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N° 418 | 3.12.

2023

LE BRUIT DU TEMPS par Slobodan Despot

Hors saison
ENFUMAGES par Eric Werner

Violence physique légitime?


LE GRAND JEU par Jean-Marc Bovy

La France dans les BRICS?


LA LUCARNE d’Ariane Bilheran

Aimer hier… Et aujourd’hui?


LISEZ-MOI ÇA! par Slobodan Despot

«Les Français
de la décadence»

Chroniques de la vie humaine


au temps des robots
Antipresse 418

LE BRUIT DU TEMPS par Slobodan Despot

Hors saison

J e me suis embarqué vers la Sicile sur un paquebot presque désert et dans


mon pardessus d’hiver. Débarrassée des fourmilières du tourisme de masse,
allais-je voir cette synthèse des civilisations méditerranéennes sous son vrai
visage? Voici quelques aperçus de ce voyage à rebours du temps.

SUR LA BARGE FANTÔME


La Suprema est un ferry hoodie en coton, gilet-doudoune et
immense jaugeant 50 000 tonnes. chaussures de sport. Si le flux des
Il est construit pour transporter touristes est saisonnier, la logis-
3000 passagers et 1000 véhicules à tique du ravitaillement ne s’inter-
la vitesse d’un bâtiment de guerre. rompt jamais entre le continent et
En cette venteuse fin novembre, la plus grande île de Méditerranée.
il n’a qu’une centaine de clients Parti de Gênes avec une heure de
à son bord, autant dire qu’il est retard, La Suprema arrivera pour-
vide. La plupart de nos compa- tant avec deux heures d’avance
gnons de voyage ne ressemblent à Palerme. Durant la nuit, nous
pas à des touristes, ce sont plutôt sommes secoués par un vent de
des ouvriers du bâtiment ou des tempête qui soulève des vagues
routiers, tous vêtus de l’uniforme de rases, mais cinglantes. Il est
la classe laborieuse au XXIe siècle: curieux de sentir tanguer et grincer

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un tel mastodonte. Je n’y penserai passager, véhicules non compris.


qu’après coup: nous aurons navi- Un e n a v e t t e p a r m i d ’a u t r e s
gué avec mille ou deux mille tonnes sur les mers du monde, où les
de lest en moins qu’à pleine charge… porte-conteneurs encore plus gros
et donc autant de prise au vent en règnent en maîtres et ne s’arrêtent
plus. C’est presque du surf! jamais… «Le Vatican, combien de
divisions?» ironisait Staline. J’em-
INTERMÈDE ÉCOLOGIQUE
boîte le pas: pour un gros ferry
Les crécelles des lépreux du sans masque, il faut combien de
cerveau se font entendre même vaches masquées? — Et à suppo-
au grand large. J’apprends donc ser que le masquage bovin puisse
en cours de route que la méchante assurer le salut climatique de la
fée Cruella von der Alien qui planète, comment le vendra-t-elle
préside l’Union européenne, dans à M. Modi, l’Hindou en pyjama,
sa séquence d’idioties montypy- et à ses 300 millions de vaches
thonesques, veut imposer des sacrées? — Et si elle n’arrive pas à
masques sur le museau des vaches masquer l’Inde, à quoi bon tracas-
sans rien leur demander (comme ser les Hollandais? Fin d’intermède.
elle ne demande rien à ses sujets Puissent les rames remplacer tous
humains, du reste). Leurs naseaux les diesels de marine et Cruella, ses
émettraient, paraît-il, du méthane, young leaders et tous ses eurocrates
gaz à effet de serre… J’ouvre donc garnir la chiourme!
la fiche technique de la grande
PALERME, SÉDIMENTS D’HISTOIRE
barge pendulaire qui nous trans-
porte et je lis qu’elle est mue par À peine débarqués, le GPS nous
quatre moteurs diesel totalisant entraîne dans un labyrinthe de
64 cylindres et 67 200 kW, soit ruelles encombrées d’échafau-
plus de 90 000 CV. Selon leur fier dages, ornées de linge suspendu
constructeur finnois (donc scru- aux fenêtres. La nuit est noire et
puleusement écolo-conscient), les mal éclairée. Des ombres cagou-
moteurs de ce type ont une consom- lées surgissent de partout, à pied ou
mation extraordinairement modé- en scooter. La voie se fait de plus
rée de 175 g/kWh selon la mesure en plus étroite. J’ai le sentiment
standard SFOC. En l’occurrence — que la voiture soudain devenue
simple règle de trois —, 11 760 kg énorme va finir dans une souri-
de gazole, ou pétrole lourd, par cière. Dans l’ombre des cagoules
heure. Soit quelque 200 tonnes par brillent des taches claires: le blanc
traversée, six jours par semaine de ces centaines d’yeux qui nous
et cinquante-deux semaines par regardent comme des extrater-
année. Pour notre aller simple restres. Drôle d’endroit pour loger
à cent personnes, on aura donc un grand hôtel: l’adresse s’avérera
brûlé deux tonnes de gazole par usurpée. Le type humain, ici, est

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très basané, et cela ne date pas arabo-normande remontant au


de la dernière vague migratoire. XIIe siècle. La famille descend de
Palerme est à mi-chemin entre Frédéric d’Antioche, de la maison
Tunis et Naples. La manière dont de Hohenstaufen, bâtard de l’em-
elle conserve son histoire — par pereur Frédéric II. Le comte
stratification désinvolte plutôt Alexandre Frédéric porte d’or à
que par planification consciente — quatre bandes d’azur, son épouse
évoque de manière frappante les Alwina est une radieuse beauté
cités hors d’âge de l’Inde, Bénarès autrichienne. Le comte a eu ses
ou Bombay. Non moins d’ailleurs heures de gloire comme pilote en
que la circulation des rues avec ses Italie, notamment dans la Targa
tricycles pétaradants et son chaos Florio, la plus ancienne course
infernal. automobile au monde. La comtesse
Étrange coïncidence: le lende- fut championne de natation et tient
main matin, nous redécouvrons le soprano à l’opéra. Leurs deux
les mêmes lieux, mais à pied et fils, Niccolò et Andrea, font visi-
sous une lumière bien plus amène. ter le palais familial à des groupes
Au milieu de ce marché populaire de touristes. En cette saison, les
qui sent la bonne cuisine du Sud groupes sont réduits et on a un peu
se dissimule une noble demeure. de temps pour causer.
Le palais du comte Frédéric date Yeux d’acier et coupe militaire,
du XVIIe siècle. De l’extérieur, il Niccolò est d’un type germanique
ne paie vraiment pas de mine. Il très marqué, un véritable junker.
fut bâti autour d’une tour de garde Son parler, qu’il soit italien ou

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anglais, trahit un infime accent alle- si humble. Qu’auraient dit les


mand. Il se revendique fièrement chevaliers de leur lignage en les
sicilien, surtout pas italien. «L’Italie, voyant — en espadrilles, chinos
c’est tout nouveau, même pas deux et petit veston déstructuré — pilo-
siècles. Tandis que la Sicile… c’est ter des barbares sino-américains
une histoire de millénaires.» Ce à travers leur ancestrale intimité?
n’est pas qu’une boutade, je le sais Est-ce le comte de Montmirail
et je vais encore m’en convaincre. volant la besogne de Jacquouille-
Avant ses ancêtres germaniques, la-Fripouille, ou la preuve d’un
il y eut les Arabes, les Romains, dévouement tragique et absolu?
les Grecs, et après eux: Français,
L’ARMURE SCINTILLANTE
Espagnols, Italiens… et Améri-
cains! La maison du comte Frédé- Le passé de la Sicile, dans la
ric (qui se garde de trop publier vue condensée et épurée que
son nom complet) est comme un nous pouvons en avoir, évoque
condensé d’Europe, du moins de par moments une idylle culturelle,
cet empire romain-germanique qui l’utopie d’une synthèse des civi-
a voulu l’incarner. Le palais, dans lisations autour de la mer à nous
ses fondements mêmes, garde la (Mare Nostrum). Rien ne l’incarne
trace de toutes ces influences — mieux que le règne de Roger II et
de la ventilation mauresque aux son chef-d’œuvre, la chapelle Pala-
symboles maçonniques incrustés tine du palais des Normands. Cette
dans les fresques et les dallages basilique romane n’est pas grande,
de la salle d’honneur. Le grand mais elle est sertie de joyaux de
maître Garibaldi, qui conquit la pied en cap comme un reliquaire.
Sicile avec 1000 hommes seule- Elle abrite l’un des plus beaux
ment, avait installé ici son état-ma- ensembles de mosaïques du monde
jor. On ne sait ce qu’en pensaient byzantin et un inventaire incompa-
les châtelains de l’époque, mais ils rable de dallages et de sertissures
n’avaient d’autre choix que l’hospi- sous un plafond en dentelle de bois
talité, souligne discrètement notre qui est un prodige d’artisanat arabe.
guide. Garibaldi avait conquis l’île Elle est classée, non sans raison,
sans coup férir, les maçons locaux parmi les plus beaux édifices reli-
ayant même payé les soldats gieux au monde, toutes traditions
des Bourbons pour déserter les confondues. A la fois «le plus beau
lieux. Chaque salle ici raconte son joyau religieux rêvé par la pensée
histoire, chaque pièce de mobilier, humaine», selon Maupassant, et la
pour ainsi dire, est une charte. Je version architecturale des rêves de
resterai longtemps sous l’emprise des Esseintes, l’esthète de Huys-
de cette visite et de ces deux frères mans, qui avait maudit la laide
qui s’efforcent de sauvegarder un modernité et s’était construit un
héritage si obligeant par un travail paradis à rebours du temps. Vous y

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tombez en adoration et vous oubliez solaire savent-ils quelles augustes


le temps, ce qui est bien le propos sandales ont lissé les pavés sur
de toute liturgie. Vous vous bloquez lesquels ils marchent?
la nuque à force de contempler les Les infrastructures du tourisme
merveilles d’en haut. Et vous vous de masse ne se laissent contempler
dites, au milieu de ce scintillement, dans leur vérité concrète qu’une fois
que des maîtres morts depuis bien- ce flux asséché, comme les instal-
tôt mille ans vous ont offert une lations hydrauliques en période
armure de beauté contre toutes les de révision. A la mauvaise saison
horreurs des temps derniers. — heureusement brève —, les
destinations balnéaires retrouvent
CEFALÚ, OU L’ÉSOTOURISME
l’humble vie des provinces somno-
Kephalos. Le céphale. La tête. lentes. Les parkings apparaissent
On comprend le nom de Cefalú en surdimensionnés, les boutiques
découvrant le rocher dramatique de bibelots abolies et malvenues
qui la surplombe. Ce site, comme comme des vers de Mallarmé au
le bonheur selon Vialatte, date de milieu d’un mode d’emploi. L’em-
«la plus haute antiquité». Depuis ploi, justement, qu’en resterait-il
le sanctuaire mégalithique vieux sans cette invasion détestée et
de 3000 ans, tout le monde s’est désirée à la fois? Ici comme partout,
succédé ici comme partout dans l’internet a encore remodelé le
l’île — Grecs, Romains, Byzan- paysage et l’économie. Quiconque,
tins, Arabes, Normands — et dans ce labyrinthe de ruelles, a
a laissé sa trace. Les pèlerins hérité d’un appartement, en a fait
processionnaires oints à la crème un «B & B» coté sur Tripadvisor

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et s’est retiré pour vivre dans l’ar- hauts du bourg, destination d’un
rière-pays. Puis la prolifération des pèlerinage beaucoup moins popu-
«B & B» a engendré la multiplica- leux. Dans un quartier retiré se
tion des bars et buvettes y relatifs, niche parmi les herbes folles une
évidant encore plus les destina- petite propriété interdite que rien
tions balnéaires de toute leur chair ne signale. Cette maison défoncée,
de vie réelle. Au bout du processus, abandonnée depuis des décennies,
nous évoluerons dans des décors à qui appartient-elle aujourd’hui?
de cinéma grandeur nature avant Mystère. Pourtant, des initiés font
de retourner dans nos barres de le voyage de Cefalú rien que pour
clapiers. En attendant le transfert la contempler, les plus téméraires
définitif du voyage dans les termi- allant jusqu’à forcer les barrières.
naux de «réalité augmentée». Pour Ils n’y trouvent que des plafonds
l’instant, la réalité physique de l’hi- effondrés et des fresques bizarres
ver à Cefalú nous accueille de plein dévorées par la moisissure. Mais
fouet, avec un vent de tempête à ces fresques ont été peintes par
édatter les dattiers (littéralement: l’un des personnages les plus énig-
elles pleuvent du ciel!). La mer est matiques et peut-être aussi les plus
démontée, le rivage inabordable. influents du XXe siècle.
N’importe: nous voulions surtout L’ombre d’Aleister Crowley
contempler la mosaïque fameuse s’étend sur toute la culture popu-
du Christ Pantocrator dans l’im- laire contemporaine, dans la
posante cathédrale arabo-nor- mesure où celle-ci est essentielle-
mande: pas de chance, l’abside est ment d’origine anglo-saxonne. Cet
en travaux sans date de fin, comme aventurier, grimpeur, occultiste
beaucoup de choses dans l’île. Nous s’était baptisé lui-même «la Grande
devrons nous contenter d’un tissu Bête» (To Mega Therion) et «le plus
imprimé. méchant homme qui ait jamais
En reprenant la route, la lubie vécu». Il a consacré des années de
me vient de faire un détour par les sa vie à invoquer les démons et son

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chemin est jonché d’âmes mortes selle et le sens commun pouvaient


ou déraillées. Son culte est particu- admettre. Entre les expériences
lièrement répandu dans les milieux magico-sexuelles de Cefalú et les
de la musique rock et du cinéma. réseaux du satanisme pédophile
Le grand écrivain et nouvelliste qu’on commence à dévoiler cent
anglais Somerset Maugham a ans plus tard, le lien est plus étroit
tracé dans son roman Le Magi- qu’on ne pourrait le soupçonner.
cien (1908) un portrait saisissant, Entre sa philosophie et la déshu-
et fort sarcastique, de Crowley en manité des masses, peut-être aussi.
charlatan et séducteur de femmes Entre le bas (de Cefalú) et le haut,
ingénues. Mais le charlatanisme, il y a comme un miroir — selon la
comme on a pu s’en convaincre philosophie ésotérique.
depuis, n’empêche en rien la fasci- Par chance pour la paix des lieux,
nation. Crowley et ses disciples furent
Le phénomène Crowley mérite expulsés de l’île en 1923 par Musso-
des études à part. La communauté lini. «Les mystérieuses pratiques
qu’il a créée à Cefalú en 1920 avec menées quotidiennement et la
son égérie américano-suisse Leah présence d’enfants dans la maison
Hirsig n’est qu’un des épisodes ont alarmé le peuple et l’évêque de
de son excentrique destinée, mais Cefalú», écrit-on candidement sur
elle est comme le laboratoire d’une le site de la ville, qui n’ose ni vanter
contre-initiation dont on ne verra ni définitivement enterrer cette
l’extension aux masses qu’à partir «attraction».
des années 1960. A Cefalú, Crow- Je n’ai pas repéré l’abbaye de
ley avait installé son «abbaye de Crowley. La végétation avait peut-
Thélème» qui n’avait en commun être déjà tout envahi, et peut-être
avec la débonnaire utopie de Rabe- que je n’avais pas vraiment envie
lais que sa fameuse règle: «Fais ce de la trouver. Il vaut sans doute
que tu veux.» En l’occurrence, le mieux ainsi.
«ce que tu veux» allait bien au-delà /A suivre./
de tout ce que la morale univer-

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ENFUMAGES par Eric Werner

Sur le monopole de la violence


physique légitime

Il y a violence et violence. Usuellement, les États s’octroient un sauf-conduit


pour user impunément de la violence légitime — mais ce privilège leur est de
plus en plus contesté. La philosophie politique classique permet peut-être
d’échapper à l’impasse en abordant la question sous un autre angle…

Il y a une centaine d’années, le par «légitime»: qu’est-ce qui est légi-


sociologue Max Weber a donné de time ou non dans ce domaine? En
l’État une définition restée fameuse: quoi telle violence peut-elle être dite
«Il faut concevoir l’État contem- légitime et telle autre illégitime?
porain comme une communauté Certains diront que le problème
humaine qui, dans les limites d’un est mal posé, en ce sens que toute
territoire déterminé (…) revendique violence est illégitime. Ce serait un
avec succès pour son propre compte peu la position de Hannah Arendt
le monopole de la violence physique dans ses derniers écrits. Elle oppose
légitime.» Les mots importants sont en effet le pouvoir à la violence, en
bien sûr les trois derniers. L’État a disant que ce sont les pouvoirs illé-
partie liée avec la violence, mais pas gitimes qui ont recours à la violence.
n’importe quelle violence: celle que Les pouvoirs légitimes, eux, n’y ont
Weber appelle légitime. Sauf que que très peu recours, ou même pas
Weber ne précise pas ce qu’il entend recours du tout. C’est donc toujours

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un mauvais signe quand l’État a et la légitimité en référence à l’État


recours à la violence. C’est ce qu’elle (tout ce que fait l’État est légitime). Il
pensait, et elle n’est pas la seule à faut trouver d’autres critères de légi-
le penser. Un auteur comme Chris- timité. Machiavel pourrait être ici
topher Lasch dont il a été dernière- d’une certaine utilité. Machiavel est
ment question dans cette chronique souvent présenté comme un penseur
est aussi sur cette ligne. Sauf que de la tyrannie et à ce titre critiqué
quand Max Weber associe l’État à la pour son soi-disant cynisme et son
violence, même si ce qu’il dit peut immoralité. En réalité ses sympa-
choquer, il dit la réalité. Il est diffi- thies le portaient plutôt vers le
cile en effet de penser l’État sans régime républicain. C’était un grand
référence à la police et à l’armée, admirateur de la Rome républi-
dont c’est le rôle, à l’une comme à caine et, pour ce qui est de l’époque
l’autre, d’avoir recours à la violence moderne, des cantons suisses, qui au
(la première, théoriquement, à l’in- XVIe siècle étaient des républiques
térieur des frontières, la seconde sur aristocratiques. Il s’était en particu-
les frontières et pour les défendre). lier intéressé au modèle suisse d’ar-
mée de milice.
LE PLAISIR DU PRINCE ET
L’INTÉRÊT COMMUN Dans ses écrits, Machiavel fait
certes l’éloge du réalisme politique
Bien sûr, moins l’État y a recours, («mieux vaut suivre la réalité de la
mieux c’est. Mais le fait est qu’il y a chose que son imagination», lit-on
souvent recours. C’est une réalité. dans le Prince), mais il dit aussi
Et donc on en revient à la question: qu’on ne peut pas tout se permettre
qu’est-ce qui fait que la violence peut en politique, et que si le Prince est
être dite légitime? parfois obligé d’avoir recours à la
On pourrait l’éluder en disant violence, il ne peut le faire que dans
que tout ce que fait l’État est légi- certaines limites. Ce n’est, il est vrai,
time (selon l’adage: tout ce qui plaît jamais dit explicitement. Mais c’est
au Prince a force de loi, quod prin- ce qui se lit en creux. Il y a en fait deux
cipi placuit legis habet vigorem). Le limites. La première se rapporte au
critère de la légitimité, c’est l’État. bien commun par opposition à l’inté-
Mais on tourne ici en rond. On ne rêt particulier du Prince. Machiavel
peut à la fois définir l’État en réfé- écrit: «Un esprit sage ne condam-
rence à l’idée de légitimité (le mono- nera jamais quelqu’un pour avoir
pole de la violence physique légitime) usé d’un moyen hors des règles ordi-

Le magazine de l’Antipresse est un hebdomadaire de réflexion et de divertissement multiformats.


Conception, design et réalisation technique: INAT Sàrl, CP 202, 1950 Sion, Suisse.
Rédacteur en chef: Slobodan Despot. Direction stratégique: Yulia Baburina.
Abonnement: via le site ANTIPRESSE.NET.
N. B. — Les hyperliens sont actifs dans le document PDF.
It’s not a balloon, it’s an airship ! (Monty Python)

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naires pour régler une monarchie ou (ou du moins on s’efforce de l’être),


fonder une république. Ce qui est à mais il y a des situations où il n’est
désirer, c’est que si le fait l’accuse, le pas possible de l’être et où donc il
résultat l’excuse.» faut se résoudre à ne pas l’être. C’est
D’une certaine manière, qui veut une exception à la règle. Autant que
la fin veut les moyens: sauf que la possible, on s’efforce de l’être. Mais
fin ici voulue (régler une monarchie il y a des situations où cela n’est pas
ou fonder une république) n’est possible: au moins si l’on «se veut
pas n’importe laquelle. Elle relève conserver». Et donc on ne l’est pas.
du bien commun. «Le bien public Ces deux limites fixent le cadre
requiert qu’on mente et qu’on de la violence qu’on appellera légi-
trahisse et qu’on massacre», dira time. Elle est légitime, d’une part
plus tard Montaigne. Cette phrase parce qu’elle est requise par le bien
nous confronte à un paradoxe: celui public, et d’autre part parce que
du mal au service du bien. Le mal se nécessité fait loi, au moins, comme
met au service du bien (en l’espèce, le dit Machiavel, si le Prince «se veut
le bien public), et en ce sens on peut conserver». On part ici de l’idée que
le dire excusable. On est excusable le Prince le veut: il «se veut conser-
de mentir, de trahir et de recourir ver». Il n’est pas suicidaire. Sauf que
à la violence si le bien commun le la nécessité pose en même temps une
requiert. Mais à cette condition-là limite. Elle exclut la violence pour la
aussi. Autrement non. Il n’y aurait en violence, ou encore celle excédant la
ce cas aucune excuse, et il ne reste- nécessité. La règle reste la règle, il n’y
rait que l’accusation. En arrière-plan a pas non plus de renversement des
se profile la distinction traditionnelle valeurs. On ne fait le mal que quand
entre le prince légitime et le tyran. on y est contraint par la nécessité.
En effet, ce qui caractérise le tyran Autrement on ne le fait pas et l’on fait
par opposition au prince légitime, au contraire le bien. Normalement le
c’est que le premier ne se soucie que Prince est bon et vertueux.
de son intérêt particulier, alors que
DES ÉTATS DÉPOSSÉDÉS
le prince légitime, lui, se soucie du
bien commun. Il serait intéressant d’appliquer
C’est la première limite. La ces critères aux guerres actuelles,
seconde limite n’est pas moins qu’elles soient menées par des
importante. Machiavel écrit: «Aussi acteurs étatiques ou infra- et/ou
est-il nécessaire au Prince qui se veut supraétatiques. Car bien sûr ces
conserver, qu’il apprenne à pouvoir derniers sont aussi concernés. Max
n’être pas bon, et d’en user ou n’user Weber définit l’État comme le déten-
pas selon la nécessité». La néces- teur du monopole de la violence
sité désigne une situation où il n’est physique légitime. Mais ce monopole
pas possible d’agir autrement qu’on est aujourd’hui très largement remis
ne le fait. Normalement on est bon en question, à la fois par en haut et

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par en bas. C’est à l’évidence le cas elle-même en ses manifestations


dans le Sud global, mais le Nord diverses et variées. Il est permis
global n’est pas épargné, comme le de faire certaines choses, mais pas
montre la dévaluation de l’État-na- d’autres. C’est une autre approche.
tion en Europe, sous les coups de Lorsque Montaigne dit que le bien
boutoir du mondialisme politique, public requiert qu’on mente et
d’une part, du multiculturalisme de qu’on trahisse et qu’on massacre,
l’autre. Dans les années 90 du siècle les choses dont il parle ne sont pas
dernier déjà, Paul Virilio relevait que considérées en elles-mêmes, mais en
les institutions militaires en Europe lien avec les raisons pour lesquelles
étaient toutes passées sous contrôle les acteurs sociaux sont amenés à les
américain. Aucun État européen ne faire: certaines légitimes, d’autres
dispose donc encore du monopole non. Ce qui peut bien sûr donner
de la violence physique légitime. Ce lieu à contestation. Tout le monde
monopole est entièrement passé en n’est pas nécessairement d’accord,
mains américaines. par exemple, sur ce qu’il faut ou non
Les Etats européens doivent gérer entendre par bien public.
par ailleurs le défi que représente Lectures suggérées
pour eux le séparatisme des minori-
tés issues de l’immigration, ce qu’ils • Max Weber, «Le métier et la
font avec plus ou moins de bonheur. vocation d’homme politique», in
Pour autant, la question de la Le savant et le politique (éditions
violence légitime n’en continue diverses).
pas moins à se poser. Elle n’est pas • Machiavel, Le Prince (éditions
sans lien avec celle du respect du diverses).
droit international et humanitaire, • Hannah Arendt, Du mensonge à
mais s’en distingue également, en la violence, Pocket, 2012.
ce sens que les juristes internatio- • Paul Virilio, L’insécurité du terri-
naux n’ont que très peu réfléchi sur toire, Galilée, 1993.
des notions telles que celles de bien • Bernard Wicht, L’idée de milice et
commun et de nécessité. Leur atten- le modèle suisse dans la pensée de
tion s’est plutôt fixée sur la violence Machiavel, L’Âge d’Homme, 1995.

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LE GRAND JEU par Jean-Marc Bovy

A quand l’adhésion de la
France aux BRICS?

C ’est probablement le plus haut monument à la gloire du Général de Gaulle. Il


se trouve à Moscou sur la place du même nom. Juchée sur un piédestal de dix
mètres, l’effigie très raide du grand Charles en mesure huit. Depuis le pied du monu-
ment, on distingue à peine son visage. On est simplement écrasé par sa grandeur…

En 2005, lors de l’inauguration du aux yeux de certains patriotes russes,


monument en présence de Chirac, la il n’en va pas de même pour de Gaulle,
presse moscovite avait tourné en déri- qui ne mériterait pas l’hommage
sion ses dimensions disproportionnées. démesuré qui lui est fait au centre de
L’auteur du monument, le Géorgien Moscou. Le Général, en manœuvrant
Zurab Tsereteli, n’en était pas à son habilement, est parvenu à mettre la
premier coup d’épate. France du côté des
Il a réussi à placer vainqueurs en 1945,
ses œuvres, souvent bien que sa contribu-
gigantesques, dans tion à la victoire ait
bien d’autres lieux, été plus que modeste,
en Russie, à New vu depuis la Russie. Si
York et ailleurs dans l’on s’en tient au front
le monde. Nombre de l’Est, où s’est jouée
de Moscovites lui en l’issue de la guerre,
veulent d’avoir défi- sa seule contribu-
guré les rives de la tion aura été d’en-
Moskova avec une voyer les quelques
structure colossale dizaines d’avions de
de 96 mètres de haut l’escadrille Norman-
représentant Pierre die-Niémen. Toujours
le Grand perché sur dans la même optique,
une copie de frégate, l’appui donné à la
qui aurait mieux sa contre-offensive
place à Disneyland. soviétique ne fait pas
La grandeur du tsar qui a ouvert la le poids en regard des milliers de Fran-
Russie sur l’Occident ne fait toutefois çais qui ont combattu aux côtés des
pas de doute dans l’histoire de son troupes hitlériennes dans les rangs
pays, même si on peut lui reprocher de la Légion des volontaires français
d’avoir trahi ses propres valeurs en et de la division Charlemagne. Avant
tournant le dos à l’Orient. En revanche, même que les canons ne se taisent en

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1945, le coup de maître du Général aura Gaulle s’est vu dérouler le tapis rouge,
été de convaincre Staline que le rôle lorsqu’il a été un des seuls Occidentaux
de la France était indispensable pour à venir célébrer le 80e anniversaire de
contrebalancer le bloc anglo-saxon et la bataille de Stalingrad et inaugurer
sa volonté de dominer le monde. La à Volgograd un nouveau buste de son
France a pu ainsi récupérer son statut grand-père qui voisinera avec celui de
de grande puissance et se voir attribuer Staline.
un des 5 sièges avec droit de veto au A écouter ses détracteurs, Pierre de
Conseil de sécurité des Nations Unies. Gaulle ne ferait que flatter son ego en
De façon discrète, le nom de de prétendant parler au nom de la France.
Gaulle a resurgi récemment dans les Peut-être serait-il au contraire un
médias. Depuis près d’un an, Pierre visionnaire? Au Forum international
de Gaulle, petit-fils du Général, se fait des cultures qui s’est tenu à Saint-Pé-
remarquer par ses prises de position tersbourg du 16 au 18 novembre, de
prorusses au sujet du conflit ukrai- Gaulle a prononcé devant Poutine un
nien. On le sent investi du devoir de plaidoyer en faveur d’un monde cultu-
faire revivre l’héritage du gaullisme et rel multipolaire, fondé sur le respect
de promouvoir une nouvelle entente mutuel. A la question de savoir si la
franco-russe, qui va bien au-delà France pourrait adhérer au BRICS,
d’un rapprochement politique. A ses Poutine lui a répondu que si une telle
yeux, la Russie est la conservatrice des demande était présentée, elle serait
valeurs de la famille et de la spiritualité examinée, en précisant qu’en 2024 ce
que l’Occident est en train de renier et sera au tour de la Russie de présider
qu’il faut sauver. Pierre de Gaulle n’a les BRICS. Voilà qui a dû faire dres-
aucun mandat politique et sa famille ser l’oreille du président français. On
l’a déclaré seul responsable de ses se rappelle que Macron a été rabroué
propos. Il vit et travaille à Genève, ce quand il a demandé à assister en tant
qui lui a valu d’être traité d’exilé fiscal qu’observateur au Sommet des BRICS
qui prend la pose d’un défenseur de la qui s’est tenu cet été en Afrique du Sud.
nation et usurpe la mémoire de son Dans un long entretien avec Xavier
grand-père. Il est rangé par les médias Moreau où il expose sa vision du
de grand chemin parmi les jouets de monde, Pierre de Gaulle révèle qu’il
la propagande du Kremlin. On peine n’est pas seulement le bienvenu en
à voir l’influence qu’il pourrait exer- Russie, mais qu’il va entreprendre une
cer sur l’opinion française en dehors tournée sur d’autres continents sur les
de quelques réseaux alternatifs. Un pas de son grand-père. Il dément aussi
quotidien a titré à son sujet: «Si le avoir demandé un passeport russe, ce
grand-père était un chêne, le petit-fils qui aurait été apprécié très diverse-
est un gland». À tort, car ce n’est pas ment dans sa patrie.
l’idée que s’en fait la Russie. Pierre de

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Antipresse 418

LA LUCARNE d’Ariane Bilheran

Aimer hier… Et aujourd’hui?

L es sentiments se rétrécissent comme peau de chagrin; plus personne ne


s’épanche sur ses états d’âme, l’amour est relayé à la cave, même la vie inté-
rieure n’intéresse plus. Tel est le désolant constat de Günther Anders des
générations avant la déshumanité post-covidienne…

dans les générations l’ayant précédé?


Philosophe de circonstance, comme
il se nomme lui-même, Anders inter-
roge la façon d’aimer avant celle de son
temps, les liens entre la sexualité et le
pouvoir, les endoctrinements subtils
de la génération de ses étudiants, la
différence des sexes. Cette histoire des
sentiments lui semble fondamentale à
la compréhension d’une époque, mais
aussi, en filigrane, à celle du totalita-
risme ou encore, comme il le disait
lui-même, à l’identification des «situa-
tions hitlériennes» si bien camouflées.
LE TABOU, «ARCHITECTE DE L’ÂME»

«Car les faits déterminent les senti- Son premier constat, le


ments tout comme les sentiments 28 novembre 1947, est qu’«aujourd’hui,
déterminent les faits.» (Günther nous sommes très loin de faire encore
Anders.)
ainsi de l’amour une religion. L’idée
Les correspondances, les notes et de mourir par amour nous paraîtrait
journaux intimes des écrivains ont extrêmement saugrenue. […] Car nous
toujours présenté un grand intérêt n’avons pas de philosophie de l’amour…
à mes yeux: ils éclairent une œuvre, pas même une doctrine minimale, j’en-
apportent des réponses à des questions tends: dans nos philosophies explicites
en suspens, fourmillent de réflexions ou implicites, nous avons tout simple-
savoureuses, qui sont rarement assu- ment laissé tomber l’amour. […] Il s’en-
mées dans la manifestation officielle suit que chacun a le droit, mais surtout
des autres écrits. Dans ses notes pour l’obligation de s’interroger sur la place
une histoire du sentiment, rédigées à et la fonction à accorder à l’amour dans
New York entre 1947 et 1949, le philo- sa vie.» Cette éviction de l’amour est un
sophe Günther Anders se met en quête pieux mensonge, car «nous pouvons
de l’amour: quel était le rôle de l’amour laisser tomber l’amour, mais lui n’est

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Antipresse 418

pas près de nous laisser tomber.» cette suppression du tabou à la perte


Les jours suivants, Anders poursuit des racines et de la filiation: «Alors
sa réflexion. La cause principale de que, dans les générations précédentes,
ce désintérêt réside d’abord dans les il avait existé des lignées autour
engagements publics: militer pour desquelles les uns et les autres avaient
une cause désengage de l’amour. Il y a pu se construire, eux n’ont pu s’ap-
aussi la suppression des conditions de puyer sur rien: ils ont dû pousser sur
possibilité d’une vie privée, dès lors «la du vent; servir eux-mêmes de subs-
subtilité de notre vie privée psychique titut à la lignée et ne devoir cela qu’à
se réduit elle aussi comme peau de leur force de caractère.» Certains ont
chagrin.» À tel point que «le plus subtil poussé, déracinés, dans les airs. Et
d’entre nous ferait aujourd’hui l’effet puis, un dernier diagnostic: il «ne nous
d’un barbare à côté de sa grand-mère: est pas donné d’éprouver l’ennui». La
elle qui pouvait encore se permettre de recherche perpétuelle de nouvelles
pratiquer tous les jours, des décennies excitations par de nouvelles expé-
durant, ses exercices de doigté de l’âme riences nous empêche de nous retrou-
et ses études de mélancolie.» Les senti- ver nous-mêmes.
ments se rétrécissent comme peau de Dans ses notes, Anders nous fait
chagrin; plus personne ne s’épanche découvrir le contenu de coffres que
sur ses états d’âme, l’amour est relayé ses parents s’étaient fait envoyer avant
à la cave, même la vie intérieure n’in- la guerre depuis Hambourg, qui lui
téresse plus. parvinrent bien après leur mort dans
«Qui s’écoute soi-même? Qui s’ob- sa mansarde. Que contenaient ces
serve par le trou de la serrure? Ces coffres? Des lettres de jeunesse, des
occupations nous sont inconnues. Il lettres d’amour, des correspondances
n’y a plus de trou de la serrure: car conjugales, des journaux intimes, etc.
on n’a plus besoin de clé. — On n’a Aurait-on idée aujourd’hui de se faire
plus besoin de clé: car il n’y a plus de envoyer outre-mer des coffres entiers
porte. — Il n’y a plus de porte: car la
de lettres d’amour? Or ces lettres
chambre noire d’hier est à présent
une pièce comme les autres.» portent toutes sur des états d’âme,
comme ces lettres à l’amie qui seule
Anders suppose que la suppres- peut entendre parler du mari et de
sion du tabou, «architecte de l’âme», l’amant, de la tension de la vie et de
a conduit tout à la fois à la perte de la l’amour.
moralité et de la vie intérieure, mais Le philosophe poursuit sa réflexion
aussi à l’exhibition dégoulinante des sur l’accès des femmes aux droits
sentiments, devenus «bons senti- masculins, à «la vie hostile du dehors».
ments», avant leur éviction pure et Il écrit des pages qui aujourd’hui
simple. Or la qualité littéraire des seraient immédiatement brûlées
grandes tragédies provenait essentiel- par certaines idéologies, mais ne
lement d’une possible et angoissante manquent pas d’intérêt quant aux rela-
rupture du tabou. Le philosophe relie tions étroites entre sexualité, amour et

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Antipresse 418

pouvoir. Avec une grande lucidité: «En nos aspirations. Or, notre regard sur
forçant le trait, on peut dire que l’éga- la vie doit cultiver la vie, et non en être
lité des droits ne lui a pas apporté les détourné en permanence par la tris-
mêmes “droits de l’homme”, mais les tesse, l’angoisse du prochain passage
mêmes droits à la réification.» Anders à l’acte monstrueux que l’on subira de
ironise aussi sur ses étudiants endoc- la part du pouvoir ou des terroristes
trinés par une certaine psychanalyse fabriqués par ce même pouvoir. Cette
de l’époque, du «tout sexuel» rejetant banalité de l’horreur, doublée de la
l’amour. capture des âmes par les écrans, a créé
un monde fait de misologie (haine de la
EN REFERMANT CE LIVRE, JE ME SUIS
DEMANDÉ: SI ANDERS REVENAIT rationalité, en référence au Phédon de
AUJOURD’HUI, QUE DIRAIT-IL DE NOUS? Platon), de génocide des bigarrures de
l’amour et des foisonnantes nuances
Puisque, déjà, à son époque, il trou- de l’âme, de misanthropie.
vait que l’on n’aimait plus et que l’on ne La prolifération des écrans dans nos
savait plus aimer… Que dire de notre vies a sans doute des conséquences bien
présent, où l’on ne milite même plus plus sérieuses que la seule soumission
pour une cause? Où sont les utopies qui à la technique et à sa reproductibilité,
nous aidaient hier à vivre, ces fameux sur les dangers desquelles Günther
lendemains qui chantent? Au mieux, Anders et son cousin Walter Benja-
nous sommes priés d’acheter un min nous avaient déjà alertés. Car, si
bouquet mal assorti, où il serait néces- la technique contraignait le mouve-
saire de vivre la désertion, le malheur ment des corps pour tordre l’âme et
et la tourmente, avant qu’un renou- bannir l’homme de certains champs
veau surgisse. Autant dire qu’après d’action, les écrans figent nos corps,
l’hiver vient le printemps. La question détournent nos regards et suppriment
première que me posent les patients en à nos âmes leur nourriture première:
consultation est: où fuir? La deuxième: la vita contemplativa. Cette vie contem-
que faire? Il est loin le temps où nous plative était quotidienne avant l’im-
refaisions le monde, en fumant, buvant, mersion des écrans dans nos vies. Par
jouant et riant ensemble. Il m’est alors exemple, lors d’un rendez-vous galant.
venu que l’amour est directement lié à Un homme attendait une femme dans
la contemplation, à l’ennui, à la rêverie. un café. Dix minutes. Quinze minutes.
Depuis le 11 septembre 2001, le monde Trente minutes. Elle n’était pas là.
a basculé dans la paranoïa; l’horreur a Était-ce un retard? Avait-elle eu un
pénétré notre quotidien, un monde où accident? Quel type d’empêchement?
même les biberons des bébés font l’ob- S’était-elle ravisée? Dans cette attente,
jet de tests à l’aéroport ou sont confis- l’imagination se déployait. Comment
qués s’ils contiennent du jus plutôt que la recontacter? L’appeler à son domi-
du lait (c’est du vécu!). La terreur et la cile? Et si le téléphone restait sans
mort ont été mises au centre de nos réponse, rentrer chez soi, dans une
préoccupations, pour ne pas dire de

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Antipresse 418

nouvelle attente qui ouvrait vers tant dans la calligraphie de l’écriture, bien
d’horizons. plus subtile que de taper sur un clavier.
Aujourd’hui, le même rendez-vous Il fallait penser aux phrases à écrire:
n’a plus du tout la même saveur: le télé- et puis, il n’était pas si facile de les
phone portable exige et commande des raturer, encore moins de les effacer.
réponses. Nous voyons si l’autre est ou Cette invasion du téléphone mobile
non en ligne. S’il a lu nos messages. dans nos vies est l’une des premières
Certains disposent même de la géolo- causes aujourd’hui de l’abrasion de
calisation (je connais des parents qui nos vies intimes. Nul besoin d’attendre
géolocalisent le téléphone portable les consignes d’un pouvoir totalitaire.
de leurs adolescents: ils savent en Nous avons tous vécu (et, parfois, été
permanence où ils sont…). Le télé- acteurs) de scènes où deux individus
phone portable est l’instrument de censés se rencontrer sont détournés de
l’immédiateté et du flicage des autres. cette rencontre par cet objet inanimé
Finie la rêverie, finie l’attente anxieuse, qu’est l’écran. Et c’est là que se situe
finie l’espérance. Fini aussi, un certain le problème: nos écrans (tablettes, télé-
rapport à la parole: comme il était phones mobiles, ordinateurs) sont des
compliqué d’annuler un rendez-vous, objets inanimés. Lorsque nous parlons
je me devais de l’honorer. Impossible à travers eux, même à des êtres chers,
de l’annuler au dernier moment en notre corps parle à un objet inanimé
raison d’une paresse de l’instant! Dans dans son expérience incarnée immé-
cette exquise attente des temps d’avant diate. Or, parler à travers un écran
le téléphone mobile régnait le rapport ne restitue en aucun cas le cœur de
perpétuel aux contingences, à la fragi- la rencontre: la vibration de la chair
lité de la vie, au bonheur éphémère de de l’autre. Comment l’autre respire,
la rencontre. comment ses yeux me parlent, quelle
est son odeur, quel est le son vibratoire
LE PHILTRE DE DÉSAMOUR
de sa voix, quels sont ses gestes, son
Pour parler avec quelqu’un, il fallait toucher, sa tendresse. L’écran abrase
surtout se rencontrer. Et dans les tout. Lorsque nous allons écouter un
temps hors de la rencontre, il n’y avait concert de musique, nous sommes
plus la rencontre, mais le rêve, qui enlacés par la vibration des instru-
nourrissait également les correspon- ments. L’acoustique nous enveloppe,
dances, ces lettres écrites et reçues, mais pas seulement: la résonance dans
parfois dans des chassés-croisés la pièce de ces instruments, la commu-
comiques. Toute lettre était une invita- nion des respirations, des émotions,
tion à la méditation. Les lettres reçues des transpirations, même. Regarder
permettaient de s’arrêter sur chaque un concert sur écran chez soi, filtré par
phrase, pour la relire, la méditer. À les écrans, avec le son feutré et mono-
l’ère du message jetable instantané, tonisé, est une expérience beaucoup
ce n’est souvent plus possible. Écrire plus pauvre en sentiments.
soi-même la lettre engageait le corps Avec les écrans, il existe un éter-

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Antipresse 418

nel filtre entre l’autre et moi. Lorsque se posait la question des relations
je crois l’atteindre, mon corps ne sexuelles entre hommes et femmes en
rencontre qu’un objet inanimé. Le raison des remaniements de pouvoir,
passage à l’acte terroriste sur les alors que dire de cette sexualité peu à
peuples ayant consisté en 2020 à peu remplacée par des objets inanimés,
les séquestrer et les enfermer n’a par des images sur les écrans, par des
pas arrangé l’affaire. Combien ont robots? Il y a là bien pire que les plai-
déserté depuis les groupes, les loisirs, sirs solitaires sans écran qui convo-
les corporations diverses et variées? quaient au moins un minimum d’ima-
D’une part, car leur arrêt brutal a ginaire. Émoussement des sentiments,
entraîné de nouvelles habitudes, exhibition des corps, banalisation de
d’autre part, parce que revenir dans l’horreur et de la haine, ère du puri-
le groupe supposait de se confronter à tanisme absolu, des relations gelées
des questions morales: est-ce que mon et de l’abrasion des sentiments, sous
groupe de tango a exclu les «non-vac- couvert de «libération» sexuelle.
cinés»? Est-ce que mon loisir de kart Le dernier lieu où les êtres humains
a mis en place des bracelets de diffé- ont sans doute encore un lien viscéral
rentes couleurs autorisant ou non la à l’incarnation est la guerre, avec son
compétition sportive selon le statut lot de souffrances, de douleurs, de
vaccinal du coureur ou son test PCR? malheurs, d’horreurs. La guerre, que
Est-ce que mon club d’échecs m’obli- ceux qui la créent engendrent derrière
gera de nouveau à porter le masque? des écrans, et que ceux qui ne la vivent
Le règne des écrans est celui de pas commentent derrière des écrans,
l’idole: l’autre, que je ne vois qu’à placés en spectateurs passifs et voyeu-
travers un objet inanimé, qui est ristes. Le comble de la monstruosité
essentiellement absent, dont je n’aper- malgré nous. Ne nous étonnons pas
çois que le pâle reflet, se dérobe à la que les «fusibles» d’autant de gens
rencontre. Son regard même se dérobe: sautent, leur cerveau et leurs émotions
sur l’écran noir de mes nuits blanches, électrifiés par les écrans, tandis que
je ne le rencontre pas comme «en vrai». leur corps et leur âme sont désertés.
Or, «les yeux ne sont pas seulement • Photo: Günther Anders avec son
des “fenêtres” à travers lesquelles on chien en Californie.
regarde au-dehors, mais aussi des Lecture recommandée
“fenêtres” ouvertes aux regards des
autres», dit Anders. Ces fenêtres ont • Günther Anders: Aimer hier.
les volets clos. Ce que les écrans modi- Notes pour une histoire du senti-
fient dans nos perceptions mériterait ment (New York, 1947-1949), Fage
un réel approfondissement. Si Anders éditions, 2012.

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Antipresse 418

LISEZ-MOI ÇA! par Slobodan Despot

«Les Français de la décadence»


lu par Juan Asensio

D érogation inédite aux règles de cette rubrique: ce n’est pas un livre publié
que nous vous invitons à lire cette fois, mais un essai critique sur un roman
énorme, maudit et introuvable. Un essai de Juan Asensio qui, il est vrai, a
lui-même l’ampleur d’une longue nouvelle et le panache d’un grand pamphlet.

CE QU’IL APPORTE
Grâce à l’insatiable curiosité d’un
ami proche, qui est aussi un fervent
lecteur de l’Antipresse, j’ai pu lire de
longs passages d’un roman retrouvé,
et jusqu’alors opportunément
expurgé de l’histoire littéraire fran-
çaise et des catalogues de son éditeur,
Gallimard. Puis Juan Asensio s’en est
emparé et en a tiré un compte rendu
qui est en soi un grand pamphlet
littéraire!
Le monumental portrait des Fran-
çais de la décadence, écrit par un
obscur dentiste dans l’Algérie encore
française, est une brique de fureur
qui ferait ranger les amères potions
de Céline au rayon de l’homéopa-
thie. Il est difficile d’imaginer que
le narcissiconstipé milieu littéraire
français ait pu, il y a deux généra-
tions, accoucher d’un tel bolide. Pour
se convaincre de sa simple possibilité,
Juan Asensio a dû imaginer une sorte
d’utopie où l’on aurait vu une rentrée Coulon, sans Despentes, sans Moix,
littéraire «qui eût été véritablement sans Nothomb, sans Haenel, sans
littéraire… hautainement littéraire, Delaume, sans Ono-Dit-Biot, sans les
méchamment littéraire, scandaleu- Musso et Lévy et leurs innombrables
sement littéraire, donc, une rentrée: clones…» — Avant de se demander
sans Ernaux, sans Enard, sans quel éditeur, en cette époque accapa-
Schmitt, sans Houellebecq, sans rée par des muses hermaphrodites

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Antipresse 418

et réglée par les «lecteurs en sensi- s’il avait consumé le monde entier
des choses…»
bilité» pourrait aujourd’hui défendre
un tel déferlement de génie viril. Consumer le monde entier des
choses est bien le propos d’André
CE QU’IL EN RESTE
Lavacourt et la note d’Asensio fournit
Il serait pourtant capital — et non déjà un départ de feu assez convain-
seulement pour des raisons pure- cant. Dans la France encore plus
ment littéraires — de rééditer ce exaspérée que désespérée — pour le
scandale sexuel, racial, moral, philo- moment — la réédition de ce livre
sophique… ne serait-ce que pour voir serait un succès assuré. En librairie
les frêles mâchoires des mordilleurs comme dans les tribunaux!
de chevilles contemporains se déboî-
A QUI L’ADMINISTRER?
ter à force de chercher prise sur cet
os de saurien. Mais plutôt que de mal Aux vrais passionnés de litté-
paraphraser, laissons Asensio dire rature, bien sûr, mais aussi aux
ce qu’il en est: explorateurs désabusés des fins de
«Les Français de la décadence civilisation — je parle ici de l’article
répond admirablement au tropisme du «Stalker», bien sûr. On retrouve
déclaré de Roberto Bolaño pour les dans ce compte rendu le plaisir de
textes labyrinthiques, dont le feu la grande critique littéraire, subtile
s’entretient par la dévoration de mais sans concessions, brutale mais
tout ce qui l’entoure, roulant à toute sans grossièreté.
allure sur chaque parcelle de vivant
• Juan Asensio: «Les Français de la
combustible, avant de s’éteindre
subitement, sans le moindre signe décadence d’André Lavacourt»,
annonciateur de faiblesse, comme Stalker, 20.11.2023. Voir égale-
ment son magnifique hommage
à Cormac McCarthy, AP412.

L’ANTIPRESSE EST UNE CHRONIQUE


DE LA VIE HUMAINE AU TEMPS DES ROBOTS,
100 % ANIMÉE PAR L’INTELLIGENCE NATURELLE.
DÉJÀ 418 SEMAINES. PLUTÔT RASSURANT, NON?
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Antipresse 418

Turbulences
MARQUE-PAGES • La semaine du terroriste du 7 octobre plus d’un an avant
26 novembre au 2 décembre 2023 qu’elle ne se produise. «Le document
Les incontournables de la semaine d’environ 40 pages, auquel les autorités
sélectionnés par Slobodan Despot israéliennes ont donné le nom de code
Grand nettoyage. La ville de San “Mur de Jéricho”, décrit, point par point,
Francisco était encombrée de SDF. À la exactement le type d’invasion dévas-
veille de la visite du président chinois, tatrice qui a entraîné la mort d’environ
ils ont TOUS disparu, du jour au lende- 1 200 personnes.» Mais il est expliqué
main — et personne n’a même pu filmer que les responsables israéliens auraient
leur évacuation avec son smartphone. Où simplement ignoré ce plan, le jugeant
sont-ils passés? C’est l’occasion, sur les «trop difficile à mettre en œuvre pour le
réseaux, de soulever un coin du tapis sur Hamas». Les historiens auront sans doute
l’une des grandes villes les plus déglin- quelques nuances à apporter à cette
guées au monde. (NB. Il y a un récit de explication quelque peu… expéditive.
Youri Trifonov sur un mystère semblable, Vistemboirs! Dans sa boutique sur
à Leningrad, avec la disparition soudaine eBay, notre ami et lecteur Laurent
et glaçante des estropiés de guerre.) Prodeau met en vente une collection rare
Contorsions. The Economist a été l’un et fascinante: «plus d’une centaine d’an-
des plus confiants propagandistes de la ciens outils de métiers parfois disparus et
victoire ukrainienne. À présent, le maga- d’anciens objets d’art populaire, tous en
zine de référence ultralibéral nous fait bon ou très bon état, nettoyés et restau-
la preuve de son habileté bien rodée à rés lorsque possible et nécessaire.» Il lui
reboucher (discrètement) les bouchons aura été difficile d’évaluer le prix de ces
de champagne. «Poutine semble rempor- pièces uniques: couperets, vilebrequins,
ter la victoire en Ukraine — pour l’instant», fers à papillotes, tarières, embossoirs
annonce-t-il, observant que «pour la et compas… un véritable inventaire à la
première fois depuis son invasion de 2022, Jacques Perret! En tant que témoins d’une
il semble être en mesure de vaincre». On civilisation aujourd’hui disparue, elles
observera, d’une part, la stricte person- sont, à notre avis, hors de prix.
nalisation du problème russe et sa foca- Dégazage mental. La ville d’Oxford a
lisation sur Poutine (comme si l’Occident décidé d’être plus verte que le concombre
se réduisait à «Biden»). Et d’autre part, masqué et plus propre qu’une banque
la reconnaissance à pas de chat d’une suisse. Il suffit de citer l’annonce officielle
réalité qui était visible dès le début de pour voir jusqu’où les édiles municipaux
cette opération. Mais rassurez-vous: si sont prêts à sacrifier leur confort… enfin
Poutine gagne, c’est uniquement parce celui de leurs contribuables:
qu’«on lui permet de gagner», comme le «Le conseil municipal d’Oxford va inter-
résume la rédactrice en chef. Tout seul, dire les plaques de cuisson et les chau-
bien sûr, il n’y arriverait pas… dières à gaz dans les nouvelles habita-
Cartes sur table. Si cet article du New tions à partir de 2025, afin de devenir
plus respectueux de l’environnement. La
York Times n’est pas un bobard, il dévoile
ville prévoit d’atteindre le niveau zéro
une réalité effarante. On y apprend que d’ici à 2040 et affirme que cette mesure
des responsables du renseignement contribuera à lutter contre la “menace
israélien ont obtenu les plans de l’attaque existentielle du changement climatique”.»

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Il nous semble que dans l’illustre cité Du grand Art. Art Garfunkel, c’était la
universitaire, qui fut l’un des phares de la célèbre perche à coiffure en chou-fleur du
raison en Occident, rôdent des menaces duo Simon & Garfunkel. Mais le musicien
existentielles autrement plus urgentes. est aussi un lecteur vorace et ordonné qui
N’entendez-vous pas les crécelles? a dressé la liste de ses lectures depuis les
Mise au point. Visée par une vilaine années 1960… ainsi que de ses favoris,
campagne de rumeurs venant souvent de bien entendu. À consulter son «top 50»,
milieux «amis», Ariane Bilheran a publié on se dit que nous pourrions passer de
une mise au point au sujet de la mort du belles soirées de conversation avec le
docteur Olivier Soulier et de la protection célèbre baladin…
des enfants qu’il nous paraît important de
relayer ici.

Pain de méninges

LE COUPABLE UNIVERSEL
Le citoyen ordinaire et respectueux des lois de Totalitaria, loin d’être un
héros, est potentiellement coupable de centaines de crimes. Il est criminel
s’il s’entête à défendre son propre point de vue. Il est criminel s’il refuse
de se laisser confondre. Il est criminel s’il ne participe pas bruyamment et
vigoureusement à tous les actes officiels; la réserve, le silence et le retrait
idéologique sont des trahisons. Il est criminel s’il n’a pas l’air heureux,
car il est alors coupable de ce que les nazis appelaient l’insubordination
physionomique. Il peut être criminel par association ou par dissociation,
par bouc émissaire ou par projection, par intention ou par anticipation. Il
est criminel s’il refuse de devenir informateur. Il peut être jugé et déclaré
coupable de tous les ismes imaginables: cosmopolitisme, provincialisme;
déviationnisme, mécanisme; impérialisme, nationalisme; pacifisme, mili-
tarisme; objectivisme, subjectivisme; chauvinisme, égalitarisme; pragma-
tisme, idéalisme. Il est coupable à chaque fois qu’il est quelque chose. Le
seul sauf-conduit pour le citoyen de Totalitaria réside dans l’abdication
complète de son intégrité mentale.

— Joost Meerloo, The Rape of the Mind: The Psychology of Thought Control,
Menticide, and Brainwashing (1956), trad. SD.

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TERRE EN FEU
PAR PATRICK GILLIÉRON LOPRENO

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