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Tous les journaux parlaient de « l’affaire Phoenix ». Il n’y eut pas un journal qui
ne fit pas sa une sur le sujet. Un lycéen prénommé Pierre, alias Phoenix sur
Internet, abritant en fait en lui une personnalité psychopathologique qui venait
d’éclater comme une cocotte-minute trop pressurisée. Le jeune psychopathe
avait tué sept personnes, au cours d’un sanglant périple, qui s’est finalement
terminé sur sa mort. J’achetais deux journaux payants et y ajoutais un gratuit que
l’on me tendait à l’entrée du métro. Les articles parlaient tous, un moment, du
jeune A., un étudiant à qui le forcené envoyait des photos de ses cadavres. Cela
me faisait tout drôle d’être cité par les médias. Me voilà célèbre ! Comme disait
Andy Warhol, chacun a droit à son quart d’heure de gloire. Avant (et c’est là ce
qu’il n’a pas dit, mais cela en découle de manière tout à fait logique) d’être
oublié par les gens, afin de laisser place à la célébrité du quart d’heure suivant,
qui elle-même sera oubliée… et ainsi de suite. J’espérais bénéficier, plus tard,
d’une gloire beaucoup plus belle et plus méritée qu’un rôle de témoin dans une
affaire sordide un jour d’hiver. En effet, je souhaitais devenir enseignant-
chercheur, peut-être même écrivain. J’aurais aimé écrire, j’aurais aimé créer.
D’une certaine manière, je n’ai jamais cessé de le faire depuis mes seize ans, âge
où j’écrivis ma première nouvelle « sérieuse ». Ensuite vinrent divers articles,
textes, chroniques. Ecrire était pour moi comme faire du jogging – une chose
indispensable, une manière de se développer, de créer ; une manière d’être.
Peut-être, un jour, les médias parleraient-ils de moi parce qu’un de mes livres
m’aurait rendu célèbre ; et mon nom reviendrait quelquefois, au moins dans un
milieu précis ; après ma mort, je laisserais des livres, des créations belles et
utiles… Du moins je l’espère. Car je n’avais encore écrit aucun livre. Mais peut-
être écrirais-je une nouvelle pour raconter l’histoire de Phoenix, en l’imaginant
plus ou moins autour de l’axe constitué par les maigres informations que j’ai sur
lui. Cela ne valait pas un roman entier, mais c’était sûrement une bonne idée. Il y
avait matière à raconter. Et puis, j’aimais bien mêler fiction et réalité. La fiction
ne faisait jamais autant vibrer l’auditeur qu’en s’adressant à ses cordes
sensibles, avec un lien au réel. La création n’est pas autre chose que le
réarrangement d’éléments déjà existants dans le monde réel. Telle est l’opinion
de certains philosophes, confirmée par certains arguments et surtout par
l’expérience. Un centaure ou une sirène n’étaient pas autres choses que des
démonstrations de cette théorie. Vous ne croyez pas ?
Le métro s’arrêta bruyamment à la station Châtelet. Je descendis au milieu de la
cohue. Emporté par celle-ci jusqu’aux couloirs de changements de ligne, je m’en
extrayais pour trouver une sortie, et plus spécifiquement la sortie adéquate. Celle
d’une place située près de la rue où vivait Erwin. Et, bien sûr, près du Grouft.
Bien que moyennement gothique, je ne pouvais m’empêcher de contempler la
vitrine du magasin avec une curiosité teintée d’émerveillement et de désir ; si je
pouvais m’amuser à jouer au gothique, poussant le look vampiresque noir
jusqu’à la caricature, ou assumant mon néo-classicisme médiéval avec chic et
distinction… Bah ! Je n’avais pas besoin de cela pour être heureux. Le bonheur ne
réside pas dans les objets matériels, mais dans notre esprit, dans notre manière
de voir les choses, en un mot dans nos habitudes et dans notre volonté. Nous en
avons souvent parlé, Erwin et moi – Erwin étant un infatigable défenseur de la
cause matérialiste, ou pas, selon les jours – mais mes thèses n’ont pas changé
d’un iota là-dessus. J’ai jeté un œil à la vitrine du Grouft, aux bottes New Rock
couvertes de lacets et de lamelles de métal, à quelques accessoires ; le regard
de la vendeuse, tapie derrière cet amas d’objets, croisa le mien, et je repartis
vers la porte de l’immeuble pour composer le code sur la palette de chiffres à
l’entrée. Comment Phoenix était-il entré dans d’autres immeubles que le sien ?
Avait-il attendu qu’on les lui ouvre, ou n’avait-il tué que dans des immeubles
équipés d’interphones, convaincant les propriétaires de lui ouvrir ? Propriétaires
d’immeubles, achetez des digicodes, cela sauvera peut-être la vie de ceux qui y
habitent !
Erwin m’attendait chez lui. Il avait préparé du café fumant. Sa petite chambre
était entièrement meublée, avec une kitchenette et une minuscule salle de bain.
Deux fauteuils en cuir déglingués, récupérés dans les rues du XVIème
arrondissement un jour de grandes poubelles, nous attendaient. Ou plutôt, un
seul, car des vêtements formaient un gros tas sur l’autre fauteuil. Une chaîne hi-
fi, perchée sur un rayonnage vissé juste en dessous du plafond, laissait échapper
quelques balades rock.
- Tu veux une tasse ? proposa Erwin.
- Je veux bien, merci, répondis-je en prenant la tasse bouillante qu’il me tendait.
Nous nous assîmes, lui sur son lit, moi sur le fauteuil disponible (je proposais
l’inverse mais il voulut absolument me laisser le fauteuil). Je bus une gorgée de
café. Ce breuvage était si fort et si chaud qu’il me fit presque étouffer en arrivant
dans ma bouche. Pourtant, j’ai l’habitude du café noir, je ne prends jamais de
sucre avec ! Erwin versa un peu de vodka dans son café, comme à son habitude.
Je remarquais ses cheveux teints. Conformément à ses dires, il s’était teint les
cheveux en noirs, poussant le gothisme jusqu’à ajouter de l’eye-liner sous ses
paupières… Entre cela et le grand guerrier urbain qui racontait ses infatigables
histoires de baston, je ne le reconnaissais plus ! J’en fis mention ; il répondit qu’il
avait juste voulu tester, pour faire un menu plaisir à une des vendeuses de
Grouft, et que de toute façon cela n’empêchait pas de se battre. L’essentiel,
disait-il, étant de faire du sport, on pouvait tout se permettre si on s’acquittait de
Scette exigence-là.
- Mais venons-en au vif. Qu’est-ce qui s’est passé, hier ? demanda Erwin, un
sourcil levé, comme s’il observait une créature étrange tombée d’un vaisseau
spatial.
Je lui racontai tout. Des commentaires de Phoenix sur mon blog aux dernières
paroles échangées lors des séances d’interrogatoires tard dans la nuit, en
passant par les photos des cadavres et l’engouement des médias pour cette
affaire qui faisait vendre. Il écouta en buvant son café, d’une petite gorgée rapide
de temps à autre. Ses seuls mots quand j’eus fini de parler furent :
- Ben dis donc.
Il se tut, puis reprit :
- J’ai lu cette histoire dans le Figaro de ce matin, mais je n’aurais jamais imaginé
que « le témoin » dont ils parlaient, « lié au tueur après qu’ils se soient tous deux
rencontrés sur Internet », c’était toi.
Puis il éclata de rire :
- Tu as ton quart d’heure de gloire, profites-en bien ! Tu es à la une des
journaux ! De tous !
- C’est Phoenix qui fait les gros titres. Je ne suis qu’un témoin.
- Mais Phoenix est mort. Qu’on parle de lui ou non, il n’en a plus rien à faire
maintenant. Toi, tu es vivant. Même si tu viens juste après lui dans cette histoire,
tu peux apprécier ta célébrité.
- Sûrement, dis-je avec un sourire amer. Mais j’ai beau être un simple témoin, les
flics vont probablement se pencher sur moi, encore plus qu’ils ne l’ont déjà fait
hier. J’ai attiré un tueur psychopathe – tout le monde n’en serait pas capable,
volontairement ou non. Je suis quasiment sûr que mes moindres mouvements sur
Internet seront épluchés, analysés et répertoriés. Espérons qu’ils ne me harcèlent
pas pour les quelques albums de musique que j’ai téléchargé dernièrement.
- Bah, c’est Big Brother, on n’y peut rien, répondit Erwin en finissant sa tasse. Tu
veux encore du café ?
- Ce ne sera pas de refus, il fait super froid dehors, frissonnais-je. Il n’y a plus de
chauffage ici ? La dernière fois que je suis venu, on ne caillait pas autant…
- Il faisait moins froid, aussi. J’ai du chauffage mais mon radiateur ne fonctionne
qu’à moitié. Et l’isolation thermique de ma fenêtre (la seule fenêtre de la
chambre était un velux donnant sur le toit) déconne un peu. Ils vont venir la
changer la semaine prochaine.
Erwin me ressert un peu de café, s’en remet aussi, avec une louche de vodka. Vu
la température cryogénique qui règne dans cette chambre, je comprends qu’il ait
besoin de cela pour avoir chaud…
- Je peux avoir un peu de vodka aussi ?
- Bien sûr, passe-moi ta tasse un instant.
Nous parlâmes ensuite, c’était prévisible, des histoires de bagarre de la bande à
Erwin. En effet, il faisait partie d’une bande, déjà citée deux fois par les médias
locaux : la fameuse « milice » qui sévissait dans la ville d’où il venait, et dont il
faisait partie auparavant. Il en parlait non sans une certaine fierté. Malgré une
intervention de la police, qui avait coûté à certains leur casier judiciaire, la bande
avait fini par se reformer. Ils ne se battaient plus comme avant, mais gardaient
néanmoins un tempérament combatif. Quelquefois, l’un d’eux était mêlé à des
bagarres de bar. La plus importante innovation dans leur comportement,
pourtant, rendrait perplexe le premier sociologue venu. Deux d’entre eux – qui ne
s’étaient pas fait arrêter le jour où la police est venue –, dont un certain Kévin,
depuis lors surnommé « Lord », qui était ceinture noire de karaté banryû-kai,
avaient fondé une association d’apprentissage du karaté. L’association en
question regroupait majoritairement des anciens de la bande (et refusait la
venue de certains en son sein). Elle préservait non seulement une certaine
intégrité, mais permettait aussi et surtout à chacun de se perfectionner en sports
de combat. D’après Erwin, le statut associatif évitait les problèmes de
« racisme » quand on en rejetait certains à l’entrée du club. Il a aussi permis – ce
que je n’aurais imaginé – à la bande d’avoir à sa disposition une salle
polyvalente, dans la mairie de la ville, deux heures par semaine, pour s’entraîner.
Kévin y dispensait des cours de karaté. Bien qu’ayant le même âge que moi, et,
paraît-il, la même stature svelte, il avait déjà remis à sa place plus d’un voyou un
peu trop agressif envers lui. Cette initiative associative, racontait Erwin,
intéressait d’autres personnes venant de toute la France, et même de Suisse ou
d’Allemagne.
- Des partis politiques ? demandai-je. Si ma mémoire est bonne, tu m’as dit qu’on
avait déjà essayé de vous « récupérer » politiquement, avant toutes ces histoires
avec la police…
- Oui, cela nous est déjà arrivé. Je pensais qu’il s’agissait encore de cela quand on
m’en a parlé, mais apparemment, non. Les gens qui s’intéressent à notre
initiative en ont entendu parler par des canaux non officiels, des rumeurs, des
bruits de comptoir, tu t’en doutes bien – les leaders actuels de notre groupe ne
vont pas crier sur les toits que leur association a pour but d’apprendre aux gens
à se défendre contre les racailles en survêt. Mais ce ne sont pas des gens venant
de tel ou tel mouvement. Souvent, ils sont politisés, mais n’appartiennent à
aucun parti.
- Et ils sont nombreux ?
- A ce qu’il paraît, un prof de karaté de Stuttgart a fait la même chose que nous
dans sa ville. J’ai entendu dire que son club attirait beaucoup de « petits blancs »
politisés. Ici, à Paris, le club de boxe où je me rends tous les vendredis fait la
même chose. Et je suis sûr que cela existe partout, même si nous ne savons pas
où et comment exactement.
- C’est génial, avouai-je, agréablement surpris. Peut-être est-ce là une contre-nuit
face à la décadence qui nous mine…
- Oh, attends, on a déjà pas mal parlé de ça la dernière fois !
- Pas dans le même sens. Ce genre d’initiatives, je trouve cela excellent. De plus
en plus de gens, des jeunes, ouvrent les yeux sur ce qui se passent. Et ils
comprennent qu’ils doivent se bouger le cul – pas dans le sens pseudo-citoyen
qu’on nous vante partout, mais dans le bon sens, pour retrouver la combativité
que notre société calfeutrée occulte toujours plus. Le jour où ça pétera, des
milliers de jeunes bien dans leur peau, forts et décidés, sortiront de leur trou. Et
l’ennemi comprendra que la jeunesse européenne n’est pas la call-girl
mondialiste que certains croient. Il ne manque plus qu’un renouveau culturel,
une volonté de retrouver les racines de nos ancêtres face à la sous-culture
ambiante, la désintégration du politiquement correct inquisiteur et
culpabilisateur…
- Là-dessus, tu rêves un peu. Je doute que beaucoup de jeunes s’intéressent à
leur culture. C’est trop compliqué, il faut prendre du temps, on n’a pas tout tout
de suite. Rien que cela, c’est de nature à en décourager plus d’un.
- Sans doute. Mais il reste toujours la fameuse élite dont on parle, toi avec ta
bande, moi avec tous ceux qui tentent de penser différemment ou d’exercer
leurs talents, au service de l’éclosion d’une chose nouvelle, novatrice, aujourd’hui
et maintenant.
- Evidemment ! Seulement, tout le monde ne rejoint pas la bande. Même ceux
qui nous soutiennent. Ils n’en auront pas forcément le courage, ni les capacités.
- C’est très probable. Mais le simple fait de cultiver ses talents, de créer ou de se
battre, pour un art, une culture, un peuple, en un mot quelque chose qui
appartient au sur-être collectif européen qui ne demande qu’à ressusciter… Je
pense que c’est déjà une manière d’appartenir à l’élite. Pas l’élite oligarchique
pourrie, pas ces lobbyistes voleurs et menteurs ; mais l’élite de mérite, celle des
gens qui ont la volonté et le talent ; enracinée, forte et fière.
- Oui. Vivement que tout change. Qu’on renverse tout, qu’on fasse le grand tri
dans le fouillis et la confusion d’aujourd’hui, et qu’on construise quelque chose
de nouveau ! déclama Erwin d’un ton théâtral.
- Phoenix aurait pu être l’un des nôtres, si seulement il n’avait pas fait ce qu’il a
fait. Il avait tout, le courage, l’esprit de sacrifice…
- Bah, ce qu’il a fait a mis un peu d’animation dans une capitale qui en avait bien
besoin. Pour ce que j’en ai entendu, tous les types qu’il a tués étaient des
bourges purs et durs. On ne les regrettera pas. En plus, leur fric sera réinvesti
dans l’économie et taxé par l’état en tant qu’héritage. Quand même, on ne peut
pas nier qu’il y ait du bon !
- Attends, toi aussi, tu es friqué, dis-je.
- Oui, mais je me soigne.
Nous eûmes un grand éclat de rire.