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Les dieux dans la cité L’homme antique ne dissocie pas le politique et le sacré.

Les dieux
organisent la vie de la cité dans toutes ses réalités, privées et publiques : en Grèce comme à
Rome, les cultes et les fêtes rythment le temps humain. Les pratiques divinatoires et
oraculaires président aux actes politiques ; dans l’Occident romain comme dans l’Orient
hellénisé, le culte impérial se répand, comme en témoignent monuments, textes littéraires et
épigraphiques. En outre, le lien étroit entre le politique et le sacré conduit Rome à
développer une politique d’intégration particulière : à des degrés divers et avec des succès
inégaux, les dieux et les cultes étrangers trouvent leur place dans l’espace public et
domestique

Sous-ensemble n° 1 : « Cultes, rites et grandes fêtes »

Mots-clés grecs

agios, alsos, apotropaios, asebeia, bômos, daimon, eusebeia, hèros, hiera, hiereion, hiereus,
iketès, katharos, manteia, mantis, osios, pompè, sebomai, sèma, semnos, spondè, taphos,
temenos, themis, theos, tholos, thuô, thusia

Le superstitieux

(1) [La superstition, assurément, aurait assez bien l'air d'une peur à l'endroit du divin] et le
superstitieux est du genre (2) à < ... > se laver les mains, à s'asperger à la source sacrée et,
tenant en bouche un brin de laurier, à se promener ainsi tout le jour.

(3) Une belette traverse-t-elle son chemin, il n'avance plus jusqu'à ce que quelqu'un soit passé
ou que lui-même ait jeté trois pierres par-dessus le chemin. (4) S'il voit un serpent dans sa
maison, et que ce soit un serpent joufflu, il invoque Sabazios, mais si c'est un serpent sacré,
alors, tout aussitôt, il fonde sur place un herôon.

(5) S'il passe devant les pierres ointes qu'on trouve aux carrefours, il y déverse l'huile de sa
fiole, tombe à genoux et ne s'éloigne qu'après s'être prosterné dans l'adoration.

(6) Une souris a-t-elle rongé un sac de farine, il va chez le devin demander ce qu'il faut faire;
ce dernier lui répond-il qu'il faut le donner à ravauder au cordonnier, notre homme n'en tient
aucun compte mais tourne les talons pour aller offrir un sacrifice expiatoire.

(7) Il est homme à vouloir purifier continuellement sa maison, en la prétendant ensorcelée


par Hécate. (8) Des chouettes ont-elles hululé sur son passage, le voilà tout troublé, et de
dire : "Athéna est plus forte !" avant de continuer sa route.

(9) Il refuse de marcher sur une tombe, de s'approcher d'un mort ou d'une femme en
couches, en prétendant qu'il est important pour lui de ne pas se souiller. (10) Le 4 et le 7 de
chaque mois, il ordonne à la maisonnée de faire bouillir du vin, il sort acheter des rameaux
de myrte, de l'encens et des gâteaux et, de retour au logis, il passe la journée à couronner
les Hermaphrodite.

(11) Quand il fait un rêve, il court chez les interprètes de songes, chez les devins, chez
les ornithologues pour leur demander quel dieu ou déesse il doit invoquer. Pour renouveler
son initiation, il se rend chaque mois chez les prêtres orphiques avec sa femme -- ou, si elle
n'en a pas le temps, avec la nourrice et les enfants.

(12) Il aurait assez bien l'air de faire partie de ces gens qui s'aspergent soigneusement dans la
mer. (13) Si d'aventure notre homme aperçoit un individu portant un collier d'ail, comme il
s'en trouve aux carrefours, il rebrousse chemin, se lave de la tête aux pieds et fait venir des
prêtresses qu'il prie de le purifier en portant en cercle autour de lui un oignon de mer ou
le cadavre d'un chiot. (14) A-t-il vu un fou ou un épileptique, le voilà tout frissonnant,
à cracher dans le pli de son vêtement.
Le superstitieux (Notes)

La superstition...(Car., 16) : Cette définition à résonance stoïcienne (cf. le fragment de Chrysippe transmis par Stobée
dans Stoicorum ueterum fragmenta, éd. von Arnim, III, p. 98, 42 et p. 99, 13), considérée comme une interpolation, est
rejetée par plusieurs éditeurs.

du genre à < ... > (Car., 16) : Les manuscrits offrent ici une leçon inintelligible mais aucune des corrections proposées n'est
décisive.

un brin de laurier (Car., 16) : Le laurier, arbre d'Apollon, étroitement associé à la geste mythique du dieu et au plus ancien
rituel apollinien de Delphes, est chargé d'un pouvoir purificateur. Ayant tué le serpent Python, gardien de l'oracle de la
Terre, dans une gorge du Parnasse, Apollon dut expier ce meurtre et se retira, pour s'y purifier, dans la vallée de Tempé; il
revint ensuite à Delphes couronné des lauriers de cette vallée. Le rituel prolongeait la légende : tous les huit ans se célébrait à
Delphes une "procession aux lauriers" (daphnéphorie), fête au cours de laquelle des jeunes gens allaient chercher du laurier
frais au Tempé pour reproduire la purification et le retour du dieu. Après la bataille de Platées, des différends étant survenus
entre les chefs grecs, l'oracle pythique prescrivit une purification générale des feux du pays; alors, un coureur héroïque
s'élança vers Delphes, où il s'aspergea d'eau sacrée, se couronna de laurier et préleva la flamme du feu sacré d'Apollon pour
la rapporter le jour même (Plutarque, Aristide, 20, 5). C'est aussi une feuille de laurier que mâchait, pendant ses transes
prophétiques, la Pythie, servante du dieu.

Une belette... (Car., 16) : Telles rencontres en chemin peuvent avoir valeur de présage : Eschyle, Prométhée, 487. Le passage
d'une belette est de mauvais augure : Aristophane, Assemblée des femmes, 792; Paroemiographi Graeci, éd. Leutsch-
Schneidewin, I, p. 230, n° 84. Le superstitieux attend qu'intervienne un élément qui "coupe" l'effet du présage : un passant,
qui va l'attirer sur lui-même ou bien le jet de trois pierres qui l'arrêteront (sur la valeur de trois comme nombre magique, cf.
W. Deonna, Trois, superlatif absolu dans L'Antiquité classique, 23 [1954], p. 403-428).

Sabazios (Car., 16) : Sabazios, dieu phrygien importé à Athènes au Ve siècle, est souvent assimilé à Dionysos. Passant pour
le fils de Perséphone et d'un Zeus-Serpent, il s'était lui-même vu associer le serpent comme animal sacré. Son culte,
initiatique, comportait une procession au cours de laquelle les fidèles portaient et agitaient un serpent du type mentionné ici
(Démosthène, Sur la couronne, 260); ce serpent "joufflu" est inoffensif : Élien, Histoire des animaux, VIII, 12.

herôon (Car., 16) : Ce mot est une correction convaincante apportée par la plupart des éditeurs à la leçon
douteuse (hierôon ?) des manuscrits. L'herôon est un petit sanctuaire dédié à un héros, c'est-à-dire à l'un des demi-dieux
de la mythologie ou à un mort héroïsé. Le serpent est fréquemment lié à l'iconographie héroïque. Les serpents sacrés sont
nocifs (Aristote, Histoire des animaux, VIII, 607 a 30-31), mais leur apparition est d'heureux présage, d'où le geste de
reconnaissance du superstitieux, érigeant une chapelle à l'endroit même de l'apparition.

les pierres ointes (Car., 16) : L'usage très primitif qui consiste à oindre des pierres-fétiches, attesté chez
Homère, Odyssée, III, 406-411, est raillé, entre autres, par Lucien, Alexandre, 30, par Arnobe, Aduersus nationes, I, 39 et
par Clément d'Alexandrie, Stromates, VII, 4, 49-50. Le superstitieux n'hésite pas à sacrifier, en passant par là, l'huile d'une
fiole destinée au bain (cf. Car., 30, 8).

le devin (Car., 16) : Le devin ou exégète est le spécialiste, officiel ou non, que l'on consulte pour l'interprétation des oracles,
prodiges, songes, etc. : Pollux, Onomasticon, VIII, 124. La profession est de celles où, évidemment, fleurissent des charlatans
-- et, en l'occurrence, des humoristes !
Hécate (Car., 16) : Divinité originellement bienveillante et nourricière, Hécate s'était, au fil des temps, spécialisée dans la
magie pour devenir la sombre déesse des sorcelleries et enchantements, dont le superstitieux croit déceler chez lui les tours
malfaisants. Les statues d'Hécate, représentée comme une femme à trois corps ou à trois têtes, se dressaient surtout dans les
carrefours, lieux chargés de magie : voir S.I. Johnston, Crossroads dans Zeitschrift für Papyrologie und Epigraphik, 88,
1991, p. 217-224; cf. aussi Car., 16, 13.

Athéna est la plus forte (Car., 16) : Le cri de la chouette est de mauvais augure (cf. Ménandre, fgt 844, 11 Kassel-Austin),
mais son vol, à Athènes, est senti comme favorable (Aristophane, Guêpes, 1085-1086; cf. Plutarque, Thémistocle, 12, 1). La
formule "Athéna est plus forte !" est apotropaïque, c'est-à-dire destinée à conjurer le présage.

Il refuse de marcher... (Car., 16) : Tout contact avec un mort ou une sépulture entraîne une souillure rituelle (cf.
Euripide, Iphigénie en Tauride, 381-383), dont il faudra se purifier; de même l'acte de l'enfantement rend la demeure impure
et exige ensuite une cérémonie cathartique.

du vin... des rameaux de myrte, de l'encens et des gâteaux (Car., 16) : Tous ingrédients nécessaires à un sacrifice
domestique : Aristophane, Guêpes, 861 et 878; Ménandre, Dyscolos, 449-450.

Hermaphrodite (Car., 16) : Ce terme apparaît ici pour la première fois dans la littérature grecque. En fait, la divinité
androgyne du nom d'Hermaphrodite, fils supposé d'Hermès et d'Aphrodite, relève d'une mythologie et d'une iconographie
plus récentes. D'après une tradition très ancienne, le quatrième et le septième jours du mois sont sacrés
(Hésiode, Travaux, 770; 800; 805-809; 819), le quatrième, plus particulièrement, étant regardé comme appartenant à
Hermès et à Aphrodite (Hymne homérique à Hermès I, 19; Aristophane, Ploutos, 1128; scholie à Hésiode, Travaux, 800
b ); le septième jour, à vrai dire, n'est consacré qu'à Apollon (scholie à Hésiode, Travaux, 770 a), aussi la dévotion du
superstitieux à Hermaphrodite, ce jour-là, n'est-elle que zèle intempestif ! Le pluriel du présent passage pourrait désigner
des statuettes dans le genre des petits bustes (hermès) que l'on dénommera, à une époque nettement plus tardive,
Hermathena, Hermeraclès (A. Jootian, art. Hermaphroditos dans LIMC, V, 1990, p. 269).

ornithologues (Car., 16) : L'interprétation des songes avait donné lieu à toute une littérature pseudo-scientifique, dont nous
avons conservé des bribes, tel le traité d'Artémidore (IIe s. p.C.) intitulé La clé des songes; cet auteur s'était également
intéressé à la chiromancie et à la divination tirée du comportement des oiseaux (= ornithomancie; c'est la "science" des
augures romains). Le terme "ornithologue" adopté ici est très rarement employé en grec ancien, où l'observateur des oiseaux
s'appelle ornithoscope; tel est effectivement le nom qu'utilise Théophraste (ici et Car., 19, 8). Mais ce dernier mot ne pouvait
fournir un calque utilisable en français, où ce type de formations désigne ordinairement un instrument (microscope,
sthétoscope...).

prêtres orphiques (Car., 16) : Plus que comme une véritable religion, l'orphisme se présente comme un courant mystique tel
que la pensée grecque en avait développé à partir du VIe siècle a.C. Le mythe d'Orphée, d'origine obscure et très ancienne,
dont l'épisode le plus célèbre est la descente aux Enfers du héros à la recherche de son épouse Eurydice, donna naissance à
une théologie initiatique et à une doctrine de salut. Marquée par une souillure originelle, l'âme est condamnée à un cycle de
réincarnations dont seule l'initiation pourra la faire sortir, pour la conduire vers une survie bienheureuse où l'humain
rejoint le divin. On entrevoit cette eschatologie à travers une littérature poétique apocryphe, conservée sous le nom d'Orphée,
et qui est principalement tardo-hellénistique, voire néoplatonicienne. Mais au IVe siècle a.C., la secte orphique avait été ternie
par de pseudo-initiateurs, les Orphéotélestes, prêtres itinérants dont Platon dénonce le charlatanisme (République, 364 b-e);
ce sont eux que vise la présente allusion.

dans la mer (Car., 16) : L'action purifiante de l'eau de mer, comme désinfectant hygiénique et comme symbole de nettoyage
moral, est attestée par nombre de textes : cf. par exemple Iliade, I, 314; Sophocle, Ajax, 654-655; Euripide, Iphigénie en
Tauride, 1193; etc.

collier d'ail (Car., 16) : L'ail est un désinfectant traditionnel que portent en collier ou en couronne ceux qui passent ou
travaillent aux carrefours -- en l'occurrence, les employés de voirie préposés au nettoyage ? Le superstitieux se croit souillé à
la seule vue d'un homme qui s'est prémuni contre la contagion d'objets ou d'effluves maléfiques.

carrefours (Car., 16) : Les carrefours servent souvent de dépôts aux rebuts, et même aux cadavres des meurtriers : cf.
Johnston (cf. Car., 16, n.), p. 222-224.
oignon de mer (Car., 16) : Sur la vertu purificatrice de l'oignon de mer (scille : plante bulbeuse de la famille des liliacées,
dont les feuilles portent des hampes couronnées de fleurs bleues ou blanches), cf. Théophraste, Recherches sur les
plantes, VII, 13, 4; Lucien, Alexandre, 47; Dion Chrysostome, 48, 17.

cadavre d'un chiot (Car., 16) : Sur le sacrifice cathartique de chiens dont le cadavre est porté autour de l'objet à purifier,
afin d'enfermer celui-ci dans un cercle où le maléfice ne pourra entrer, cf. Plutarque, Questions romaines, 280 b-c;
Idem, Romulus, 21, 10

cracher (Car., 16) : Cracher est un geste apotropaïque destiné à conjurer le mauvais sort qui peut s'attacher au paranormal
que constituent les transports de l'aliénation et de l'épilepsie, maladies considérées comme "sacrées", c'est-à-dire
démoniaques.

pli de son vêtement (Car., 16) : Le pli du vêtement (dit kolpos) est le retroussis que forme la tunique au-dessus de la
ceinture. On sait que la tunique grecque, attachée à l'épaule d'un côté ou des deux, est ajustée à la taille par une ceinture qui
dessine des plis bouffants : cela permet de remonter le vêtement jusqu'aux genoux et parfois un peu au dessus; l'ouverture
autour du cou est toujours laissée plus large par devant que dans le dos, ce qui produit en avant une sorte de bec, avec plis
étagés (cf. L. Heuzey, Histoire du costume antique, Paris, 1922, p. 63). Sur l'usage pratique du kolpos, cf.
également Car., 6, 8 et Car., 22, 7.

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