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La technique et le temps 3. Le temps du cinéma et la question du mal-étre Bernard Stiegler a Galilée Pour Jacques Derrida 1 2001, fvrons can, 9 ae Linn, 7505 Pais napa ded 1 mats 1957 iter de epririmenens ow farehemen pen rage an onsen de edirr nt ene ann {Fepnaon i de oe es 2, ree Cra Asin, 790 Pa INN 27INH-0561-4 ISSNOTEA 2508 Pour semblable qui soit & un dieu, Phomme dlayjoundhui ne se sent pas eure Stowun Freuo, ‘vais un angle de vue dit un sacrifice humain, la construction d'une éie ‘oa Te don d'un joyau avaiene pas moins dintérée que la vente du be Groces Bara, émotion et la sason du spectateur se retrouven dans le process ‘SeRGUH! MrgiatLovrre EISENSTEIN, Jk sis prisonnier de compromis commercaux, Je soubaieris fate du cinéma en mabandonnant 3 mes idées mais cla ne seraie posible que si un film ne revenait pas plus cher qu acheter un syle ou une full de papier. Que se pasratl si Ton donnait un peintre une rile vierge qui ele seule vat drat un millon de dollars, une pale de 250000 dollars, 300000 dollts de aux, une boite de couleuss de 750000 dollars ct quan lui dise ensuite de faite ce quil desire selon son inspiration, mais sans perdre de vue que le tbleat tering doit rapporter 2300000 dollars ? ‘Aura Hirccock. Encore fauril que les industies contemporaines présente des fissures de fansite par oi songe 3 se lise Vaventure poéique. Ele sone rates La Radio slfson frangase se pee ans, patois, Tefracon. Elle et certsinement la seule au monde, Grits lien sient renee Pherae ScoAEEFER arrive 4 homme moderne d@tze quelques foie accablé pa le nombre et la deur de ses moyens. Note civilisation cen 3 nous rendee indispensable tout systéme de merveles sues du taal passion et combiné un ase grand ombre de rs grands hommes ed une foulede petits. Chacin de now éprouve les bienfis, porte le poids, reso la some de ce total séulaite de verter de revctes aptalsées. Aucun de nous ses capable de se pase de cet énorme hstage : aucun de nous, capable de le supporter. Il nya plus dhomme qui ise méme envsager cet ensemble érasint. Pav VaueRy. 1a pose de pou coisance tele me subordoée a don le lérnpemene indus! de Tensemble da monde demande ux Ardicis sien luidement a nr, poor une ona comme la lu oi une tug operations sae profit. Un immense ea instil ne peu Ee gee he om change une ou. exprime wn parcours ene cbumigue done A eyed ul me eat ite, deine pura avenge pore es fs ns eonséginurs Malheur qi jnla br ror orfonner le mou tent qi end avec Tsp boené da mdcanicen ql change une rove Groncs Bara Avertissement Troisitme tome de La Technique et le Temps, Le temps du cinéma et la question du mal-tte peut cependant étre lu de fagon autonome : les problématiques qui, ayant été instruites dans les «leux premiers ouvrages', sont indispensables & la compréhension dle celui-ci, y sone réintroduites, creusées et réexaminées, de sorte «qu'il n'est pas indispensable d'avoir lu les deux livres précédents pour comprendre le troisime. A certains égards, on pourrait ne dire que Le temps du cinéma et la question du mal-ttre cons- titue une bonne introduction & La Faure d'Epiméthée ct 3 La Disorientation. Lintre la parution de La Désorientation et le moment oit achéve ce nouvel ouvrage se sont écoulées cing années. Le livre qui, il y a cing ans, devait initialement constituer le troisiéme tome de La Technique et le Temps éait déja écrit sous une forme presque définitive depuis 1992, et aurait pu et di paraitre aussicée aprés La Déorientation. Diverses causes ont contribué non seule- iment ) différer cette publication, mais & en modifier en profon- deur a la fois le contenu et ordre de parution. Cet ouvrage qui dlevait étte le troisidme rome, Le défaue quil fur, est désormais pré- eédé par ce Temps du cinéma, ainsi que par un ouvrage & paraitre prochainement, Symboles et Diaboles ou La guerre des esprits. ‘Au moment oi je livrais aux éditions Galilée La Désorienra- tion, ce qui devait paraitre comme Le défaut quill faut ne me puraissait pas enchainer comme je Vaurais soubaité Sur les deux 1. Bernard Siegler, La Tichigue ee Temp, «1 La Beate dEpimthe, Call, 1994, et 1 Ih, Lat Dérientarion, Gals, 1986 18 Le emps du cinéma ela question du mal-etre premiers livres. Il y manquait la force de évidence. Le texte ne men paraissait pas induic par le mouvement d'une nécessité indiscurable. Un travail restait & faire pour conduire a ce qui constitue le motif initial et ultime de T'entreprise dans son ensemble ~ car Ja toute premitre version de ce qui devrait étre le dernier livre de La Technique et le Temps fut rédigée il y a vinge ans, et constitua dés ce moment la visée de départ qui ne me quitea plus jamais, et 'on peut considérer tout ce qui Paura pré- cédé, y compris le présent travail, comme un discours introductif au défaue quil faut, 8 ce qui fait défauc(s). Or, constatant, au cours de l'année 1995, tandis que je termi- nais la rédaction de La Désoriensation, ce défaut d'enchainement, je méais attaché & tenter une fois de plus une lecture de la Cri- tique de la raison pure, coeur de la philosophie moderne, croisée des chemins philosophiques, mais aussi croix de la pensée dont javais toujours eu le sentiment que, malgré plusieurs relectures, Je sens mien avait encore échappé pour 'essentiel. Cette relecture de 1995 me conduisit vers une hypothése dont je sentis immé- diatement quielle me faisait franchir un cap, m'accordant enfin une sorte de familiarité ou dentente avec cette contrée que je avais jusqualors fait qu’apercevoir de loin: la question de Kant. Je sentais que cette hypothése de lecture aurait une grande importance pour la suite de mon travail si elle venait 4 se confirmer. Cette hypothése, que l'on trouvera exposée ici méme sous sa forme achevée, demanda cependant cing années supplémentaires pour se confirmer. Car le nouveau travail dans lequel je m’enga- geai alors fur brusquement interrompu par une rupture dans ma vie professionnelle : & la suite d'une tache que j'accomplissais dans le cadre de mes activités & Vuniversité de Compiégne, il me fut proposé un poste de direction générale a l'Institut national de Taudiovisuel (iva). J’y pris mes fonctions au cours du printemps 1996. J’en démissionnai en 1999. Ce furent trois années infernales et riches davencures qui m haissérent épuisé. Le présent travail leur doit beaucoup: ce résultat me permet de me réjouir aprés coup de cette curieuse épreuve qui fur done aussi une chance ~ d’aurant plus qu'une “4 Avertsement ‘maturation lente de la réflexion que je venais de lancer autour de Kant aurait de toute maniére été nécessaire. Ainsi, bien que sut- occupé par des charges qui ne me laissaient pas un instant pour penser, Cest-a-dire pour travailler, pas méme pour mes obliga- tions professionnelles immeédiates, ca tavaillait cependant en moi : « ga», Cest-i-dire la Critique de la raison pure et la lecture que jen avais tentée en 1995. Uhypothése érait entrée dans mon sprit. Sans que j'y consacrasse la moindre attention, elle tra- vaillaic de son cbré, tandis que j'éais occupé &.ce qui me semblait étte en apparence tout & fait d'un autre ordre. En apparence seulement, car, comme on le lira, ce troisitme tome s'est finalement constitué prévisément & travers la rencontre centre ces questions kantiennes et ce qui méoccupa a TINA: le «léveloppement de la nouvelle industrie des objets temporels. Maignelay-Montigny, le 14 novembre 2000. Introduction Dans le dernier chapitre de La Déorientation, 'avais incroduic la these selon laquelle les objets temporels industriels constituent élément déterminant du sigcle = Les industries de programmes, et plus particuliérement lindus- trie médiatique de l'information radiotélévisée, produisent en masse des objets temporels qui ont pour caractéristique d'etre écourés ou regardés simultanément par des millions, et parfois des dizaines, des centaines, voire des millers de millions de « consciences» : cette coincidence temporelle massive commande la nouvelle structure de lévénement, & laquelle correspondent de nouvelles formes de conscience et d'inconscience collectives’ Javais repris sous une autre forme cette méme idée sur la qua- trigme page de couverture Un objet est « temporel » lorsque son écoulement coincide avec le flux de la conscience dont il est Pobjet (exemple: une mélodic). Dans la nouvelle calendarité le « lux de conscience + de la collectivité mondiale se déroulent en coincidence avec les écoulements temporels des produits des industries de pro- grammes, dont il résulte un bouleversement du processus méme de lvénementialisation (de ce qui artive » de ce qui 2 lew, de cc qui conjugue Pespace au temps, comme temps). Bouleverse- ment qui affecte aussi l'événemenc biologique, commande le + temps réel » numérique, etc 1. La Désorientation, op. cit, p. 276. 7 Le temps du cinéma ela question du mal-étre Analyser 'industrialisation de la mémoire, c'est ouvrir 3 nou- vyeau la question philosophique de la spare (de unité du flux de la conscience, du jugement) ~ mais i nouveaux frais: en rup- ture avec ce qui, dans la philosophie, ne peut pas penser la syrabise agutest de la provhise Crest cette question de la synthise, pensée & partir d'une pro- theticité originaire, qui constituera le coeur de la réflexion menée ici & travers unc lecture de la Critique de la raison pure. Depuis La Désorientation, dans le contexte oit la généralisation des objets temporels industries stest subitement accélérée et complexifide, avec le processus de numérisation intense qui aura caractérisé, autour du réseau de réseaux communément appelé internet, la dernitre décennie d'un sidcle désormais passé, cetce question s'est imposée de plus en plus nettement. Internet est avant tout la mise en ceuvre d'une norme d’interopérabilité entre infrastructures numériques, la norme TCP-IP, qui a rendu pos- sible Vapparition d'innombrables nouveaux services, outils et usages, e qui, combinée aux normes de compression des textes, des images et des sons, a permis le phénoméne colossal que l'on a appelé depuis la convergence des technologies de Vinforma- tique, des célécommunications et de laudiovisuel (auxquelles Sajoutent désormais, avec le développement des appareils mobiles, des « objets nomades », de électronique embarquée dans les véhicules, et de la nouvelle norme de télécommunica- tions mobiles multimédias UMS, les technologies de la métal- lurgie et du secteur automobile). T, Ce i Focesion de conriger une colle qui msvit alors échappé, vil ait ert que :« Lambton de Lr Fate dEpimette (Eat (de mnontrer que Thomme, te prophiqus, sans quit, a besoin de bousole ddansla mesure méme ou let onginatement debousnl.»« Prophaique » Sese i subatiue 4 prothtiqaen. Rese que cet coquile asa nécessié ‘Nous nous orientons lentement au fil des tomes de La lecbnigue ee Temps, sslexamen dune dimension indlaczblemenepophéigue de ute protic fst ce que tone IV. Spmboe ct Diaboles ou La guerre de eri (patie) commencerad explorer pos expiitement. 18 Introduction Le bouleversement qui en a déjarésulté, unanimemenc reconnu comme un phénoméne de coute premitre importance pour les sociétés industrielles, et comme un stade décisif dans le processus de « mondialisation », maura pourtant été qu'un pre- tier pas. Le second, qui est en train d’étre franchi en ce moment méme, et qui verra 'augmentation des débits des réseaux numé- riques, aura pour effet de faire émerger un nouveau type dobjets temporels: des objets déindarsables et discrévsables, résultats des technologies de I'hypervidéo. Outre que la concrétisation du processus cn cours conduira sans le moindre doute & une nouvelle augmentation du temps passé devant des écrans de toutes sortes, dont le principal sera celui de la elévision, rénavée dans son «concept », redéfinie dans sa fonction (devenant terminal de téléaction), élargie dans ses usages & mille activités, notamment professionnelles, elle poursuivra, complesifiera et améliorera trs sensiblement les perfor- ‘munces de la temporalisation industrielle des consciences, Cat la convergence (¢f le chapitre ut ci-dessous, et le tome suivand), en fhisane fusionner les industries de la logistigue (informatique), d la transmiscion (1élécommunications) et du symbolique (audiovi suel), est aussi ce qui permet Vntégration fonctionnelle technolo- sique, industrielle et capitalistique du syttme mnémotechnique ar \ystdme technique de production de biens matériels (of chap. 1¥), faisant passer le monde industriel au stade hyperindusriel,aser- vissant du méme coup le monde de la culture, du savoir et de esprit en toralité, aussi bien la création artistique que la recherche et lenseignement supérieurs, aux impératifs du déve- loppement ec des marchés. ‘Car les marchés sont avant tout des consciences ~ quill s'agisse «lu marché des biens de consommation, dont les consciences sont lex consommateurs, ou des marchés financiers, dont les cons- ciences sont les investisseurs et les spéculateurs. Or, au. moment oir ensemble du management a pour mot d ordre la réaction en temps réel, ce qui donne la réactivité, au double sens que ce mot peut avoir, du coté du management, comme rapidicé et faculté Wadaptation, et du cbté de Nietzsche, comme ressentiment et comportement grégaire 2 Lencontre des exceptions, Vintégration 9 Le temps da cinéma tla question du mal tre fonctionnelle des industries du symbole et de la logistique est ce qui permet un contréle total des marchés en tant quiensembles de flee temporels de consciences qui Sagie de SYNCHRONISER Une conscience, au sens que prend ce mot au cours des xv et XVIIF sitcles, est essentiellement libre, cest-a-dire DIACHRONIQUE, ou, si on préfere, exceptionnelle, singulitre, irréductiblement mienne— ce que on nomme aussi psi. Diachronie et synchronie sont des tendances qui composent sans cesse, et dont nous verrons qu'elles ne peuvent pas étre dura- blement opposer sans conséquences tragiques. Or, cette composi- tion est ce dont Vhyperindustrialisation des objets temporcls constitue la possible décompasition. Pour autant, aussi évidente ec inéluctable que puisse éxre V'inté- gration des industries de la logistique (numérique) et du symbo- lique (alphabérique et analogique), rien nindique quielle sera toujours eficace sous la forme dans laquelle elle se présente aujourd'hui — Cest-a-dire comme exploitation systématique et illi- aitée des consciences en tant que condition d's acces aux marché» I sagit d'un dure. Cotte lute est Penjeu de la révolution indus- trielle en cours. Il sagit de bitir les conditions de ce que nous appellerons, au cours de notre troisizme chapitre, un nouveau commerce ~ au sens tres large que peut prendre ce mot. Ce qui se sera concrétisé dans la seconde moitié du xx'sitcle par la mise en place hégémonique d'un systme de télévision (un milliard de téléviseurs dans le monde en 1997, la coralicé de la population mondiale, cest-A-dire des consciences mondiales, écant affectée par les mémes objets temporcls industeicls) le qui commence un systéme de téléac- tion, Cette évolution poursuivta ce qui se sera engagé avec la télé- vision comme un processus de transformation profende de Vactivite méme de la conscience. Cat la conscience est temporelle non seu lement au sens oUt, comme une mélodie, elie ne cesse de sécouler, apparaissant et ne sapparaissant qu/en disparaissant, mais aussi au sens olt sa forme est historique et évolutive, au sens ott elle n'est pas un donné éternel, mais une conquéte, un résultat et un passage. Il y a mille formes de consciences, méme si des ten- deviendra au cours du 20 Introduction dances, des structures métastables et des objets idéaues se maintien- nent a travers ces évolutions. Dans ces transformations, la prothéticité est décisive lorsque, ‘comme nous le verrons, elle affecte les conditions de ce que Kant appelle le schématisme. Crest alors la mise en ceuvte de formes nouvelles de ce que, dans La Désorientation, javais appelé les ‘retentions tertiaires ~ Cest-die les inscriptions macérielles des réventions de la mémoire dans des dispositifs mnémotechniques, 1 dont jai élaboré le concept en regard des concepts husserliens de rétention primaire et rétention secondaire (question sur les- sjuelles je reviens en détail au chapitre suivant). Je soutiendrai ici 4 thése selon laquelle le processus de prothétisation de la syn- thése en quoi consiste toujours lunification du flux d'une cons- vience (tel est le sens de la synthése chez. Kant) atteint avec la pro- duction industrielle des objets temporels un stade tel que la ttansformation de cette conscience peut aboutir A sa pure et simple destruction. Ce qui signifi plus précisément que la pro- thétisation en cours des consciences, qui consiste en une indus- ‘realisation sytématique de Vensemble des dispositifi rétentionnels, constitue un obscacle aux procesus d'individuation en quoi consistent lesdites consciences. Le développement et I'intégration des technologies de la logis- Lique et du symbole constituent une perte individuation au sens oir Gilbert Simondon l'avait déja analysée, en ce qui concerne le monde du travail manuel, comme typique de ce qui advient au viy"sidele avec la machine-outil, « individu technique » qui se substitue & Pouvrier, lequel, ayant ainsi extériorisé son savoir, se trouve ds lors privé de la possbilicé de sindividuer, Cest-i-dire condamné & se prolétariser'. La confusion de la logistique et du symbole, cest-a-dire leur intégration non critique, conduit & une pure et simple prelétarizarion de Vesprit comme 2 la paupérisation de la culture. Hen résulte une lente destruction des capacités unificarrices des flux temporelsen quoi consistent les consciences individuelles, qui 1. Gf Giller Simondon, Die mode deitence des objets techniques, hut inne, 1969, p. 15, ee La Raute d Epiméthée, op. cit, p. 82-83. 2 Le temps di cinta et la question dia mat tre est aussi une destruction de leurs capacités de projection, c'est- a-dire de leur désir, qui ne peut étre que singulier : 4 moins d'étre coupées du « monde », les consciences individuelles sont vouées soit & se noyer dans les archiflux des industries de programmes, soit & etre attrapées dans les filets du « user profiling» — qui permet de les sous-standardiser ec de les eribaliser en sous-commu- nautés. Car celle est Ia finalicé des dispositifs d'observation des comportements des consommateurs de programmes et de contenus informationnels sur le réseau internet, qui élaborent, 4 partir de ces observations, des modales permectant de procéder & tune Aypersegmentation des audiences pour les annonceurs publici- taires, tout en donnant aux destinataires Vimpression que le sys- teme leur répond personnellement — ce qui est évidemment une pure illusion, car il s'agit en fait d'industrialiser ce qui jusqu'alors {était pas industrialisable, les comportements individuels, en les renforgant de telle sorte que les consommateurs ne puissent plus sortir de ceux-ci, sy trouvent enfermés, et quills puissent done ate parfaitement anticipés et contrdlés, les « personnes » ne pou- vant donc plus s'individuer, devenant en quelque sorte Personne, cyclopes sans perspective. Certe perte d’individuation, oi le «je » ne s'éprouve plus que comme un immense vide, n’étant plus confronté & un « nous », qui, éane tout sauf fa confusion de tous les « je » en un seul et méme flux (ce qui est le modele totaitaire de la « communauté », of, chap. Ii), est condamné & se dissoudre dans un On devenu planétaire, cette perte d'individuation conduit & une immense souffrance existentielle. Dans les cas les plus tragiques, cette photographique, devant cette « conjonction de réalité et de passé » que produit la coinci- dence argentique ranimée par le flux temporel cinématogra- phique. Nous voyons une actrice jouer & se regarder actrice, comme personage réel d'un film de fiction, mais nous savons ‘que « jouant »& se regarder ayant été, ce qu'elle éprouve n'est plus un simple jeu, une pure comédie, la simulation a laquelle tout acteur doit se livrer (jouer tel ou tel personage); mais la mise en scéne absolument tragique de son existence, en tant que cette existence est en train de passer ierémédiablement et & jamais ~ 2 jamais, sauf pour ce qui concerne Vimage argentique quelle laise sur tune pellicule de film: sauve. Car se regardant jouer il y a trente ans, Anita éprouve pour clle-méme ce futur antéricur qui saute aux yeux de Barthes regar- dant la photographie de Lewis Payne quelques heures avant sa pendaison : En 1865, le jeune Lewis Payne tenta d'assassiner le secrétaire ’Exat américain W. H. Seward. Alexander Gardner I'a photogra- phig dans sa cellule il artend sa pendaison. La photo est belle, le gargon aussi: cest le studium. Mais le punctum, est: il va rmourir. Je lis en méme temps : cela sera et cela a été jobserve avec horreur un futur ancérieur dont la mort es enjeu. En me ddonnant le passé absolu de la pose (aoriste) la photographie me dit la mort au Futur. Ce qui me point, est la découverte de cette a Le temps ds cinéma et la question du mal-tre équivalence. Devant la photo de ma mére enfant, je me dis: elle vva mourir: je frémis, tel le psychorique de Winnicott, d'une catastrophe qui a dé ew leu. Que le sujet en soit déja mort ou non, toute photographie est cete catastrophe « Toute photo est cette catastrophe », toure photo dit ce futur antéricur dont la mort est lenjeu ~ et le ressort dramatique de tout récit, de toute comédie et de toute émotion cinémato-gra- phique. ‘Quant Anita, elle ne se dit pas seulement : elle est morte, elle va mourit. Elle se dit : « Je vais mourir, je suis mourante. » Ce partcipe présentest celui du flies ~ du flux de sa vie passée, du flux {quest le il oit elle est enregistrée, et du flux de sa conscience actuelle de ce film qui, passant, l'emporte et la fait passer, lui donne son temps qui la conduit vers l'absence du temps, le non- passage, la mémoire infinie ott plus rien ne sera sélectionné, ott tout restera retenu & jamais dans son instant. « Linstant de ma mort. » ‘Mais tout cela tient ic au faie que le film est un objet temporel ‘ott «la chair de 'acteur se confond avec celle du personage, oit le passage d’un film est ndcesirement aussi le passé de cet acteut, les instants de vie du personnage sont instamment les instants du. passé de 'acteur. Cette vie est confondue, dans ses enregistrements, avec celle de ses personages? » Cette confusion de la vie de 'acteur avec ses enregistrements est celle des rétentions primaires,secondaires et tertiairescoincidant en un seul événement : Vévénement proprement cinémato-gra- phique. Car dans cette coincidence filmique, telle que Fellini la ‘met extraordinairement en scéne tout en sy incluant, pour n'importe quel spectateur deI'/ntervista qui vit autrefois La Dolce Vita, La Dolce Vita fait nécessairement aussi partie de son passé, et cette référence & un film passé n'est pas simplement une réfé- rence, faite dans une fiction, a une autre fiction, ce qui ne serait 1. Roland Barthes, La Chambre claire op. cit. p. 148. 2. La Désorentation, op. cit p33, 48 Le temps du cinéma quuune citation : cette fiction, La Dolce Vita, citée dans cette autre fiction, I'Jntervista, est la fois : 1. Une réention tertiaire (un support de mémoire artficiel, dont un extrait, un bout de film, est projeté dans un autre film, enregistré sur un autre bout de film) ; 2. Un objet zemporel quia éeé ru et revu, et qui est actuellement revu pat le spectateur de I'Intervista 3.Du méme coup, un souvenir secondaire de ce spectateut, appartenant & son flux de conscience passé, et présentement reactive 5 4. Quatre-vingt-dive minutes de la vie passée de ce spectateur durant lesquelles ce film, La Dolce Vita, a éré vécu comme réten- tion continue de rétentions primaires dans le maintenant @un récit sécoulant qui avait pour titre (pour unité) La Dolce Vita, et qu'il revit présentement en partie ~ la partie & présent incluse dans le flux de l Intervisea 5 ...imcluse dans le ux de I Intervista, cest-A-dire aussi dans le flux de la conscience passante d’ Anita. Dés lors, La Dolce Vita nest plus simplement une fiction pour le spectateur regardant I'Jntervista: elle est devenue son passé de telle sorte que, regardant Anita se regarder dans le passage de La Dolce Vita, le spectateur se voit lui-méme passer. y passe, méme si La Dolce Vita wappartient pas & son passé comme au passé Anita, de Mastroianni et de Fellini, qui ont réellement vécu ce aque le spectateur voit « au cinéma ». Lobjet temporel I Intervista temporalise en faisane revenir Vobjet temporel La Dolce Vita qui a éré vécu par les personnages de I Intervista aussi bien que pat ses actuels spectateurs, chacun dans son réle. La conséquence est limpossibilité de distinguer ici entre réalité et fiction, entre perception et imagination, tandis que, chacun dans son réle, tous se disent aussi: « NOUS y passons. » Nous verrons au chapitre suivant que cette impossibilité de dlistinguer est aussi la hantise de Kant dans la Critique de la raison pure. Nous verrons au troisi¢me chapitre que cette indistinction est la condition de constitution d'un Nous — et que, cependant, ill faut distinguer. “9 Le temps du cinéma et la quetion du mal-ire 9. AMERICA AMERICA On pourrait montrer que cette mise en scéne ne fait que révéler une structure beaucoup plus générale, C'est une structure de hantise et de revenance phantasmatique que Socrate prédit ddgja aux Athéniens' : Cest cela que désigne alors Vmmortalicé de lame. Limmortalité de l'ame fera écran a cette structure (oi se con- fondent perception et imagination, doxa et épistém2, sensible et intelligible qu'il faut pourtant distinguer sans toutefois les opposer) qui s'y projettera en s'y dissimulanc : cet écran de pro- jection est aussi le début d'un grand film, La Métaphysique, ‘quinaugure le personnage grandiose de Socrate joué par Platon. Fellini mettant en scéne la machinerie du spectacle, notam- ment & la fin de I'Pntervista, montre comment « fonctionne » la métaphysique, et, au-dela, cette « conscience » qui en est le pro- duit. Car cest dans le cinéma, et parce que celui-ci est un objet temporel, que cette structure se rév2le avec le plus de force, avec Ia force de lévidence. On se souvient des personnages de Mon oncle d’Amérique, dont la mémoire est tissée de citations cinématographiques. Au départ de son projet, Resnais avait d'ailleurs envisagé de faire un film uniquement constitué de citations ; il dat y renoncer pour des raisons économiques : Liidée de recourir aux extraits de films existait dés le premier €aat du scénario, Un moment méme nous avons pensé faire un film exclusivement 4 base de scenes puisées dans les millions de films qui composent histoire du cinéma. Le roman, le cinéma et le théicreillustrent tous les comportements possibles. Avec du temps et de la patience on y serait peut-étre artivé. Mais financié- rement, ¢aurait été une entreprise fle’ Dans la mémoire de René Ragueneau, joué par Gérard Depar- dieu, il y a Jean Gabin, 1. Gf La Technique et le Temps, «IN, & para. 2. Alain Resnais, [Avant-Scone Cinéma, n° 263, mats 1981, p. 7. 50 Le temps ds cinéma Gabin : une « vedette » de cinéma disait-on avant-guerre. Puis on parla de stars. Etoile : étres inaccessible, intouchables, impas- sibles, et cependant sensibles, puisque visibles ; étres 4 mi-chemin centre 'intelligible, done ils figurent dans lesprit grec les idéalités (apris avoir été dans lesprit préphilosophique les divinités), et le monde corruptible sublunaire, ot se tient lel qui les contemple, lui-méme si fragile, si évidemment voué & la disparition, passible : sant. Du fait de la coincidence, induite par Pobjet temporel cinéma- tographique, entre vie réelle des acteurs et vie de leurs person- nages fictifs, la star hollywoodienne ne devient cette étoile qu’en rendant possible un jeu de hantises oi réalité et fiction, per- ception et imagi se confondent, et avec elles, les souvenirs primaires, secondaires et tertiaires. Que lon se souvienne done encore de Vivien Leigh dans A Streetcar Named Desire’, oit elle joue le personage de Blanche, une femme du Sud, qui n'est plus dans sa toute premizre jeu- nesse, qui a perdu la maison patemnelle, une «maison & colonnades », une de ces demeures que Scarlett, dans Gone with the Wind, ne veut 4 aucun prix abandonner. Comment ne pas se dire, regardant Vivien jouer Blanche, quielle, et Kazan, et tout spectateur de ce Streetcar sont hantés par Scarlett: son extraor aire beauté, son éclatante et insupportable fratcheur de jeune fille enragée du Sud ~ comment ne pas se le dite ? Qui n'a pas vu, aimé et détesté Scarlett ? Gone with the Wind tourné douze ans avant A Streetcar Named Desire a été le plus grand succes de toute ire mondiale du cinéma. Le film est passé partout. Et avec \ui, Scarlett O'Hara, cest-a-dire Vivien Leigh, adorée et haie par le monde entier. Kazan ne pouvait ni lignorer ni le négliger lorsqu'il fit son choix. Comment ne pas frémir tel un psycho- tique, d'une catastrophe qui a déja eu lieu, lorsque nous voyons Blanche partir & jamais dans sa maison de repos ? Comment ne pas nous sentir devenir fous nous-mémes, emportés dans cette |. Un film dia Kazan de 1951 diffusé en France sous le vtee Ur mamway nome Desir 2. Autant en emporte le vent, de Victor Fleming, 1939. 31 Le temps du cinéma et a question du mal-ére folie du grand destin américain — qui ne manque pas de nous vendre, par la méme occasion, en nous faisant rire et pleurer davance sur notre sort, THE AMERICAN WAY OF LIFE? America America! 10, LA REPETTION Er LINCONSCIENT Tour cela n'est possible que parce que la structure de la cons- cience est de part en part cinématographique, si Pon appelle ciné- matographique en général ce qui procéde par montage dabjets temporels, Cest-2-dire d objets constitués par leur mouvement. Si Husserl n’a pas envisagé la question qui se pose avec les cenregistrements phonographiques aussi bien que cinématogra- phiques, en tant quils permercent la répétition identique du méme objet temporel produisant chaque fois deux phénoménes différents, il a en revanche analysé comment le souvenit secon- daire permet de répéter 4 volonté, par Pimagination, un objet temporel antérieurement peru, Er il a remarqué que dans ce cas (je me souviens par exemple une mélodie que j'ai écoutée hier), la conscience dispose d'une liberté qui est exclue dans le cas de la perception — car on est alors dans limagination. Par exemple, je peux reparcourir le souvenir d'un concert écouté hier en accéléranc ou en ralentissant : nous pouvons «en toute liberté » loger des fragments plus grands ou plus petits du processus re-présenté avec ses modes écoulement, et ainsi le parcourie plus vite ou plus lentement'. Husserl Evoque alors un phénoméne « remarquable », celui du recouvrement, oi le passé de ma durée miest alors donné, précisément tout simple- ment donné comme « re-donnée » dela durée? “Edmund Husser, Legons pour une phénoménoloie de la conscience intime du temps, te. H. Dussott, PU, 1964, p. 66. 2. Id, ibid. . 60. 52 Letemps du cinéma Cela signific que, dans ce cas, la mémoire secondaire serait en mesure de répéter comme il a ex liew, ni plus ni moins, Fobjet tempore! primaire. Mais de fait, un tel recouvrement est impos- sible, d'abord parce que sl ese vrai qu'un objet temporel n'est pas simplement constitué de rétentions, mais aussi de protentions, Cest-a-dire d'attentes, la deuxiéme fois que je lentends, grice & tune rétention tertiaire, ou bien si je le reproduis en limaginant, grice a la mémoire secondaire, dans l'un et Uautre cas, les attentes ui étaient verges lors de la premize audition ne le sont plus, et cela, la mémoire secondaire ne peut pas plus l'effacer que la mémoire tertiaire : ga a déja eu lieu, « ga a été», disions-nous, Cerves, dans un cas ca se répite objectivement : Cest le cas de la rétention tertiaire analogique, photographique ou phonogra- phique. Mais le phénoméne de conscience (et le phénoméne est toujours celui de la conscience) est chaque fois différent. Dans Vautre cas, ca se répéte subjectivement (dans la mémoire secondaire) : il n'y a plus fa que le phénoméne de la répétition, sans répétition objective, et donc c'est nécessairement déja dif rent, en tant que phénoméne : si tel n’était pas le cas, cela con- tredirait ce que disait initialement Husserl, 2 savoir la différence centre imagination et perception quiil pose en principe, et qui est confirmée par ce fait que dans limagination du souvenir secon- claire, les attentes ou protentions ont déja été remplies, ce que la conscience imaginante ne peut plus effacer. Comme le souligne Paul Ricoeur, si la manitre dont le ressouvenir présentifie le passé iffére fon- damentalement de la présence du passé dans la rétention, com- iment une représentation [d'un objet temporel passé dans la mémoize secondaire] peut-lle ére idéle & son objet! ? Le «recouvrement » est done impossible. J'ai indiqué ci- dessus pourquoi tout cela est inscrit d'avance dans la finitude rétentionnelle de la conscience, cest-A-dire dans ce fait que la “1, Pal p55. Temps et Recit, Ul, Le Temps raconté, Le Seuil, 1985, 3 Le temps duc cinéma et la question du mal-ttre mémoire est originairement sélection et oubli. Mais cela veut dire que dans toute remémoration d'un objet temporel passé, il y a nécessairement un processus de dérushage, de montage, un jeu d'effets spéciaux, de ralenti, d’accéléré, etc. ~ et méme d’arrét sur image : Cest le temps de la réflexion, que Husserl analyse pré- cisément comme tel, un moment d’analyse du souvenir, c'est- Acdire de décomposition du remémoré ‘Mais puisque nous avions vu par ailleurs que cette sélection affecte d'abord la rétention primaire elle-méme, nous pouvons dire a présent que La conscience est toujours en quelque manitre montage de souvenirs primaires, secondatires et tertiaires les uns par les autres. Erant entendu qu’on appellera rétention tertiaire toute forme de «souvenir » objectif: cinématogramme, photogramme, phono- gramme, écriture, tableau, buste, mais aussi monument et objets en général, tel quils eémoignent pour moi d'un passé que je tai pas forcément vécu moi-méme. Le souvenir sous toutes ses formes serait toujours en quelque mesure une sorte de dérushage-montage de prises, du simple bout & bout au grand art du monteus, selon la qualité de la cons- cience et la nature de objet qui se présente elle, et selon les eri- tires, Cest-i-dire les souvenirs secondaires, cest-A-dire Pexpé- rience dont elle dispose pour cet objet. René Ragueneau, dans telle sctne de Mon oncle d'Amérique, « projerte » telle scéne de tel film avec Gabin sur ce quill vit en ce moment qui lui sert de support et/ou d'écran de projection. Pro- jection qui n'est certes pas étrangére & ce dont parle Freud dans sa Métapsychologie. On appelleraie « conscience » ce centre de posproduction ow cette régie qui assure le montage, la mise en scene, la réalisation du Aux des rétentions primaires, secondaires et tertiaires ~ dont Vinconscient, chargé de dispositions protentionnelles, c'est-a-dire aussi spéculatives, serait le producteur. Il y a postproduction lorsque le dérushage et le montage se font en différé : c'est le phénoméne du réve. Il y a régie en direct lorsque la conscience « monte » & mesure qu'elle « capte » : Cest Pétat de veille. Le cinéma est de ordre du réve. La veille est une 54 Levemps du cintma sorte de télévision. Il est certes toujours possible de songer éxcillé, On parlera alors de télécinéma. 1H. uss ROTENTIONS DE FOUR O'CLOCK La mémoire est originairement oubli parce qu'elle est néces- sairement réduction de ce qui s'est passé au fait que c'est passé, que est du passé, et que c'est done moins que le présent. Le passé est diminué dans le présent de sa remémoration, sinon il ne passerait pas, il ne serait pas passé. Telle est la struc- ture normale du passage en général, cest-A-dire du temps, et Cest pourquoi le cinéma, et, plus généralement, route narra- tion peuvent et doivent abréger et condenser le temps de ce «qui est récité dans le temps du récit. Je peux raconter en deux heures une histoire de deux millénaires. Toute la transmission du savoir et toute l'éducation, familiale ow institutionnelle, reposent sur cette Mégalité originaire du rapport de condensa- tion qui s‘opére entre le passé (condensé) et le présent (con- densant). Cette condensation ~ cette contraction dirait plutot Bergson — est un montage, une sélection, un florilége de scénes anté- ricures, vécues par moi sur le mode de la perception ou & travers des images de toutes sortes, projetées & l'occasion de P’écran/ support du présent. Le cinéma est un cas spécifique de cette généralité, donc la spécificité tient au fait quill s'agit d’un objet temporel dont on peut asservir le temps de I’écoulement, que Von nomme aujourd'hui le time-code, avec des machines de production, de postproduction et de projection ou de récep- tion La condensation comme montage (que Freud analyse aussi dans Llterprésation des réves) peut alors devenir ce dont Hitchcock joue si bien dans Four olock', oit les agencements les plus rusés entre rétentions et protentions sont mis en ceuvre cn rapport direct avec le temps de Phorloge. Out 'on peut done 1, Série lévisée Suspicion, 1957. 5s Le cemps du cinéma et la question du mal-tre analyser en détail le rapport entre time-code et temps de I'hor- loge, et conscater I'effectivité de la condensation, Rappelons en quelques mots "argument : un mati jaloux, hor- loger de son écat, veut faire sauter sa maison, & 4 heures de Vaprés-midi, pendant que son épouse y rencontrera son amant. ‘Au moment oi il déclenche le mécanisme de la bombe t retarde- ‘ment (un réveil commande le détonateur), il surprend des voleurs quile ligotent aprés une lutte dans la cave, tout prés de Pexplosif, sans qu'il aic rien pu leur dire. Au cours des trente-deux dernigres minutes et vingt-trois dernigres secondes du film, qui dure au total 48” 23”, le spectaceur assiste & Panticipation du moment de explosion ec la terteur qu'elle provoque... en lui... via cele de Phorloger. est facile de mesurer la condensation opérée par Hitchcock, puisque dans la dernitre partie qui est aussi la plus longue, Theure est indiquée seize fois. La premitre partie, qui présente le personnage et son desscin, dure 9” 08”. Elle décrit environ une journée de la vie du person- nage. La seconde partie, qui montre la progression des soupgons au point ott la décision est prise de passer & Pexécution du projet, dure 6’ 52”. Elle décric deux journées de la vie du per- sonnage. La demnitre scene, qui présente le compte a rebours de explosion de la bombe, décrit en 32’ 23” deux heures de la vie du personage. Mais au fil de ces 32’ 23”, le rapport entre temps de la vie du personage et durée du film se resserte, selon une progression qui n'est pas linéaire : elle varie en fonction de quelques événements qui rythment l'attente. (Hitchcock arti- cule rétentions et protentions pour provoquer le suspense par un montage qui explique la progression non linéaire du rapport des temps.) ‘Quant la demniére minute avant l'explosion de la bombs, elle dure... soixante-douze secondes. Hitchcock en a rallongé ct dilasé le temps, 56 Le temps dt cinéma Récapinulation du rapport entre temps dt fil et temps du compte a rebours Indication da réveil Indication du time-code Temp du flips dela scone 2h 00" 16" 2his. 25 0 pour 15? 2h27 26 20" 0120" pour 12” 2hav ar or ov 07" pour 13" 2hso 28 00°33” pour 10° show 29 3" 03” pour 10° show 30 57” 0126" pour 04 shoy 333" 02 26" pour 05° shi 34°59" 028 pour 02" sh 28° 3713 0246" pour 17” th ae 38°26" oY 13" pour 18" shsy 407 52" 0% 26" pour 06" Sh 56 44°06" 0346 pour 04 thse 45/03" 01703" pour 02" shsy 45034" 0073” pour OI” shoo” 4646" OV 12" pour 1” Finalement, la bombe n’explosera pas. Létonnant est évi- demment que lorsque je revois le film, je frémis nouveau : j'adopte les anticipations du personnage, je me mets « dans sa peau ». Leffet proentionnel nlest pas éliminé pat le fait que les attentes one été antéricurement comblées. Car je suis repris par le flux qui, méme si j'y remarque 4 chaque fois autre chose, me fait adopter chaque fois encore le temps du person- nage par abréviation, condensation, contraction, dont la dé contraction de la derniére minute en «temps réel » (une minute dilatée qui dure soixante-douze secondes) exaspére les effets de toutes les précédentes minutes contractées, conden- sées et abrégées. Et pourtant, ce qui forme le ressort de toute protention, c'est le caractére irréversible de sa réalisation. Cette irréversibilité est précisément la protention que contient toute protention, V'archi- protention: le savoir du temps comme tel, que trament les «scénes primitives » qui constituent le fonds archival occulte de 7 Le temps di cinta et la question du mal-tre coutes les dramaturgies dont jouent comme aucune autre les mises en scénes d’Hitchcock'. 12, Lecurse Dans L'Eelipse (1962), Antonioni fait annoncer & la corbeille de la Bourse la mort d'un courtier et met en scene une minute de silence qui dure environ une minute (56” d'aprés un magné- roscope). Ce « temps réel » ne signifie pas que le temps du cinéma se d'autant plus vrai ou « réaliste » qu'il coinciderait avec le temps de la vie. Il vagit d'une minute de mort. Er d'un silence et d’une immobilité qui rendent a contrario évident que c'est parce que le temps de la conscience vivante du spectateur est toujours celui d'une contraction, d'une condensation, d'une abréviation, d'un. montage, est le temps du cinéma, que la conjonction du flux du film et de celui de la conscience spectatorielle a lieu et que le spectateur peut adopter le temps des personnages qui vient se _greffer dans son propre temps comme sélection, contraction et mon- tage de ses propre souvenirs. ‘Cette minute qui dure une minute est sertie dans le temps condensé du cinéma comme une éclipse. C'est un arrét devant la mort, un arrét de mort, la mort comme totale dé-contraction. Le cinéma, cest-i-dire le mouvement, cest-a-dire la vie, sont tenus en respect, sinclinent : agitation de la corbeille qui n’était que bousculades, hurlements, achats et ventes dactions, tout cela 1. Lhomme gui en savait rep occupe une place partculitre dans le cinéma contenu idéal). lei, Pobjet est devenu un nécw de Vobjet ott le contenu idéal risé se distingue du flux ott s insre le contenu réel. Un vécu de la conscience est ce qui met en ceuvre Vintentionnalité de cette conscience et celle-ci, visant un objet, Cest-a-dire vivant cet objet comme vécu phénoménal, fait alors Vexpérience de la diffé- rence entre le contenu présentement vécu et le contenu idéal (cidé- Ligue) qu‘elle vise — différence qu'elle cherche & combler, et que Tusser! nomme le remplissement intentionnel, processus qu’anime une attente dont on ne saurait méconnaitre le caractére pro-sevsionnel. ‘Autrement dit, le flux est une unité close sur elle-méme que traversent et trament des « horizons eidétiques » qui sont autant horizons d’atcence et en quelque sorte de protentions, de syn- thases précognitives de la recognition, qui projestent U'unité hors delle qui cherche ainsi & se remplir, & s'accomplir, & devenir ce quelle est, 8 Sachever dans la poursuite de ces attentes primaires que sont en quelque sorte les eid2. C'est pourquoi j'avais post la guration suivane (ut aguell je revel dan le drniet ome le La lechnique et le Temps) : étant donné que les eid? ne sont ni “Via Technique ee Temps IV, patalte. tos Le temps die cinéma et la question du mal-ttre dans la conscience qui les vise (Sinon elle n'aurait pas besoin de remplir ses attentes ni de combler quelque écart) ni dans le monde constitué par cette visée (car le monde est constitué par elle), mais quills sont projetés par cet appareil de projection quiest la cons- cience, OU SONT LES EIDE - ow encore, dot viennent-il, leur image a-relle 4 captée, enregistrée, a-t-elle xécadrée, montée, éxalonnée, tsi oui, quand et comment! ? Refuser d'affronter ces questions — de les affronter sur un mode non empiriste, mais sans faillir devant l'audace en quoi elles consistent —, ce serait rout simple- ‘ment démissionner devant la cache de penser et abandonner la pensée au miracle et & la magie. Ex sil fallaicconstater qu'il n'est pas possible de réduire miracles ou magic, Cest-A-dire si l'on veut, s'il fllait prendre acte dune irréduetible cinématographie du penser, alors il serait possible et nécessaire de tirer de nom- breuses conséquences d'un tel érat de fai. ‘Nous nous permettrons ici encore de citer La Désorientation & cet égard : « Crest la question d'un creux et d'un défaut au sein méme d'un flux qui se dédouble et se pro-jette lui-méme comme uunité idéale & venir. Cet hors de soi eidétique, qui n'est pas une transcendance, serait une inadéquation au sein du flux lui-méme. Sile Aux unitaite étaic lui-méme une visée, archi-processus de rem plisement visant Punité d’un moi a travers lenchainement de tous ses vécus, il serait en quelque maniére inadéquat & soi, et il faudrait alors décrire la relation complete (flues | (contenu réel-> contents idéal)] -> unitéidéale du flu. “Tout se passe comme si le non-remplissement de cette idéa lité unitaire du flux lui donnait son caractére proprement fluant, son mouvement, Cest-a-dire son inachevement [ina- chévement spéculaire, ajouterons-nous désormais] source de son dynamisme — mais en ce cas, le “flux de conscience” devient le 1. Rappelons ici que le verbe eid signife la fois voir, observer, se repre senter et se igurer, parte, que Uidélon est le simulacre, le fantOme, Fimage ct le portrait, voite limagination, et. no Le cinéma de la conscience Dasein de Vanalytique existentiale heideggerienne, comme étre- pour-la-mort'.» 14, 15 BEQUILLES DE APERCEPTION Comme ce sera donc le cas chez Husserl, Kant définit deja Tidentité comme une condition seulement formelle, qui ne d pas étre hypostasiée?, mais que, cependant, la synthése de reco- gnition est obligée de projeter en tout objet. A cet égard, Emma- uel Martineaud a tout & fait raison de rendre aufeufthren par 1. La Déorientation, op. city p. 225-226, Quant au remplissement, «le paragraphe 5 [des Recherche: logigues] apporte des précisions essentieles sur cette question de Vinadéquation, cest-a-dire du remplisement. Toute percep- tion adequate est une perception interne. Mais route perception interne nest ‘pas une perception adéquate. Encre perception interne inadéquate et percep- tion interne adéquat, ily ala tendance au remplissement ~ qui peut toujours Gchouer. La perception interne, cest la perception de mes propres vécus. La perception interne adéquate, c'est la perception d'une évidence dans mon ‘eu, de mon vécu comme vécu d'évidence : tour vécu est évident, mais tout vécu nlest pas un vécu d'évidence. Parce que le psychologue ne le voit pas, il confond perception interne et adéquation. Or, leur distinction permet de ppurement et simplement dliminer, dans le point de vue phénoménoloigue, la perception externe, Celle-ci n'a plas lien d’tce : ce que le prychologue visit on lle, cuit Vinadéguation du sujet 2 ober, le fait que quelque chose de objet, en toute perception externe, chappe toujours au sujet. Ce gui doit ve érudié niet pas Hinadéquation du sujet 2 Vobjet, mais Uinadéquation de la perception toujours interne quiet le vd, constiuane de Uobjes externe et done de la percep- tion extern, & Tidéaleévsde a sein des ews, Vinadéquation du sujet comme sphére de perceptions internes a objet comme source de perceptions externes dlevient ainsi Finadéquation du contenu réel du vécu par essence percep- tion interne au contenu idéal de ce vécw — qui nest ni interne ni externe i esti?» 2. «Il est bien évidene que je ne sauraisconnattre comme objet cela méme ul me faut supposer pour connaitre en général un objec et que le moi dé rminanc (la pensée) doit érre dstincr du moi déterminé (le sujet pensant), comme la connaissance, de objet. Tourefois rien n'est plus naturel et plus séiluisane que lapparence qui nous fui perdre unité dans la synehise des pen- sdes pour une unicé vraiment pergue dans le sujet de ces pensées. On pourrait appeler cette apparence la subreption de la conscience hypostasée (apercep ionis substantiatae).» Kant, Critique dela raison pure, op. cit p. 325. Le temps du cinéma et la question dt mal-étre «mettre en scéne'» pour la traduction du début des « Para logismes de la raison pure » ott Kant précise que le concept Je pense qui « est le véhicule de tous les concepts en général [...] ne sert qu’a mettre en sckne (aufzxgfiihren) toute pensée comme appartenant a la conscience? ». Das lors, ne rencontrant dans Pime d'autre phénoméne permanent que la seule représentation : moi, qui accompagne et relie tous les autres, nous ne pouvons jamais décider si ce moi (simple pensée) ne sécoule pas aussi bien que les autres pensées qu'il sere & lier les Autrement dit, bien que, comme le soutient la seconde version de la Déduction, le sens interne, comme écoulement, soit dis- tingué du pouvoir unificateur de Paperception et mis sous son autorité*, le moi pourrait n’étre lui-méme qu'un écoulement per- manent. Oi serait alors la permanence au-dela du fait de cet écoulement incessant, ne cessant jamais, constituant la plus éé- mentaire né-cessité ? Telle est la question. Or, cette question est aussi celle qui étaye la réfutation de Tdéalisme empirique (quill faut distinguer de Vidéalisme trans- cendantal) dans lexposé des « Postulats de la pensée empirique cen général ». C’est seulement au moyen de 'expérience extérieure « qulest possible sinon la conscience de notre propre existence, du moins la décermination dans le cemps de cette existence, cest- acdire lexpérience interne’ ». Ce qui veut dite : 1. Que la conscience est pré-textuelle ou pro-thétique, et 2. Que cette pré-textualité est une pro-jectivité, une projection, tune anticipation en ce sens : un horizon d'attente qui se supporte de ses prétextes, foriches et autres rétentions tertiaires — car tous comptes faits et rout bien mesuré, est de cela quill agit : 1. Gf M, Heidegger, Imerprétation phnoménologigue dela « Critique de la raison pure» de Kant, op. its p. 329. 2, Kant, Critique de la raison pure, op. cit, p. 278. 3. Id, ibid, p. 295. 4.1, ibid, p. 131 B. 5: Id, ibid, p. 206, ne Le cinéma de la conscience « Lexpérience intérieure n'est possible que médiatement et que par le moyen de lexpérience extérieure’ », un flux sans bords et rives ne serait pas un flux, bords et rives ne sécoulant pas— ou du moins, pas au méme rythme que ce quiils bordent et par [a méme dessinent. C’est dans cette différence que s'inscrit la rétention tertiaire : quelle s'y grave, s'y écrit et s'y garde relativement & ce qui s'écoule. ‘Tous comptes faits et tout bien mesuré, il faudrait alors rendre compte de Vexpérience « extérieure » singuliére quiet la rétention ter- tiaire apprébendée en tant que telle par une conscience, comme trace rn que comme trace d'un alter ego. Et instruire la dimension pro-grammatique de la temporalité du Nous, telle que sy trament calendarités et cardinalités, 2 travers licux et monuments commémoratifs, instruments et dispositfs dle pratiques ritueles, dispositifs de baptémes et d’atribution de ‘noms, etc., et cous appareils et complexes de rétentions tertiaires par lesquels des collectivités de consciences entrent en relation avec les esprits, prient et communient au nom du Saint Esprit, commémorent le passé commun d’un esprit révolutionnaire, l'événement de la fondation d'une res publica, et unissent les flux de leurs existences en une commune histoire, c’est-a-dire en une histoire communément adoptée, C'est dans cette dimension et pparce qu'elle suppose un matériel que peuvent se développer des industries dites « de programmes » et « culturelles». Ces industries peuvent « tout schématiser pour leurs clients » pparce que le « je » nlest qu’d se projeter & travers les images qui monte et sélectionne, etc., mais ausi parce quil peut et en vérité doit évidemment en déléguer la sélection, non seulement en vertu dc li loi du moindre effort, mais parce quil a toujours deja délégue «e pouvoir @ Vautorité de ses ascendants dont il n'herite, en adoptant leurs vécus passés comme son passé, c'est-A-dire comme ce qui porte les promesses de son propre avenir dans l'horizon d'un Nous, qu’en leur accordant un crédit absolu et qui le domine. Tl a pas de durable délégation, c'est-a-dire de sociabilité (inso- sans cette croyance inconditionnelle qui ne peut évidem- de « moi-méme » aussi 1d, ibid, p. 207. ns Le temps du cinéma ela question da mal-ere ment étre qu'une projection. A travers ces délégués, C'est 'auto- rité d'un passé absolu qui regarde le « Je ». C'est cette autorité qui confére aux symboles leur « effcacité ». Le « Je» qui se projette monte et sélectionne ses images-pré- textes — images-objets supports d'images mentales qui en sont abstraices comme le nombre fut d’abord un paquet de billes argile « représentant » ou « symbolisant » un troupeau. Le « Je» se projette en manipulant tout d'abord des récentions tertiaires, et ¥ pratique des sélections en se soumettant aux catégories qui en sont les conditions (qui sont les conditions du «Je» comme conditions d'unité du flux temporel en quoi il consiste). Ces conditions catégorielles sont elles-mémes conditionnées par les schémes : « Les catégories, sans schéme, ne sont done que des fonctions de Ventendement relatives aux concepts, mais elles ne représentent aucun objet. Leur signification leur vient de la sen- sibilicé qui réalise l'entendement, tout en le restreignant'. » ‘Autrement dit, les régls éémentaires de captation, de montage, de mixage, de régie, de postproduction et de projection du flux sont les catégories. Ce que nous nommons ici flux, Heidegger le nomme temps : Le temps est, en tant quintuition pure, ce qui fournit une exe antérieure & toute expérience. C'est pourquoi on doit appeler image pure, la rue pure (selon Kant, la succession de la suite des maintenant) qui soffre dans parcille intuition pure. Kant le dic lui-méme dans le chapitre du schématisme : « Limage pure (...] de tous les objets des sens en général [est] le temps? » Les concepts purs de l'entendement sont des régles que le schématisme « introduit (...] dans le temps», dit Heidegger? Formulation 2 vrai dire assez étrange : ces régles constituent le temps comme remps, elles ne le précédent pas. Quoi qu'il en soit, les catégories sont les possibilites du temps : 1 Kant, Grtique de le raison pure, op. cit, p. 156. 2. M. Heidegger, Kant et le probleme de la métaphyrique, op. cit, p. 161. 3. Id, ibid, p. 162. "4 Le cinéma de la conscience Correspondant aux quatre moments de la division des catégo- ries (quantité, qualité, relation, modalité), la vue pure du temps evra manifester quatre possbilités de prendre forme : ce sont ‘la série du temps, le contenu du temps, ordre du temps, ensemble du temps »!, Le conditionnement mutuel des catégories et des schémes (oit elles se concrétisent comme possiilités du flux du temps) est ce que nous nommions dans nos analyses du rapport entre image et schéme une relation transductive, oi: un terme ne précéde pas autre, n’étant rien sans autre : le « Je » n'est pas une boite qui pourrait se remplir de contenus, il est une forme constituée par la dynamique d'un écoulement, et il est ses contenus (qu'il adopte, comme il adopte le temps des personnages des films dont il est spectateur) dans leur unité de flux. (Ce flux est lui-méme une forme dans un flux plus grand, raison pour laquelle nous Vavions appelé un tourbillon dans La Déorientation — comme nous y teviendrions ci-dessous et sur- tout dans le dernier tome de La Technique et le Temps.) Or la réfutation de Pidéalisme signif précisément la poss lité et la nécessité de la rétention tertiaire quest spontanément objet pour un sujet, comme un terrain et ses cailloux qui, au bord et au fond du torrent, visibles ou invisibles, donnent rythme et forme & ce torrent : Le phénoméne qui se présente au sens extérieura[...] quelque chose de fixe et de permanent, qui fournit un substrat servant de fondement aux déterminations changeantes et, par conséquent, tun concept synthétique, savoir, celui de lespace et d'un phéno- mine dans Pespace ; au lieu que le temps, qui est la seule forme de notre intutton ineticue, a sen de durable, et par suite, ne nous fait connaltre que le changement des déterminations et non objet déterminable?. Ce quiil faut mettre en rapport avec cet autre texte : 1 dd ibid p. 163. 2. Kant, Critique de la raison pure, op. cit, p. 308. ns Le temps di cinta et la question du mal-tire La représentation de quelque chose de permanent dans Vexis- tence nest pas identique 2 la représentation permanente, car celle-ci peut étre erés changeante et trés variable, comme toutes ros représentations, méme celles de la matitre, et cependant elles se rapportent & quelque chose de permanent qui doit étre une chose distinete de toutes mes représentations etextéricute 3 moi ce dont I'exiscence est nécessairement comprise dans la décermi- nation de ma propre existence et ne constitue avec elle qu'une seule expérience qui rvaurait jamais lieu intéricurement, si elle était pas en méme temps extéricure (en partie). La refutation de Vidéalisme signifie la nécessité de la rérention tertiaire comme possibilité de linscription d'une représentation per ‘manente dans quelque chose de permanent et comme synchronisa- tion des sens interne et externe garante de identification du flux ‘equi nla rien de durable » ni donc d’identique, substrat qui est aussi la condition de Torientation®, Cerce durabilité comme béquille identitaire du temps de Laperception définie comme pro- cessus d'unification lui-méme toralement fluide, et ne pouvant donc se suffire 8 lui-méme, confére une place cruciale & la réten- tion tertiaire : elle constitue le ux par sa durabilicé comme dura- bilicé du passé, de ce qui sest passé. ‘A cet égard, tel objet du Je pense, par exemple le livre de Kant que je lis, ou le livre de Kant publié en 1781 que Kant relit en 1787 tout en le réécrivant, ou le journal rélévisé que quinze & vingt millions de consciences francaises peuvent regarder simul- tanément tous les soirs, ou encore la finale de la coupe du monde de football & laquelle, le 12 juillet 1998, plusieurs centaines de millions de consciences dans le monde peuvent assister par télé- viseur interposé, tel objet faisant pour le Je pense office de réten- tion tertiaire est une image-objet qui n'est ni simplement interne ni simplement externe, Mais cela est vrai de toute rétention tertiaire, Cest-i-dire de rout objet technique en tant qu'il peut devenir fétiche et écran de projection — et trace, plus ou moins fidéle et 1. Kant, Crisigue de la raison pure, op. cit p. 28. 2 Comme on le verra la lecrute de Quize-ce que sorienter dans la pensée ? «tA. Philonenko, Vrin, 1978, 16 Le cinéma de la conscience wexacte » (orthothétique') des vécus de flux de consciences passés et disparus. La conséquence de ces analyses est immense et c'est pourquoi nous avons da cant nous attarder en elles: la rétention tersiaire est autant spatiale que temporelle, et elle conditionne la possibilité inéme de distinguer espace et le temps. C'est pourquoi les industries de la rétention tertiaire que sont les industries cultu- relles et de programmes sont aussi des industries de la vitese 15, LA SYNCHRONISATION DES FLUX ET LA CONSTITUTION DU MARCHE [O85 CONSCIENCES, DU « SEFTICISME » Cette spatialité de la rétention tertiaire est ce qui la voue 3 toutes les manipulations possibles. En tant quielle permet de «analiser la diverseé des flux non seulement en retenant leur atten tion au méme moment (cf la fin du chapitre précédent), mais en «léclenchant par lt des processus de sélection dans les rétentions primaires pat les rétentions secondaites sous contrble de rér tions tertiaires qui peuvent étre synchroniquement sélectionnées, s régies », et adopeées parfois par des millions ou dizaines de mil- lions de consciences chaque jour, la spatialité de la rétention ter- tiaire est ce qui permet une guasi-matérialisation de ces cons- nces et, en rout cas, leur « tification », masses de consciences ‘qui peuvent donc devenir la matiore premizre pour l'industrie des iuudiences que sont les industries de programmes. La fin du xx‘sicle voit ainsi se constituer un immense marché des cons- ciences, voué a devenit mondial par-deld toutes barrires. (Or, ce marché, qui effectue des investissements dont il attend des recours, constitue un processus protentionnel tout @ fait now- Nous avons montré quill ne peut y avoir protention que parce quil y a inadéquation, Cette inadéquation, qui est une mise en ceuvre de 'indétermination de ce qui teste & venir (et de T'inter- pprévabilité de ce qui reste du passé), est ce qui constitue da situa- Sur ce concept, of « Lépoque orthographique » dans La Déorientarion, op. tits p20 sg. 7 Le temps ds cinéma et la quetion du mal-tre tion ordinairement DIACHRONIQUE des consciences les unes a Végard des autres, Cest--dite : ce qui constitue la singularié des flux de chaque conscience et, autrement dit, la singularité de chaque Je ‘pense, qui est ainsi dit étre un auto-mouvement, une autonomic de la pensée, & proprement parler 'aperception d'un so7 comme ‘conscience de soi : une réflexivité. ‘Or, la production industrielle de réentions tertiites pour des asses de consciences est un processus de synchronisation et de standardisation industrielle des crittres de sélection qui fait converger les écoulements en quoi ces consciences consistent en tune seule et méme soupe entropique, fosse septique' oi esprit se décompose. C'est ce « septicisme » que Horkheimer et Adorno analysent comme dispositif d’aliénation et de réification des cons- Tandis que la diversité des interprétations possibles du flux passé de la conscience de Kant « devant l'ensemble du public qui lit » constitue une néguentropie qui est la chance méme de la pensée, en premier lieu pour Kant lui-méme exposé & cette situation qui ‘ria tien d'extraordinaire », qui est donc ordinaire, oi 'on com- prend « bien mieux un auteur quill ne sest compris Iui-méme, cela parce quil n'avaie pas suffisamment déterminé sa conception cet quainsi il parlait et méme pensait quelquefois contrairement & ses propres vues », aujourd'hui, le milieu de lesprit (appelons ici ‘esprit la revenance des consciences ascendantes pour une cons- cience ou un ensemble actuellement vivant de consciences) s'est industrialisé et cette réalité comporte le risque évident et absolu- ment actuel d'une synchronisation entropique des consciences qui constitue & la lette la possibilité de la fin des temps — au sein du dispositif ici décrit, car ces analyses ne concernent évidemment ‘pas de la méme fagon les consciences qui sont exclues du monde industriel Cette possibilté de la fin des temps, qui mest pas une probabi- é (on ne saurait prouver une telle possibilité), veut dire ici pos- lite problématique de la renonciation la libertéet de ce qui ne 1, « Fosse daisance aménagée de fagon que les matidres se transforment [Lu] en composés minéraux inodores et inoffensifs », Le Robert 18 Le cinéma de la conscience pourrait quen résulter: Papocabpse politice-spirituelle ~ sinon matérielle et corporelle: en quelque sorte, le résultat d'une bombe & neutrons de l'esprit, lissant aprés son explosion une matidre et une corporéité inhabitées, en quelque sorte un monde d’automates. 16, LE PARADOXE DU NOUVEAU PROCESSUS PROTENTIONNEL [EV LA DEBANDADE DU DESIR Autrement dit, en tant que processus de synchronisation, le nouveau processus protentionnel est paradoxal et conduit inéluc- tablement une perte d’autorité et de crédit, y compris financier. Instaurant un présent permanent au sein de flux temporels ot se fabrique heure par heure et minute par minute un « tout-juste- passé» mondial, tout cela écant élaboré par un dispositif de sélec- tion et de rétention en direct et en temps réel totalement soumis aux ealculs de la machine informationnelle', le développement tles induscries de la mémoire, de Timagination et de Pinforma- tion suscite le fait et le sentiment d'un gigantesque trou de miémoire, d'une perte de rapport avec le passé, et d'une déshé- tence mondiale noyée dans une bouillie d'informations d’ou seffacent les he yns d’attente que constitue le désir. Tandis que cette machine est faite pour susciter, intensifier et ressusciter des phantasmes qui ne peuvent se soutenir d’eux- mémes, n’étant que les fruits d'une organisation systématique- iment calculée de la relation entre des sujets et des objets devenus des consommateurs et des produits, elle est condamnée a se renverset, ct A ne plus engendrer qu'un affaissement du désir, finalement cexténué dre de plus en plus sours au calcul eta détermination « indifferante » de Uindéterminé, au risque d'une débandade mon- diale que craine déja Valéry : [Saree point, of le chapitre « Lindustralisation de la mémoire» et afin du chapitre « Objet temporel et nitude rétentionnelle » dans La Désorienta tion, op. cit 19 Le temps dis cinéma et la question du mal-tre Il faudraie & présent (...] se demander si ce régime d'excita- tions intenses et rapprochées, de sévices déguisés, de tigueurs uti- Titares, de surprises systématiques, de facilités ex de jouissances trop organisées, ne doit pas amener une sorte de déformation permanente de esprit, lui faire perdre et acquérir des propriétéss ~ et si, en particulier, les dons mémes qui lui ont fait désirer ces ‘progres, comme pour stemployer et se développer ne seront pas affectés par Pabus, dégradés par leurs propres effets, épuisés par leur acte!? Le monde qui souvre avec le nouveau sitcle, celui de Pintégra- tion numérique oi 'appareil de télévision sera devenu un organe de téléaction, vit dans le risque majeur d'une dépression résultant moins des problémes pourtant criants de surcapacités de produc- tion que de phénoménes aggravés de sous-consommation pour cause de liquidation de l'économie libidinale » que suppose toute (projection — risque évidemment conjugué aux vastes déséquilibres ‘qui affectent par ailleurs lextériorité de ce systéme et quit pése- ront de plus en plus sur lui. Lobjet du désir doit éere singulier, et le sujet désirant doi y trouver en miroir sa propre singularité ~ cest-a-dire sa diachroni- citd réflesive?, Or, la consommation, qui devient sans objet (le pro- duic n'est pas un objet, il n’est pas Id pour répondre & un désir, ‘mais pour susciter ou transformer des besoins en phantasme col- lectif, en comportement de masse), ne fait qu’intensifier une frustration déceptive. La mise en ceuvre d’un marketing optionnel ct la prétendue démassification des marchés par la définition d'une relation « one to one » entre le consommateur et le produit ne change rien a la situation que nous décrivons ici, pas plus ailleurs que la multiplication des vecteurs de diffusion de pro- grammes audiovisuels et informations : fruits d'un dispositif de marketing mettant en ceuvre des critéres d’amortissements, les « options » personnelles sont des ersatz, et la diversification des 1. Paul Valéry, Propos sur lntelligence, dans CEuorer completes, 1, Galli- smard, coll. « La Péiade », 1957, p. 1048, 2, Eril ny a pas de réflexion qui ne soit érotique, comme nous le reverrons dans le prochain tome avec Le Banguet de Platon. 120 Le cinéma de la conscience médias n'est que la mise en ceuvre mieux ciblée, par de nouvelles possibilités de segmentation des publics, des mémes critéres rétentionnels gouvernés par un calcul Lentropie de la consommation serait ainsi vouée & 'auto- annulation, & la nullité, au néant. Outre le fait quau fil des années, de nouvelles capacités d’analyse se font jour dans la société et quiune lente digestion, peut-&tre trop lente et, de route facon, trop tardive pour les centaines de millions de misérables airelle a engendrés et les milliards qu'elle engendrera encore, onutre quiune lente digestion se produit donc du coup de ton- nerre mondial et de portée sans doute millénaite quvaura éé la crise amoroée au cours des années 1970, cest certainement ce sentiment qui anime, fonde et surtout unit la richesse des dis- cours qui s éevent aujourd'hui contre une évidente irresponsabi- lité des maitres des audiences et marchés planétaires. V7 VAVENIR DE VesPRI Lintégration numérique des industries culturelles par la convergence des technologies de Pinformation, de audiovisual ct des télécommunications a commencé 2 la fin des années 1990 largement accélérée par Vouverture du réseau internet aux publics du monde entier en 1992 & travers la mise en ceuvre de a norme d'interopérabilité 1C?-1P, par 'adoprion de la norme de compression des images et des sons MPEG, et par la privatisation massive des opérateurs de télécommunications. etve intégration, plus généralement appelée « convergence », constitue un nouveau cadre de production et de diffusion des « rétentions tertiaires », et un nouveau milieu pour esprit. C'est au cours du xX¢siécle que le milieu de esprit est devenu celui dune exploitation industrielle des temps de consciences. Il ne Sagit pas a d'une évolution monstrueuse par laquelle le « schématisme » passerait tout 3 coup hors de la conscience : la conscience nia jamais é conscience de soi autrement qu'en se proje- tant hors de soi. Mais & Yépoque des industries de l'information, et en particulier des technologies analogiques et numériques qui rat Le semps dis cinéma et la question du mal-tre la rendent possible, cette conscience extériorisée et matérialisée devient matitre & manipulations de flux et & projections de masses telles qu'une pure et simple annulation de la « conscience de soi » ‘par son extériorisation devient possible pour les hypermasses de consommateurs de produits et de modes de vie industriels voués aux marchés de tales mondiales : c'est ce que donne & penser la synchronisation homogéngisante des flux de consciences par les objets temporels audiovisuels, qui ne tardera pas & renverser les frontitres nationales et géographiques, le numérique ne s’encom- brant pas des contraintes de la diffusion hertzienne. La critique de la manipulation que permet cette synchronisa- tion des consciences 3 I'époque des objets temporels audiovisuels ct industriel de masse ne peut pas étre une dénonciation d'une dénaturation de la conscience par le cinéma, mais au contraire la mise en évidence que la conscience fonctionne comme un cinéma, ce qui permet au cinéma (et 3 la télévision) d’avoir prise sur elle. Ds lors, la critique du cinéma et de la télévision comme phénoménes sociaux qui pourraient en venir & détruire la cons- cience elle-méme (cest la question d'une « écologie de l'esprit ») appelle une nouvelle critique de la conscience elle-méme, une remise en chantier de l'entreprise kantienne. Lx équivalent général », Cest-d-dire argent, condition du capital et marché ott, avec les industries culturelles, fe temps des consciences est lui-méme devenu une marchandise, est condi- tionné par léquivalence générale du temps primaire-secondaire dans ses spatialisations tertiaires, manipulables, stockables, échangeables et donc monnayables. Cette question capitalistique de la rétention n'a pas été pensée par Marx, ce qui constitue une grande faiblesse, en particulier 4 l'époque des industries cultu- felles qui, numérisées, deviennent le secteur qui commande le devenir industriel en général — qu’on les appelle ou non « nou- velle économie >. Dans le devenir industriel de la culture, cest la conscience qui cst elle-méme & vendre. On peut toujours dénoncer la une dégé- nérescence barbare, un état de fait monstrueux : ce nfest que la stricte conséquence de la finitude du flux des consciences en général, et de leur prothéticité originaire. On ne peut lutter 12 Le cinéma de lt conscience contre cette possibilité sans Vavoir reconnue comme tele, est- d-dire sans avoir tiré des analyses précédentes la conclusion qu'il ny a pas d's esprit » sans milieu rétentionnel objectif et que Uhis- Coire de ce milieu est aussi une histoire de la technique, cs dire aujourd’hui de l'industrie. Lavenir de esprit ne peut consister qu’en une géopolitique des technologies culturelles qui serait aussi une politique écologique de lesprit. Car une poli- tique de la conscience (mais qu'est-ce que la politique, sinon, en tout premier lieu, une politique de la conscience 2) est nécessai- rement une politique de la technique. Et celle-ci, comme nous allons nous y pencher maintenant, est niécessairement aussi une politique de adoption. Chapitre trois Je et Nous La politique américaine de ’'adoption |. « PROCESSUS D'EXTERIORISATION » £1 GEOPOLITIQUE DE LESPRIT La numération, avant d’étre une faculté mentale, est une acti- vité motrice qui a été intériorisée et qui finit par devenis, comme toutes les activités motrices, mentalisées ou non, une activité machinique. Calculer signifie alors manipuler un clavier com- mandant une machine alphanumérique & laquelle 'entendement délegue certaines de ses opérations. Le but de La Fause d'Epimé- shée écaic de montrer que la raison et Ventendement humains commencent par la possibilité de cette délégation vers une pro- these, Cest-a-dire par l'existence d'un milicu technique comme apacité de transmission épiphylogénétique, dont les systemes de tumération sont des cas. Herder écrit dans ses Idées en vue d'une philosopbie de Ubistoire de Ubumanité que seul homme posséde en propre une fagon de se déplacer dans tune situation verticale : Cest Li le systme organique qui lui est réservé en vue de la destination de son espéce, c'est aussi son caractére distinct. Pour Kant, Herder commet une inversion téléologique en concluant de cet état de fait que la station verticale fat assignée & Fhomme non point en fonction de son accession future & la raison, afin quil fit un usage rationnel de ses membres; cest au contraire [toujours selon «Gi par Kant dans son compte rendu de Vouvrage de Herder, ‘ees en vue dune philosopbie de Uhisvire de Ubumanicé, dans: Opuscules sur (seire cS. Piobetta, Garnier-Flammation, 1990, p. 96, 127 Le temps dis cinéma et la quetion du mal-itre Herder} du fait de sa station verticale quill regut la raison en partage Aen croire Herder, conclut Kant & son tour, « la raison n'est rien qu'une acquisition ». Vouloir déterminer quelle contexture de la téte, du point de ‘vue extérieur quant sa forme, et du point de vue intérieur quant au cerveau, est en liaison nécessaire avec aptitude & la démarche fen station verticale; et qui plus est encore, déterminer comment tune organisation orientée uniquement vers cette fin contient le fondement de laptitude rationnelle, & laquelle de ce faie animal partcipe, cette ambition dépasse manifestement toute raison humaine : que cette dernitre suive &tatons le fil conducteur de la physiologic ou qu'elle prenne son essor sur les brisées de la méta- physique?. De fait, la position que nous défendons ici n'est ni celle de Herder, qui ignore la « libération de la main® » ouvrant l'espace de la manipulation fabricatrice, et de ce corrélat de la station debout qu’est la technicité, ni celle de Kant, dont la philosophie transcendantale ne permet pas de porter au jour la vocation réten- tionnelle de certe technicité. Parce que ce milieu rétentionnel lui est essentiel, parce que sans ces substrats que sont ses objets en tant que ceux-ci sont toujours déja techniques, sa raison et son enten- dement ne seraient que vapeurs, le « constituant » (le sujet trans- cendantal) est constitué en rerour par ce quill « constitue »~ ce qui signifi quil ne se constitue que dans un aprés-coup, et qui est donc toujours dans le probléme de sa propre re-constitution : il est originairement un sujet re-constitué, synthérique également en ce sens (cest ce que nous appelions dans La Faute d'Epiméthée son défaut dorigine, et cest ce que nous appellerons dans le chapitre suivant le jugement prothétique a priori). Mais dans T Kant, Opmiculer sur !Hitoive, op. cit, p. 9. 2. Id, tid, p. 106. 3. Of André Leroi-Gouthan, Le Get e la Parole, 1, Albin Michel, 1965, cetle commentaire de La Faute d Epiméthée, op. cit, p. 15654. 128 Jeet Nous. La politique américaine de 'adoption cette re-constitution récentionnelle sans laquelle ce « consti- want » ne serait rien, la question qui reste posée et demeutre irré- ductiblement non empirique, Cest le crite, en tant quill est pro- eetif, Cette analyse oit empiric n'est plus le simple pendant a pos- terior’ Cane apriorité transcendantale n'est donc pas pour autant «un empirisme. Les rétentions sont inscrites dans un processus de projection par sélection de protentions qui n'est pas un simple issociationnisme, et dont lempiriste, qui en ignore profondé- ment le jeu et Penjeu, Cest-i-dire le crtere, est un spectateur qui voit finalement sans recul 4 rout ce quill voit, « bon public » et mauvais critique. Ex qui croit, qui plus est, mais & tort, qu'il ne croit quia ce quill voit. Kane réévalue lempirie, rend hommage 2 Hume et lui oppose pprévisément la question du critére. Mais il ne comprend pas la ‘question de la rétention ~ ni Hume, qui la confond avec celle de Thabitude. La double récusation de lempirisme et du transcendanta- lisme! que nous rentons donc ici est entre Amérique du Nord 1 Europe, La difficulté du dialogue entre ces deux entités spi- tituclles eraduic un clivage, dans Phistoire de « Vesprit », entre cmpirisme anglo-saxon et transcendantalisme européen dit « continental », Cette tradition anglo-saxonne, qui sest étendue sur le continent nord-américain, s'y est conerétisée par une lture de la machine de calcul, et par une mise en ceuvre des savoits logiques au service de la logistique, ce qui fut appelé la ybernérique, telle que finalement, les Etats-Unis devinrent le grand pays des technologies de l'information et de la premitre grande entreprise informatique transnationale que fut 18M. Cette Concrétisation industrielle est ce que la philosophie, qu'elle soit ‘«continentale » ou «anglo-saxonne », savére décidément et 1, Jappelle amamicendantale cette philosophie ni empiriste ni transcendan- le Le sens de cette dénomination, qui fair écho, au moins par homotogic rmelle, avee ce que Bataille nomma en forgeant le qualificatif complexe Aathdologique, sera éclaci dans le quatritme tome de La Tecbnigue et le Temps 129 Le temps di cinéma et la question du mal-tre massivement incapable de penser, y compris du cété des « philosophies de Phistoire ». Car si Marx fur évidemment un grand penseur de l'industrie (comme Hume), il ne put jamais aecéder 3 la question de Vindustralisation du calcul et du miliew rétentionnel dont il rveut finalement pas plus le concept que ses prédécesseurs. ‘Notre tentative ici serait donc d’échapper & cet antagonisme transatlantique constitué par une commune inattention de Pespric A ses matiéres comme substrats des flux oit il consiste. La délégation d'opérations de lentendement vers les machines sest accomplie essentiellement sous Vinstigation de Tindustrie nord-américaine. Il n'y a pas lieu de voir dans la brutalité tres actuelle des conséquences de ce fait une subite altération de la conscience, et encore moins un événement monstrueux. La cons- cience est altération. Nous ne disons pas que celle-ci ne puisse pas conduire & un état de fait ui-méme monstrueux parce quil aboutirait & annulation de cette conscience ; nous n’excluons pas cette possibilité, bien au contraite. Nous disons en revanche que cette possibilité est contenue dans la conscience elle-méme, que la conscience elle-méme est cette possibilité — en tant que cinéma qui projerte ses phantasmes sur tant d’écrans. Quant a Vactuelle brutalité de la géopolitique de Vindustrie nord-américaine, elle résulte d'un investissement massif du capital dans une technologie de rupture, Autrement dit, si la pos- sibilité de synchroniser des ux de conscience ct d’organiser industriellement le calcul et la mise en ceuvre de critéres de sélec- tion dans les rétentions tertiaires ne constitue pas une rupture dans la structure intime de ces flux, tels quils mettent en ceuvre des synthéses, il y a bien en revanche une rupture de systéme technique, et celle-ci a d’immenses conséquences sur la vie de esprit et Uhistoire de la conscience. Ces conséquences posent & nouveaux frais la question critique. Et il est tout a fait nouveau aque cette délégation soit prise en charge au plan de l'industrie en sorte que [laboration des criteresrétentionnels sen trouve hégéma- nniquement soumise aux regles de calcul des marchés ~ fasse objet de calculs damortissement. 130 Jeet Nous. La politique américaine de 'adoption Nous avions vu - dans La Désorientation — que cette évolution releve de ce qu’André Leroi-Gourhan caractérise comme le troi- sitme stade de ce quil appelle le « processus d’extériorisation » : celle du systéme nerveux, qui suit lextériorisation du muscle, ppermise par exploitation des énergies naturelles, elle-méme pré cédée par celle du squelette, qui constitue en propre 'hominisa- tion. Les industries culturelles sont le quacrime stade de cette xtériorisation », qui atteint alors imagination : cest cette délégation que concrétise le cinéma, inventé en France, mais dont Lavenir industriel est aux Etats-Unis, pays de Hollywood aussi bien que d'1BM, oUt le cinéma deviendra la télévision, Cest- a-dire ce phénoméne massif dont Leroi-Gourhan esquissera en 1965 quelques analyses’, au moment oit le téléviseur, devenu lomestique, pénétre & tr8s grande vitesse les foyers européens (46,5 % des familles francaises en 1965, 537 % de croissance centre 1960 et 1970). 2. 1A‘TELEVISION DE PIERRE BOURDIEU Le sociologue Pierre Bourdieu, dans Sur la télévision’, ignore tout de ces analyses anthropologiques. Sur la télévision, un livre qui se présente comme une legon de discipline argumentative et dle rigueur scientifique qui fut d'abord administrée a la télévision, estd-dite & la fois sur Iéeran de la télévision et & Vadresse de « la tdlévision », de ses téléspectateurs et de ses acteurs, Sur la télévi- sion w'indique pas la moindse référence & Pétat d'une question cependane analysée par d'autres que lui et avant lui, tout comme provident ces médias totalement dénués de mémoire et pris dans Tinstant dont Sur la télévision dénonce justement le fonctionne- ment a la télévision ; tout se passe comme si la conscience du sociologue avait finalement intériorisé le fonctionnement de ce quelle critique. gl, Base Gouan Le Ga eProp cs 203-204 op 260 2. Pierte Bourdiew, Sur la eélévision, Editions Liber, 1996. BI Le temps du cinta et la question du mal-tre Le résultat qu'il nous intéresse ici de souligner est que, au bout du compre, il n'est pas question pour Tauteur d'envisager une seconde une faiblese soructurelle de la pensée devant la tlévision qui pourrait étre le probléme principal ou, en tout cas, préalable, ni que cet objet appelle un effort théorique, philosophique ct scientifique exceptionnel et nouveau, & la mesure de I’énormité de ses effets. Cet ouvrage ignore ou dénie que le passage de Vécran au livre est un changement de support qui demanderait par lui-méme une pensée du role du support en général dans la pensée, et de ces supports particuliers que sont la télévision et le livre. On pourrait étre venté de voir dans cette paresse devant une vache de la pensée la cause de son grand succes édicorial : en important dans le livre les contraintes que lui imposait Péeran, Bourdieu aurait réalisé, sans le vouloir, un excellent produit de marketing : aisément ct rapidement consommable. Oubliable. Non-inoubliable. Une telle explication, si jamais elle avait quelque fondement, serait cependant insuffisante et injuste pour les leeteurs du livre. La séception exceptionnelle de ce discours indique d’abord une grande et grave inquiétude de la sociéeé francaise, en particulier de sa jeunesse, et latcente de pensées capables de rendre compre d'un processus dont la télévision est une marque majeure dans notre époque, mais qui la dépasse. Peut-écre traduir-elle égale- ment un mouvement de rejet du dispositif rétentionnel domi- nant suspecté dans sa nature et sa qualité comme le sont aujourd'hui les marchandises industrielles en général, noram- ment alimentaires, et comme le furent ces denrées dont Socrate vyoulait dgja convaincre Hippocrate que lorsqu'elles alimentent ame, elles constituent un risque singulitrement grand : ‘Un sophiste, Hippocrate, ne serait‘! pas un négociant ou un boutiquier qui débite les denrées dont ame se noursit ? (...] Le risque est...) beaucoup plus grand quand on achéte de ta science que des aliments. Ce qui se mange ou se boit, en effet, quand on Tachtre au boutiquier ou au négociant, peut Semporter dans un vase distinct, et avant de I'absorber par le boire ou le manger on peut le déposer& la maison. (...] Pour la 132 Jeet Nous. La politique américaine de Vadoprion science, ce n'est pas dans un vase qufon Tempore il faut absolu- ment, une fois le prix payé, la recevoir en soi-méme, la mettre dans son ame, et, quand on sen va, le bien ou le mal est déja fai Telle est bien la question que pose le ux intarrissable que la sélévision déverse dans les consciences auxquelles son. temps Senlace ~ et que le livre permet en principe d’éviter, lui qui est une sorte de vase que l'on peut examiner, mettre a [a question, critiquer comme il n'est pas possible de le faire avec la parole ou avec T'écoulement des images, y compris lorsque ce livre a éé « écrit» pour la télévision. Bref, toute cette hypomndse ou mnémo- technique ou rétentionalité tertiaire, que nous examinons ici, et done Placon, dans Phédre, fait le proces en tant que livre qui subs- titue au flux des paroles vives une mémoire artificielle et morte, est ausi ce qui permet la critique des denrées sophistiques, tandis que les sophistes, comme on le sait, utilisent de leur c6té le cexte, la technique, les rétentions tertiites pour préparer leurs «ffets de direct dans leurs discours oraux qui ne sont pas impro- visés, qui ne sortent pas tout droit du coeur, qui ne sont pas forgés dans le feu du débat, mais retranscrivent des effets shéto- riques préparés & Tavance ~ ce que fit aussi, semble-til, Pierre Bourdieu devant sa caméra. Bref, Platon, qui critique dans Phédre le livre, en tant qui permet de différer eet et le temps de la parole en un temps de lec- ture sans locuteur, accuse aussi le sophiste, dans Protagonas, de parler cn direct, dans un flux qui ne donne plus le eemps de la réflexion La question est done décidément complexe: lhypomnese permet de mettre les denrées de lame en réserve, en quelque sorte en différance, et en méme temps, la technologie hypomné- sique contemporaine, celle des objets temporels industriels, permet de capter le temps des ames pour s'y enlacer et faire le bhien ow le mal sans passibilité de retour en arritre st précisément de cette complexité que cette denrée hypomnesique écrite, et qui s'est trés bien vendue, Sur la télévi- sion, retcanscrivant directement un discours tenu devant une 1 Platon, Protagonan 314 a. 133 Le temps dic cinta et la question du mal-tre caméra pour Ia télévision, et senlagant en faux direct et sans montage aux consciences spectatrices de la chaine de télévision Paris Premidre, ne sait ou ne veut — pas rendre compte, croyant pouvoir en faire l'économie. Le succés de cet ouvrage médiocre est la manifestation d'une désolation culturelle et intellectuelle & laquelle nul n’échappe : la télévision mest pas seulement la mistre de ses publics; elle est Tindex dune extréme paurreté de Vappareil conceptuel de son Epoque face la « alte effective » de cette Epoque. La philosophie ide la mistre quielle suscite inévitablement est aussi la mistre de cere philosophie de télévision. Misere ou extréme pauvreté done la télévision est évidemment, et & maints égards, une cause. Mais si les théses exposées dans nos deux précédents chapitres sont rece- vables, apparition de cette « cause » ne fait que témoigner du “aractire cinémato-graphique de la conscience, qui rend la élévi- sion possible, et qui engendre nécessairement, tant quill demeure impensé, la paralysie de cette conscience face & cette télévision. Crest patent ds la premiére question que prétend trater Picrre Bourdieu : celle du temps & la télévision, présentée comme limpos- sibilité d'y menet un raisonnement et d'y développer une argumen- tation — état de fait en effet problématique, et done il faut évi- demment dénoncer les effets: C'est ce & quoi nous nous employons fciméme. Mais cette question du temps 2 la télévision est aussi et Gabord une question d économie politique et d'éoologie industrielle dde esprit, dont le sociologue ne parait pas avoir le moins du monde fcemé la nature, et qui nécessiterait de poursuivre [écriture du Capital dans Vesprit de Marx, si fon ose dire: en portant autant attention au génie de la grande industri qu’s la mistre du proltariat. Une telle entreprise, immense, aurait dailleurs pour consé- quence de devoir revenir sur certaines analyses du Capital pour les contester, en particulier eu égard 2 la question du temps. Dans ‘Marx Lintempesif', ct en particulier dans le remarquable cha- pitre qui louvre, « Une nouvelle écriture de l'histoire », Daniel Bensaid montre 2 la fois que la philosophie de Marx est rout entigre et primotdialement une philosophie du temps, cest-i- TW Daniel Bensaid, Mare linsempestif Fayard, 1996, 134 Jeet Nous. La politique américaine de Vadoption dite du temps abstrait qu’est le capital et de la mesure du temps de travail, et que cette philosophic qui est donc une économie politique est aussi une philosophic de l'histoire qui, dénongant toute téléologie destinale, critique en premier lieu dans Vidéa- lisme un cinéma rétrospéculacif qui projette sur le présent et le passé une nécessité & venir par un processus d'adoption et de fic- tion que nous tentons également de décrire ici. Ce processus adoption, qui met en ceuvre ce que Marx nomme dans Ldéo- logie allemande des « artfices spéculatifs » est aussi ce que décrit Le Dix-Huit Brumaire de Louis Bonaparte’ Si Marg, dans le sillage de Hegel, mais en renversant son propos, commence précisément par affirmer un « processus dextério- risation », s'il pense la marchandise fondamentalement comme tun processus de fétichisation, il n’analyse pas en propre Paccu- mulation de capital intellectuel qui devient & notre époque un enjeu fondamental et, plus généralement, ignore ce que nous hommons ici la rétention artificielle. Bien que les Grundisse pen- sent la machine comme extétiorisation des savoirs (et nous y reviendrons), les outils de travail ne sont pas proprement analysés comme supports de mémoire, et demeurent pensés sous la caté- swore des moyens de production, et ceci, bien que, comme Ben- said Ie souligne justement, la spatialisation du temps soit au coeur dle la problématique marxienne : la mesure étant une condition constitutive du capitalisme, abstraction du temps social (mar- chandisation de la force de travail) et formalisation du temps physique vont de pair? 1 Cee principal Spectres de Mars: 2 Il serait ic neste ct urgent de revni sur la postion que prt Kostas ‘tle dans Mare peneur de la technique (comme y inviteent Jean-Philippe Mills ele Collie international de philosophie dans un colloque naguere consacréToxuvte d’Axelos) :afrmer contre fézoe,académique ou marist, {ie Marx ext avant tout celui qui, pout la premitee fois, pease philosophique la technique, ce qui constitu le premier grand coup de boutoir contre Ua méeaphysique, comme le dit aus, fnalement, Heidegger. A travers le capital le penseur dela grande industieaurait pens la technique et comme ela du eaptal, et méme du communisme. ment autour de ce texte que Jacques Destida a ér 135 Le temps die cinéma et la question hs mal-tre La question du temps se pose a la télévision comme secteur activité industrielle de diffusion de programmes parce que le ‘fle: de objet temporel audiovisuel suppose lasservisement d'une ‘machine et & une machine, Tout comme, dailleurs, le temps du travail prolétarisé supposait V'asservissement de a machine (au sens qu'a ce mot en mécanique) et du travailleur & cette machine ~ travailleur des lors privé de tout savoir et, & ce titre, nommé in de tps pi ee hres pel SE ae act ede eras hme ie A ee ge tn onmnnet carp ie gents 136 Jeet Nous. La politique américaine de Vadoption non pas ourier, mais proléaire. Ce processus dasservissement du travailleur conduisit, comme I'a moneré Simondon, & une perte individuation de Vouvrier au profit de la machine « porteuse outils! ». Telle est la misére de Vouvrier prolétarisé. Misére acerue lorsque cette machine, devenant programmable et & com- mande numérique, peut se passer de ce prolétaire. Bien que Marx ait toujours soutenu qu’on ne commence véri- tublement & penser qu’a partir de Panalyse du matériel de la tech- nique et de la technologie, Sur la télévision, dans Vesprit désas- tweux d'une longue tradition universitaire aussi vieille que la philosophie, pour laquelle technique et technologie sont tri- viales, ne propose aucune analyse de la dimension technique de 1 télévision ~ et encore moins de ses conséquences phénoméno- logiques en termes d'individuation aboutissant & une paupérisa- tion de la conscience?, Cet esprit désastreux, qui constitue l'atti- tude métaphysique par excellence et requiert done une critique tadicale et un renouveau de la critique, a pour conséquence une ‘orale inattention aux questions de mémoire objective et aux dis- positifsrécentionnels done les machines sont des concrétisations. De Horkheimer et Adorno a Bourdieu, Vembarras des face & l'image animée et aux industries culturlles est wwe. Nous les critiquons ici parce quiils font obstacle a la posibilité de penser ce qui est advenu, ce qui vient présent ment, ct ce dont essentiel reste & venir de la question de la ci mato-graphie qui porte leur développement. Cette tache de la ppensée est autant plus urgente qu'l se produit aujourd'hui une 1. Ta Fate dEpiméhle, op cts p. 80 gu et G Simondon, Du mode APevitence des djes techniques op. ce, 5. 2: nya pas que Bourdi, parm ies acteurs del critique sociale coer pontine ct del «sistance» ul néglge gravement la nécese de penser la Irliniié t mésatime limmensi dan tal chanret Cet aus le eat de Suna Clonge (Le Rapport Lugano, Fayard, 1999) ou de José Bové et Fran- is Duta (Le monde wt par we marchandie, La Découvert, 2000). Crew an contaie fe grand més de Viviane Forester (of LPlrreurécao- Imig, Fay, 1996, p. 196-157) favor souten que actele puiseance du Capa rnc our une intlignceinvime de la technologie cybernéique qui fit yrovernene dur aux pensar acteurs et riltanes poses 17 Le temps due cinéma et le question du mal-tore convergence technologique qui redistribue en profondeur la réa- lité empirique et lespace des décisions politiques & prendre. Face 3 cette situation, les instances politiques sont gravement démunies, singuligrement en Europe. Or, parmi les premigres conséquences de cette convergence, dont Sur la télévision ne dit pas un mot, il y a bien entendu la perspective d'une nouvelle Epoque et d'une intensification sans précédent de la mondialisa- tion, et done de la terrible question des peuples et des nations. 3, METROPOLIS. UADOFTION COMME CONDITION DE L'UNIFICATION DU NOUS Upton Sinclair écrit en 1917 ‘Avec le cinéma, le monde s'unifie, Cest-a-dire qu'il Samérica- Un processus unification mondiale a liew par le cinéma, dont Sinclair nous dit qui ne peut avoir lieu que sous la conduite de TAmérique du Nord, Quest-ce qui autorise cette affirmation ? En quoi le cinéma est-il nécessairement unificateur du monde, et pourquoi cette unification du monde signifie--elle nécesaire- ‘ment son américanisation ? ‘Nous avions dit que le schématisme ne peut sindustrialiser aque parce quil est roujours deja pris dans le jeu de rétentions ter- Giaires qui sont autane de projections du flux de la conscience hors de lui, autant de matérialisations dont la manipulation est ouverte & routes les exploitations, y compris - et de plus en plus — économiques. Nous nous demandons maintenant pourquoi Vindustealisation du schématisme est aussi un processus unifica- teur die monde et pourquoi ce processus peut et doit se produire 4 Hollywood. Pourquoi, autrement dit, Hollywood pouvait et ddevait devenir la capitale du monde, la metropolis. Le cinéma, disions-nous, est caractérisé par la coincidence des flux du film et de la conscience du spectateur, et par le phéno- mane d’adoption du temps du film par le temps de la conscience 1. Gd parJ-M. Frodon, La Prajection nationale, Cinéma et navon, op. ci. 138 Je et Nous. La politique américaine de Vadoption lone il est Vobjet. De fait, de méme que le cinéma ra pu venir prarasiter le schématisme que parce que le travail de la conscience, “est-i-dire du Je, est déja en quelque fagon cinémato-graphique, de méme la géopolitique américaine dont « [les] missionnaires sont Hollywood! » exploite a travers son industrie cinémato- rruphique une dimension constitutive du politique, c'est-4-dire du ‘Nous: Vadoption, dont les Etats-Unis découvrent et révelent la sadicalité, Nous avions vu que la conscience de Kant, comme toute cons- sience faisant publiquement usage de sa raison, peut et doit techercher P'unité & venir du flux en quoi elle consiste en identi- tant et matérialisant la diversité de ce qui advient dans ce flux comme pensées sous forme de rétentions tettiaires, puis en les «activant, ordonnant, manipulant et interprétant pour trouver nie suite & ce flux, et du méme coup lui ouvrir un avenir cohé- tent avee ce passé, ott se mélent, sinsérent et sincrustent des élé- mints du passé d'autres consciences (comme celles de Hume, ‘Wolf ou Leibniz). Or, ce passé est réactivé et animé par un pro- Lessuts protentionnel qui est un déir comme conscience de soi, Cest--dire un narcissisme, et ce processus d'unification de la conscience kantienne, qui est une projection exemplaire de ce qui inime coure conscience, structure aussi ce Nous que Leroi-Gou- than appelle le devenir-unificateur des groupements humains — que Kant lui-méme vise comme idéal de ioute conscience. Un Je prétendant prononcer des énoncés rationnels et univer- les devrait toujours pouvoir dire « nous », et C'est ailleurs te que WOUS faisons ici — tour en «nous» demandant de gui + nous » parlons et au nom de quoi ou de qui « nous nous » per- means de parler en « son » nom. Comment, pourquoi et & quelles conditions pouvons-nous encore dire « nous »? Le processus d'unification dont patle Leroi-Gouthan est un pro- cessus d'adeption par lequel est possible la constitution, la solida- tiation, la consolidation, la perpétuation et extension d'un Nous, agrégateur d’autres je et d'autres Nous. On saccorde géné- 1. Kristol dans le Wall Sree Journal, cté par Herbert Schiller 139 Le temps di cindma es la question du mal-tire ralement a définir ce groupe social élémentaire qulest lechnie par le fait de partager un passé commun — et cette manitre de penser Trethnie est aussi celle par laquelle ethane, et plus généralement la communauté territorialisée, se pensent elles-mémes. Or, une telle définition, qui accrédite le mythe d'une origine pure, issue du passé transmis via le certitoire, est par structure et lietérale- ment phantasmatique: cest leur rapport commun & l'avenir qui fonde les groupes. Lethnie (et au-dela, tout groupe social hhumain) est avant tout le partage et la projection, par ce groupe, du désir dun avenit commun. Il n'y a pas de groupe humain pos- sible sans désir ct C'est ce rapport & Vavenir qui commande le « devenir-unificateur » de Pethni Leethnie [...] est moins un passé qu'un devenis. Les tra tiaux, ceux du groupe loincain qui erée Vunité politique, sone estompés, sinon effacés complétement. Pour étre devenue un peuple, la masse dhommes disparates tend a s unifier successive- ment sur les plans linguistique, social, technique et anthropolo- gique. Il y a done, en face des conceptions habituelles de TEth- nologie, normalement tournées vers le pass [..], un autre aspect de la Science oit Pavenie commande la réalisation des unités ethniques Un passé réellement commun des membres du groupe non scu- lement n'est pas une condition ’appartenance & ce groupe, mais serait proprement [mpossbilité pour un tel groupe de se consti- tuer - ce que Leroi-Gourhan montre en prenant exemple de la Chine. Le rapport & l'avenir qui fonde les groupes suppose évi- demment quils partagent un passé commun, mais ce passé ne peut étre commun que par adoption — celle-ci ne pouvant se concrétiser que comme projection. Tout aussi phantasmatique quill puisse écre, ce passé qui constitue Fimage du Nous d venir, tout comme l'ensemble rétentionnel primaire, secondaire et ter~ tiaire constitue en le projetant le dispositif protentionnel en quoi consiste le flux identificatoire d'un Je, est l'adoption d'un dispo- TA. Leroi-Gourhan, Miliew Techniques, Albin Michel, 1945, p, 308. 140 Jeet Nous. La politique amérieuine de Cadoption sitif commun de navigation dans le temps que constitue une panoplie « fantastique » de dispositifs « pour nous aider & deve- nit », selon Vexpression de Valéry Le pass, plus ou moins fantastique, ou plus ou moins organise aprés coup, agit sur le furur avec une puissance comparable & celle du présente méme. Les sentiments et les ambitions excicent de souvenirs de lectures, de souvenirs de souvenirs, bien plus quils ne résultent de perceptions et de données actuelles [...} Lidée du passé ne prend un sens et ne constitue une valeur que pour homme qui se trouve en soi-méme une passion de Pavenir. Lavenie, par definition, n'a point d'image. Lhistoire lui donne les moyens d'étre pensé. Elle forme pour limagination une table de situations er de catastrophes, une galerie d'ancétres, un formulaire dactes, expressions, d’atitudes, de décisions offerts & notre ins- tabilité et 4 notre incertitude, pour nous aider & devenir’ Ce processus d'adoption n'est cependant efficace que sil Socculte + il a lieu, dit Renan, que sil Soublie : Loubli, er je dirais méme Ferreur historique, sont un facteur cessentiel de la création d'une nation. [...] Lessence d’une nation cst que tous les individus aient beaucoup de choses en commun, cet aussi que tous aienc oublié bien des choses”. Cette capacité doubli est ce que met en ceuvre le processus de sélection, de « dérushages » et de « montages » constituant le flux du Nous (dont les péripéties historico-politiques sont chaque fois tune nouvelle mise en scéne), ces-2-die la rétention et la proten- tion de ses séquences passées et & venir. Les membres d'une méme ethnie se caractérisent essentiellement parle fait quis font corps dans lunité d'un groupe qui, érant pris dans le temps, trouve cette unité dans le faic quill la déploie et l'affirme au cours de son devenir ~ quiil la projette par la mise en ceuvre de cette TB Valery, Regards sur le monde actuel, Gallimard, 1945, p. 13. A Texcep- tion de devenr, est moi qui souligne 2, Ernest Renan, Quest quiune nation ? Pocket, 1992, p. 41-42. “I Le temps du cinéma et la question ha mal-tre sélection et des « critéres » qu'elle suppose. Lorganisation du groupe est constamment surdéterminée par Vimpératif de ten- forcer I'identicé de cette unité restant toujours & venit. Tel est le « devenir-unificaceur » de lethnie. C'est l'ensemble de ce pro- cessus qu’Etienne Balibar appelle lethnicité fictive'. Le brassage est la condition de la constitution des groupes humains, qui deviennent de plus en plus vastes au fil de Phistoire humaine = ce qui ne les empéche certes pas de se différencier sur le plan interne, ne serait-ce que par l'intensification de la division du travail Or, la condition de ce processus d'adoption réside dans la possi- bilité, ouverte par lépiphylogenése, cest-i-dire par la mémoire technique, d'accéder d un passé qui n'a jamais éré véeu ni par celui dont il est le passé, ni par ses ancétres biologiques, Le processus d'adoption suppose l'accés & un passé factice, mais dont la facti- cité constitue le socle d'un « déja-la » & partir duquel 'héritier phantasmatique peut vouloir un avenir en commun avec ceux qui partagent également ce passé par adoption et phantasmati- quement. D'une certaine fagon, le privilege que Leroi-Gourhan accorde a Vavenir — Cest-i-dire & la projection d'un avenit commun par le Nous ~ est trés proche du « primat » de Vavenir dans la triple extase du temps du Dasein heideggetien*. Ex cest aussi Heidegger qui permet de penser cette facticité du passé hérieé, ce fait que j’hérite d'un passé que je n’ai pas vécu, qui peut ts bien ne pas étre celui de mes ancétres, et qui néanmoins devient mon passé & mesure que je le transforme en avenir. Cest Heidegger qui permet de le penser & ceci prés toutefois que cette philosophie exclu la question de la condition technique de sransmis- 1. Erieune Balibar, Immanuel Wallerstein, Rec, Nation, Clase, La Décou- verte, 1997, p. 130, 2, Ceres, chez Heidegger, Favenir du Je est indétermin€ précisément en tant quill ne se confond pas avec celui d'un Nous (cri serait alors déchu dans le On). Mais il res que comme une temporalisation de Véte qui suppose une ‘comprehension de l'éte » léguée par un déji-la et & partir de laquelle seule ct possible une « entente de Ire» qui soit avenir authentique & la fois d'un Jeet d'un Nous. De fat, i est plus alors question ni de Jeni de Nows 4 pro- jpremene parler, mais de Dain. Ww Jeet Nous. Le politique américaine de Vadoption sion de ce passé appelée ici épiphylogentse, et, dans Sein und Zeit, Weltgeschichtlichke cela modifie radicalement Vana- lyse. Si les références faites ici méme & Heidegger permettent de déployer cette question de l'adoption contre les nationalismes cet néofascismes aujourd'hui tenaissants, cest évidemment a la condition d’y voir la marque d'une technicité primordiale, comme Heidegger hésita trés probablement & le faire, pour s'y opposer finalement. Car en 1933, les analyses de heritage développées dans Sein und Zeit parurent sans doute 4 Heidegger non seule- ment compatibles avec son adhésion temporaire au nazisme, mais au coeur méme de cet éphémere « engagement » gui reposait sur une exclusion, expresse ou non, de la possibilite de la greffe et de Vadoption dans la mesure oit celles-ci étaient finalement pure- ‘ment et simplement assimilées & la possibilité du calcul. Penser Ihéritage depuis 'épiphylogentse signifie en effet que a technologie doit étre adoptée tout autant que le passé factice qui permet la construction du Nous projectif. Et elle permet évidem- ment aussi adoption des techniques de projection elles-mémes. Ce processus d’adoption est d'emblée « matériel » et « idéel », et le brassage & lorigine de lethnicité fictive est & la fois un com- merce des corps, des idées et des biens. Adoption des techniques (Cest-i-dire des objets du commerce quotidien) et adoption d'un passé factice permettant de projeter tun avenir commun (sous lautorité eschatologique d'un juge- ment dernier que le xix'siéele nommera émancipation et pro- ss), et done de constituer un Nous, sont deus formes d'adoption simultanément requises par le défaut originaire d'origine dont la faute d’'Epiméthée est le récit mythologique : la question de Vadoption est immeédiatement celle de la prothéticité, et de ce quelle implique : le poids de la rétention tertiaire dans la constitu tion de tous les fluc ~ y compris, donc, migeatoires 4, A MODERNITE COMME ORGANISATION DE L'ADOFTION, Si adoption est le mode de constitution des communaurés, est aussi et d'abord parce que les organes techniques, sans les- “3 Le temps di cinéma et la question du mal-itre quels aucune société humaine ne serait possible, sont amovibles, ex parce que les sociétés peuvent du méme coup les échanger et les adopter. C'est pourquoi les conditions de adoption en général sont directement lies aus spécifcités de la mémoire épiphylogéndtique ppropres i chacune de ses Gpoques, et, lorsqu’elles existent, aux spé- cifcités des mnémotechniques. Et est aussi pourquoi la question ide ladopsion ext indissociable de celle du commerce et donc du marché. ‘La technique ne cesse d’évoluer sous la pression des tendances techniques, et cette évolution saccélérant subitement au xix'siécle avec le capitalisme de la grande industri, il devient indispensable d’organiser Uadoprion des nouveaux produits indus- ttiels, qui deviennent ce que l'on appellera des biens de consom- mation. La résistance des sociétés au changement technique est spontanée : Pinertie sociale est la loi de ce rapport. La société doit surgit la révolution industrielle voie encore dans la stabilité ordre méme des choses, tandis que toute innovation vient dé- stabiliser une situation familigre & tous, olt presque tous trouvent un intérét, y ayant conquis des avantages ou une tente de situa- tion ou, plus simplement, y ayant acquis des habitudes. Enfin et surtout, Pévolution des systemes techniques engendre des phéno- ménes de désajustements par rapport aux autres systémes sociaux, Or, la révolution industrielle induit un rapprochement entre capital mobile et entreprise, entre science et technique, entre industri et technique devenant technologie, dont résulte le début d’un processus d'innovation permanente qui ira sans cesse en sacodlérant. Il faut donc organiser 'adoption de innovation par la sociéeé ct forcer la pénétration de la vie quotidienne par la technique et les objets usuels nouveaux quielle permet de produire ~ du chemin de fer au cinéma et au vélo, en passant par la brosse & dents et la pate dentifrice : le développement de /information et de ce qui deviendra le marketing est la condition de cette socia- lisation de la nouveauté, processus d'adoption de masse que on

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