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L’Essence du Temps

Tout débute lorsque la crise pétrolière éclate. L’essence manque à l’appel. L’essence manque
à la pompe. Quel temps fait-il ? Quelle heure est-il ? Le soleil brille, il est neuf heures, une
belle journée commence mais l’essence manque. Le Temps de l’Essence est fini. Finis
l’avion, la voiture, finis les déplacements à vitesse grand V qui nous faisaient franchir les
frontières sans même nous laisser le temps de nous en apercevoir. Fini ce temps où il faisait
bon quitter la grisaille parisienne pour rejoindre, au cœur de l’hiver et en quelques heures, les
chaudes îles tropicales. Fini ce temps où l’on pouvait arriver quelque part avant même d’être
parti – référence aux vols transatlantiques nous permettant d’enchaîner en quelques heures
déjeuner sur les Champs Elysées et soirée bien arrosée au Waldorf Astoria de Manhattan. Ce
temps où notre vie n’était que vitesse et précipitation, cette boulimie de l’espace et de la
découverte ne sont plus. Nos repères s’effacent, nous n’avançons plus. Sans Essence, nous
sommes prisonniers du Temps qu’il fait et du Temps qui passe, obligés de subir sans réagir,
victimes de la matérialité que nous avons créée.

Les enfants gâtés de l’immédiat et du « tout tout de suite » que nous sommes sont aban-
donnés par leurs machines et autres moyens de locomotion si pratiques. Nous sommes
confrontés à une force qui va à nouveau plus vite et plus loin que nous. Le Temps a repris son
emprise sur nos vies. Nous le subissons. Vraiment ? N’est-ce pas l’inverse ? « Bien sûr que
non, nous pouvions tout faire, aller partout n’importe quand ». Et pourtant ? Ce monde mobile
n’était-il pas démentiel, inhumain ? « Au contraire, il nous rapprochait les uns des autres,
mêlait les cultures aussi facilement qu’il résolvait les conflits. » Et pourtant…

Puis tout redémarre. Une question jaillit comme on découvre un gisement pétrolier dans les
profondeurs de l’océan. Elle afflue dans notre corps comme le pétrole dans son pipeline
transcaucasien, pour enfin atteindre notre cerveau, réservoir de nos pensées et de nos doutes.
Le Temps de l’Essence est fini : n’est-il pas temps de laisser place à la question essentielle de
l’Essence du Temps, du pourquoi fondamental de cette force que nous ne contrôlons plus ?
Privés de contacts immédiats, réduits à l’immobilité, nous sommes face à nous-mêmes et au
Temps qui défile au-dessus de nos têtes et qui s’égrène sur le cadran de notre montre. Le
soleil brille, il est neuf heures, une belle journée commence, et il est temps de penser au
Temps.
La vraie prison était l’autre : celle de la surmobilité. Tout allait trop vite, tout était trop facile.
Plus d’effort, plus de peine. Nous étions tel l’oisillon fraîchement pondu : couvés et protégés.
Sauf que nous avons oublié de penser. Pourquoi ? Tout simplement car penser suppose une
pause dans un mouvement. Impossible. La machine alimentée en essence abondante et bon
marché était inarrêtable. Il nous fallait aller partout, le plus vite possible, sans perdre la
moindre nanoseconde. Problème. L’homme qui marche et pense en même temps pense mal et
risque même de se perdre en chemin. L’erreur était commise. Le temps que nous croyions
maîtriser nous échappait malgré nous. Alors, merci. A la pénurie d’Essence, au frein à main
que nous sommes contraints de serrer, faute de carburant. Nous n’avançons plus. Notre corps
ne bouge plus mais notre cerveau, lui, se met en marche.

Nous voici à nouveau dans le jeu de la vie, bercés par le Temps qui sans cesse nous rattrape.
Tous les soirs, le soleil se couche et tous les mois de mars, les giboulées réapparaissent. Mais
le Temps n’est pas notre ennemi. S’il est compté, c’est pour être mieux apprécié. S’il est
incertain, c’est pour nous maintenir attentifs et éveillés. Telle est L’Essence du Temps. Dans
cette absence de maîtrise. Le Temps aura toujours un temps d’avance. Un drame ?
Certainement pas. Nous ne sommes pas comme l’oisillon abandonné par sa mère-guérisseuse-
nourrisseuse. Non. Nous sommes prêts à vivre le Temps, à le déguster à chaque seconde. Pour
ça, il nous faut le penser, l’anticiper. On ne devance pas le Temps, on ne le soumet pas à notre
volonté. On peut en revanche facilement l’immortaliser, dans un souvenir, une photo, une
odeur. L’arrêt, la pause, encore…

Le Temps est le carburant de notre vie. Ne cherchons pas à le maîtriser démesurément. Le


Temps de l’Essence l’a appris à ses dépens. Il est quatre heures du matin, je marche sous la
pluie et dans le froid, seul. Et alors ?

Charlotte LIEFFRING et Nicolas LOEUILLET

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