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LE RELATIVISME (ET LA VÉRITÉ)

Dans les années 90, aux États-Unis, a eu lieu une surprenante querelle entre des
archéologues et des Indiens d’Amérique. Dans le cadre de leurs recherches, les
archéologues étudiaient des ossements et autres restes afin de comprendre les origines
de la civilisation amérindienne et l’évolution du peuplement humain sur ce territoire.
Néanmoins, certains représentants des tribus indiennes se sont opposés à ces
recherches au motif qu’elles allaient à l’encontre de leur vision du monde. En effet,
selon les archéologues, les premiers peuplements humains sur les terres américaines
datent d’environ -10 000 ans. Or, pour les Indiens, une telle explication est intenable
car elle contredit le récit mythique de leurs origines. Un de leur représentant déclara
ainsi : « Nous n’avons jamais demandé à la science de déterminer nos origines. Nous
savons d’où nous venons. Nous sommes les descendants du peuple Bison, qui venait de
sous la terre après que les esprits super-naturels aient préparé ce monde à l’arrivée des
humains. Si les non-Indiens ont choisi de croire qu’ils descendent du singe, c’est leur
problème. Vous ne trouverez pas cinq Indiens qui croient à la science et à l’évolution 1
». Cette conception est évidement en contradiction avec les données scientifiques de
l’archéologie. Pourtant, certains archéologues ont pris la défense du point du vue
indien, en expliquant qu’il s’agissait non pas tant d’une vision fausse mais d’une vision
autre du monde, différente. Un de ces archéologues déclara même que « la science est
une façon parmi de nombreuses autres de connaitre le monde. La vision du monde des
Indiens est aussi valide que celles des archéologues ». Ces deux visions, la vision
scientifique et la vision mythologiques seraient en ce sens « aussi valides » l’une que
l’autre. Qu’est-ce que cela veut dire ? Qu’elles ont la même valeur ? Qu’elles méritent
toutes deux le respect ? Qu’elles sont toutes les deux vraies ? Quoi qu’il en soit, une telle
position exprime clairement ce que l’on appelle le relativisme.

Qu’est-ce que le relativisme ?


Pour le relativisme, il existe différents jugements 2 qui ont, malgré toutes leurs
différences, la même valeur. Le relativisme se caractérise par le refus d’une vérité
absolue. Est absolu ce qui est délié-de, détaché, c’est-à-dire ce qui existe
indépendamment d’autre chose, ce qui existe par soi. Absolu s’oppose à relatif, qui
caractérise le fait d’être rapporté-à. Est relatif ce qui est déterminé par autre chose, ce
qui ne vaut pas seulement par soi. Ainsi, parler d’une vérité absolue, c’est parler d’une
vérité qui ne dépend d’aucune condition particulière, d’une vérité qui vaut tout le
temps. Une vérité absolue est une vérité définitive et universellement accessible

1
https://www.nytimes.com/1996/10/22/science/indian-tribes-creationists-thwart-archeologists.html
2
Jugements : jugement est pris au sens logique. Rappelons qu’un jugement est une affirmation, une phrase déclarative qui
dit que quelque chose est comme cela. « La pomme est verte » ; « tous les oiseaux volent » ; « ce tableau est beau ». Dans
ce qui suit, les termes de jugement, affirmation, proposition seront pris comme synonymes.
(n’importe quel être humain doit pouvoir y accéder). On considère traditionnellement
qu’une vérité scientifique, comme un théorème mathématique par exemple, est une
vérité absolue : le théorème est vrai de tout temps et peu importe qui nous sommes, il
faut juste raisonner correctement pour reconnaitre la vérité du théorème qui ne change
pas. La vérité du théorème ne dépend pas de notre humeur, de notre nationalité ou de
notre sexe. Par opposition, dire que la vérité est relative, c’est dire qu’elle n’existe pas
par elle-même, qu’elle est toujours rattachée à quelque chose d’autre, qu’elle dépend
d’une condition extérieure qui la détermine. Elle n’est donc pas définitive puisque ces
conditions peuvent changer. Et elle ne vaut pas pour tout le monde, puisque les
conditions de chacun ne sont pas les mêmes. Ainsi, si je déclare qu’il fait froid, cette «
vérité » sera relative à mes sensations, et ne vaudra pas sans elles.

Le problème du relativisme
Mais une vérité relative est-elle encore une vérité ? C’est là toute la difficulté.
Car généralement, lorsque nous parlons de vérité, nous visons quelque chose qui ne
dépend pas de nous. La vérité ce n’est pas ce qui ne dépend que de toi ou moi, c’est ce
qui est, peu importe qui nous sommes, que nous le voulions ou non. L’enquêteur qui «
cherche la vérité », ne cherche pas quelque chose qui dépend de lui, qui serait produit
par son imagination ou qui suivrait son plaisir. Il cherche ce qui est, ce qui est vraiment,
c’est-à-dire ce qui est pour lui comme pour n’importe qui.
Rappelons que nous avions défini la vérité comme un idéal de connaissance
objective, et plus précisément, comme un jugement adéquat à ce qui est, c’est-à-dire
comme une affirmation décrivant correctement la réalité. Or le relativisme, au
contraire, prétend que tout jugement (vrai) est toujours d’une façon ou d’une autre
rattaché à des conditions particulières qui en déterminent le sens. Autrement dit que
la vérité n’est jamais la vérité absolue, mais toujours la vérité pour quelqu’un. Le
relativisme ne fait pas que changer le sens de la vérité, il met en difficulté la notion
même de vérité.
En effet, soit la vérité est relative soit elle ne l’est pas. D’une part, si la vérité est
relative alors on perd la vérité au sens fort puisqu’elle ne vaut plus pour elle-même mais
se dilue dans des situations particulières. Nous n’avons plus alors que des vérités
partielles : la vérité de telle époque, de telle personne. La vérité n’est plus la vérité en
soi, mais la vérité selon telle ou telle condition. Si la vérité est relative il y a plusieurs
vérités, et alors il n’y a plus la vérité. Mais d’autre part, si la vérité n’est pas relative,
c’est qu’elle existe de façon absolue, donc indépendamment de toute condition
humaine. Si la vérité n'est pas relative, elle existe indépendamment de ce que nous
sommes, indépendamment de l’époque, de la société, de mon ressenti et de toute autre
condition particulière.
De ce fait alors, comment expliquer la diversité des conceptions de la vérité ? Comment
expliquer que selon les époques et les cultures la vérité soit différente ou évolue ?
Comment expliquer que nous ayons tous des points de vue différents, qui évoluent ?
Comment concilier l’existence d’une vérité absolue avec la diversité et
l’instabilité des conceptions de la vérité ? Si la vérité est absolue, on ne
comprend plus la diversité des opinions et des cultures et il devient très étonnant qu’il
existe une vérité mais que si peu la trouvent, qu’il y ait autant de diversité — en effet,
où trouver la vérité quand les connaissances changent, évoluent, etc. ? En effet, si la
vérité absolue est donnée, par exemple, par la religion, on constate qu’il y a plusieurs
religions donc plusieurs vérités. Si la vérité absolue est donnée par la science, on
constate que la science évolue, que ce qu’elle tient pour vrai à une époque ne l’est plus
forcément à la suivante. Et alors la vérité parait à nouveau relative ! Ou alors, il y a bien
une vérité absolue, mais il est difficile de l’atteindre, tellement difficile qu’on ne ferait
jamais que l’approcher. Mais alors, si la vérité existe de façon absolue, sans n’être en
rien relative, ne prend-on pas le risque d'en faire une vérité hors d’atteinte ? Une vérité
tellement hors d’atteinte que nous n’y aurions accès que par les lunettes de notre
culture, de notre science, bref de notre condition particulière et relative. En effet
comment reconnaitre et comprendre la vérité absolue sans la rapporter à nous d’une
manière ou d’une autre ? Lorsque nous connaissons, c’est toujours par un
intermédiaire : notre condition biologique, notre identité culturelle, notre langage, etc.,
et ceux-ci varient d’une époque à une autre, d’une civilisation à une autre. De sorte qu’il
semble que si la vérité est absolue, les moyens par lesquels nous espérons l’atteindre
sont toujours particuliers et relatifs.
En un mot, soit la vérité et relative, et alors il y a plusieurs vérités, donc on perd
la vérité. Soit on refuse de faire de la vérité quelque chose de relatif, mais on risque de
faire de la vérité un absolu hors d’atteinte, et donc on perd encore la vérité.

Plusieurs sortes de relativisme

Le relativisme peut se présenter de plusieurs façons. Tout d’abord il peut varier


selon le type de conditions auxquelles les jugements se rattachent. Selon l’époque par
exemple, on dira que « ce qui était vrai au Moyen-Âge ne l’est plus aux Temps Modernes
». Ou encore selon la classe sociale (« ce qui est vrai pour les bourgeois ne l’est pas pour
les ouvriers »), la culture (« ce qui est vrai pour les Chinois n’est pas ce qui est vrai pour
les Allemands » ; « ce qui est vrai en islam ne l’est pas dans le christianisme ») le sexe
ou même l’espèce. Dans le cas de l’espèce, on dira que « quelque chose est pour nous
êtres humains, parce que nous avons telle faculté spécifique ». Par exemple,
il est vrai que le ciel nous apparait bleu, mais pas pour une autre espèce n’ayant qu’une
vision en noir et blanc, etc.

Le relativisme varie aussi selon les domaines, c’est-à-dire le type de chose dont
on parle. On distingue généralement les domaines esthétique (le goût, ce qui est beau
ou bon), éthique ou moral (ce qui est bien) et épistémique3 (la connaissance, ce qui est

3 Épistémique : épistémique renvoie à ce qui relève de la connaissance.


vrai). Pour le relativisme esthétique, c’est « à chacun ses gouts », il n’y a pas de beau
en soi, il dépend du gout de chacun qu’un tableau soit beau ou laid. C’est le relativisme
le plus facile à admettre car nous faisons au quotidien l’expérience de jugements
différents au sujet de ce qui est beau ou bon. Pour le relativisme moral, il n’y a pas
de vérité morale, ce qui est bien pour l’un peut être mal pour l’autre. Ce relativisme est
plus difficile à accepter car, dans une même société, nous constatons une grande
concordance des jugements moraux : nous trouvons tous qu’il est bien d’avoir le choix
de son métier ou de son partenaire et qu’il est mal de réduire quelqu'un en esclavage.
Pourtant, cela n’a pas toujours été le cas dans l’histoire, et cela n’est pas le cas partout
dans le monde. Enfin, le relativisme épistémique concerne la connaissance. Il
prétend que les connaissances sont relatives à des situations (sociales, historiques,
biologiques, etc.) particulières. C’est un relativisme plus difficile à admettre car nous
considérons spontanément que les vérités, surtout les vérités scientifiques, concernent
la nature et sont donc indépendantes des humains. Ces vérités sont par ailleurs si
stables qu'elles semblent définitives voire éternelles (on parle souvent des théorèmes
mathématiques comme ayant été « découverts » ce qui sous-entend qu’ils existaient
avant leur découverte, qu’ils existent de tout temps, avec ou sans leur découverte par
les hommes, « 2+2=4 » a toujours été et sera toujours vrai). Pourtant le relativisme
épistémique, c’est-à-dire le relativisme de la connaissance, va jusqu’à relativiser de
telles vérités, comme le montre le cas de l’exemple introductif (ce point sera développé
plus loin).

Structure de l’argumentation relativiste

On peut dégager trois arguments pour justifier le relativisme. Un argument


empirique, un argument moral et un argument logique.

L’argument empirique4 consiste simplement à constater l’existence de


différents jugements. À l’écoute d’une musique tout le monde n’a pas le même avis, elle
est belle pour certains, laide pour d’autres. Ce qui est autorisé dans un pays ne l’est pas
dans un autre. Ce qui était vrai selon la conception du monde des Grecs de l’Antiquité
n’est pas ce qui est vrai dans la nôtre, etc. Cet argument consiste donc à constater que,
concernant le beau, le bien, le juste, le vrai, il y a des jugements différents, selon les
individus, les époques ou les cultures. La force de cet argument est qu’il est très facile à
produire et à vérifier : on rencontre en effet une grande variété de jugements différents
sur beaucoup de sujets. Mais la faiblesse de cet argument est qu’il ne suffit pas qu’il y
ait une pluralité de jugements pour que tous soient équivalents. Une chose est qu’il
existe des conceptions différentes de ce qui est bien ; une autre est que toutes ces
conceptions aient la même valeur. Prenons un exemple extrême : Hitler avait une

4 Empirique : Empirique est l’adjectif qui qualifie ce qui se rapporte à l’expérience. Un argument empirique est un argument
qui s’appuie sur l’expérience, c’est-à-dire sur des faits, des observations. Par exemple « si je mange trop, je vais encore être
fatigué »
conception du bien différente de celle du Général de Gaulle. Pour autant, il n’est pas
suffisant de constater cela pour affirmer que tous les deux agissaient bien et étaient
moraux. Si l’on n’est pas relativiste, on dira que même s’il existe de fait plusieurs
jugements, en droit, seuls certains sont corrects (vrais, moraux, justes).
L’argument moral consiste à reconnaître le droit d’exister à plusieurs
jugements, même s’ils sont faux ou immoraux. Dans ce cas, on reconnaît bien qu’il
existe du vrai, du beau, du juste ou du bien, mais on tolère que d’autres personnes ou
cultures conçoivent les choses autrement. Il existe peut-être d’autres points de vue,
mais même s’ils sont faux je les tolère. Tolérer, c’est reconnaitre le droit à une chose
d’exister, sans pour autant lui reconnaitre de la valeur. Quand je tolère une opinion,
j’accepte qu’elle existe et soit exprimée, mais je ne lui accorde pas pour autant de la
valeur. La République française, par exemple, tolère les religions, c’est-à-dire qu’elle
reconnaît et accepte leur existence, mais elle ne se prononce pas sur leur vérité.
Ces deux arguments ne sont pas vraiment des arguments relativistes en ceci qu’ils sont
insuffisants à montrer que les différents jugements sont équivalents. L’argument
empirique se contente de reconnaître une pluralité de jugement. L’argument moral se
contente d’accepter que coexistent différents jugements. Mais aucun de ces deux «
arguments » n’est vraiment relativiste.
En réalité c’est toujours un argument logique qui justifie le relativisme.
L’argument logique concerne la structure des jugements. Il consiste à dire que le sens
de tout jugement se réduit à ses conditions. Tout jugement sur ce qui est beau, vrai,
bien, juste ou bon, se réduit à la condition particulière de la personne qui émet ce
jugement. Nous venons de voir que le relativisme pouvait se décliner de plusieurs
manières (sur le beau ou la vérité, selon l’époque ou la culture etc.). Néanmoins, la
forme d’un argument relativiste est toujours similaire. Le geste commun à tous les
arguments relativistes consiste à décaler le sens du jugement de son contenu à ses
conditions. Le contenu d’un jugement c’est ce qu’il affirme, son sens direct. Par exemple
le contenu du jugement « la Joconde est un beau tableau » est simplement que la
Joconde est un beau tableau. Les conditions du jugement, ce sont tous les éléments qui
rendent possible le jugement. Dans cet exemple, ces conditions sont notamment le fait
que je prenne du plaisir à regarder le tableau de la Joconde, que je sois éduqué à
apprécier la peinture, etc. Le relativisme consistera alors à dire « non, la Joconde n’est
pas belle, c’est toi qui la trouves belle car tu prends plaisir à la voir, car tu as eu une
éducation qui te fait apprécier ce tableau ». Ici, la vérité du contenu est reconduite aux
conditions de celui qui juge. L’exemple que nous venons de prendre est volontairement
simpliste. Mais le relativisme procède toujours de la même manière. « L’esclavage est
immoral » dira-t-on. Le relativiste répondra « immoral pour nous qui vivons dans une
société qui n’en a pas besoin, mais pour d’autres qui trouvent leur équilibre avec, cela
est bien ». Ou encore, pour l’affirmation selon laquelle « il est midi » le relativiste dira
« il est midi pour nous qui avons adopté tel système de mesure du temps, mais pour
telle autre société humaine, avec telle autre manière de se rapporter au temps cela n’a
pas de sens de dire qu’il est midi ». etc.

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