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Descartes, Le Corps de L'animal Et Le Corps de L'homme.
Descartes, Le Corps de L'animal Et Le Corps de L'homme.
Le modèle de la machine
Si on élimine ainsi l'âme comme principe de mouvement et qu'on s'en tient aux seules
propriétés géométriques de la matière pour expliquer le corps, c'est alors le modèle de la
machine qui s'impose, « une machine qui se remue de soi-même », un automate naturel
comparable à « des horloges, des fontaines artificielles, des moulins et autres semblables
machines, qui n'étant faites que par des hommes, ne laissent pas d'avoir la force de se
mouvoir d'elles-mêmes[7] ».
Le mouvement de ces machines peut s'expliquer par la seule disposition de leurs
organes. Ainsi, dans une horloge par exemple, le mécanisme est composé par un
système de rouages s'entraînant les uns les autres, eux-mêmes mis en mouvement par
des poids qui obéissent à la seule loi physique de la pesanteur. De même il faut se
représenter que Dieu — ou la nature — a disposé dans le corps toutes les pièces qui
sont requises pour son fonctionnement.
Tous les mouvements que nous faisons sans que notre volonté y contribue
(comme il arrive souvent que nous respirons, que nous marchons, que nous
mangeons, et enfin que nous faisons toutes les actions qui nous sont communes
avec les bêtes) ne dépendent que de la conformation de nos membres et du cours
que les esprits excités par la chaleur du cœur, suivent naturellement dans le
cerveau, dans les nerfs et dans les muscles, en même façon que le mouvement
d'une montre est produit par la seule force de son ressort et la figure de ses
roues[8].
Ainsi l'automate créé par l'homme, la machine, est tout à fait comparable à l'automate
créé par Dieu, le corps. La seule différence entre le corps et la machine tient au fait que
Dieu crée des machines infiniment plus perfectionnées que celles des artisans. Le corps
est « une machine qui ayant été faite des mains de Dieu, est incomparablement mieux
ordonnée, et a en soi des mouvements plus admirables qu'aucune de celles qui peuvent
être inventées par les hommes[9] ».
De la physiologie à la psychophysiologie
Or, si l'on suit bien cette énumération, on s'aperçoit que Descartes rend compte
mécaniquement non seulement des fonctions biologiques du corps : l'alimentation, les
battements du cœur, la respiration, la croissance des membres, etc., mais aussi des
fonctions mentales : sens, imagination, mémoire, et jusqu'aux passions. C'est non
seulement une physiologie mécanique du corps mais une psychophysiologie mécanique
des passions que Descartes inaugure ici.
Les passions c'est à dire « toutes les pensées qui sont excitées en l'âme sans le
concours de la volonté (et par conséquent sans aucune action qui vienne d'elle) par les
seules impressions qui sont dans le cerveau[11] ». Les passions de l'âme sont des
actions du corps, elles sont en nous sans nous, elles sont bien des pensées, mais des
pensées qui ne doivent rien à notre volonté, et elles ne pourraient être en nous si notre
corps n'existait pas.[12]. Parce qu'elles se manifestent par des « états d'âme » singuliers,
elles passent souvent pour la forme la plus haute de l'expression de la personne, alors
qu'elles ne sont que l'effet d'une « particulière agitation des esprits[13] ».
« Ce sont des perceptions ou des sentiments, ou des émotions de l'âme, qu'on
rapporte particulièrement à elle et qui sont causées, entretenues et fortifiées par quelques
mouvements des esprits[14] .»
Ainsi la cause de l'amour, de la haine, de la joie, de la tristesse ou du désir « n'est pas
dans le cerveau seul, mais aussi dans le cœur, dans la rate, dans le foie et dans toutes
les autres parties du corps[15] ». L'amour passion (qu'il faut distinguer de l'amour
rationnel) n'est ainsi « qu'une pensée confuse excitée en l'âme par quelque mouvement
des nerfs[16] ».
C'est cette idée de l'amour qu'il reprend dans une lettre à Chanut pour expliquer les
« causes qui nous incitent souvent à aimer une personne plutôt que l'autre[17] ». Il y fait
part d'un exemple personnel. Il avait constaté, dit-il, qu'il éprouvait une curieuse attirance
pour les femmes « louches » (comprenez : atteintes de strabisme), attirance qu'il explique
de la manière suivante :
Lorsque j'étais enfant, j'aimais une fille de mon âge, qui était un peu louche ; au
moyen de quoi l'impression qui se faisait par la vue en mon cerveau, quand je
regardais ses yeux égarés, se joignait tellement à celle qui s'y faisait aussi pour
émouvoir en moi la passion de l'amour, que longtemps après en voyant des
personnes louches, je me sentais plus enclin à les aimer qu'à en aimer d'autres,
pour cela seul qu'elles avaient ce défaut ; et je ne savais pas néanmoins que
c'était pour cela[18].
L'explication de cette survivance est là encore toute mécanique :
Les objets qui touchent nos sens meuvent par l'entremise des nerfs quelques
parties de notre cerveau, et y font certains plis, qui se défont lorsque l'objet cesse
d'agir ; mais la partie où ils ont été faits demeure par après disposée à être pliée
derechef en la même façon par un autre objet qui ressemble en quelque chose au
précédent[19].
Il n'y a là rien d'autre que la résurgence mécanique d'une liaison antérieure entre
l'image de la petite fille et une certaine émotion qui l'accompagnait ; un pli dans le
cerveau rien de plus. Là où le psychanalyste s'appliquerait à rechercher une obscure
signification symbolique et en appellerait au langage de l'inconscient, Descartes propose
une explication purement mécanique. Nul besoin de supposer un mythique inconscient,
« un autre moi, un moi qui a ses préjugés, ses passions et ses ruses, une sorte de
mauvais ange, diabolique conseiller[20] » dit Alain, fidèle lecteur de Descartes, qui
poursuit : « On dissoudrait ces fantômes en se disant simplement que tout ce qui n'est
pas pensée est mécanisme, ou encore mieux que tout ce qui n'est point pensée est
corps. » Une explication physiologique suffit. Qui plus est, la connaissance de ces
mécanismes libère l'âme de cette tyrannie du corps : Descartes constate à propos de sa
passion pour les femmes « louches » : « Depuis que j'y ai fait réflexion et que j'ai reconnu
que c'était un défaut, je n'en ai plus été ému[21]. »
De l'animal-machine à l'homme-machine ?
On pourrait alors penser que la porte est ouverte au matérialisme de quelqu'un comme
La Mettrie [22], qui glisse progressivement de l'animal-machine à l'homme-machine. Le
développement contemporain des neurosciences et les débats sur l'intelligence artificielle
renforcent cette idée que c'est la matière qui pense. Le fonctionnement du cerveau
humain pensé sur le modèle de l'ordinateur est susceptible de rendre compte à lui seul de
l'ensemble de l'activité mentale. Le titre du livre de Robert Changeux L'Homme neuronal
est, de ce point de vue, significatif.
Suivre ce chemin qui va du mécanisme au matérialisme serait cependant faire un
grave contresens sur la pensée de Descartes. En effet, s'il inclut la vie affective dans son
explication mécaniste, Descartes prend bien soin d'en exclure absolument les fonctions
intellectuelles. Celles-ci relèvent exclusivement d'une toute autre réalité, l'âme,
débarrassée de toute implication physique, ou plutôt l'esprit, mens, dont toute la nature
n'est que de penser, et qui pourrait très bien exister, même si le corps n'existait pas. Ainsi
si l'homme est en tout point comparable à l'animal quand on considère son corps, il s'en
différencie radicalement dès lors que l'on considère que lui, et lui seul, possède cette âme
qui lui permet de penser, de vouloir et de raisonner, c'est-à-dire d'échapper au règne de
la nature auquel pourtant il est appartient.
Descartes opère certes une double réduction : celle du corps de l'homme au corps de
l'animal, et celle du corps de l'animal à la machine. Cela ne signifie cependant
absolument pas qu'il fait de l'homme lui-même une machine, pour la simple et bonne
raison que l'homme n'est pas réductible à son corps. Il a une âme raisonnable qui le
différencie radicalement de l'animal. Il semble ainsi que Descartes n'ait tant insisté sur
l'identité entre le corps de l'homme et le corps de l'animal que pour mieux mettre en
évidence la coupure ontologique entre l'homme et l'animal.
La rupture ontologique
On voit ainsi que ce qui fait que l'homme est homme et non animal, c'est son esprit,
doué de raison et de volonté, cette conscience qu'il a d'exister parce qu'il pense. L'animal
parce qu'il ne possède pas cette faculté est totalement différent de l'homme. Et
contrairement à ce que défend Montaigne par exemple, la différence ainsi introduite n'est
pas de degré, mais de nature, car « les bêtes n'ont pas moins de raison que les hommes,
elles n'en ont point du tout [27] ». Certes les animaux ont des comportements
parfaitement adaptés qui peuvent laisser croire qu'ils sont capables de se représenter
une situation et d'inventer des solutions, ils paraissent même parfois plus adaptés que
l'homme lui-même :
Je sais bien que les bêtes font beaucoup de choses mieux que nous, mais je ne
m'en étonne pas, car cela même sert à prouver qu'elles agissent naturellement par
ressorts ainsi qu'une horloge, laquelle montre bien mieux l'heure que notre
jugement ne nous l'enseigne [28].
Cela ne prouve pas que l'animal raisonne, mais seulement que la Nature l'a construit
ou programmé pour qu'il soit parfaitement adapté à son milieu. Dans son comportement
ce n'est pas son intelligence qu'il faut admirer mais la prévoyance de la Nature.
Mais nous sommes ici devant une nouvelle difficulté. Pour ne pas réduire l'homme au
fonctionnement d'un corps machine, et ne pas réduire l'âme à n'être qu'un simple mode
du corps, nous risquons maintenant de mettre le corps entre parenthèses, voire même de
le nier. Le corps ne serait plus une donnée pertinente pour définir l'homme. Encouragés,
semble-t-il, par Descartes lui-même qui écrit : « Je ne suis pas cet assemblage de
membres que l'on appelle le corps humain [29] », nombreux sont ceux qui considèrent
que l'homme ne se définit que par l'âme, le corps n'étant en lui que la marque de
l'animalité. La limite entre l'homme et l'animal passerait en fait à l'intérieur de l'homme par
la frontière entre l'âme et le corps.
L'âme n'est pas dans le corps comme le pilote dans son navire
Nous ne constatons pas mais nous éprouvons ce qui affecte notre corps. Nous
n'enregistrons pas la douleur, la soif, la faim, comme le ferait le pilote qui consulte les
cadrans de son tableau de bord, elles sont vécues au plus profond de notre être, leurs
exigences nous bouleversent tout entier, corps et âme :
La nature m'enseigne aussi par ces sentiments de douleur, de faim, de soif, etc,
que je ne suis pas seulement logé dans mon corps, ainsi qu'un pilote en son
navire, mais, outre cela, que je lui suis conjoint très étroitement et tellement
confondu et mêlé, que je compose comme un seul tout avec lui. Car, si cela n'était,
lorsque mon corps est blessé, je ne sentirais pas pour cela de la douleur, moi qui
ne suis qu'une chose qui pense, mais j'apercevrais cette blessure par le seul
entendement, comme un pilote aperçoit par la vue si quelque chose se rompt dans
son vaisseau[37].
La connaissance que j'ai de mon corps n'est donc pas une connaissance intellectuelle,
mais une connaissance vécue, c'est dans l'expérience intime de la douleur, du plaisir, de
la faim ou de la soif que je prends conscience de mon être incarné. Entre l'âme et le
corps, mêlés au point de ne plus faire qu'un, l'interaction est intime et permanente, le
corps agit sur l'âme et l'âme agit sur le corps. C'est cette réciprocité dans laquelle toute
l'âme s'unit à tout le corps et se confond avec lui qui fait l'originalité et la spécificité de
l'homme[38].
CONCLUSION
Le corps de l'homme, devenu « corps humain » par son union avec l'âme, a-t-il encore
quelque chose à voir avec le corps de l'animal ? La réponse est peut-être à chercher
dans une fiction que Descartes propose dans la Vème partie du Discours[58] :
Et je m'étais particulièrement ici arrêté à faire voir que, s'il y avait de telles
machines qui eussent les organes et la figure extérieure d'un singe ou de quelque
autre animal sans raison, nous n'aurions aucun moyen pour reconnaître qu'elles
ne seraient pas en tout de même nature que ces animaux ; au lieu que s'il y en
avait qui eusse ressemblance de nos corps, et imitassent autant nos actions que
moralement il serait possible, nous aurions toujours deux moyens très certains
pour reconnaître qu'elles ne seraient point pour cela de vrais hommes. Dont le
premier est que jamais elles ne pourraient user de paroles ni d'autres signes en les
composant, pour déclarer aux autres nos pensées […] Et le second est que, bien
qu'elles fissent certaines choses aussi bien ou peut-être mieux que nous, elles
manqueraient infailliblement en quelques autres, par où on reconnaîtrait qu'elles
n'agiraient pas par connaissance, mais seulement par la disposition de leurs
organes.
Supposons donc avec Descartes que l'ingéniosité humaine permette de fabriquer un
automate qui, en tous points, reproduirait le corps et les mouvements de l'animal ; rien
alors ne permettrait à l'observateur de dire : celui-ci est une machine, celui-là est un
animal. On en reste aux grands principes du mécanisme, de l'animal-machine. Mais, si
par contre on construisait une machine supposée imiter l'homme, la supercherie serait
tout de suite démasquée, car à cette machine, aussi parfaite soit elle, manquerait le
langage, et l'invention.
— Le langage d'abord : le véritable langage, et non le bruit que font les passions. La
parole humaine n'est pas de l'ordre de la mécanique. Certes on peut concevoir des
machines qui parlent, qui, à une sollicitation donnée, peuvent répondre par l'émission de
certains sons, mais il n'y a là que de la programmation. Pour Descartes les choses sont
claires : l'animal ne parle pas, et cela « non parce que les bêtes ont moins de raison que
les hommes, mais qu'elles n'en ont point du tout[59] ». Certes l'animal exprime et
communique, mais il est totalement incapable de construire un énoncé composé qui
fasse connaître non ses besoins, son plaisir ou sa douleur, mais ses pensées[60].
— L'invention ensuite : ce qui manque à la conduite animale c'est la plasticité, la
capacité de résoudre des problèmes, d'innover. L'animal est réglé par l'instinct, et il
arrivera toujours un moment où une situation imprévue le prendra en défaut, le laissant
démuni. L'instinct règle le corps de l'animal pour résoudre à la perfection certaines
fonctions, mais hors de cette programmation, ses capacités d'invention sont voisines de
zéro : il est « bête ». L'homme au contraire est un ingénieux technicien, sans cesse il
invente de nouvelles réponses aux embûches du milieu. Raison, intelligence, volonté font
que l'homme vit dans un environnement qu'il a lui-même humanisé, qu'il modèle à son
image.
Cette fiction est riche d'enseignements. On l'interprète ordinairement en y voyant la
réaffirmation du fossé infranchissable qui sépare l'homme de l'animal. Ce qui est exact,
mais il faut aller plus loin. Ce qui est affirmé ici comme irréductible l'un à l'autre, ce n'est
pas seulement l'homme et l'animal, c'est le corps de l'homme et le corps de l'animal.
C'est par l'observation extérieure que l'on s'aperçoit que la confusion n'est pas possible.
L'homme parle, et cela suffit à identifier son corps comme corps humain. « Le langage est
le seul signe certain d'une pensée latente dans le corps[61]. » À travers sa voix, à travers
ses gestes, l'homme témoigne de son être incarné. Son corps est une pensée en acte, et
cela se voit, et cela s'entend. Le corps humain est signe, le signe de l'âme qui
l'habite. On est moins loin qu'on aurait pu le penser de la notion de « corps vécu » et de
la Phénoménologie. Car c'est bien en fin de compte dans sa manière « d'être au monde »
à travers son corps que se révèle l'humanité de l'homme. L'homme n'est pas homme
quand il pense et bête quand il boit, mange, respire ou fait l'amour. Le corps de l'homme
est lui aussi humain.
On touche là à toute l'ambiguïté du statut du corps humain : d'une part, comme les
animaux il est régi par des mécanismes où il serait vain de chercher une âme quelle
qu'elle soit ; par là l'homme appartient bien au règne animal. Mais d'autre part, ce corps
est comme sublimé, transfiguré parce que, de toutes parts, la pensée rayonne à travers
lui, et la fracture est alors totale entre l'homme et l'animal. Continuité ou rupture ? On
pourrait dire que l'homme et l'animal appartiennent au même règne, au même genre,
mais la présence ou l'absence de l'âme raisonnable fait de l'un un animal raisonnable et
de l'autre une « bête » ou une « brute », termes que Descartes utilise souvent pour
désigner l'animal sans raison[62].
Il ne s'agit cependant pas de tomber dans la caricature. Le corps de l'animal est une
machine, mais il n'est pas question de lui enlever ce qui fait cependant sa différence avec
la machine : il vit et il sent. Le Père Malebranche, dit-on, tapait volontiers sur son chien en
prétendant qu'il ne sentait rien. Descartes ne va pas jusque là. Il refuse la pensée aux
bêtes, mais non la vie et la sensibilité. « Je ne refuse la vie à aucun animal, car je crois
qu'elle consiste dans la seule chaleur du cœur. Je ne lui refuse même pas la sensibilité,
dans la mesure où elle dépend d'un organe corporel[63]. » Quant aux mouvements de
nos passions, « ils peuvent être dans les bêtes, et même plus violents qu'ils ne sont dans
les hommes, sans qu'on puisse pour cela conclure qu'elles aient des pensées [64]»
Lettre au Marquis de Newcastle, 26 novembre 1646.
Et il arrive même à Descartes de concéder : « Bien que je tienne pour démontré qu'on
ne peut prouver qu'il y a une pensée chez les bêtes, je ne crois pas cependant qu'on
puisse démontrer qu'il n'y en a pas, parce que l'esprit humain ne pénètre pas leur
cœur[65]. »
À la fois frère de l'animal, parce qu'ils appartiennent au même règne, l'homme a aussi
le pouvoir d'être son maître, parce qu'il s'en distingue radicalement. Descartes en tire des
conséquences pratiques : l'animal est à la disposition de l'homme. Puisqu'il n'a en lui
aucune pensée, il peut être domestiqué, utilisé, tué et même mangé. Descartes lève tous
les scrupules des végétariens ! Parlant de sa conception de la vie, il écrit : « Mon opinion
est moins cruelle à l'égard des bêtes qu'elle n'est pieuse envers les hommes qui ne sont
plus asservis à la superstition des Pythagoriciens et qui sont délivrés du soupçon de
crime toutes les fois qu'ils mangent ou tuent des animaux[66]. »
Cependant l'homme ne peut oublier que s'il n'est pas une bête, ou une brute, il n'est
pas non plus un Dieu. Curieusement Descartes atténue la visée prométhéenne d'un
homme maître de l'univers. Dans la lettre à Élisabeth du 15 septembre 1645, il dénonce
tout ce qu'il peut y avoir de « présomption impertinente » dans le fait pour l'homme de
croire que la terre entière est à sa disposition, et d'attribuer aux autres créatures des
imperfections qui justifieraient le pouvoir qu'il prend sur elles. C'est à Dieu seul, et non à
l'homme que revient la charge de conduire le monde.
Car si on s'imagine qu'au delà des cieux, il n'y a rien que des espaces
imaginaires, et que tous ces cieux ne sont faits que pour le service de la terre, ni la
terre que pour l'homme, cela fait qu'on est enclin à penser que cette terre est notre
principale demeure, et cette vie notre vie meilleure ; et qu'au lieu de connaître les
perfections qui sont véritablement en nous, on attribue aux autres créatures des
imperfections qu'elles n'ont pas, pour s'élever au-dessus d'elles et entrant en une
présomption impertinente, on veut être du conseil de Dieu, et prendre avec lui la
charge de conduire le monde, ce qui cause une infinité de vaines inquiétudes.[67]
Débarrassant le corps de toute référence à un principe mystérieux Descartes a en
quelque sorte rendu le corps à lui-même. Solidaire du vaste mouvement de
« désenchantement du monde » qui a marqué l'âge classique, il libère le corps des
fantômes qui le hantaient.
Mais ce nouveau statut du corps requiert aussi un nouveau statut de l'homme, quelque
chose comme une nouvelle anthropologie. À la fois corps et esprit, sans être jamais
exclusivement l'un ou l'autre, l'homme de Descartes a à s'inventer comme homme. Ni
dieu ni bête, il a à être un « vrai homme ».
Tel est le rôle de la morale, qui prend nécessairement en compte la part d'obscurité,
et, ce faisant, la part de risque, qui est en nous : entre la clarté d'une science issue d'un
entendement parfaitement éclairé, et la confusion de la sensibilité, la morale a à inventer
son chemin. Le « vrai homme » c'est l'homme « généreux », celui qui se donne sans
compter à cette quête du bien, celui qui a « la ferme et constante résolution de bien user
de sa volonté, c'est-à-dire de ne jamais manquer de volonté pour entreprendre et
exécuter toutes les choses qu'on jugera les meilleures[68] ». Cette force du bien conduit
à la véritable estime de soi, celle qui repose sur la pleine liberté de la volonté, éclairée
par la raison.
Jacqueline Morne
NOTES
[1] Descartes, Correspondance avec Élisabeth et autres lettres : Lettre à Régius, juillet 1645. G-F
Flammarion, p. 61.
[2] Descartes, Discours de la Méthode, Vème partie, édition de la Pléiade, p. 157.
[3] Aristote, Traité de l'Âme I, 5, 645a.
[4] Entéléchie : désigne pour Aristote l'acte accompli, ou la forme qui détermine l'actualisation d'une
puissance. D'après Lalande : Vocabulaire de la philosophie.
[5] Aristote, Traité de l'Âme, II, 412a 22.
[6] Descartes, Les Principes de la philosophie, II, art. 23, édition citée, p. 622.
[7] Descartes, Traité de l'Homme, Édition de la Pléiade, p. 807.
[8] Descartes, Les Passions de l'Âme, article 16, édition citée, p. 704.
[9] Descartes, Discours de la Méthode, Vème partie, édition citée, p. 164.
[10] Descartes, Traité de l'Homme, édition citée, p. 873.
[11] Descartes, Lettre à Élisabeth, 6 octobre1645, édition citée, p. 1212.
[12] Voir aussi la définition des passions dans les articles 27-28-29 des Passions de l'Âme, édition citée,
p. 708, 709, 710.
[13] Il s'agit des « esprits animaux », c'est-à-dire des particules matérielles produites dans le sang qui
circulent dans les nerfs et agissent sur les muscles, ils déterminent le mouvement. Voir Les Passions de
l'Âme, article 10 : « Comment les esprits animaux sont produits dans le cerveau », édition citée, p. 699.
[14] Descartes, Les Passions de l'Âme, article 27, édition citée, p. 708, 709.
[15] Descartes, Les Passions de l'Âme, article 96, édition citée, p. 741.
[16] Descartes, Lettre à Chanut, 1er février1647, édition citée, p. 1258.
[17] Descartes, Lettre à Chanut, 6 juin 1647, édition citée, p. 1277.
[18] Idem.
[19] Idem.
[20] Alain, Éléments de philosophie, Livre II, ch. XVI, note 146.
[21] Descartes, Lettre à Chanut, 6 juin 1647, édition citée, p. 1277.
[22] La Mettrie Julien Offray de, 1709—1751, médecin, auteur entre autres de L'Histoire naturelle de l'âme,
1745, qui fit un scandale énorme et fut condamné et brûlé publiquement par arrêt du Parlement en 1746, et
surtout de L'Homme-machine, 1747, où il attribue la pensée à la matière. Il y affirme entre autres : « Je crois
la pensée si peu incompatible avec la matière organisée, qu'elle semble en être une propriété », pour
conclure : « Concluons hardiment que l'Homme est une machine, et qu'il n'y a dans tout l'univers qu'une
seule substance diversement modifiée. »
[23] Descartes, Discours de la Méthode, IVème partie, édition citée, p. 148.
[24] Idem.
[25] Descartes, Méditations Métaphysiques, II, édition citée, p. 274.
[26] Idem, p.278
[27] Descartes, Discours de la Méthode, Vème partie, édition citée, p. 165.
[28] Descartes, Lettre au Marquis de Newcastle, 23 novembre 1646, édition citée, p. 1256.
[29] Descartes, Méditations Métaphysiques, II, édition citée, p. 277.
[30] Descartes, Méditations Métaphysiques, VI, édition citée, p. 327.
[31] Descartes, Discours de la Méthode, IVème partie, édition citée, p. 147.
[32] Descartes, Méditations Métaphysiques, II, édition citée, p.274.
[33] Descartes, Lettre à Élisabeth, 28 juin 1643, édition citée, p. 1160.
[34] Descartes, Discours de la Méthode, IIème partie, édition citée, p. 132.
Voir aussi le début des Méditations : « Maintenant donc que mon esprit est libre de tous soins, et que je me
suis procuré un repos assuré dans une paisible solitude soins, je m'appliquerai sérieusement et avec liberté
à détruire généralement toutes mes anciennes opinions », édition citée p. 268.
[35] Descartes, Méditations Métaphysiques, II, édition citée, p. 274.
[36] Descartes, Correspondance avec Élisabeth et autres lettres, Lettre à Régius, juillet 1645, GF-
Flammarion, p. 62.
[37] Descartes, Méditations Métaphysiques, VI, édition citée, p. 326.
Ou encore : « J'avais décrit, après cela, l'âme raisonnable, et fait voir qu'elle ne peut aucunement être tirée
de la puissance de la matière, ainsi que les autres choses dont j'avais parlé, mais qu'elle doit expressément
être créée ; et comment il ne suffit pas qu'elle soit logée dans le corps humain, ainsi qu'un pilote en son
navire, sinon peut-être pour mouvoir ses membres, mais qu'il est besoin qu'elle soit jointe et unie plus
étroitement avec lui pour avoir, outre cela, des sentiments et des appétits semblables aux nôtres, pour
composer un vrai homme » Discours de la Méthode, Vème partie, édition citée, p. 166.
[38] Voir Descartes, Les Passions de l'Âme, article 30 : « L'âme est véritablement jointe à tout le corps, et
on ne peut proprement dire qu'elle soit en quelques unes de ses parties à l'exclusion des autres », édition
citée, p .710.
[39] Descartes, Méditations Métaphysiques, VI, édition citée, p. 326.
[40] Descartes, Discours de la Méthode, Vème partie, édition citée, p. 166.
[41] Descartes, Lettre à Chanut, 1er novembre 1646, édition citée p. 1248.
[42] Descartes, Les Passions de l'Âme, article 52, édition citée, p. 723.
[43] Descartes, Les Passions de l'Âme, article 97, édition citée, p. 741.
[44] Descartes, Lettre au Marquis de Newcastle, mars-avril 1648, édition citée, p. 1298.
[45] Descartes, Lettre à Élisabeth,juillet 1647, édition citée, p. 1280.
[46] Descartes, Les Passions de l'Âme, article 50, édition citée, p. 722.
[47] Idem.
[48] Idem.
[49] Descartes, Lettre à Élisabeth, 18 mai 1645, édition citée, p. 1183.
[50] Descartes, Les Passions de l'Âme, article 46, édition citée, p. 718.
[51] La glande pinéale.
[52] Descartes, Les Passions de l'Âme, article 31. Voir aussi l'article 32, édition citée, p. 710-711.
[53] Descartes, Lettre à Élisabeth, 28 juin 1643, édition citée p. 1158.
[54] Idem.
[55] Idem.
[56] Descartes, Méditations Métaphysiques VI, édition citée, p. 327.
[57] Idem.
[58] Voir aussi la Lettre au Marquis de Newcastle, 23 novembre 1646, édition citée, p. 1249.
[59] Descartes, Discours de la Méthode, Vème partie, édition citée, p. 165.
[60] Sur le prétendu langage animal, voir aussi l'argumentation de la Lettre à Morus, 5 février 1649, édition
citée, p. 1318.
[61] Descartes, Lettre à Morus, 5 février 1649, édition citée, p. 1320.
[62] Cf. le Discours de la Méthode, Ière Partie : « La raison, ou le sens […] est la seule chose qui nous
distingue des bêtes. »
[63] Descartes, Lettre à Morus, 5 février 1649, édition citée, p. 1320.
[64] Descartes, Lettre au Marquis de Newcastle, 23 novembre 1646, édition citée, p. 1255.
[65] Descartes, Lettre à Morus, 5 février 1649, édition citée, p. 1319.
[66] Idem, p. 1320.
[67] Descartes, Lettre à Élisabeth, 15 septembre 1645, édition citée, p. 1206.
[68] Descartes, Les Passions de l'Âme, article 153, édition citée, p. 769.