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Alliage, numéro 23, 1995

LA GÉOMÉTRIE DE DÜRER,
UN EXERCICE POUR LA MAIN
ET UN ENTRAÎNEMENT POUR
L'OEIL

Jeanne Peiffer
“Il signe Albertus Dürer Noricus (de Nuremberg) ou
Dürer Alemanus. Il souligne son enracinement, mais ses
frondaisons s'étendent au loin”. C'est ainsi qu'André Chastel
caractérisait, en 1971, lors de la célébration du cinq centième
anniversaire de la naissance d'Albrecht Dürer (le 21 mai 1471
à Nuremberg) le lien de celui-ci avec sa ville natale. C'est en
effet son fort enracinement dans le tissu social des classes
aisées et cultivées de Nuremberg qui lui a permis de
s'épanouir et d'être reconnu en tant que peintre, alors qu'il
lorgna plus que quiconque, et avec une incommensurable
nostalgie, par-delà les frontières (Wölfflin) à la recherche du
soleil d'Italie et des fortes impulsions artistiques qu'il y avait
reçues.
Nuremberg et l'humanisme scientifique

Nuremberg était, à la fin du XVe siècle, l'une des villes


les plus florissantes de l'Allemagne. Ses marchands avaient
établi des liens solides avec les principales villes d'Europe, et
notamment d'Italie du Nord. Ses artisans étaient réputés
pour leur travail du métal, orfèvres comme le père d'Albrecht
Dürer, mais aussi faiseurs d'instruments. La précision de ces
instruments n'avait pas sa pareille, à l'époque de Dürer. C'est
la raison qui a poussé un savant comme l'astronome et
mathématicien Regiomontanus à choisir, en 1471,
Nuremberg comme domicile et à y installer une presse
d'imprimerie afin d'en sortir non seulement ses propres
écrits, mais également les textes anciens purgés des
inexactitudes et erreurs dues aux copistes. Ses éphémérides
étaient très recherchées. Ainsi, Christophe Colomb en
possédait un exemplaire, qu'il a sans doute utilisé lors de ses
voyages.
Nuremberg était aussi un important centre du livre.
C'est dans la collaboration entre graveurs sur bois, comme
Michael Wolgemut, dans l'atelier duquel Dürer a fait son
apprentissage, et imprimeurs, comme Anton Koberger son
parrain, que le livre illustré a pu s'y développer pleinement.
En témoigne une réalisation prestigieuse, la célèbre
Chronique de Schedel, du nom de son auteur, vaste
encyclopédie cosmographique, illustrée de plus de 600
gravures sur bois. Financé par deux mécènes nurembergeois,
ce Liber chronicarum (1493) fut imprimé par Koberger, qui fit
graver deux nouveaux types de caractère, l'un pour l'édition
latine, l'autre pour la traduction allemande qui suivit
aussitôt. Toutes les compétences de Nuremberg se sont
mobilisées autour de cette entreprise unique à plus d'un
égard. Dürer, apprenti alors dans l'atelier de Wolgemut, a pu
lui aussi y mettre la main.

Le patriciat de Nuremberg, relativement attentif aux


nouveaux développements artistiques et littéraires, s'est
progressivement ouvert à la culture humaniste, même si
Jacob Burckhardt a pu dire de Willibald Pirckheimer,
patricien de vieille souche, humaniste pur sang formé dans
les universités italiennes et ami intime de Dürer, qu'il vivait à
Nuremberg un peu comme un oiseau de paradis. Sous son
influence, l'humanisme a même timidement fait son entrée
dans les programmes des écoles de latin. Mais à Nuremberg,
celui-ci s'est surtout allié à l'intérêt des patriciens, des
érudits et des artisans pour les sciences et l'innovation
technique. La nouvelle conception du savoir que véhicule
l'humanisme a épousé à Nuremberg une orientation
nettement scientifique et pratique. Regiomontanus a fourni le
modèle du savant lettré, attentif à l'authenticité des textes,
mais aussi aux résultats de l'expérience et à la qualité des
instruments. C'est dans son sillage qu'a pu s'épanouir, à
Nuremberg, une culture scientifique rare, sinon unique, dans
l'Allemagne de l'époque, et dont témoigne encore au XVIe
siècle, avec une admiration à peine cachée, Pierre de la
Ramée. Dans les Scholae mathematicae (1569), il célèbre la
cité de Nuremberg pour ce qu'elle paie de professeurs de
mathématiques, non seulement celui qui fait cours aux
savants et aux lettrés, mais aussi celui qui enseigne en
langue vernaculaire aux artisans ignorant le latin et le grec.
Ce parti pris pour les sciences s'exprime aussi dans les
programmes des éditeurs nurembergeois, qui comprennent
une part importante de livres scientifiques, dont des ouvrages
célèbres comme l'Ars magna de Cardan ou le De
revolutionibus de Copernic. Ceux-ci constituaient aussi une
composante non négligeable des exceptionnelles collections et
bibliothèques que se constituaient les lettrés de la ville. Ainsi,
celle de Hartmann Schedel forme le noyau des fonds de la
Bibliothèque publique de Bavière (Bayerische
Staatsbibliothek).

Retour de Venise

Dürer (1471-1528), peintre et graveur formé dans les


ateliers du Moyen âge, a pu bénéficier de cette ouverture tout
humaniste sur la culture scientifique. Confronté, lors de ses
deux séjours vénitiens (1494-1495 et 1505-1507), aux
aspirations des peintres italiens vers une libéralisation de
leur art, fasciné par leur théorie esthétique, il adopte leur
programme: fonder la peinture sur des connaissances
géométriques. Conscient de la revalorisation du statut du
peintre qu'implique le passage, pour la peinture, d'un art
mécanique à un art libéral, il s'emploie, avec toute la force
créatrice qui lui est propre, à faire adopter ce programme au
Nord des Alpes. “Ah! Combien je me languirai du soleil. Ici, je
suis un gentilhomme, là-bas, dans le froid, un parasite”,
écrit-il de Venise à Pirckheimer1. En parcourant, par exemple,
la correspondance de Pirckheimer avec ce que l'humanisme
comptait d'excellences en Europe (Conrad Celtis, Philippe
Melanchthon, Erasme de Rotterdam, etc.), il apparaît que
Dürer y est fréquemment mentionné et pleinement accepté
par ces lettrés, qui, dans leurs écrits, rendaient hommage à
son oeuvre, et dont il gravait les portraits. Aux côtés de
Pirckheimer, Dürer était étroitement associé aux cercles
d'humanistes et de savants, qui se réunissaient dans les
belles demeures patriciennes de Nuremberg. Il semble avoir
eu accès à leurs bibliothèques, celle notamment constituée
par Regiomontanus, enrichie par l'astronome Bernhard
Walther et dont il a même pu acquérir, en 1510, quelques
exemplaires “utiles aux peintres”. Dürer pouvait ainsi
disposer de collections parmi les plus riches de l'Allemagne

1
Lettre datée du 13 octobre 1506, publiée par Hans Rupprich, Dürers schriftlicher Nachlass, tome 1,
Berlin 1956, p. 59.
renaissante. Pour remédier à son ignorance des langues
latine et grecque, il avait recours au travail collectif en se
faisant traduire en allemand certains passages d'Euclide ou
de Vitruve, et en consultant ses amis astronomes, architectes
et géomètres (Johannes Werner, Tschertte, Nikolaus Kratzer,
etc.). Et si Dürer était incapable de comprendre les textes
classiques à la lettre, il a su s'en approprier le substrat
mathématique - à sa manière, en le modifiant, en le
concrétisant et en le matérialisant.

C'est sans doute après le retour de son second voyage à


Venise que Dürer a sinon commencé du moins intensifié ses
études théoriques. Il projetait de rédiger, à l'intention des
jeunes apprentis peintres, une vaste encyclopédie en trois
parties: une première sur le choix d'un apprenti et ses
dispositions, une autre sur l'exercice de la peinture (théorie
des proportions, mesure de l'homme, du cheval et du
bâtiment, la perspective, le tracé des ombres, la théorie des
couleurs) et une dernière, plus pratique, sur le métier de
peintre. Dans les notes manuscrites, que Dürer a laissées et
qui ont été magistralement publiées par Hans Rupprich dans
les trois volumes de Dürers schriftlicher Nachlass (1956-
1968), on trouve plusieurs ébauches et plans de ce que Dürer
intitulait entre autres “Nourriture des jeunes peintres”. Ce
projet, trop vaste pour pouvoir aboutir, a débouché, entre
1525 et 1528, sur la publication de trois ouvrages, rédigés en
allemand, dont un manuel de géométrie, intitulé Instructions
pour la mesure à la règle et au compas (1525), un traité sur
les fortifications (1527) et les fameux Quatre livres sur les
proportions du corps humain (1528), qui devaient être le
couronnement de son oeuvre théorique. Si le dernier de ces
ouvrages a été traduit en français dès le XVIe siècle, le
premier a dû attendre la dernière décennie du nôtre2. Et
pourtant, les efforts de Dürer pour enfermer le corps humain
et ses mouvements dans un système réglé de courbes nous
sont aujourd'hui plus étrangers que certains de ses résultats
mathématiques!
Peintre renommé, côtoyant l'élite patricienne et
intellectuelle de sa ville, et entré en 1512 au service de
l'empereur Maximilien Ier, Dürer a donc senti le besoin de
rédiger une géométrie. Il avait, certes, des modèles en Italie -
Alberti notamment, mais aussi Leonardo da Vinci, Piero della

2
Albrecht Dürer, De la proportion des parties des corps humains, trad. par Louis Meigret, Paris 1557;
Instruction sur la fortification des villes, bourgs et châteaux par A. Durer 1527. Trad. de l'allemand,
Francesca -, mais c'est à Nuremberg, et dans ses collections
de manuscrits et de livres, qu'il a pu trouver les moyens de
mener à bien son entreprise.

Une géométrie pratique

Dürer déplore souvent la perte des arts antiques, que


les Italiens ont remis au jour. Il exprime sa souffrance d'être
privé des livres des maîtres anciens. Cette perte étant
irrémédiable, il se propose de réunir les matériaux dont il
peut disposer et de les transmettre aux jeunes apprentis

précédé d'une introduction historique et critique par Alexandre-Félix Ratheau, Paris 1870.
peintres. Il s'adresse donc aux peintres, mais aussi aux
charpentiers, tailleurs de pierre et autres artisans. Ceux qui
ont étudié les Eléments d'Euclide n'y trouveront rien de neuf,
croit-il bon d'avertir au début. Pourtant, c'est tout autre
chose qu'une compilation de propositions euclidiennes qu'on
trouve dans le corps de son ouvrage. Sa géométrie n'est pas
démonstrative, mais constructive. Le but de Dürer est de
construire des formes utiles aux artisans, par des procédés
faciles à exécuter à l'aide des instruments couramment
utilisés, la règle et le compas notamment, et aisément
répétables. Il n'y a aucun calcul d'aire ou de volume, si
caractéristique des géométries pratiques de l'époque. Dürer y
obtient ses résultats les plus originaux, lorsqu'il applique des
procédures d'atelier à des objets mathématiques abstraits.
Ainsi, en appliquant la méthode de la double projection,
familière aux maçons, tailleurs de pierre et architectes, aux
sections coniques, il en obtient une construction très
originale, dont Gaspard Monge codifiera la méthode, à la fin
du XVIIIe siècle, dans sa géométrie descriptive. Concevant,
dans la partie consacrée à l'architecture, une colonne torse,
Dürer en vient à considérer explicitement l'enveloppe des
sphères de rayon constant et ayant leur centre sur une
courbe [Instructions pour la mesure, livre III, fig. 10].
Dürer insiste de manière répétitive et redondante sur
l'utilité de ses constructions. Presque tous les paragraphes se
terminent, comme une chanson par un refrain, par l'accent
mis sur l'aspect pratique. Ainsi, diverses constructions de
spirales sont enseignées, puisqu'elles peuvent servir à
dessiner des crosses d'évêques, des chapiteaux de colonnes
ioniques ou des feuillages dans l'architecture gothique. Ou
encore, Dürer indique la construction originale d'une courbe
inconnue par ailleurs, dite utile aux architectes et qui lui
sert, d'après des dessins conservés à Dresde, à obtenir le
galbe voulu des tours Renaissance. La loi de formation de
cette courbe est explicitée: Un segment de longueur constante
c se déplace avec l'une de ses extrémités le long d'un axe
vertical, de telle sorte qu'un élément de longueur de la courbe
qu'engendre sa seconde extrémité soit proportionnel à la
distance parcourue sur l'axe vertical3.
L'exemple de la duplication du cube, et l'usage qui en
est fait, sont particulièrement révélateurs de l'orientation
pratique que Dürer a voulu donner à sa géométrie, mais
aussi du style de travail du peintre. Dürer est conscient de
l'ancienneté du problème, qui plonge ses racines dans la
légende - puisque c'est à la demande d'Apollon et pour sauver
la cité de la peste que les Athéniens4 sont dits avoir voulu
doubler l'autel cubique. Il répète ce récit, en rendant
hommage à Platon pour avoir su indiquer la bonne solution,
puis il dit5: “Comme ce savoir est très utile aux ouvriers, et
comme par ailleurs il a été tenu caché et au grand secret par
les érudits, je me propose de le mettre au grand jour et de

3
Mathématiquement, la courbe ainsi obtenue est définie par une équation différentielle (1+y'2)1/2 = k
d/dx[y-(c2-x2)1/2), ce dont Dürer n'a évidemment pas conscience.
4
Dans la légende, ce sont les habitants de Délos qui sont concernés, alors que Dürer parle d'Athéniens.
5
Instructions pour la mesure, livre IV, fig.44.
l'enseigner”. En quoi ce savoir est-il utile? Dürer l'indique:
“On pourra faire fondre des bombardes et des cloches, les
faire doubler de volume et les agrandir comme on veut, tout
en leur conservant les justes proportions et leur poids. De
même, on pourra agrandir tonneaux, coffres, jauges, roues,
chambres, tableaux, et tout ce que l'on veut”. Il donne trois
solutions du problème, celles connues dans la littérature
classique6 sous les noms de Sporus, Platon et Héron, et pour
cette dernière, il indique même une démonstration. C'est la
seule que l'on trouve dans les Instructions pour la mesure à la
règle et au compas. Or, des notes préliminaires conservées
pour cette partie7, il découle immédiatement que Dürer ne fait
que suivre à la lettre un texte mis à sa disposition par l'un de
ses conseillers (non encore identifié, mais probablement
Johannes Werner, qui dans son Libellus super vigintiduobus
elementis conicis, expose les différentes solutions anciennes
du problème de la duplication du cube). L'apport propre de
Dürer consiste, en ce qui concerne cet exemple particulier,
dans les applications qu'il propose (et encore ne fait-il
qu'exploiter une remarque d'Eratosthène rapportée par
Eutocius). En effet, il part d'une série de 4 cubes dont le
deuxième est le double du premier, le troisième le triple et le
quatrième le quadruple, puis il enseigne à en déduire des
séries de cubes conservant entre eux la même proportion

6
Dans le commentaire d'Eutocius sur la sphère et le cylindre d'Archimède, par exemple. Cf. Archimède
IV. Commentaire d'Eutocius et fragments. Texte établi et traduit par Charles Mugler, Paris, Les Belles
Lettres, 1972.
7
Notes publiées par Hans Rupprich, op. cit., tome 3, Berlin, 1968, p. 354-367.
1:2:3:4. Le poids, pour un même métal, étant proportionnel
au volume, Dürer peut ainsi obtenir une série de boulets de
canon, dont le poids augmente continûment d'une livre. Cet
exemple illustre l'aisance avec laquelle Dürer sait plier un
problème classique comme la duplication du cube aux
besoins de l'armurerie et de la production en série d'un
armement standardisé.

Du géomètre à l'artiste

Pour terminer, j'aimerais insister sur un autre aspect


de la démarche de Dürer, propre à souligner la complexité de
sa conception de la géométrie. Paradoxalement, alors qu'il
insiste constamment sur l'utilité pratique des formes
enseignées, et qu'il se propose plus spécifiquement
d'appliquer les lois mathématiques à la peinture, il ne saisit
pas toujours lui-même l'occasion de le faire. Ainsi, dans le
Traité des proportions du corps humain, il se propose, au Livre
I, de déterminer l'emplacement du genou en prenant pour la
cuisse (de la hanche au genou) la moyenne proportionnelle
entre la longueur du torse (de la base du cou à la hanche) et
celle du jarret (du genou à la cheville). Mais au lieu de
recourir, comme on aurait pu s'y attendre, à la construction
euclidienne mise en oeuvre au Livre II des Instructions pour la
mesure, il prône l'usage d'un instrument de sa confection, le
"Vergleicher" - ou compasseur dans le français du traducteur
du XVIe siècle - qui repose sur des principes faux8 et ne peut
donner de résultats corrects.
Cette attitude, pour troublante qu'elle puisse paraître,
est en fin de compte conforme à sa conception de la
géométrie, telle qu'elle s'exprime dans ce qu'il est convenu
d'appeler “l'excursus esthétique” du livre 3 du Traité des
proportions du corps humain, dans les manuscrits (publiés
par Rupprich) et dans la mystérieuse gravure Melencolia I.

8
Le Vergleicher consiste en un triangle rectangle, dont un des côtés de l'angle droit est divisé en trois
parties égales. Dürer admet que pour une sécante fh quelconque
fg / gi = gi / ih.
Or, dans une projection, le birapport se conserve:
(gf/gi) / (hf/hi) = (dc/de) / (bc/be) = (1/3)
On a donc de fait fg / gi = 1/3 (hf / ih).
Dürer est conscient de l'impuissance de la géométrie à
décrire les formes vivantes et naturelles. Le corps humain, ne
serait-ce que dans ses contours, ne peut être décrit par les
droites et cercles de la géométrie euclidienne. Il faut une
géométrie plus fine, qu'il entrevoit éventuellement avec Luca
Pacioli dans l'approximation de formes complexes par des
solides non réguliers à un nombre croissant de côtés,
obtenus par des troncatures successives des angles des
polyèdres platoniciens. Mais la géométrie, à la certidude
inéluctable, est un idéal d'essence divine inaccessible à
l'homme. Le savoir géométrique dont celui-ci peut disposer
est nécessairement limité. Il ne faut pas pourtant y renoncer.
Dürer, avide de savoir, rejette cette idée avec véhémence. Il
exprime sa passion en des termes très simples et émouvants:
“Savoir quelque chose est bien. Car on en devient plus
semblable à l'image de Dieu, qui sait tout”9. Même si notre
intelligence est trop limitée pour parvenir à la vérité, nous
pouvons l'aiguiser par l'étude et l'exercice. L'art de la mesure
est alors une espèce de propédeutique pour le peintre. Il dote
l'oeil d'un juste sens des proportions et exerce la main,
dispensant l'artiste de toujours tout mesurer. Erasme
exprime cette idée dans les termes suivants10: “De même que
ceux qui sont versés dans la musique prononcent plus
clairement, même quand ils ne chantent pas, ainsi celui qui a
les doigts exercés à tirer des lignes pour réaliser toutes sortes
de figures, tracera des lettres11 avec plus de bonheur et de
flexibilité”.

9
Rupprich, op. cit. 2, p. 106.
10
Erasme, Dialogus de recta latini graecique sermonis pronunciatione, Bâle 1528, traduction française
dans Erasme, Laffont, collection "Bouquins", pp. 411-412.
11
Erasme se réfère ici au tracé géométrique des lettres enseigné au livre III des Instructions pour la
mesure.
On peut lire les Instructions pour la mesure de Dürer
comme une géométrie appliquée aux arts. Dès qu'il s'agit
cependant de dessin et de peinture, comme dans les
proportions du corps humain, le rapport d'application devient
à la fois plus intime et plus distant. La géométrie n'est plus
antérieure à la peinture, mais elle en est constitutive. La
pratique de la géométrie permet de reconnaître et d'exécuter,
dans un tableau, les justes proportions, porteuses de beauté.
Au point que l'apprentissage de la géométrie, conférant au
peintre un jugement sûr et une assurance intérieure, le
libère. Il sait intuitivement recréer les proportions justes,
sans avoir à appliquer les strictes règles de la mesure.

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