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« LAfrique noire n‘avait pas d‘histoire avant I’arrivée des Européens. » Nous devons détruire le mythe selon lequel notre histoire commence en 1652, année oli Van Riebeeck a débarqué au Cap. Steve Biko, militant sud-africain, mort en prison en 1977 La reconnaissance que l’Afrique noire constituait un champ d’études historiques avant ses contacts avec les Eu ropéens, et en dehors d’eux, est rlative- ment récente, 4 cause d’un double handicap inhé rent Ala fois a la définition étroite de [Histoire en tant que discipline scientifique, et au fait que le continent était dominé. Pendant longtem ps, les historiens occidentaux ont considéré que leur domaine se limitait 4 des zones géographiques bien précises : le pourtour méditerra- néen et I’ Europe. Les autres parties du monde n’ap- paraissaient dans [Histoire universelle que pour autant quelles étaient en relation avec Europe. LAfrique a certainement le plus souffert de cette conception car elle entrait peu dans les cadres clas- siques de l Histoire Celle-ci, en effet, s'est constituée en sciences humaines dans les derniéres décennies du xIx* siécle en affirmant le primat du document écrit, Tinvention de 'écriture marquant le passage de la préhistoire a PHistoire. Comme les populations afti- caines au sud du Sahara, dans leur majorité, ne pos- sédaient pas d’écritusy, leurs sociétés étant largement basées sur loralité, les historiens estimaient que leur 25 étude n’entrait pas dans leur domaine de compé- tence. Ils Pabandonnaient aux ethnologues, anthro- pologues, géographes ou sociologues qui pratiquaient des méthodes différentes. Or ces derniers propo- saient souvent une vision linéaire des soci¢tés concer- nées, car ils projetaient sur le passé les informations recueillies au moment des enquétes. Ces procédés aboutissaient 4 négliger toute évolution, et 4 donner des représentations stéréotypées que traduisaient le terme de « traditionnel », et le couple tradition- modernité. Le refus des historiens de considérer que I’Afrique noire et ses habitants entraient dans leur champ de recherches favorisait les vues simplificatrices. Une cita- tion d@’un historien d’Oxford a été reprise par [Histoire générale de VAfrique publiée par ’'Unesco. Elle n'in- dique ni le nom de l’auteur ni la date de cette affirma- tion, située vraisemblablement 4 la fin des années trente, mais elle est exemplaire de cette mentalité : « Peut-étre qua l’avenir il y aura une histoire de P Afrique a enseigner. Mais & présent, il n'y en a pas : il y aseulement Phistoire des Européens en Afrique. Le reste est ténebres... et les ténébres ne sont pas un sujet histoire... Nous ne pouvons nous permettre de nous amuser avec les mouvements sans intérét de tribus bar- bares dans des coins du monde pittoresques, mais qui niont exercé aucune influence ailleurs » (tome 1, p. 35). Méme lorsque I’Ecole des annales, qui réunissait des historiens soucieux de renouveer leur discipline comme Lucien Febvre et Marc Bloch, a préconisé, dans Tentre-deux-guerrs, dautrs sources émanant du passé, le primat de l’écrit est resté intangible. Les sociétés africaines apparaissaient donc toujours comme figées, incapables de se transformer. Dans le méme temps, le fait que I’ Afrique ait été conquise presque en totalité a la fin du XxIx* sitcle 26 étayait Pidée que son histoire se réduisait a celle de ses relations avec les pays européens. Fait significatif : la premiére chaire évoquant le passé du continent, créée au Collége de France en 1921, lintégrait dans Phistoire de la colonisation frangaise. De méme, la collection dirigée par son titulaire, Alfred Martineau, en collabo- ration avec Gabriel Hanotaux, ne traitait de PAfrique que dans le cadre de L’Histoire des colonies francaises (1930-1934). En Grande-Bretagne, autre exmple, parmi les huit volumes de The Cambridge History of the British Empire (publiés a partir de 1929), un seul était consacré a l’Afrique restreinte 4 sa partie australe, c’est- a-dire au passé des colons, les allusions aux peuples africains n’y trouvant place que dans une introduction rédigée par un anthropologue. Or ces ouvrages allaient constituer des références jusque dans la deuxitme moi- tié du xx* sitcle. Pourtant, Phistoir de l'Afrique noire allait pro- gressivement se dégager de Phistoie coloniale. Limpulsion fut souvent donnée dans les territoires africains par des coloniaux eux-mémes, a l’instar du Comité d'études historiques et scientifiques de PAOK, fondé par le gouverneur général Clozel en 1915, qui prend le nom d’ Institut frangais d’Afrique noire (IFAN) en 1938. S’y retrouvaient des érudits, des spécialistes des traditions « indigénes », des hom- mes de terrain (missionnaires, administrateurs, com- mergants), les plus connus étant Maurice Delafosse et Georges Hardy. II s’agissait d’abord de donner un sens et une légitimité & la colonisation en montrant sa continuité avec le passé commercial et, dans ce but, constituer des fonds d’archives qui présentaient avant tout le point de vue des Eu ropéens. Bien stir, les traditions orales collectées n’étai ent pas considérées comme des documents historiques, ce que soulignait 27 par exemple un article de Blanc, dans le Bulletin du Comité d'études historiques et scientifiques de TAOF (1924). Citant des informations fournies par des populations du Sahel sur les origines du peuplement et sur leur organisation, il y écrivait : « Ce sont la des racontars aussi confus et désordonnés qu'il est accou- tumé. » Les lmdemains de la Seconde Guerre mondiale mar- quent une rupture avec la revalorisation des cultures afri- caines, due aux actions dintellectuels africains, en particulier la création de la Société afficaine de culture (SAC), de la revue Présence afticaine par Alioune Diop en 1947, ainsi qu’aux travaux de Noirs américains. En outre, les disciplines scientifiques elles-mémes évoluent. Des anthropologues attaquent les premiers les images uniformes des sociétés afticaines en se livrant 4 des étu- des comparatives sur les rites et les religions. Une nou- velle génération @historiens, marquée par |’Ecole des annales, se montre favorable 4 un élargissement des sour- ces de I'Histoire, sans toutefois admettre que les récits oraux sont des documents fiables. Or Oral Histonyqui se développe alors aux Etats-Unis, s’attache a histoire de ceux qui ne s'expriment pas par l’écrit, tels des syndica- listes, des ouvriers, etc. Démontrer que les peuples d'Afrique noire ont une histoire en dehors des Eu ropéens, et que cette histoire peut étre étudiée, repose sur Pélaboration dune méthodologie adéquate pour faire accepter les traditions orales comme des documents historiques a part entire. Cette réflexion s‘effectue pen- dant la période de décolonisation, tandis que paraissent des analyses critiques sur la période coloniale. Ce nest pas un hasard si l’ouvrage fondamental de Jan Vansina, De Ia tradition orale. Essai de méthodologie historique, publié a Tervuren, sort en 1961, soit un an aprés P'indé pendance de nombreuses colonies. 28 Par la suite, les études historiques se multiplient en croisant des sources vari¢es. Dans les années soixante- dix, I’Unesco entreprend la publication d’une Histoire générale de UAfvique, sous la responsabilité intellectuelle dun Comité scientifique intemational de 39 membres, dont deux tiers d’Africains. Composée de huit volumes allant de la préhistoire 4 Pépoque contemporaine, elle a été rédigée par des historiens de nombreux pays dont des Africains. Elle constitue toujours une référence, bien que la bibliogaphie se soit enrichieet renouvelée par la suite. Pourant, ces résultats sont restés longtemps confinés a un public restrint de spécialistes, et l’enseignement de Phistoire de l'Afrique noire a P’école a pérennisé l’idée que les sociétés africaines sans écriture n’avaient pas dhistoire. Bien plus, nier que les Africains aient une his- toirepouvait aboutir, en dernier ressort, 4 douter de kur capacité a y participer, comme le disait Nicolas Sarkozy dans le discours de Dakar. Estimant que « l’imaginaire des Africains ne leur laissait de place ni pour Paventure humaine, ni pour Pidée de progrés », que « Phomme africain n’est pas assez entré dans l’Histoire », le prési- dent francais citait le paysan africain, qui, « depuis des millénaires vit avec les saisons, dont l’idéal de vie est détre en harmonie avec la nature, ne connait que Péter- nel recommencement du temps rythmé par la répétition sans fin des mémes gestes et des mémes paroles ». Ces affirmations font fides rechemhes historiques menées en France et a I’étranger depuis plusieurs décennies, qui prouvent que l’Afrique a une histoire et que les Afriaains y ont largement contribué de méme qu’a histoire géné- rale, par exemple, en participant aux deux guerres mon- diales, en combattant sur les fronts européens ott nombre dentre cux moururent. La bibliographic est abondante. De telsarguments, de surcroit, ignorent que la répartition de la population africaine s’est modifiée depuis plusieurs décennies au profit des urbains, comme 29 nous Pavans signalé plus haut. Dés lors, quel impact peut avoir le « geste millénaire » du paysan sur des cita- dins confrontés aux problémes de la ville, et en particu- lier sur de jeunes citadins touchés par le chémage et les autres difficultés de la vie quotidienne Cette prise de position a suscité une immense émo- tion parmi les intellectuels, et en particulier, les histo- tiens afticains. Deux livres en témoignent. Réunis a Vinitiative de l’historienne Adame Ba Konaré, ancienne Premiére Dame du Mali, des historiens africains de plu- sieurs pays et frangais, ayant tous une renommée inter- nationale, ont signé un ouvrage au titre évocateur : Petit précis de remise a niveau sur Uhistoire africaine a Vusage du préident Sarkozy (éd. La Découverte, 2008). Dans un autre livre L’Afrique répond & Sarkozy (éd. Philippe Rey, 2008), un collectif pluridiciplinaire de vingt-quatre intellectuels originaires de plusieurs pays afticains, publient, sous la direction du Sénégalais Makhily Gassama, des réflexions « contre le discours de Dakar ». Sa condamnation unanime par les co-auteurs de ces deux livres souligne que, loin de constituer une mpture avec les conceptions antérieures des relations enue la France et Afrique (la « Frangafrique »), ce discours, pro- noncé au début du XXI siécle, en perpétue les données fondamentales dés lors qu’il présente une image erro- née de l’Afrique actuelle et de ses habitants. En France également, des spécialistes ont dénoncé cette interpré- tation réductrice en publiant : LAffique de Sarkozy : un déni d histoire sous la direction de Jean-Pierre Chrétien, avec les contributions de plusieurs historiens francais et africains (éd. Karthala, 2008). 30

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