Vous êtes sur la page 1sur 48

Prologue

Des années auparavant :


– Es-tu prêt ? Demanda Godaigo à son disciple.

– Hai Godaigo–sama ! Répondit celui-ci à voix basse.

Se concentrant sur les traces laissées par le démon, Godaigo s’accroupit et posa une main sur le sol
meuble, juste devant l’ouverture béante et noire. Les yeux mi-clos, la tête inclinée vers le bas, il fit
appel à la sourde énergie des esprits de la terre et prolongea sa conscience jusque dans les méandres
humides de l’orifice. La créature se cachait bien. Elle les attendait. Pour la première fois, Godaigo
douta. La créature était puissante et véloce, et lui et son disciple devraient la combattre sur son
terrain, entourée de sa portée de monstres – moins gros certes, mais néanmoins nombreux. Les
esprits de la terre murmuraient aux oreilles de Godaigo que le démon, « l’oni », était tapi dans
l’ombre de ses galeries, niché dans une nasse de déjections et d’ossements humains. Quelque part
au cœur de son repaire souterrain.

– Qu’attendons-nous, maître ? l'interrogea son disciple, occupé à préparer ses armes et ses
sortilèges. L’oni est là, je peux le sentir.
– Oui, il est bien là, mais il nous attend, il guette, répondit le maître d’une voix sinistre, les
yeux rivés sur la galerie. Elle semblait lui sourire et le défier, comme la gueule aux crocs épars et
jaunis d’un cadavre.
Il frissonna.

– Nous devons l’achever maintenant, Godaigo-sama, alors qu’il nous a révélé sa cachette, et
que son immonde progéniture ne peut plus nous échapper. Autrement, il récupérera, et sa meute se
répandra comme un fléau sur la région. Nous n’avons pas le temps d’aller quérir des renforts. Nous
devons l’affronter maintenant, et nous sommes seuls.

Godaigo fut surpris par l’intensité des paroles de son disciple et leurs regards se croisèrent. Celui du
jeune samouraï était dur et perçant comme l’acier, il n’y avait aucune place ici pour le doute et la
peur. Godaigo l’envia. Depuis le jour où il avait choisi le jeune garçon, depuis la première fois où il
avait croisé son regard, Godaigo savait que l’enfant deviendrait un guerrier -un être- exceptionnel.
Devant un tel courage, une telle foi, et un tel dévouement envers ses semblables, Godaigo fit la
seule chose qu’il pouvait faire, scellant ainsi leurs destins.

– Allons-y, souffla t-il tout en se glissant dans la tannière.

C’était l'entrée d'une galerie souterraine, comme celle que creusent les taupes, mais sa circonférence
atteignait les quatre mètres… La main crispée sur la garde de son arme, le disciple suivit son maître
dans les ténèbres. Bientôt, leurs silhouettes disparurent dans l’abîme.

1
Chapitre un : Le Kenku

Aujourd’hui :
– Très bien, pourriez-vous me répéter tout cela calmement cette fois Goten-san, je vous
prie ? demandait la jeune magistrate tout en dévisageant l’homme qui pleurait devant elle. Prosterné
et implorant, en proie à des tics nerveux incontrôlables, ses traits grossiers marqués par la terreur, il
ne trouvait pas la force de prendre la parole.
– Vas-tu répondre à Dame Soshi Yoshiki, misérable ? menaça l’un des samurai de la garde
du prévôt, mal à l’aise au milieu de tout ce sang, et fatigué par les cris plaintifs du tavernier. »

Ses compagnons partageaient sa nervosité, certains avaient même vomi à la vue de ce massacre. Les
bushis aux armures écarlates encadraient le plaignant dépressif et s’échangeaient des regards emplis
de doute et de peur qu'ils cachaient sous les ombres de leurs casques.
L’auberge du bambou éternel, un établissement honnête et coté, s'élevait au coeur d’une immense
bambouseraie dont les solides troncs dépassaient allégrement les quatre mètres. Aussi larges que le
poignet d’un homme, ils constituaient le matériau de construction idéal pour l'établissement. La
taverne bordait l’une des routes secondaires qui traversent la province Nezuban, du territoire
Bayushi, au sein des terres du Clan du Scorpion. La proximité de cette région avec le col de Beiden,
frontière naturelle séparant le nord et le sud de Rokugan grâce à la chaîne de montagnes du Toit du
Monde qui scinde l’Empire en deux, attirait nombre de voyageurs -bienveillants ou non.
Quiconque décidait de traverser les montagnes était obligé de passer par ce col, à moins de préférer
une ascension difficile et dangereuse de plusieurs jours, sans chevaux ni mules. En tant que
province charnière, la province Nezuban accueillait énormément de visiteurs, de marchands et de
nobles qui attiraient à eux une foule de brigands brutaux, de rônin assassins et de malfrats en tout
genre… Pourtant il s’agissait ici d’autre chose… De quelque chose de maléfique et d’indéfinissable.

La magistrate d’Emeraude Soshi Yoshiki traversait aussi cette région pour se rendre plus au sud,
lorsqu’elle fut interpellée par le sergent, désireux d’obtenir son soutien. L’affaire l'intéressa
immédiatement et elle prit aussitôt les choses en main -comme l'autorisait la loi impériale. Le
sergent Tanaka, l’officier en charge de la garde locale, trouvait étrange qu’une jolie prêtresse
shugenja comme elle se mêle d’une affaire aussi sanglante, mais il était au fond trop heureux de ne
pas avoir à diriger l'enquête lui-même.

– Inutile de le brusquer, officier, intervint la jeune prêtresse tout en s’approchant du


malheureux. Cet homme à vécu l’enfer, et nous devons découvrir ce qu’il a vu afin de prévenir de
nouveaux meurtres.
– C’est tout vu ! S’exclamait le sergent en désignant de la main les corps désarticulés qui
gisaient dans la salle des bains. C’est l’œuvre de brigands ou de rônin, ils ont dévalisé les membres
du Clan de la Grue, puis ils les ont massacrés… C’est moche, mais c’est la vie !
– Vous savez tout comme moi que c'est faux, rétorqua la magistrate d'une voix douce en
tournant son regard vers le mur ouest de la taverne complètement ouvert et défoncé. Sécurisez le
périmètre et faites bloquer les postes frontières alentours je vous prie. Je prend le relais ici.
Sans porter plus attention au sergent Tanaka, la magistrate ouvrit la sacoche accrochée dans son dos
pour en sortir une housse qu'elle déroula sur le sol en s’accroupissant. Délicatement, elle s'empara

2
d'un bâtonnet d'encens puis referma la housse avant de la ranger. Yoshiki tendit alors son autre main
gantée pour saisir le menton de Goten, le patron de la taverne, et l'amener lentement à lui faire face.
La douceur et la fermeté inéluctable de la magistrate eurent raison des réticences de Goten, qui
croisa les yeux noirs de Yoshiki pour y voir une sorte de vive étincelle s'y allumer. Le tavernier
détourna alors le regard pour voir le bâtonnet d'encens s'allumer de lui même et les feux des
lanternes briller plus intensément un bref instant.
– Shugenja. Marmonna t-il, la bouche tenue entre les doigts de la magistrate, qui hocha la
tête, un vague sourire ourlant ses lèvres.
La fumée de l'encens s’élevait, emplissant les narines de Goten. Les vapeurs l'apaisaient, tout
comme les mots étranges que prononçait la magistrate s'infiltrant dans son esprit. Au bord de
l'inconscience, bercé par les esprits de l'air qui fouillaient ses souvenirs, Goten perdait pied tandis
que la magistrate assistait à la scène dont il avait été témoin au travers d'un voile de brume grise.
Les sens de la magistrate se concentraient en un seul point, ce que les shugenja comme elle
appelaient communément le « troisième œil » : l'harmonisation des sens humains à ceux des
esprits : les kami.
Un homme est entré, vit-elle dans les souvenirs de Goten.
Un samouraï, au vu des deux sabres ornant sa ceinture.
Il était étrange, cependant. Un « porte-poisse » avait songé Goten. De petite taille, le samouraï était
hirsute, le visage caché derrière un masque en forme de bec, percé de deux trous sournois en guise
d'yeux. Dans son dos reposait un sac duquel dépassaient les deux manches d'armes inconnues, alors
que deux lames courtes et droites, jumelles, étaient solidement glissées contre ses reins. L'intensité
de son regard glaça le sang dans les veines de Goten, qui le servit en sake sans se faire prier,
soulagé qu'il ait accepté de laisser ses armes à l'entrée comme le voulait la loi.
Yoshiki se concentra, prise de court. Il était rare que les souvenir d'un individu puissent être aussi
précis.
Ce regard...
Cela ne lui était même jamais arrivé d'en voir un si net dans les brumes des souvenirs, et le moins
qu'on puisse dire c'est que la mémoire du tavernier n'était pas la plus vive qui soit.
Des va et vient de clients, puis la femme.
Une musicienne, qui proposa ses services en échange d'un repas.
Il était tôt, Goten accepta. Il avait bon fond.
Celle-ci jouait bien, en plus, et elle fit le ravissement des clients du Clan de la Grue qui faisaient
halte. Seul le « porte-poisse » n'avait pas l'air d'apprécier sa musique. Il faut dire qu'il buvait
beaucoup. Tard, une fois bien allumé, il commanda un bain.
Le bushi n'ayant pas dû en prendre depuis longtemps, Goten exigea un supplément. Le guerrier,
saoul, grommela un accord et se dirigea vers l'onsen fumant sans fermer la porte.
La suite était plus difficile à saisir, la peur enracinant les souvenirs de Goten. Les yeux plissés,
Yoshiki redoubla d'effort, poursuivant sa prière, une main crispée dans un signe tantrique alors que
l'autre dénichait un nouveau précieux bâtonnet d'encens du temple sacré de l'Ombre de l'Oeil Terne.
Elle l'alluma d'une pensée, et la mouvance des courants brumeux des souvenirs de Goten reprit de la
cohérence.
La femme s'était glissée dans la salle de l'onsen, répondant à la muette et grossière invitation du
samouraï. Ses robes glissèrent en cascade le long de son corps souple et pâle, puis elle referma le
panneau shoji, les yeux emplis de... Non... Yoshiki poussa d'avantage, ouvrit son troisième œil pour
distinguer l'aspect élémentaire de la vision.
Elle dut faire appel au Feu, à la passion... Ce n'était pas de la concupiscence qui couvait dans le

3
regard de la musicienne -mais une envie de meurtre. Tout à coup, les choses s’accélérèrent dans la
tête de Goten, incapable de concevoir la violence dont il était témoin. Yoshiki faisait soudain face à
la marée de sentiments de terreur et d'impuissance du heimin -mais elle s'y était préparée. Cela
faisait longtemps qu'elle n'était plus novice. Les ombres brumeuses de l'hirsute et de la femme
allaient vite, trop vite, que ce soit pour Goten, pour Yoshiki, ou les samouraïs du Clan de la Grue
encore présents dans cette reconstitution brumeuse.
Le guerrier au masque de corbeau et la femme surgirent de l'onsen. Lui une lame verte à la main,
elle les mains déformées et tendues comme les serres d'un aigle -tous deux pris dans une lutte
contre-nature. A nouveau Yoshiki fut choquée et manqua de perdre sa concentration. Les brumes
des souvenirs sont faites de nuances de gris, et voici qu'une couleur apparaît ? Et cette « femme » ?
La lutte fut âpre et les bushis du Clan de la Grue se mirent en quête de leurs lames, protégeant leur
charge : un homme rond qui perchait sa frayeur plus haut que les hurlement de la sorcière. Une fois
leurs katana en main, certains firent barrage devant leur maître et d'autres tentèrent de venir aider le
samouraï hirsute.
A cet instant la sorcière grossit.
La fumée du sortilège frémissait, luttant pour abandonner le spectacle. Les esprits de l'air résistaient
à la volonté de celle qui les avaient invoqués. Ils se refusaient de matérialiser ce qui ne devrait pas
l'être. La volonté de Yoshiki prédomina cependant, et une chose en deux dimension apparut enfin en
filigrane telle que l'esprit de Goten put la « digérer », la façonner. Le corps de la femme craqua dans
un bruit sinistre et se fendit comme une coquille pour libérer une chose innommable -énorme,
munie de multiples pattes arachnéennes, et perclus d'excroissances chaotiques et pointues. Plus vive
que le vent, la chose asséna une tempête de meurtriers coups de pattes aux samouraïs lui barrant la
route, avant de traverser le mur de bambous comme s'il n'était qu'un rideau de tissu. Le sang envahit
la pièce, marquant les esprits qui fuirent ce lieu souillé au même moment où Goten perdit
connaissance -coupant brutalement la vision de Yoshiki.
La magistrate, douée, parvint cependant à capter une dernière image imprimée dans l'esprit du
tavernier : l'ombre du samouraï hirsute sortant en courant du trou crevant le mur de la taverne -son
masque de corbeau s'imprimant dans la brume et lui donnant (révélant?) une allure de Kenku.*
homme corbeau mythologique

Le corps parcouru de spasmes, Yoshiki alla bénir l'eau de la source de la taverne. Elle se glissa
ensuite dans l'eau froide, nue, pour se laver de ce dont elle avait été le témoin à travers les yeux de
Goten. Son esprit était partagé entre l'étude des faits et le traitement psychologique de cette
effrayante apparition. Ce monstre contre nature qu'un seul homme semblait pouvoir traquer... De
cette danse mortelle qui avait fait d'eux tour à tour le chasseur et la proie. Quoi qu'elle puisse être,
cette chose était sur le territoire de son clan, ce monstre tombait droit dans sa juridiction de
magistrat impérial, et Yoshiki ne pouvait pas ne pas avertir ses supérieurs ni ne pouvait déroger au
fait de se lancer elle-même sur les pas de ce monstre. Du monstre et de l'homme. Qui pouvait-il
être ? Quels secrets cachait-il ? Le corps purifié, elle médita pour retrouver son calme et le recul
nécessaire à la poursuite de sa nouvelle quête. Avant d'enfiler sa veste de fonctionnaire, sa haori,
elle réquisitionna le plastron de l'un des gardes locaux et le plaqua contre sa poitrine, sous les « V »
de ses kimonos de soie. La prudence allait être de mise désormais.
Une fois rassérénée, la magistrate se mit en route pour rencontrer le préfet local et disposer de quoi
envoyer un message rapide vers son seigneur. En tant que Shugenja, elle allait prévenir ses maîtres
via les esprits de l'Air, mais un rapport écrit scellait toujours mieux une affaire aux yeux des non
éveillés -ceux qui ne maîtrisaient pas le don de parler aux esprits. L'accueil du préfet fut tout
d'abord tiède, celui-ci n'aimant probablement pas qu'un magistrat extérieur -fut-il impérial- vienne
s'occuper de l'une de ses affaires. Un shugenja qui plus est. Mais, au vu de la nature de cette affaire
il finit par se détendre et apprécier qu'un confrère se charge de cette chasse au monstre. Même s'il
était connu que les bakemono, les monstres, et d'autres horreurs existent, la plupart des habitants de

4
Rokugan (samouraï ou non) se trouvaient souvent démunis face à ces menaces surnaturelles. Aux
yeux du préfet, Yoshiki ne pouvait être qu'une experte ou une folle souhaitant réussir une affaire à
même de lui accorder une haute fonction. Dans les deux cas, il était désormais couvert puisqu'elle
se chargeait de ce brûlant dossier. Il plissa un moment les yeux et s'adressa à la frèle magistrate tout
en agitant un éventail sur le côté droit de son visage (comme pour chasser les mauvais esprits
charriés par Yoshiki) :
– Je ferai tout mon possible pour vous aider, Soshi-sama, dit-il, sûr de lui. Désirez-vous que
je vous délègue un peloton de mes hommes ? Savez-vous par où le monstre est allé ? Nous devons
prévenir les autres provinces au plus vite, renchérit-il avec la célérité d'un duelliste désirant faire
mouche.
– Merci, monsieur le préfet. Non, je n'aurai pas besoin d'hommes, ils seront plus utiles pour
sécuriser vos terres. Je sais par où commencer oui, et les esprits me guideront, quant aux autres
provinces permettez-moi d'envoyer un message à notre seigneur. Je suis sûre qu'il sera plus vif que
nous ne pourrons l'être pour prendre les mesures qui s'imposent, répondit Yoshiki d'une voix neutre.
– Bien, alors bonne chasse, magistrat sama, conclut le préfet et fermant sèchement son
éventail, produisant le « clac » tant prisé par les hommes de cour.

Yoshiki salua le préfet avant de se diriger vers sa volière et d'y rédiger son message, qui sera
transporté par trois pigeons différents -ayant tous la même destination : Kyuden Bayushi, le palais
de son seigneur. Bien lui en prit : un étrange coup du sort frappa deux des trois pigeons : un
chasseur abattit le premier malgré l'interdit impérial, et le second fut victime d'un soudain arrêt
cardiaque. Seul le dernier volatile parvint à survoler la capitale du Clan du Scorpion. De là-haut la
magnificence de la ville aux toits laqués de rouges était indéniable. Couverte de farandoles de
lanternes qui reliaient ses hautes pagodes aux angles terminés par des scorpions couverts de feuilles
d'or, divisée par ses canaux turquoises délimitant ses quartiers, et ses jardins et bassins des
somptueuses maisons des riches familles de samouraï. Enfin l'immense palais Bayushi entouré de
son jardin labyrinthe brillait dans les yeux de l'oiseau. Ses murailles et donjons, barbacanes et voies
en lacets entrecoupées de cours-goulets camouflés se succédaient dans son regard noir et lorsqu'il
arriva à destination, il alla dans la cage à l'intérieur de laquelle il avait été dressé de se rendre depuis
son plus jeune âge. Lui aussi, dans la mesure de ses moyens, assurait la Loyauté si chère à ses
maîtres. Il se paya en graines alors qu'on lui retirait la bague qui lui ceignait la patte. Le message
passa de mains en mains jusqu'à être amené au seigneur du Clan du Scorpion en personne : le
puissant Bayushi Shoju. Le Maître des Secrets.
Assis sur son trône couvert de feuilles d'or et gravé d'un superbe et inquiétant scorpion, la main
droite cachée dans les plis de kimonos raffinés et soyeux, le visage couvert d'un masque intégral en
porcelaine laquée de rouge, le seigneur Shoju s'empara, de sa main gauche, du message qu'il porta a
son regard.
Tandis qu'il lisait, Yogo Junzo, l'un de ses conseillers spirituels et magiques, entra. Le seigneur de la
famille vassale Yogo. Bâti comme un samouraï entraîné, celui-ci s'amusa à compter les gardes du
corps répartis dans les angles improbables de la pièce. Il salua bas la plus belle femme de l'Empire
et épouse de son seigneur en serrant les dents et masquant son mépris, tout en jetant un rapide coup
d’œil à son « ombre », le frère du seigneur Shoju, et garde du corps de sa dame. Mortel et entraîné
comme le meilleur des assassins, sa seule présence suffisait à prévenir toute attitude méprisante
envers sa maîtresse, y compris par quelqu'un d'aussi influent et puissant que Junzo.

– Est-ce bien lui que mentionne cette magistrate, Junzo san ? La voix ferme et assurée du
seigneur trancha le silence religieux de sa salle d'audience avec autant de brusquerie qu'un coup de
sabre. Les serviteurs inférieurs et autres scribes quittèrent aussitôt la place, comprenant tout à coup
qu'ils n'avaient rien à faire là.
– Oui, seigneur, les augures et la pertinence du rapport de Soshi Yoshiki nous assurent

5
l'authenticité de son identité. Répondit Junzo en s'inclinant, exhibant les muscles de ses bras
dénudés.
– Quelle était la mission dont était chargée cette magistrate avant qu'elle ne fasse cette
« rencontre », s'immisça l'épouse du seigneur, Dame Kachiko.

Fronçant les sourcils, Junzo répondit à la question de sa maîtresse.

– Elle devait se charger d'enquêter sur des accusations de crimes de guerre et de


manquement aux lois impériales concernant un conflit avec le Clan de la Licorne.

Il n'aimait pas qu'elle interfère, qu'elle prenne ainsi le dessus sur son mari, son seigneur -en public
qui plus est. Cela devenait de plus en plus le cas, et Junzo assimilait cette femme à un cancer qui
rongeait son maître.

– Est-elle un « Oeil Noir » ?

Choqué que son maître aborde l'un des secrets les mieux gardés du clan devant son épouse, Junzo
mit un peu de temps à lui répondre. Il se ressaisit bien vite pourtant, son entraînement d'homme de
cour n'ayant pas été inutile.

– Non, maître, souffla-t-il, baissant la tête pour appuyer cette affirmation, dévoilant son
crâne parfaitement rasé. Mais elle est parfaitement entraînée pour le trouver, et nous n'aurons...
– Certainement pas une meilleure occasion, finit Dame Kachiko en fixant les yeux noirs de
son époux au travers des seules fentes du masque de porcelaine.

Celui-ci acquiesça avant de se tourner vers son plus puissant shugenja, ignorant sa mine fermée.

– Bien, je t'ordonne donc de la détourner de sa mission originelle et de la charger de cette


enquête au nom de la Main Cachée de l'Empereur. Je me charge de prévenir sa majesté que son
service secret a besoin de sa magistrate pour des affaires plus pressées. Qu'elle maintienne ses
rapports, et qu'elle sache qu'elle dispose des plus hautes autorisations.

Junzo salua son seigneur, qui ajouta sur un ton légèrement amusé en relisant le bref rapport de
Yoshiki :

– Un kenku hmmm ?

6
Chapitre deux : Le yojimbo

– Je suis un étudiant martial, un shugyosha, et je parfais ma technique de combat en défiant


les samouraïs qui voudraient franchir ce pont -comme le stipule cette pancarte... Au cas où vous ne
sauriez pas lire.

Magobei souriait intérieurement. Ce pauvre diable avait dû se voir refuser l'entrée à l'une des écoles
de son clan, et il n'avait depuis lors d'autres choix que de faire ses preuves. Hélas, il pensait qu'en
défiant les lames qui passaient par là, elles le fortifiaient plus que l'expérience de la vie et du
voyage. Faire couler le sang était un don et s'il l'avait possédé il n'aurait pas eu besoin de stationner
ainsi devant ce pont d'une route secondaire -que finalement peu de gens empruntaient.
Un peu gras, équipé comme un bushi de qualité et engoncé dans son armure, le visage joufflu
tremblant de détermination, le jeune homme ne plaisantait pas. Pour autant, Magobei lut la peur
dans ses yeux. En un échange de regard, il savait qu'il serait aisément gagnant s'il devait lever le
sabre contre ce guerrier. Samouraï sans maître -rônin- lui aussi, il répugnait à tuer sans véritable
raison après avoir passé tant de temps à le faire sans se poser de question au nom d'un maître
aujourd'hui disparu.
– Alors quoi, vous allez me dire qu'un rônin a beaucoup à perdre ? Je vous offre là
l'opportunité de mourir honorablement ! Acceptez donc qu'on en finisse !

Sans un mot, Magobei alla dégainer son sabre plus loin en entrant dans la bambouseraie voisine,
avant de couper quelques troncs avec une aisance et une simplicité glaçante. Le shugyosha avala
difficilement sa salive, mais ne quitta pas son poste pour autant. Il observa le rônin fabriquer un toit
de fortune avec les troncs, puis accumuler du bois sec pour se faire un feu. Il leva alors la tête pour
voir que les nuages s'assombrissaient à vue d’œil. Il reçut une goutte sur la joue et émit un hoquet
de surprise. Comment pourrait-il combattre sous la pluie qui s’annonçait ? Il faisait si beau jusqu'à
la venue de ce porte-poisse de rônin... Qui profitait déjà de son feu, en tendant les mains vers les
flammes.

L'humidité montait, alors que la pluie s'abattait doucement sur les plaques d'armure du shugyosha.

– Ksssoooo ! Assez ! Rugit-il à l'encontre de Magobei. Vous me déshonorez à refuser ce duel


et maintenant vous vous moquez en admirant le piteux spectacle que cette pluie va faire de moi ?
Quel genre de guerrier êtes-vous, bushi ? Heh ?
– Il ne tient qu'à vous de venir vous abriter. Répondit Magobei. Si je refuse de vous
combattre, j'accepte volontiers d'être solidaire en ces temps difficiles. Venez, et nous discuterons de
ce qui vous contraint à croire que croiser le fer devant ce pont vous enseigne quelque chose.

Sa dignité piquée à vif, le rouge aux joues, le shugyosha hurla de dépit, arqué dans une posture
menaçante. :

– Jamais ! Combattez-moi et rendez-moi la fierté que vous venez de fouler aux pieds,
samouraï ! Son jeune visage était contrit et Magobei crut voir des larmes couler le long de ses
joues, se mêlant à la pluie qui s'abattait maintenant durement sur le jeune bushi. Il soupira quand le
shugyosha, surpris, reprit son discours de défi envers un nouveau passant que le rônin ne pouvait
voir derrière son abri de bambou.

Magobei entendit une voix douce et faible répondre, et le shugyosha s'excuser en s'écartant pour
laisser passer la silhouette d'une femme.

7
Une musicienne itinérante pensa t-il.

Un silence de plomb s'installa quelques temps pendant que Magobei prenait son maigre repas (une
boulette de riz entamée) et que le shugyosha refermait les pans d'une cape sur ses épaules, la tête
baissée. Plus tard, un homme au masque de corbeau fit son apparition devant le pont avec la célérité
d'un oiseau de proie. Le Shugyosha eut juste le temps de se lever et de balbutier son nom et son défi
au vu des nombreuses lames que portait le guerrier inconnu.

Celui-ci acquiesça sans un mot, glissa une main vers une des lames glissées dans sa ceinture, puis
abattit le shugyosha d'un seul geste coulant et si rapide que Magobei eu du mal à l’interpréter.
Clignant des yeux, le rônin resta coi : le corps sans vie du shugyosha ne touchait pas encore terre
que le mystérieux homme masqué reprenait sa route d'un pas rapide et leste.
Touché par la mort inutile du shugyosha, Magobei passa le reste de la nuit à l'enterrer, posant de
grosses pierres sur sa tombe, pour finir par planter sa pancarte de duel en guise de plaquette
mortuaire. Au petit matin, il était encore en train de prier, trempé et transi, lorsqu'il la vit se diriger
vers le pont : une jeune femme vêtue de robes luxueuses noires et rouges, le visage masqué, portant
les blasons du Clan du Scorpion et de la magistrature d’Émeraude...

Magobei ne le savait pas encore, mais son destin venait de prendre un tournant décisif.

Les pas de la magistrate s'arrêtèrent brusquement. Elle jaugea Magobei un bref instant, mettant mal
à l'aise le vétéran qu'il était, puis s'approcha de lui d'un pas léger et décidé. Immédiatement, cette
femme mit les sens du rônin en alerte -il y avait manifestement quelque chose en elle de différent,
d'unique. Autour d'elle, les couleurs semblaient plus vives et les choses plus vivantes. Son œil averti
remarqua alors la sacoche à parchemins qu'elle portait, accrochée à sa ceinture -son obi.
« Shugenja » pensa t-il pendant qu'il s'inclinait bien bas pour saluer à la fois la magistrate et la
prêtresse des esprits qui venait à lui.

– Que s'est-il passé ici, samouraï-san ? Demanda Yoshiki, préservant Magobei du « rônin »
habituel.

Touché, celui-ci répondit hâtivement :

– Ce shugyosha défiait à mort tous ceux désireux de traverser ce pont. Il était jeune et
beaucoup trop fier pour envisager de se retirer. Un homme est passé tandis que je tentais de lui faire
entendre raison, et l'a fauché d'un seul geste.

La magistrate resta muette un moment, avant de demander :

– Cet homme... Portait-il un masque pointu comme le bec d'un corbeau ?


– Hai ! Oui magistrate-sama. Il pleuvait et il courait vite mais j'ai pu voir son masque. Le
samouraï au corbeau est passé au travers du pont et de ce pauvre bougre comme s'il n'y avait rien
d'autre que de l'air -sama. Je suis une fine lame mais je n'avais jamais vu pareil geste, et pareil
mépris pour un adversaire -si je peux me permettre.

Les yeux noirs de Yoshiki se posèrent sur les épaules du rônin tandis qu'il baissait les yeux devant
une représentante de la loi impériale.

– Une fine lame, dites-vous ? Elle se mit en garde, une main élégamment posée sur la

8
poignée de son sabre, exécutant une posture issue de l'art du « dégainé-frappé », ce iai-jutsu si prisé
aux cours et dans les ruelles sombres des cités de l'Empire. Surpris, Magobei laissa cependant parler
ses réflexes et se mit également en garde. Quelles que soient les intentions de cette magistrate, il
savait qu'il devait faire bonne impression... D'autant plus après s'être si vainement vanté.
Il jaugea Yoshiki, sa posture, sa respiration, son rythme, sans jamais croiser son regard. « Le regard
est trompeur, en particulier chez les Scorpions » se dit-il, faisant glisser son pied gauche d'un
centimètre vers l'arrière. Le vent souffla, levant quelques feuilles qui dansèrent au centre des deux
samouraïs, comme emportées par les courants de tension qui opposaient les deux duellistes.

Finalement, cette tension s'envola lorsque Yoshiki reprit une posture naturelle.

– J'imagine que vous auriez besoin d'un emploi, samouraï-san ? dit-elle en ôtant la main de
son sabre.
– Pour sûr oui, et servir la magistrature impériale est toujours un honneur ! Répondit
Magobei en reprenant lui aussi une posture ordinaire, un léger sourire aux lèvres.
– Vous avez déjà servi la magistrature impériale ? Quel est votre nom ?
– On me nomme Magobei votre excellence et, oui, j'ai déjà eu cet honneur voici quelques
années, auprès d'un de vos confrères.
– Je vois. Sachez néanmoins que je vous engage comme garde du corps et que je traque
l'homme au masque de corbeau -comme vous l'aurez deviné.
– Je comprends. Ajouta Magobei en prenant son baluchon. Et je suis prêt !
– Bien, je suis Soshi Yoshiki. Nous discuterons en route. Répondit-elle, satisfaite de la
réaction du rônin.

Magobei frissonna légèrement lorsqu'ils enjambèrent le pont après que Yoshiki ait murmuré une
courte prière pour le défunt. Il repensa à la posture de la magistrate qui, si elle était loin d'être
parfaite, était suffisamment convaincante pour affirmer une expérience du combat. Expérience qui,
couplée à ses pouvoirs de prêtresse, devait lui permettre de battre seule la campagne comme elle le
faisait manifestement. Le fait qu'elle engage un garde du corps -un yojimbo- comme lui, prouvait
encore, s'il en était besoin, la dangerosité de sa mission. Plus tard, sur la route, le rônin se risqua à
poser quelques questions.

– Pardonnez-moi, Soshi -sama, mais poursuivons-nous l'homme au masque de corbeau ou ce


que lui même poursuit ? Demanda t-il sur un ton respectueux.
– Penseriez-vous qu'il ne fuit pas la magistrature ? Répondit Yoshiki en maintenant une
bonne allure. Non en effet il faudrait que je sois à la tête d'une cohorte d'hommes pour arrêter pareil
samouraï, ajouta t-elle pour imager les réflexions du rônin. Il ignore que je suis à sa recherche et il
poursuit effectivement un gibier très particulier...
– Il est rapide, a ce rythme nous risquons de le perdre. Pardonnez-moi à nouveau, mais
pourquoi ne pas louer des montures ? Je sais monter à cheval et nous aurions plus de chances de le
retrouver rapidement. Lui et son gibier.
– C'est que j'aimerais -si possible- le retrouver une fois qu'il aura abattu ce « gibier ». Cet
homme est un Chasseur de Sorciers, et j'ai bien peur que nous ne soyons pas qualifiés pour l'aider
dans sa quête.

Un Chasseur de Sorcier.

Il existait bien des légendes qui couraient les campagnes de l'Empire au sujet de ces hommes et
femmes qui avaient voué leurs vies à la traque et à la destruction des êtres malfaisant et des sorciers
corrompus par la noire magie leur conférant leurs pouvoirs. Dans les contes, il s'agissait toujours

9
d'êtres tragiques et impitoyables, mus par une romanesque soif de vengeance et un irrépressible
besoin de sauver la veuve et l'orphelin. Des êtres solitaires qui, s'ils existaient, se dressaient seuls
face au mal incarné. Magobei frissonna de nouveau. Il n'avait pas envie de croiser un tel homme,
car s'il faisait toujours de son mieux pour aider son prochain, il avait vu de ses yeux combien cette
« carrière » pouvait rendre un homme insensible à la vie humaine.

Il l'imaginait bien, le « Kenku », obsédé par sa traque et l'extinction d'un quelconque monstre,
devenu trop obnubilé pour prêter attention à la perte de sa propre humanité.

Monstre.

Le mot raisonna dans sa tête jusqu'à ce qu'il se décide enfin à parler.

– Attendez, que poursuit-il exactement ? Une sorte de monstre c'est ça ?


– Savez-vous où mène cette route ? répondit Yoshiki, éludant la question.
– Hé bien oui, à la ville de Mimura Toshi. Nous ne devrions pas tarder à la voir d'ailleurs
– Le Chasseur traque une musicienne, une sorcière capable de changer de forme c'est...
indescriptible.
– Une musicienne ? En ce cas nous avons le temps de rattraper votre homme...
– Et pour quelle raison je vous prie ?
– C'est que... Acheva Magobei en désignant un panneau de bois sur lequel était habilement
peinte l'inscription suivante :

VENEZ CELEBRER LA FETE DU PRINTEMPS A MIMURA TOSHI A L'OCCASION


DU FESTIVAL DE LA MUSIQUE !!!

– C'est bien notre veine soupira la magistrate.


– Vous le cherchez lui, mais ce qu'il cherche c'est le monstre. Peut-être que si on trouve le
monstre, enfin la musicienne, on a plus de chances de lui mettre la main dessus ?
– La ville va grouiller de monde. Les Fortunes savent où elle peut frapper... Les esprits
seront très agités, il ne sera pas évident de retrouver sa trace répondit Yoshiki, pensive, arrêtée
devant le panneau.

Allons réfléchis !
Les Grues ?
Mais oui !

– Je crois avoir deviné comment la trouver elle, du moins je l'espère, finit-elle par ajouter
avec enthousiasme. Lorsque j'ai utilisé mes dons pour comprendre une scène de crime, j'ai vu cette
créature jouer. Elle est très douée et semble de fait apprécier un certain public. Il n'est pas
impossible qu'elle ait suivi les samouraïs du Clan de la Grue qu'elle a ensuite massacrés pendant son
combat avec le Kenku.
– Alors on cherche des samouraïs du Clan de la Grue ? Sur le territoire du Clan du Scorpion
ce n'est pas si courant -d'autant que Mimura Toshi n'est pas une cité si riche que ça. C'est une bonne
piste en tout cas !

Yoshiki esquissa un sourire, puis se rembrunit.

– Qu'y a t-il ?
– Cette chose est plus vive que tout ce que je connais et le moindre de ses coups peut

10
trancher un homme en deux.

Magobei tapota son sabre, sourire aux lèvres, avant d'ajouter :

– Votre kenku reste un homme et mon sabre ne m'a jamais fait défaut, sans parler de vous et
de votre don.

Il est vrai que ma vision se basait sur l'esprit d'un tavernier et que je suis plus entraînée qu'un
Kakita indolent pensa Yoshiki.
Elle ajusta ses robes.

– Bien ! Dans ce cas nous avons un plan. En route.

Mimura, si elle n'était pas riche, n'en était pas moins grande et prospère. Fortifiée, ses quartiers
séparés par des canaux, elle était garnie de plusieurs tours de soldats du feu (servant aussi de tours
de guet en cas de guerre), et de son propre quartier des temples. La ville devait déjà fourmiller de
monde en temps ordinaire, mais en ce jour faste, les saltimbanques et marchands itinérants avaient
rejoint ceux du cru en se mélangeant à la foule, et aux multiples forains et musiciens qui
serpentaient au milieu des rues. Les femmes fardées gloussaient devant les spectacles extérieurs,
tout en surveillant leurs enfants qui tous portaient un masque de porcelaine à l'effigie d'un héros de
guerre, d'un démon-renard, ou d'un autre personnage de conte. Le bruit était considérable et
tranchait avec le silence que Yoshiki et Magobei avaient connu sur la route. Ici, un itinérant tapait
dans deux morceaux de bois pour attirer l'attention sur ses plats ; là, résonnaient les cris théâtraux
d'une troupe en exercice... Bien entendu Yoshiki était habituée à des lieux bien plus vastes et plus
vivants encore, pour avoir visité les grandes cités du Palais Bayushi et la très célèbre Ryoko Owari
Toshi (la Cité des Mensonges), mais elle fut néanmoins étonnée par l'ampleur du festival. Elle nota
à sa mine que son yojimbo avait déjà vu plus grand lui aussi, et passa les portes de la ville en
présentant son sceau officiel. Elle demanda aux gardes s'ils n'avaient pas vu un samouraï hirsute
affublé d'un masque aigu, ce à quoi ils lui répondirent par la négative. En chemin, une fois entrés
dans Mimura, Magobei reprit la parole :

– Magistrate-sama, pourquoi ne pas exiger l'aide de la garde de la ville ? Si ce monstre est si


dangereux, quelques dizaines d'hommes de plus seraient utiles neh ?
– Nous ne sommes pas certains de la présence de la musicienne et si le gouverneur sera
contraint de m'obéir, il mettra tout de même forcément... les membres du Clan de la Grue à l'abri.
Merci Magobei, je viens d'avoir une idée grâce à vous !
– Mais je vous en prie -sama!

Yoshiki fit donc route vers le palais du gouverneur de Mimura.

11
Chapitre trois : Le plan

– Je ne suis pas certain d'avoir tout saisi, Soshi Yoshiki-san. Pourriez-vous répéter ? La voix
de stentor du gouverneur gronda dans sa luxueuse salle d'audience.
Ayant tout d'abord chaleureusement accueilli Yoshiki de par ses titres et mission, il déchantait à
présent qu'elle lui avait révélé les raisons de sa présence ici et la nature de son plan. Bayushi Otoro
était un homme d'âge mûr ayant connu la guerre et les conflits dans sa jeunesse. Quelqu'un ayant
mérité ses titres et honneurs, et qui s'était visiblement laissé allé aux privilèges qu'ils offrent, à en
croire sa présente bonhomie et son visage bouffi. De la force, il en avait cependant encore bien à
revendre, et sa meilleure manifestation venait de sa voix. Imperturbable cependant, Yoshiki s'inclina
de nouveau devant le gouverneur à la mine sévère, et répéta son plan.

– Veuillez m'excuser si je n'ai pas été assez claire, votre excellence. Je suis à la recherche
d'un Chasseur de Sorciers pour le compte de notre seigneur, Bayushi Shoju -tono, et j'ai de fortes
raisons de croire qu'il traque une créature change-forme ayant trouvé refuge dans votre ville sous
l'identité d'une musicienne de talent. Mes présomptions sont qu'elle cherchera a disposer d'un public
à même de goûter à la joie que son don peut procurer, et qu'elle a un certain appétit pour les
membres du Clan de la Grue. Mon plan consisterait donc, avec votre aide, à inviter les samouraïs du
Clan de la Grue à votre table, pendant que des hommes à vous -des hommes entraînés- les
remplaceraient sous de faux atours. Nous pourrions alors l'encercler et faire d'une pierre deux
coups : aider le Chasseur en éliminant cette créature, et me permettre de lui parler.

– Mais pourquoi diable ce Chasseur ne vient tout simplement pas s'annoncer ? Quelle
impudence !
– J'imagine qu'il ne veut pas perturber votre festival et qu'il estime peut-être que vous ne
l'entendriez pas ? Il ne dispose pas des mêmes accréditations que moi après tout, acheva Yoshiki en
recentrant le débat. Le gouverneur fronça les sourcils, n'aimant à l'évidence pas la situation dans
laquelle il venait d'être plongé.
– Je gage que cela pourrait m'éviter tout incident diplomatique oui. D'autant plus qu'on a
déjà une vieille affaire de disparition d'un samouraï de ce clan non résolue sur les bras... Merci de
votre aide et de votre soutien dans cette sinistre affaire Soshi-san. Si les choses se passent comme
vous l'avez prévu, je saurai m'en souvenir, dit-il en faisant signe à son second de s'occuper des
détails. Juste avant que Yoshiki ne se lève, Otoro ajouta : Et laissez moi vous faire la faveur de vous
confier un yojimbo de notre clan, vous n'aurez qu'à renvoyer celui-ci.

Yoshiki sourit sous son masque et s'inclina.

– Je vous suis très reconnaissante de votre généreux geste, votre excellence, cependant vous
comprendrez que mon garde du corps m'a été chaudement recommandé pour ses qualités qui font de
lui un atout contre le monstre que nous allons affronter. A moins que l'un de vos hommes ne soit
versé dans d'aussi noirs secrets, je me dois, hélas, de refuser.

Bayushi Otoro grogna un non, mettant un terme a la conversation.


Plus tard, après que les détails aient été réglés avec le second du gouverneur, Magobei s'inclina
devant Yoshiki.

– Merci de m'avoir gardé à votre service, même si j'avoue en être fort surpris après l'offre de
monsieur le gouverneur.
– Je ne suis pas de ceux qui reviennent sur leurs engagements, Magobei-san, voilà tout. Par

12
ailleurs je préfère garder à mes côtés quelqu'un de neutre dans cette affaire.
Une fois les hommes rassemblés par le second, Yoshiki alla leur expliquer ce qu'elle attendait
d'eux :

– Salutations samouraïs. Je suis Soshi Yoshiki, magistrate Impériale et agent de la Main


Cachée mandatée par notre seigneur Bayushi Shoju en personne. Vous avez été choisis afin
d'accomplir une mission précise et dangereuse que je vais maintenant vous résumer. Vous devrez
remplacer les clients d'une des maisons de thé les plus respectables de la ville : des membres du
Clan de la Grue -et ce pour piéger un bakemono, un monstre qui se masque sous les traits d'une
musicienne. Celle-ci viendra jouer pour son public et sa proie préférée. Votre rôle, notre rôle, sera
d'attirer cette chose en dehors de la maison de thé pendant qu'un Chasseur de Sorciers l'exécutera. Il
ne s'agit pas de la combattre mais de l'attirer et de verrouiller le secteur est-ce bien compris ?

Les hommes acquiescèrent en silence, leurs regards remplis de questions.

Un monstre ? Ici ?

– Où est ce Chasseur magistrate-sama ? se risqua l'un des hommes.


– Dans la ville, en ce moment même.
– Pourquoi n'est-il pas là, avec vous ?
– Il est à la recherche de la musicienne en ce moment même.
– Donc nous servirons d’appât ?
– D’appât et de garde-fou oui samouraï-san.
– Le Chasseur est-il au courant de ce plan ?
– Oui.

Yoshiki maudit cette dernière question, mais elle ne pouvait pas leur dire la vérité, au risque qu'ils
se défilent tous. Elle regarda fugitivement Magobei, dont le visage barbu n'exprimait rien d'autre
qu'une neutralité protocolaire.

Bien.

– Nous commencerons dès ce soir. D'autres questions ?


– Oui -sama : qui fera l’appât ?
– Moi, répondit Magobei à la surprise de Yoshiki, qui n'en montra rien.

La magistrate répondit aux autres interrogations et fit de son mieux pour rassurer les guerriers qui
n'avaient jamais combattus ni même vu de monstre de leur vie, leur laissant supposer qu'elle
disposait quant à elle d'une solide expérience en la matière. Ensuite, elle alla visiter la maison de thé
avec Magobei et quelques hommes du gouverneur.
La maison de la Fleur de Prunier était un établissement coquet et fort à la mode, située sur l'artère
principale de la ville. Disposant d'un étage, elle accueillait chaleureusement sa clientèle dans une
délicate atmosphère tamisée et parfumée, leur proposant toute une gamme de thés rares et précieux.
Tandis que son épouse et ses filles servaient les clients, Yoshiki aborda le tenancier :

– Bonjour, tenancier, dites-moi, combien de musiciennes viennent jouer ici en cette


période ?
– Plusieurs, magistrate-sama, vous pensez en cette saison !
– Avez-vous des habituées ?
– Tout à fait, nous n'acceptons pas les premières venues !

13
– L'une d'elles joue t-elle tout particulièrement pour les membres du Clan de la Grue ?
– Ma foi, toutes, ce sont des clients très estimés dans cet établissement...
– Une autre question, qui sera directe : y a t-il une de ces filles qui pourrait « entraîner » un
samouraï dans la débauche, hors de votre établissement ?

Outré, le tenancier s'empourpra sans oser toutefois donner corps à ses pensées.

– Si l'une de ses femmes souhaite s'adonner à ce genre de choses, elle le fera forcément en
dehors de ma maison, je puis vous le garantir : nous ne sommes pas une maison de passe !
– J'ai bien entendu tenancier, je ne souhaitais pas vous insulter. Je vous remercie pour vos
réponses. A présent j'aimerais profiter des bienfaits de vos produits si vous le permettez ?
L'homme se détendit, sourit et guida la magistrate et les hommes jusqu'à un salon sans voir les
regards fureteurs de ces samouraïs fouiller le moindre recoin de son établissement pour le
mémoriser. Une fois servis et attablés, Yoshiki sortit une feuille de papier et un pinceau. Très
curieusement, comme par magie, ce pinceau n'avait pas besoin d'encre pour tracer, aussi la
magistrate se mit-elle discrètement à l’œuvre : dessinant un plan grossier de la maison de thé. Après
leur dégustation, ils allèrent visiter l'extérieur pour tenter de deviner où la musicienne allait
entraîner le plus fringant des samouraïs -l’appât. Elle disposait pour cela de plusieurs ruelles, hélas,
qui seraient certainement aussi peuplées, si ce n'est plus, qu'à l'heure actuelle. L’œil avisé de la
magistrate décela toutefois un lieu idéal : une maison qui semblait abandonnée a quelques centaines
de pas de la maison de thé. Encore jolie, cette maisonnette était de ces demeures secondaires
conçues pour les nobles afin qu'ils y logent leurs maîtresses et amants -ou encore quelques invités.
A l'abandon, la première chose que la propriété exposait était ce qui devait être autrefois un
charmant petit bassin à carpes et qui n'était plus aujourd'hui qu'une mare asséchée surmontée d'un
petit pont. Ils franchirent le pont, encore solide, pour atteindre la porte, qu'ils firent coulisser sans
mal. A l'intérieur, une décoration simple et spartiate contrastait avec la jolie façade. Magobei alla
vérifier que les cendres de l'âtre était bel et bien froides tandis que les hommes fouillaient
prudemment la maison. Aucune trace de sang n'était visible, aucun indice particulier indiquant qu'un
meurtre ait pu être commis ici. C'est là que Yoshiki demanda le silence en sortant un bâtonnet
d'encens. Se concentrant, elle ouvrit son « troisième œil » et fût a demi projetée dans le monde des
esprits de l'Air et dans ce monde brumeux dans lequel elle avait appris à naviguer. Sa voix s'éleva
dans les deux mondes : douce et ferme à la fois, plus forte et vibrante qu'à l'accoutumée, elle
commença à prier les esprits de l'Air afin de quérir leur assistance, les attirant à elle comme des
phalènes vers une flamme. Lorsque ce fût le cas, et que plusieurs esprits tourbillonnèrent autour
d'elle, invisibles aux yeux des non-initiés, Yoshiki sortit un parchemin de sa sacoche et précisa sa
prière, se concentrant pour garder un contact franc avec les esprits les plus fuyants d'entre tous. Une
fois la prière répétée encore et encore, Yoshiki put préciser sa demande et acquérir la bénédiction
des esprits de l'Air, qui accédèrent à sa requête. Une lumière fade et blafarde vint balayer l'intérieur
de la maison comme si la pleine lune avait percé son toit. Sous l'impulsion de cette lueur, la
moindre chose fermée ou cachée scintillerait de mille feux. Dirigeant cette lumière lunaire, Yoshiki
ne trouva rien dans la maisonnette, et finit par se rendre dehors. Là, elle trouva ce qu'elle cherchait.
Elle émit malgré tout un hoquet de surprise qui alerta Magobei et les autres, qui se rassemblèrent
autour d'elle.

– Vous avez trouvé quelque chose ? demanda Magobei


– Oui, dit-elle d'une voix distante, tandis qu'elle reprenait peu à peu pied sur le monde des
hommes. Des corps... enterrés avec leurs armes. C'est bien ici.
La nouvelle glaça le sang des hommes du gouverneur et de Magobei. Depuis des siècles il était de
coutume d'incinérer les morts de peur de les voir se relever un jour. Laisser ces samouraïs sans
digne sépulture était un crime aussi atroce que leur meurtre. Étonnés par les pouvoirs de la

14
prêtresse-magistrate qui avait si aisément trouvé cette maison et fait appel aux pouvoirs de
révélation de la lune, les hommes s'inclinèrent et se signèrent avec crainte et respect. Ils étaient bien
contents qu'elle puisse gérer cette affaire maintenant que les choses devenaient de plus en plus
concrètes.

-Et combien sont-ils ?

-Trois, dont un membre du Clan de la Grue. Les autres me paraissent être des rônin.
Dégoûtée, Yoshiki passa sur les détails de l'état des cadavres, mutilés par le monstre avant leur mort
probablement.

Elle doit aimer jouer avec ses proies


Cela devrait nous donner du temps.
A nous et au Chasseur.
Pourvu qu'il soit dans les parages...

– C'est ici qu'elle viendra. Voici le lieu à encercler, et tout le secteur autour devra être
contrôlé. Je ne veux pas de victimes collatérales. Par contre, il est impossible de se cacher dans cette
maison : Magobei-san vous serez seul avec elle jusqu'à ce qu'elle se dévoile. Il faudra lui tenir tête
assez longtemps pour que le Chasseur et nous puissions la mettre hors d'état de nuire.
– C'est parfaitement clair -sama, je tâcherais d'être un bon divertissement en attendant les
renforts, répondit le rônin en tapotant la garde de son katana.
– Bien, donc résumons : les hommes de la maison de thé et vous, vêtus comme des
samouraïs du Clan de la Grue, les autres hommes autour du secteur de la maison -prêts à intervenir
et à sécuriser le périmètre. Lorsque la chose attaque, des hommes choisis à l'avance viennent en
renfort rejoindre Magobei en attendant le Chasseur.

Les hommes acquiescèrent, rassurés tant par le plan que par la confiance de Yoshiki.
Magobei fut ainsi rasé de près et ses cheveux teintés en blanc afin qu'il puisse plus aisément passer
pour un précieux noble du Clan de la Grue. On lui fournit des kimono de soie turquoise et argentés
du plus bel effet -et le résultat fut saisissant. Transformé, il était impossible de voir en cet élégant
samouraï le rônin barbu et trempé que Yoshiki avait rencontré sur le bord de la route. D'autres
samouraïs du Clan du Scorpion subirent la même transformation -teinture des cheveux exceptée- et
la troupe de nobles et influents membres du Clan de la Grue alla se pavaner dans les rues, dépenser
de l'argent, pour revenir très régulièrement à la maison de la Fleur de Prunier où ils passèrent la
soirée, bercés par l'exquise musique produite par les habituées de la maison. Il fallut attendre deux
jours pour que, le soir venu, une musicienne d'une grande beauté pénètre dans la maison de thé, son
biwa à la main.
– Ah, Shinzuko-san vous voici ! S'exclama le tenancier aussitôt la fille entrée dans son hall.
Parfait parfait ! Nous avons des invités de marque ce soir, des estimés samouraïs du Clan de la
Grue. Va donc leur jouer tes mélodies cela leur plaira sans aucun doute, va !

La jeune femme s'inclina respectueusement en remerciant le tenancier pour sa générosité, puis


grimpa les escaliers menant au salon privé où elle savait pouvoir trouver les Grues. Elle s'agenouilla
devant le panneau shoji, frappa, attendit l'acquiescement, ouvrit le panneau puis posa son front au
sol sur le dos de ses mains en demandant d'une voix claire et cristalline :

– Ces seigneurs auraient-ils besoin de quelques airs de musique pour égayer leur soirée ?
– Ma foi oui ma jolie, répondit Magobei, feignant l'abus d'alcool. Mais dis-moi comment se
fait-il que les kami t'aient deux fois bénie ? Une telle beauté disposant du don de musicienne c'est

15
assez rare !
Les hommes gloussèrent.
-Mon seigneur est trop bon. Qu'il me laisse jouer avant de juger ma prestation.

Magobei accepta sans voir le sourire malsain qui ourlait les lèvres de la belle, sa tête encore posée
sur ses mains. Elle se redressa, le rose aux joues, ajusta ses cheveux d'un geste sensuel, puis sortit
son instrument de sa housse. Dès les premiers grattements de corde et les premières paroles de la
jeune et jolie musicienne son public fut conquis, succombant de bonnes grâce à un talent
exceptionnel.
Les hommes trinquèrent et firent couler le saké à flot. Seul Magobei resta sobre, accroché aux
lèvres et aux notes de la belle musicienne, qui lui rendait de plus en plus ses sourires. Un jeu de
séduction s'embraya rapidement entre eux deux, et lorsque la soirée fut bien avancée la musicienne
s'avança vers Magobei et lui glissa à l'oreille avec toute la sensualité dont elle était capable :

– Je connais un endroit, un endroit calme et confortable, pas loin d'ici...


– Vraiment ? Je n'osais vous le proposer.
– Il faut savoir prendre des risques samouraï.

Il rit.

– C'est vrai, dans ce cas je vous suis damoiselle... ?


– Shinzuko.
– Shinzuko, fit-il en hochant la tête.

Il sortirent sans un mot, les collègues de Magobei dormant pour la plupart, ivres morts. Immergés
dans la foule, elle attrapa la main de Magobei, une étreinte glacée. Passant entre deux spectacles,
l'air saturé de musique, d'odeurs de nourriture, et d'éclats de rire, les deux futurs amants
s'engagèrent dans la ruelle menant à la maisonnette abandonnée.

Yoshiki-sama avait raison.


Pourvu que le Chasseur soit dans les parages.

– Ta main est gelée, Shinzuko.


– C'est bien la seule chose que tu auras besoin de réchauffer ce soir, samouraï.

Il rit de nouveau, emporté par la belle vers la demeure cimetière.


Enfin, ils s'extirpèrent de la foule pour rejoindre ce quartier de petite noblesse déserté à cause du
festival. La poigne de Shinzuko se raffermit lorsqu'ils ouvrirent le portillon d'entrée de la
maisonnette. Elle stoppa net pour l'embrasser fougueusement.

– Tu es beau et fort, samouraï. Je sens que je vais prendre beaucoup de plaisir cette nuit.

Magobei réprima un frisson d'horreur et parvint à prendre une pose crâneuse, déclenchant un rire
amusé chez la musicienne, qui en cet instant paraissait parfaitement normale (à l'exception de la
froideur de ses mains). Ils entrèrent dans la maison et elle fit rapidement du feu pour illuminer les
lieux et chasser l'humidité.

– Je te ferais du thé plus tard, après que tu m'auras aimée.

Le rônin s'imagina soudainement mal faire l'amour à un monstre, qui plus est sous la surveillance

16
des Scorpions et de la magistrate... Pour autant, quelle meilleure façon peut avoir cette chose pour
désarmer un samouraï, que de l'amener à coucher avec elle ? Résigné, il se dévêtit et la laissa se
coller contre lui. Elle était froide, même à côté du feu. Froide mais si séduisante qu'il commençait à
en perdre la tête. Elle manipulait son esprit tout comme elle avait joué avec les Scorpions déguisés
en Grue pour les faire boire. Il tenta de résister mais fut soudain pris de passion pour cette
« femme », qui éloigna nonchalamment son sabre tandis qu'il se couchait sur elle, la couvrant de
baisers.
– Oui aime-moi samouraï ! Souffla t-elle en noyant ses doigts dans la chevelure blanche de
Magobei.

Les mains du rônin parcouraient le corps offert de la musicienne quand un son le tira de sa transe
-quelque chose de diffus, comme un cri lointain. Il se redressa, sa main droite cherchant
machinalement son katana.

– Ohhh, qu'est ce que tu fais ? Aime-moi ! Mhmm, Aime-moi samouraï, gémit-elle.

Mais ses pouvoirs n'opéraient plus et maintenant le rônin se détournait de la musicienne pour
trouver son sabre. Il mit enfin la main dessus, et c'est là que tout changea.

– Reviens dans mes bras samouraï ! Hurla la musicienne, la voix enflée et déformée par la
colère et la rage.

Magobei dégaina son sabre, jetant son fourreau. La lame brilla, se reflétant dans le regard fou de
Shinzuko qui se relevait à présent.

– Tu es le premier à me résister. Quel dommage, tu aurais fait un excellent géniteur ! Siffla t-


elle, tandis que son corps commençait à muter.

Devant l'horreur du spectacle, Magobei resta incapable d'agir. L'ombre de la belle s'étirait et se
hérissait de pointes, comme sa peau et ses os craquaient sous l'atroce transformation partant de cette
silhouette humaine en une espèce de femme-araignée grotesque. Des pattes griffues naquirent de ses
flancs pendant que son abdomen gonflait et s'allongeait. Son corps hideux était désormais couvert
d'une humeur blanchâtre qui luisait sous les flammes de l'âtre. Son ombre tapissait tout un pan de la
pièce, et Magobei paraissait soudain minuscule par rapport à la chose. De ses huit yeux
« Shinzuko » captait les moindres mouvements de sa cible, et ses pattes tressautaient d'excitation.
Magobei se mit en garde « qui vise l’œil », et attendit que la chose attaque, tournant dans la pièce
au même rythme qu'elle. Il savait que les renforts mettraient quelques temps à s'organiser et que la
maisonnette, trop exiguë, ne permettrait pas à beaucoup de monde d'affronter le monstre en même
temps. Il allait falloir l'attirer dehors. L'attaque fut si rapide que Magobei put à peine la parer,
manquant d'en lâcher son arme. La bête le testait et avait décoché un coup de patte à la vitesse de la
pensée sur sa cible. Le rônin suait, son beau kimono azur déchiré par le coup dévié. Il se mit dos à
l'une des sorties et commença lentement à reculer. « Sinzuko » se fendit d'un sourire difforme qui
s'étirait d'une oreille à l'autre, et dévoilait plusieurs rangées de dents pointues et tranchantes comme
des lames.
Elle se précipita sur sa proie, à moitié suspendue au mur, et décocha une série de coups que le
samouraï para à nouveau de justesse, se faisant légèrement blesser par les ergots qui terminaient
chaque patte. Au troisième assaut, il profita d'un saut du monstre pour plonger sur le côté, et placer
un magnifique coup de sabre le long du flanc de la chose pendant qu'elle traversait le panneau shoji
menant au jardin -prise par son élan. La bête hurla de rage et se réceptionna sans heurt grâce à ses

17
huit pattes. Inquiète, elle fixa sa blessure, pour la voir se refermer d'elle même en quelques instants.
Devant ce spectacle Magobei fut un instant abasourdi, si bien qu'il relâcha sa garde.

Comment tuer cette chose ?

Le monstre se rua sur lui, renversant le samouraï au sol. Par réflexe, Magobei tourna sur lui-même
et esquiva de nouveau les multiples coups de pattes meurtriers qui auraient pu l'empaler sur place.
Soudain des sifflements aigus se firent entendre avant qu'une pluie de flèches ne s'abatte sur le
corps bulbeux et monstrueux de la chose, qui se cabra de douleur. Au même moment, Magobei
roula sur le côté, et trancha une des pattes du monstre d'un geste précis et élégant.
Avant que « Shinzuko » n'ait pu réagir, elle vit une femme menue et masquée s'avancer, les mains
bloquées en un signe tantrique. Sa voix s'élevait dans l'air avec une puissance que ne laissait pas
supposer son physique.
Shugenja, pensa « Shinzuko » avant que la foudre ne s'abatte sur elle et que les flammes du petit feu
de camps qu'elle avait elle-même allumé ne vienne la brûler sous la forme d'une main de feu. La
chose hurla de douleur et se ramassa sur elle-même, frappée par les esprits du Feu. Jamais de toute
son existence avait-elle ressenti pareille douleur, aussi darda t-elle ses multiples yeux sur la
shugenja. Le corps mutilé et brûlé du monstre se régénérait tandis qu'il jaugeait sa présente
situation : Des archers du Clan du Scorpion avaient pris position autour d'elle, le rônin approchait
sur son côté droit, et la shugenja marmonnait encore une prière aux esprits. Elle avait été piégée par
ces mortels, assez stupides pour penser qu'ils pourraient la tuer avec les maigres moyens dont ils
disposaient. Pour autant cela faisait beaucoup de proies à éliminer, des proies organisées et
préparées.

Comment cela est-ce possible ?

Le samouraï arma son coup, qu'elle esquiva avec une célérité animale pour se ruer sur une partie
des archers en un seul bond. Elle lut la surprise et l'horreur dans leurs yeux et se délecta de leur peur
lorsqu'elle les tua un par un, profitant de la confusion. Quatre corps inanimés jonchèrent rapidement
le sol et le sang chaud des samouraïs du Clan du Scorpion coula sur ses pattes. N'osant pas toucher
les autres archers de son clan, Yoshiki était incapable de jeter un autre sort, mais Magobei ne
renonça pas pour autant. Il repartit à l'assaut sans penser aux risques, la tête vidée de ces pensées
parasites telles que le doute et la peur, et il frappa de nouveau, encore et encore, forçant le monstre à
parer ses coups avec ses pattes et à reculer pour laisser le temps aux archers de se remettre.
Ceux-ci émirent un coup de sifflet et furent bientôt rejoints par une autre vingtaine d'hommes, qui
encerclèrent la maison et l'horrible créature. Elle émit des sifflements de rage tout en reculant,
faisant face à Magobei, dont la pointe du sabre visait toujours l'un de ses yeux.

– Vous allez tous mourir ici, cracha t-elle.

La chose s’apprêtait à s'élancer sur Magobei, lorsqu'un homme vint se poser sur son dos avec
l'aisance d'une panthère. D'un geste coulant et précis, il ficha une lame luisante d'un vert pâle et pur
dans le crâne du monstre -le tuant sur le coup. Le corps sans vie s'affaissa et commença lentement à
se désagréger en cendres fumantes pendant que le sauveur mit pied à terre, fixant Magobei et
Yoshiki derrière les fentes de son masque aigu. Ses cheveux hirsutes battus par les vents, il rengaina
sa lame dans son dos, au niveau de ses reins, avant de s'avancer vers Yoshiki.

– Que faites-vous là ?

Sa voix était douce et son accent ne provenait pas du sud comme elle s'y attendait. Sa demande,

18
quant à elle, était impérieuse et ferme. La magistrate se redressa.

– Je suis mandatée par Main Cachée pour vous retrouver et vous transmettre un message...
– Vous m'avez détourné de ma proie pour ça ?
– Détourné ? Ce n'est pas le monstre que vous cherchez ?
– Non, ce n'est qu'un rejeton. Où sont les membres du Clan de la Grue ?
– Chez le gouverneur, mais...

Le Chasseur soupira avant de se tourner vers Magobei.

– Vous avez été blessé par l'oni, je devrai vous soigner après que j'en ai terminé avec la
mère.
– Merci à vous.
– Il nous faut avertir le gouverneur ! S'exclama l'un des Scorpions.
– Nous allons l'avertir de ce pas. Répondit le Chasseur en se tournant vers le palais.

19
Chapitre quatre : La vengeance du disciple

Les portes du palais du gouverneur s'ouvrirent à la demande de Yoshiki, et la petite troupe se rendit
le plus rapidement possible à l'étage où devait réceptionner monsieur le gouverneur. En chemin, la
magistrate donna quelques ordres pour que le palais soit condamné.

– Personne n'entre ni ne sort.

Le Chasseur fila droit vers son objectif comme un chien de chasse bien dressé. Agile et leste comme
un fauve, il prit de l'avance sur les autres, qui arrivèrent après lui sur la scène qui était en train de se
jouer : le gouverneur et ses hommes, ainsi que les gardes du corps du Clan de la Grue étaient morts,
et leur sang imprégnait les tatamis sur lesquels leurs restes épars reposaient. La pièce était plongée
dans une quasi obscurité et jalonnée de toiles d'araignée assez grandes pour en obstruer le passage.
Le déclic d'une arme dégainée retentit, suivie de l'aura vert pâle qui émanait des deux lames courtes
du Chasseur. Yoshiki reconnu le vert de sa vision mais elle n'en dit rien. Dans un coin de la pièce,
un homme, certainement un noble du Clan de la Grue, gémissait en tremblant, les mains crispées
autour des plis de son kimono. Magobei dégaina à son tour, et les hommes du Clan du Scorpion
firent demi-tour pour aller quérir du renfort à la demande de Yoshiki.
Une pièce attenante et éclairée attendait nos héros. Le Chasseur se dirigea droit vers elle, fendant les
toiles sur son passage. Des bruits de petites pattes battant le sol montèrent aux oreilles de Magobei
et de Yoshiki ainsi que de petits cris aigus et effrayants. Des ombres arachnéennes s'étiraient sur le
mur, derrière la porte entre-ouverte, ce qui ne prépara pour autant pas la magistrate et son yojimbo à
ce qui les attendait...
La « mère », une femme-araignée deux fois plus grosse que la précédente, s'affairait à donner
naissance à une portée de monstres formés à son effigie. Les petites araignées, de la taille d'un
chien, étaient expulsées de son ignoble abdomen dans un liquide collant et blanchâtre. L'odeur
abominable qui régnait dans la pièce était insupportable. La langue de Yoshiki se gonfla comme un
buvard, et elle dut avaler plusieurs fois sa salive tout en se retenant de vomir devant pareil
spectacle.

– Occupez-vous de la portée. Il ne doit en rester aucun.


Le Chasseur planta son regard dans les huit yeux de sa Némésis. Yoshiki cru voir de la crainte dans
ce regard monstrueux, ce qui lui rendit un peu de courage.
– Je vois que tu m'as retrouvée, Chasseur, dit la créature d'une voix inhumaine, tordue. Sa
tête, tout comme ses longues pattes pointues étaient parcourue de tics nerveux, et elle frottait ses
pattes avant l'une contre l'autre.

Le Chasseur assaillit le monstre, qui prit immédiatement la fuite en défonçant les bords de la grande
porte-fenêtre qui donnait sur un balcon et l'extérieur. D'un bond, elle atterrit sur les toits du palais,
ses pattes crissant sur les tuiles. D'un geste vif, le Chasseur décrocha un grappin de son équipement
et sauta dans le vide à la poursuite de la mère, à qui il emboîta bientôt le pas.

– Nous voilà bien, argua Magobei.


– Vous avez entendu ? Aucun ne doit nous échapper.
– Oui votre excellence.

Les deux compagnons furent rapidement rejoints par la garde et, ensemble, ils parvinrent à
massacrer toutes les engeances maudites.

20
– Et maintenant ?
Tous nettoyaient leurs armes pour en laver le fiel de ces créatures.
– Les esprits vont me mettre sur la trace du Chasseur.

– Oh. Pratique.

Yoshiki acquiesça, contente que le rônin ait conservé son humour malgré les circonstances. Elle fixa
la dépouille du gouverneur et soupira. Il n'était pas le moment de se flageller, aussi se reprit-elle
rapidement pour se mettre à la recherche du Chasseur. Elle donna des ordres pour que l'on s'assure
qu'aucun des « bébés » de la mère n'ait survécut, et qu'une fouille soit organisée dans le palais tout
en plaçant la famille du gouverneur et le survivant du Clan de la Grue à l'abri. Elle descendit dans la
cour, planta un clou dans l'une des empreintes du Chasseur, puis se concentra pour ouvrir son
troisième œil en s'agenouillant devant elle. Ses sens se concentrèrent pour s'aligner au monde des
rudes esprits de la Terre, et d'une voix sûre et tonnante elle invoqua leur aide. Sans un mot, ils
acceptèrent son offrande. Elle rouvrit les yeux, à nouveau présente dans le monde des hommes pour
voir les traces laissées par le Chasseur s'illuminer en surbrillance sur le sol.

– Allons-y, dit-elle en courant dans la direction prise par celui-ci, une lanterne à la main.

Ils coururent et rejoignirent la forêt qui bordait la ville pour s'y enfoncer profondément, Yoshiki
suivant les traces fantômes du Chasseur. Sur le chemin, de nombreux arbres étaient renversés,
déracinés ou fendus, sans doute par la créature. La piste était finalement assez facile à suivre et les
mena tout droit sur l'entrée d'une galerie souterraine immense. Devant cette ouverture béante se
tenait le Chasseur, accroupi, la main droite posée au sol. Ainsi positionné, il offrait la vue sur son
équipement aux deux compagnons : un sac de cuir de requin contenant deux manches d'armes
étranges, ses deux lames droites et courtes croisées et plaquées sur ses reins, et un sabre court
(wakizachi) glissé sur sa gauche dans sa ceinture. Ses cheveux hirsutes étaient balayés par le vent
dont l'odeur de pins ne suffisait pas à masquer l'odeur de pourriture qui provenait de ce trou.
Le Chasseur tourna la tête :

– Elle est rentrée dans son antre. Il n'y a rien d'autre à faire que d'aller la déloger.
– Je pourrais vous y aider, les esprits...
– Ceux à qui vous faites appel nous seront inutiles. Seuls ceux qui sont fidèles à ma famille
sont aptes à lutter contre un oni.
– Je veux bien vous croire. Comment pouvons-nous vous aider en ce cas ?
– Mettez ça sur vos lames.

Le Chasseur tendit une petite bourse à Yoshiki. A l'intérieur elle trouva une sorte de mélasse dans
laquelle brillaient des paillettes de jade. Sans poser de question, elle enduisit sa lame de ce mélange
avant de le passer à son yojimbo qui prit à son tour la parole :

– Nous aurons du mal à nous battre si la galerie est exiguë. Vous qui avez déjà affronté
pareille chose, à quoi devons-nous nous attendre ?

Les cris de son maître résonnaient encore dans la tête du Chasseur et il dut fermer les yeux pour se
concentrer sur le présent. La douleur de cette perte était encore vive malgré les années, et il ne
savait pas s'il pourrait se pardonner l'erreur qu'il avait commise ce jour là devant un trou tel que
celui-ci.

21
– Faites attention où vous mettez les pieds, c'est couvert de trous. Ne vous éloignez pas de
moi, sous aucun prétexte.

Il avala sa salive, l'idée de se replonger dans ce cauchemar le rebutait car il avait peur des espaces
clos depuis ce jour fatidique. Il se leva cependant, concentrant sa volonté sur un seul objectif :
achever ce qu'il avait commencé des années plus tôt.
Il tenait sa vengeance.
Il sauta et fut une fois de plus avalé par les ténèbres.
Yoshiki et Magobei lui emboîtèrent le pas.
Le Chasseur sortit l'un des manches d'arme de son sac à dos : celui-ci était terminé par une sorte de
cristal pointu qui s'illumina aussitôt, tant et si bien qu'ils furent bientôt éclairés tant par le cristal du
Chasseur que par la boule lumineuse invoquée par Yoshiki.

– Les esprits sont avec nous, glissa-t-elle.

Devant eux s'étendaient les méandres des galeries creusées par la mère -l'oni. Larges de quatre
mètres, elles grignotaient la terre en s'enfonçant sous les racines des arbres. Des restes de toiles
d'araignée étaient collés sur les parois de la galerie.
Le Chasseur soupira et suivit cette piste.
Faisant attention à leur environnement, les trois héros s'avancèrent dans la galerie aux toiles
écrasées. Un vent fétide circulait dans ces méandres obscurs, faisant trembler les toiles les plus
légères, donnant au groupe l'impression qu'à chaque tournant ils pouvaient se faire attaquer par la
mère ou l'un de ses rejetons. Le sol était collant, car couvert de toiles et de déjections qui pouvaient
masquer des trous et d'autres galeries. La prudence du Chasseur contrastait beaucoup avec son
attitude à l'extérieur, et il lui était difficile de masquer son sentiment de déjà vu et son mal être.
Enfin, ils débouchèrent sur une longue galerie terminée par un gros amas de toile formant une sorte
de manchon au pied duquel s'amassaient des restes humains. Au fond, on pouvait distinguer
l'énorme silhouette de la mère.

– Finissons-en.

Mais alors que le Chasseur s’avançait, les galeries attenantes à la leur grouillèrent soudain de
dizaines de petits monstres. Le rire de la mère résonna dans les sous-sols tandis que le Chasseur
fondait sur elle, toutes lames dehors. Derrière lui, éclairés par la boule de lumière de la magistrate,
Yoshiki et Magobei s’apprêtaient à recevoir les vagues de petits rejetons. Sabre à la main, ils
tranchaient dans le vif pendant que le Chasseur fendait les épaisseurs de toile. Pris dans son élan, il
ne vit cependant pas le piège que lui tendait la mère, et tomba dans un trou remplit d'une toile
gluante. La mère exulta et sortit de son repaire, triomphante. Englué jusqu'à la taille, le Chasseur
était perdu. Yoshiki et Magobei s'en tiraient de justesse de leur côté, juchés sur un tas de cadavres de
petits onis, luttant pour ne pas se faire engloutir.

– Je te garde pour plus tard, Chasseur. Tu souffriras le martyre, oh oui...

– Elle vient sur nous ! s'exclama Magobei

Yoshiki et lui virent leurs derniers instants arriver lorsque la mère se jeta sur eux de toutes ses
forces, laissant le Chasseur derrière elle. Ce fut là sa dernière erreur. Il arracha l'un de ses bras à la
toile et parvint à attraper l'autre manche d'arme de son sac à dos, qu'il dégaina, fouettant l'air avec la
chaîne et le croissant qui la terminait. Ainsi projeté, le croissant de métal alla se ficher dans la
carapace chitineuse de la mère qui arracha sans même le savoir le Chasseur de son piège. Les deux

22
mains braquées en arrière, le Chasseur profita de l'élan pour atteindre la mère à la tête, et lui asséna
un coup brutal de sa pointe de cristal avant qu'elle n'atteigne Yoshiki et Magobei. La mère s'affaissa
sous l'impact, hurlant de douleur. D'un autre geste, insensible aux cris de l'oni, il enroula la chaîne
de son autre arme autour de son ignoble cou. La chaîne bien en main, il continua de frapper la mère
jusqu'à ce que sa tête ne soit rien de plus qu'une pulpe sanguinolente. Dans le même temps, Yoshiki
et Magobei avaient fini d'achever les derniers rejetons. Tous trois étaient couverts d'humeurs et de
sang impur, et ils accueillirent la lumière de la lune comme une bénédiction lorsqu'ils émergèrent de
l'antre. Un comité d'accueil les attendait : les hommes du gouverneur, équipés de lanternes,
encadraient l'entrée de la galerie.

– C'est fini, dit Yoshiki, épuisée.


– Loin de là. Il nous reste encore à mener une battue, et je dois rester quelques semaines
dans les parages pour m'assurer qu'il n'en reste pas.

Les samouraïs du Clan du Scorpion observèrent la réaction de Yoshiki, étant la personne la plus
haut gradée de la région depuis la mort de leur seigneur.

– Il va effectivement y avoir beaucoup de choses à régler dans la région conséquemment à


ce qu'il s'est passé cette nuit, Chasseur. Il faudra que nous nous entretenions en privé à ce sujet
notamment.

Le Chasseur tiqua sur le « notamment » mais ne dit mot.

– Comment va la famille du gouverneur ? Ajouta Yoshiki, son masque luisant sous la lueur
diffusée par les lanternes.
– Bien -sama. Tout comme notre hôte du Clan de la Grue, louées soient les Fortunes !
– Bon, je veux que ce trou soit comblé dans les plus brefs délais, après quoi je ferai les
bénédictions nécessaires. Je veux que les quartiers du gouverneur soient lavés et purifiés. Enfin,
pour autrui, il s'agit d'une attaque d'assassins : je ne veux aucune mention de cet oni dans vos
rapports et je ne veux pas d'affolement général. Je compte sur votre loyauté.
– Oui -sama ! Répondirent-ils tous en cœur.
– Parfait. Ah, une dernière chose avant que nous allions faire cette battue Chasseur : quel est
votre nom je vous prie ?
– Senzu. Kuni Senzu.

Le reste de la nuit passa lentement. Il y avait beaucoup à faire et la fatigue s'incrustait peu à peu
dans chaque membre de Yoshiki. Enfin, après une longue battue, elle put purifier et bénir le trou
rebouché entre-temps. Le Chasseur ne trouva aucune trace de rejeton dans les parages, ce qui ne
l'empêcha pas de continuer ses recherches. Après une semaine passée à remettre de l'ordre dans la
ville et à aider le jeune fils du gouverneur à prendre ses fonctions, Yoshiki trouva enfin un moment
pour retenir le Chasseur qui traquait d'éventuels rejetons dans Mimura maintenant. C'était le soir, et
de lourds nuages passaient lentement devant une lune incomplète, projetant leurs ombres sur la
terrasse des appartements de la magistrate. Celle-ci fit servir le thé au Chasseur, qui refusa poliment
-n'ayant peut-être pas envie d'ôter son masque pour boire devant elle. Respectant son vœu, Yoshiki
remplit sa tasse de thé fumant avant d'entamer la conversation :

– Je gage que vous n'avez trouvé aucun rejeton, Kuni Senzu-sama, dit-elle, plus polie qu'elle
le devrait.
– Si, deux.
– Deux ? Mais comment avez-vous fait pour les trouver dans cette forêt ?

23
– C'est ce que nous faisons, magistrate-sama. Nous traquons le mal.
– Certes, mais quelle précision...
– De quoi vouliez-vous me parler ?
– Oui, hem. J'ai un message à vous communiquer de la part de mon seigneur.
– Que peut bien me vouloir le maître des secrets ?

Yoshiki brandit une lettre devant le Chasseur, qui ne lui accorda pas un regard, attendant
visiblement une réponse.

– Je l'ignore, Kuni-sama. Je ne suis que le messager.

Le Chasseur rompit donc le sceau et déroula la missive, ses yeux ne cillant pas une seule fois
pendant sa lecture. Tandis qu'il lisait, Yoshiki et Magobei purent se rendre compte qu'il manquait
des doigts aux mains du Chasseur, un sur chaque plus précisément -probablement arrachés par
quelques monstruosités. Finalement, il abaissa le message, l'enroula, et le rangea dans sa sacoche à
parchemins.

– Je suis l'invité de votre seigneur, dit-il enfin, sibyllin.


– Je vois... Y a t-il quelque chose qui me concerne dans cette missive ?
– Oui, vous devez être mon guide et mon sauf-conduit -bien que je n'aie nul besoin de
permission pour me rendre sur les terres des clans.

Sa voix était douce et neutre, donnant à ses paroles une intonation à la fois froide et détachée.
L'intensité de son regard, lui qui ne clignait jamais des yeux, était impossible à soutenir

– Bien entendu, mais cela ne pourra qu'accélérer les choses. Quand pensez-vous pouvoir
quitter la région ? demanda Yoshiki, interloquée par la requête de son seigneur. Le Chasseur la
captivait c'était certain, mais elle pensait retourner à sa précédente mission maintenant qu'elle avait
pu transmettre son message. Le fait qu'elle doive lui servir de guide signifiait que son avenir était
d'une façon ou d'une autre lié à celui du Kuni, et... traquer des monstruosités et des sorciers ne
faisaient pas partie de ses attributions, même si elle avait eu de la chance cette fois-ci. Et puis, il y
avait Magobei, à qui elle allait devoir donner congé.
– Dans une semaine, si tout va bien.
La voix calme tira la magistrate de ses pensées.
– En ce cas je prierai les Fortunes pour qu'il en soit ainsi.
Le Chasseur se leva alors avec souplesse, salua, et sortit de la pièce, laissant Yoshiki devant son thé
encore fumant.
– Le moins qu'on puisse dire c'est que les choses ne traînent pas avec lui.
Amusé, Magobei guettait la sortie du Chasseur dans la rue, pendant que Yoshiki buvait son thé en
souriant au rônin. Une semaine plus tard, le Chasseur revint voir Yoshiki pour lui confirmer sa
disponibilité. Les affaires courantes ayant repris leur cours à la gouvernance de la ville, libérée de
ses propres obligations, la magistrate organisa le voyage vers le palais de son seigneur. Décidée à
garder les services de Magobei elle demanda au Kuni si sa présence était un problème, ce à quoi il
répondit par la négative. Les trois compagnons de route descendirent alors vers le palais Bayushi, la
capitale et le centre névralgique du Clan du Scorpion.

24
Chapitre cinq : Le maître des secrets

– Vous nous attendrez ici, Magobei-san.


Yoshiki désigna une auberge de bonne réputation qu'elle venait de payer à l'avance pour le séjour de
son yojimbo.
– Je vous remercie -sama. Je vous suis très reconnaissant et vous assure qu'il n'y aura aucun
problème en votre absence. Amusez-vous bien !
Yoshiki salua son garde du corps, puis s'engagea dans la grand rue pour remonter jusqu'au palais en
compagnie du Chasseur. En pleine effervescence, la cité était trois fois plus grande et plus peuplée
que Mimura en pleine période de festival. Elle et son compagnon durent se frayer un chemin parmi
une horde de nobles, marchands et artisans qui circulaient sans discontinuer. Quelques samouraïs
firent des remarques sur les armes non houssées d'un étranger comme le Chasseur, avant de voir ses
blasons et de s'en éloigner comme de la peste. Kuni Senzu n'était pas un compagnon de route
agréable, ne parlant que pour répondre aux questions posées -et encore, il laissait planer un lourd
silence qui avait fort heureusement été fréquemment rompu par la bonne humeur de Magobei en
chemin. Les mains repliées sous ses manches, le Chasseur observait intensément son
environnement, l'intuition de la magistrate ne la trompait pas à ce sujet. Ce silence de plomb et
l'absence de commentaires vis à vis de l'une des cités les plus magnifiques de l'Empire mettaient
Yoshiki mal à l'aise.

Cet homme a t-il un cœur de pierre ?


Et pourquoi observe t-il les gens de cette façon ?

Ils traversèrent les rues mouvementées pour finir par gravir seuls la colline qui menait au palais.

– Que cherchiez-vous dans la cité ? Vous étiez aux aguets, j'ai pu m'en rendre compte.
La voix de Yoshiki trancha le silence installé depuis trop longtemps à son goût.

– Je suis un Chasseur, je traque le mal, où qu'il se trouve.


– Vous voulez dire que vous pouvez le sentir, ce mal ?
– Pas ce mal, le mal. La souillure de l'Outremonde.

Yoshiki ne put s'empêcher de frissonner en entendant le mot Outremonde.

– Alors c'est vrai, une telle chose existe ? L'Outremonde a une telle influence sur les
hommes ?
– Sur toutes choses. Vivantes et mortes.
– Je n'ai jamais eu l'occasion de porter ne serait-ce qu'un regard sur ces terres abominables,
pouvez-vous m'en dire plus ?
– Ce n'est pas un savoir qui se partage, magistrate-sama, dit-il, toujours neutre. Toutefois
tâchez d'imaginer que de notre côté du Mur des Bâtisseurs, les éléments subissent déjà l'influence
de l'Outremonde : l'air est lourd et empreint d'une vilaine odeur, l'eau doit être purifiée
régulièrement, le feu ne prend que difficilement et la terre est parfois stérile. Telles sont les
conditions de vie de mes camarades du Clan du Crabe, si l'on oublie la garde éternelle qu'ils
montent sur le Mur pour nous protéger de tous les séides maléfiques que vomissent sans cesse les
terres de l'ombre connues sous le nom d'Outremonde. Terres qui sont en perpétuel mouvement et
qui peuvent tromper le meilleur navigateur s'il ne connaît pas les quelques points fixes disposés
dans cet endroit maudit. Par ailleurs -et c'est le pire, il est très facile d'attraper la souillure de
l'Outremonde dans son sein.
– Cette souillure, c'est ce pourquoi vous avez rapidement lavé les blessures de mon yojimbo

25
n'est-ce pas ?
Le Chasseur acquiesça.
– Risquait-il de l'attraper ?
– Il y a toujours un risque.
– Et vous êtes capable de distinguer cette souillure chez les gens ?
– Partout où elle pourrait se trouver, oui.

Yoshiki fit oui de la tête.


C'était en effet un sujet prenant, presque interdit aux néophytes comme elle. Pourtant elle se félicita
d'avoir pu décrocher plus d'une phrase au mystérieux Chasseur du Clan du Crabe.
Après cette discussion, ils se trouvèrent face aux grandes portes du palais. Une garde omniprésente
défilait depuis les chemins de ronde, sur les remparts ; et deux samouraïs armés de lances et de leurs
deux sabres, le visage dissimulé derrière des masques grimaçants, les attendaient devant la porte. Le
regard du Chasseur les mit instantanément en garde, mais Yoshiki sortit son sceau et fit valoir ses
titres et missions pendant que le Kuni sortait la lettre d'invitation du seigneur des lieux. Les portes
s'ouvrirent devant eux, et ils purent embrasser la véritable beauté du palais. Situé en hauteur, par
delà les cours-goulets et les voies en lacets surmontés de mâchicoulis, et les différentes barbacanes
qui se succédaient, le palais surplombait tous ces artifices de guerre de toute sa splendeur. Les deux
compagnons franchirent une arche tori surmontée d'un grand scorpion noir comme de l'ébène, avant
d'emprunter la dernière ligne droite menant à l'entrée de l'édifice. Bâti avec des pierres sombres, un
bois précieux laqué de rouge, des toits munis de tuiles noires aux angles terminés par des statuettes
de Scorpion, le prestigieux bâtiment était encadré de bannières verticales flottantes aux vents et
frappées des blasons du Clan du Scorpion et de la famille Bayushi en particulier.
A l'intérieur, le palais était encore d'avantage une curiosité architecturale qu'il ne pouvait l'être à
l'extérieur. Perclus de corridors, de recoins et d’alcôves, la lumière y était savamment dosée pour
illuminer les endroits où l'attention des visiteurs se devait d'être attirée. De son côté, Yoshiki savait
que certains recoins et l'obscurité pouvaient cacher moult passages plus ou moins secrets. Ils furent
conduits à la salle des bains où ils purent bénéficier des meilleurs traitements et soins disponibles.
Les femmes qui s'occupèrent du Chasseur hoquetèrent de surprise devant son corps lacéré de
cicatrices, toutes plus atroces les unes que les autres. Il ne s'en offusqua pas et se glissa dans l'eau
brûlante des bains après avoir été lavé, rejoignant Yoshiki.

– Il est bien commode que vous portiez un masque dans ces lieux. Notre tradition de
toujours en porter un en public vous permettrait presque de vous fondre dans le décor. Y a t-il une
raison particulière pour que vous en mettiez un vous-même ?

La peau d'albâtre de Yoshiki et les contours de sa nuque et de ses épaules auraient perturbé plus d'un
homme. Les cheveux ramenés en chignon, elle dardait ses yeux noirs sur les cicatrices du Chasseur,
dans l'attente d'une réponse qui ne viendrait peut-être jamais, vu l'intéressé.

– Nous autres sommes des gens pragmatiques, magistrate-sama. Mon masque cache des
cicatrices plus terribles encore que celles que je vous laisse voir.

Yoshiki écarquilla les yeux. Gênée, elle n'osa plus poser de question lorsque le Chasseur reprit :

– Et vous ? Quelle est la signification du vôtre ?

La magistrate planta fugitivement ses yeux dans ceux du Kuni, réalisant qu'il n'était pas plus grand
qu'elle.

26
– Il représente un vieil adage de notre clan. La partie visible de mon masque dissimule mon
front et mes yeux, dit-elle en lissant les contours de son masque. Elle représente les pinces du
Scorpion. Mais mon masque se perd également dans mes cheveux, où est caché mon...

– Dard. Je vois, les pinces menacent mais c'est le dard qui tue chez le scorpion.
Yoshiki acquiesça.
– Je tâcherai de m'en souvenir.
Après leur bain, Yoshiki et Senzu se virent apporter leurs kimonos lavés et repassés. Les serviteurs,
affolés par l'aspect élimé des vêtements du Chasseur, lui proposèrent une livrée neutre mais correcte
– ce qu'il refusa. Puis l'on conduisit les deux shugenja jusqu'à la magnifique salle d'audience du
seigneur du Clan du Scorpion. Parsemée de piliers d'acajou gravés guidant les invités jusqu'au trône
du puissant Bayushi Shoju, la salle contenant plusieurs œuvres d'art rarissimes, comme des tableaux
et un paravent de maître, des armes et armures de différents siècles, ainsi que le trône du seigneur
lui-même, dont le dossier était couvert de feuilles d'or et gravé d'un Scorpion menaçant. Tant
d'artifices dégoûtait le Chasseur habitué à la simplicité des bâtiments spartiates de son clan. Il fit
néanmoins un effort pour que cela ne se voit pas, et s'inclina bien bas devant ce grand seigneur.
Entouré de ses gardes du corps et seconds, dont sa propre épouse et un shugenja massif, le seigneur
souhaita la bienvenue aux deux arrivants.

– Je suis heureux que vous soyez parvenus jusqu'ici, Kuni-san. Avez-vous fait bon voyage ?
– Oui seigneur Bayushi Shoju-sama, je vous remercie.

Yoshiki alla quant à elle se mettre à genoux devant son seigneur, inclinée en position de salut, le
front appuyé sur le dos de ses mains.

– Bien, bien. L'on m'a rapporté que vous avez débarrassé l'une de mes provinces d'un terrible
monstre ?
– Avec l'aide de votre envoyée, c'est exact votre seigneurie.

Les yeux de Senzu restaient dans le vague pour ne pas croiser le regard du seigneur, tandis qu'une
douzaine de paires d'yeux -si ce n'est plus- ne se privaient pas de le décortiquer, lui.

– Parfait, ce qui m'amène à la raison de votre présence ici...

Le seigneur lissa sa barbe pointue de sa main valide.

– Il est inutile d'y aller par quatre chemins. Junzo-san confiez lui la lettre.
– Oui mon seigneur. Voici.
– Qu'est-ce ? demanda le Chasseur en s'emparant du pli scellé par la marque de l'empereur.
– Ouvrez-le, je vous en prie, répondit le seigneur Shoju.

Senzu obtempéra. Il brisa le sceau impérial avant de déplier la lettre devant lui. Il lut et relut
attentivement le texte qui y était inscrit, avant de la replier soigneusement, et de la loger dans l'une
de ses manches de kimono. Disposer une lettre impériale dans un kimono de si piètre qualité aurait
de quoi faire rougir de rage la plupart des courtisans de la cour, mais les Scorpions savaient fort
bien dissimuler leurs émotions – en particulier derrière leurs masques. La nouvelle était de taille
mais le regard fixe du Chasseur laissait peu de marge à l'interprétation de ses sentiments, ce qui
frustra Yoshiki et certains de ses supérieurs.

– Pourquoi cette invitation ? demanda brusquement Senzu.

27
– Sa majesté Impériale estime qu'il vous revient de droit d'être entendu à sa cour. C'est une
opportunité pour vous et votre clan que de vous faire comprendre sur les sujets qui vous
préoccupent. Des sujets qui devraient d'ailleurs en préoccuper plus d'un n'est-il pas ? Les dangers du
sud passent après tout par trop souvent inaperçus.

Il y avait autre chose, le Chasseur le savait mais il était maintenant convaincu que le maître des
secrets ne le lui dévoilerait pas aujourd'hui. Peut-être y avait-il quelque chose de pourri aux cours et
qu'il souhaitait qu'il s'en aperçoive de lui-même. Peut-être était-ce un de ces pièges que ces tordus
de scorpions avaient l'habitude de tendre ? Il ne le saurait pas avant d'y être, et les invitations à la
cour impériale n'étaient pas de celles que l'on pouvait refuser. Quoi qu'il arrive il n'avait pas le
choix.

– Ce n'est pas faute de les citer, répondit Senzu. Mais vous avez raison, seigneur Bayushi
Shoju-sama, ce genre d'opportunité se présente suffisamment rarement pour que je puisse me
permettre de l'écarter. Et puisque vous vous en faites le messager, puis-je vous demander une
faveur ?
– Si fait, je vous en prie.
– J'aimerais être accompagné de l'un des vôtres, n'étant pas très instruits quand aux règles
d'étiquette qui règnent à la cour de sa majesté Impériale.
– Une alliance officielle ? Ce serait effectivement de bon ton. Auriez-vous des vues sur
quelqu'un ?
– Je pense que Soshi Yoshiki-sama serait parfaite dans ce rôle.

Yoshiki inspira de l'air. Dans son esprit, beaucoup de questions s'entremêlaient sur son rôle dans
cette affaire. Rien n'était dû au hasard lorsque son seigneur prenait une décision et tout ici tombait
trop bien. Elle avait été choisie à l'avance pour accompagner le Chasseur jusqu'à la cour et dans
quel but ? Elle se le demandait aussi.

– Yoshiki-san qu'en dites-vous ? Demanda le seigneur Shoju par pure courtoisie, l'ordre
n'ayant pas besoin d'être prononcé. Celle-ci salua avant de se redresser pour parler à son maître.
– Maître, je serais honorée de vous servir en accompagnant votre invité à la cour impériale.
– Bien, votre qualité de magistrate impériale jouera en votre faveur quant à la neutralité de
vos interventions si le besoin s'en faisait sentir. Excellent choix, Kuni-san.

Le Chasseur salua le seigneur mais il n'était pas dupe. Tout ceci était une mascarade et il escomptait
bien dérouler la pelote de cette intrigue pour remonter jusqu'à la proie que le seigneur ne pouvait
vraisemblablement pas lui désigner derechef. Soit, il se rendrait dans l'un des champs de bataille les
plus mortels qui soit : là où le moindre mot scelle la vie et la mort d'un samouraï. Il prendrait ce
risque même en sachant qu'il ne disposait pas des armes adéquates pour chasser dans ce milieu là, et
pour une fois depuis la mort de son maître, il allait devoir s'en remettre à autrui – en la personne
d'une jeune magistrate à la volonté bien trempée certes, mais dont il savait finalement peu de
choses. Son instinct lui dictait toutefois qu'il pouvait lui faire confiance, et il avait toujours accordé
du crédit à son flair.

– Je vous remercie votre seigneurie, dit-il finalement, toujours aussi neutre et égal.

Après que nos héros aient été congédiés Junzo, le shugenja et conseiller du seigneur Shoju prit le
premier la parole.

– N'aurait-il pas mieux valu lui adjoindre un « Oeil Noir » votre seigneurie ? Cette jeune

28
Soshi...
– A semble t-il fait preuve d'un grand courage, assez pour s'attirer les bonnes grâces du Kuni
-ce que ne pourrait faire l'un de vos gardiens par ailleurs, répondit Dame Kachiko, l'épouse du
seigneur Shoju (au grand dam de Junzo, qui se crispa).
– Ma dame a raison Junzo-san, cette petite a de quoi devenir un « Oeil Noir » par elle-même
en apprenant du meilleur Chasseur de Sorciers du Clan du Crabe, et je suis quant à moi persuadé
qu'une alchimie est en train de souder ces deux personnes entre-elles. Le karma les a lié bien avant
que nous n'ayons décidé de leur avenir après tout.
– Vous avez raison, concéda Junzo en s'inclinant devant son maître. Comme toujours.
Il se redressa et reprit :
– Que ferons-nous si la prophétie dit vrai seigneur ?
– J'aviserais, alors. J'aviserais.

29
Chapitre six : Le col de Beiden

Le voyage jusqu'au Palais Doji -où aurait lieu la cour impériale- devait si tout allait bien, prendre
une bonne semaine à nos héros. Partant des terres Bayushi ils allaient devoir les remonter jusqu'au
col de Beiden, seul point de passage qui scindait la chaîne de montagne de l'épine dorsale du
monde, et permettait au nord et au sud du pays d'échanger sans risques. Par la suite, ils devraient
rejoindre le lac des Chagrins pour descendre la rivière de l'heure du Loup jusqu'au Palais. Un trajet
difficile au départ, mais qui devenait rapidement confortable dès que l'on s'approchait de l'eau.
Du moins était-ce ainsi que les choses auraient pu se passer...
Gravissant les lacets qui serpentaient sur le flanc de la montagne, les trois compagnons assistèrent a
une montée de cohortes militaires qui couraient pour rejoindre le col au plus tôt. Après la deuxième
cohorte, Yoshiki décida de faire valoir ses titres afin de se renseigner sur la situation. L'officier
interrogé lui répondit qu'une incursion du Clan du Lion venait de prendre d'assaut le col de Beiden.

– Juste avant l'hiver ? C'est stupide, à moins... Que ce ne soit une manœuvre politique pour
forcer des négociations pendant la cour. Marmonna Yoshiki pour elle-même. Nous devons nous
rendre à la cour d'hiver et pour cela traverser le col, pensez-vous que cela soit possible, officier ?
– J'ignore si ces bornées de Matsu vous laisseront ce droit sans au moins vous retarder,
magistrate-sama. A présent si vous le permettez mes hommes et moi même sommes attendus !

Le Chasseur soupira. Encore des mesquineries entre des clans qui devraient réaliser que le sud est le
seul véritable danger, le lieu où est tombé celui-que-l'on-ne-peut-nommer : l'Outremonde. Que l'on
puisse gaspiller des vies humaines dans un but purement politique dépassait sa compréhension
lorsque son propre clan avait tant besoin de soutien pour mener la défense quotidienne de l'Empire
contre la menace de l'Outremonde. Malgré son don naturel pour ne rien laisser paraître de ses
émotions, Yoshiki sembla comprendre et quelque peu partager le point de vue du Chasseur. Il put le
lire dans son regard, et se félicita à nouveau de l'avoir choisie comme compagnon de cour. Ils
gravirent la large route en lacets jusqu'au sommet pour y voir camper toute une armée qui se mettait
en branle dans le fort du Clan du Scorpion. Au vu de l'état de certaines de ses murailles, il était clair
que les assaillants s'étaient munis d'engins de siège et qu'ils avaient déjà débuté le pilonnage. Bien
des batailles eurent lieu ici, en ce point central, pour qui aurait droit de passage sur les échanges
nord-sud. Le conflit était inévitable, toutefois Yoshiki maudit les commandants du Clan du Lion
pour avoir pris cette sotte décision maintenant. Elle demanda à voir le chef du fort, à qui elle se
présenta :

– Bonjour commandant, je suis Soshi Yoshiki, magistrate impériale ; et voici Kuni Senzu
ainsi que Magobei mon garde du corps. Nous sommes attendu pour le début de l'hiver au palais
Doji où se rend la cour impériale cette année, et j'exige que vous nous confiez une escorte afin que
je puisse présenter mes papiers à notre ennemi. Dit-elle en présentant son sceau officiel.
– Je ferais mon possible magistrate-sama, mais comprenez bien que...

« ASSAUT !!! »

Le cri de la sentinelle dispersa les doutes et les questionnements. Le commandant plaça la


magistrate sous la protection de plusieurs yojimbo et alla de suite donner ses ordres tandis qu'une
pluie de flèches et de boulets de pierre s'abattait sur le fort. Magobei se plaça en protection sur sa
protégée et essuya les regards de mépris et de haine des samouraïs de clan sans broncher. Yoshiki fit
ce que l'on attendait d'elle et entra dans un bâtiment fortifié pour y attendre la fin des hostilité. Le
Chasseur, lui, désobéit aux injonctions du commandant et rejoignit le combat -décidé à y mettre

30
rapidement un terme. Armé de ses deux lames courtes et brillantes d'un vert pâle et pur, il sauta sur
le chemin de ronde d'un seul bond gracieux avant de mettre un terme à l'existence de trois
samouraïs du Clan du Lion par une série de coups rapides entrecoupés de figures acrobatiques. Les
soldats ennemis arrivaient en nombre, gravissant des échelles malgré les tirs des archers du Clan du
Scorpion. Virevoltant de ci de là, le Chasseur semblait être partout à la fois. Plus fauve qu'homme, il
déconcertait par sa rapidité et sa fougue, submergeant la ligne d'ennemis qui tenait de déborder sa
position. Le commandant usa de cet atout pour renforcer les autres lignes de front et amenuiser celle
de ce Kuni fou furieux. Les ennemis hésitant à monter, Senzu descendit l'échelle jusqu'à la moitié
de sa hauteur, décimant les hommes se trouvant sur son passage, avant de sauter sur une seconde
échelle et de continuer son jeu de massacre. Ambidextre, il jouait de ses lames comme bon
l'arrangeait -pour surprendre l'ennemi ou garder une main libre. Remonté sur le mur d'enceinte du
fort, il aperçu soudain Yoshiki, qui faisait appel aux esprits de l'Air, ses mains bloquées dans une
position tantrique. Une lueur bleutée brilla dans ses yeux et autour du moindre gravât qui l'entourait,
ceux causés quelques minutes plus tôt par les catapultes du Clan du Lion et qui jonchaient le sol du
fort. Les morceaux de pierre brillants s'élevèrent du sol pour venir tournoyer autour de la shugenja
comme un ouragan. A son commandement, les éclats et gravats allèrent s'écraser contre les ennemis
de son clan à la vitesse du vent, causant des ravages dans les rangs des archers. Magobei quand à lui
dégaina son sabre et protégea sans faillir sa maîtresse, prenant de court les samouraïs du Clan du
Lion de par ses qualités d'escrimeur. Il se fendait, pivotait, tranchait, perçait sans discontinuer.
Lorsque enfin les choses s'apaisèrent, l'ennemi s'était replié.
Les membres de Yoshiki étaient lourds, sa respiration courte et saccadée, sa tête bourdonnait.
Magobei accusait aussi des traces de fatigue comme il essuyait la lame de son katana pour le
remettre dans son fourreau. Seul le Chasseur ne présentait pas de signes d'épuisement. Il restait
penché sur le mur d'enceinte, un pied posé sur un roc de baliste.

– Je vais faire en sorte que vous puissiez vous laver, dit le commandant, impressionné.

Les trois prirent un bain rapide, changèrent de vêtements, puis reparurent devant l’officier, qui
finissait de donner ses ordres pour la nuit.

– Je vais vous confier une escorte, mais je tiens à ce que vous sachiez que je ne puis être
tenu pour resp...
– Un peu de cran commandant. Bien sur que vous êtes responsable de notre sécurité, mais si
vous estimez avoir affaire à un ennemi dénué d'honneur vous vous trompez. Nous parlons de
samouraïs, et de samouraïs du Clan du Lion en particulier. Si nous respectons les voies de la guerre
ils ne nous arrivera rien et nous pourrons passer soyez-en sûr.

Le commandant s'inclina avec respect et fit un signe de la main pour appeler les hommes de
l'escouade d'honneur, qui vinrent entourer les trois compagnons de route. Bientôt, ils s'avancèrent
tous vers la grande porte barrée par une lourde poutre de bois que plusieurs hommes soulevèrent
afin de les laisser passer. La nuit tombant rapidement ils étaient munis de lanternes, et descendirent
le col de l'autre côté de la montagne. Devant en eux, en contrebas, les attendaient les forces du Clan
du Lion, massées en différentes unités dans un village de tentes, de catapultes et de tours de bois.
Un petit étendard blanc sur lequel on avait peint le symbole impérial flottait au dessus de Yoshiki, et
ils virent un officier et deux autres hommes s'avancer vers eux. L’officier, une femme, était équipée
de pied en cap, protégée par une armure laquée complète, un heaume et un masque de guerre -un
mempo- masquant ses traits. Ses blasons la désignaient comme une berserker de la famille Matsu.
Son regard était froid et assassin, sa voix sèche et rauque.

– Je suis Matsu Akyioko, qui êtes-vous pour invoquer la protection de sa majesté impériale ?

31
– Moi, Soshi Yoshiki, magistrate impériale, répondit-elle en montrant son sceau.
La samouraï-ko, ou femme samouraï, observa de très près le sceau avant de rétorquer :
– Cela suffit à vous laisser passer après contrôle de votre sceau par nos experts, mais qu'en
est-il de vos « compagnons » ? dit-elle avec du mépris dans la voix.
Les yeux de Senzu ne cillèrent pas. Il sortit la lettre portant un sceau impérial et la brandit devant la
Lionne.
– Je suis l'invité de sa Majesté Impériale. Par ailleurs en tant que Chasseur de Sorcier j'ai
droit d'aller et venue dans l'Empire.
– Vous nous avez causé beaucoup de torts en cette journée, Chasseur. Une curieuse prise de
parti. Pourquoi n'êtes-vous pas resté neutre dans cette bataille en attendant la nuit ?
– Je ne suis pas de ceux qui peuvent ignorer l'appel de la guerre, Matsu-san.
La femme émit un grognement et s’attarda sur le rônin.
– Il s’agit de mon yojimbo, commenta Yoshiki -sans appel.
– Suivez-moi. Vous trois seulement. Votre escorte peut retourner d'où elle vient.
Malgré les protestations de sa garde, Yoshiki obtempéra immédiatement, renvoyant l’escorte d’un
geste autoritaire. Tandis que celle-ci remontait la route menant au fort, la magistrate, le Chasseur et
le rônin s’enfonçaient dans les rangs de l’armée du Clan du Lion. Ils furent dévisagés mais en aucun
cas provoqués ou moqués, l’honneur de ses samouraïs et de ces soldats les plaçant bien au dessus de
ces mesquineries. Par ailleurs, Yoshiki tenait toujours l’étendard frappé du symbole de l’Empereur.
L’imposante guerrière Matsu les guida jusqu’à une tente de bonne taille, sans doute celle du
commandant en chef de cette troupe. Blanche et presque immaculée, mesurant près de six pieds de
circonférence, le sommet chapeauté par une bannière portant les armoiries du Clan du Lion, elle
était gardée par quatre hommes en armure lourde qui s’inclinèrent devant la Matsu.
– Dites au commandant que je souhaite le voir avec les porteurs du pavillon impérial,
cracha-t-elle sèchement, pour être aussitôt obéie par les gardes. L’un d’entre eux pénétra dans le
pavillon de toile et, après un bref échange, reparut en maintenant la porte de tissu ouverte, les
invitant à entrer.
A l’intérieur, le décor était spartiate : une grande table sur laquelle reposait une carte repliée et des
dizaines de jetons de bois de différentes formes (chacun représentant une unité de combat), un
mannequin sur lequel reposait la superbe armure laquée du commandant, un rack à armes, un lit de
camp, et quelques meubles. Le commandant, un homme d’âge mur aux tempes grisonnantes, portait
encore ses deux sabres à la ceinture. Lorsqu’ils entrèrent, il se redressa pour planter son regard noir
sur les arrivants. Yoshiki eut la présence d’esprit de laisser sa subordonnée les présenter pour ne pas
rompre leur chaîne de commandement, ni faire perdre la face à la samouraï Matsu.
– Voici Soshi Yoshiki, magistrate impériale, et son garde du corps ; ainsi que Kuni Senzu, un
chasseur de sorciers disposant d’une invitation à la cour impériale de cet hiver.
Sans faire montre d’aucune réaction de surprise ou de doute concernant l’étrange groupe qui se
présentait à lui, le commandant prit la parole sur un ton naturellement chaud et charismatique :
– Je suis Akodo Kanabe, commandant des forces de cette armée, je suis heureux de faire la
connaissance de deux si brave figures. Je gage que vous vous rendez tous à la cour impériale ?
– Si fait, commandant Akodo Kanabe-sama. Nous ne sommes que de passage et ne désirons
pas interférer dans votre attaque contre le fort de Beiden.
– Pour des gens si peu désireux d’interférer, vous me semblez vous poser là, passez-moi
l’expression, Soshi-san. De quel droit une représentante de l’Empereur telle que vous se permet-elle
de participer à une guerre entre deux clans -bien que l’un des deux soit le vôtre ? Et vous, Chasseur,
quelle est votre excuse pour mêler le Clan du Crabe à cette bataille qui ne le concerne en rien ?
Senzu fut le plus rapide à répondre.
– Un guerrier n’a pas besoin d’excuses pour répondre à l’appel des armes. J’ai fait ce qui me
semblait être le plus judicieux pour écourter cette bataille et faire valoir notre droit de passage, et si
le sang du Lion a coulé cela n’avait rien de personnel.

32
– De fait, nous étions attaqués commandant. Vous n’espériez tout de même pas qu’une élue
de sa majesté impériale reste cachée en attendant la fin de la bataille. J’ai fait ce qui était en mon
pouvoir pour repousser vos forces afin de nous permettre d’avoir cette discussion le plus rapidement
possible.
Le commandant émit un grognement, doublé d’un sourire.
– Ah si seulement tous les élus de l’Empereur avaient autant de cran, peut-être que ses lois
seraient mieux respectées. Vous nous avez cependant placés dans une fâcheuse situation, mon
homologue et moi-même car s’il vous était arrivé malheur... Enfin ! Nous allons faire contrôler vos
laissez-passer et vous faire préparer des quartiers pour la nuit. Pendant ce temps peut-être
accepterez-vous de dîner à ma table ?

Yoshiki s’inclina avec rigueur devant le commandant, rapidement imité par Magobei.
Senzu lui se contenta d’un signe de tête, ce qui lui valut l’inimitié de tous les samouraïs du Clan du
Lion présents. Plus tard, alors que les seconds du commandants étaient tous attablés avec nos héros,
la conversation se dirigea vers le sud, le Mur du Bâtisseur, et le devoir du Clan du Crabe -bref, vers
Senzu que les Lions n’appréciaient que peu, visiblement. Celui-ci tenta d’éviter le sujet en
multipliant les appels à trinquer -espérant noyer les questions dans l’alcool- mais en vain. En
situation de guerre les fiers officiers ne se laissent pas aller à la boisson, et Senzu lui-même ne
buvait ni ne mangeait. Inévitablement donc, le sujet dérapa.
– Mais dites-moi Kuni-san, demanda l’un des officiers, si vous êtes en charge de traquer les
sorciers et autres créatures souillées qui rôdent dans l’Empire : n’est-ce pas là la preuve que votre
clan ne parvient pas à endiguer la marée de ces engeances maudites ? Qu’il faillit à son devoir
éternel : nous protéger tous des forces impies de l’Outremonde ?

Les yeux de Yoshiki s’étrécirent derrière son masque. L’insulte était grossière et directe, indigne du
rang de celui qui la proférait. De toute évidence il voulait pousser le Kuni à la faute et lui faire
perdre la face. Elle attendit avec appréhension la réponse neutre et douce de Senzu qui pourtant
fouetta les sangs de l’officier l’ayant insulté :
– Certaines choses prennent racine dans l’Empire et gagnent en force parce que des faibles
tels que vous Lion-san, n’êtes pas à même de les voir ni de les stopper. C’est là que les miens
interviennent en effet.
– Commandant ! s’insurgea l’officier en se relevant brusquement. Je vous demande
l’autorisation de défier cet homme en duel à mort pour ses paroles !
– Il suffit Karada-san, cet homme est attendu par le Très Saint Fils du Ciel, il ne saurait être
question d’un duel à mort, dit le commandant avant de se tourner vers le Chasseur. Un duel au
premier sang vous satisferait-il, Kuni-san ? Pensez-vous que votre seigneur s’y opposerait ?
– Non, je suis libre de mes actes et risque chaque jour ma vie et mon âme pour accomplir
mon devoir. Ainsi soit-il.
Les deux hommes prirent place entre les tentes, ayant chacun leurs témoin.
Des Lions d’un côté bien entendu, et Yoshiki de l’autre.
Magobei, quant à lui, n’imaginait pas Senzu accepter un duel au premier sang. Les choses n’allaient
pas s’arrêter là, il en était certain. Les deux adversaires prirent position : Karada le sabre en garde
haute, mains levées au dessus de la tête, les yeux ronds comme des soucoupes et le visage fendu
d’un sourire inquiétant ; et Senzu penché en avant comme un chat, la main posée sur son sabre court
-son wakizachi. Ses yeux ne cillaient pas et fixaient sans émotion ceux de Karada, comme s’il
regardait à travers lui. Cela déstabilisa le Lion, qui scanda un kiai et feignit d’attaquer Senzu. Sans
résultat. Finalement, alors que Karada réaffirmait sa prise autour du manche de son sabre, Senzu
dégaina. Le katana de Karada tomba mollement au sol, encore tenu par l’une des mains du
samouraï, qui fixait son moignon avec une fascination morbide, avant de hurler de douleur. Le
commandant se leva, hors de lui.

33
-Kuni-san, nous avions dit au premier sang !
-Cet homme a insulté mon Clan et mon seigneur et malgré cela il vivra pour le raconter.
J’estime avoir fait preuve de magnanimité envers lui, Akodo Kanabe-sama.
Le commandant n’ajouta rien. Nul doute que ce jour là la lettre d’invitation de l’Empereur joua en
la faveur du Chasseur ou, qui sait, peut-être que le commandant n’avait pas non plus apprécié le
comportement de son officier ?
Cela mit bien entendu un terme au repas, et nos trois héros furent accompagnés jusqu’à leurs
quartiers tandis que l’on emmenait Karada, encore hurlant, voir les médecins du camp. Magobei
était pensif. Il avait enfin pu voir le Chasseur à l’action aujourd’hui en bataille et au cours d’un
duel, et il était clair qu’il y avait quelque chose de supérieur chez cet homme. Pas seulement au
niveau martial, mais aussi au niveau spirituel. C’était quelque chose de difficile à définir, Senzu
agissant comme s’il se sentait protégé par les cieux, que rien ne pouvait l’atteindre. Et il semblait
que c’était le cas.
Yoshiki quand à elle ne fut pas satisfaite de la façon dont le duel s’était déroulé, et elle le fit savoir.

– Vous n’aviez pas à répondre de ces provocations, Kuni-san. Tout ceci risque de nous
causer du tort sur la route ou pendant la cour.
– Je ne pouvais laisser cet homme insulter mon clan, ma famille et ma fonction sans réagir
magistrate-sama. La prochaine fois que ces hommes verront un Crabe, ils repenseront au moignon
de leur camarade.
– Si vous aviez salué le commandant comme vous le deviez, nous n’en serions jamais
arrivés là et vous le savez.
– Je ne saluerais pas plus bas un commandant qui attaque à la tombée de l’hiver et entraîne
ses hommes à l’abattoir. Ils ne prendront jamais le fort et n’en ont même pas l’intention.
– Il est honorable d’obéir sans discuter à ses supérieurs.
– S’ils ont tant d’hommes à perdre, qu’ils les envoient au Mur, nous saurons quoi en faire.
Yoshiki ouvrit la bouche, puis la referma.
L’excuse du Mur marchait trop souvent à son goût mais hélas à raison.
Elle soupira puis se rendit dans sa tente.
Le lendemain ils feraient route vers le palais Doji, vers la cour impériale.

34
Chapitre sept : Le palais Doji

– Qu’allez-vous faire de moi pendant cet hiver, Soshi-sama ? Interrogea Magobei alors
qu’ils voguaient sur les flots de la rivière de l’Heure du Loup, qui, pareille à une veine de cristal,
serpentait dans la vallée luxuriante de la famille Doji. Je veux dire que je ne me plaindrais pas
d’être payé à vous attendre au chaud dans une auberge, mais cela me paraît un peu...
– Absurde ? répondit Yoshiki. Je ne vois pas pourquoi. Vous êtes à mon service et je me suis
engagée auprès de vous après tout.
Le Chasseur et le navigateur ne pipaient mot, l’un contemplant le splendide paysage qui s’offrait à
lui, l’autre trop affairé à amener ses clients à bon port. Champs et rizières se succédaient, ponctués
d’arbres et de végétation millénaire qui, même en cette fin d’automne, tissaient le canevas d’un
décor à nul autre pareil. Les terres du Clan de la Grue étaient uniques, et respiraient la beauté et
l’éternité à chaque instant. Un être plus émotif que le Chasseur aurait vu dans celles-ci l’incarnation
même de ce qui pouvait pousser un membre du Clan du Crabe à poursuivre la lutte sur le Mur. Pour
Senzu il en était autrement. Ces terres n’appartenaient plus qu’à une bande de chiots égarés et
égoïstes qui se chamaillaient pour bénéficier de ses faveurs. De son avis, la grâce et la bonté de
Dame Doji avait depuis longtemps quitté le sang de ses descendants. Pour autant, il ne pouvait
s’empêcher d’embrasser la beauté des paysages qui défilaient devant ses yeux fixes. Enfin, après un
moment, il revint à des choses plus terre à terre et à la conversation de Yoshiki et de Magobei qui se
poursuivit jusqu’à ce qu’ils arrivent en vue du ponton d’accostage. Là, ils distinguèrent une
importante délégation qui s’organisait pour se mettre en route. Une vingtaine de soldats, dont pas
moins de cinq samouraïs montés sur de grands chevaux (probablement des montures achetées au
Clan de la Licorne), tous équipés de pied en cap et engoncés dans des armures laquées rutilantes,
escortaient un palanquin d’exquise qualité. Les pavillons que les bushis portaient dans le dos étaient
marqués du symbole de la famille impériale Seppun ; quand au palanquin laqué et couvert de
feuilles d’or, il ne pouvait que transporter une éminente personnalité de la cour.
Arrivant à quai, nos héros durent attendre quelques temps pour que la délégation achève de
s’organiser. Les samouraïs excellant dans le domaine, ils n’eurent pas longtemps à patienter.
Prudents, les escorteurs, membres de l’auguste famille Seppun et de l’ordre de samouraïs
« Miharu » demandèrent respectueusement à voir les papiers de Yoshiki et du Chasseur. Alors qu’ils
les contrôlaient, Yoshiki reconnut le blason gravé sur le palanquin.
– Vous escortez le très estimé seigneur Miya Yoto-sama ? demanda t-elle, un sourire sincère
ourlant ses lèvres.
– Je ne suis pas en mesure de vous confirmer cette...
– Et qui le demande ? Cette voix m’est familière, répondit une voix âgée depuis l’intérieur
du palanquin.
– La magistrate impériale Soshi Yoshiki, votre excellence ! Nous nous sommes rencontrés
lors du tournoi de topaze de Tsuma, il y a quatre ans de cela.
– Par les Fortunes, si je m’attendais ! Une ancienne championne de Topaze, et une si
gracieuse personne qui plus est pour m’accompagner jusqu’au palais Doji. Quelle merveilleuse,
merveilleuse surprise !
Yoto sortit immédiatement de son palanquin avec une célérité et une souplesse que pourraient lui
envier bien des gens de son âge. Assez grand, vêtu de robes de soies noires et or, le visage grignoté
par une fine barbe blanche, Yoto posa ses grand yeux sur Yoshiki tandis que son visage se fendait
d’un sourire allant presque d’une oreille à l’autre. Il observa attentivement Yoshiki pendant qu’elle
s’inclinait comme elle le devait devant un membre d’une famille impériale, un air enchanté sur le
visage.
– Vous avez bien changé depuis votre gempukku (rite de passage à l’âge adulte) ma chère,
c’est impressionnant. Quelle aura d’autorité ! Dit-il pendant que sa troupe surveillait les environs.
– Merci Miya-sama. Et vous n’avez pas pris une ride en ces quelques années. Je suis

35
surprise de ne pas vous voir à cheval ?
– Ah, à mon âge on ne fait que m’ôter de l’autonomie à chaque jour qui passe vois-tu...
Yoshiki fit une petite moue dubitative.
– Et il est plus attendu de moi que j’arrive à la cour enfermé entre quatre planches. Mais...
présente moi tes amis !
– Oui Miya-sama ! Voici le Chasseur de sorciers Kuni Senzu, et mon yojimbo le rônin
Magobei.
– Kuni Senzu que les crabes nomment Ô-Senzu pour ses faits d’armes si je ne m’abuse.
Répondit Yoto en lissant sa barbe, soudain captivé par le Chasseur. Vous êtes une figure d’exception
Kuni-san et je n’ai aucun doute que votre présence à la cour va délier les langues.
Senzu s’inclina simplement, avec respect, devant la figure impériale.
– Et un rônin. Comptez-vous le faire entrer à la cour ?
– Non, bien entendu votre excellence !
– Pourquoi ? il m’a l’air d’être un homme fort courtois.
– Mais seigneur Yoto, c’est un rônin. La cour...
– A parfois besoin de se rappeler les dures réalités de la vie dans l’Empire. Si vous en
répondez, je puis l’incorporer à ma suite pour cet hiver.
Le garde du corps de Yoto s’avança, outré, mais les paroles qu’il allait prononcer furent étouffées
dans l’œuf d’un seul geste du vieil homme.
– Yoshiki san fut la première shugenja de l’empire à devenir Champion de Topaze, elle est
depuis devenue l’un des magistrats les plus reconnus pour ses qualités et sa courtoisie. Si elle prend
ce rônin à son service, c’est que ce doit être une personne fort recommandable.
Magobei était choqué. Les choses allaient trop vite pour lui, et bien qu’il soit à l’aise dans la haute
société du fait de sa haute naissance (qui remontait à une autre vie), se rendre à la cour impériale en
tant que rônin pouvait s’apparenter à du suicide. Pour autant, la décision ne lui appartenait plus, car
lorsqu’un kuge comme Miya Yoto vous invitait à rejoindre sa suite, la seule chose que vous aviez à
répondre, c’était oui...
– Qu’en pense le légendaire pragmatisme du Clan du Crabe, Kuni Ô-Senzu-san ?
– Il se dit que la cour fabrique plus de rônin chaque année à force de manigances et
d’intrigues qui mettent sans cesse les seigneurs provinciaux en porte-à-faux. Devoir se confronter
aux conséquences de leurs jeux pourrait être un spectacle intéressant.
Les lèvres du vieil hommes se fendirent d’un sourire complice.
– Bien ! Qu’il en soit donc ainsi. Magobei-san vous faites donc partie de ma suite pour cette
cour d’hiver ! Que l’on veille à sa livrée lorsque nous atteindrons la cité du palais Doji. En route.
Les deux groupes voyagèrent donc ensemble, Yoshiki marchant à hauteur du palanquin pour
discuter avec son excellence. Ils échangèrent beaucoup de choses sur les années qui passèrent
depuis la dernière fois qu’ils s’étaient vus. Lui, juge du tournoi de Topaze, elle, participante. La
magistrate apprit notamment que le vieux kuge avait suivi sa carrière de près depuis sa nomination
en tant que magistrate impériale. Curieuse, Yoshiki profita de l’éloignement du Chasseur pour poser
quelques question au maître de l’héraldique impérial au sujet de Senzu. Yoto lui répondit qu’il ne
savait pas grand chose mais que le Chasseur était très respecté au sein du Clan du Crabe, à tel point
qu’il ne répondait de ses actes que devant le seigneur de sa famille, Kuni Yori -voire directement au
Grand Ours, Hida Kisada lui-même. Le fait que l’empereur ait accepté de laisser entrer un chasseur
de sorciers à la cour impériale allait semer un grand trouble, et cet hiver n’allait se passer comme
aucun autre de cela, il en était sûr. A la question du « pourquoi le Ô ? » Yoto répondit que c’était un
titre accordé aux meilleurs guerriers du Clan du Crabe - à ceux qui avaient pu, de par leurs actes,
sauver l’Empire d’un désastre.
Sur la route, ils croisèrent quantité de marchands ambulants venus pour tenter de vendre leur
nourriture ou leurs amulettes porte-bonheur aux voyageurs, mais aussi d’autres délégations ainsi
que des moines et prêtres en pèlerinage dans la région où le saint Empereur allait séjourner quelques

36
mois. Nombre de bannières aux couleurs vives envahirent la route, assez large et pavée pour
accueillir tout ce peuple qui circulait quasi exclusivement vers la grande cité.
Bientôt, en haut d’une haute colline, la ville du palais Doji et le palais lui-même se dévoilèrent aux
yeux de Yoshiki et de ses compagnons. Protégés par une haute muraille, ses trois quartiers étaient
irrigués par des canaux artificiels qui détournaient l’eau de la rivière pour aller plonger plus loin
dans la mer qui bordait le palais. Au nord ouest, des champs et des rizières veillaient à
l’alimentation de la cité, tandis qu’au sud le quartier portuaire grouillait d’activité. La délégation
fendit la foule comme un navire glissant sur les flots, traversa la rivière qui séparait les quartiers sud
et nord, puis fit halte dans une distinguée maison de bains afin de se délasser du voyage. Là,
Magobei se vit offrir un kimono de cour d’excellente qualité mais dépourvu de blasons. Ainsi vêtu,
il avala sa salive, il avait le sentiment de porter une pancarte de cible autour du cou. N’étant pas
homme à reculer et ayant, pour le peu qu’il avait pu discuter avec lui, sympathisé avec le seigneur
Yoto, il ne se laissa cependant pas aller. Il prit une grande inspiration, afficha un sourire entendu sur
son visage, puis rejoignit les autres qui le félicitèrent pour son élégante tenue. Une fois tout le
monde rafraîchi, la délégation se présenta à la muraille intérieure et à l’imposante garde Doji et
impériale à qui ils montrèrent patte blanche. Puis ils gravirent le long chemin qui montait en lacet
pour rejoindre le palais Doji qui faisait lui-même partie intégrante de la falaise et du front de mer.
Le bruit du ressac résonnait de plus en plus fort et l’odeur iodée de la mer fouettait désormais leurs
narines. Malgré l’hiver approchant, ils constatèrent qu’il faisait étonnement doux.
Pénétrant dans l’enceinte du palais, Senzu nota que l’essentiel de la garde était impériale,
confirmant la rumeur comme quoi le palais Doji ne comprenait ni dojo, ni garnison d’envergure.
Bien sûr, pour l’occasion, le Clan de la Grue avait dépêché ses meilleurs effectifs, mais cela n’était
en rien suffisant aux yeux du Chasseur qui ne put que constater combien les clans cousins se
laissaient aller à la suffisance et à la décadence pour négliger ainsi la sécurité de l’Empereur. Une
fois de plus, les rudes paroles de son seigneur au sujet de ses pairs de l’empire firent écho dans son
esprit, et si, en tant que voyageur il cherchait souvent à leur trouver des excuses, il devait admettre
qu’il y parvenait de moins en moins. Yoshiki parvint aux mêmes conclusions, mais jugea néanmoins
que les Miharu Seppun et les forces armées du Clan de la Grue savaient ce qu’ils faisaient.
A l’entrée du palais avaient été disposées des arches tori pour l’occasion.
Il s’agissait, selon les explications données, d’arches sacrées destinées à protéger les lieux des êtres
malfaisants qui pourraient en vouloir à la lignée impériale. Toute personne extérieure à la famille
impériale traversant ce « corridor » d’arches souffrait de désorientation et devait s’aider de la corde
tendue entre chaque arche pour cheminer jusqu’aux premières marches du palais. Quiconque
voulant s’en prendre à la lignée impériale perdrait connaissance, voire pire, serait foudroyé par les
kamis. Le seigneur Yoto, disposant du sang impérial dans ses veines et étant fort habitué à
l’exercice, traversa rapidement le couloir. Yoshiki peina d’avantage, fortement affectée, elle tituba a
plusieurs reprises, devant s’accrocher à la corde pour ne pas tomber. Magobei aussi fut fortement
affecté mais il fit preuve d’une dignité rare qui lui valut un bravo enchanté du seigneur Yoto à sa
sortie.
Enfin, vint le tour du Chasseur.
Il franchit les arches une par une, en quête d’un signe de la moindre gêne, en vain.
Marchant comme si de rien n’était, il franchit les protections sans broncher, ce qui estomaqua les
témoins présents -en particuliers les gardes impériaux et Miya Yoto lui-même.
– Mais comment ? S’exclama Yoto, décontenancé.
Tous les témoins étaient stupéfaits, c’était sans doute la première fois qu’un individu n’appartenant
pas à la lignée des Hantei -la lignée impériale- put dépasser la série d’arches sans ressentir l’effet de
leurs enchantements. Pour autant, devant l’affluence des invités, Yoto et les autres durent
rapidement franchir l’enceinte du palais lui-même. Le vieux kuge resta pensif pendant toute la
balade dans les somptueux jardins, que la délégation devait traverser pour atteindre les hauts
bâtiments d’un blanc pur aux toits bleu azur qui se confondaient avec le ciel. A l’ouest des jardins,

37
le plus grand lac artificiel que Yoshiki ait pu voir reflétait la façade du palais. Plusieurs grues s’y
ébattaient, leurs longs becs plongeant dans l’eau claire à la recherche de proies à dévorer. Nullement
dérangées par les cortèges bigarrés qui défilaient les uns après les autres devant leurs yeux, elles
marchaient sur leurs longues pattes avec grâce et mesure dans cette eau limpide. Bientôt les invités
de marque se massèrent dans la grande cour du palais avant qu’ils ne soient rapidement et très
courtoisement dirigés vers leurs quartiers respectifs. Yoshiki nota que la délégation de son clan
prêtait une attention particulière à l’arrivée singulière du Chasseur, tous étant à l’affût de la réaction
des autres émissaires quant à l’immunité de Senzu au pouvoir ancestral des arches sacrées.

Ils savaient.

Pour autant, et malgré les bavardages qui allaient déjà à bon train, tout le monde gagna les
appartements désignés par leur hôte, mettant la curiosité des diplomates présents en pause. Tous
purent prendre un bain régénérant avant de rejoindre la grande cour où la présentation devant sa
majesté impériale était de rigueur. Ainsi, toutes les délégations défilèrent pour présenter leurs
respects à leur Empereur, chacune déposant à ses pieds des cadeaux d’une valeur suffisante pour
acheter une petite province. Lorsque ce fut le tour de Yoshiki et de Senzu, après les délégations de
clans, celle-ci plaça Magobei à distance, en arrière. Sa qualité de rônin ne lui permettant pas
d’approcher l’Empereur d’aussi près que les personnes d’un rang aussi élevé que la magistrate et
qu’un membre émérite d’un clan majeur. En guise de présent, Yoshiki déposa celui que lui avait
fourni son clan : un petit miroir ouvragé cerné de jade sculptée représentant le blason de la lignée
Impériale et le soleil de la déesse Amaterasu. La voix de l’Empereur se fendit des deux refus
traditionnels avant d’accepter son beau mais impersonnel présent. Sa tâche étant accomplie, Yoshiki
s’apprêta à exécuter ses trois pas en arrière pour quitter la présence Impériale, quand Senzu arracha
le lacet qui entourait son cou. Au bout de celui-ci pendait un doigt de jade béni. Il le déposa
cérémonieusement au plus prêt des pieds de l’Empereur qu’il le pouvait avant de prendre la parole.
– Votre majesté impériale, ce que je vous offre n’a pas une grande valeur marchande. Mais
ce morceau de jade béni m’a protégé des forces impies depuis qu’il m’a été donné par mon sensei,
le défunt Kuni Godaigo. Il n’existe à ma connaissance pas de bouclier plus puissant contre
l’impureté et les choses qui ne doivent pas être nommées. Votre humble serviteur, Kuni Ô Senzu,
Chasseur de Sorcier, vous prie de bien vouloir l’accepter.
Espérant n’avoir point commis d’impair, le Chasseur osa jeter un regard en direction de Yoshiki, qui
acquiesça furtivement, impressionnée.
L’Empereur, couvert par l’ombre de son dais, se pencha vers son porte parole, Kakita Yoshi, la Voix
Impériale. Il lui murmura directement une réponse, chose qu’il n’avait pas faite depuis l’ouverture
des présentations.
– Sa Majesté Impériale vous fait savoir qu’elle s’en voudrait de priver un protecteur tel que
vous de son bouclier, et qu’il est sans doute plus qu’utile à votre cou.
– Son serviteur est sensible au soucis de la Majesté Impériale, mais lui et son seigneur se
sentiront plus rassurés si celle-ci acceptait de se munir de ce jade béni. Les pièges des forces du sud
sont nombreux et aucune protection n’est de trop pour s’en prémunir.
La cour retint son souffle.
L’évocation des forces du neuvième kami, celui-que-l’on-ne-peut-nommer, lui fit l’effet d’une gifle.
La trop récente perte de l’Impératrice et de l’un des enfants de l’Empereur aux mains de sectateurs
du neuvième kami donnaient cependant du poids aux paroles du Chasseur.
– Sa Majesté Impériale vous fait savoir qu’elle fait pleine confiance en sa garde, et même si
elle est touchée par votre geste, elle ne peut décemment accepter celui-ci sans remettre en cause la
compétence de celle-ci.
Miya Yoto observa les courtisans, devinant beaucoup de sourires cachés derrière les éventails
ouverts qui masquaient la moitié de leurs visages. Il pouvait même lire leur pensées : comment ce

38
bouseux de Kuni allait-il s’en sortir sans déshonorer la garde Impériale ?
Derrière son masque, le Chasseur sentit la pression de la cour, la même que peut exprimer un
prédateur prêt à fondre sur sa proie.
Pourtant, il n’en avait cure.
Ce terrain n’était pas le sien, mais il agit cependant avec une aisance et une élégance qui le surprit
lui-même.
– Votre garde est sans aucun doute irréprochable, votre Majesté Impériale. Mais que dire de
mon clan dont le devoir est de vous protéger, vous, et votre peuple de ce Mal qui ronge le sud ?
Cette mission ancestrale doit-elle être reniée ?
Les rumeurs enflèrent dans la cour tandis qu’elle attendait impatiemment la réponse de l’Empereur.
Yoto se prit à sourire : c’était au tour du Chasseur d’acculer l’Empereur. Pour autant il ne pouvait
pas s’empêcher de penser que la manœuvre était trop facile, comme si l’Empereur avait tourné les
choses de sorte à ce que cela débouche sur cette réponse.
– Non point, Kuni-san. Le devoir du Clan du Crabe ne sera pas remis en question. Sa
Majesté Impériale vous fait savoir qu’elle accepte de bon gré votre présent qu’elle estime être d’une
grande valeur.
Les rumeurs allèrent bon train après que Yoshiki, le Chasseur et Magobei aient pris congé (le rônin
n’étant pas autorisé à offrir un cadeau à l’Empereur). Plusieurs courtisans, dont beaucoup de
membres des Clans du Scorpion et de la Grue exprimèrent leur « sincère » admiration envers le
Chasseur et son cadeau et il devint rapidement évident que celui-ci allait devenir la coqueluche de la
cour cette année. A la fin des présentations, un nouvel arrivant prit place sur l’estrade impériale. Le
fils de l’Empereur, Sotorii, la mine crayeuse soulignée par un sourire mou, faisait enfin son entrée.
– Il doit être encore malade, se risqua un courtisan entourant nos héros, ouvrant une brèche
dans laquelle s’engouffrèrent ses homologues.
– Sans doute, mais cela devient inquiétant qu’il manque ainsi de force.
– Pourtant je vous assure que notre nourriture est des plus exquises ici, vous aurez
rapidement l’occasion de le vérifier d’ailleurs, Kuni-san.
Le Chasseur acquiesça machinalement, portant son regard perçant sur le rejeton Impérial. Ses sens
surnaturels et son instinct prirent automatiquement le dessus et ce qu’il ressentit ne lui plut pas du
tout. Ses yeux s’écarquillèrent de surprise, fort heureusement cachés derrière les fentes de son
masque.
– Vous allez bien Kuni-san ?
– Kuni-san ?
Il émergea de sa transe, la peau de son bras droit pincée par Yoshiki.
– Oui je... pense qu’il ne s’agit pas d’un problème lié à la nourriture Doji-sama, répondit-il à
l’un des courtisans tout en tentant de se recentrer sur son environnement. Dans sa tête, les pensées
fusaient.

Impossible. C’est impossible. C’est un cauchemar. Je dois prévenir mon seigneur au plus vite.

Le reste de la journée défila comme au ralenti pour le Chasseur qui fut contraint de contenter cette
légion de courtisans malgré le savoir interdit qu’il venait de découvrir et qui le rongeait de
l’intérieur. Son masque, s’il n’était pas conçu pour cela, fut bien utile pour dissimuler ses émotions
et son trouble, mais Yoshiki le perça à jour. Sans comprendre ce qui perturbait le Chasseur, elle
compensa les absences de son partenaire et l’aida à faire face à la marée de questions et de
sollicitations. Le soir venu, après le délicieux repas offert par la famille Doji, les courtisans se
séparèrent en groupes plus petits, laissant au Chasseur un répit bienvenu.

– Je dois voir votre seigneur au plus vite, Yoshiki-sama. Obtenez-moi une audience dans la
soirée et vous aurez l’éternelle reconnaissance du Clan du Crabe.

39
Interloquée, Yoshiki pencha la tête.
– Si tôt ? Vous savez combien il est difficile d’obtenir une entrevue avec lui même s’il est
présent à cette cour ?
– Quelque chose me dit qu’il ne fera pas de difficulté.
– Que voulez-vous dire ?
– Je crois savoir pourquoi il m’a fait parvenir cette invitation.
– Maintenant vous attisez ma curiosité, Kuni-san.
– Vous aurez le droit de participer à l’audience, je vous dois bien ça, mais je ne peux rien
révéler auparavant.
– Mais...
– Par ailleurs, vous êtes là pour m’aider, Soshi-sama.
Yoshiki resta muette un moment, fixant le Chasseur pour tenter de décrypter ses sentiments.
L’urgence était ce qui émergeait à la surface de son esprit. Il était tendu comme un animal mis en
cage sous couvert d’un faux manteau de sang-froid.
– Bien, je vais voir ce que je peux faire dans ce cas. Répondit-elle.

Une heure plus tard, le Chasseur était déjà introduit auprès du puissant seigneur du Clan du
Scorpion : Bayushi Shoju. Le visage intégralement caché derrière un masque ornementé et articulé,
il était vêtu des soies les plus fines qui dissimulaient habilement son bras droit chétif et difforme.
Altier et élégant, le bras gauche secouant un éventail odorant, il dardait ses yeux fins et inquisiteurs
sur son si pressé visiteur. Sa suite, composée de gardes du corps impressionnants, de son épouse, et
d’un shugenja musculeux ne le quittait pas non plus des yeux. Tous habillés de rouge, ils se
recouvraient le décor comme autant de taches de sang.
– Vous souhaitiez me voir au plus tôt d’après ma magistrate, Kuni-san ?
– Hai, oui seigneur Bayushi Shoju-sama. Répondit le Chasseur en s’inclinant fortement
devant Shoju, genoux au sol.
– Hé bien je vous écoute.
– Je dois rejoindre mon clan au plus tôt et j’ai besoin de votre appui pour priver sa Majesté
Impériale de ma présence.
– Allons, Kuni-san. Il n’est pas dans vos habitudes de parler comme un courtisan. Soyez
direct, nous sommes entre-nous ici. Que se passe t-il d’aussi urgent ?
– Je crois que vous le savez pertinemment, -sama, et que vous aviez besoin de moi pour
vous assurer que c’était possible.
Shoju lissa sa barbiche soyeuse qui partait en pointe vers sa poitrine.
– Et que ferez-vous de cette information ? Telle est la question...
– Il appartiendra à mon seigneur d’en décider, seigneur Bayushi Shoju-sama.
– En ce cas, permettez-moi de faire de vous le messager d’un courrier que vous aurez la
grâce de remettre au Grand Ours, votre seigneur.
– Il en sera fait selon votre désir.
– Parfait et oh, une dernière chose : Soshi-san vous accompagne durant ce voyage. Au
besoin elle pourra me transmettre la réponse de votre maître.
– Bien.

40
Chapitre huit : Les poissons morts

Yoshiki laissa le Chasseur quitter la place, désireuse de s’entretenir seule avec son seigneur.
Fortement inclinée, son front touchant le dessus de ses mains posées au sol, elle attendit que celui-ci
lui adresse la parole -ce qui ne tarda pas.
– Yoshiki-san, vous désirez ?
– Mon seigneur pardonnez-moi de vous prendre de votre temps, mais j’ai besoin de réponses
si je dois pouvoir servir au mieux vos intérêts.
– Je vois, pose donc tes questions.
– Qu’est ce que le Chasseur a donc pu voir pour qu’il réagisse de cette manière, votre
seigneurie ?
– Qu’est ce qu’un Chasseur tel que lui est entraîné à voir ?
– Le... la souillure, cracha presque Yoshiki comme si ce seul mot salissait son palais.
– Bien. Et quelle est la seule et unique possibilité qui l’empêche d’accuser quelqu’un d’être
souillé en ces lieux ?
– C’est qu’il s’agisse de … Par les kamis non. Cela ne se peut !
Le seigneur du Clan du Scorpion acquiesça d’un mouvement de tête, l’expression de son visage
étant totalement masquée par la porcelaine de son masque ouvragé. Confuse, la magistrate perdit un
moment pied, avant de se reprendre et faire montre d’une sincère dignité devant son maître.
Elle n’osa pas demander ce que contenait la lettre destinée au champion du Clan du Crabe, se
contentant de saluer bien bas le seigneur Shoju et de demander congé, ce qui lui fut accordé.
Dans les corridors, elle retrouva Magobei, qui l’interrogea sur sa soirée.
– Enrichissante, je dirais, répondit-elle d’une voix neutre. Dès demain nous partons pour le
sud par le premier bateau. Mon seigneur s’occupe des arrangements nécessaires.
– Déjà ? Remarquez, je ne vais pas me plaindre, je ne me sens guère à ma place ici.
Yoshiki se mordit les lèvres pour s’empêcher de répondre qu’elle partageait soudainement ce
sentiment. Savoir que la famille impériale pouvait être souillée était un tel cauchemar qu’elle avait
du mal à garder les idées claires. Cela dût se sentir, car le pertinent rônin décela le trouble de sa
maîtresse.
– Et qu’est ce qui nous chasse de la cour Impériale si tôt pour aller dans ces si
« charmantes » contrées du sud ? Demanda t-il avec humour.
– Nous devons rendre visite au seigneur Hida Kisada, maître du Crabe, au plus vite. C’est
tout ce que je puis te dire.
Magobei ouvrit la bouche, puis la referma.
– D’accord, je vais préparer mon baluchon et faire mes adieux à maître Yoto en ce cas.
Le lendemain, les courtisans du Clan du Scorpion s’affairaient à trouver une excuses et des
compensations valables pour l’absence de Soshi Yoshiki et du Chasseur, tandis qu’ils descendaient
déjà la longue rue qui les menaient au port du Palais Doji. Malgré les idées noires qui trottaient dans
leurs têtes ni le Chasseur ni Yoshiki ne purent s’empêcher de remarquer combien même les
demeures et commerces des castes inférieures étaient soignées et admirables. Les écriteaux étaient
peints de main de maître, les bois vernis et entretenus, les tenues des commerçants qui s’inclinaient
à l’entrée de leurs échoppe de bonne qualité. Tout ici respirait l’argent et l’opulence, mais aussi la
recherche du beau et de la perfection. L’objectif, non, la quête du Clan de la Grue rejaillissait sur
leurs serviteurs à l’évidence. La ville entourant le Palais étant entièrement pavée, nos trois héros
descendirent la rue sans salir leurs sandales malgré la neige qui tombait lentement et s’amoncelait
sur leur passage. Bientôt, ils rejoignirent un fier bâtiment du Clan de la Mante nommé « l’Orochi »
ou Serpent de Mer. Ils montèrent à bord, salués par les membres de l’équipage avant d’être
accueillis par son capitaine, un dénommé Orochi Jintaro. Celui-ci portait le nom de son navire,
comme tous les siens à l’exception de son seigneur, l’Empereur n’ayant pas donné de nom de
famille aux pourtant très anciens descendants des Clans du Crabe et du Lion qu’ils étaient.

41
– Ravis de vous recevoir à bord de mon navire mes seigneurs, je suis Orochi Jintaro. Soyez
les bienvenus !
– Merci Orochi-san. En combien de temps estimez-vous que nous pourrons rejoindre la Baie
des Poissons Morts ? Demanda Yoshiki.
– Hé bien le plus rapidement possible, tout dépend des conditions climatiques et des
éventuelles attaques que nous pourrions subir dans les eaux du sud mais... Je dirais quelques jours.
Rassurez-vous -sama, j’ai bien noté que vous étiez pressés par le temps et mon équipage et moi
sommes rodés à ce trajet. Tout se passera pour le mieux.
– Je suis shugenja. J’ai l’oreille des esprits de l’Air. Si d’aventure vous estimez cela utile,
faites le moi savoir.
– Bien -sama. Laissez mon équipe vous montrer vos quartiers à présent je vous prie.
Nos trois héros eurent alors tout loisir d’admirer la technologie et la beauté du bâtiment.
Contrairement aux jonques ordinaires que l’on trouvait partout dans l’empire, ce navire était percé
de nombreux mâts sur lesquels des marins jouaient les équilibristes, et il disposait de plusieurs ponts
ainsi que de petits quartiers réservés aux voyageurs. Lorsque les amarres furent jetées et les voiles
gonflées par le vent, l’Orochi se rua en avant, fendant la mer avec une célérité inattendue. Le rire du
capitaine et l’engouement des hommes d’équipage donnèrent du baume au cœur et allégèrent
quelque peu le poids qui pesait sur ceux de Yoshiki et du Chasseur.
– Pourquoi la Baie des Poissons Morts ? Demanda Magobei à la cantonade, une fois le trajet
consommé.
– C’est une région volcanique et il est arrivé plusieurs fois dans l’histoire de l’Empire que
des puissants tremblements de terre fassent augmenter drastiquement la température de l’eau de
cette vaste crique, faisant remonter une légion de poissons morts à la surface, répondit Yoshiki.
– Chaque tremblement a précédé une catastrophe dans l’Empire, acheva le Chasseur.
– D’un coup je me sens rassuré, merci.
Deux jours plus tard, alors que nos héros s’habituaient à la vie en mer, ils furent étonnés de voir
l’équipage s’affoler et se presser sans que les conditions météorologiques ne se prêtent à un tel
bouleversement. Sur la côte, au loin, ils pouvaient voir le château de la Vigie, un bastion mineur du
Clan de la Grue. Le capitaine vint prestement les voir pour leur désigner deux silhouettes noires qui
s’approchaient du navire à grande vitesse.
– Nous sommes pris en chasse et je doute que ce soit pour boire le thé, vos seigneuries !
– Je croyais que votre navire était le plus rapide capitaine ?
– Il l’est, sans les tonnes de marchandises que je transporte ! Il va falloir se préparer à un
abordage. Vous m’aviez parlé d’un don avec les esprits -sama, ce sera sans doute utile vu les
circonstances.
Yoshiki acquiesça simplement, prête à invoquer la fureur des vents et de la foudre sur leurs
agresseurs.
– Je ne crois pas qu’ils en veulent aux marchandises de l’Orochi. Notre départ aurait donc
attiré la suspicion... Et l’on ne souhaite pas que nous rejoignions le seigneur du Clan du Crabe, dit-
elle à ses camarades qui hochèrent tous deux la tête.
En effet les deux navires se rapprochaient, de plus en plus menaçants, poussés par des vents
favorables et rageurs dans leur direction. Toutes voiles dehors et le pont supérieur garni d’hommes
d’armes, ils ne brandissaient aucun pavillon mais peu de pirates pouvaient s’offrir les services d’un
shugenja. Yoshiki eut beau faire, ses appels aux esprits de l’Air ne compensèrent pas la vitesse des
deux bâtiments ennemis. La lutte des esprits déclencha une tempête qui tourbillonna autour des trois
bateaux avec fureur, faisant tomber la pluie et souffler des vents mauvais qui agitèrent la mer,
provoquant l’apparition de vagues de plus en plus meurtrières.
– Il y a un shugenja dans leurs rangs, hurla Yoshiki par dessus le bruit du vent. Je peux
l’attaquer mais je ne pourrais pas vous aider en échange capitaine !
– Tout me va si vous l’empêchez de brûler mes voiles ou de nous envoyer une lame de fond

42
-sama !
Yoshiki concentra sa volonté et rouvrit son troisième œil. Le monde des hommes s’effaça pour faire
place à celui des esprits. Bien entendu ici, l’Eau et l’Air se disputaient un territoire immense et il lui
fallut une poignée de secondes pour affirmer sa force mentale et éviter de se perdre dans ce grand
maelstrom spirituel. Elle en appela à ses kamis fidèles et en cajola d’autres pour assaillir le praticien
ennemi, brisant un objet sacré pour obtenir plus de faveurs. La foudre s’abattit sur le navire de
l’assaillant, droit sur le shugenja ennemi et les esprits de l’Air rapportèrent son cri de surprise et de
douleur à leur maîtresse.
Pendant ce temps les deux navires pirates s’étaient suffisamment rapprochés pour aborder l’Orochi.
Des dizaines de grappins fusèrent dans la tourmente pour s’accrocher au moindre morceau de
bastingage et bientôt ce fut la curée.
Magobei déduisit très vite que la marchandise n’était pas l’objectif de ces forbans, tant ils affluaient
pour attaquer la magistrate ou le Chasseur. Les premiers furent facilement éliminés, et moururent
dans une expression de stupeur qu’il avait trop souvent vu sur bien trop de visages. L’équipage se
battait également bec et ongles et faisait preuve d’un esprit d’équipe remarquable, démontrant que
l’exercice ne leur était pas inconnu. Au deuxième assaut les choses commencèrent à basculer du
côté des assaillants. Cette fois, il s’agissait de combattants expérimentés et très organisés -des
samouraïs sans aucun doute. Le Chasseur virevolta entre les mâts, ses deux lames courtes brillantes
comme deux soleils faisant des ravages dans les rangs ennemis totalement perturbés par
l’imprévisibilité des techniques du Kuni et par la rapidité de ses attaques. Yoshiki se redressa et fit
face au shugenja adverse dont la silhouette noircie apparaissait sur l’un des deux navires pirates.
Les deux levèrent la main et décochèrent chacun une énergie blanchâtre qui se cognèrent l’une
contre l’autre dans une gerbe d’étincelles. La scène avait une allure apocalyptique, et la lame de
Magobei ne faillit pas à protéger sa maîtresse, objet de bien des tentatives de meurtre. Il feintait,
bloquait, contrait, ripostait, sans jamais manquer son coup. Les techniques utilisées par l’ennemi lui
étaient bien trop familières et il bouillonnait de rage, ayant démasqué l’identité de ces « pirates ».
Le Chasseur fut défié par le chef des ennemis, ce qu’il accepta en fonçant sur lui en riant, avant de
le décapiter sans autre forme de procès. L’aisance de cet homme faisait toujours froid dans le dos à
Magobei, mais pour le coup elle tombait plutôt bien. Il tourna la tête afin de veiller sur sa maîtresse
pour la voir foudroyer une seconde fois le shugenja ennemi qui, cette fois, se consuma en un tas de
cendres. L’équipage de l’Orochi en termina avec les derniers « pirates » pendant que le temps
redevenait peu à peu normal.
Enfin, Yoshiki ordonna au capitaine Jintaro de ne couler qu’un seul navire, désireuse qu’elle était
d’inspecter celui où se trouvait leur chef et le shugenja en cendres. L’équipage arrima le navire
ennemi à l’Orochi, permettant à la magistrate de monter à bord. Magobei insista pour passer en
premier au cas où il resterait des hommes à bord mais ce fut superflu. Ils étaient tous morts lors de
l’assaut. Yoshiki ne trouva hélas rien permettant de relier ces « pirates » à un quelconque clan à
bord. Tout juste les esprits lui confirmèrent que le shugenja n’utilisait pas une école particulière.
Qui qu’ils aient été, ils avaient tout prévu et c’étaient battus jusqu’à la mort.
– Magistrate-sama je crois avoir reconnu le style d’une école particulière chez certains de
nos assaillants.
– Parlez, dites-moi.
– Il s’agissait de l’école Daidoji, si je ne me trompe pas.
– C’est une grave accusation, aussi soyez sûr de vous.
– J’en suis certain, -sama.
– En même temps, il n’y a pas d’autres clans qui contrôlent ces côtes. Je vous remercie pour
ces précisions, mais ne sautez pas aux conclusions hâtives. Il pouvait s’agir de rônin ayant
appartenu à cette famille.
– Oui. Comme c’est commode.
Encore tremblante des efforts qu’elle avait dû fournir dans sa lutte, Yoshiki regagna rapidement sa

43
cabine, prétextant devoir méditer sur l’attaque. Le capitaine se sépara de l’autre navire et remit le
cap sur la Baie des Poissons Morts tout en faisant le compte des blessés et des victimes de l’assaut,
laissant plus ou moins seuls le Chasseur et le rônin.
N’ayant pas beaucoup échangé avec le Kuni, Magobei se risqua à l’exercice.
– Vous n’avez pas démérité Kuni-sama durant cette attaque. Je n’ai jamais vu homme si vif
ni agile.
– Lorsque l’on combat seul l’indicible, l’on est amené à dépasser la nature humaine, tant au
niveau de l’instinct que du corporel.
– Je... comprends, -sama. Pour avoir vu ce contre quoi vous êtes amené à combattre, oui je
comprends. Est-ce que cela s’apprend ?
– Il faut accomplir une série d’épreuves que seul un shugenja peut avoir une chance de
réussir. Après quoi, vous êtes changé à jamais.
– Ainsi vous êtes également shugenja, un prêtre des esprits ?
– Je le suis, oui, même si mes voies sont plus martiales désormais et me ferment l’accès à
l’appel de nombreux esprits.
– Oui les shugenja sont sensés être pacifistes... Que dire du duel qui vient d’avoir lieu entre
ma maîtresse et l’autre shugenja ?
– Il y a parfois conflit. Les esprits eux-mêmes se servent quelque fois des hommes comme
vecteurs de leur colère et de leur rage. L’Orochi est protégé par des esprits puissants qui n’ont pas
apprécié être menacés par ceux de notre assaillant.
– Je vois... C’est tout un autre monde invisible qui existe sous nos yeux.
– En effet.
– Et vous, auriez-vous pu combattre le shugenja comme l’a fait maîtresse Yoshiki ?
– Non, je lutte contre l’impureté et la souillure. Je suis coupé de certains de mes dons
d’origine. Peut-être qu’un jour je pourrai rétablir ce lien, mais j’ai encore bien des choses à
apprendre dans la voie que j’ai choisie pour m’en préoccuper.
– N’êtes-vous point maître dans votre discipline ? J’en doute.
– Chaque créature, chaque sorcier est un nouveau défi. Il n’existe pas de maître chez nous.
C’est notre savoir commun, notre partage, qui nous ouvre l’accès à la connaissance et à la maîtrise.
– N’est-ce pas le cas de tout adversaire que d’être unique ?
– L’homme est plus facile à anticiper qu’une créature inconnue. Il est régi par un code, des
lois, un corps et ses limites. L’Outremonde n’a pas de limite.
– Je vois. Enfin je crois. Merci pour ces précisions Kuni-sama.
Le Chasseur hocha la tête, mettant un terme à la conversation.
Quelques jours plus tard, l’Orochi entamait son entrée dans la Baie des Poissons Morts, en vue du
« village » de l’Eau Pure dont les quais bourdonnaient d’activité. Devant la mine interloquée de
Magobei, le capitaine Jintaro prit la peine de lui expliquer ce qu’il en retournait au sujet de ce lieu.
– Oui ce village est en réalité une grande ville, c’est un site fortifié à la fois sur terre et en
mer, doté d’immenses digues et de barrières sous-marines destinées à stopper net toute menace
aquatique potentielle. Bref, bienvenue chez le Clan du Crabe.
Alors que l’Orochi se faufilait entre les esquifs qui pullulaient dans la baie, il fut soudain parcouru
de vibrations. Il fallut un certain temps à l’équipage pour réaliser que tous les navires étaient
affectés, et d’après la réaction des gens sur le port, le village de l’Eau Pure tout entier. Un puissant
tremblement de terre faisait trembler la région. Plusieurs maisons s’écroulèrent, la lave déborda du
volcan qui entra en éruption et l’eau commença à bouillonner par endroits. Les effets étaient
dévastateurs même si, par chance ou appui des esprits, la lave ne s’écoula pas directement dans le
village. Des quartiers entiers s’effondrèrent et plusieurs incendies se déclarèrent. Sur l’eau, les
premiers poissons morts commencèrent à venir flotter à la surface...

44
Chapitre neuf : Le Grand Ours

La première chose qui frappa Magobei et Yoshiki lorsque l’Orochi s’approcha du port fut l’odeur.
Un léger relent de souffre planait dans l’air, quelque chose de malsain et d’insidieux qui venait se
coller à leurs poumons et à leur palais, leur donnant une furieuse envie de cracher ce goût immonde
qui leur emplissait la bouche. Ce que l’on disait sur le sud était donc vrai, à commencer par la
puanteur qui y régnait du fait de sa proximité avec les terres de l’ombre : l’Outremonde. La Baie
était pourtant l’un des points les plus éloignés de la grande Muraille Kaiu, véritable monument de
pierre truffé de pièges et d’engins de sièges qui faisait barrage aux créatures vomies par
l’Outremonde, la lande tordue et malfaisante qui se trouvait à l’ouest des terres du Clan du Crabe.
Yoshiki se félicita intérieurement de ne pas avoir à se présenter au Mur, puisque le Palais Hida s’en
trouvait suffisamment éloigné et proche du village de l’Eau Pure. Magobei, lui, fut au contraire
déçu d’apprendre de la bouche des marins que le palais ne se trouvait pas proche de la Muraille, tant
il aurait voulu voir cet immense édifice de ses propres yeux. Pour le Chasseur, l’odeur agit comme
un réconfort. Il était de retour chez lui. Les trois héros débarquèrent dans la panique qui tétanisait la
ville. Les exercices réguliers exécutés chaque année n’avaient pas préparé les habitants à un tel
désastre, et même s’ils faisaient pour la plupart preuve d’une certaine discipline, il y avait trop de
foyers d’incendie, de quartiers effondrés sur eux-mêmes pour contenir la situation.
Yoshiki chercha un responsable, désireuse de mettre ses talents au service de la ville, lorsque la
cendre commença à tomber à gros flocons. Peu à peu les seules couleurs qui transperçaient le
manteau de grisaille étaient celles des flammes des incendies. La cendre recouvrait les failles dans
lesquelles les maisons s’étaient effondrées, rendant encore plus difficile l’acheminement des
secours et la respiration.
Yoshiki se démena pour la population, éteignant ici un feu, trouvant là les formes de vie sous les
gravats, assistée par Magobei qui hurlait ses ordres aux soldats du feu, et par le Chasseur qui
s’enfonça dans le cœur d’un incendie pour sauver un enfant perdu dans les flammes. La journée fut
longue et elle se termina par une longue file de gens faisant la chaîne pour arroser les derniers
foyers encore embrasés. Nos trois héros furent tout de même récompensés par un bon bain la nuit
venue, alors qu’ils s’engageaient dans l’un des établissement local non touché par la catastrophe. Le
repas fut copieux même s’il manquait du raffinement qu’ils avaient connu sur le territoire du Clan
de la Grue.
– Doit-on imaginer qu’il va se passer un terrible événement dans l’Empire après ce
tremblement de terre, si l’on en croit la légende bien sûr ? demanda Magobei, immergé dans l’eau
brûlante.
– La tragédie est déjà en marche, Magobei-san, répondit Yoshiki sur un ton amer.
– Il y a des choses que vous ne me dites pas, tous les deux. Je sais que je ne suis qu’un chien
errant, mais j’aimerais si possible savoir un minimum où nous mettons les pieds ? Pourquoi allons-
nous voir le Grand Ours, pour commencer ?
– Nous ne pouvons rien vous dire, et vous devrez vous en contenter. Tout prendra sens au
Palais Hida, répondit sèchement le Chasseur, coupant court à plus ample discussion.
Trop lasse pour se mêler de la conversation, Yoshiki se laissait aller au plaisir de la détente, les yeux
fermés.
Le lendemain, le Chasseur leur obtint des chevaux, et ils firent route vers le Palais Hida, laissant
derrière eux la grisaille, la mer et l’Orochi.
Après une nuit agitée et brumeuse, noyés dans leurs propres doutes et questions concernant l’éveil
du volcan, nos trois héros furent réveillés par les employés de l'auberge qui leur préparèrent un petit
déjeuner et quelques provisions pour le voyage. La large route qu’ils foulèrent finit par les conduire
devant un gigantesque poste frontière austère et imposant. Une queue interminable de marchands et
de dignitaires nobles se pressaient devant ses lourdes portes renforcées. La route se fit de plus en
plus sinueuse, serpentant entre des monticules rocheux de plus en plus titanesques, ayant également

45
l'avantage de fournir aux armées du clan du Crabe une défense aisée et économe en cas de
débordement. En approchant, Magobei réalisa cependant que les bâtiments n'avaient pas été
épargnés par les années. Les tuiles des pagodes étaient couvertes de mousse, et certains
effondrement de poutres et de chevrons marquaient ces chefs d’œuvres comme le feraient autant de
plaies béantes.
De fait, la toiture du donjon de gauche du poste frontière était presque totalement écroulée, ce qui
ne semblait pas outre mesure gêner les forces armées qui étaient ici très présentes. Partout, des
soldats armés de lances, armes lourdes, le dos garni de flèches et d'arcs, patrouillaient avec
concentration. Que ce soit sur les chemins surplombant le Chasseur, Yoshiki, et Magobei, flanquant
la file de visiteurs et de marchands, dans les bâtiments, les yeux avertis de ces soldats et samouraïs
étaient à l’affût. Le Chasseur et sa renommée, ainsi que le statut de magistrat Impérial de Yoshiki
leur épargna de longues heures d'attente à l'ombre de ces pics acérés, et ils fendirent la foule comme
un navire qui écarte les flots, s’attirant parfois quelques commentaires acides. Arrivant au pied du
colossal portique, le Chasseur discuta brièvement avec la garde, enfin la garde... l'armée du Crabe.
Pendant ce temps, les regards de Yoshiki et de Magobei s'attarda sur deux sinistres silhouettes
courbées et vêtues de robes noires, les traits dissimulés par d'amples capuchons. Penchées vers les
gens qui présentaient leurs papiers aux Hida, les deux encapuchonnés prononçaient quelques
diatribes et accomplissaient des signes complexes avec leurs mains, un rosaire entrelacé entre leurs
doigts nerveux et crochus. Leurs robes étaient frappées d'un blason symbolisant deux pinces rouges
sang entrecroisées -le même que celui du Chasseur. Alors que le capitaine des lieux s’apprêtait à
laisser entrer nos héros, une soudaine envolée d'oiseaux blancs dans le ciel prit tout le monde par
surprise. Quelques temps après, ils faisaient route vers le Palais Hida. Le ciel s'obscurcissait peu à
peu, à moins que ce ne fut le soleil lui-même qui perdait de sa force. Les ombres s'allongèrent et le
temps sembla s’échapper. Yoshiki et Magobei perdirent leurs repères peu à peu. L'air devint lourd,
pesant, oppressant comme un étau, donnant du mal à respirer, comme si les poumons se refusaient
de filtrer pareille atmosphère. Seul le Chasseur resta imperturbable lorsqu'il ressentit cette sensation
étouffante. Une sueur grasse coulait facilement des pores de la peau au moindre effort, attirant
quantité de moustiques et de vermine volante qui venaient s'en abreuver. L'eau qui s'accumulait
dans leurs bouches avait un arrière goût dérangeant de plus en plus prononcé, et les nombreux
samouraïs et gens du clan qu’ils voyaient crachaient d'ailleurs sans retenue ici. La dernière chose
qui étonna enfin Yoshiki et Magobei, c'était qu'à compter du moment où ils avaient pénétré dans les
terres du Crabe, ils n'avaient jamais vu quiconque désarmé. Enfant, vieillard, paysan, eta, épouse,
jeune fille... Tous portaient une arme ici, ou bien pouvaient disposer d'une arme à portée de main, ce
qui était interdit par les lois impériales concernant les basses castes.
Encore trop loin de la Muraille pour pouvoir la voir, Yoshiki et Magobei furent toutefois abasourdis
par l'agitation qui régnait ici. D'innombrables âmes veillaient au bon fonctionnement de l'armée et
de l'approvisionnement. Des ouvriers fourmillaient et croisaient samouraïs en armure intégrale,
messagers, marchands et délégations diverses. C'était immense, et ce labyrinthe ahurissant était
zébré de dizaines d'escaliers menant aux divers lieux essentiels du Palais. Ses hautes murailles, ses
bâtiments et les fameux escaliers étaient tous creusés à même la pierre brute et grise propre au sud
de Rokugan, ajoutant à l'austérité des lieux. Pour rejoindre le donjon principal, ils grimpèrent des
centaines de marches, croisant les visages parfois crasseux des samouraïs locaux. Enfin arrivés
devant l’entrée du palais, Yoshiki et Magobei eurent un coup au cœur lorsqu’ils levèrent les yeux
sur le sinistre vestige du crâne de l’oni dénommé Mangeur, qui couronnait l’entrée de la barbacane.
L’amplitude de ce qu’il restait de sa mâchoire étant assez grande pour gober un cheval, nos deux
compagnons furent parcourus d’un frisson glacé en tentant d’imaginer la taille que cette chose
faisait lorsqu’elle s’en prit au Clan du Crabe et le força à ériger sa célèbre Muraille. Le reste du
Palais Hida semblait avoir été taillé à même la roche, et disposait de quantité de goulets
d’étranglement, de passages facilitant les tirs d’archers ou le déversement d’eau bouillante.
Accueillis avec déférence, les trois voyageurs furent installés dans une pièce spartiate du palais,

46
uniquement garnie d'un baquet à ablutions et d'une table en bois grossier entourée de coussins de
paille. Sur la table trônait misérablement du saké et des boulettes de riz entassées dans une large
coupe. Des bâtonnets d’encens brûlaient sur la table, diffusant une agréable odeur chassant quelque
peu la puanteur de l’Outremonde. Une cheminée traversait verticalement la pièce, dans laquelle un
feu bruyant et nerveux diffusait une chaleur malgré tout bienfaisante. Tout ici, à quelques rares
exceptions était directement taillé dans la pierre ce qui différait drastiquement d’avec les bâtiments
faits de bois et de papier de riz du reste de l’Empire... Seuls quelques panneaux étaient faits de bois,
et là encore le matériau le plus résistant restait privilégié.
Tout ici respirait la mort et la guerre.
Une guerre interminable, immuable, inévitable...
– Je m’attendais à quelque chose du genre mais...
Le Chasseur fixa Magobei.
– Non, je voulais juste dire que c’est intense ici, on est constamment sur nos gardes.
– Un samouraï se doit d’être constamment sur ses gardes.
– Oui, bien évidemment, mais ici cela prend un sens plus... concret. Et encore, nous sommes
protégés par la pierre et l’armée de votre clan Kuni-sama. Je n’ose imaginer ce que l’on ressent
lorsqu’on est de garde sur le Mur.
– Votre habileté au sabre serait utile ici, vous pourriez ainsi vous rendre compte par vous
même de ce que cela fait.
– J’y réfléchirai si ma maîtresse me chasse, finit Magobei en se tournant vers Yoshiki,
apparemment très absorbée par ses pensées.
– Soshi-sama ?
– Hmm ? Désolée j’étais ailleurs, reprit-elle en se ressaisissant.
– Avez-vous déjà rencontré le Grand Ours ? Hida Kisada ?
– Jamais. C’est une personnalité rare qui ne peut guère s’absenter et venir à la cour à sa
guise. J’aurais autrefois été très enthousiaste à l’idée de le rencontrer, mais aujourd’hui...
La cour du seigneur Hida Kisada, dit le Grand Ours, était totalement aux antipodes de celles de ses
homonymes. L’étage avait été dépouillé de ses panneaux shoji, créant un gigantesque espace dans
lequel se retrouvaient les généraux et leur table de bataille, les samouraïs d’élite qui festoyaient, les
diplomates des autres clans qui patientaient, et enfin le seigneur Kisada assis sur son trône de pierre.
La gorge nouée, Yoshiki suivit le Chasseur, sachant qu’ici, aussi loin que l’on puisse être de la
capitale, ses titres ne lui valaient pas autant de prestige que dans le centre de l’Empire. Qui plus est,
la gigantesque carrure du Grand Ours l’intimida fortement. Certainement haut de deux mètres, large
comme deux hommes, des mains immenses capables d’englober la tête d’un enfant, un cou de
taureau, l’homme, si tant est qu’on pouvait l’appeler ainsi dardait ses yeux gris acier sur ses invités.
Caparaçonné dans sa magnifique armure qui amplifiait sa carrure, son fidèle tetsubo (grande
matraque ferrée) à ses côtés, il grognait quelques réponses rapides et brèves de sa voix de stentor
aux courtisans et officiers qui venaient le solliciter.
Le Chasseur fut vite accueilli, prouvant une nouvelle fois l’importance qu’il pouvait avoir dans son
clan et aux yeux de son seigneur.
– Je t’écoute, Ô Senzu-san, dit le Grand Ours après que le Chasseur se soit agenouillé et ait
salué son maître.
Yoshiki tiqua un peu devant le titre de Ô donné par Kisada à son sujet, Ô signifiant « le grand »
dans une antique forme d’étiquette étant jugée obsolète par la cour de nos jours.
– Seigneur Hida Kisada-sama, maître, voici que je viens à vous comme porteur d’une bien
sinistre nouvelle. De celles qui ne doivent être entendues que par vous et votre cour.
Kisada donna congé aux courtisans étrangers et rappela ses hommes à l’ordre. Senzu put
poursuivre.
– Après que j’ai libéré le Clan du Scorpion de la présence d’un monstrueux oni, j’ai reçu
l’invitation de sa Majesté Impériale de me rendre à sa cour. Désireux de porter votre voix et notre

47
cause jusqu’à son oreille, j’ai accepté. Mais ce que j’ai découvert là-bas est abominable, mon
maître... Le fils de l’Empereur, Hantei Sotorii, est fortement souillé.
– Comment ?!? Tu es sûr de ce que tu affirmes ?!?
– Oui, mon maître, répondit Senzu en se redressant. Par ailleurs j’ai été fait messager du
seigneur du Clan du Scorpion qui a arrangé notre départ précipité de la cour. Malgré cela, nous
avons été agressés sur notre trajet, ce qui nous laisse à penser que ma découverte n’est pas passée
inaperçue.
Le Grand Ours jeta un bref regard à Yoshiki, ignorant totalement Magobei.
– Il est clair que le maître des secrets, Bayushi Shoju, se doutait de la condition du fils de
l’Empereur et qu’il a fait en sorte que je puisse confirmer l’impensable.
– Donne-moi ce message, grogna presque Kisada, tendant l’une de ses imposantes mains
vers Senzu, qui lui remit le pli de ses deux mains.
Le Grand Ours lut la lettre de son homologue du Clan du Scorpion, ses yeux se plissant à mesure
que sa lecture avançait. Finalement il se leva, surplombant toute la salle de son immense stature.
– La lignée des Hantei est bel et bien tarie comme je l’avais affirmé depuis toujours. Nous
en avons désormais la preuve et il est de notre devoir de renverser cette lignée avant qu’elle ne
plonge l’Empire dans le chaos.
Mon clan, à moi !

Nous sommes en guerre !

48

Vous aimerez peut-être aussi