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Je ne suis sorti du poste de police que sur le coup de deux heures du matin.

Satanés policiers ! Et satané Phoenix ! Me faire un coup pareil, et aujourd’hui en


plus. Ce genre de choses n’arrive qu’à moi. Pourquoi un blog de philosophie
devrait-il attirer les névrosés, cinglés et paumés en tous genres ? Probablement
parce qu’il donne – ou pas – des réponses à leurs questions existentielles ; et
même s’il n’en donne pas, rien de plus facile que d’interpréter un texte
argumenté de manière à le faire coller à ses convictions propres si on se sent
relativement proche de lui. Je crois que je vais fermer mon blog. Ce sera plus
prudent. Et puis, je ne veux pas retourner au commissariat. Peut-être devrais-je y
repasser en qualité de témoin, mais les locaux de la police, froids et vétustes
pour qui n’y est pas habitué, ne m’ont pas particulièrement séduit.
Quand je suis ressorti, après de longs interrogatoires – je n’étais pas en garde à
vue, naturellement, mais avec la pression qu’on m’a mis sur les épaules c’était
tout comme – j’ai retrouvé ma mère qui m’attendait. Elle a passé au moins six
heures assise sur un banc, à l’entrée du commissariat, là où passent tous les
courants d’air, les policiers, les visiteurs et les délinquants… Satané Phoenix !
Enfin, ce qui est fait est fait, et je n’y suis pour rien. Il y aura toujours des gens
pour comprendre de travers. Et d’autres pour penser de travers.
Malheureusement, les deux ne s’accordent pas forcément, loin de là.
J’ai dû quitter la fac en plein cours pour aller au commissariat le plus proche. Le
flic de service me prenait pour un blagueur, un mauvais potache. Il a tout de
même envoyé les photos de Phoenix à l’analyse, au cas où, et ils ont découvert
qu’il n’y avait aucun trucage – donc que les meurtres avaient vraiment eu lieu. Je
crois qu’à cet instant, le flic a compris que je ne blaguais pas, et Phoenix non
plus. Un inspecteur m’a brièvement interrogé dans son bureau, une pièce
minuscule délimitée par quelques cloisons de travail, sur mes rapports avec
Phoenix et ce que je savais de lui. Il notait tout, me prenait très au sérieux. C’en
était presque gênant. Puis une voiture de police est arrivée et on m’a emmené à
la préfecture, près de la Seine, juste à côté de Châtelet et du quai de la
Mégisserie. Là-bas, on a appelé ma mère, on m’a de nouveau interrogé,
beaucoup plus longuement cette fois. Pendant ce temps, Phoenix ayant laissé
son portable allumé, ils le localisaient. Un gros type en costume gris, avec une
cravate vert crapaud, a déboulé dans le bureau où on m’interrogeait. Il s’est
présenté comme spécialiste de la négociation avec les terroristes et les
psychopathes et m’a rapidement briefé sur ce que je devrais faire. Suivant ses
instructions, j’ai rappelé Phoenix et lui ai dit d’allumer son téléviseur. En prêtant
une oreille discrète aux grésillements incessants des talkies-walkies, j’avais
entendu dire que Phoenix avait pris un otage et que France Trois voulait faire un
flash spécial sur lui. On m’a donc emmené dans une autre pièce, où il y avait un
écran de télévision, et c’est là que j’ai rappelé Phoenix. Evidemment, le
négociateur, ainsi qu’une demi-douzaine d’inspecteurs de police écoutaient la
conversation. Une fois l’appel terminé, un des inspecteurs m’a dit que tout cela
serait bientôt fini, qu’ils avaient positionné des tireurs d’élite sur les toits voisins
de l’immeuble où Phoenix s’était réfugié. Tous fumaient cigarette sur cigarette,
tournaient en rond dans la pièce. Bien que simple témoin, je me sentais comme
happé par un cyclone électrique et le stress des inspecteurs passait par moi.
L’atmosphère était lourde, très lourde, jusqu’à ce que la nouvelle tombe. Phoenix
avait été abattu par un tireur d’élite. Tout était fini. Le stress retomba d’un coup.
Certains policiers partirent. Pour moi, ce n’était que le début d’une longue, très
longue journée.
On m’a reconduit dans un autre bureau, de nouveau interrogé, cette fois sur tous
les sujets possibles et imaginables. Mes rapports avec Phoenix, ce qu’il m’avait
dit exactement, sa manière de parler, ses propos tenus sur Internet, ses activités
là-dessus – je dus admettre à contrecœur que j’étais inscrit sur son fameux
forum, avec un autre pseudo que « Strawberry » – ses goûts musicaux… puis
l’inspectrice qui m’interrogeait changea de sujets et aborda ma vie, non plus
celle de Phoenix : mes activités sur Internet, mes convictions philosophiques (j’ai
dû lui expliquer plusieurs fois mes idées en matière de relativité morale, et
expliquer également que la remise en question des concepts de bien et de mal
ne remettait pas nécessairement en cause les concepts de bon ou de mauvais, et
qu’à ce titre cela ne légitimait pas n’importe quoi ; qu’au contraire, cela remettait
en cause le fondement même du concept contemporain de légitimité et qu’il
faudrait réfléchir de nouveau à la source de ce concept, mais c’était trop
compliqué pour elle), mes goûts sportifs et musicaux, mes opinions politiques (à
croire que nous ne sommes pas en démocratie…), tout fut abordé et passé au
crible. Et je peux vous dire qu’ils ont de l’entraînement, ces inspecteurs. Bien que
peu cultivés, ils analysent le moindre mot prononcé par l’interrogé, ou le moindre
changement de ton, pour déceler ce qui a de l’importance à ses yeux. Et, bien
sûr, ils notent tout. Sans se soucier du rythme de l’interrogé, même si celui-ci
n’est pas un délinquant mais seulement un témoin, involontairement embarqué
dans ce qui s’annonçait comme le plus terrible fait divers de l’année. J’ai eu juste
droit à quelques pauses pour aller aux toilettes, une pour dîner – d’un infâme
sandwich au pain blanc qu’ils ont du aller chercher à la boulangerie d’en bas – et
hop, à peine avais-je fini qu’on m’interrogeait de nouveau. J’ai réussi à éviter
certains sujets intimes, à faire un peu de passe-passe rhétorique pour concentrer
l’attention des inspecteurs (trois d’entre eux se sont relayés pour me poser des
questions), car le maelström judiciaire déclenché par Phoenix n’est tout de même
pas une raison pour briser mon intimité, malgré tout j’ai l’impression qu’on m’a
retourné comme un gant.
A la fin, j’ai dû relire une déposition dithyrambique, et la faire réimprimer
plusieurs fois pour corriger des erreurs avant de signer. La nuit était tombée
depuis longtemps. J’étais mort de fatigue, titubant presque dans les couloirs du
commissariat, et voir ma mère qui m’attendait juste en bas m’a sacrément
soulagé. Nous sommes repartis ensemble ; j’étais si fatigué que je ne me
souviens même plus de ce que je lui ai raconté… Une synthèse embuée de mon
histoire avec Phoenix et de ma journée d’interrogatoire, sans doute. Des
journalistes nous attendaient à la sortie de la préfecture. Certains ont pris des
photos ; les plantons de garde les ont rapidement éloignés mais j’espère
néanmoins ne pas retrouver ma photo dans les médias. Sans doute aurais-je la
joie de voir ma tête dans un journal, un bandeau noir sur les yeux, suivie d’un
titre accrocheur du genre « l’unique témoin des crimes de Pierre H. : le jeune A.,
qui a reçu les photos des cadavres prises par le tueur fou… » Tant pis. Cela ne
me coûtera probablement que quelques regards de travers à la fac. Une
peccadille, en vérité. J’étais trop fatigué pour y penser ce soir-là. Le meilleur
souvenir que j’en garde, c’est le moment où j’ai retrouvé mon lit. Quel délice de
pouvoir s’allonger, dans l’intimité de ma chambre, sans personne à côté de moi
pour me vider de ce que je sais ou pour me surveiller… Je me suis endormi illico
presto. Par chance, je n’avais pas cours le lendemain. Une journée de repos pour
digérer les copieux interrogatoires de la veille. A lazy day, comme disent les
Anglais – a lazy day.

Le lendemain, je me lève tard. Aux alentours de midi. Je m’étire paresseusement


dans mon lit, j’y remue quelques pensées sans importance en me retournant
lentement sous les couvertures. L’hiver parisien n’est pas particulièrement rude
mais terriblement humide, ce qui laisse des intérieurs doux et chauds pour un
extérieur mordant, rempli d’humidité qui se glisse partout. Je prends plaisir à
rester bien au chaud, blotti sous la couette ; mais il me faut bien sortir du lit pour
attaquer ce mercredi tranquille. Curieusement, je n’ai fait aucun cauchemar cette
nuit-là. Peut-être quelque beau rêve, même, comme si les photos de cadavres et
les heures d’interrogatoires de la veille m’avaient expurgé d’on ne sait quelle
passion maléfique.
Sur mon portable, j’ai reçu des SMS furieux de mon meilleur ami, Erwin. C’est un
provincial monté à Paris pour ses études, qui loge dans un petit studio, rue de la
Grande Truanderie près des Halles. On le surnommait Darwin, puisque tel est son
surnom, ou plutôt était sachant qu’il l’a abandonné depuis le début de l’année. Il
se plaint, à juste titre, que je lui aie posé un lapin. Nous avions convenu d’un
rendez-vous dans un café de Saint-Germain des Prés, après un bon mois sans
nous rencontrer (nous nous étions surtout parlé sur Internet après nous être vus
pour la première fois en colonie de vacances). D’après ce qu’il dit, il m’a attendu
plus d’une demi-heure, m’a envoyé cinq SMS, sans réponse de ma part. Il est
reparti seul et énervé. Je le comprends très bien. Mais mon portable était éteint
au poste de police ! Et avec tous ces interrogatoires, notre rendez-vous m’est
complètement sorti de la tête. Je le rappelle immédiatement. Il répond assez vite.
- Erwin, c’est Augustin.
- Eh, tu ne manques pas d’air. Je t’ai appelé deux fois et envoyé je ne sais
combien de SMS hier, et tu n’as même pas répondu. Vraiment…
- Ecoute, je suis vraiment désolé de n’être pas venu. Des circonstances de
dernière minute m’en ont empêché. Je ne pouvais pas me servir de mon portable.
Il m’est arrivé un truc incroyable hier, je ne peux pas te raconter ça au téléphone
mais quand je te le dirais, tu verras, c’est totalement fou. Tu es disponible quand
ces prochains jours ? Ne t’inquiète pas, je serais au rendez-vous cette fois.
- Laisse-moi réfléchir… Aujourd’hui, je peux. Mes cours se finissent à trois heures,
et je suis dispo’ toute la soirée. Tu peux venir chez moi ? Disons, vers quatre
heures ?
- Oui, ça me va. C’est OK, j’y serais. A tout à l’heure !
Erwin loge dans une chambre d’hôte vers les Halles, c’est-à-dire – ironie
suprême ! – pas très loin de la préfecture de police qui est tout près des quais. Il
habite au-dessus d’un magasin gothique, le Grouft, dans le 1er arrondissement.
Ce magasin pratique des tarifs astronomiques, à faire pâlir un gothique non-
millionnaire (au moins, il aura déjà le teint pâle, élément indispensable de la
panoplie du parfait goth) ; on y trouve toutes sortes d’accessoires « goths », tels
que les grosses chaussures New Rock, les jupes en cuir, toutes sortes d’habits
noirs plus ou moins dans le style XIXème siècle, divers bijoux… A force de passer
devant le magasin pour rentrer chez lui, Erwin, qui n’habite ici que pour ses
études en école d’ingénieur, a fini par sympathiser avec les vendeuses et leur a
acheté toutes sortes de choses. La dernière fois que je l’ai vu, il portait un
manteau rouge foncé, large et épais, à la tenue majestueuse, avec des boutons
style marine. Depuis, il m’a dit qu’il s’était également teint les cheveux en noir.
Erwin gothique, j’avais hâte de voir ça ! Oh, je l’ai déjà un peu vu auparavant,
mais nous ne nous sommes pas beaucoup rencontrés ces derniers temps.
L’histoire de Phoenix a tout gâché. Il est rare que je me fasse des amis en colonie
de vacances, alors autant les conserver ! Si le copinage est facile et courant,
l’amitié est comme une plante venue de l’hyperborée ; rare et précieuse, cultivée
dans le froid, avec néanmoins un élément de chaleur enracinée qui la fait
pousser sans se briser net sous son propre poids.
Aujourd’hui, je dois réviser pour mes examens. La session d’exams commence la
semaine prochaine. Mais je n’en aurais pas pour longtemps. J’ai déjà beaucoup
révisé avant, amassé des forces et des connaissances, entre un engourdissement
latent et une stimulante envie de connaître.
Comme tous les mercredis matin, j’ai couru dans le parc de mon quartier.
« Matin », façon de parler : nous n’étions plus le matin, mais je prendrais mon
premier repas de la journée après, et ensuite je réviserais. C’était comme un
matin tardif. Dans le parc, j’ai croisé pas mal de monde – cadres en pause de
midi à deux, coureurs du dimanche, enfants en centre aéré sortant pour
déjeuner. Heureusement, le parc était bien aménagé. La foule s’y dilue et s’y
disperse. Tout ou presque y est rond, en forme de courbe, de demi-cercle, de
serpent. Très peu de lignes, et encore, elles restent petites. Je courais le long des
chemins serpentés, dépassant parfois une personne, tournant à peine autour
d’un arbre, grimpant ici ou là une petite pente – un coin du parc étant plus
vallonné que le reste.
La course est fatigante par moments. Quand je grimpe la pente, par exemple, je
sens mes poumons pulser à double vitesse, chassant à grand-peine le dioxyde
d’azote. Mais tout cela est nécessaire. Rien de meilleur que de courir plus loin
qu’on n’a jamais été, en s’apercevant qu’on ne fatigue pas et qu’on peut
continuer encore longtemps… Sinon le doux repos que l’on éprouve lorsqu’on
souffle après avoir couru. Le corps s’est exprimé, il a repris ses droits, on le sent
davantage et on se sent davantage en lui. On relativise, on voit tout d’un œil clair
et détaché. Erwin me vanne quelquefois là-dessus, gentiment. Sans jogging, ou
du moins sans effort régulier, je ne serais plus moi-même. Un être humain saint
ne peut pas vivre sans exercice physique. Il ne ressentirait plus son corps !
Quand je me suis arrêté après avoir couru, en nage dans mon survêtement, j’ai
commencé les étirements en laissant quelques pensées hasardeuses remonter
dans mon esprit. Elles y ont fait leur nid, puis sont reparties vers d’autres cieux,
comme un oiseau qui part dans le ciel sans laisser de trace derrière lui. Un
battement d’aile… Nous étions en janvier ; nul oiseau ne chantait dans les arbres
secs et creux, mais l’idée me vint à l’esprit pendant que j’étirais lentement les
muscles de mes jambes, arc-bouté sur une table de ping-pong. Plusieurs tables
en béton peint, résistantes à la pluie, aux tags et à tout ce qu’on pouvait
imaginer, avaient été placées là côte à côte. Sur une autre table, un père jouait
au ping-pong avec son fils. Il lui expliquait les principes de la finance, de la
fondation d’une entreprise :
- Quand tu crées ton entreprise, tu n’es pas un salarié. Tu gères ton propre
argent, la manière dont tu le dépenses à travers les comptes de ta boîte, mais tu
fais également travailler tes salariés. Ce sont tes hommes qui travaillent pour toi.
J’esquissais un sourire en voyant un adolescent dégingandé, emmitouflé dans un
lourd manteau blanc, la tête couverte d’un bonnet de la même couleur, écouter
son père la bouche ouverte. Il ne devait pas être beaucoup plus jeune que moi.
Mes étirements terminés, je repartis au pas de course pour rentrer chez moi,
prendre une rapide et agréable douche chaude, manger un gros brunch et
réviser. Aujourd’hui : Descartes. J’ai eu de mauvaises notes l’année dernière à
son sujet, je dois réviser pour en obtenir de meilleures et me rattraper… Ce
n’était pas uniquement dans le but de satisfaire le jury de licence, constitué pour
moitié de profs minables, prêts à sacquer un élève pour ses convictions
politiques opposées aux leurs ou parce que tel de leur copain ne pouvait pas le
blairer ; c’était, bien davantage, une question d’honneur. Bien qu’en désaccord
avec la philosophie de Descartes sur de nombreux points, j’admire
particulièrement l’homme qu’il a été. Un pionnier, un découvreur, un grand
penseur, logique et systématique, rigoureux et doué d’un certain sens du beau
quoi qu’il n’insistât jamais dessus. Même si je condamnais la raison conquérante,
le relativisme des « Lumières » écrasant cultures et traditions pour y faire une
tabula rasa dévastatrice, mon admiration pour le cartésien aux cheveux longs
était sans bornes. J’avais même un portrait de lui scotché au mur de ma
chambre.
Une bonne heure plus tard, le temps de me concentrer et d’intégrer les
principaux points des Passions de l’âme – le livre sur lequel je serais interrogé à
l’examen – je terminais mes révisions. Plus qu’une heure et demie pour apprécier
les joies de l’Internet, et je filais chez Erwin pour ne pas être en retard.

Tous les journaux parlaient de « l’affaire Phoenix ». Il n’y eut pas un journal qui
ne fit pas sa une sur le sujet. Un lycéen prénommé Pierre, alias Phoenix sur
Internet, abritant en fait en lui une personnalité psychopathologique qui venait
d’éclater comme une cocotte-minute trop pressurisée. Le jeune psychopathe
avait tué sept personnes, au cours d’un sanglant périple, qui s’est finalement
terminé sur sa mort. J’achetais deux journaux payants et y ajoutais un gratuit que
l’on me tendait à l’entrée du métro. Les articles parlaient tous, un moment, du
jeune A., un étudiant à qui le forcené envoyait des photos de ses cadavres. Cela
me faisait tout drôle d’être cité par les médias. Me voilà célèbre ! Comme disait
Andy Warhol, chacun a droit à son quart d’heure de gloire. Avant (et c’est là ce
qu’il n’a pas dit, mais cela en découle de manière tout à fait logique) d’être
oublié par les gens, afin de laisser place à la célébrité du quart d’heure suivant,
qui elle-même sera oubliée… et ainsi de suite. J’espérais bénéficier, plus tard,
d’une gloire beaucoup plus belle et plus méritée qu’un rôle de témoin dans une
affaire sordide un jour d’hiver. En effet, je souhaitais devenir enseignant-
chercheur, peut-être même écrivain. J’aurais aimé écrire, j’aurais aimé créer.
D’une certaine manière, je n’ai jamais cessé de le faire depuis mes seize ans, âge
où j’écrivis ma première nouvelle « sérieuse ». Ensuite vinrent divers articles,
textes, chroniques. Ecrire était pour moi comme faire du jogging – une chose
indispensable, une manière de se développer, de créer ; une manière d’être.
Peut-être, un jour, les médias parleraient-ils de moi parce qu’un de mes livres
m’aurait rendu célèbre ; et mon nom reviendrait quelquefois, au moins dans un
milieu précis ; après ma mort, je laisserais des livres, des créations belles et
utiles… Du moins je l’espère. Car je n’avais encore écrit aucun livre. Mais peut-
être écrirais-je une nouvelle pour raconter l’histoire de Phoenix, en l’imaginant
plus ou moins autour de l’axe constitué par les maigres informations que j’ai sur
lui. Cela ne valait pas un roman entier, mais c’était sûrement une bonne idée. Il y
avait matière à raconter. Et puis, j’aimais bien mêler fiction et réalité. La fiction
ne faisait jamais autant vibrer l’auditeur qu’en s’adressant à ses cordes
sensibles, avec un lien au réel. La création n’est pas autre chose que le
réarrangement d’éléments déjà existants dans le monde réel. Telle est l’opinion
de certains philosophes, confirmée par certains arguments et surtout par
l’expérience. Un centaure ou une sirène n’étaient pas autres choses que des
démonstrations de cette théorie. Vous ne croyez pas ?
Le métro s’arrêta bruyamment à la station Châtelet. Je descendis au milieu de la
cohue. Emporté par celle-ci jusqu’aux couloirs de changements de ligne, je m’en
extrayais pour trouver une sortie, et plus spécifiquement la sortie adéquate. Celle
d’une place située près de la rue où vivait Erwin. Et, bien sûr, près du Grouft.
Bien que moyennement gothique, je ne pouvais m’empêcher de contempler la
vitrine du magasin avec une curiosité teintée d’émerveillement et de désir ; si je
pouvais m’amuser à jouer au gothique, poussant le look vampiresque noir
jusqu’à la caricature, ou assumant mon néo-classicisme médiéval avec chic et
distinction… Bah ! Je n’avais pas besoin de cela pour être heureux. Le bonheur ne
réside pas dans les objets matériels, mais dans notre esprit, dans notre manière
de voir les choses, en un mot dans nos habitudes et dans notre volonté. Nous en
avons souvent parlé, Erwin et moi – Erwin étant un infatigable défenseur de la
cause matérialiste, ou pas, selon les jours – mais mes thèses n’ont pas changé
d’un iota là-dessus. J’ai jeté un œil à la vitrine du Grouft, aux bottes New Rock
couvertes de lacets et de lamelles de métal, à quelques accessoires ; le regard
de la vendeuse, tapie derrière cet amas d’objets, croisa le mien, et je repartis
vers la porte de l’immeuble pour composer le code sur la palette de chiffres à
l’entrée. Comment Phoenix était-il entré dans d’autres immeubles que le sien ?
Avait-il attendu qu’on les lui ouvre, ou n’avait-il tué que dans des immeubles
équipés d’interphones, convaincant les propriétaires de lui ouvrir ? Propriétaires
d’immeubles, achetez des digicodes, cela sauvera peut-être la vie de ceux qui y
habitent !

Erwin m’attendait chez lui. Il avait préparé du café fumant. Sa petite chambre
était entièrement meublée, avec une kitchenette et une minuscule salle de bain.
Deux fauteuils en cuir déglingués, récupérés dans les rues du XVIème
arrondissement un jour de grandes poubelles, nous attendaient. Ou plutôt, un
seul, car des vêtements formaient un gros tas sur l’autre fauteuil. Une chaîne hi-
fi, perchée sur un rayonnage vissé juste en dessous du plafond, laissait échapper
quelques balades rock.
- Tu veux une tasse ? proposa Erwin.
- Je veux bien, merci, répondis-je en prenant la tasse bouillante qu’il me tendait.
Nous nous assîmes, lui sur son lit, moi sur le fauteuil disponible (je proposais
l’inverse mais il voulut absolument me laisser le fauteuil). Je bus une gorgée de
café. Ce breuvage était si fort et si chaud qu’il me fit presque étouffer en arrivant
dans ma bouche. Pourtant, j’ai l’habitude du café noir, je ne prends jamais de
sucre avec ! Erwin versa un peu de vodka dans son café, comme à son habitude.
Je remarquais ses cheveux teints. Conformément à ses dires, il s’était teint les
cheveux en noirs, poussant le gothisme jusqu’à ajouter de l’eye-liner sous ses
paupières… Entre cela et le grand guerrier urbain qui racontait ses infatigables
histoires de baston, je ne le reconnaissais plus ! J’en fis mention ; il répondit qu’il
avait juste voulu tester, pour faire un menu plaisir à une des vendeuses de
Grouft, et que de toute façon cela n’empêchait pas de se battre. L’essentiel,
disait-il, étant de faire du sport, on pouvait tout se permettre si on s’acquittait de
Scette exigence-là.
- Mais venons-en au vif. Qu’est-ce qui s’est passé, hier ? demanda Erwin, un
sourcil levé, comme s’il observait une créature étrange tombée d’un vaisseau
spatial.
Je lui racontai tout. Des commentaires de Phoenix sur mon blog aux dernières
paroles échangées lors des séances d’interrogatoires tard dans la nuit, en
passant par les photos des cadavres et l’engouement des médias pour cette
affaire qui faisait vendre. Il écouta en buvant son café, d’une petite gorgée rapide
de temps à autre. Ses seuls mots quand j’eus fini de parler furent :
- Ben dis donc.
Il se tut, puis reprit :
- J’ai lu cette histoire dans le Figaro de ce matin, mais je n’aurais jamais imaginé
que « le témoin » dont ils parlaient, « lié au tueur après qu’ils se soient tous deux
rencontrés sur Internet », c’était toi.
Puis il éclata de rire :
- Tu as ton quart d’heure de gloire, profites-en bien ! Tu es à la une des
journaux ! De tous !
- C’est Phoenix qui fait les gros titres. Je ne suis qu’un témoin.
- Mais Phoenix est mort. Qu’on parle de lui ou non, il n’en a plus rien à faire
maintenant. Toi, tu es vivant. Même si tu viens juste après lui dans cette histoire,
tu peux apprécier ta célébrité.
- Sûrement, dis-je avec un sourire amer. Mais j’ai beau être un simple témoin, les
flics vont probablement se pencher sur moi, encore plus qu’ils ne l’ont déjà fait
hier. J’ai attiré un tueur psychopathe – tout le monde n’en serait pas capable,
volontairement ou non. Je suis quasiment sûr que mes moindres mouvements sur
Internet seront épluchés, analysés et répertoriés. Espérons qu’ils ne me harcèlent
pas pour les quelques albums de musique que j’ai téléchargé dernièrement.
- Bah, c’est Big Brother, on n’y peut rien, répondit Erwin en finissant sa tasse. Tu
veux encore du café ?
- Ce ne sera pas de refus, il fait super froid dehors, frissonnais-je. Il n’y a plus de
chauffage ici ? La dernière fois que je suis venu, on ne caillait pas autant…
- Il faisait moins froid, aussi. J’ai du chauffage mais mon radiateur ne fonctionne
qu’à moitié. Et l’isolation thermique de ma fenêtre (la seule fenêtre de la
chambre était un velux donnant sur le toit) déconne un peu. Ils vont venir la
changer la semaine prochaine.
Erwin me ressert un peu de café, s’en remet aussi, avec une louche de vodka. Vu
la température cryogénique qui règne dans cette chambre, je comprends qu’il ait
besoin de cela pour avoir chaud…
- Je peux avoir un peu de vodka aussi ?
- Bien sûr, passe-moi ta tasse un instant.
Nous parlâmes ensuite, c’était prévisible, des histoires de bagarre de la bande à
Erwin. En effet, il faisait partie d’une bande, déjà citée deux fois par les médias
locaux : la fameuse « milice » qui sévissait dans la ville d’où il venait, et dont il
faisait partie auparavant. Il en parlait non sans une certaine fierté. Malgré une
intervention de la police, qui avait coûté à certains leur casier judiciaire, la bande
avait fini par se reformer. Ils ne se battaient plus comme avant, mais gardaient
néanmoins un tempérament combatif. Quelquefois, l’un d’eux était mêlé à des
bagarres de bar. La plus importante innovation dans leur comportement,
pourtant, rendrait perplexe le premier sociologue venu. Deux d’entre eux – qui ne
s’étaient pas fait arrêter le jour où la police est venue –, dont un certain Kévin,
depuis lors surnommé « Lord », qui était ceinture noire de karaté banryû-kai,
avaient fondé une association d’apprentissage du karaté. L’association en
question regroupait majoritairement des anciens de la bande (et refusait la
venue de certains en son sein). Elle préservait non seulement une certaine
intégrité, mais permettait aussi et surtout à chacun de se perfectionner en sports
de combat. D’après Erwin, le statut associatif évitait les problèmes de
« racisme » quand on en rejetait certains à l’entrée du club. Il a aussi permis – ce
que je n’aurais imaginé – à la bande d’avoir à sa disposition une salle
polyvalente, dans la mairie de la ville, deux heures par semaine, pour s’entraîner.
Kévin y dispensait des cours de karaté. Bien qu’ayant le même âge que moi, et,
paraît-il, la même stature svelte, il avait déjà remis à sa place plus d’un voyou un
peu trop agressif envers lui. Cette initiative associative, racontait Erwin,
intéressait d’autres personnes venant de toute la France, et même de Suisse ou
d’Allemagne.
- Des partis politiques ? demandai-je. Si ma mémoire est bonne, tu m’as dit qu’on
avait déjà essayé de vous « récupérer » politiquement, avant toutes ces histoires
avec la police…
- Oui, cela nous est déjà arrivé. Je pensais qu’il s’agissait encore de cela quand on
m’en a parlé, mais apparemment, non. Les gens qui s’intéressent à notre
initiative en ont entendu parler par des canaux non officiels, des rumeurs, des
bruits de comptoir, tu t’en doutes bien – les leaders actuels de notre groupe ne
vont pas crier sur les toits que leur association a pour but d’apprendre aux gens
à se défendre contre les racailles en survêt. Mais ce ne sont pas des gens venant
de tel ou tel mouvement. Souvent, ils sont politisés, mais n’appartiennent à
aucun parti.
- Et ils sont nombreux ?
- A ce qu’il paraît, un prof de karaté de Stuttgart a fait la même chose que nous
dans sa ville. J’ai entendu dire que son club attirait beaucoup de « petits blancs »
politisés. Ici, à Paris, le club de boxe où je me rends tous les vendredis fait la
même chose. Et je suis sûr que cela existe partout, même si nous ne savons pas
où et comment exactement.
- C’est génial, avouai-je, agréablement surpris. Peut-être est-ce là une contre-nuit
face à la décadence qui nous mine…
- Oh, attends, on a déjà pas mal parlé de ça la dernière fois !
- Pas dans le même sens. Ce genre d’initiatives, je trouve cela excellent. De plus
en plus de gens, des jeunes, ouvrent les yeux sur ce qui se passent. Et ils
comprennent qu’ils doivent se bouger le cul – pas dans le sens pseudo-citoyen
qu’on nous vante partout, mais dans le bon sens, pour retrouver la combativité
que notre société calfeutrée occulte toujours plus. Le jour où ça pétera, des
milliers de jeunes bien dans leur peau, forts et décidés, sortiront de leur trou. Et
l’ennemi comprendra que la jeunesse européenne n’est pas la call-girl
mondialiste que certains croient. Il ne manque plus qu’un renouveau culturel,
une volonté de retrouver les racines de nos ancêtres face à la sous-culture
ambiante, la désintégration du politiquement correct inquisiteur et
culpabilisateur…
- Là-dessus, tu rêves un peu. Je doute que beaucoup de jeunes s’intéressent à
leur culture. C’est trop compliqué, il faut prendre du temps, on n’a pas tout tout
de suite. Rien que cela, c’est de nature à en décourager plus d’un.
- Sans doute. Mais il reste toujours la fameuse élite dont on parle, toi avec ta
bande, moi avec tous ceux qui tentent de penser différemment ou d’exercer
leurs talents, au service de l’éclosion d’une chose nouvelle, novatrice, aujourd’hui
et maintenant.
- Evidemment ! Seulement, tout le monde ne rejoint pas la bande. Même ceux
qui nous soutiennent. Ils n’en auront pas forcément le courage, ni les capacités.
- C’est très probable. Mais le simple fait de cultiver ses talents, de créer ou de se
battre, pour un art, une culture, un peuple, en un mot quelque chose qui
appartient au sur-être collectif européen qui ne demande qu’à ressusciter… Je
pense que c’est déjà une manière d’appartenir à l’élite. Pas l’élite oligarchique
pourrie, pas ces lobbyistes voleurs et menteurs ; mais l’élite de mérite, celle des
gens qui ont la volonté et le talent ; enracinée, forte et fière.
- Oui. Vivement que tout change. Qu’on renverse tout, qu’on fasse le grand tri
dans le fouillis et la confusion d’aujourd’hui, et qu’on construise quelque chose
de nouveau ! déclama Erwin d’un ton théâtral.
- Phoenix aurait pu être l’un des nôtres, si seulement il n’avait pas fait ce qu’il a
fait. Il avait tout, le courage, l’esprit de sacrifice…
- Bah, ce qu’il a fait a mis un peu d’animation dans une capitale qui en avait bien
besoin. Pour ce que j’en ai entendu, tous les types qu’il a tués étaient des
bourges purs et durs. On ne les regrettera pas. En plus, leur fric sera réinvesti
dans l’économie et taxé par l’état en tant qu’héritage. Quand même, on ne peut
pas nier qu’il y ait du bon !
- Attends, toi aussi, tu es friqué, dis-je.
- Oui, mais je me soigne.
Nous eûmes un grand éclat de rire.

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