La technique et le temps
3.
Le temps du cinéma
et la question du mal-étre
Bernard Stiegler
a
GaliléePour Jacques Derrida
1 2001, fvrons can, 9 ae Linn, 7505 Pais
napa ded 1 mats 1957 iter de epririmenens ow
farehemen pen rage an onsen de edirr nt ene ann
{Fepnaon i de oe es 2, ree Cra Asin, 790 Pa
INN 27INH-0561-4 ISSNOTEA 2508Pour semblable qui soit & un dieu, Phomme dlayjoundhui ne se sent pas
eure
Stowun Freuo,
‘vais un angle de vue dit un sacrifice humain, la construction d'une éie
‘oa Te don d'un joyau avaiene pas moins dintérée que la vente du be
Groces Bara,
émotion et la sason du spectateur se retrouven dans le process
‘SeRGUH! MrgiatLovrre EISENSTEIN,
Jk sis prisonnier de compromis commercaux, Je soubaieris fate du
cinéma en mabandonnant 3 mes idées mais cla ne seraie posible que si un
film ne revenait pas plus cher qu acheter un syle ou une full de papier. Que
se pasratl si Ton donnait un peintre une rile vierge qui ele seule vat
drat un millon de dollars, une pale de 250000 dollars, 300000 dollts de
aux, une boite de couleuss de 750000 dollars ct quan lui dise ensuite de
faite ce quil desire selon son inspiration, mais sans perdre de vue que le tbleat
tering doit rapporter 2300000 dollars ?
‘Aura Hirccock.
Encore fauril que les industies contemporaines présente des fissures de
fansite par oi songe 3 se lise Vaventure poéique. Ele sone rates La Radio
slfson frangase se pee ans, patois, Tefracon. Elle et certsinement la
seule au monde, Grits lien sient renee
Pherae ScoAEEFER
arrive 4 homme moderne d@tze quelques foie accablé pa le nombre et la
deur de ses moyens. Note civilisation cen 3 nous rendee indispensable tout
systéme de merveles sues du taal passion et combiné un ase grand
ombre de rs grands hommes ed une foulede petits. Chacin de now éprouve
les bienfis, porte le poids, reso la some de ce total séulaite de verter de
revctes aptalsées. Aucun de nous ses capable de se pase de cet énorme
hstage : aucun de nous, capable de le supporter. Il nya plus dhomme qui
ise méme envsager cet ensemble érasint.
Pav VaueRy.
1a pose de pou coisance tele me subordoée a don
le lérnpemene indus! de Tensemble da monde demande ux Ardicis
sien luidement a nr, poor une ona comme la lu oi une
tug operations sae profit. Un immense ea instil ne peu Ee gee
he om change une ou. exprime wn parcours ene cbumigue done
A eyed ul me eat ite, deine pura avenge pore es fs
ns eonséginurs Malheur qi jnla br ror orfonner le mou
tent qi end avec Tsp boené da mdcanicen ql change une rove
Groncs BaraAvertissement
Troisitme tome de La Technique et le Temps, Le temps du
cinéma et la question du mal-tte peut cependant étre lu de fagon
autonome : les problématiques qui, ayant été instruites dans les
«leux premiers ouvrages', sont indispensables & la compréhension
dle celui-ci, y sone réintroduites, creusées et réexaminées, de sorte
«qu'il n'est pas indispensable d'avoir lu les deux livres précédents
pour comprendre le troisime. A certains égards, on pourrait
ne dire que Le temps du cinéma et la question du mal-ttre cons-
titue une bonne introduction & La Faure d'Epiméthée ct 3 La
Disorientation.
Lintre la parution de La Désorientation et le moment oit
achéve ce nouvel ouvrage se sont écoulées cing années. Le livre
qui, il y a cing ans, devait initialement constituer le troisiéme
tome de La Technique et le Temps éait déja écrit sous une forme
presque définitive depuis 1992, et aurait pu et di paraitre aussicée
aprés La Déorientation. Diverses causes ont contribué non seule-
iment ) différer cette publication, mais & en modifier en profon-
deur a la fois le contenu et ordre de parution. Cet ouvrage qui
dlevait étte le troisidme rome, Le défaue quil fur, est désormais pré-
eédé par ce Temps du cinéma, ainsi que par un ouvrage & paraitre
prochainement, Symboles et Diaboles ou La guerre des esprits.
‘Au moment oi je livrais aux éditions Galilée La Désorienra-
tion, ce qui devait paraitre comme Le défaut quill faut ne me
puraissait pas enchainer comme je Vaurais soubaité Sur les deux
1. Bernard Siegler, La Tichigue ee Temp, «1 La Beate dEpimthe,
Call, 1994, et 1 Ih, Lat Dérientarion, Gals, 1986
18Le emps du cinéma ela question du mal-etre
premiers livres. Il y manquait la force de évidence. Le texte ne
men paraissait pas induic par le mouvement d'une nécessité
indiscurable. Un travail restait & faire pour conduire a ce qui
constitue le motif initial et ultime de T'entreprise dans son
ensemble ~ car Ja toute premitre version de ce qui devrait étre le
dernier livre de La Technique et le Temps fut rédigée il y a vinge
ans, et constitua dés ce moment la visée de départ qui ne me
quitea plus jamais, et 'on peut considérer tout ce qui Paura pré-
cédé, y compris le présent travail, comme un discours introductif
au défaue quil faut, 8 ce qui fait défauc(s).
Or, constatant, au cours de l'année 1995, tandis que je termi-
nais la rédaction de La Désoriensation, ce défaut d'enchainement,
je méais attaché & tenter une fois de plus une lecture de la Cri-
tique de la raison pure, coeur de la philosophie moderne, croisée
des chemins philosophiques, mais aussi croix de la pensée dont
javais toujours eu le sentiment que, malgré plusieurs relectures,
Je sens mien avait encore échappé pour 'essentiel. Cette relecture
de 1995 me conduisit vers une hypothése dont je sentis immé-
diatement quielle me faisait franchir un cap, m'accordant enfin
une sorte de familiarité ou dentente avec cette contrée que je
avais jusqualors fait qu’apercevoir de loin: la question de
Kant. Je sentais que cette hypothése de lecture aurait une grande
importance pour la suite de mon travail si elle venait 4 se
confirmer.
Cette hypothése, que l'on trouvera exposée ici méme sous sa
forme achevée, demanda cependant cing années supplémentaires
pour se confirmer. Car le nouveau travail dans lequel je m’enga-
geai alors fur brusquement interrompu par une rupture dans ma
vie professionnelle : & la suite d'une tache que j'accomplissais
dans le cadre de mes activités & Vuniversité de Compiégne, il me
fut proposé un poste de direction générale a l'Institut national de
Taudiovisuel (iva). J’y pris mes fonctions au cours du printemps
1996. J’en démissionnai en 1999.
Ce furent trois années infernales et riches davencures qui m
haissérent épuisé. Le présent travail leur doit beaucoup: ce
résultat me permet de me réjouir aprés coup de cette curieuse
épreuve qui fur done aussi une chance ~ d’aurant plus qu'une
“4
Avertsement
‘maturation lente de la réflexion que je venais de lancer autour de
Kant aurait de toute maniére été nécessaire. Ainsi, bien que sut-
occupé par des charges qui ne me laissaient pas un instant pour
penser, Cest-a-dire pour travailler, pas méme pour mes obliga-
tions professionnelles immeédiates, ca tavaillait cependant en
moi : « ga», Cest-i-dire la Critique de la raison pure et la lecture
que jen avais tentée en 1995. Uhypothése érait entrée dans mon
sprit. Sans que j'y consacrasse la moindre attention, elle tra-
vaillaic de son cbré, tandis que j'éais occupé &.ce qui me semblait
étte en apparence tout & fait d'un autre ordre.
En apparence seulement, car, comme on le lira, ce troisitme
tome s'est finalement constitué prévisément & travers la rencontre
centre ces questions kantiennes et ce qui méoccupa a TINA: le
«léveloppement de la nouvelle industrie des objets temporels.
Maignelay-Montigny, le 14 novembre 2000.Introduction
Dans le dernier chapitre de La Déorientation, 'avais incroduic
la these selon laquelle les objets temporels industriels constituent
élément déterminant du sigcle =
Les industries de programmes, et plus particuliérement lindus-
trie médiatique de l'information radiotélévisée, produisent en
masse des objets temporels qui ont pour caractéristique d'etre
écourés ou regardés simultanément par des millions, et parfois
des dizaines, des centaines, voire des millers de millions de
« consciences» : cette coincidence temporelle massive commande
la nouvelle structure de lévénement, & laquelle correspondent de
nouvelles formes de conscience et d'inconscience collectives’
Javais repris sous une autre forme cette méme idée sur la qua-
trigme page de couverture
Un objet est « temporel » lorsque son écoulement coincide
avec le flux de la conscience dont il est Pobjet (exemple: une
mélodic). Dans la nouvelle calendarité le « lux de conscience +
de la collectivité mondiale se déroulent en coincidence avec les
écoulements temporels des produits des industries de pro-
grammes, dont il résulte un bouleversement du processus méme
de lvénementialisation (de ce qui artive » de ce qui 2 lew, de
cc qui conjugue Pespace au temps, comme temps). Bouleverse-
ment qui affecte aussi l'événemenc biologique, commande le
+ temps réel » numérique, etc
1. La Désorientation, op. cit, p. 276.
7Le temps du cinéma ela question du mal-étre
Analyser 'industrialisation de la mémoire, c'est ouvrir 3 nou-
vyeau la question philosophique de la spare (de unité du flux
de la conscience, du jugement) ~ mais i nouveaux frais: en rup-
ture avec ce qui, dans la philosophie, ne peut pas penser la syrabise
agutest de la provhise
Crest cette question de la synthise, pensée & partir d'une pro-
theticité originaire, qui constituera le coeur de la réflexion menée
ici & travers unc lecture de la Critique de la raison pure.
Depuis La Désorientation, dans le contexte oit la généralisation
des objets temporels industries stest subitement accélérée et
complexifide, avec le processus de numérisation intense qui aura
caractérisé, autour du réseau de réseaux communément appelé
internet, la dernitre décennie d'un sidcle désormais passé, cetce
question s'est imposée de plus en plus nettement. Internet est
avant tout la mise en ceuvre d'une norme d’interopérabilité entre
infrastructures numériques, la norme TCP-IP, qui a rendu pos-
sible Vapparition d'innombrables nouveaux services, outils et
usages, e qui, combinée aux normes de compression des textes,
des images et des sons, a permis le phénoméne colossal que l'on
a appelé depuis la convergence des technologies de Vinforma-
tique, des célécommunications et de laudiovisuel (auxquelles
Sajoutent désormais, avec le développement des appareils
mobiles, des « objets nomades », de électronique embarquée
dans les véhicules, et de la nouvelle norme de télécommunica-
tions mobiles multimédias UMS, les technologies de la métal-
lurgie et du secteur automobile).
T, Ce i Focesion de conriger une colle qui msvit alors échappé,
vil ait ert que :« Lambton de Lr Fate dEpimette (Eat (de
mnontrer que Thomme, te prophiqus, sans quit, a besoin de bousole
ddansla mesure méme ou let onginatement debousnl.»« Prophaique »
Sese i subatiue 4 prothtiqaen. Rese que cet coquile asa nécessié
‘Nous nous orientons lentement au fil des tomes de La lecbnigue ee Temps,
sslexamen dune dimension indlaczblemenepophéigue de ute protic
fst ce que tone IV. Spmboe ct Diaboles ou La guerre de eri (patie)
commencerad explorer pos expiitement.
18
Introduction
Le bouleversement qui en a déjarésulté, unanimemenc
reconnu comme un phénoméne de coute premitre importance
pour les sociétés industrielles, et comme un stade décisif dans le
processus de « mondialisation », maura pourtant été qu'un pre-
tier pas. Le second, qui est en train d’étre franchi en ce moment
méme, et qui verra 'augmentation des débits des réseaux numé-
riques, aura pour effet de faire émerger un nouveau type dobjets
temporels: des objets déindarsables et discrévsables, résultats des
technologies de I'hypervidéo.
Outre que la concrétisation du processus cn cours conduira
sans le moindre doute & une nouvelle augmentation du temps
passé devant des écrans de toutes sortes, dont le principal sera
celui de la elévision, rénavée dans son «concept », redéfinie
dans sa fonction (devenant terminal de téléaction), élargie dans
ses usages & mille activités, notamment professionnelles, elle
poursuivra, complesifiera et améliorera trs sensiblement les perfor-
‘munces de la temporalisation industrielle des consciences, Cat la
convergence (¢f le chapitre ut ci-dessous, et le tome suivand), en
fhisane fusionner les industries de la logistigue (informatique), d
la transmiscion (1élécommunications) et du symbolique (audiovi
suel), est aussi ce qui permet Vntégration fonctionnelle technolo-
sique, industrielle et capitalistique du syttme mnémotechnique ar
\ystdme technique de production de biens matériels (of chap. 1¥),
faisant passer le monde industriel au stade hyperindusriel,aser-
vissant du méme coup le monde de la culture, du savoir et de
esprit en toralité, aussi bien la création artistique que la
recherche et lenseignement supérieurs, aux impératifs du déve-
loppement ec des marchés.
‘Car les marchés sont avant tout des consciences ~ quill s'agisse
«lu marché des biens de consommation, dont les consciences sont
lex consommateurs, ou des marchés financiers, dont les cons-
ciences sont les investisseurs et les spéculateurs. Or, au. moment
oir ensemble du management a pour mot d ordre la réaction en
temps réel, ce qui donne la réactivité, au double sens que ce mot
peut avoir, du coté du management, comme rapidicé et faculté
Wadaptation, et du cbté de Nietzsche, comme ressentiment et
comportement grégaire 2 Lencontre des exceptions, Vintégration
9Le temps da cinéma tla question du mal tre
fonctionnelle des industries du symbole et de la logistique est ce
qui permet un contréle total des marchés en tant quiensembles de
flee temporels de consciences qui Sagie de SYNCHRONISER
Une conscience, au sens que prend ce mot au cours des xv
et XVIIF sitcles, est essentiellement libre, cest-a-dire DIACHRONIQUE,
ou, si on préfere, exceptionnelle, singulitre, irréductiblement
mienne— ce que on nomme aussi psi.
Diachronie et synchronie sont des tendances qui composent
sans cesse, et dont nous verrons qu'elles ne peuvent pas étre dura-
blement opposer sans conséquences tragiques. Or, cette composi-
tion est ce dont Vhyperindustrialisation des objets temporcls
constitue la possible décompasition.
Pour autant, aussi évidente ec inéluctable que puisse éxre V'inté-
gration des industries de la logistique (numérique) et du symbo-
lique (alphabérique et analogique), rien nindique quielle sera
toujours eficace sous la forme dans laquelle elle se présente
aujourd'hui — Cest-a-dire comme exploitation systématique et illi-
aitée des consciences en tant que condition d's acces aux marché»
I sagit d'un dure. Cotte lute est Penjeu de la révolution indus-
trielle en cours. Il sagit de bitir les conditions de ce que nous
appellerons, au cours de notre troisizme chapitre, un nouveau
commerce ~ au sens tres large que peut prendre ce mot.
Ce qui se sera concrétisé dans la seconde moitié du xx'sitcle
par la mise en place hégémonique d'un systme de télévision (un
milliard de téléviseurs dans le monde en 1997, la coralicé de la
population mondiale, cest-A-dire des consciences mondiales,
écant affectée par les mémes objets temporcls industeicls)
le qui commence un systéme de téléac-
tion, Cette évolution poursuivta ce qui se sera engagé avec la télé-
vision comme un processus de transformation profende de Vactivite
méme de la conscience. Cat la conscience est temporelle non seu
lement au sens oUt, comme une mélodie, elie ne cesse de sécouler,
apparaissant et ne sapparaissant qu/en disparaissant, mais aussi
au sens olt sa forme est historique et évolutive, au sens ott elle
n'est pas un donné éternel, mais une conquéte, un résultat et un
passage. Il y a mille formes de consciences, méme si des ten-
deviendra au cours du
20
Introduction
dances, des structures métastables et des objets idéaues se maintien-
nent a travers ces évolutions.
Dans ces transformations, la prothéticité est décisive lorsque,
‘comme nous le verrons, elle affecte les conditions de ce que Kant
appelle le schématisme. Crest alors la mise en ceuvte de formes
nouvelles de ce que, dans La Désorientation, javais appelé les
‘retentions tertiaires ~ Cest-die les inscriptions macérielles des
réventions de la mémoire dans des dispositifs mnémotechniques,
1 dont jai élaboré le concept en regard des concepts husserliens
de rétention primaire et rétention secondaire (question sur les-
sjuelles je reviens en détail au chapitre suivant). Je soutiendrai ici
4 thése selon laquelle le processus de prothétisation de la syn-
thése en quoi consiste toujours lunification du flux d'une cons-
vience (tel est le sens de la synthése chez. Kant) atteint avec la pro-
duction industrielle des objets temporels un stade tel que la
ttansformation de cette conscience peut aboutir A sa pure et
simple destruction. Ce qui signifi plus précisément que la pro-
thétisation en cours des consciences, qui consiste en une indus-
‘realisation sytématique de Vensemble des dispositifi rétentionnels,
constitue un obscacle aux procesus d'individuation en quoi
consistent lesdites consciences.
Le développement et I'intégration des technologies de la logis-
Lique et du symbole constituent une perte individuation au sens
oir Gilbert Simondon l'avait déja analysée, en ce qui concerne le
monde du travail manuel, comme typique de ce qui advient au
viy"sidele avec la machine-outil, « individu technique » qui se
substitue & Pouvrier, lequel, ayant ainsi extériorisé son savoir, se
trouve ds lors privé de la possbilicé de sindividuer, Cest-i-dire
condamné & se prolétariser'. La confusion de la logistique et du
symbole, cest-a-dire leur intégration non critique, conduit & une
pure et simple prelétarizarion de Vesprit comme 2 la paupérisation
de la culture.
Hen résulte une lente destruction des capacités unificarrices des
flux temporelsen quoi consistent les consciences individuelles, qui
1. Gf Giller Simondon, Die mode deitence des objets techniques, hut
inne, 1969, p. 15, ee La Raute d Epiméthée, op. cit, p. 82-83.
2Le temps di cinta et la question dia mat tre
est aussi une destruction de leurs capacités de projection, c'est-
a-dire de leur désir, qui ne peut étre que singulier : 4 moins d'étre
coupées du « monde », les consciences individuelles sont vouées
soit & se noyer dans les archiflux des industries de programmes,
soit & etre attrapées dans les filets du « user profiling» — qui
permet de les sous-standardiser ec de les eribaliser en sous-commu-
nautés. Car celle est Ia finalicé des dispositifs d'observation des
comportements des consommateurs de programmes et de
contenus informationnels sur le réseau internet, qui élaborent, 4
partir de ces observations, des modales permectant de procéder &
tune Aypersegmentation des audiences pour les annonceurs publici-
taires, tout en donnant aux destinataires Vimpression que le sys-
teme leur répond personnellement — ce qui est évidemment une
pure illusion, car il s'agit en fait d'industrialiser ce qui jusqu'alors
{était pas industrialisable, les comportements individuels, en les
renforgant de telle sorte que les consommateurs ne puissent plus
sortir de ceux-ci, sy trouvent enfermés, et quills puissent done
ate parfaitement anticipés et contrdlés, les « personnes » ne pou-
vant donc plus s'individuer, devenant en quelque sorte Personne,
cyclopes sans perspective.
Certe perte d’individuation, oi le «je » ne s'éprouve plus que
comme un immense vide, n’étant plus confronté & un « nous »,
qui, éane tout sauf fa confusion de tous les « je » en un seul et
méme flux (ce qui est le modele totaitaire de la « communauté »,
of, chap. Ii), est condamné & se dissoudre dans un On devenu
planétaire, cette perte d'individuation conduit & une immense
souffrance existentielle. Dans les cas les plus tragiques, cette
photographique, devant
cette « conjonction de réalité et de passé » que produit la coinci-
dence argentique ranimée par le flux temporel cinématogra-
phique. Nous voyons une actrice jouer & se regarder actrice,
comme personage réel d'un film de fiction, mais nous savons
‘que « jouant »& se regarder ayant été, ce qu'elle éprouve n'est plus
un simple jeu, une pure comédie, la simulation a laquelle tout
acteur doit se livrer (jouer tel ou tel personage); mais la mise en
scéne absolument tragique de son existence, en tant que cette
existence est en train de passer ierémédiablement et & jamais ~ 2
jamais, sauf pour ce qui concerne Vimage argentique quelle laise sur
tune pellicule de film: sauve.
Car se regardant jouer il y a trente ans, Anita éprouve pour
clle-méme ce futur antéricur qui saute aux yeux de Barthes regar-
dant la photographie de Lewis Payne quelques heures avant sa
pendaison :
En 1865, le jeune Lewis Payne tenta d'assassiner le secrétaire
’Exat américain W. H. Seward. Alexander Gardner I'a photogra-
phig dans sa cellule il artend sa pendaison. La photo est belle, le
gargon aussi: cest le studium. Mais le punctum, est: il va
rmourir. Je lis en méme temps : cela sera et cela a été jobserve
avec horreur un futur ancérieur dont la mort es enjeu. En me
ddonnant le passé absolu de la pose (aoriste) la photographie me
dit la mort au Futur. Ce qui me point, est la découverte de cette
aLe temps ds cinéma et la question du mal-tre
équivalence. Devant la photo de ma mére enfant, je me dis: elle
vva mourir: je frémis, tel le psychorique de Winnicott, d'une
catastrophe qui a dé ew leu. Que le sujet en soit déja mort ou
non, toute photographie est cete catastrophe
« Toute photo est cette catastrophe », toure photo dit ce futur
antéricur dont la mort est lenjeu ~ et le ressort dramatique de
tout récit, de toute comédie et de toute émotion cinémato-gra-
phique.
‘Quant Anita, elle ne se dit pas seulement : elle est morte, elle
va mourit. Elle se dit : « Je vais mourir, je suis mourante. » Ce
partcipe présentest celui du flies ~ du flux de sa vie passée, du flux
{quest le il oit elle est enregistrée, et du flux de sa conscience
actuelle de ce film qui, passant, l'emporte et la fait passer, lui
donne son temps qui la conduit vers l'absence du temps, le non-
passage, la mémoire infinie ott plus rien ne sera sélectionné, ott
tout restera retenu & jamais dans son instant. « Linstant de ma
mort. »
‘Mais tout cela tient ic au faie que le film est un objet temporel
‘ott «la chair de 'acteur se confond avec celle du personage, oit
le passage d’un film est ndcesirement aussi le passé de cet acteut,
les instants de vie du personnage sont instamment les instants du.
passé de 'acteur. Cette vie est confondue, dans ses enregistrements,
avec celle de ses personages? »
Cette confusion de la vie de 'acteur avec ses enregistrements
est celle des rétentions primaires,secondaires et tertiairescoincidant
en un seul événement : Vévénement proprement cinémato-gra-
phique. Car dans cette coincidence filmique, telle que Fellini la
‘met extraordinairement en scéne tout en sy incluant, pour
n'importe quel spectateur deI'/ntervista qui vit autrefois La Dolce
Vita, La Dolce Vita fait nécessairement aussi partie de son passé, et
cette référence & un film passé n'est pas simplement une réfé-
rence, faite dans une fiction, a une autre fiction, ce qui ne serait
1. Roland Barthes, La Chambre claire op. cit. p. 148.
2. La Désorentation, op. cit p33,
48
Le temps du cinéma
quuune citation : cette fiction, La Dolce Vita, citée dans cette
autre fiction, I'Jntervista, est la fois :
1. Une réention tertiaire (un support de mémoire artficiel,
dont un extrait, un bout de film, est projeté dans un autre film,
enregistré sur un autre bout de film) ;
2. Un objet zemporel quia éeé ru et revu, et qui est actuellement
revu pat le spectateur de I'Intervista
3.Du méme coup, un souvenir secondaire de ce spectateut,
appartenant & son flux de conscience passé, et présentement
reactive 5
4. Quatre-vingt-dive minutes de la vie passée de ce spectateur
durant lesquelles ce film, La Dolce Vita, a éré vécu comme réten-
tion continue de rétentions primaires dans le maintenant @un récit
sécoulant qui avait pour titre (pour unité) La Dolce Vita, et qu'il
revit présentement en partie ~ la partie & présent incluse dans le
flux de l Intervisea
5 ...imcluse dans le ux de I Intervista, cest-A-dire aussi dans le
flux de la conscience passante d’ Anita.
Dés lors, La Dolce Vita nest plus simplement une fiction pour
le spectateur regardant I'Jntervista: elle est devenue son passé de
telle sorte que, regardant Anita se regarder dans le passage de La
Dolce Vita, le spectateur se voit lui-méme passer. y passe, méme
si La Dolce Vita wappartient pas & son passé comme au passé
Anita, de Mastroianni et de Fellini, qui ont réellement vécu ce
aque le spectateur voit « au cinéma ». Lobjet temporel I Intervista
temporalise en faisane revenir Vobjet temporel La Dolce Vita qui
a éré vécu par les personnages de I Intervista aussi bien que pat ses
actuels spectateurs, chacun dans son réle.
La conséquence est limpossibilité de distinguer ici entre réalité et
fiction, entre perception et imagination, tandis que, chacun dans
son réle, tous se disent aussi: « NOUS y passons. »
Nous verrons au chapitre suivant que cette impossibilité de
dlistinguer est aussi la hantise de Kant dans la Critique de la raison
pure.
Nous verrons au troisi¢me chapitre que cette indistinction est
la condition de constitution d'un Nous — et que, cependant, ill
faut distinguer.
“9Le temps du cinéma et la quetion du mal-ire
9. AMERICA AMERICA
On pourrait montrer que cette mise en scéne ne fait que
révéler une structure beaucoup plus générale, C'est une structure
de hantise et de revenance phantasmatique que Socrate prédit
ddgja aux Athéniens' : Cest cela que désigne alors Vmmortalicé de
lame.
Limmortalité de l'ame fera écran a cette structure (oi se con-
fondent perception et imagination, doxa et épistém2, sensible et
intelligible qu'il faut pourtant distinguer sans toutefois les
opposer) qui s'y projettera en s'y dissimulanc : cet écran de pro-
jection est aussi le début d'un grand film, La Métaphysique,
‘quinaugure le personnage grandiose de Socrate joué par Platon.
Fellini mettant en scéne la machinerie du spectacle, notam-
ment & la fin de I'Pntervista, montre comment « fonctionne » la
métaphysique, et, au-dela, cette « conscience » qui en est le pro-
duit. Car cest dans le cinéma, et parce que celui-ci est un objet
temporel, que cette structure se rév2le avec le plus de force, avec
Ia force de lévidence.
On se souvient des personnages de Mon oncle d’Amérique, dont
la mémoire est tissée de citations cinématographiques. Au départ
de son projet, Resnais avait d'ailleurs envisagé de faire un film
uniquement constitué de citations ; il dat y renoncer pour des
raisons économiques :
Liidée de recourir aux extraits de films existait dés le premier
€aat du scénario, Un moment méme nous avons pensé faire un
film exclusivement 4 base de scenes puisées dans les millions de
films qui composent histoire du cinéma. Le roman, le cinéma et
le théicreillustrent tous les comportements possibles. Avec du
temps et de la patience on y serait peut-étre artivé. Mais financié-
rement, ¢aurait été une entreprise fle’
Dans la mémoire de René Ragueneau, joué par Gérard Depar-
dieu, il y a Jean Gabin,
1. Gf La Technique et le Temps, «IN, & para.
2. Alain Resnais, [Avant-Scone Cinéma, n° 263, mats 1981, p. 7.
50
Le temps ds cinéma
Gabin : une « vedette » de cinéma disait-on avant-guerre. Puis
on parla de stars. Etoile : étres inaccessible, intouchables, impas-
sibles, et cependant sensibles, puisque visibles ; étres 4 mi-chemin
centre 'intelligible, done ils figurent dans lesprit grec les idéalités
(apris avoir été dans lesprit préphilosophique les divinités), et le
monde corruptible sublunaire, ot se tient lel qui les contemple,
lui-méme si fragile, si évidemment voué & la disparition, passible :
sant.
Du fait de la coincidence, induite par Pobjet temporel cinéma-
tographique, entre vie réelle des acteurs et vie de leurs person-
nages fictifs, la star hollywoodienne ne devient cette étoile qu’en
rendant possible un jeu de hantises oi réalité et fiction, per-
ception et imagi se confondent, et avec elles, les souvenirs
primaires, secondaires et tertiaires.
Que lon se souvienne done encore de Vivien Leigh dans A
Streetcar Named Desire’, oit elle joue le personage de Blanche,
une femme du Sud, qui n'est plus dans sa toute premizre jeu-
nesse, qui a perdu la maison patemnelle, une «maison &
colonnades », une de ces demeures que Scarlett, dans Gone with
the Wind, ne veut 4 aucun prix abandonner. Comment ne pas se
dire, regardant Vivien jouer Blanche, quielle, et Kazan, et tout
spectateur de ce Streetcar sont hantés par Scarlett: son extraor
aire beauté, son éclatante et insupportable fratcheur de jeune
fille enragée du Sud ~ comment ne pas se le dite ? Qui n'a pas vu,
aimé et détesté Scarlett ? Gone with the Wind tourné douze ans
avant A Streetcar Named Desire a été le plus grand succes de toute
ire mondiale du cinéma. Le film est passé partout. Et avec
\ui, Scarlett O'Hara, cest-a-dire Vivien Leigh, adorée et haie par
le monde entier. Kazan ne pouvait ni lignorer ni le négliger
lorsqu'il fit son choix. Comment ne pas frémir tel un psycho-
tique, d'une catastrophe qui a déja eu lieu, lorsque nous voyons
Blanche partir & jamais dans sa maison de repos ? Comment ne
pas nous sentir devenir fous nous-mémes, emportés dans cette
|. Un film dia Kazan de 1951 diffusé en France sous le vtee Ur mamway
nome Desir
2. Autant en emporte le vent, de Victor Fleming, 1939.
31Le temps du cinéma et a question du mal-ére
folie du grand destin américain — qui ne manque pas de nous
vendre, par la méme occasion, en nous faisant rire et pleurer
davance sur notre sort, THE AMERICAN WAY OF LIFE? America
America!
10, LA REPETTION Er LINCONSCIENT
Tour cela n'est possible que parce que la structure de la cons-
cience est de part en part cinématographique, si Pon appelle ciné-
matographique en général ce qui procéde par montage dabjets
temporels, Cest-2-dire d objets constitués par leur mouvement.
Si Husserl n’a pas envisagé la question qui se pose avec les
cenregistrements phonographiques aussi bien que cinématogra-
phiques, en tant quils permercent la répétition identique du
méme objet temporel produisant chaque fois deux phénoménes
différents, il a en revanche analysé comment le souvenit secon-
daire permet de répéter 4 volonté, par Pimagination, un objet
temporel antérieurement peru,
Er il a remarqué que dans ce cas (je me souviens par exemple
une mélodie que j'ai écoutée hier), la conscience dispose d'une
liberté qui est exclue dans le cas de la perception — car on est alors
dans limagination. Par exemple, je peux reparcourir le souvenir
d'un concert écouté hier en accéléranc ou en ralentissant :
nous pouvons «en toute liberté » loger des fragments plus
grands ou plus petits du processus re-présenté avec ses modes
écoulement, et ainsi le parcourie plus vite ou plus lentement'.
Husserl Evoque alors un phénoméne « remarquable », celui du
recouvrement, oi
le passé de ma durée miest alors donné, précisément tout simple-
ment donné comme « re-donnée » dela durée?
“Edmund Husser, Legons pour une phénoménoloie de la conscience intime
du temps, te. H. Dussott, PU, 1964, p. 66.
2. Id, ibid. . 60.
52
Letemps du cinéma
Cela signific que, dans ce cas, la mémoire secondaire serait en
mesure de répéter comme il a ex liew, ni plus ni moins, Fobjet
tempore! primaire. Mais de fait, un tel recouvrement est impos-
sible, d'abord parce que sl ese vrai qu'un objet temporel n'est pas
simplement constitué de rétentions, mais aussi de protentions,
Cest-a-dire d'attentes, la deuxiéme fois que je lentends, grice &
tune rétention tertiaire, ou bien si je le reproduis en limaginant,
grice a la mémoire secondaire, dans l'un et Uautre cas, les attentes
ui étaient verges lors de la premize audition ne le sont plus, et
cela, la mémoire secondaire ne peut pas plus l'effacer que la
mémoire tertiaire : ga a déja eu lieu, « ga a été», disions-nous,
Cerves, dans un cas ca se répite objectivement : Cest le cas de la
rétention tertiaire analogique, photographique ou phonogra-
phique. Mais le phénoméne de conscience (et le phénoméne est
toujours celui de la conscience) est chaque fois différent. Dans
Vautre cas, ca se répéte subjectivement (dans la mémoire
secondaire) : il n'y a plus fa que le phénoméne de la répétition,
sans répétition objective, et donc c'est nécessairement déja dif
rent, en tant que phénoméne : si tel n’était pas le cas, cela con-
tredirait ce que disait initialement Husserl, 2 savoir la différence
centre imagination et perception quiil pose en principe, et qui est
confirmée par ce fait que dans limagination du souvenir secon-
claire, les attentes ou protentions ont déja été remplies, ce que la
conscience imaginante ne peut plus effacer. Comme le souligne
Paul Ricoeur,
si la manitre dont le ressouvenir présentifie le passé iffére fon-
damentalement de la présence du passé dans la rétention, com-
iment une représentation [d'un objet temporel passé dans la
mémoize secondaire] peut-lle ére idéle & son objet! ?
Le «recouvrement » est done impossible. J'ai indiqué ci-
dessus pourquoi tout cela est inscrit d'avance dans la finitude
rétentionnelle de la conscience, cest-A-dire dans ce fait que la
“1, Pal
p55.
Temps et Recit, Ul, Le Temps raconté, Le Seuil, 1985,
3Le temps duc cinéma et la question du mal-ttre
mémoire est originairement sélection et oubli. Mais cela veut
dire que dans toute remémoration d'un objet temporel passé, il
y a nécessairement un processus de dérushage, de montage, un
jeu d'effets spéciaux, de ralenti, d’accéléré, etc. ~ et méme d’arrét
sur image : Cest le temps de la réflexion, que Husserl analyse pré-
cisément comme tel, un moment d’analyse du souvenir, c'est-
Acdire de décomposition du remémoré
‘Mais puisque nous avions vu par ailleurs que cette sélection
affecte d'abord la rétention primaire elle-méme, nous pouvons dire
a présent que La conscience est toujours en quelque manitre montage
de souvenirs primaires, secondatires et tertiaires les uns par les autres.
Erant entendu qu’on appellera rétention tertiaire toute forme de
«souvenir » objectif: cinématogramme, photogramme, phono-
gramme, écriture, tableau, buste, mais aussi monument et objets
en général, tel quils eémoignent pour moi d'un passé que je tai
pas forcément vécu moi-méme.
Le souvenir sous toutes ses formes serait toujours en quelque
mesure une sorte de dérushage-montage de prises, du simple
bout & bout au grand art du monteus, selon la qualité de la cons-
cience et la nature de objet qui se présente elle, et selon les eri-
tires, Cest-i-dire les souvenirs secondaires, cest-A-dire Pexpé-
rience dont elle dispose pour cet objet.
René Ragueneau, dans telle sctne de Mon oncle d'Amérique,
« projerte » telle scéne de tel film avec Gabin sur ce quill vit en ce
moment qui lui sert de support et/ou d'écran de projection. Pro-
jection qui n'est certes pas étrangére & ce dont parle Freud dans
sa Métapsychologie.
On appelleraie « conscience » ce centre de posproduction ow
cette régie qui assure le montage, la mise en scene, la réalisation
du Aux des rétentions primaires, secondaires et tertiaires ~ dont
Vinconscient, chargé de dispositions protentionnelles, c'est-a-dire
aussi spéculatives, serait le producteur.
Il y a postproduction lorsque le dérushage et le montage se
font en différé : c'est le phénoméne du réve. Il y a régie en direct
lorsque la conscience « monte » & mesure qu'elle « capte » : Cest
Pétat de veille. Le cinéma est de ordre du réve. La veille est une
54
Levemps du cintma
sorte de télévision. Il est certes toujours possible de songer
éxcillé, On parlera alors de télécinéma.
1H. uss ROTENTIONS DE FOUR O'CLOCK
La mémoire est originairement oubli parce qu'elle est néces-
sairement réduction de ce qui s'est passé au fait que c'est passé,
que est du passé, et que c'est done moins que le présent.
Le passé est diminué dans le présent de sa remémoration,
sinon il ne passerait pas, il ne serait pas passé. Telle est la struc-
ture normale du passage en général, cest-A-dire du temps, et
Cest pourquoi le cinéma, et, plus généralement, route narra-
tion peuvent et doivent abréger et condenser le temps de ce
«qui est récité dans le temps du récit. Je peux raconter en deux
heures une histoire de deux millénaires. Toute la transmission
du savoir et toute l'éducation, familiale ow institutionnelle,
reposent sur cette Mégalité originaire du rapport de condensa-
tion qui s‘opére entre le passé (condensé) et le présent (con-
densant).
Cette condensation ~ cette contraction dirait plutot Bergson —
est un montage, une sélection, un florilége de scénes anté-
ricures, vécues par moi sur le mode de la perception ou & travers
des images de toutes sortes, projetées & l'occasion de P’écran/
support du présent. Le cinéma est un cas spécifique de cette
généralité, donc la spécificité tient au fait quill s'agit d’un objet
temporel dont on peut asservir le temps de I’écoulement, que
Von nomme aujourd'hui le time-code, avec des machines de
production, de postproduction et de projection ou de récep-
tion
La condensation comme montage (que Freud analyse aussi
dans Llterprésation des réves) peut alors devenir ce dont
Hitchcock joue si bien dans Four olock', oit les agencements
les plus rusés entre rétentions et protentions sont mis en ceuvre
cn rapport direct avec le temps de Phorloge. Out 'on peut done
1, Série lévisée Suspicion, 1957.
5sLe cemps du cinéma et la question du mal-tre
analyser en détail le rapport entre time-code et temps de I'hor-
loge, et conscater I'effectivité de la condensation,
Rappelons en quelques mots "argument : un mati jaloux, hor-
loger de son écat, veut faire sauter sa maison, & 4 heures de
Vaprés-midi, pendant que son épouse y rencontrera son amant.
‘Au moment oi il déclenche le mécanisme de la bombe t retarde-
‘ment (un réveil commande le détonateur), il surprend des voleurs
quile ligotent aprés une lutte dans la cave, tout prés de Pexplosif,
sans qu'il aic rien pu leur dire. Au cours des trente-deux dernigres
minutes et vingt-trois dernigres secondes du film, qui dure au
total 48” 23”, le spectaceur assiste & Panticipation du moment de
explosion ec la terteur qu'elle provoque... en lui... via cele de
Phorloger.
est facile de mesurer la condensation opérée par Hitchcock,
puisque dans la dernitre partie qui est aussi la plus longue,
Theure est indiquée seize fois.
La premitre partie, qui présente le personnage et son desscin,
dure 9” 08”. Elle décrit environ une journée de la vie du person-
nage.
La seconde partie, qui montre la progression des soupgons
au point ott la décision est prise de passer & Pexécution du
projet, dure 6’ 52”. Elle décric deux journées de la vie du per-
sonnage.
La demnitre scene, qui présente le compte a rebours de
explosion de la bombe, décrit en 32’ 23” deux heures de la vie
du personage. Mais au fil de ces 32’ 23”, le rapport entre
temps de la vie du personage et durée du film se resserte, selon
une progression qui n'est pas linéaire : elle varie en fonction de
quelques événements qui rythment l'attente. (Hitchcock arti-
cule rétentions et protentions pour provoquer le suspense par
un montage qui explique la progression non linéaire du rapport
des temps.)
‘Quant la demniére minute avant l'explosion de la bombs, elle
dure... soixante-douze secondes. Hitchcock en a rallongé ct dilasé
le temps,
56
Le temps dt cinéma
Récapinulation du rapport entre temps dt fil et temps du compte
a rebours
Indication da réveil Indication du time-code Temp du flips dela scone
2h 00" 16"
2his. 25 0 pour 15?
2h27 26 20" 0120" pour 12”
2hav ar or ov 07" pour 13"
2hso 28 00°33” pour 10°
show 29 3" 03” pour 10°
show 30 57” 0126" pour 04
shoy 333" 02 26" pour 05°
shi 34°59" 028 pour 02"
sh 28° 3713 0246" pour 17”
th ae 38°26" oY 13" pour 18"
shsy 407 52" 0% 26" pour 06"
Sh 56 44°06" 0346 pour 04
thse 45/03" 01703" pour 02"
shsy 45034" 0073” pour OI”
shoo” 4646" OV 12" pour 1”
Finalement, la bombe n’explosera pas. Létonnant est évi-
demment que lorsque je revois le film, je frémis nouveau :
j'adopte les anticipations du personnage, je me mets « dans sa
peau ». Leffet proentionnel nlest pas éliminé pat le fait que
les attentes one été antéricurement comblées. Car je suis repris
par le flux qui, méme si j'y remarque 4 chaque fois autre
chose, me fait adopter chaque fois encore le temps du person-
nage par abréviation, condensation, contraction, dont la dé
contraction de la derniére minute en «temps réel » (une
minute dilatée qui dure soixante-douze secondes) exaspére les
effets de toutes les précédentes minutes contractées, conden-
sées et abrégées.
Et pourtant, ce qui forme le ressort de toute protention, c'est
le caractére irréversible de sa réalisation. Cette irréversibilité est
précisément la protention que contient toute protention, V'archi-
protention: le savoir du temps comme tel, que trament les
«scénes primitives » qui constituent le fonds archival occulte de
7Le temps di cinta et la question du mal-tre
coutes les dramaturgies dont jouent comme aucune autre les
mises en scénes d’Hitchcock'.
12, Lecurse
Dans L'Eelipse (1962), Antonioni fait annoncer & la corbeille
de la Bourse la mort d'un courtier et met en scene une minute de
silence qui dure environ une minute (56” d'aprés un magné-
roscope).
Ce « temps réel » ne signifie pas que le temps du cinéma se
d'autant plus vrai ou « réaliste » qu'il coinciderait avec le temps
de la vie. Il vagit d'une minute de mort. Er d'un silence et d’une
immobilité qui rendent a contrario évident que c'est parce que le
temps de la conscience vivante du spectateur est toujours celui
d'une contraction, d'une condensation, d'une abréviation, d'un.
montage, est le temps du cinéma, que la conjonction du flux du
film et de celui de la conscience spectatorielle a lieu et que le
spectateur peut adopter le temps des personnages qui vient se
_greffer dans son propre temps comme sélection, contraction et mon-
tage de ses propre souvenirs.
‘Cette minute qui dure une minute est sertie dans le temps
condensé du cinéma comme une éclipse. C'est un arrét devant la
mort, un arrét de mort, la mort comme totale dé-contraction. Le
cinéma, cest-i-dire le mouvement, cest-a-dire la vie, sont tenus
en respect, sinclinent : agitation de la corbeille qui n’était que
bousculades, hurlements, achats et ventes dactions, tout cela
1. Lhomme gui en savait rep occupe une place partculitre dans le cinéma
contenu idéal).
lei, Pobjet est devenu un nécw de Vobjet ott le contenu idéal
risé se distingue du flux ott s insre le contenu réel. Un vécu de
la conscience est ce qui met en ceuvre Vintentionnalité de cette
conscience et celle-ci, visant un objet, Cest-a-dire vivant cet
objet comme vécu phénoménal, fait alors Vexpérience de la diffé-
rence entre le contenu présentement vécu et le contenu idéal (cidé-
Ligue) qu‘elle vise — différence qu'elle cherche & combler, et que
Tusser! nomme le remplissement intentionnel, processus qu’anime
une attente dont on ne saurait méconnaitre le caractére
pro-sevsionnel.
‘Autrement dit, le flux est une unité close sur elle-méme que
traversent et trament des « horizons eidétiques » qui sont autant
horizons d’atcence et en quelque sorte de protentions, de syn-
thases précognitives de la recognition, qui projestent U'unité hors
delle qui cherche ainsi & se remplir, & s'accomplir, & devenir ce
quelle est, 8 Sachever dans la poursuite de ces attentes primaires
que sont en quelque sorte les eid2. C'est pourquoi j'avais post la
guration suivane (ut aguell je revel dan le drniet ome
le La lechnique et le Temps) : étant donné que les eid? ne sont ni
“Via Technique ee Temps IV, patalte.
tosLe temps die cinéma et la question du mal-ttre
dans la conscience qui les vise (Sinon elle n'aurait pas besoin de
remplir ses attentes ni de combler quelque écart) ni dans le monde
constitué par cette visée (car le monde est constitué par elle), mais
quills sont projetés par cet appareil de projection quiest la cons-
cience, OU SONT LES EIDE - ow encore, dot viennent-il, leur image
a-relle 4 captée, enregistrée, a-t-elle xécadrée, montée, éxalonnée,
tsi oui, quand et comment! ? Refuser d'affronter ces questions —
de les affronter sur un mode non empiriste, mais sans faillir
devant l'audace en quoi elles consistent —, ce serait rout simple-
‘ment démissionner devant la cache de penser et abandonner la
pensée au miracle et & la magie. Ex sil fallaicconstater qu'il n'est
pas possible de réduire miracles ou magic, Cest-A-dire si l'on
veut, s'il fllait prendre acte dune irréduetible cinématographie
du penser, alors il serait possible et nécessaire de tirer de nom-
breuses conséquences d'un tel érat de fai.
‘Nous nous permettrons ici encore de citer La Désorientation &
cet égard : « Crest la question d'un creux et d'un défaut au sein
méme d'un flux qui se dédouble et se pro-jette lui-méme comme
uunité idéale & venir. Cet hors de soi eidétique, qui n'est pas une
transcendance, serait une inadéquation au sein du flux lui-méme.
Sile Aux unitaite étaic lui-méme une visée, archi-processus de rem
plisement visant Punité d’un moi a travers lenchainement de
tous ses vécus, il serait en quelque maniére inadéquat & soi, et il
faudrait alors décrire la relation complete
(flues | (contenu réel-> contents idéal)] -> unitéidéale du flu.
“Tout se passe comme si le non-remplissement de cette idéa
lité unitaire du flux lui donnait son caractére proprement
fluant, son mouvement, Cest-a-dire son inachevement [ina-
chévement spéculaire, ajouterons-nous désormais] source de
son dynamisme — mais en ce cas, le “flux de conscience” devient le
1. Rappelons ici que le verbe eid signife la fois voir, observer, se repre
senter et se igurer, parte, que Uidélon est le simulacre, le fantOme, Fimage
ct le portrait, voite limagination, et.
no
Le cinéma de la conscience
Dasein de Vanalytique existentiale heideggerienne, comme étre-
pour-la-mort'.»
14, 15 BEQUILLES DE APERCEPTION
Comme ce sera donc le cas chez Husserl, Kant définit deja
Tidentité comme une condition seulement formelle, qui ne d
pas étre hypostasiée?, mais que, cependant, la synthése de reco-
gnition est obligée de projeter en tout objet. A cet égard, Emma-
uel Martineaud a tout & fait raison de rendre aufeufthren par
1. La Déorientation, op. city p. 225-226, Quant au remplissement, «le
paragraphe 5 [des Recherche: logigues] apporte des précisions essentieles sur
cette question de Vinadéquation, cest-a-dire du remplisement. Toute percep-
tion adequate est une perception interne. Mais route perception interne nest
‘pas une perception adéquate. Encre perception interne inadéquate et percep-
tion interne adéquat, ily ala tendance au remplissement ~ qui peut toujours
Gchouer. La perception interne, cest la perception de mes propres vécus. La
perception interne adéquate, c'est la perception d'une évidence dans mon
‘eu, de mon vécu comme vécu d'évidence : tour vécu est évident, mais tout
vécu nlest pas un vécu d'évidence. Parce que le psychologue ne le voit pas, il
confond perception interne et adéquation. Or, leur distinction permet de
ppurement et simplement dliminer, dans le point de vue phénoménoloigue, la
perception externe, Celle-ci n'a plas lien d’tce : ce que le prychologue visit on
lle, cuit Vinadéguation du sujet 2 ober, le fait que quelque chose de objet,
en toute perception externe, chappe toujours au sujet. Ce gui doit ve érudié
niet pas Hinadéquation du sujet 2 Vobjet, mais Uinadéquation de la perception
toujours interne quiet le vd, constiuane de Uobjes externe et done de la percep-
tion extern, & Tidéaleévsde a sein des ews, Vinadéquation du sujet comme
sphére de perceptions internes a objet comme source de perceptions externes
dlevient ainsi Finadéquation du contenu réel du vécu par essence percep-
tion interne au contenu idéal de ce vécw — qui nest ni interne ni externe
i esti?»
2. «Il est bien évidene que je ne sauraisconnattre comme objet cela méme
ul me faut supposer pour connaitre en général un objec et que le moi dé
rminanc (la pensée) doit érre dstincr du moi déterminé (le sujet pensant),
comme la connaissance, de objet. Tourefois rien n'est plus naturel et plus
séiluisane que lapparence qui nous fui perdre unité dans la synehise des pen-
sdes pour une unicé vraiment pergue dans le sujet de ces pensées. On pourrait
appeler cette apparence la subreption de la conscience hypostasée (apercep
ionis substantiatae).» Kant, Critique dela raison pure, op. cit p. 325.Le temps du cinéma et la question dt mal-étre
«mettre en scéne'» pour la traduction du début des « Para
logismes de la raison pure » ott Kant précise que le concept Je
pense qui « est le véhicule de tous les concepts en général [...] ne
sert qu’a mettre en sckne (aufzxgfiihren) toute pensée comme
appartenant a la conscience? ». Das lors,
ne rencontrant dans Pime d'autre phénoméne permanent que la
seule représentation : moi, qui accompagne et relie tous les
autres, nous ne pouvons jamais décider si ce moi (simple pensée)
ne sécoule pas aussi bien que les autres pensées qu'il sere & lier les
Autrement dit, bien que, comme le soutient la seconde version
de la Déduction, le sens interne, comme écoulement, soit dis-
tingué du pouvoir unificateur de Paperception et mis sous son
autorité*, le moi pourrait n’étre lui-méme qu'un écoulement per-
manent. Oi serait alors la permanence au-dela du fait de cet
écoulement incessant, ne cessant jamais, constituant la plus éé-
mentaire né-cessité ? Telle est la question.
Or, cette question est aussi celle qui étaye la réfutation de
Tdéalisme empirique (quill faut distinguer de Vidéalisme trans-
cendantal) dans lexposé des « Postulats de la pensée empirique
cen général ». C’est seulement au moyen de 'expérience extérieure
« qulest possible sinon la conscience de notre propre existence,
du moins la décermination dans le cemps de cette existence, cest-
acdire lexpérience interne’ ». Ce qui veut dite :
1. Que la conscience est pré-textuelle ou pro-thétique, et
2. Que cette pré-textualité est une pro-jectivité, une projection,
tune anticipation en ce sens : un horizon d'attente qui se supporte de
ses prétextes, foriches et autres rétentions tertiaires — car tous
comptes faits et rout bien mesuré, est de cela quill agit :
1. Gf M, Heidegger, Imerprétation phnoménologigue dela « Critique de la
raison pure» de Kant, op. its p. 329.
2, Kant, Critique de la raison pure, op. cit, p. 278.
3. Id, ibid, p. 295.
4.1, ibid, p. 131 B.
5: Id, ibid, p. 206,
ne
Le cinéma de la conscience
« Lexpérience intérieure n'est possible que médiatement et que
par le moyen de lexpérience extérieure’ », un flux sans bords et
rives ne serait pas un flux, bords et rives ne sécoulant pas— ou du
moins, pas au méme rythme que ce quiils bordent et par [a méme
dessinent. C’est dans cette différence que s'inscrit la rétention
tertiaire : quelle s'y grave, s'y écrit et s'y garde relativement & ce
qui s'écoule.
‘Tous comptes faits et tout bien mesuré, il faudrait alors rendre
compte de Vexpérience « extérieure » singuliére quiet la rétention ter-
tiaire apprébendée en tant que telle par une conscience, comme trace
rn que comme trace d'un alter ego. Et
instruire la dimension pro-grammatique de la temporalité du
Nous, telle que sy trament calendarités et cardinalités, 2 travers
licux et monuments commémoratifs, instruments et dispositfs
dle pratiques ritueles, dispositifs de baptémes et d’atribution de
‘noms, etc., et cous appareils et complexes de rétentions tertiaires
par lesquels des collectivités de consciences entrent en relation
avec les esprits, prient et communient au nom du Saint Esprit,
commémorent le passé commun d’un esprit révolutionnaire,
l'événement de la fondation d'une res publica, et unissent les flux
de leurs existences en une commune histoire, c’est-a-dire en une
histoire communément adoptée, C'est dans cette dimension et
pparce qu'elle suppose un matériel que peuvent se développer des
industries dites « de programmes » et « culturelles».
Ces industries peuvent « tout schématiser pour leurs clients »
pparce que le « je » nlest qu’d se projeter & travers les images qui
monte et sélectionne, etc., mais ausi parce quil peut et en vérité
doit évidemment en déléguer la sélection, non seulement en vertu
dc li loi du moindre effort, mais parce quil a toujours deja délégue
«e pouvoir @ Vautorité de ses ascendants dont il n'herite, en adoptant
leurs vécus passés comme son passé, c'est-A-dire comme ce qui
porte les promesses de son propre avenir dans l'horizon d'un
Nous, qu’en leur accordant un crédit absolu et qui le domine. Tl
a pas de durable délégation, c'est-a-dire de sociabilité (inso-
sans cette croyance inconditionnelle qui ne peut évidem-
de « moi-méme » aussi
1d, ibid, p. 207.
nsLe temps du cinéma ela question da mal-ere
ment étre qu'une projection. A travers ces délégués, C'est 'auto-
rité d'un passé absolu qui regarde le « Je ». C'est cette autorité qui
confére aux symboles leur « effcacité ».
Le « Je» qui se projette monte et sélectionne ses images-pré-
textes — images-objets supports d'images mentales qui en sont
abstraices comme le nombre fut d’abord un paquet de billes
argile « représentant » ou « symbolisant » un troupeau. Le « Je»
se projette en manipulant tout d'abord des récentions tertiaires, et
¥ pratique des sélections en se soumettant aux catégories qui en
sont les conditions (qui sont les conditions du «Je» comme
conditions d'unité du flux temporel en quoi il consiste). Ces
conditions catégorielles sont elles-mémes conditionnées par les
schémes : « Les catégories, sans schéme, ne sont done que des
fonctions de Ventendement relatives aux concepts, mais elles ne
représentent aucun objet. Leur signification leur vient de la sen-
sibilicé qui réalise l'entendement, tout en le restreignant'. »
‘Autrement dit, les régls éémentaires de captation, de montage,
de mixage, de régie, de postproduction et de projection du flux
sont les catégories. Ce que nous nommons ici flux, Heidegger le
nomme temps :
Le temps est, en tant quintuition pure, ce qui fournit une exe
antérieure & toute expérience. C'est pourquoi on doit appeler
image pure, la rue pure (selon Kant, la succession de la suite des
maintenant) qui soffre dans parcille intuition pure. Kant le dic
lui-méme dans le chapitre du schématisme : « Limage pure (...]
de tous les objets des sens en général [est] le temps? »
Les concepts purs de l'entendement sont des régles que le
schématisme « introduit (...] dans le temps», dit Heidegger?
Formulation 2 vrai dire assez étrange : ces régles constituent le
temps comme remps, elles ne le précédent pas. Quoi qu'il en soit,
les catégories sont les possibilites du temps :
1 Kant, Grtique de le raison pure, op. cit, p. 156.
2. M. Heidegger, Kant et le probleme de la métaphyrique, op. cit, p. 161.
3. Id, ibid, p. 162.
"4
Le cinéma de la conscience
Correspondant aux quatre moments de la division des catégo-
ries (quantité, qualité, relation, modalité), la vue pure du temps
evra manifester quatre possbilités de prendre forme : ce sont
‘la série du temps, le contenu du temps, ordre du temps,
ensemble du temps »!,
Le conditionnement mutuel des catégories et des schémes (oit
elles se concrétisent comme possiilités du flux du temps) est ce
que nous nommions dans nos analyses du rapport entre image et
schéme une relation transductive, oi: un terme ne précéde pas
autre, n’étant rien sans autre : le « Je » n'est pas une boite qui
pourrait se remplir de contenus, il est une forme constituée par
la dynamique d'un écoulement, et il est ses contenus (qu'il
adopte, comme il adopte le temps des personnages des films dont
il est spectateur) dans leur unité de flux.
(Ce flux est lui-méme une forme dans un flux plus grand,
raison pour laquelle nous Vavions appelé un tourbillon dans La
Déorientation — comme nous y teviendrions ci-dessous et sur-
tout dans le dernier tome de La Technique et le Temps.)
Or la réfutation de Pidéalisme signif précisément la poss
lité et la nécessité de la rétention tertiaire quest spontanément
objet pour un sujet, comme un terrain et ses cailloux qui, au
bord et au fond du torrent, visibles ou invisibles, donnent
rythme et forme & ce torrent :
Le phénoméne qui se présente au sens extérieura[...] quelque
chose de fixe et de permanent, qui fournit un substrat servant de
fondement aux déterminations changeantes et, par conséquent,
tun concept synthétique, savoir, celui de lespace et d'un phéno-
mine dans Pespace ; au lieu que le temps, qui est la seule forme
de notre intutton ineticue, a sen de durable, et par suite, ne
nous fait connaltre que le changement des déterminations et non
objet déterminable?.
Ce quiil faut mettre en rapport avec cet autre texte :
1 dd ibid p. 163.
2. Kant, Critique de la raison pure, op. cit, p. 308.
nsLe temps di cinta et la question du mal-tire
La représentation de quelque chose de permanent dans Vexis-
tence nest pas identique 2 la représentation permanente, car
celle-ci peut étre erés changeante et trés variable, comme toutes
ros représentations, méme celles de la matitre, et cependant elles
se rapportent & quelque chose de permanent qui doit étre une
chose distinete de toutes mes représentations etextéricute 3 moi
ce dont I'exiscence est nécessairement comprise dans la décermi-
nation de ma propre existence et ne constitue avec elle qu'une
seule expérience qui rvaurait jamais lieu intéricurement, si elle
était pas en méme temps extéricure (en partie).
La refutation de Vidéalisme signifie la nécessité de la rérention
tertiaire comme possibilité de linscription d'une représentation per
‘manente dans quelque chose de permanent et comme synchronisa-
tion des sens interne et externe garante de identification du flux
‘equi nla rien de durable » ni donc d’identique, substrat qui est
aussi la condition de Torientation®, Cerce durabilité comme
béquille identitaire du temps de Laperception définie comme pro-
cessus d'unification lui-méme toralement fluide, et ne pouvant
donc se suffire 8 lui-méme, confére une place cruciale & la réten-
tion tertiaire : elle constitue le ux par sa durabilicé comme dura-
bilicé du passé, de ce qui sest passé.
‘A cet égard, tel objet du Je pense, par exemple le livre de Kant
que je lis, ou le livre de Kant publié en 1781 que Kant relit en
1787 tout en le réécrivant, ou le journal rélévisé que quinze &
vingt millions de consciences francaises peuvent regarder simul-
tanément tous les soirs, ou encore la finale de la coupe du monde
de football & laquelle, le 12 juillet 1998, plusieurs centaines de
millions de consciences dans le monde peuvent assister par télé-
viseur interposé, tel objet faisant pour le Je pense office de réten-
tion tertiaire est une image-objet qui n'est ni simplement interne ni
simplement externe, Mais cela est vrai de toute rétention tertiaire,
Cest-i-dire de rout objet technique en tant qu'il peut devenir
fétiche et écran de projection — et trace, plus ou moins fidéle et
1. Kant, Crisigue de la raison pure, op. cit p. 28.
2 Comme on le verra la lecrute de Quize-ce que sorienter dans la pensée ?
«tA. Philonenko, Vrin, 1978,
16
Le cinéma de la conscience
wexacte » (orthothétique') des vécus de flux de consciences
passés et disparus.
La conséquence de ces analyses est immense et c'est pourquoi
nous avons da cant nous attarder en elles: la rétention tersiaire est
autant spatiale que temporelle, et elle conditionne la possibilité
inéme de distinguer espace et le temps. C'est pourquoi les
industries de la rétention tertiaire que sont les industries cultu-
relles et de programmes sont aussi des industries de la vitese
15, LA SYNCHRONISATION DES FLUX ET LA CONSTITUTION DU MARCHE
[O85 CONSCIENCES, DU « SEFTICISME »
Cette spatialité de la rétention tertiaire est ce qui la voue 3
toutes les manipulations possibles. En tant quielle permet de
«analiser la diverseé des flux non seulement en retenant leur atten
tion au méme moment (cf la fin du chapitre précédent), mais en
«léclenchant par lt des processus de sélection dans les rétentions
primaires pat les rétentions secondaites sous contrble de rér
tions tertiaires qui peuvent étre synchroniquement sélectionnées,
s régies », et adopeées parfois par des millions ou dizaines de mil-
lions de consciences chaque jour, la spatialité de la rétention ter-
tiaire est ce qui permet une guasi-matérialisation de ces cons-
nces et, en rout cas, leur « tification », masses de consciences
‘qui peuvent donc devenir la matiore premizre pour l'industrie des
iuudiences que sont les industries de programmes. La fin du
xx‘sicle voit ainsi se constituer un immense marché des cons-
ciences, voué a devenit mondial par-deld toutes barrires.
(Or, ce marché, qui effectue des investissements dont il attend
des recours, constitue un processus protentionnel tout @ fait now-
Nous avons montré quill ne peut y avoir protention que parce
quil y a inadéquation, Cette inadéquation, qui est une mise en
ceuvre de 'indétermination de ce qui teste & venir (et de T'inter-
pprévabilité de ce qui reste du passé), est ce qui constitue da situa-
Sur ce concept, of « Lépoque orthographique » dans La Déorientarion,
op. tits p20 sg.
7Le temps ds cinéma et la quetion du mal-tre
tion ordinairement DIACHRONIQUE des consciences les unes a Végard
des autres, Cest--dite : ce qui constitue la singularié des flux de
chaque conscience et, autrement dit, la singularité de chaque Je
‘pense, qui est ainsi dit étre un auto-mouvement, une autonomic
de la pensée, & proprement parler 'aperception d'un so7 comme
‘conscience de soi : une réflexivité.
‘Or, la production industrielle de réentions tertiites pour des
asses de consciences est un processus de synchronisation et de
standardisation industrielle des crittres de sélection qui fait
converger les écoulements en quoi ces consciences consistent en
tune seule et méme soupe entropique, fosse septique' oi esprit se
décompose. C'est ce « septicisme » que Horkheimer et Adorno
analysent comme dispositif d’aliénation et de réification des cons-
Tandis que la diversité des interprétations possibles du flux passé
de la conscience de Kant « devant l'ensemble du public qui lit »
constitue une néguentropie qui est la chance méme de la pensée,
en premier lieu pour Kant lui-méme exposé & cette situation qui
‘ria tien d'extraordinaire », qui est donc ordinaire, oi 'on com-
prend « bien mieux un auteur quill ne sest compris Iui-méme,
cela parce quil n'avaie pas suffisamment déterminé sa conception
cet quainsi il parlait et méme pensait quelquefois contrairement &
ses propres vues », aujourd'hui, le milieu de lesprit (appelons ici
‘esprit la revenance des consciences ascendantes pour une cons-
cience ou un ensemble actuellement vivant de consciences) s'est
industrialisé et cette réalité comporte le risque évident et absolu-
ment actuel d'une synchronisation entropique des consciences
qui constitue & la lette la possibilité de la fin des temps — au sein
du dispositif ici décrit, car ces analyses ne concernent évidemment
‘pas de la méme fagon les consciences qui sont exclues du monde
industriel
Cette possibilté de la fin des temps, qui mest pas une probabi-
é (on ne saurait prouver une telle possibilité), veut dire ici pos-
lite problématique de la renonciation la libertéet de ce qui ne
1, « Fosse daisance aménagée de fagon que les matidres se transforment
[Lu] en composés minéraux inodores et inoffensifs », Le Robert
18
Le cinéma de la conscience
pourrait quen résulter: Papocabpse politice-spirituelle ~ sinon
matérielle et corporelle: en quelque sorte, le résultat d'une
bombe & neutrons de l'esprit, lissant aprés son explosion une
matidre et une corporéité inhabitées, en quelque sorte un monde
d’automates.
16, LE PARADOXE DU NOUVEAU PROCESSUS PROTENTIONNEL
[EV LA DEBANDADE DU DESIR
Autrement dit, en tant que processus de synchronisation, le
nouveau processus protentionnel est paradoxal et conduit inéluc-
tablement une perte d’autorité et de crédit, y compris financier.
Instaurant un présent permanent au sein de flux temporels ot se
fabrique heure par heure et minute par minute un « tout-juste-
passé» mondial, tout cela écant élaboré par un dispositif de sélec-
tion et de rétention en direct et en temps réel totalement soumis
aux ealculs de la machine informationnelle', le développement
tles induscries de la mémoire, de Timagination et de Pinforma-
tion suscite le fait et le sentiment d'un gigantesque trou de
miémoire, d'une perte de rapport avec le passé, et d'une déshé-
tence mondiale noyée dans une bouillie d'informations d’ou
seffacent les he yns d’attente que constitue le désir.
Tandis que cette machine est faite pour susciter, intensifier et
ressusciter des phantasmes qui ne peuvent se soutenir d’eux-
mémes, n’étant que les fruits d'une organisation systématique-
iment calculée de la relation entre des sujets et des objets devenus des
consommateurs et des produits, elle est condamnée a se renverset,
ct A ne plus engendrer qu'un affaissement du désir, finalement
cexténué dre de plus en plus sours au calcul eta détermination
« indifferante » de Uindéterminé, au risque d'une débandade mon-
diale que craine déja Valéry :
[Saree point, of le chapitre « Lindustralisation de la mémoire» et afin
du chapitre « Objet temporel et nitude rétentionnelle » dans La Désorienta
tion, op. cit
19Le temps dis cinéma et la question du mal-tre
Il faudraie & présent (...] se demander si ce régime d'excita-
tions intenses et rapprochées, de sévices déguisés, de tigueurs uti-
Titares, de surprises systématiques, de facilités ex de jouissances
trop organisées, ne doit pas amener une sorte de déformation
permanente de esprit, lui faire perdre et acquérir des propriétéss
~ et si, en particulier, les dons mémes qui lui ont fait désirer ces
‘progres, comme pour stemployer et se développer ne seront pas
affectés par Pabus, dégradés par leurs propres effets, épuisés par
leur acte!?
Le monde qui souvre avec le nouveau sitcle, celui de Pintégra-
tion numérique oi 'appareil de télévision sera devenu un organe
de téléaction, vit dans le risque majeur d'une dépression résultant
moins des problémes pourtant criants de surcapacités de produc-
tion que de phénoménes aggravés de sous-consommation pour
cause de liquidation de l'économie libidinale » que suppose toute
(projection — risque évidemment conjugué aux vastes déséquilibres
‘qui affectent par ailleurs lextériorité de ce systéme et quit pése-
ront de plus en plus sur lui.
Lobjet du désir doit éere singulier, et le sujet désirant doi y
trouver en miroir sa propre singularité ~ cest-a-dire sa diachroni-
citd réflesive?, Or, la consommation, qui devient sans objet (le pro-
duic n'est pas un objet, il n’est pas Id pour répondre & un désir,
‘mais pour susciter ou transformer des besoins en phantasme col-
lectif, en comportement de masse), ne fait qu’intensifier une
frustration déceptive. La mise en ceuvre d’un marketing optionnel
ct la prétendue démassification des marchés par la définition
d'une relation « one to one » entre le consommateur et le produit
ne change rien a la situation que nous décrivons ici, pas plus
ailleurs que la multiplication des vecteurs de diffusion de pro-
grammes audiovisuels et informations : fruits d'un dispositif de
marketing mettant en ceuvre des critéres d’amortissements, les
« options » personnelles sont des ersatz, et la diversification des
1. Paul Valéry, Propos sur lntelligence, dans CEuorer completes, 1, Galli-
smard, coll. « La Péiade », 1957, p. 1048,
2, Eril ny a pas de réflexion qui ne soit érotique, comme nous le reverrons
dans le prochain tome avec Le Banguet de Platon.
120
Le cinéma de la conscience
médias n'est que la mise en ceuvre mieux ciblée, par de nouvelles
possibilités de segmentation des publics, des mémes critéres
rétentionnels gouvernés par un calcul
Lentropie de la consommation serait ainsi vouée & 'auto-
annulation, & la nullité, au néant. Outre le fait quau fil des
années, de nouvelles capacités d’analyse se font jour dans la
société et quiune lente digestion, peut-&tre trop lente et, de route
facon, trop tardive pour les centaines de millions de misérables
airelle a engendrés et les milliards qu'elle engendrera encore,
onutre quiune lente digestion se produit donc du coup de ton-
nerre mondial et de portée sans doute millénaite quvaura éé la
crise amoroée au cours des années 1970, cest certainement ce
sentiment qui anime, fonde et surtout unit la richesse des dis-
cours qui s éevent aujourd'hui contre une évidente irresponsabi-
lité des maitres des audiences et marchés planétaires.
V7 VAVENIR DE VesPRI
Lintégration numérique des industries culturelles par la
convergence des technologies de Pinformation, de audiovisual
ct des télécommunications a commencé 2 la fin des années 1990
largement accélérée par Vouverture du réseau internet aux
publics du monde entier en 1992 & travers la mise en ceuvre de
a norme d'interopérabilité 1C?-1P, par 'adoprion de la norme de
compression des images et des sons MPEG, et par la privatisation
massive des opérateurs de télécommunications.
etve intégration, plus généralement appelée « convergence »,
constitue un nouveau cadre de production et de diffusion des
« rétentions tertiaires », et un nouveau milieu pour esprit. C'est
au cours du xX¢siécle que le milieu de esprit est devenu celui
dune exploitation industrielle des temps de consciences. Il ne
Sagit pas a d'une évolution monstrueuse par laquelle le
« schématisme » passerait tout 3 coup hors de la conscience : la
conscience nia jamais é conscience de soi autrement qu'en se proje-
tant hors de soi. Mais & Yépoque des industries de l'information,
et en particulier des technologies analogiques et numériques qui
ratLe semps dis cinéma et la question du mal-tre
la rendent possible, cette conscience extériorisée et matérialisée
devient matitre & manipulations de flux et & projections de masses
telles qu'une pure et simple annulation de la « conscience de soi »
‘par son extériorisation devient possible pour les hypermasses de
consommateurs de produits et de modes de vie industriels voués
aux marchés de tales mondiales : c'est ce que donne & penser la
synchronisation homogéngisante des flux de consciences par les
objets temporels audiovisuels, qui ne tardera pas & renverser les
frontitres nationales et géographiques, le numérique ne s’encom-
brant pas des contraintes de la diffusion hertzienne.
La critique de la manipulation que permet cette synchronisa-
tion des consciences 3 I'époque des objets temporels audiovisuels
ct industriel de masse ne peut pas étre une dénonciation d'une
dénaturation de la conscience par le cinéma, mais au contraire la
mise en évidence que la conscience fonctionne comme un
cinéma, ce qui permet au cinéma (et 3 la télévision) d’avoir prise
sur elle. Ds lors, la critique du cinéma et de la télévision comme
phénoménes sociaux qui pourraient en venir & détruire la cons-
cience elle-méme (cest la question d'une « écologie de l'esprit »)
appelle une nouvelle critique de la conscience elle-méme, une
remise en chantier de l'entreprise kantienne.
Lx équivalent général », Cest-d-dire argent, condition du
capital et marché ott, avec les industries culturelles, fe temps des
consciences est lui-méme devenu une marchandise, est condi-
tionné par léquivalence générale du temps primaire-secondaire
dans ses spatialisations tertiaires, manipulables, stockables,
échangeables et donc monnayables. Cette question capitalistique
de la rétention n'a pas été pensée par Marx, ce qui constitue une
grande faiblesse, en particulier 4 l'époque des industries cultu-
felles qui, numérisées, deviennent le secteur qui commande le
devenir industriel en général — qu’on les appelle ou non « nou-
velle économie >.
Dans le devenir industriel de la culture, cest la conscience qui
cst elle-méme & vendre. On peut toujours dénoncer la une dégé-
nérescence barbare, un état de fait monstrueux : ce nfest que la
stricte conséquence de la finitude du flux des consciences en
général, et de leur prothéticité originaire. On ne peut lutter
12
Le cinéma de lt conscience
contre cette possibilité sans Vavoir reconnue comme tele, est-
d-dire sans avoir tiré des analyses précédentes la conclusion qu'il
ny a pas d's esprit » sans milieu rétentionnel objectif et que Uhis-
Coire de ce milieu est aussi une histoire de la technique, cs
dire aujourd’hui de l'industrie. Lavenir de esprit ne peut
consister qu’en une géopolitique des technologies culturelles qui
serait aussi une politique écologique de lesprit. Car une poli-
tique de la conscience (mais qu'est-ce que la politique, sinon, en
tout premier lieu, une politique de la conscience 2) est nécessai-
rement une politique de la technique.
Et celle-ci, comme nous allons nous y pencher maintenant, est
niécessairement aussi une politique de adoption.Chapitre trois
Je et Nous
La politique américaine de ’'adoption|. « PROCESSUS D'EXTERIORISATION » £1 GEOPOLITIQUE DE LESPRIT
La numération, avant d’étre une faculté mentale, est une acti-
vité motrice qui a été intériorisée et qui finit par devenis, comme
toutes les activités motrices, mentalisées ou non, une activité
machinique. Calculer signifie alors manipuler un clavier com-
mandant une machine alphanumérique & laquelle 'entendement
délegue certaines de ses opérations. Le but de La Fause d'Epimé-
shée écaic de montrer que la raison et Ventendement humains
commencent par la possibilité de cette délégation vers une pro-
these, Cest-a-dire par l'existence d'un milicu technique comme
apacité de transmission épiphylogénétique, dont les systemes de
tumération sont des cas.
Herder écrit dans ses Idées en vue d'une philosopbie de Ubistoire
de Ubumanité que
seul homme posséde en propre une fagon de se déplacer dans
tune situation verticale : Cest Li le systme organique qui lui est
réservé en vue de la destination de son espéce, c'est aussi son
caractére distinct.
Pour Kant, Herder commet une inversion téléologique en
concluant de cet état de fait que
la station verticale fat assignée & Fhomme non point en fonction
de son accession future & la raison, afin quil fit un usage
rationnel de ses membres; cest au contraire [toujours selon
«Gi par Kant dans son compte rendu de Vouvrage de Herder,
‘ees en vue dune philosopbie de Uhisvire de Ubumanicé, dans: Opuscules sur
(seire cS. Piobetta, Garnier-Flammation, 1990, p. 96,
127Le temps dis cinéma et la quetion du mal-itre
Herder} du fait de sa station verticale quill regut la raison en
partage
Aen croire Herder, conclut Kant & son tour, « la raison n'est
rien qu'une acquisition ».
Vouloir déterminer quelle contexture de la téte, du point de
‘vue extérieur quant sa forme, et du point de vue intérieur quant
au cerveau, est en liaison nécessaire avec aptitude & la démarche
fen station verticale; et qui plus est encore, déterminer comment
tune organisation orientée uniquement vers cette fin contient le
fondement de laptitude rationnelle, & laquelle de ce faie animal
partcipe, cette ambition dépasse manifestement toute raison
humaine : que cette dernitre suive &tatons le fil conducteur de la
physiologic ou qu'elle prenne son essor sur les brisées de la méta-
physique?.
De fait, la position que nous défendons ici n'est ni celle de
Herder, qui ignore la « libération de la main® » ouvrant l'espace
de la manipulation fabricatrice, et de ce corrélat de la station
debout qu’est la technicité, ni celle de Kant, dont la philosophie
transcendantale ne permet pas de porter au jour la vocation réten-
tionnelle de certe technicité. Parce que ce milieu rétentionnel lui est
essentiel, parce que sans ces substrats que sont ses objets en tant
que ceux-ci sont toujours déja techniques, sa raison et son enten-
dement ne seraient que vapeurs, le « constituant » (le sujet trans-
cendantal) est constitué en rerour par ce quill « constitue »~ ce qui
signifi quil ne se constitue que dans un aprés-coup, et qui est
donc toujours dans le probléme de sa propre re-constitution : il
est originairement un sujet re-constitué, synthérique également
en ce sens (cest ce que nous appelions dans La Faute d'Epiméthée
son défaut dorigine, et cest ce que nous appellerons dans le
chapitre suivant le jugement prothétique a priori). Mais dans
T Kant, Opmiculer sur !Hitoive, op. cit, p. 9.
2. Id, tid, p. 106.
3. Of André Leroi-Gouthan, Le Get e la Parole, 1, Albin Michel, 1965,
cetle commentaire de La Faute d Epiméthée, op. cit, p. 15654.
128
Jeet Nous. La politique américaine de 'adoption
cette re-constitution récentionnelle sans laquelle ce « consti-
want » ne serait rien, la question qui reste posée et demeutre irré-
ductiblement non empirique, Cest le crite, en tant quill est pro-
eetif,
Cette analyse oit empiric n'est plus le simple pendant a pos-
terior’ Cane apriorité transcendantale n'est donc pas pour autant
«un empirisme. Les rétentions sont inscrites dans un processus de
projection par sélection de protentions qui n'est pas un simple
issociationnisme, et dont lempiriste, qui en ignore profondé-
ment le jeu et Penjeu, Cest-i-dire le crtere, est un spectateur qui
voit finalement sans recul 4 rout ce quill voit, « bon public » et
mauvais critique. Ex qui croit, qui plus est, mais & tort, qu'il ne
croit quia ce quill voit.
Kane réévalue lempirie, rend hommage 2 Hume et lui oppose
pprévisément la question du critére. Mais il ne comprend pas la
‘question de la rétention ~ ni Hume, qui la confond avec celle de
Thabitude.
La double récusation de lempirisme et du transcendanta-
lisme! que nous rentons donc ici est entre Amérique du Nord
1 Europe, La difficulté du dialogue entre ces deux entités spi-
tituclles eraduic un clivage, dans Phistoire de « Vesprit », entre
cmpirisme anglo-saxon et transcendantalisme européen dit
« continental », Cette tradition anglo-saxonne, qui sest étendue
sur le continent nord-américain, s'y est conerétisée par une
lture de la machine de calcul, et par une mise en ceuvre des
savoits logiques au service de la logistique, ce qui fut appelé la
ybernérique, telle que finalement, les Etats-Unis devinrent le
grand pays des technologies de l'information et de la premitre
grande entreprise informatique transnationale que fut 18M. Cette
Concrétisation industrielle est ce que la philosophie, qu'elle soit
‘«continentale » ou «anglo-saxonne », savére décidément et
1, Jappelle amamicendantale cette philosophie ni empiriste ni transcendan-
le Le sens de cette dénomination, qui fair écho, au moins par homotogic
rmelle, avee ce que Bataille nomma en forgeant le qualificatif complexe
Aathdologique, sera éclaci dans le quatritme tome de La Tecbnigue et le
Temps
129Le temps di cinéma et la question du mal-tre
massivement incapable de penser, y compris du cété des
« philosophies de Phistoire ». Car si Marx fur évidemment un
grand penseur de l'industrie (comme Hume), il ne put jamais
aecéder 3 la question de Vindustralisation du calcul et du miliew
rétentionnel dont il rveut finalement pas plus le concept que ses
prédécesseurs.
‘Notre tentative ici serait donc d’échapper & cet antagonisme
transatlantique constitué par une commune inattention de
Pespric A ses matiéres comme substrats des flux oit il consiste.
La délégation d'opérations de lentendement vers les machines
sest accomplie essentiellement sous Vinstigation de Tindustrie
nord-américaine. Il n'y a pas lieu de voir dans la brutalité tres
actuelle des conséquences de ce fait une subite altération de la
conscience, et encore moins un événement monstrueux. La cons-
cience est altération. Nous ne disons pas que celle-ci ne puisse
pas conduire & un état de fait ui-méme monstrueux parce quil
aboutirait & annulation de cette conscience ; nous n’excluons
pas cette possibilité, bien au contraite. Nous disons en revanche
que cette possibilité est contenue dans la conscience elle-méme,
que la conscience elle-méme est cette possibilité — en tant que
cinéma qui projerte ses phantasmes sur tant d’écrans.
Quant a Vactuelle brutalité de la géopolitique de Vindustrie
nord-américaine, elle résulte d'un investissement massif du
capital dans une technologie de rupture, Autrement dit, si la pos-
sibilité de synchroniser des ux de conscience ct d’organiser
industriellement le calcul et la mise en ceuvre de critéres de sélec-
tion dans les rétentions tertiaires ne constitue pas une rupture
dans la structure intime de ces flux, tels quils mettent en ceuvre
des synthéses, il y a bien en revanche une rupture de systéme
technique, et celle-ci a d’immenses conséquences sur la vie de
esprit et Uhistoire de la conscience. Ces conséquences posent &
nouveaux frais la question critique. Et il est tout a fait nouveau
aque cette délégation soit prise en charge au plan de l'industrie en
sorte que [laboration des criteresrétentionnels sen trouve hégéma-
nniquement soumise aux regles de calcul des marchés ~ fasse objet
de calculs damortissement.
130
Jeet Nous. La politique américaine de 'adoption
Nous avions vu - dans La Désorientation — que cette évolution
releve de ce qu’André Leroi-Gourhan caractérise comme le troi-
sitme stade de ce quil appelle le « processus d’extériorisation » :
celle du systéme nerveux, qui suit lextériorisation du muscle,
ppermise par exploitation des énergies naturelles, elle-méme pré
cédée par celle du squelette, qui constitue en propre 'hominisa-
tion. Les industries culturelles sont le quacrime stade de cette
xtériorisation », qui atteint alors imagination : cest cette
délégation que concrétise le cinéma, inventé en France, mais
dont Lavenir industriel est aux Etats-Unis, pays de Hollywood
aussi bien que d'1BM, oUt le cinéma deviendra la télévision, Cest-
a-dire ce phénoméne massif dont Leroi-Gourhan esquissera en
1965 quelques analyses’, au moment oit le téléviseur, devenu
lomestique, pénétre & tr8s grande vitesse les foyers européens
(46,5 % des familles francaises en 1965, 537 % de croissance
centre 1960 et 1970).
2. 1A‘TELEVISION DE PIERRE BOURDIEU
Le sociologue Pierre Bourdieu, dans Sur la télévision’, ignore
tout de ces analyses anthropologiques. Sur la télévision, un livre
qui se présente comme une legon de discipline argumentative et
dle rigueur scientifique qui fut d'abord administrée a la télévision,
estd-dite & la fois sur Iéeran de la télévision et & Vadresse de « la
tdlévision », de ses téléspectateurs et de ses acteurs, Sur la télévi-
sion w'indique pas la moindse référence & Pétat d'une question
cependane analysée par d'autres que lui et avant lui, tout comme
provident ces médias totalement dénués de mémoire et pris dans
Tinstant dont Sur la télévision dénonce justement le fonctionne-
ment a la télévision ; tout se passe comme si la conscience du
sociologue avait finalement intériorisé le fonctionnement de ce
quelle critique.
gl, Base Gouan Le Ga eProp cs 203-204 op 260
2. Pierte Bourdiew, Sur la eélévision, Editions Liber, 1996.
BILe temps du cinta et la question du mal-tre
Le résultat qu'il nous intéresse ici de souligner est que, au bout
du compre, il n'est pas question pour Tauteur d'envisager une
seconde une faiblese soructurelle de la pensée devant la tlévision
qui pourrait étre le probléme principal ou, en tout cas, préalable,
ni que cet objet appelle un effort théorique, philosophique ct
scientifique exceptionnel et nouveau, & la mesure de I’énormité
de ses effets. Cet ouvrage ignore ou dénie que le passage de
Vécran au livre est un changement de support qui demanderait
par lui-méme une pensée du role du support en général dans la
pensée, et de ces supports particuliers que sont la télévision et le
livre. On pourrait étre venté de voir dans cette paresse devant une
vache de la pensée la cause de son grand succes édicorial : en
important dans le livre les contraintes que lui imposait Péeran,
Bourdieu aurait réalisé, sans le vouloir, un excellent produit de
marketing : aisément ct rapidement consommable. Oubliable.
Non-inoubliable.
Une telle explication, si jamais elle avait quelque fondement,
serait cependant insuffisante et injuste pour les leeteurs du livre.
La séception exceptionnelle de ce discours indique d’abord une
grande et grave inquiétude de la sociéeé francaise, en particulier
de sa jeunesse, et latcente de pensées capables de rendre compre
d'un processus dont la télévision est une marque majeure dans
notre époque, mais qui la dépasse. Peut-écre traduir-elle égale-
ment un mouvement de rejet du dispositif rétentionnel domi-
nant suspecté dans sa nature et sa qualité comme le sont
aujourd'hui les marchandises industrielles en général, noram-
ment alimentaires, et comme le furent ces denrées dont Socrate
vyoulait dgja convaincre Hippocrate que lorsqu'elles alimentent
ame, elles constituent un risque singulitrement grand :
‘Un sophiste, Hippocrate, ne serait‘! pas un négociant ou un
boutiquier qui débite les denrées dont ame se noursit ? (...] Le
risque est...) beaucoup plus grand quand on achéte de ta
science que des aliments. Ce qui se mange ou se boit, en effet,
quand on Tachtre au boutiquier ou au négociant, peut
Semporter dans un vase distinct, et avant de I'absorber par le
boire ou le manger on peut le déposer& la maison. (...] Pour la
132
Jeet Nous. La politique américaine de Vadoprion
science, ce n'est pas dans un vase qufon Tempore il faut absolu-
ment, une fois le prix payé, la recevoir en soi-méme, la mettre dans
son ame, et, quand on sen va, le bien ou le mal est déja fai
Telle est bien la question que pose le ux intarrissable que la
sélévision déverse dans les consciences auxquelles son. temps
Senlace ~ et que le livre permet en principe d’éviter, lui qui est
une sorte de vase que l'on peut examiner, mettre a [a question,
critiquer comme il n'est pas possible de le faire avec la parole ou
avec T'écoulement des images, y compris lorsque ce livre a éé
« écrit» pour la télévision. Bref, toute cette hypomndse ou mnémo-
technique ou rétentionalité tertiaire, que nous examinons ici, et
done Placon, dans Phédre, fait le proces en tant que livre qui subs-
titue au flux des paroles vives une mémoire artificielle et morte,
est ausi ce qui permet la critique des denrées sophistiques,
tandis que les sophistes, comme on le sait, utilisent de leur c6té
le cexte, la technique, les rétentions tertiites pour préparer leurs
«ffets de direct dans leurs discours oraux qui ne sont pas impro-
visés, qui ne sortent pas tout droit du coeur, qui ne sont pas
forgés dans le feu du débat, mais retranscrivent des effets shéto-
riques préparés & Tavance ~ ce que fit aussi, semble-til, Pierre
Bourdieu devant sa caméra.
Bref, Platon, qui critique dans Phédre le livre, en tant qui
permet de différer eet et le temps de la parole en un temps de lec-
ture sans locuteur, accuse aussi le sophiste, dans Protagonas, de parler
cn direct, dans un flux qui ne donne plus le eemps de la réflexion
La question est done décidément complexe: lhypomnese
permet de mettre les denrées de lame en réserve, en quelque
sorte en différance, et en méme temps, la technologie hypomné-
sique contemporaine, celle des objets temporels industriels,
permet de capter le temps des ames pour s'y enlacer et faire le
bhien ow le mal sans passibilité de retour en arritre
st précisément de cette complexité que cette denrée
hypomnesique écrite, et qui s'est trés bien vendue, Sur la télévi-
sion, retcanscrivant directement un discours tenu devant une
1 Platon, Protagonan 314 a.
133Le temps dic cinta et la question du mal-tre
caméra pour Ia télévision, et senlagant en faux direct et sans
montage aux consciences spectatrices de la chaine de télévision
Paris Premidre, ne sait ou ne veut — pas rendre compte, croyant
pouvoir en faire l'économie.
Le succés de cet ouvrage médiocre est la manifestation d'une
désolation culturelle et intellectuelle & laquelle nul n’échappe : la
télévision mest pas seulement la mistre de ses publics; elle est
Tindex dune extréme paurreté de Vappareil conceptuel de son
Epoque face la « alte effective » de cette Epoque. La philosophie
ide la mistre quielle suscite inévitablement est aussi la mistre de
cere philosophie de télévision. Misere ou extréme pauvreté done la
télévision est évidemment, et & maints égards, une cause. Mais si
les théses exposées dans nos deux précédents chapitres sont rece-
vables, apparition de cette « cause » ne fait que témoigner du
“aractire cinémato-graphique de la conscience, qui rend la élévi-
sion possible, et qui engendre nécessairement, tant quill demeure
impensé, la paralysie de cette conscience face & cette télévision.
Crest patent ds la premiére question que prétend trater Picrre
Bourdieu : celle du temps & la télévision, présentée comme limpos-
sibilité d'y menet un raisonnement et d'y développer une argumen-
tation — état de fait en effet problématique, et done il faut évi-
demment dénoncer les effets: C'est ce & quoi nous nous employons
fciméme. Mais cette question du temps 2 la télévision est aussi et
Gabord une question d économie politique et d'éoologie industrielle
dde esprit, dont le sociologue ne parait pas avoir le moins du monde
fcemé la nature, et qui nécessiterait de poursuivre [écriture du
Capital dans Vesprit de Marx, si fon ose dire: en portant autant
attention au génie de la grande industri qu’s la mistre du proltariat.
Une telle entreprise, immense, aurait dailleurs pour consé-
quence de devoir revenir sur certaines analyses du Capital pour
les contester, en particulier eu égard 2 la question du temps. Dans
‘Marx Lintempesif', ct en particulier dans le remarquable cha-
pitre qui louvre, « Une nouvelle écriture de l'histoire », Daniel
Bensaid montre 2 la fois que la philosophie de Marx est rout
entigre et primotdialement une philosophie du temps, cest-i-
TW Daniel Bensaid, Mare linsempestif Fayard, 1996,
134
Jeet Nous. La politique américaine de Vadoption
dite du temps abstrait qu’est le capital et de la mesure du temps
de travail, et que cette philosophic qui est donc une économie
politique est aussi une philosophic de l'histoire qui, dénongant
toute téléologie destinale, critique en premier lieu dans Vidéa-
lisme un cinéma rétrospéculacif qui projette sur le présent et le
passé une nécessité & venir par un processus d'adoption et de fic-
tion que nous tentons également de décrire ici. Ce processus
adoption, qui met en ceuvre ce que Marx nomme dans Ldéo-
logie allemande des « artfices spéculatifs » est aussi ce que décrit
Le Dix-Huit Brumaire de Louis Bonaparte’
Si Marg, dans le sillage de Hegel, mais en renversant son propos,
commence précisément par affirmer un « processus dextério-
risation », s'il pense la marchandise fondamentalement comme
tun processus de fétichisation, il n’analyse pas en propre Paccu-
mulation de capital intellectuel qui devient & notre époque un
enjeu fondamental et, plus généralement, ignore ce que nous
hommons ici la rétention artificielle. Bien que les Grundisse pen-
sent la machine comme extétiorisation des savoirs (et nous y
reviendrons), les outils de travail ne sont pas proprement analysés
comme supports de mémoire, et demeurent pensés sous la caté-
swore des moyens de production, et ceci, bien que, comme Ben-
said Ie souligne justement, la spatialisation du temps soit au coeur
dle la problématique marxienne : la mesure étant une condition
constitutive du capitalisme, abstraction du temps social (mar-
chandisation de la force de travail) et formalisation du temps
physique vont de pair?
1 Cee principal
Spectres de Mars:
2 Il serait ic neste ct urgent de revni sur la postion que prt Kostas
‘tle dans Mare peneur de la technique (comme y inviteent Jean-Philippe
Mills ele Collie international de philosophie dans un colloque naguere
consacréToxuvte d’Axelos) :afrmer contre fézoe,académique ou marist,
{ie Marx ext avant tout celui qui, pout la premitee fois, pease philosophique
la technique, ce qui constitu le premier grand coup de boutoir contre
Ua méeaphysique, comme le dit aus, fnalement, Heidegger. A travers le
capital le penseur dela grande industieaurait pens la technique et comme
ela du eaptal, et méme du communisme.
ment autour de ce texte que Jacques Destida a ér
135Le temps die cinéma et la question hs mal-tre
La question du temps se pose a la télévision comme secteur
activité industrielle de diffusion de programmes parce que le
‘fle: de objet temporel audiovisuel suppose lasservisement d'une
‘machine et & une machine, Tout comme, dailleurs, le temps du
travail prolétarisé supposait V'asservissement de a machine (au
sens qu'a ce mot en mécanique) et du travailleur & cette machine
~ travailleur des lors privé de tout savoir et, & ce titre, nommé
in de tps pi ee hres pel
SE ae act ede
eras hme ie
A ee ge tn onmnnet
carp ie gents
136
Jeet Nous. La politique américaine de Vadoption
non pas ourier, mais proléaire. Ce processus dasservissement du
travailleur conduisit, comme I'a moneré Simondon, & une perte
individuation de Vouvrier au profit de la machine « porteuse
outils! ». Telle est la misére de Vouvrier prolétarisé. Misére
acerue lorsque cette machine, devenant programmable et & com-
mande numérique, peut se passer de ce prolétaire.
Bien que Marx ait toujours soutenu qu’on ne commence véri-
tublement & penser qu’a partir de Panalyse du matériel de la tech-
nique et de la technologie, Sur la télévision, dans Vesprit désas-
tweux d'une longue tradition universitaire aussi vieille que la
philosophie, pour laquelle technique et technologie sont tri-
viales, ne propose aucune analyse de la dimension technique de
1 télévision ~ et encore moins de ses conséquences phénoméno-
logiques en termes d'individuation aboutissant & une paupérisa-
tion de la conscience?, Cet esprit désastreux, qui constitue l'atti-
tude métaphysique par excellence et requiert done une critique
tadicale et un renouveau de la critique, a pour conséquence une
‘orale inattention aux questions de mémoire objective et aux dis-
positifsrécentionnels done les machines sont des concrétisations.
De Horkheimer et Adorno a Bourdieu, Vembarras des
face & l'image animée et aux industries culturlles est
wwe. Nous les critiquons ici parce quiils font obstacle a la
posibilité de penser ce qui est advenu, ce qui vient présent
ment, ct ce dont essentiel reste & venir de la question de la ci
mato-graphie qui porte leur développement. Cette tache de la
ppensée est autant plus urgente qu'l se produit aujourd'hui une
1. Ta Fate dEpiméhle, op cts p. 80 gu et G Simondon, Du mode
APevitence des djes techniques op. ce, 5.
2: nya pas que Bourdi, parm ies acteurs del critique sociale coer
pontine ct del «sistance» ul néglge gravement la nécese de penser la
Irliniié t mésatime limmensi dan tal chanret Cet aus le eat de
Suna Clonge (Le Rapport Lugano, Fayard, 1999) ou de José Bové et Fran-
is Duta (Le monde wt par we marchandie, La Découvert, 2000).
Crew an contaie fe grand més de Viviane Forester (of LPlrreurécao-
Imig, Fay, 1996, p. 196-157) favor souten que actele puiseance du
Capa rnc our une intlignceinvime de la technologie cybernéique qui
fit yrovernene dur aux pensar acteurs et riltanes poses
17Le temps due cinéma et le question du mal-tore
convergence technologique qui redistribue en profondeur la réa-
lité empirique et lespace des décisions politiques & prendre.
Face 3 cette situation, les instances politiques sont gravement
démunies, singuligrement en Europe. Or, parmi les premigres
conséquences de cette convergence, dont Sur la télévision ne dit
pas un mot, il y a bien entendu la perspective d'une nouvelle
Epoque et d'une intensification sans précédent de la mondialisa-
tion, et done de la terrible question des peuples et des nations.
3, METROPOLIS. UADOFTION COMME CONDITION DE L'UNIFICATION DU NOUS
Upton Sinclair écrit en 1917
‘Avec le cinéma, le monde s'unifie, Cest-a-dire qu'il Samérica-
Un processus unification mondiale a liew par le cinéma, dont
Sinclair nous dit qui ne peut avoir lieu que sous la conduite de
TAmérique du Nord, Quest-ce qui autorise cette affirmation ? En
quoi le cinéma est-il nécessairement unificateur du monde, et
pourquoi cette unification du monde signifie--elle nécesaire-
‘ment son américanisation ?
‘Nous avions dit que le schématisme ne peut sindustrialiser
aque parce quil est roujours deja pris dans le jeu de rétentions ter-
Giaires qui sont autane de projections du flux de la conscience hors
de lui, autant de matérialisations dont la manipulation est
ouverte & routes les exploitations, y compris - et de plus en plus —
économiques. Nous nous demandons maintenant pourquoi
Vindustealisation du schématisme est aussi un processus unifica-
teur die monde et pourquoi ce processus peut et doit se produire
4 Hollywood. Pourquoi, autrement dit, Hollywood pouvait et
ddevait devenir la capitale du monde, la metropolis.
Le cinéma, disions-nous, est caractérisé par la coincidence des
flux du film et de la conscience du spectateur, et par le phéno-
mane d’adoption du temps du film par le temps de la conscience
1. Gd parJ-M. Frodon, La Prajection nationale, Cinéma et navon, op. ci.
138
Je et Nous. La politique américaine de Vadoption
lone il est Vobjet. De fait, de méme que le cinéma ra pu venir
prarasiter le schématisme que parce que le travail de la conscience,
“est-i-dire du Je, est déja en quelque fagon cinémato-graphique,
de méme la géopolitique américaine dont « [les] missionnaires
sont Hollywood! » exploite a travers son industrie cinémato-
rruphique une dimension constitutive du politique, c'est-4-dire du
‘Nous: Vadoption, dont les Etats-Unis découvrent et révelent la
sadicalité,
Nous avions vu que la conscience de Kant, comme toute cons-
sience faisant publiquement usage de sa raison, peut et doit
techercher P'unité & venir du flux en quoi elle consiste en identi-
tant et matérialisant la diversité de ce qui advient dans ce flux
comme pensées sous forme de rétentions tettiaires, puis en les
«activant, ordonnant, manipulant et interprétant pour trouver
nie suite & ce flux, et du méme coup lui ouvrir un avenir cohé-
tent avee ce passé, ott se mélent, sinsérent et sincrustent des élé-
mints du passé d'autres consciences (comme celles de Hume,
‘Wolf ou Leibniz). Or, ce passé est réactivé et animé par un pro-
Lessuts protentionnel qui est un déir comme conscience de soi,
Cest--dire un narcissisme, et ce processus d'unification de la
conscience kantienne, qui est une projection exemplaire de ce qui
inime coure conscience, structure aussi ce Nous que Leroi-Gou-
than appelle le devenir-unificateur des groupements humains — que
Kant lui-méme vise comme idéal de ioute conscience.
Un Je prétendant prononcer des énoncés rationnels et univer-
les devrait toujours pouvoir dire « nous », et C'est ailleurs
te que WOUS faisons ici — tour en «nous» demandant de gui
+ nous » parlons et au nom de quoi ou de qui « nous nous » per-
means de parler en « son » nom.
Comment, pourquoi et & quelles conditions pouvons-nous
encore dire « nous »?
Le processus d'unification dont patle Leroi-Gouthan est un pro-
cessus d'adeption par lequel est possible la constitution, la solida-
tiation, la consolidation, la perpétuation et extension d'un
Nous, agrégateur d’autres je et d'autres Nous. On saccorde géné-
1. Kristol dans le Wall Sree Journal, cté par Herbert Schiller
139Le temps di cindma es la question du mal-tire
ralement a définir ce groupe social élémentaire qulest lechnie par
le fait de partager un passé commun — et cette manitre de penser
Trethnie est aussi celle par laquelle ethane, et plus généralement
la communauté territorialisée, se pensent elles-mémes. Or, une
telle définition, qui accrédite le mythe d'une origine pure, issue
du passé transmis via le certitoire, est par structure et lietérale-
ment phantasmatique: cest leur rapport commun & l'avenir qui
fonde les groupes. Lethnie (et au-dela, tout groupe social
hhumain) est avant tout le partage et la projection, par ce groupe,
du désir dun avenit commun. Il n'y a pas de groupe humain pos-
sible sans désir ct C'est ce rapport & Vavenir qui commande le
« devenir-unificateur » de Pethni
Leethnie [...] est moins un passé qu'un devenis. Les tra
tiaux, ceux du groupe loincain qui erée Vunité politique, sone
estompés, sinon effacés complétement. Pour étre devenue un
peuple, la masse dhommes disparates tend a s unifier successive-
ment sur les plans linguistique, social, technique et anthropolo-
gique. Il y a done, en face des conceptions habituelles de TEth-
nologie, normalement tournées vers le pass [..], un autre aspect
de la Science oit Pavenie commande la réalisation des unités
ethniques
Un passé réellement commun des membres du groupe non scu-
lement n'est pas une condition ’appartenance & ce groupe, mais
serait proprement [mpossbilité pour un tel groupe de se consti-
tuer - ce que Leroi-Gourhan montre en prenant exemple de la
Chine. Le rapport & l'avenir qui fonde les groupes suppose évi-
demment quils partagent un passé commun, mais ce passé ne
peut étre commun que par adoption — celle-ci ne pouvant se
concrétiser que comme projection. Tout aussi phantasmatique
quill puisse écre, ce passé qui constitue Fimage du Nous d venir,
tout comme l'ensemble rétentionnel primaire, secondaire et ter~
tiaire constitue en le projetant le dispositif protentionnel en quoi
consiste le flux identificatoire d'un Je, est l'adoption d'un dispo-
TA. Leroi-Gourhan, Miliew Techniques, Albin Michel, 1945, p, 308.
140
Jeet Nous. La politique amérieuine de Cadoption
sitif commun de navigation dans le temps que constitue une
panoplie « fantastique » de dispositifs « pour nous aider & deve-
nit », selon Vexpression de Valéry
Le pass, plus ou moins fantastique, ou plus ou moins organise
aprés coup, agit sur le furur avec une puissance comparable &
celle du présente méme. Les sentiments et les ambitions excicent
de souvenirs de lectures, de souvenirs de souvenirs, bien plus
quils ne résultent de perceptions et de données actuelles [...}
Lidée du passé ne prend un sens et ne constitue une valeur que
pour homme qui se trouve en soi-méme une passion de Pavenir.
Lavenie, par definition, n'a point d'image. Lhistoire lui donne les
moyens d'étre pensé. Elle forme pour limagination une table de
situations er de catastrophes, une galerie d'ancétres, un formulaire
dactes, expressions, d’atitudes, de décisions offerts & notre ins-
tabilité et 4 notre incertitude, pour nous aider & devenir’
Ce processus d'adoption n'est cependant efficace que sil
Socculte + il a lieu, dit Renan, que sil Soublie :
Loubli, er je dirais méme Ferreur historique, sont un facteur
cessentiel de la création d'une nation. [...] Lessence d’une nation
cst que tous les individus aient beaucoup de choses en commun,
cet aussi que tous aienc oublié bien des choses”.
Cette capacité doubli est ce que met en ceuvre le processus de
sélection, de « dérushages » et de « montages » constituant le flux
du Nous (dont les péripéties historico-politiques sont chaque fois
tune nouvelle mise en scéne), ces-2-die la rétention et la proten-
tion de ses séquences passées et & venir. Les membres d'une
méme ethnie se caractérisent essentiellement parle fait quis font
corps dans lunité d'un groupe qui, érant pris dans le temps,
trouve cette unité dans le faic quill la déploie et l'affirme au cours
de son devenir ~ quiil la projette par la mise en ceuvre de cette
TB Valery, Regards sur le monde actuel, Gallimard, 1945, p. 13. A Texcep-
tion de devenr, est moi qui souligne
2, Ernest Renan, Quest quiune nation ? Pocket, 1992, p. 41-42.
“ILe temps du cinéma et la question ha mal-tre
sélection et des « critéres » qu'elle suppose. Lorganisation du
groupe est constamment surdéterminée par Vimpératif de ten-
forcer I'identicé de cette unité restant toujours & venit. Tel est le
« devenir-unificaceur » de lethnie. C'est l'ensemble de ce pro-
cessus qu’Etienne Balibar appelle lethnicité fictive'. Le brassage
est la condition de la constitution des groupes humains, qui
deviennent de plus en plus vastes au fil de Phistoire humaine
= ce qui ne les empéche certes pas de se différencier sur le plan
interne, ne serait-ce que par l'intensification de la division du
travail
Or, la condition de ce processus d'adoption réside dans la possi-
bilité, ouverte par lépiphylogenése, cest-i-dire par la mémoire
technique, d'accéder d un passé qui n'a jamais éré véeu ni par celui
dont il est le passé, ni par ses ancétres biologiques, Le processus
d'adoption suppose l'accés & un passé factice, mais dont la facti-
cité constitue le socle d'un « déja-la » & partir duquel 'héritier
phantasmatique peut vouloir un avenir en commun avec ceux
qui partagent également ce passé par adoption et phantasmati-
quement. D'une certaine fagon, le privilege que Leroi-Gourhan
accorde a Vavenir — Cest-i-dire & la projection d'un avenit
commun par le Nous ~ est trés proche du « primat » de Vavenir
dans la triple extase du temps du Dasein heideggetien*. Ex cest
aussi Heidegger qui permet de penser cette facticité du passé
hérieé, ce fait que j’hérite d'un passé que je n’ai pas vécu, qui peut
ts bien ne pas étre celui de mes ancétres, et qui néanmoins
devient mon passé & mesure que je le transforme en avenir. Cest
Heidegger qui permet de le penser & ceci prés toutefois que cette
philosophie exclu la question de la condition technique de sransmis-
1. Erieune Balibar, Immanuel Wallerstein, Rec, Nation, Clase, La Décou-
verte, 1997, p. 130,
2, Ceres, chez Heidegger, Favenir du Je est indétermin€ précisément en
tant quill ne se confond pas avec celui d'un Nous (cri serait alors déchu dans
le On). Mais il res que comme une temporalisation de Véte qui suppose une
‘comprehension de l'éte » léguée par un déji-la et & partir de laquelle seule
ct possible une « entente de Ire» qui soit avenir authentique & la fois d'un
Jeet d'un Nous. De fat, i est plus alors question ni de Jeni de Nows 4 pro-
jpremene parler, mais de Dain.
Ww
Jeet Nous. Le politique américaine de Vadoption
sion de ce passé appelée ici épiphylogentse, et, dans Sein und
Zeit, Weltgeschichtlichke cela modifie radicalement Vana-
lyse. Si les références faites ici méme & Heidegger permettent de
déployer cette question de l'adoption contre les nationalismes
cet néofascismes aujourd'hui tenaissants, cest évidemment a la
condition d’y voir la marque d'une technicité primordiale, comme
Heidegger hésita trés probablement & le faire, pour s'y opposer
finalement. Car en 1933, les analyses de heritage développées
dans Sein und Zeit parurent sans doute 4 Heidegger non seule-
ment compatibles avec son adhésion temporaire au nazisme,
mais au coeur méme de cet éphémere « engagement » gui reposait
sur une exclusion, expresse ou non, de la possibilite de la greffe et de
Vadoption dans la mesure oit celles-ci étaient finalement pure-
‘ment et simplement assimilées & la possibilité du calcul.
Penser Ihéritage depuis 'épiphylogentse signifie en effet que
a technologie doit étre adoptée tout autant que le passé factice qui
permet la construction du Nous projectif. Et elle permet évidem-
ment aussi adoption des techniques de projection elles-mémes.
Ce processus d’adoption est d'emblée « matériel » et « idéel », et
le brassage & lorigine de lethnicité fictive est & la fois un com-
merce des corps, des idées et des biens.
Adoption des techniques (Cest-i-dire des objets du commerce
quotidien) et adoption d'un passé factice permettant de projeter
tun avenir commun (sous lautorité eschatologique d'un juge-
ment dernier que le xix'siéele nommera émancipation et pro-
ss), et done de constituer un Nous, sont deus formes d'adoption
simultanément requises par le défaut originaire d'origine dont la
faute d’'Epiméthée est le récit mythologique : la question de
Vadoption est immeédiatement celle de la prothéticité, et de ce
quelle implique : le poids de la rétention tertiaire dans la constitu
tion de tous les fluc ~ y compris, donc, migeatoires
4, A MODERNITE COMME ORGANISATION DE L'ADOFTION,
Si adoption est le mode de constitution des communaurés,
est aussi et d'abord parce que les organes techniques, sans les-
“3Le temps di cinéma et la question du mal-itre
quels aucune société humaine ne serait possible, sont amovibles,
ex parce que les sociétés peuvent du méme coup les échanger et les
adopter. C'est pourquoi les conditions de adoption en général sont
directement lies aus spécifcités de la mémoire épiphylogéndtique
ppropres i chacune de ses Gpoques, et, lorsqu’elles existent, aux spé-
cifcités des mnémotechniques. Et est aussi pourquoi la question
ide ladopsion ext indissociable de celle du commerce et donc du
marché.
‘La technique ne cesse d’évoluer sous la pression des tendances
techniques, et cette évolution saccélérant subitement au
xix'siécle avec le capitalisme de la grande industri, il devient
indispensable d’organiser Uadoprion des nouveaux produits indus-
ttiels, qui deviennent ce que l'on appellera des biens de consom-
mation. La résistance des sociétés au changement technique est
spontanée : Pinertie sociale est la loi de ce rapport. La société
doit surgit la révolution industrielle voie encore dans la stabilité
ordre méme des choses, tandis que toute innovation vient dé-
stabiliser une situation familigre & tous, olt presque tous trouvent
un intérét, y ayant conquis des avantages ou une tente de situa-
tion ou, plus simplement, y ayant acquis des habitudes. Enfin et
surtout, Pévolution des systemes techniques engendre des phéno-
ménes de désajustements par rapport aux autres systémes
sociaux, Or, la révolution industrielle induit un rapprochement
entre capital mobile et entreprise, entre science et technique,
entre industri et technique devenant technologie, dont résulte le
début d’un processus d'innovation permanente qui ira sans cesse
en sacodlérant.
Il faut donc organiser 'adoption de innovation par la sociéeé
ct forcer la pénétration de la vie quotidienne par la technique et
les objets usuels nouveaux quielle permet de produire ~ du
chemin de fer au cinéma et au vélo, en passant par la brosse &
dents et la pate dentifrice : le développement de /information et
de ce qui deviendra le marketing est la condition de cette socia-
lisation de la nouveauté, processus d'adoption de masse que on