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La technique nous libère-t-elle du travail ?

Un exemple de réflexion

Les usines automobiles ont été les premières usines à remplacer les hommes par des robots autour des années 1960. Ces
machines automatiques sophistiquées ont remplacé les ouvriers dans les activités qui leur étaient les plus pénibles. Le travail qu’ils
devaient accomplir s’est allégé, il est devenu moins fatigant, moins contraignant et même parfois moins dangereux. La technique,
qui s’est progressivement développée comme un soutien, puis un moyen de soulager les peines des hommes au travail aurait pu
nous laisser imaginer qu’elle aurait conduit les hommes à ne plus travailler. Cela s’est-il passé ?
La technique nous libère-t-elle du travail ? Poser ainsi la question sous entend que le travail que nous effectuons est une
contrainte, nous conduisant à entreprendre des actions ou des tâches que nous préférerions ne pas avoir à faire. En se présentant
comme un ensemble de moyens destinés à l’exécution ou à la réalisation optimale d’une action, par exemple, la production de ce
qui est nécessaire à notre vie, la technique se présenterait alors comme une occasion possible de nous libérer des activités les plus
contraignantes. Est-ce le cas ? Cela conduit à réfléchir sur la nature même du travail : est-il toujours vécu comme une contrainte à
éliminer ou peut-on l’envisager autrement ? Et si l’on ne travaille plus, que faire de sa vie ? D’autre part, il faut questionner la
technique : peut-elle réellement nous libérer de toutes les tâches que nous devons accomplir pour vivre ou y a-t-il des activités
qu’elle ne peut soulager ni remplacer ? Par ailleurs, la technique ne conduit pas seulement à un changement dans les modes de
production, elle conduit également à fabriquer un monde d’objets qui eux aussi, peuvent être amenés à modifier ce que nous
sommes. En ce cas, le sujet invite à réfléchir sur l’ensemble de nos activités et sur la valeur qu’on leur donne.
On pense spontanément que la technique permet de soulager voire de remplacer l’homme dans son travail en prenant en
charge les activités les plus contraignantes nécessaires à la production de moyens de subsistance : elle pourrait alors le libérer.
Mais, en réalité, la technique ne fonctionne pas seule : elle exige un déplacement de l’homme dans le travail qui occasionne une
modification profonde de ce qu’il est, en même temps qu’elle modifie le travail. Le travailleur n’est pas tant libéré que contraint par
un système de production qui déborde complètement de la sphère du travail. Dans ces conditions, comment penser une
authentique libération de l’homme dans son travail par la technique ?

On pense spontanément que la technique permet de soulager voire de remplacer l’homme dans son travail en prenant en
charge les activités les plus contraignantes nécessaires à la production de moyens de subsistance. En effet, le travail se définit et se
développe au cours de l’histoire humaine comme une activité pratiquée par les humains pour se libérer d’abord des contraintes
naturelles : manger régulièrement et à sa faim, fabriquer de quoi se protéger des dangers et pouvoir vivre confortablement de
manière pérenne. D’abord dans une nature hostile où la place des humains n’est pas dessinée, puis, au gré des développements
techniques, en domestiquant la nature et lui imposant une volonté. Le travail est aidé par la technique qui va caractériser le
caractère polytechnicien de l’homme : comme le souligne Aristote dans Les parties des animaux, l’homme n’est pas limité à ce que
son corps peut faire naturellement, mais il peut inventer et fabriquer tous les outils qu’il veut, quand il le veut. Cette libération des
contraintes naturelles passe par l’invention et la fabrication de médiations, ou de moyens par lesquels le corps se libère et les
actions sont possibles et efficaces. La conscience d’un but à atteindre est le moteur de l’invention et de la fabrication : comme le
montre Marx, le but que le travailleur vise préexiste intellectuellement à sa réalisation dans le monde (voir Le Capital, I). A la
différence de l’activité des abeilles ou des araignées, le produit du travail de l’homme évolue, il progresse au cours du temps. De
même, les moyens qu’il utilise, des plus simples aux plus complexes, ont toujours été pensés pour soulager son activité et la rendre,
par la même occasion plus simple, plus facile et plus efficace : l’invention de l’hameçon pour la pêche est à la fois une occasion de
remplacer les doigts (inaptes à crocheter sans glisser) et de soulager le corps qui est alors équipé de prothèses, le rendant plus
performant.
L’invention de la machine au moment de la révolution industrielle est pensée dans cette même logique. Elle commence
par remplacer la force de l’animal qui fournissait de l’énergie (la machine à vapeur remplace le cheval) et petit à petit, remplace les
gestes de l’homme. Les premières machines exigent encore la présence et le travail de l’homme (les métiers à tisser, les
imprimeries) et celui-ci va se trouver devoir coopérer ou collaborer avec la machine : Adam Smith montre dans La richesse des
nations à quel point la productivité augmente quand un ouvrier ne fait plus seul des épingles, mais quand la fabrication est divisée
en dix-huit tâches différentes : un homme seul peut au maximum en fabriquer 20, alors qu’à 18, en séparant les activités, ils en
produisent 48 000. On peut alors imaginer que le travail pour l’homme devient plus simple, moins fatigant et moins contraignant
puisqu’il peut se reposer sur la machine. De même quand l’automatisation va se produire, elle va définitivement remplacer
l’homme qui ne sera plus utile que pour organiser l’ensemble du fonctionnement des machines dans la fabrique. Simondon, dans
Du mode d’existence des objets techniques signale que l’homme devient spectateur du fonctionnement des machines ou le
responsable de leur organisation : il n’est plus requis pour produire.
Les humains pourraient donc se voir libérés du travail, vécu comme une source de fatigue, de peine, de contraintes et
d’exigence de performance. Avec les machines et l’automatisation, une occasion s’est produite de ne plus avoir à travailler. Mais,
cette promesse n’est pas tenue en réalité si les hommes sont toujours occupés à entretenir les machines : le travail ne disparaît
pas, la technique n’en libère pas, elle le déplace et le modifie.

La technique exige un déplacement de l’homme dans le travail qui occasionne une modification profonde de ce qu’il est. Il
n’est pas tant libéré que contraint d’une autre manière par un système de production qui déborde complètement de la sphère du
travail. En effet, dès lors que les machines se développent et que par elles, la productivité augmente, la quantité de travail
augmente également car celui-ci n’exigeant plus de force physique, tous les humains peuvent désormais soutenir la production.
Marx montre que le travail « s’empare des enfants » (Le Capital, I, IV, ch XV) et que dans les familles, tous les membres deviennent
des travailleurs. Paradoxalement, le machinisme n’a pas conduit à diminuer le travail pour les humains, à l’alléger, à en diminuer la
durée sur la journée ou sur la vie, mais au contraire, il a amené dans l’usine des familles entières qui ont dû travailler à
accompagner la production des biens.
Les machines vont transformer en profondeur le travail humain qui n’est plus l’expression de l’ « homo faber », mais qui
devient celle de l’ « animal laborans » selon les mots de Hannah Arendt, qui reprend Bergson : la capacité à fabriquer des outils et à
en projeter l’usage pour transformer le monde et le rendre à son image est écrasée par la réalisation de tâches simples et
répétitives, conçues pour être effectuées mécaniquement et sans penser. Or, c’est en partie dans le travail en tant qu’il impose la
conscience humaine au monde que se constitue la pensée de l’homme, c’est là qu’il prend conscience de lui comme agissant à
l’extérieur de lui. Si la technique a transformé le travail au point qu’il ne contienne plus qu’un ensemble de gestes-réflexes, quelle
différence l’homme peut-il manifester avec l’animal qui suit son instinct ? Quelle différence avec la machine elle-même qui
remplace finalement si bien ces tâches mécaniques ? La technique a donc occasionné une privation pour l’homme de ce qui lui
permet de réaliser son humanité, elle l’a aliéné. Il ne se bâtit plus lui-même comme un humain mais il vit pour produire et produit
pour vivre, comme le font tous les autres vivants. Il est comme un animal au travail (« animal laborans ») ou comme un rouage
dans la grande machine qu’est le monde du travail.
Les usines qui emploient ces hommes le font pour produire un monde d’objets techniques qui eux-aussi, par la
consommation qui en est faite, réalisent une nouvelle aliénation : chaque usager de ces produits techniques en est non seulement
étranger (il ne sait pas comment ils fonctionnent, sont incapables de les réparer par eux-mêmes) mais se trouve conditionné par
des usages qui lui ont été imposés par les lois économiques. En utilisant ces objets, nous sommes soumis à des choses que nous ne
comprenons pas et ne maîtrisons pas. L’aliénation va alors prendre plusieurs formes : elle est économique, sociale et même
culturelle. Cette aliénation est si profondément installée dans la société, qu’il ne semble plus y avoir de vie possible en dehors d’un
travail régi par la technique : l’économie des loisirs est organisée de telle sorte que les travailleurs ne peuvent jamais reconstituer
ce que leur activité laborieuse leur a fait perdre. Cette humanité qui n’est plus accomplie et qui ne se reconnait pas dans la
fabrication des objets ne peut jamais se récupérer car l’homme est pris au piège de l’économie : les loisirs des uns sont les
contraintes des autres et il s’agit toujours de consommer. Celui qui étouffe sous le costume de tel ou tel personnage de fiction
dans un parc à thèmes, le maître-nageur au bord de la piscine ou les personnels de service dans les paquebots de croisière sont
bien des rouages de cette grande machine. Dans le temps de loisir, le travailleur est toujours au cœur de la production et à son
service.
Le paradoxe est donc bien réel : alors que la technique, par le développement des machines et de l’automatisation aurait
pu donner lieu à une libération du travail, elle n’a pas permis qu’il disparaisse. Les travailleurs qui font face au risque d’être privés
de leur travail, remplacés par des machines, ne sont pas des humains qui reconquièrent leur humanité mise à mal, ni des oisifs qui
vont désormais profiter de la vie : ils se vivent eux-mêmes comme des exclus. Comment, dans ces conditions, penser une
authentique libération du travail par la technique ?

Pourquoi les travailleurs continuent-ils à travailler alors que des machines travaillent à leur place, produisent plus
rapidement et à moindre coût pour les entreprises ? Comment se fait-il que toutes les activités n’aient pas été supplantées par des
machines ? Plusieurs réponses peuvent être proposées.
Une première réponse tient à l’organisation de la société et à la « paix » sociale. Si le travail n’a pas disparu et que les
hommes continuent de travailler, c’est parce que leur travail est nécessaire pour garantir la paix sociale. En effet, en travaillant avec
la charge d’un emploi du temps, un contrôle des activités, une soumission des corps et des esprits à l’exigence des tâches à
accomplir, les hommes sont sous contrôle. Ils ne risquent pas de prendre du temps (ils n’en ont pas) pour réfléchir à leur condition :
ils vont l’accepter parce que d’elle, leur subsistance dépend. L’aliénation est inconsciente de ceux qui en sont victimes, d’autant
plus que leur activité ne fait que la renforcer. C’est par exemple ce que remarque David Graeber dans l’analyse qu’il réalise des
« bullshit jobs » : des emplois qui sont considérés comme vains, inutiles ou néfastes par ceux qui les exercent mais qui n’existent
que pour maintenir des postes et des employés et faire tourner le système économique que l’on valorise (marketeurs, publicistes,
traders, grooms des grand hôtels). Sans ce travail, s’ils disposaient de leur temps, ils pourraient menacer l’ordre social, s’associer
les uns avec les autres pour réfléchir à d’autres organisations politiques. Comme le soulignait déjà Nietzsche dans Aurore, « Le
travail est la meilleure des polices » : comme les forces de l’ordre, il est lui-même un moyen de contenir la révolte, voire la critique
ou la réflexion. Il rend les sociétés plus gouvernables si les germes de contestation ou de révolte n’ont pas les moyens de voir le
jour. La technique est utilisée politiquement pour ne pas conduire à la disparition du travail.
De surcroît, que pourraient bien penser ces individus qui seraient libérés de leur travail par la technique ? Si la
mécanisation les remplace efficacement, c’est qu’ils étaient déjà devenus machine à force de répéter les mêmes gestes à longueur
de journée : ce ne sont pas des hommes en pleine possessions de leurs moyens humains qui sont évincés de la production, mais
des êtres vides qui sont moins que des machines puisqu’elles finissent par faire « mieux » qu’eux : en effet, les tâches que les
machines prennent en charge ne sont pas des tâches particulièrement humaines. Elles ne glorifient pas l’humanité de l’homme qui
les accomplit et même, les hommes sont déshumanisés avant d’être rejetés. De sorte que la libération ne leur serait d’aucun profit.
Ils n’ont pas été préparés par leur activité à cette humanité et peut-être même ne le souhaitent-ils pas : ils n'ont pas de savoir-faire,
pas de recul conscient qui pourrait offrir un sens critique, ni même leur permettre de donner un sens à leur vie. Si l’on voulait
qu’une libération ait véritablement lieu, il faudrait privilégier l’intérêt de l’homme avant celui de la production ou de l’économie et
faire en sorte de préparer les humains à une vie humaine, au lieu de veiller à leur employabilité et de les conditionner à une vie
laborieuse.
Peut-être faudrait-il alors accepter de diminuer véritablement le temps de travail (le limiter dans la journée, la semaine
ou la vie) ou verser à tous les citoyens un revenu minimal de manière à pouvoir encourager ces activités autonomes qui sont
spécifiquement humaines et que les machines ne peuvent pas prendre en charge sans les dénaturer : les activités de conception,
d’invention, d’imagination, de réflexion, de création et qui sont des activités gratuites et désintéressées, au sens où on les pratique
pour elles-mêmes. Si on prend le cas de l’artiste qui réalise une œuvre, sa création porte en elle-même la marque de celui qui l’a
réalisée, elle est le miroir de sa conscience, elle n’est pas un produit qui s’use et disparaît dans la consommation qui en est faite et
elle traverse le temps, pour témoigner de la présence de l’humain dans le monde. Mais ce sont des activités qui ne sont pas
productrices, qui exigent la liberté et qui en témoignent : leur promotion ne peut relever que d’un choix politique et économique.

La technique ne peut libérer l’homme du travail que si la libération effective à lieu, c’est-à-dire en fonction de choix
politiques et économiques. Toutes les conditions sont réunies à partir du moment où la mécanisation et l’automatisation prennent
en charge les gestes les plus contraints, les plus pénibles et les plus fatigants. Mais la question de savoir si nous le voulons mérite
d’être posée : sommes-nous disposés à habiter notre temps de vie par des activités que nous aurions choisies de manière
autonome et qui exalteraient notre humanité amoindrie par le système du travail aliéné ? C’est aux travailleurs eux-mêmes de
décider si leur vie mérite d’être vécue autrement, à condition de pouvoir en prendre conscience.

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