wmndre B/ZOIS « dossier
La Revue nouvelle
L’art de ne pas
changer le monde
Entretien avec Antoinette Rouvroy
Les algorithmes sont a
siques des circonstances et conditions de pro-
duction des données dont ils sont nourris, et indifférents aux maniéres
dont les personnes peuvent se représenter et rendre compte d'elles~
mémes. Leur prétendue objectivité court-circuite la culture, le langage
vet le désir. Utilises
par les pouvoirs publics ou privés, ils vident de leur
sens le debat, la decision, la responsabilité, la justice.
+ Lavie, c'est lexeds permanent de la vie. Le vit — ce qui ne peut
jamais dtre orgenisé jusqu’au bout: la désorgenisation de la vie. x
La Revue nouvelle: Quelles sont les roci-
nes de vos travaux sur lo gouvernemento-
lité algarithmique ?
Antoinette Rouvrey: Aprés m’étre
d'abord intéressée au patentiel « pré-
dictif » des tests génétiques et & leurs
implications en termes d'égalité d’op-
portunités sur les marchés de l'emploi
‘et de l'assurance ainsi que dans les
dabats relatifs 4 l’Etat providence aux
Etats-Unis et en Europe’, j'ai com-
mencé 4 m'intéresser aux implications
juridiques, politiques et philosphiques
‘des nouvelles pratiques statistiques
nourries par les données numériques
disponibles en quantités massives.
Fondées sur les techniques du numé-
rique, ces pratiques de détection, de
VArtoinatte Rouwoy, Human Genes ond Necliberal
‘Governance. A Fovcasidion Critique, Routledge-Caven-
dab, 2007.
Boyan Manchev, Le métomarphose et linstant.
Désorgonisation de fe vie, La Phocide, 2009.
classification et d'évaluation anticipative
des propensions et comportements
humains constituent de nouveaux modes
de production du savoir, de nouvelles
modalités d'exercice du pouveir, et
de nouveaux modes de subjectivation.
Bref, une nowelle gouvernemen-
talité algerithmique, se présentant
comme une évolution des formes de
gouvernementalité déjé étudiées par
Michel Foucault précédemment.
Des normes indétectables
‘et indiscutables
Cette gouvernementalité alporithmique
se démarque des précédentes par le
fait d'tre nourrie essentiellement de
données brutes en elles-mémes asigni-
fiantes, cette absence de signification
@tant d'ailleurs pergue comme un gage
d'objectivita. Elle a aussi la particu-
larité d'affecter par avance les com-dossier « Let dene pas changer le monde
portements possibles sur le mode de
Falerte suscitant de la réponse-réflexe
dun stade préconscient, plutét que
par des mécanismes visant a réformer
les psychismes individuels, au faisant
appel aux capacités d'entendement
‘et de volonte des personnes. Cette
gouvernementalité n'a plus pour cible
Fétranger, la peste, |a maladie men-
tale, Ia lapre (comme la biopolitique
décrite par Foucault), mais Pincertitude
comme telle, ou l'exeés du possible sur
le probable, La préemption, qui est le
mode opérataire de la gouvernemen-
talité algorithmique, consiste a faire en
sorte que certaines choses, qui me sont
que possibles, se produisent 4 coup sir
‘ou N@ puissent en aucun cas se produire.
Cette préemption dispense a la fois de
ls désobéissance, du jugement et de la
sanction, tout en rendant les narmes 4
la fois indétectables et indiscutables.
‘Ona beaucoup dit et lu que l'une
des principales menaces amanant de
Finternet est la mise & mal du droit ala
protection des données personnelles.
‘Mais il mla semblé que ce n'est pas
13 que se trouve le neeud. J'ai voulu
déplacer l'attention sur des enjeux plus
collectifs, moins individualistes et
‘tenter de voir en quoi les algorithmes:
changent les dynamiques de la norme et
de labaissance. En quoi, bien qu'sppa-
remment plus objectifs, ils risquent
de nous éloigner dramatiquement
du projet d'une société plus juste en
renforgant, teut en les rendant plus
invisibles et moins faciles 4 combattre,
les inégalités socioéconomiques et les
nermativités sociales dominantes.
RN: On dit souvent que, & époque des big
data, les algorithmes changent le monde.
En quoi?
AR: Ils ne changent pas du tout le
monde, cette idee reléve de la pense
magique ou de l'animisme informa-
tique ! Ils changent la maniére dont
nous nous représentons le monde. Ou
plutét, ils substituent 4 mos représenta-
tions une idéclogie technique d'imma-
nence totale extrémement séduisante.
Ils font ainsi mine de nous dispenser de
nous représenter le monde, d’évaluer et
de débattre de nos représentations du
monde. A travers les big dete et grace
aux algorithmes capables de les faire
« parler », on aurait enfin un aceés im-
médiat, hors langage, non idéclogique,
au réel lui-méme, sans qu'il soit encore
nécessaire de rien interpréter ni repré-
senter ni théoriser. II nous serait enfin
possible, A mous humains, d'aceéder au
réel « directement » et dane de manigre
totalement « objective », exhaustive,
atemporelle, sans plus en passer par
aucune représentation, d'une maniére
émancipée du langage lui-mame. Les
big dots et les algorithmes encouragent
le fantasme d'une maodélisation anti-
cipative automatique et en temps réel
du social. Le réel se gouvernerait ainsi
lui-méme & travers des profils (de ter-
roriste potentiel, de fraudeur potentiel,
d'acheteur potentiel, d’employé ideal
potentiel...) quill produirait & mame
le social numérisé. Ce gouvernement
des algorithmes, in fine, dispenserait
de l'Etat, des institutions, de toute
notion d'autarité ou de pouvoir...
Refermer existant sur lui-méme
Or, les données — certes disponibles
en quantités massives, mais pas dis-
ponibles & tout le monde de la méme
manidre — ne sont jamais « données »,
elles ne sont, au mieux, que des trans-
criptions passives des faits, eux-mémes
tributaires des narmativités sociales ou
des rapports de force ou de domina-
tien en vigueur. Décider en fonetion
des données, c'est prétendre décider
objactivement, en fanction des faits, ce
qui n'équivaudra jamais & gouverner en
fonction de la justice qui, alle, demande
que l'on prenne en compte les con
tions des faits, et lorsque ces conditions
sont injustes, qu’on les change. Les big
dota, parce qu’ils sont le plus souvent
45anonymisés, désindexés, décontex-
tualisés, sant absolument amnésiques
des conditions de leur production.
Juste un exemple: si dans les faits la
plupart des empleis fertement remuné-
rateurs sent occupés par des hommes,
les algorithmes de recommandation
nourris de ces dannées-la, utilisés &
des fins d'objectivation des décisions
dembauche au de promotion, répercu-
‘teront passivement comme autant de
données « objectives » ce quin'est en
fait que le rasultat de préjugés défave-
rables aux femmes. Ils produiront des
« profils de performance » faverables aux
hommes au détriment des candidates
féminines. La soi-disant optimisation
des décisions par le recours 4 la soi-
disant intelligence des données, c'est
le contraire de l'Emancipation, c'est le
contraire d'un changement de monde.
Lignorance des causes des phéno-
menes au profit dela pure induction
‘statistique news condamne au conser-
vatisme en rendant invisibles et incon-
testables les préjugés et les biais dant
est parcourue natre réalité sociale.
Les algorithmes ne « gouvernent »
pas. Ils sont programmés, mais n'ont
pas de programme politique, ne
font pas de projet, ne font pas de
choix: ils optimisent l'état de fait.
RN: Pourquoi, d un mement denné,
cédons-naus le gauvernoil d ces algo-
rithmes pour dicter telle ov telle déci-
sion politique ou managériale ?
AR: Cet engouement pour la gou-
‘vernementalité algorithmique, cette
eonfiance dans |’s intelligence des don-
nées » sont symptomatiques, avant tout,
d'une crise de la reprasentation sous
‘toutes ses formes: mous nous défions de
‘toutes nos représentations de la réalite,
qui semblent toujours trap subjectives,
sélectives, biaisées, idéclogiquement
marquées, politiquement incorrectes.
Avrai dire, comme lexprimait trés
B/201E = dossier
bien le peintre Lue Thuymans, « (T]
hese days the nation of the “real” rules
everything — not realistic but “real”? »
Ce n'est plus la simple objectivité ou le
seul réalisme de la représentation du
mande sous sa forme numérique qui
séduisent, mais bien plus radicalement
le remplacement du mande physique,
idéalement sans reste — ce qui n'est,
pas numérisé n'existe pas. Le mande
numérique est pris pour la réalité. La
prétendue exhaustivité (exhaustivity,
en anglais, signifie aussi lépuisement)
des big deta est une occasion inouie de
« totalisation », c'est-d-dire de cléture
de la rationalite purement quantitative
sur elle-méme. Ce qui est calculable
est immunisé contre la part irréduectible
d'incertitude radicale inhérente a la vie
méme. Cette « totalisation » numé-
rique, en particulier les modélisations de
Padvenir qu'elle rend possibles, pramet
aux sociétés de se dispenser de toutes
les conventions, institutions, fictions,
présomptions et projets par lesquels
alles se sont jusqu’ ici tenues ensemble
pour faire face 4 limprévisible et &
Fincertain, 4 l'inadéquation, en somme,
de leurs raprésentations du mande.
Une nouvelle fabrique des individus
Chaque société et chaque époque ont
leurs modes privilgiés de gestion de
Pincertitude (qui somt aussi des modes
de création de lien social — de consis-
tance sociale, méme, pourrait-on dire):
dans la « société actuarielle » ou a assu-
rancielle » que "Etat providence se
donne comme représentation, la charge
de Paléa, du sort aveugle, de lexcés du
possible sur le probable, était répar-
tie entre les membres de collectivités
dassurés, ou méme prise en charge
collectivement par |'Etat. La rationalité
algerithmique signe l'avénement d'une
société dans laquelle la nation méme
de risque disparait en méme temps
2|Paul Thek, tec Thuymans, Why?!, Galerie Isabella
“Crarnowska, Distara Veslag, Heri, 2013dossier « Let dene pas changer le monde
que la tolérance 4 lidée quiexiste une
part tragique, incompressible, d'incer-
titude radicale: price aux big data, il
deviendrait possible d’sssigner 4 chacun,
individuellement, par avance son # cout
réel ». Les individus sent mis en cencur-
rence d échelle quasi moléculaire de la
donnée numérique infrapersonnelle.
‘Ce tournant algerithmique, on le voit,
sous prétexte d'objectiver les processus
décisionnels, ne se pose pas en rupture
par rapport aux politiques néalibérales,
mais a ces dernigres des outils
particuliérement diserets et puissants.
‘Mais ce sont des machines, et nen des
hommes, qui analysent les données
qui ont l’air P’émaner spontanément
du réel lui-méme. Or ce n'est pas
parce que les données numériques
‘ont air de proliférer spontanément
qu’elles rendent compte avec jus~
‘tesse du monde dont elles emanent,
‘et ce, pour trois raisons au moins.
Premiérement, tout n'étant pas numé-
risable, une part trés importante du
mande n'est pas prise en compte.
Ammnésique de tout ce qui — des réves,
des projets, des possibilités passées —
n'a pas trouvé a s'actualiser dans un
1 présent », la « réalité » algorithmique
‘est une réalité expurgée de la contin-
gence (du fait que Pétat de fait numéri-
quement enregistré aurait pu étre tout
autre). Le sens dela contingence et les
possibilités du passé sont des ressources
précieuses pour les alternatives de de-
main, mais elles restent étrangéres a la
rationalité algorithmique parce qu'elles
nont pas laissé de traces numérisées, si
ce n'est dans certaines ceuvres d'art.
Deuxiémement, les capteurs étant
inégalement distribués dans espace,
les données ne reflétent le monde que
du point de vue combiné de ces cap-
teurs, et les algorithmes, quoi qu’sn en
dise, sont souvent’ parametrés par des
3|epgrentissage automatique machine learning] per
humains, qui fixent, par exemple, le seuil
4 partir duquel une corrélation entre
des données est suffisamment forte
pour qu'elle contribue 4 la construction
d'un profil (eu le seuil de tolérance aux
« faux positife » ou aux « faux négatifs »).
Les algorithmes ne nous émancipent
pas du point de wue, mais rendent ce
point de vue indétectable, non loca-
lisable. La visualisation algorithmique
est située, mais on ne sait pas ol, on
ne sait pas dod elle nous pergoit.
Enfin, les dennées brutes sont rendues
amnésiques des conditions de leur
preduction 4 force d’anenymisation, de
dasindexation, de décontextualisation..
Bref, on nous parle de data-driven policy,
de politique fondée sur les données
(plutét que sur... la politique, les normes
sociales, le droit), mais on questionne
rarament la donnée en elle-méme.
On postule sa neutralité, son exhaus-
tivité, et cela al'air encere plus neutre
quand en parle de dennges brutes.
RN: Cette prétendue objectivite des
données, comment se demonte-t-elle ?
AR: En slintéressant conerétement aux
maniéres suivant lesquelles les données
sont produites, récoltées, stackées,
analysées, on ne peut que se rendre 3
Pévidence: les données numériques ne
sont pas le monde, elles ne le repré-
sentent pas non plus, elles sont des
mirgitements partiels, décontextualisés,
d’existences quotidiennes, de trajec-
toires, d'événements. Des algorithmes
les aprgent a l'échelle industrielle, pour
produire des « madéles de comporte-
ment », qui soient « opérationnels w.
La question de leur vérité ou de leur
fausseté ne se pose méme pas: ces
madéles doivent étre utiles afin d’epti-
miser (et d'accélérer) les décisions en
matiére de marketing, de sécurité,
d’attributions de credit, ete. On entend
met copendant, ot plus en plus, aux slgorithner de
Saffiner «eux-mdies m, par esssis et erreurs, Voi
sujet Mentretion avec Yves Citton ders le present
47souvent que les algorithmes doivent
étre transparents, qu'ils doivent faire
eonnaitre leur logique de traitement
des données, Mais ce sent d’abord les
données elles-mémes qui sont prablé-
matiques, et tant qu’on croit que les
dennees sent le reel dans sa totalite, on
slempache de se confronter au monde.
Un autre exemple trés connu: la ville de
Boston utilise application Street Bump.
Les données GPS des citoyens quila
détiennent sur leur smartphone peuvent
aider @ détecter quand ils évitent un.
trou dans la rue, Si plusieurs personnes
font un éeart, on envoie un reparateur.
Le prabléme est que las habitants des
quartiers pauvres ant mains de smart-
phones que ceux des quartiers riches.
Leurs rues sont donc moins réparées.
Je n’insisterai jamais assez: 'abandon du
souci de la causalité au profit dela pure
induction statistique, c'est aussi l'aban-
den de toute ambition de prévention ou
de correction des inégalités sociales im-
pliquées dans les differences en termes
de qualité de vie, de performance
économique, d'intégration sociale...
inversé
RN: Selon vous, les algarithmes en-
gendrent (a disparition du sujet. Que
vyoulez-vaus dire par id?
AR: Le profilage algorithmique, et les
applications fondées sur ee prefilage
peur personnaliser les interactions
administratives, commerciales, s@curi-
taires, assurancielles, récréatives, etc.,
semblent placer l'individu au centre de
‘toutes les préoccupations, adapter pour
lui son environnement informationnel
et physique sans que jamais ce dernier
ait ni le besoin ni l'secasion de formu-
ler ou d’énoncer peur lui-méme eu pour
autrui ses préférences, choix, intentions,
‘et sans qu'il lui soit encore possible,
bien souvent, d’en rendre compte par
lui-méme. Cette sollicitude présuppose
une « transparence » psychique de la
2 B/2016 = dossier
personne, qui rappelle et réhabilite une
forme de comportementalisme numée-
rique. La personne ne peut plus opposer
a Pobservateur aucun masque social, c2
que l'on appelait une persona. Elle se
trouve exposie 4 un « regard » algorith-
mique, Mais ce regard « objectif », a
se présente comme débarrassé de tout
« discours » et de tout point de vue,
n'est pas un phénaméne absolument
neuf, il rappelle les descriptions qu’a
données Michel Foucault de l'expé-
rience clinique depuis le XVIII" siéele*.
Plus récemment, la fascination pour les
daterminants génétiques des processus
biolagiques operait un nouveau par-
tage du visible et du dicible. La célébre
formule de Frangais Jacob en fait un
résumé trés clair: « On ninterrage
plus la vie aujourd'hui dans les labora-
toires. On ne cherche plus 3 en cerner
les contours. [..] C'est aux algorithmes
du monde vivant que s'intéresse au-
jourd’hu’ la biologie? ». Avec la gané-
tique, l'épistémé visuel, de surface (la
couleur, l'aspect, la texture des tissus}
se trouve complatée ou remplacée par
une épistémé non visuelle, de profon-
deurs: on s'intéresse au génotype tout
autant, sinen plus, qu’au phénotype.
Enfin, avec l'avénement des big dota,
ces deux meuvements du visible et du
dicible se radicalisent et le phémaméne
acquiert tout simplement une portée
beaucoup plus générale: l'exparience
subjective tout comme la matérial:
corps ne comptent plus, ne sont par-
teurs d'aucun savoir ni d'aucune verite
erédible, n'ont plus rien a raconter. Les
du
«En carieaturant, on pourrait dire qu’s travers le eli
nigue, les récits des patients relatifs 4 leur expévience,
‘ileus pitis, Meterpretution subjective quils pournent
faire de leurs symptimes, perdeent toute pertinence
seaplcative ow diagnontique. Ces discours deversient
rormimes, ay mieur, dos syrmptimes devant cider
-desart Is puissance de Febjestivation madicale, Voie
shel Feucaule, Noissance de ty cnigue, PUF, coll. « Qu