire, etc. 1844), le Premier mémoire sur le Sdiikhya par M. Barthélemy Seint-Hilaire, p. 389 et suiv, Paris, 1852, in-4*, —W— gie compliquée des brahmanes et avec leur philosophie abs- traite. Quand Ja parole eut étendu l'empire du bouddhisme & de vastes conirées, il créa 4 son tour, pour mieux l’assurer, une nouvelle littérature comprenant des ouvrages de méta- physique a cété des discours et des sentences du maitre, amplifi¢s jusqu’a devenir de gros traités de morale et de dis- cipline. _ _ Tout ce mouvement, dans iequel la puissance brahma- nique eut un moment le dessous, jusqu’a étre dépossédée de sa suprématie dans les plus florissants. Etats de 1a pénin- sule, fit comprendre le danger des spéculations philosophi- ques qui ébranlaient Ja foi la religion séculaire des Dvi- djas ou « deux fois nés. » Les bouddhistes, devenus puissants sur une grande étendue de territoire, furent attaqués a force ouverte, vaincus et enfin expulsés de I'Inde : mais la société brahmanique ne se contenta pas de cette victoire; ses chefs appelérent & leur aide, pour restaurer l'ancien ordre de choses, une volumineuse littérature théologique et légen- daire, faisant suite aux Ecrilures védiques et aux anciens trai- tés de science sacrée. En suite d'un état de lutte qui avait duré bien des siécles avant d’avoir uneissue décisive, on vit se former une puissante école se posant comme seule ‘orthodoxe en face des écoles in- dépendantes aussi bien que des sectes hétérodoxes. La Mi- mdrsd proprement dite resta renfermée dans son réle infé- rieur et passif de donner Ja clef des pratiques du culte; mais la Mimdjisd supérieure, la philosophie se nommant désor- mais Védénta, prit de rapides accroissements, et bientét elle fut la force prédominante 1a défense longtemps inébranlable de Fancienne religion, qui était de nouveau maitresse de T'lade; elle servit de lien aux sectes religieuses qui se for- mérent au sein méme du brahmanisme, el d'instrament aux brahmanes dans Ia polémique contre des sectea hostiles & leurs droits et A leurs priviléges. La célébrité de !’ancienne philosophie spéculative était grande quand fut composée la Bhagavad-Gttd, ou les idées —1— de Patandjali sur le Yoga ou l'union sont prédominantes : en énumérant ses qualités, en glorifiant ses attributs, Etre su- préme se dit l’auteur du Védanta'. Les religions populaires par excellence, fondées sous le nom de Vischnou et de Giva, s'appropriérent Je langage et les principes des Védantins. Tout en célébrant librement la puissance de chacun de ces dieux, leurs partisans furent portés quelquefois 4 confondre leurs symboles jusqu’a les identifier, et, d'autre part, ils n’é~ chappérent pas aux conséquences d'une philosophie idéaliste couvrant en apparence toutes les conceptions, et amnistiant toutes les extravagances du mysticisme oriental. En dehors du texte conservé des Oupanischads, le monu- ment Je plus ancien peut-étre qui appartieane en propre au Védanta, c’est le recueil d'axiomes dits Brahma-Sitras, c’est- a-dire de lambeaux de phrase résumant en peu de mots tel ou tel point de croyance ou de doctrine. Evidemment, des traités de ce style, ou plutét des formules sans style, n'ont pu voir le jour que dans un Age fort avancé de la langue chantée et de la langue écrite. Aussi le recueil des Brahma- ‘Sdtras parait-il bien postérieur aux Oupanischads, dont il re- flate en partie les idées, mais que cependant il interpréte assez souvent d'une maniére défectueuse. 1] n'a pu venir qu’a 1a suite de livres d'une rédaction plus explicite, mais ne répondant pas aux opinions et au gout des siécles intermé- diaires. L’obscurité de la forme est telle que ces axiomes se- raient complétement inintelligibles sans commentaire ou glose; elle fait présumer leur date moderne, et non leur haute antiquité. On incline aujourd'hui a placer la composi- tion des Brahma-Sdtras dans un des premiers siécles de l’ére chrétienne, trois ou quatre cents ans avant l'école qui s'im- _ posa la tache de les éclaircir, avant J"époque de Gaiikara qui en fut te plus célébre commentateur*. Nous reviendrons & leur forme et & leur style en parlant plusioin des nombreuses productions de cet écrivain. * Bhagavad-Gitd , lect. XV, d. 15. * Sancara, p. 84-85. — Legons de M. Albert Weber sur YHistoire de la — 16— Quast a l'auteur, ou plutét quant au principal rédacteur de ces mémes Sdiras, 1a tradition indienne est restée non moins vague et incertaine qu'elle l'est a propos des poétes et des philosophes des anciens ages. Elle le nomme Béda- rayana, qui est un second nom de Vyésa; mais, malgré !’ex- tension que |'imagination indienne a donnée & cette épithete de Vydsa, «collecteur, compilateur,» on se refuse a croire qu'il s'agisse ici du Vyasa mythique qui aurait mis en ordre Jes Védas, les Oupanischads et bien d'autres ouvrages '. Oo a confondu des personnages d'un réle tout 4 fait distinct; tout autre est l'idée qui doit s‘attacher a V'individualité du eréateur du Védanta, c'est-a-dire de I’éorivain qui I'a cons- titué comme systéme philosophique. Badarayana serait un personnage réel, un brahmaniste qui avait pris la charge de condenser en un recueil de sentences la substance des spé- culations mélaphysiques admises par ta plupart des écoles orthodoxes, réputées sans danger pour je maintien de I'an- cienne religion, pour le respect da a 1a Cruti (tradition ré- vélée) et pour l'observation des rites sacrés. SIL 1A PHILOSOPHIE VEDANTA AU MOYEN AGE; SA PREPONDERANCE AU SEIN DES ECOLES BRAHMANIQUES. C’était trop peu, quand Je brahmanisme redevint maitre de la plus grande partie de I'Inde, de conserver dans quel- ques cenires la science suffisante pour interpréter fa lettre des textes sacrés. Il fallait ajouter aux livres dont 1a caste littérature indienne ( Akademische Vorlesungen, u. s. w. Berlin, 1852, p. 216- 18, trad. frang. par M. Alfred Sadous, p. 362-64. Paris, A. Durand, 4859, 1 vol, in-8°.) — Voir Johentgen, dissert. citée, p. 78. + Voir Je grand ouvrage de M. Je_professeur Lassen, Antiquites indiennes (en allemand), tome I", Bonn, 1847, p. 634. ll est @ remarquer que Vyasa na pas encore le surnom de Bédaréyana dans le Mahbharata, et que, dans cet ouvrage, il n'y a pas de traces de ses incarnations périodiques comme celles de Vischnou, dont parlent les Pourtnas. —1iW7— sacerdotale était gardienne d'autres livres qui en fussent iéclaircissement ; il était urgent de raviver le sens des tra- ditions par de nouveaux écrits, exotériques de forme, d'un caractére et d'tin ton didactiques, mais d'un style plus clair et d'une syntaxe plus régulidre. Peu de temps aprés Jes soulévements qui aboutirent 4 1a destruction presque complete du.bouddhisme, aprés les mas- sacres dirigés dans toute a péninsule, vers 680, par Kouma- rila Bhatla, les études sacrées furent reprises avec une grande ardeur; elles s’étendirent & toutes les branches de l'ancienne littérature védique et sanscrile, qui portaient l'empreinte d'une rédaction sacerdotale. Avec l'appui.du peuple et sur- tout des souverains, les brahmanes restaurérent partout la iégislation reposant sur le systéme des castes d’institution primordiale et divine; ils remirent en honneur les rites re- ligieux qui devaient de nouveau exercer beaucoup d’empire sur Jes multitudes; mais ils redoublérent d’activité dansleurs écoles, ils ne restérent pas désarmés dans le domaine de la pensée, cognme s'ils ne comptaient pas uniquement sur la force des coutumes, sur l’attrait des fables, des fetes et des superstitions. Des théories anciennes, philosophiques et scientifiques, telles que Je Safikhya et le Vaigéshika, congues dans un es- prit de complet rationalisme, subsistérent dans les livres et eurent méme de nouveaux interprétes. Mais ce furent les systémes de philosophie destinés & défendre 1a foi natio- nale des Aryas qui regurent alors d’amples développements. Les productions tes plus abondantes eurent ‘pour objet Ja défense des eroyances, des principes, des opinions qui étaient éntrées plus profondément dans |'esprit des peuples. Hl est certaio d’ailleurs qu’avant cet age de rénovation pour Je bralmanisme, le génie indien avait épuisé toutes les so- Intions qu’a des époques fameuses de I'histoire du monde 1a philosophie a données aux problémes important le plus a Vintelligence et a Ja conscience humaines*, * Les écoles néo-platonicieanes d’Alexandrie ont eu connaissance de J. As. Extrait n? 1. (1866.) 2 — 18 — Le travait de la pensée brabmanique au moyen age n‘in- vente plus rien, semble-t-il, que l'on puisse qualifier de systéme original. Elle emploie toute sa force a l'interpréta- tion des textes, en vue de la défense des idées auxquelles elle voulait donner Je prestige de l'antiquité. L’exégdse et Ja polémique j'occupérent plus que Ja recherche de solutions nouvelles pour les plus grands problémes; il y ent, vrai dire, scission entre les membres d'une méme école plutét que fondation d’écoles nouvelles. Mais, en dehors des vastes travaux d’exégése philosophique et mythologique rédigés en prose et compris sous le titre général de Bhdshyas, il se produisit un certain nombre de poémes didactiques , résumant une doctrine et pouvant servir de symbole & ses adeptes. De méme que pour le Saikbya et le Nyaya, la littérature du Védanta se composa de Sdtras ou axiomes, de commen- taires, de trailés en prose, et de quelques écrits en vers. Seulement, tandis que ceux-ci étaient appris par coeur et compris avec facilité, ceux-la réclamaient hors de I'école le secours de gloses plus ou moins développées; plus intelli- gibles que les véritables' Sdtras, les commentaires ne pou- vaient étre lus sans étude ni préparation. L'influence de 1a philosophie mimAiisi dans ses deux branches:se fit sentir dans toute espéce d’écrits, méme dans ceux qui n’sppartenaient pas aux sciences philosophiques ; c'est bien a ces doctrines religieuses que se référent les commentateurs orthodoxes du Ménava-dharma-gdstra qui ont vécu aprés je x* siécle, Médhatithi, Kulldka, Raghava- nanda’ ; seulement ces auteurs, qui, en d'autres cas, re- courent & des transactions ou font violence & Ia lettre en fa- plusieurs des doctrines originales de M'Inde, grice au commerce d'échange qui amena des Indiens a Alexandrie dans les siécles de Yempire romain : Je Védinta, dans sa premiére forme, ne fut pas inconnu aux Plotin el aux Porphyre (Voir le tome III des Antiquités indinner de M. Christin Las- zen, p» fag et suiv.) cir la divertation citée du D* Fr. Johantgen, prifce, p. sua ot passim, — 19 — : veur de teur symbole, se servent, sans le cacher, du systéme hétérodoxe de Kapila pour expliquer les vues philosophiques du iégislateur hindou. La méme influence s’élendit aux derniéres productions scientifiques de la littérature brahmanique ; elle pénétra les immenses commentaires qui furent élaborés, au xiv’ siécle, par I'école de Vidjayanegara sur les Védas, les Brahmanas et les Oupanischads. On !’apergoit dans les travaux exégé- tiques , en partie publiés, de deux fréres, ministres de Bukka radja (1355-1370), Madhava Acharya et Sayana acharya ‘, ‘sur le Rigvéda et sur d'autres monuments de 1a théologie indienne, sans parler de leur écrit commun sur 1a Mimaifisa, intitulé : Nydya-mdld-vistara. Hi est curieux de savoir, par comparaison avec la science des commentaires philosophiques et théologiques prenant un nouvel essor, de quels ouvrages on occupa l'imaginotion et on nourrit l’esprit des populations indiennes. Ce furent prin-. cipalement les Pourdnas, qui mirent au jour avec d’étranges accroissements les légendes antiques, héroiques et mytholo- Biques, appelées encore une fois & une immense popularité. Qu’ont voulu les écoles de poétes qui ont composé ces longs ouvrages d'une versification raffinée, d'un style savant, si- non fournir un nouvel aliment a 1a foi des peuples, assurer Yappui de fictions séduisantes aux pratiques accumulées au- tour de chaque culte? En présence de ces grands répertoires de fables et d’aventures, les ouvrages d'imagination, et, de ce nombre, lesderniers drames composés en sanscril et en pracrit, semblent n’offrir qu'une médiocre importance, et il n’en est pas autrement des poémes gnomiques et descriptifs, dont quelques-uns seulement ont conservé de la renommee. Tel est le caractére de cette derniére et longue période de ja littérature sanscrite qui-suit 1a renaissance du brahma- * Voir Lassen, Antiguites indiennes, t. IV, p. 171-174. —M. Max Mailer 1 imprimé-Je commentaire de Sdyana dans ea grande édition du Rigvéda, parvenue au quatriéme volume. a. — 20 — nisme, opérée au milieu du moyen age par alliance étroite de la philosophie védanta avec la théologie védique. Nous allons étudier de plus prés Je point de départ de ce mouvement scientifique et littéraire en réunissant les faits Principaux qu'il est possible de recueillir jusqu'ici sur la carriére de Qafikara acharya. On reconnaitra aisément quelle valeur il faut assigner aux ouvrages sanscrits qui farent com- posés a cette époque, alors que la langue sacrée était, de- puis plus d'un millier d’années, la langue des livres, et non plus la langue du peuple. Quoique trés-éloignés de l'anti- quité védique , des siécles ou les hymaes furent mis au jour, * et de ceux ot les Ecritures furent assemblées en corps d’ou- vrages, Caiikara et les écrivains du méme‘ temps ont com- menté fidélement la lettre des livres sacrés avec le secours de la tradition encore vivante; ils nous ont transmis, par conséquent, l'image fidéle du brahmanisme, comme croyance et comme culte comme philosophie et comme science comme légistation et comme morale. Le réle de Cafikara a déja été étudié dans les sources par plusieurs indianistes, mais il I'a été spécialement dans cette -excellente monographie de Windischmann que nous citions plus haut, et qui n’a point perdu de son autorité auprés des savants, & une distance de plus de trente ans’. Nous allons esquisser les principaux traits de la vie de Gaiikara, afin d'y ratlacher plus d'une particularité intéressante qui n’a pas encore passé dans les. écrits européens traitant de ta philo- sophie et des lettres indiennes. Avant de faire connaitre le Védanta dans la forme qu'il avait revétue au moment de sa plus grande popularilé, nous résumerons tout ce qui est au- jourd’bui connu des vombreux travaux de Cafikara, qui.ont donné l’impulsion a ceux d'une multitude d’écrivains. Il est en vérité fort peu de noms personnels, méme au-dessous des temps obscurs de I’antiquité indienne, que !’on puisse 1 Voir la notice que nous avons consacrée & T'ingénieux indianiste de Técole de Bonn : -Frédéric Windischmann et la haute, philologie en Alle- mayne. (Paris, 1863.) —2— relever et faire valoir en les replagant dans des circonstances réelles, dans un milieu historique; ce n'est donc pas sans profit que l'on essayerait d’entourer le nom célébre de Gafi- kara des notions qui permettent te mieux d'affirmer son ac- tivité et son influence individuelle. $l. LA Viz eT LES ECRITS DE GARKARA ACHARYA. Lenomde cetauteur, Cafkara, signifie :« portant bonheur; » il est en harmonie, comme épithéte devenue un des noms de Giva, avec l'attachement du savant qui j'a rendu célébre au culte de ce. dieu. Suivant les’ recherches de Frédéric Win- dischmann , auxquelies 1a plupart des indianistes ont adhéré', Qaiikara serait né dans la seconde moitié du vu" siécle de notre ére, et il aurait fleuri jusque vers 1a fin du vin"; né vers 650, il serait mort au dela de I’an 750; sa.carviére aurait préoédé Je régne d'un roi de Malabar, Keruman Perumal, qui gouvernail vers 800. Originaire du Malabar, né peut- étre a Chidambaram, au N.-O. de ce pays, i aurait parcouru YInde entiére, occupé d'études et de polémique. Partout il combaltil les sectes et les écoles qui n’étaient pas orthodoxes au point de vue du brahmanisme triomphant, les Badd- dhas et les Djainas, ainsi que les sectes exclusives des Visch- tiouites et méme des Civailes. En beaucoup d’endroits, il fonda des matha ou écoles, dépositaires de 1a seule doctrine philosophique qu'il réputat vraie, le Védanta. Toutes les tra- ditions lui prétent une extréme longévité, mais ne s'ac- cordent pas sur Je lieu de sa mort; selon les unes, il aurait passé dans le Kachmir, et il serait mort, agé de cent trenle- deux ans, prés des sources du Gange; selon les autres, il serait mort plus prés de son pays natal, & KAiichi ou Kaii- 1 Sancara, p. 39-48. — Troyer, Histoire da Cachemire, t. 1, p. 327, note. — Lassen, préface de la Bhagavad-Gitd, 2° éd. p, xxxv; Antiquités indiennes , t. IV, p. 257, note, p. 618-620. —-2— chipura, la moderne Kondjévaram', ville du Carnatic, o@ il aurait fait lever un temple a Parvati*. La célébrité de Caakara est attestée, sens parler de sa ré- putation d'écrivain, par diverses traditions brabmaniques. On aurait institué, au liea de sa mort, pour rendre hom- mage a ses manes, des rites sacrés dont des brahmanes de la race des Nambouris sont restés en possession *. Nous ne reviendrons qu'un instant aux données chrono- logiques sur la vie de Cafkara aujourd'hui admises, et sur les inductions de plus d'un genre qui les garantissent. D'une part, il a cité des auleurs, tels que Sabera-Svimi-Bbatta, an- térieurs au vir siécle, et il a compté parmi ses maitres un de Jeurs contemnporsins , Govinda, surnommé Bhagavat, et aussi Yati, D'autre part, les principaux disciples q.'il a formés “ont composé leurs écrits au 1x‘ el au x’ siécle, c’est-a-dire avant Ja naissance d'écoles célébres ou da moins populaires, qui se sont éloignées sensiblement de lo sienne. Ii n'y a pas moyen de le confondre avec le Gafikara que divers livres pla- cent parmai jes illustrations fort équivoques de la cour da roi Bhodja, de Malva, seulement au x1" siécle *. * Voir Wilson, Mackensie Collection, t. 1, p. 314; et le tome I™ des Antiquités indiennes, de Lassen, sur Ja situation de Kaiicht au nord des pa- godes de Mahabalipuram, prés de Madras, et sur la riche architectare de ws *-M. le capitaine Troyer a reoueilli beaucoup de détails sur Gaikara, ans Vappendice a son édition da poéme de I'Ananda-lahart. (Journal asia- tique, 1841, t. XII, 3° série, p. 273 et suiv. et p. hor et saiv.) Nous ren- voyous a ses articles pour éviter l'imutile répétition des faits eocondaires. * Mémoires de Wilson, dans les Asiatic Researches ,t. XVII, p. 179- * Comme on lit dans Tinscription finale de plusieurs de ses trailés, par exemple, Catalogue des manuserits sanscrits de Berlin, pablié par M. A. ‘Weber, n° 614; p. 178, note 3. * On conjecturerait existence d'un autre Caikara poéte; mais, qpant & la pléiade poétique de Malva, le nom de Caiikara y a é{é inséré comme nom célébre, au méme titre que celui de Calidisa : ainsi Bhodja aurait-il yu on jour onze Gaikaras devant Ini. (Voir l'étude de M. Théodore Pavie, tirée du Bhodja-Prabaadha, au tome IV du Journal asiatique, 5* série, 1854, P. 395- 399.) — 23 — L'enseignement de Cankara se répandit rapidement dans Inde entire, & la faveur de ses voyages dans divers Etats, et une partie de sa renommée fut fondée sur les contro- verses qu'il soutint en plusieurs pays avec autant de succes que d’éclat : il aurait remporté, au Kachmir, dans un age fort avancé, des triomphes signalés sur ses adversaires. On prétend que son enseignement eut pour sige principal Grifgagiri, dans ies Ghats occidentales, prés des sources dela Tungabhadra, sur ‘e territoire du Maisour. L’ensemble des vues et des doctrines de Cafkara constitua une école; mais elle ne resta pas sans divisions : ses partisans, dit-on, élaient partagés en dix classes; les différentes sectes qui remontent jusqu’a lui se sont perpéluées & Bénarés, 04 elles professent exclusivement le Védanta'. La renommée que Cafkara s'est acquise comme philo- sophe et théologien repose en partie sur sa fécondité litté- Taire, comprenant des ouvrages élendus en prose, el quel- ques poémes. La tache ta plus considérable qu'il ait remplie comme écrivain, c'est celle de commentateur des anciéns livres brahmaniques renfermant les principes du Védanta et la démonstration générale de ce systéme. Nous nous oc- cuperons d’abord de la classe de ses écrits que l'on com- prendrait sous le nom de Bhdshyas ou de grands commen- taires. Les ouvrages exégéliques de Cafikara ne ressemblent pas 4 ces-gloses composées aux époques inférieurés de Ja civili- sation indienne, pour servir 4 léclaircissement partiel d'un texte plus ou moins célébre. Ils décélent un esprit puissant et original qui a mis ev lumiére tout un ordre d'idées an- ciennes, spéculatives et religieuses, qui n’avaient pas. été, encore suffisamment développées et reliées ontre elles. Ils sont tirés d'une connaissance approfondie des source: tiques, et ils ont servi merveilleusement le dessein qu’avait leur auteur de défendre 1a foi des Aryas et d’affermir les ‘ Voir Touvrage cité de M. Christian Lassen, t, IV, p. 619-G20. — 4% — bases de 1a société brahmanique : la pensée du philosophe attaché aux principes du Védanta était partout 4 l'unisson avec celle du croyant, du brahmane imbu de la seience et des droits de sa caste. Maigré l'ampleur des commentaires de Cafikara, il restait place encore au travail des glossaleurs qui élucideraient son opinion jusque dans les détails et qui disserteraient sur le sens des termes. Une glose ou (fkd a été ajoutée par une autre main, presque toujours, au Bhdshya ou premier commentaire, travail du maitre. Qaftkara Acharya a illustré ‘de ses observations dogma- tiques et littérales un grand nombre de livres vénérés pour leur 4ge ou pour leur caractére sacré; on citerait en pre- miére ligne ies Oupanischads tes plus renommées comme expression de l'antique sagesse, mais renfermant en principe Je panthéisme idéaliste du Védanta : c’étaient le Vrihad Ara- nyaka, |’ Aitaréya Upanishad, 1¢ Chandogya Upanishad, et plu- sieurs autres trailés du méme titre, Taittaréya, Pragna, Svétdsvatara, Kéna, Isd, Katha, Munda et Mdndakéya. On peut juger aujourd'hui de f'importance du commentaire perpétuel de. Gafikara, depuis que les éditeurs de ja Bi- bliotheca indica, parmi lesquels on distingue te docteur Edouard Roer, ont imprimé }e texte méme du Bhashya sous celui du texte original’ :.c’est un service signalé rendu aux lettres indiennes par des membres européens et indigenes de ta Société asiatique du Bengale, tous versés profondé- ment dans }’intelligence de I'antiquité brahmanique. On rapporte & Gafikara Ja composition de commentaires du méme genre sur des ouvrages d'un age postérieur, por- tant le titre d’Oupanischads, par une sorte de contrefagon intéressée des ouvrages ainsi nommés; par exemple, 1a Nrisittha Upanishad, rédigée au vii" siécle de notre ére selon * Jes idéés d'une secte vischnouite voulant glorifier 1a qua- 1 Les volumes I, UI, Vil et VIII de fa premitre série de la collection pu- blige a Calcutta, en fascicules, format in-8*, en caractéres dévanagaris, de 18508 1855. — Voir la note de Lassen , Antig. ind. t. IV, p. 836, et les Es- sais de Colebrooke, traduits par Pauthier,p. 15a, — 36 — triéme incarnation de-son Dieu '. De tels ouvrages se com- posaient de deux parties, l'une remplie de fictions et d'aven- tures agréables aux sectaires, l'autre, au contraire, toute philosophique, définissant les attributs de l'Esprit supréme, identifié & Brahma et a d'autres grands dieux. Dans Ja se- conde section de ces fausses Oupanischads dominait 1a phi- losophie Védanta’; c’en est assez pour justifier le travail au- quel se serait livré Gaikara sur la Jettre de productions si inférieures en Age et en autorilé a celles qu'il avait longue- ment.commentées. | La Bhagavid-Gttd, ou« ie chant du bienheureux, » qui aété insérée comme épisode philosophique dans le Mahabharata, mais qn’on peut en détacher comme ceavre importan‘e de Ja poésie didactique, a été comprise dans les études exégé- tiqués de Garikara; ce maitre et son disciple Anandagiri oat pu l'interpréter dans !'esprit du Védanta, malgré l'impor- tance qu’y a prise Ja théorie du Yoga ou de I'union, issue d'une autre tendance, I'école Safikhya théiste de Patafidjali*. Le travail capital qui assura 1a réputation de Caiikara parmi Jes penseurs indiens, ce fut son interprétation des ‘Sdtras.de Badarayana, que vous avons mentionnés plus haut. Ges sentences, intitulées Brahma ou Cériraka-Sdtras, C'est-A-dire axiomes de Brahma, de I'Eire divin, ou de 'Es- prit incorporé, sont toutes trés-bréves et fort obscures , comme si l'initiateur s’était réservé le privilége d’en donner Ja clef. Gaikara, se faisant le vulgarisateur des doctrines cachées dans ces Sdtras, les a fondus dans le texte naturelle- ment fort développé de ses explications. L’exposé de Caiikara 1 Celle ot Vischnon était revétu d'un corps d’homme, mais avec la téte et Jes griffes d’an lion. : 2°M. le docteur Alb. Weber a signelé le fait dans sa dissertation récente sur la Réma-Tépaniya-Upanishad (Mémoires de Y’Académie des sciences de Berlin, 1864, pages 271-272), et dans son analyse de la Nrisinha-Upanishad (Indische Studien, t. IX, 1” fase. 1865, p. 54, 62 et 68). * Une édition de in Bhagavad-Gttd, en caractdres bengalis, avec les com- mentaires de Gaikera, d’Anandagiri et de Gridharasvimin, a été imprimée a Caloatta, en 1858 (567 pages in-6*), — 6 — lui-méme n'est pas dégagé des obscurités inhérentes au lan- gege abstrait de la spéculation indienne; mais il présente un style tout différent de celui des Sétras, et sa prose con- traste avec ces formules par la régularité et la fermeté des constructions au degré ou Ja syntaxe du sanscrit comporte ces qualités. Le Bhdshya de Caiikara est intitulé: Ratna-pra- bhd-bhdsita, ou, «Eclaircissement de Ja clarté des perles ; » il renferme 555 sitras, distribués en quatre lectures (Adhydyas), divisées en quatre sections (pddas). On est de- puis peu d’années en possession du texte original des axiomes de Badarayana’ , avec le commentaire de Gaiikara et la glose de Govinda Ananda, qui le suit & la marge de chapitre en chapitre*. : Dans I'encyclopédie de la littérature et des sciences brah- maniques, o0 les écrits de philosophie sont compris dans la catégorie des Oupdigas, faisant suite aux Védas et aux Vé- dAngas, on considére le recueil des Brahma-Sdtras comme fondement de l'étude de 1a seconde Miméiisa ou du Védaata; c'est & ce titre qu'il est analysé par un brahmaniste moderne, Madhusddhana, dans son tableau général de la littérature orthodoxe des Hindous*. Mais, tout en ie déclarant une ceuvre capitale dépassant en mérite toutes les autres, le méme auteur recommande d'apprendre a la mieux connaitre dans exposé qu’en a fait le vénérable Gafikara, sous forme de com- mentaire. Aussi, quand M. John Muir, a Edimbourg, a mis naguére au concours I'histoire approfondie de 1a philosophie - 1. The aphorisms of the Yéddnta, by Badarayana, with the Comunentary of Sankara ackarya and the gloss of Govinda ananda (13 fascicales de la Biblio theca indica, 1 série; publiés de 1852 & 1863 & Caloutta, d'abord par Jes soins du docteur Ed. Roer, et plus tard d'un pandit, et-formant deux volumes ensemble de 1,155 pages in-8*), * La glose ou explication ( Vydkhy) a le titre de Bhdshya-ratna-prabhé, on: «Eclat des perles du Commentaire.» 1 en existe un ms, & Berlin (Cata- logue de M. Weber, n* 610, p. 177). . * Le petit traité de Madhusidhana a été publié en sanscrit et treduit en allemand , par M. Alb. Weber, au tome I” de ses Indische Stadien. { Voir les passages sur le VédAnta, pages 8-9, et pages 19-20.) — 27 védanta d’aprés les sources indiennes, il réclama des con- currents, non-seulement l'interprétation des Brahma-Sdtras , mais encore Ja traduction du Bhdshya de Caikara : ce sera 1a une partie essentielle de 1a tache 4 laquelle des juges com- pétents d’entre les indianistes européens ont attaché l'obten- tion d'un prix considérable *. L'euvre de Gafikara a d’autant plus d'intérét, & source, qu'elle est A la fois dogmatique et polémique: Uient les théses du Védanta, mais elle en rapproche les objec- tions des écoles les plus célébres qu'elle discute et réfute tour A tour, par exemple, du Sdakbya de Kapila, du Yoga de Patai- djali, du Vaigéshika’. C'est 14 qu'on découvre la vivacité de Ja lutte qui était engagée entrees partisans de Ja loi brahma- nique et les représentants de ces systémes rationalistes, avant que Je Védanta eat pris le dessus en conciliant la croyance avec la spéculation , la religion avec Ja métaphysique; la aussi on peut se: convaincre du goat persistant des Hindous de toutes les sectes et de toutes les écoles pour des discussions fort subtiles qui passaient du terrain de la science sur celui du mysticisme, qui comprenaient les théories de !'atomisme et les problames de logique avec les vues les plus hasardées de V'idéalisme. Une seconde classe des productions de Gaiikara serait for- mée par ies poémes et les traités védantiques qui se sont con- servés sous son nom. Confiés facilement 4 la mémoire, ils étaient destinés pour la plupart 4 populariser les opinions de V'école dominante. . Celui des poémes attribués & Cafikara qui semble Jui ap- ~ + Le prix institaé en 1857, n'ayant pas été décerné, a été remis au con cours 1861. Voir le programme dans les revues orientales de cette année , en particulier au tome XVII, 5° série, da Journal asiatique, pages 560~ S6., (M. Muir a renonoé depuis ix ce concours. Réd.) * Le Révérend Banerdjea, Indien converti, qui enseigne aujourd'hui au Bishop's College de Calcutta, a relevé, en maniére d'exemple, plusieurs des réponses de Gaiikara a ses adversaires dans ses Dialogues on the hinda phi- losophy. (Dial. VIL, édit. de Londres, 1862, 1 vol. in-8*, pages 337 et suiv. ) — 3 — partenir sans conteste est |'Atmabedha que nous allons faire connaitre dans une nouvelle version annotée ; il renferme une courte exposition du sysiéme védinta conforme a celle que le méme auteur en donne dans d'autres éerils*. Parcontre on Jui refuserait la composition de deux autres petits po&mes: Je Mohamadgara et le Bélabodhaat. Le premier, intitulé « Mail- Jet de la folie, »résume en treize distiques les conseils deT'as- cétisme indien, comme I'ont entenda les sectes; il a déja été publié et traduit plusieurs fois*. Le second , dont le titre si- guifie «Instruction des ignorants,» exprime, en quarante- sept distiques, avec les opinions connues de I'école , dé- fendues par Cankara, des assertions qui se sont produites assez longtemps aprés et qui sont énoneées dans des produc- tions relativement modernes, telles que le Védanta-Sara*; il a été publié et commenié par Frédéric Windischmann, en téte de sa précieuse dissertation sur I’école. Les manuscrits mettent sous le nom de Gafkara des piéces en vers et en prose, qui traitent de I'Atmar ou I'Esprit, dans Je sens de la doctrine yédantique (Atmopadéra). Il existe en ce genre, dans la seale collection Chambers, deux opuscules didactiques, l'un , Atmadjndnopadégavidhi*, en quatre khandas ou sections, |’autre , Upadépasahasr{*, sommaire doctrinal trés- renommé en un millier de glokas, sans parler d'un grand nombre de commentaires et d’explications inscrits sous le nom du méme auteur, comme relevant de son école*. * Voir, par exemple, Fopinion de M. Lassen, Antiquites indiennes, t. II], p- 851, et t. IV, p. 837, note. * Asiatic Researches, t. I“. — Voir au tome XII, 3° série, du Joarnal asiatique, le texte que nous avons annoté d'aprés un ms. de Paris, et que nous avons accompagné d'une nouvelle traduction frangaise (1841). — Voir aussi ia Sanscrit anthology de Heberlin, Calentta, 1847, pages 255- 256, * Gankara, caput 1.— Voir p. 48, et le commeataire du Bulabodbant , passim , sur les dissidences de doctrine dans cette classe d’écrits védantiques. * Catalogue des mss. de Berlin, par M. Weber, ms. 678, n° 3, p. 180. * Ibid. mas. 614, 36 folios, p. 178. — Voir Colebrooke, Essays, t. 1, 335. e * On a égalemeut sous son nom neuf stances (Vidjndna-Nanké, ou «la — 29 — On fencontre, d’autre part, quelques poémes mytholo- giques attribués de méme a Gafikara Acharya, quoique d'un caractére et d'un ton fort différents des précédents. Ils ont trait & 1a glorification de Giva dont il était un zélé partisan, comme nous le dirons ci-aprés ;c’est , par exemple, la louange de ce dieu, surnommé Dakschindmérti, en dix stances', pi¢ce assex renommeée pour mériler un commentaire; c'est surtout un hymne en honneor de Parvati, épouse de Giva, Ananda- lahari, «ou 1'Onde de 1a Béatitude »: ce morceau serait assi- milé & ces panégyriques versifiés appelés Mdhdimya et com- posés & profusion par les seclaires de I'lnde en 'honneur de leur dieu favori’. L’abus si général chez les Hindous du style figuré dans les sujets de mythologie permet de croire que le philosophen’a pas dédaigné, pour célébrer la grande déesse, un style opposé & celui de ses principaux écrits; malgré le mélange monstrueux de parties hétérogénes dans cet hymne, Ja critique a jusqu’ici souscrit a la tradition nationale rela- tivement & son auteur’; elle aura plus de peine a le (aire passér pour un des chefs.d'ceuvre du lyrisme indien. Restaurateur des institutions brahmaniques, Gafkara, comme nous venons de le dire, s’était fait ouvertement pro- moteur d'un des grands cultes de Ja religion dominante, ce- lui de Civa. Il fut le fondateur des sectes givailes du nom de Dandi et de Dugandmi, sectes ne différant pas essentiellement barque de Ia parfaite connaissances), lithographiées avec leur commentaire sanscrit (Bombay, 1859, — dans le méme fascioule in-8* oblong qui con- tient I'Atmabodha). Le texte en a été lithographié & Bombay, dans le fascicale ci-dessus in- diqué (185g); il existe dans ta collection de Berlia, n° 615, ainsi qu'un ample commentaire, intitalé Mdnasolldsa, provenant d'un soi-disant dis- ciple de Cafikera, Visvaripa, qui attaque comme Védantin les opinions des sectes hétérodoxes (n° 616, 68 feuillets). Voir le Catalogue de M. Weber, 179. Py Ge morceau curious a été imprimé en sanscrit d'aprés une édition de Hinde, et traduit avec notes par Je capitaine Troyer, dans le Journal asia- tique (3° série, t. XII, p. 273 et suiv. p. dor et suiv.), Heberlin Va inséré dans son Anthologie, p. 246 et suiv. > V. Lassen, Antiquités indiennes, t. II, p. 851, et t. IV, p. 815. Tune de l'autre, mais représentant par leurs pratiques le qvatriéme état ou dgrama de l’ancien brahmanisme , la vie des Sannyasis; tous {es sectaires honorent Giva de préférence & d'autres grandes divinités; quelques-uns étudient la philoso- phie’ dans les Oupanischads, avec consultation pour ainsi dire exclusive des commentaires de Gankara et de son école’. L’attachement de ce philosophe aux rites du givalsme fat porté au point qu’on fit de lui aprés sa mort une incar- nation de Civa*; mais cette fiction, qui ne fut pas générale- ment adoptée, n’éte rien & 1a réalité historiqae du réle de (ankara. On retrouve ici, d’ailleurs, les procédés d'un syn- crétisme identique & celui qui a prévalu dans V'age avancé de toutes les religions paiennes. Le théologien qui glorifiait de préférence Civa aurait admis et méme défendu l'identité de Civa et de Vishnou; il aurait dit du premier ce que les poétes d'autres écoles répétaient du second, et il aurait ap: proprié de méme a Ja louange de son dieu favori ce que les philosophes avaient inventé en I'honneur de Brahma. Ainsi Jes attributs de Ja divinilé supréme étaient-ils départis par Jes penseurs de I'Inde tour & tour a 1a personnalité divine qui altirait & elle le plus d'adorateurs et qui était le centre de cultes populaires. Le méme genre de syncrétisme inspirait Jes podtes qui célébraient, sous le nom de Parvati, d’'Uma, de Kali, et sous une foule d'autres, I'épouse de Civa, ta grande déesse, Cakti ou énergie, égale en puissance au ter- rible dieu, qui était le génie dela vengeance et de la destruc- tion; les philosophes tels que Cankara ratifiaient par leur exemple le langage et Jes fictions des poétes*. 1 Y. ‘Troyer, Observations sur I'Ananda-lahari,, et Lassen , Antig, ind. t. IV, p+ 620-622, dans un savant chapitre sur lextension des sectes vishnouites et givaites. + Fr, Windischmann, loc. cit. p. 43. — Colebrooke, Asiatic Res. t. VII, Madhava aurait, (dans un passage du Cankara-Vidjaya) fait dire par «Yatindrah Gankaro ndmnd bhavishyami mahttalé.» * Un poéme entier, le Koumdra-sambhava, célébrait a ce point de vaeTa- ~ nion de Giva et de Parvati; dans toutes ses couvres , Kiliddsa a rendu hom- —31— - La renommée de Gafkara acharya fut assurée par les tra- vaux de nombreux disciples qui recurent de lui la direction de I'école védanla, et qui ne négligérent pas de rehausser ses services. Le plus célébre d’entre eux est Anandagiri, qui avait fleuri peu aprés lui; on le place 4 coup siir avant le xi siécle, parce qu'il n'a pas connu des secles nées seule- mentalors’. Non-seulement il contribua la propagation des principaux ouvrages de son maitre par des gloses ou ttkds qui les élucidaient sur plusieurs points, et que l'on a jointes, de nos jours, au texte imprimé de ces ouvrages*, mais en- ‘core il lui consacra une biographie en vers sous le titre de Carkara-dig-vidjaya « Victoire de Gafikara en tout pays. » > C'est un ouvrage étendu en soixante-quatorze chapitres , renfermantla relation des triomphes remportés par le maitre dans plusieurs pays de I'Inde sur ses contradicteurs, et sur- tout cdntre les théologiens hérétiques. Les chapitres de controverse ont le titre de Nibarhana « destruction ou réfuta- tion; » les chapitres plutét dogmatiques ont celui de Praka- runa « traité, exposé,» ou celui de Sthdpana «confirmation, fixation’; » un des derniers chapitres est consacré a lalouange du maitre, Gura-statih. L'exemple d’Anandagiri fat suivipar plus d'un écrivain qui voulut rendre hommage a Gafikara dans les siécles sui- vants; on connaft trois autres ouvrages d'un but semblable au sien‘, C'est d'abord le Gaitkara-charitra, dont il existe des mage a leur religion et fait allusion & ses Iégendes et a ses rites d'une grande popularité dés le commencement de Mere moderne. ! Fr, Windischmann , Sancara, p. ho-h1. * Danses éditions des Bhashyas de Gaiikara sur les Upanischads, que nous avons citées plus héut (Calcutta, 1850, ann. suiv.). * Voir te sommaire du livre placé par M. le professeur Westergaard dans Ja description du manuscrit de Copenhague, n° XIII (Codices indici biblio- theca Reg. Haun. p. 10-11. Haunim, 1846, in-4*).— On a publié a Calcutta, dans la seconde série de la Bibliotheca indica, le premier fascicule du texte du Qatkara-vidjaya, par Anandagiri (1864, in-8°). “Voir Lassen, Antig. ind.-t. IV, p. 618.t les notes. — Au nombre des sources, ce savant met aussi le Kérala-Utpatti, histoire et description du Malabar. — Cf. Wilson, Asiatic Researches, t. XVII, p. 177. — 32 — versions dans des langues populaires de la péninsule'; le Caitkara-kathd , dan auteur inconnn, et enfin le Carkara-vi- djaya , composé au xiv‘ siécle par Madhavacharya , sarnommé Vidydranya «forét de science,» qui poursuivait I'euvre de Gaiikara comme défenseur du brahmanisme orthodoxe dans 1a philosophie et dans la polémique. Cette derniére source est jugée d'un grand prix, parce que Madbava a combatta et réfuté d'une maniére approfondie les écoles et les sectes sur lesquelles Cafikara avait remporté tant de triomphes six cents ans auparavant. Les succés de Gafikara dans Ja controverse Y'ont fait passer. pour un persécuteur acharné des sectes les plus opposées a Yorthodoxie qu'il prétendait faire triompher dans les Etats brahmaniques. Hi a passé pour auteur du massacre des djainas 4 Yudhapura, et il a été représenté comme destructeur des hérétiques dans des écrits d'histoire littéraire en plusieurs jangues. Dans le Bhakia Mala, recueil de biographies en hindoustani*, remontant 4 la fin du xv1" siécle, il est exalté & ce sujet dans un chhappdi ou sixain of on-lit® : «Le héros Caitkardcharya, le gardien de Ja loi, s’est ma- nifesté dans le Kali-yug. «ll extirpa les mécréants qui vivaient ignoramment, pri- vés de liens religieux, et qui méconnaissaient Dieu dans leur langage. Il extirpa tous les hérétiques quelconques. «Bref il punit ceux qui lui résistérent et il arriva ala voie élevée de la vérité. On célébre sa grande réputation dans la limite de sa bonne conduite. » Les succés de Caiikara dans la polémique religieuseontdonc * Cette biographie existe en télougou, n° XIV des manuscrits déerits par Wilson (Mackensie Collection ,t. 1, p. 314). + «Cet ouveage, dont le titre signifie «rosaire des dévots,» contient la vie des principaux saints hindous, particaligrement des Vaischnavas.» (Garcin de Fassy, Histoire de la littérature hindoui et hindoustani, t. I, p. 378-379-) + Traduit par M. Garcin de Tassy, dans Je tome II du méme ouvrage, p- 43-47. — L'aneedote qui suit les vers est une fiction toute moderne sei- vant & expliquer Vorigine de !'Amaru-Catakam, comme ceuvre de Gaiikara. (Voir les Observations de Troyer sur hymne a Parvatt.) — 3 — été relevés jusque dans les productions des siécles modernes de UInde en plusieurs langues. Il n'est pas moins curieux de savoir quel usage ont fait de sa renommeée les écrivains par- sis des derniers siécles pour rebausser la puissance de Zo- roastre, leur prophéte’; ils ont mis aux prises avec celui-ci le brahmane Tchengrégatchah , c’est-a-dire Cafikara Acharya, fier de ses victoires, et ils Y'ont représenté vaincu par Zo- roaatre, se convertissant a sa joi et entrainent avec lui quatre- vingt mille sages de !'Inde. C'est 1a, au moins, un témoi- gnage de l’immense popularité des triomphes de Cafkara. SIV. SOMMAIRE DES DOCTRINES*PONDAMENTALES DE L'ECOLE VEDANTA DANS LE TEMPS DE SA SPLENDEUR AU MOYEN AGE. Le résumé du systéme védanta fait par Colebrooke a pessé dans les livres européens; la plupart des auteurs n'ont fait que reprendre en sous-euvre I'examen critique qu'il avait tiré des documents indigénes encore inédits. La doc- teine est obscure , en tant qu’elle dérive de la contemplation plutét qu'elle ne procéde de la recherche philosophique®; cependant elle reléve d'un petit nombre de dogmes, et, une fois qu'on les a compris, le reste n'a plus besoin d'explica- tiom approfondie: On place avec raison parmi les desiderata de l’érudition orientale l'histoire complete et détaillée de la doctrine védanta, fondée sur {'analyse et la discussion de tous tes monunrents littéraires qui en marquent le développe- ment. De généreux donateurs avaient confié naguére A la Société asiatique de Londres 1a mission de récompenser lar- gement I'écrivain qui aurait accompli cette tache aprés I'in- * Le Brahmane Tehengrégatchah (d'aprés une vie persane analysée par An- qetil), notice de M. Michel Bréal, dans le Journal asiatique (juin 1862, 5* sério, t. XIX, p. 497-502). * Fr. Windischmann, Sancara,-ete. p. 87. J. As, Extrait n° 1. (1866.) 3

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