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Les Musulmans Et La Meidtrranée
Les Musulmans Et La Meidtrranée
de Planhol Xavier. Les musulmans sur la Méditerranée. In: Regards sur la Méditerranée. Actes du 7ème colloque de la Villa
Kérylos à Beaulieu-sur-Mer les 4 & 5 octobre 1996. Paris : Académie des Inscriptions et Belles Lettres, 1997. pp. 151-166.
(Cahiers de la Villa Kérylos, 7)
http://www.persee.fr/doc/keryl_1275-6229_1997_act_7_1_966
sultans du passé ont dominé à terre, mais peu ont régné sur les mers.
Dans l'organisation des expéditions navales, l'infidèle nous est
supérieur » 6. Et tel autre encore en 1668, alors que l'Empire Ottoman
venait, grâce à sa flotte, de s'emparer de la Crête, déclarait au
secrétaire de l'ambassade britannique à Constantinople que « Dieu a
donné la mer aux Chrétiens mais la terre aux Turcs » 7.
Échec militaire, donc ! Mais aussi, et surtout, échec humain, au
sens large ! Au cours de ces quelques 13 siècles, la présence
musulmane pacifique, dans ces eaux médittanéennes, aura été négligeable,
et d'abord dans les activités de transport et de commerce. Il faut
rappeler qu'à l'époque moderne tout le commerce extérieur des pays
barbaresques, aux xvne et xvme siècles, est assuré par des navires
européens. On avait donné de cet état de choses des explications assez
dérisoires 8 : danger de l'inquisition pour les renégats, qui n'auraient
pu être employés dans les ports chrétiens ; tracasseries des
commerçants marseillais, et de l'administration, envers les capitaines maures
d'origine. En fait il suffit d'une comparaison avec le bassin oriental de
la Méditerranée pour voir que rien de tout ceci n'a pu avoir
d'influence réelle. A l'intérieur même des mers ottomanes de l'Est à la
même époque, et à l'exception de la mer Noire qui restera strictement
fermée aux étrangers jusqu'au dernier quart du xvme siècle, la plus
grande partie du trafic est assurée, de la même façon, par le système
dit de la « caravane maritime » 9, où les affréteurs ottomans engagent
pour cela des navires européens, et particulièrement français. En
1785, dans le trafic intra-ottoman d'Alexandrie, 40 % en valeur est
ainsi réalisé par des navires de l'Europe. Et le pavillon ottoman est en
fait, on le sait, représenté quasi-exclusivement par des navires grecs.
Même situation à Salonique au xvnf sicèle 10, et ailleurs. Et au xvne
siècle le commerce du port d'Istanbul sous pavillon ottoman semble
bien avoir été essentiellement le fait des capitaines grecs, les quelques
1 1 . Robert Mantran, Istanbul dans la seconde moitié du XVIIe siècle, Paris, 1962
(Bibliothèque Archéologique et Historique de l'Institut Français d'Archéologie d'
Istanbul, XII), passim et notamment p. 120, 184, 352, 421, 450-451, 488, 491, pour
l'activité maritime des Grecs de la ville.
12. Voir la communication du Doyen Jean Richard au présent colloque.
12. Jacques Weulersse, Le pays des Alaouites, Tours, 1940, 1, p. 168, 170.
14. Victor Bérard, Les affaires de Crète, Paris, 1900, p. 233.
15. Umberto Paradisi, « I pescatori berberi délia penisola di Fàrwa (Tripolita-
nia) », L'Universo, XLII, 1962, p. 295-300.
16. Michèle Nicolas, « La pêche à Bodrum », Turcica, III, 1971, p. 160-180 ;
Fatma Mansur, Bodrum, a town in the Aegean, Leyde, 1972 (Social, Economie and
Political Studies of the Middle East, III), p. 45-52.
154 X. DEPLANHOL
32. L. Lockhart, « The Navy of Nadir Shah », Proceedings of the Iran Society,
1,1936, p. 3-18.
33. Hélène Ahrweiler, Byzance et la mer, Paris, 1966 {Bibliothèque Byzantine,
Études, 5), p. 414-415, 418.
34. J. von Klaproth, Lettre à M. le Baron de Humboldt sur l'invention de la
boussole, Paris, 1834 ; Léopold de Saussure, « L'origine de la rosé des vents et
l'invention de la boussole », Archives des Sciences physiques et naturelles, Ve période, 5,
1925, réimprimé p. 31-127 dans Gabriel Ferrand, Introduction à l'Astronomie Nautique
Arabe, Paris, 1928.
35. Gabriel Ferrand, « L'élément persan dans les textes nautiques arabes »,
Journal Asiatique, CCIV, 1924, p. 193-257.
36. S. Fraenkel, Die Aramàischen Fremdwôrter im Arabischen, Leyde, 1886 ; cf.
p. 209-232 : Schiffhart und Seeverkehr, et particulièrement p. 210-215.
37. Par exemple Albert H. Mutlak, Dictionary offishing terms on the Lebanese
coast. A philological and historical study, Beyrouth, 1973.
158 X. DEPLANHOL
38. Henry et Renée Kahane, « Turkish nautical terms of Italian origin », Journal
of the American Oriental Society, 62, 1942, p. 238-261.
39. Et que me signale aimablement Jehan Desanges : Strabon, III, 4, 2 (navires
numides se rendant à Malaga) ; Pline, VI, 203 et 205 (liaison maritime avec les îles
Fortunées (Canaries) au temps de Juba II) ; cf. Stéphane Gsell, Histoire ancienne de
l'Afrique du Nord, V, p. 1 5 1 - 1 52.
40. Georges Marçais, La Berbérie musulmane et l'Orient au Moyen Âge, Paris,
1946, cf. p. 215-228 : l'orientation des Çanhaja vers la mer.
41 . Histoire des Berbères, trad. de Slane, revue par P. Casanova, Paris, 1934, III,
p. 117.
42. Voir en dernier lieu Raphaëlle Anthonioz, « Les Imragen, pêcheurs nomades
de Mauritanie (El Memghar) », Bulletin de l'Institut Fondamental d'Afrique Noire,
Série Β, ΧΧΙΧ-ΧΧΧ, 1967, p. 695-738, et 1968, p. 751-768.
43. Robert Montagne, « Les marins indigènes de la zone française du Maroc »,
Hespéris, III, 1923, p. 175-216.
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de la mer, presque tous renégats, qui sont sous ses ordres, sont
toujours difficiles. Pendant tout le xvie siècle on n'en comptera que
deux qui aient été des hommes de mer : Hayreddin (Barberousse) et
Kihç Ali Pacha, qui sera nommé après la bataille de Lépante, à un
moment où visiblement on cherche quelqu'un d'expérimenté.
À Lépante elle-même le kapudan pacha était Mùezzinzade Ali Pacha,
un agha des janissaires, et ses erreurs ont été la cause essentielle du
désastre. Le kapudan pacha est d'ailleurs un personnage très mince
dans la hiérarchie de l'empire. C'est normalement un sancak beyi, un
gouverneur de province, comme il y en a des dizaines, c'est-à-dire un
échelon au-dessous d'un commandant militaire terrestre qui a le titre
de beyler beyi. Hayreddin accédera, par ses mérites personnels
exceptionnels, au rang de beyler beyi, et certains de ses successeurs
également, comme Piyale Pacha en 1555, mais le fait reste néanmoins
exceptionnel. De toute façon le kapudan pacha n'est jamais membre
du Divan impérial, à l'exception encore, unique cette fois, de
Barberousse. Il est très au-dessous des vizirs.
Quant aux troupes, c'est bien pis ! Il n'y a pas de troupes de
marine spécialisées. Les Janissaires servent à la mer sous le
commandement de leurs officiers ordinaires. Il y a beaucoup de Kurdes
également, qui n'ont jamais vu la mer avant d'être embarqués. La
chiourme, en dehors de l'habituel ramassis de prisonniers, d'esclaves
et de criminels, et d'un petit nombre de volontaires payés, et de ce
point de vue il n'y a guère de différence d'avec l'Europe, est composée
très largement de paysans anatoliens provenant du recrutement
militaire terrestre et qui n'ont pas davantage d'expérience maritime 65.
Tout ceci se passe encore, et la comparaison est cruelle et tout
commentaire superflu, à l'époque où Colbert créait, en 1673, l'Inscription
Maritime.
De toutes ces marques d'indifférence, la plus spectaculaire est
sans doute celle qui a suivi la bataille de Lépante. On a pu montrer,
dans un petit livre très intelligent 66, à quel point la grande défaite de
la flotte ottomane, qui mettait un terme au moins provisoire à sa
suprématie en Méditerranée, était passée, en Turquie, totalement
inaperçue. Le fait n'est que plus significatif lorsqu'on l'oppose à
l'immense retentissement que la victoire avait eue dans l'Europe
chrétienne. À Istanbul personne n'en parle, nul même ne s'en inquiète
réellement. La flotte sera d'ailleurs très vite reconstruite. Sur les
quelque 230 galères et 70 galiotes qui la composaient, 1 17 galères et
1 3 galiotes ont été capturées, 62 perdues sur le champ de bataille. Qu'à
67. On en trouvera quelques exemples dans Villiers, op. cit., p. 201-203, 223, 225,
23 1 . Il semble d'ailleurs qu'il n'y ait chez les marins de haute mer aucun développement
poétique original mais que tout provienne de la culture des pêcheurs de perle du Golfe
(Ibid., p. 396).
68. Voir des exemples dans Brunot, op. cit., p. 10-12, 19-23, 54.
69. Baudelaire, Les Fleurs du Mal, XV.
70. Mohamed Ismail Siddiqi, The fishermen's settlements on the coast of West
Pakistan, Kiel, 1956 (Schriften des Geographischen Instituts der universitàt Kiel, XVI,
2), p. 33-35.
71. Villiers, op. cit.,passim et notamment p. 142, 347.
72. A.H.J. Prins, Sailingfrom Lamu. A study of maritime culture in Islamic East
Africa, Assen, 1965, p. 263-275.
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Xavier de Planhol
76. Voir par exemple R. Brunschvig et G.E. von Grunebaum, édit., Classicisme
et Déclin Culturel dans l'Histoire de l'Islam, Actes du Symposium International
d'Histoire de la Civilisation Musulmane, Bordeaux, 25-29 juin 1956, Paris, 1957.
77. La seule réelle contribution possible serait celle des « Aventuriers de
Lisbonne » (avant 1 147, à une époque où la ville était encore musulmane). Mais rien ne
prouve en fait que les « aventuriers » aient été musulmans. Cf. la mise au point décisive
de Raymond Mauny, Les navigations médiévales sur les côtes sahariennes antérieures à
la découverte portugaise (1434), Lisbonne, 1960, p. 86-88 et 121. Sur les
fantasmagoriques voyages transocéaniques arabes au Moyen Âge, et sur les prétendues expéditions
maritimes mandigues (vers 1307), ibid., p. 104-110.