Laurent Thévenot
UN GOUVERNEMENT PAR LES NORMES
Pratiques et politiques des formats d'information
De quelle politique est porteur Tample mouvement de normalisation dans
Jequel nous sommes pris? Peut-on parler de « politique » & son propos et
niestce pas plutot de technique ou déconomie que relevent des normes qui
gouvernent des choses? Ces questions retiendront ici note attention en raison
des tos ordres denjeux quelles comportent.
‘Cest Fampleur du phénoméne qui frappe en premier lieu. Débordant lar-
zgement les domaines techniques et professionnels spécialisés, le mouvement
‘de normalisation s'est accentué avec la construction du marché européen. Son
‘extension est visible au regard de tous, & mesure que s‘allonge la liste des ves
de notre entourage qui sont soumis 2 des normes européennes, des aires de
Jeux od sébattent les enfants aux haies bordant les champs et configurant les
‘paysages. Sa portée politique est au moins indiquée par les réactions aux
intrusions dune nowvelle source dautortésise dans la Communauté euro-
péenne. Quelle est donc la nature de ce « marché aux normes » (Thévenat,
1995a)'? Pour répondre & ces questions, claret la politique des normes et
Un programme collet de recherche sur « normalisation et qualification » ment depuis 1993
| Lnsitot otemational de Pars - La Défense dan le cadre du programme « Conventions et
coordination de Taction » animé par Yauteur, a et développé en relation avec le Cenire
. Dans les typologies des
normes, cette standardisation de facto oppose aux standardisations de jure fai-
sant appel A des réglements. La désignation de norme « de fat » est toutefois
trompeuse si fon prend la mesure de Tapparil industriel 'uniformisation et de
ccontréle mis en place par la firme, qui vient doubler le dispositif de compromis
‘du marketing orienté vers le marché et vers Topinion. Quant a la normalisation
« de droit», elle se approche de la gestion contractuelle de marques avec la
transformation progressive d'une normalisation réglementée par IEtat en une
normalisation « volontaire »
‘Cettype de normalisation contractuelle occupe une place centrale dans Vin
temationalisation des marchés et dans la construction européenne. L'autorité
de IEtat sur la police des marchandises est en patie reportée sur un disposi
tif contractuel gouverné par des normes de qualité. En résulte un composé de
libéralisme et de normalisation métrologique. La formule méme de ce « libé-
ralisme normalisateur » indique qui recéle de fortes tensions interes.
Opacifié par sa couverture technique, ce mouvement est de grande ampleur.
1 modifie la fagon denvisager les objets techniques dans leur mise en valeur
é recompose les figures classiques du producteur et du consom-
‘mateur, et méme les conceptions politiques du citoyen, de ses modes dinter-
vention et des bonnes formes de gouvernement.
Des normes pour des droits civiques : du consommateur au citoyen
Les justitications qui modélent le dispositit de normalisation ne sont pas seu-
Jement industrielles ou marchandes mais également civigues lorsqu’est visée
la protection de droits du citoyen. D'une rationalisation diingénieur, dune
police de marchand, la normalisation élargit sa vocation pour répondre non
seulement aux agencements de producteurs, de vendeurs et dacheteurs, mais
également de consommateurs ou de citoyens qui échappent aux qualifications
industrielle et marchande. On le voit en matidre de normes de sécurité des
produits, ou de normes environnementales et agro-environnementales, Tel le
Un gouvernement par les normes 215,
rot du travail labor€ pour remédier aux asyméties de pouvoir quignore la
figure contractuelle d'un accord de volontés, un droit du consommateur até
développé pour corriger Vinégaité du contrat marchand avec le producteur
(Kessous, 1997, chap. 2). Se détachant peu a peu de la police du marché et de
la repression des fraudes, a protection Sst étendue aux risques duilisation
(loi de 1978), puis la sécurité tla santé dans le cadre d'une « protection du
consommateur » (loi de 1983) (ibid, chap. 1). Cette orientation civique fut
iniialement prise en charge par des services public, dans le prolongement
dune métrologie dat, jusqu’ ce que la normalisation réglementare soit
ims en cause au nom de limpératf marchand de concurrence. Les directives
ceropéennes ont grandement favorisé ce remplacement des réglements éEtat
par des procédures de régulation qui partcipent dune chaine de conformation
dite volontare, et qui obligent & une formalisaton de V'nformation tout au
Jong de cette chaine cerfiante
La police des choses : Ia norme a l'épreuve
Les différentes justifications du processus de normalisation se donnent & voir
dans les lieux propices a l'argumentation publique, tels que des comités de
normalisation od sont arréiés les reperes et les méthodes inscrts dans le texte
de la norme. Jugements et preuves y sont alors soumis & des exigences de qua-
lification générale (Thévenot, 1995c). Cependant, une large partie de la
‘machinerie de normalisation est consacrée & l'application des normes : des
‘opérations de mesure mettent a l'épreuve pour juger d'une conformité". Ces
‘opérations nous entrainent vers d'autres lieux et d'autres types de normativité
{qui ne sont plus gouvernés par un régime de justification. Loin des conven-
tions collectives, l'appréciation de 1a conformité est supportée par les conve-
ances de I'action normale aussi bien que par les accommodements familiers
des expérimentateurs professionnels ou des usagers. L'enquéte montre que les
‘mesures de conformité aux normes ne peuvent se cantonner dans le régime
auquel le scientifique se tient dans ses publications, et saisir complétement les
étres & partir de propriétés physico-chimiques rapportant leur comportement &
des lois (Thévenot, 1993a). La police de la sécurité est une quadrature des
11. Ceci nempéche pas que I'avantage compara de Is normalisation au niveay europten, par
rapport aux mécinismes moadiaux type TSO, se trouve dct des standards de qualité ce,
plus spéciiquemen. des standards orients vere la notion de sécurité ou ahygitne
(Trevenot, 19960)
12 Pour Tanayse sysémaique de diverse formes expense des choses, voir Bessy &
‘Chateuraynaus, 1995; sr Vexpetise dan le jgement mesial, voit Doty, 1993: sur fex
pense impliquée dans les procédures de normalisation, voir Sainte Marie & Cssablanca
1996.216 Laurent Thévenot
choses plus embarrassante : elle doit integrer des utiisations « raisonnable-
‘ment prévisibles », mises en action et usages qui ne s'adossent pas & des lois
scientifiques. Alors que du tableau de la nature finalement offert par le labo-
ratoire scientifique doit disparaitre toute agence humaine engagée dans un
format d'action normale, dans la normalisation de biens marchands, ou de
biens d'usage, il est impossible de réduire Yes engagements qui supportent une
telle agence humaine intentionnelle.
Les agencements de Vindividu et de Vobjet: propriété ou wtilté ?
_Déia,Tengagement marchand agence des suets humains et des objets qu sont
nettement différenciés dans leurs modes de saisie, et non pas rapportés aux
propriétés communes qu'appréhende la sisie physicaliste. Le régime de just-
fication marchande,fagonné pour les disputes publiques, offre une élaboration
conventionnelle du régime d'action normale. La figure de Vagence humaine
volonite y est mise en valeur sous un certain rapport & Yobjet qui supporte
tune évalvation générale. Llactvité est spécifiée en tant qu'appropriation pri-
‘ative et a volonté fixée sur acquisition, son moyen dexécution n'étamt Sasi
4uien tant que possession. Le droit équipe ces réductions conventionnelles, le
rapport de propriété aussi bien que l'agence volontaire du contractant qui ser-
vent de supports & imputation de responsabilité. Tout autre est Iélaboration
conventionnelle dans une grandeur industrielle qui met en valeur en le géné-
ralisant un rapport defficacité entre le plan d'action et 'exécution, Cette gran-
‘deur industrielle est une qualification conventionnelle qui érige des équiva-
lences entre des fonctionnalités qui e '€valuent dordinaire que dans le cade
«une action normale et de ses tolerances. Ce n'est plus action en question qui
est horizon dappréciation, mais une mesure defficacité.
Les deux rapport appropriation et dvilisation etcace ont danné lieu &
4es constructions conventionnelles tts différentes mEme si leur composition
est au coeur des constructions économiques. Une qualité proprement mar-
chande ne garantit rien dautre que la possibilité de 'échange et ne comporte
pes dattente de normalité dans un rapport d'utilisation. On le voit bien dans la
rmaxime du « caveat emptor » qui limite Ia question du vice & sa visibilté lors
, lenguéte doit se pro-
longer par une investigation sur une autre espce de « fétichisme », celui de
Yutlits, qui engage aussi des « rapports sociaux ». La valeur dusage reste
facheusement naturalisée dans opposition 8a valeur mirchande, alors mEme
aque le terme de « valeur » devrait indiquer une évaluation commune et inci
ser rechercher les conventions collectives qui la soutiennent, 'esten suivant
Un gouvernement par les normes 217
une police de la sécurité des objets qui ne sen tient pas & la valeur conven-
tionnelle marchande mais qui doit &tendre son emprise dans une saisie fone
tionnelle et méme, au-dela, dans certaines variations idiosyncrasiques d'usa-
fe, que l'on peut éclairer cette question. La normalité de la fonetion peut étre
alors située relativement, par rapport la construction conventionnelle d'une
valeur plus générale defficacité mais aussi, en decd, par rapport un engage-
‘ment families qui oe s'aligne pas sur cette normalité fonctionnelle. La garan-
tie de propriétés fonctionnelles des biens est aujourd'hui en cours S'équipe-
‘ment & Yaide du dispositif de normalisation, tout comme la garantie de leur
appropriation privative fut équipée de longue date par le droit civil. La com-
préhension des effets de la normalisation ne doit done pas se limiter 8 une uni
formisation sociale souvent dénoncée parce que individu n'y aurait pas sa
place. La normalisation fonctionnelle est, en effet, congruente avec une indi-
vidvation de l'agence humaine!
La réduction des engagements fonctionnels et familiers & des propriétés
de Vobjet
LLe régime de laction normale connait Yinguiéwude de ta tentative et la tempo-
ralité de Teffectuation, L'action malheureuse survient par inexpérience de
‘utilisateur, par mégarde, par utilisation d'un moyen inapproprié. La réduction
de laction & un échange marchand contracte le temps de Texpérience dans un
simple transfert des propriétés de l'objet & son propriétaire, selon un mouve-
‘ment instantané et immédiat qui se confond avec l'acte méme de vente,
Garantir le fonctionnement ou I'usage & partir d'une qualité purement mar-
chande de l'objet acquise par 'achat souleve donc des difficultés. Or Tévolu-
tion du dispositif de normalisation sécuritaire va dans ce sens, par proximité
avec le marché : toute la garantie devrait résider dans la qualification du pro-
uit, les agents humains ne stengageant les uns avec les autres que par rapport
A cette qualité vis-2-vis de laquelle ils se lient contractuellemera.
La normalisation orientée vers un impératif de sécurité comporte ainsi des
tensions internes que l'on doit élucider pour mener une analyse critique. Elle
suppose de saisir Tobjet dans des engagements différents de la transaction
marchande et denvisager des agences différentes de l'acheteur ou du vendeur.
De méme que étude du travail réclame, par dela I'échange contractuel, de
prendre en compte une maitrise intentionnelle ainsi qu'une habileté familigre,
de méme le souci de Vutilisation oblige a appréhender lusager dans des expé-
riences toutes différentes de l'schat. Limpératif de sécurité demande que Ton
15. Peter Wagner note la combinaison Ue collectivsaion ds objets et une individuaisation
es conduies (Wagner 1996, chap. 8)218 Laurent Thévenot
rmeute Tobjet a Tépreuve de 'utlisetion, et Thorizon de Taccident invite &
<épasser le fonctionnement normal pour envisager des usages déviants. Cette
prise en compte des usages accommodés, families, voire exploratores doit
pourtant se solder par une qualification du produit propice a la saisie mar-
chande. La machinerie du test transforme ainsi des engagements fonctionnels
cou familiers en propriétés des objets pouvant passer pour des extensions de
propriétés physico-chimiques.
‘Un moyen majeur de transformation consiste, pour le technicien de nor-
ralistion,& protonger le travail détalonnage inspré de son colegue métro-
logue et construire des étalons dure humai. Bien entendu, létalonnage est
impuissant opérer une réduction parfaite d'un régime dengagement &
autre: on ne peut sasirYagence humaine elevant dun régime d'action inten-
ionnelle & Taide de propriétés. Au mieux, des suceédanés d'action seront
appréhendés & partir de régularités comportementales intégrées dans le test.
Dans le est d'un porte-bébé, par exemple, le suppor est soumis & des agita-
tions régulitres de haut en bas qui tiennent iew de soubresauts occasionnés
par la marche de Ft humain portant le bébé.
La réduction semble dautant plus accomplie que Iétalon est rapporté ui-
sméme & des propriétés physico-chimiques fondamentales qui ont fait Tobjet
<éune métrologie scientifique. Aini, le bébé occupé & action davaler est mis
en propriété parti d'une bouche-¢talon réduite& un gabarit ayant la forme tres
pure d'un eylindre creux dont le fond est incliné en biseau & 45°, et sur les
dimensions duquel les membres de la commission de normalisation se sont
accordés (document CENT/TC 252/WG 3, N104 du 22/12/1993). Avec la
réduction a ces propriétés physiques élémentaires, il semble que Von ait réussi
A contenir les actions humaines qui entrainent vers des régimes différents de sai-
sie du monde : actions nécessitées parla ralisation présente du test, ou actions
‘passées ayant déposé une trace dans Tappareillage de test qui sien trouve taxé
6 arbitraire >. Méme réduit& des propriiés élémentaies, étalon peut enco-
re porter ls stigmates dune action humaine antrieure. La mise en étalon de
Ja main humaine qui tient 'anse du couffin et qui est intégrée dans le test de
« stabilité longitudinale » se conerétise dans un tube de diamétre
10 m/80 mm (cf. N104) Un technicien d&aonce ce choix qui ne tiendrait
4u’« au tube quils avaient sous la main », dans le laboratoire ayant initiale-
‘ment mis au point le test, et sur lequel la norme s'est ensuite alignée. Dans un
autre cas est dénoncé T'agent humain qui «a pis la coriére quil avait sous la
rain et qui va entrer dans la norme alors quon ne peut méme plus en trou-
ver » (technicien de laboratoire dessa)
Pour éviter ces actions humaines et ces occasions saisies qui génent la jus-
tification (Thévenot, 1996a), le technicien de laboratoire considére que
Un gouvernement par les normes 219
«Tidal seruit de dessiner les machines en fonction des normalisation et de se
les faire fabriquer ensemble. Ca s'est fait dans le textile. A un moment donné,
les machines ont été définies en commun, on @ contacé un fabriquant qui en a
‘roduit dix-douze d'un coup et elles ont été réparies dans les différents labo-
ratoires ». Mais on est souvent loin de ce cas de figure: les pares de machines
‘extraire des proprétés different selon les laboratoires et proviennent actions
antérieures : « En puériculture, cestdifférent, chacun a plus ou moins des
‘machines, c'est aussi pourquoi les descriptions ne vont pas trop loin, chacun ne
veut pas ere blogué » (technicien de labortoire) Il se peut aussi que Vagent
hhumain ne puisse re transformé en une piBce de la machine & tester en raison
de la diversté des produits & tester par le méme Iaboratoire et du codt din-
vestssement & supporter. Ainsi, les pousseties different wop les unes des
autres par leur mode de pliage pour que la capacité action de plier soit
ttansformée en propriété dune machine, sauf dans le laboratoite privé dun
fabricant (interview d'un fabricant) Ailleus, les mille pliages de rigueur pour
Ja norme sont effectués «la main » dans un format d'action humaine qui est
alors toléré, par défaut.
Liagence humaine dans le transport des propriétés
Etrangement, les normes ont la prétention d'éviter l'aporie de la régle et
incluent des regles sur leur propre application. Sans avoir lu Wittgenstei
Kripke ou Goodman, sans se souvenir de la régression infinie des « instru-
‘ments judicatoires » relevée déja par Montaigne, les normalisateurs de terrain
savent dexpérience que la régle de la régle m/arrétera pas le « rouet ». Les
techniciens chargés de la mise en ceuvte de normes, dans des laboratoires
Etat ou dans des entreprises privées, parlent sans cesse d'« élaborer »,
'e assurer », de « maintenir » « une interprétation » : « quand on a la norme,
‘ona un texte, on ala Joi, mais il y a aussi 'interprétation » (technicien de sécu-
rité dlentreprise). Ce vocabulaire de l'interprétation, tout en pointant vers la
mise en cuvre de la régle, risque d'aréter la réflexion sur un genre de fasci-
nation devant le gouffre interprétatif qu’a intensivement exploité le mouve-
‘ment post-modeme. Il est insuffisant pour préciser le genre dlengagement sur
Tequel reposent les conventions. Obligé de maintenir les propriétés en payant
e sa personne et, si 'on peut dire, de son produit, un technicien dentreprise
chargé des questions de normalisation s‘emploie ainsi & entretenir I'« inter-
prétation commune » de la norme par des actions et des accommodements de
proximité. Pour préparer un test effectué par un laboratoire britannique sur un
produit frangais, il se transporte avec son produit et veille& lélaboration dune
interprétation commune de l'application de la norme au nouvel objet. La
«), ou entre des ordkes différents (par exemple
entre une standardisation justifiée par un marché et une normalisation just
fie par la sécurité de citoyens). Avec les développements ultérieurs ouvrant
sur une large gamme de régimes pragmatiques, nous analysons autres
sources de tension critique, entre régimes dargumentation publique et
régimes dengagement personnel*, Lianalyse de ces tensions critiques entre
régimes dengagement permet de comprendre les sentiments d'abus de pou-
voir que suscite la réduction & des conventions collectives.
Réseaux composites et engagements multiples
L'analyse de Star trouve place dans des figures de politiques décentralisées
qui sont congruentes avec différentes sociologies mettant l'accent sur des
‘connaissances distribuées. Des convergences apparaissent ainsi, aux Etats-
16, Sr ies tensions entre jugement et agape, voir Boltansk, 199, et su celles que suscite la
seutfrance en public, voir Boltansk, 1993.
Un gouvernement par les normes 225
Unis, entre les approches « acior-network » (Latour, 1995), les recherches sur
intelligence « distribuée » dressées contre les modéles du programme et du
plan (Gasser, 1991), les travaux sur les artefacts informationnels (Norman,
1993), les modéles de connaissances distribuées (Hutchins, 1994) et les
recherches antérieures sur 1a cognition sociale distribuée (Cicourel, 1974,
1990), Contre des higrarchies, des plans et des capacités individuelles, sont
mis en valeur des liens locaux, des relations aux équipements, des coopéra-
tions, des dynamiques émergentes,
Les figures du réseau ou de la distribution risquent, par la mise & plat
quopere le graphe, de suggérer une homogénéité des liaisons assurant la cir-
culation dun medium et deffacer, par sa connectique, les tensions critiques
qui nous préoccupent. Lorsqu'est reconnue Ihétérogénéité d'un segment &
autre, lanalyse des noeuds devient cruciale pour comprendre les conditions
de composition de segments disparates. Les notions de « taducteur » ou
« médiateur » pointent vers, plus quils n'explicitent, les contraintes et les pos-
sibilités d'un travail de composition requis pour que transite quelque capacité
‘en dépit de liaisons dissemblables. Ainsi la transitivité de contacts personnels
aboutissant au transport de confiance dans des jugements sur la compétence
des salariés (Eymard-Duvernay & Marchal, 1997) requiert sans doute des
régimes différents de ceux impliqués dans les liens personnels : la construction,
de tiers-juge, aidée par des disposiifs consolidant ces réseaux, et la qualifica-
tion de personnes-de-confiance ou de choses-gages selon des formes de répu-
tation qui contribuent & généraliser la confiance sise dans le proche. Ce ne sont
pas seulement les liaisons entre personnes mais aussi les rapports aux choses
qui doivent ete envisagés dans leur diversité. Lidée dune délégation aux
choses d'un dessein, extrémement fructueuse par la fagon dont elle révéle leur
place dans les coordinations humaines, porte le risque de ne les saisir que dans
tun format fonctionnel en négligeant leur accommodement dans l'usage. En
couvrant Tenquéte sur les modalités variées du commerce avec les choses
(Thévenot, 19946), on situe la place d'un engagement fonctionnel et d'un trai-
tement disciplinant par rapport & des usages qui n'apparaissent, au regard de
ce régime de l'action normale, qu‘en tant que détournement ou déviance par
rapport & une normalité instrumentale,
La saisie des choses : politiques de la mesure
LLorsque les objets saisis sont d'usage quotidien, leur normalisation suscite des
tensions particulitrement vives entre différents modes de saisie. Different-ils
cn cela des objets impliqués dans la normalisation métrologique, qui seraient
réduits sans reste & des propriétés scientifiques, et ainsi abstraits de toute autre
saisie humaine? La métrologie rencontre en fait des problémes similaires,26 Laurent Thévenot
mieux visibles a la lumiére des travaux sur la normalisation dobjets quoti-
iens qui fo ressorit fa vasieté des végienes dlengagement impliqués.
Mallard reléve 1a notion officielle, dans 11 démarche méuologique, de
« valeur conventionnellement vraie » (Mallard, 1996, p. 384). Les métro-
Jogues explicitent donc eux-mémes l'accord conventionnel sur ce qui & valeur
de vérité, sans quil y ait besoin de sociologues des sciences prompts & déni
cher la part diinterventions humaines dans le secret des laboratoires produi-
sant les lois universelles. La convention collective publique s'édifie sur le
régime de Taction normale : la convention, précise le texte de normalisation,
tient sa tolérance d'une « différence non significative pour le but donné » ai
sein d'une organisation. On retrouve ici une référence explicite la téléologie
de Vaction normale qui soutient la saisie fonctionnelle des objets uilitaires.
Paralléle avec la saisie métrologique des propriétés
Pour normaliser Jes mesures et maintenir les « propriétés physiques essen-
tielles » qui ont la faveur du technicien dessa, le métrologue est lui-méme
amené a extrate les proprigtés physiques de situations et bjes matriels
dont la manipulation releve de régimes dengagement bien différents, Ces
‘objets hybrides sont a la fois engagés dans des actions normales & partir de
leur fonctionnalité et, en tant qu'étalons, porteurs de propriétés physiques fon-
ddamentales. Les techniciens qui mésrent le volt doivent ainsi, comme leurs
homologues gui arrachent les yeux des ours en peluche, ¢ déplacer en per-
sonne, entretenir des lens de proximité avec leurs collegues en sentendant sur
les fagons de Cae, étabir des familiartés de proche en proche avec les éqti
ements en usage. La pluralité des formats de connaissance et des engage-
‘ments impliqués disparait toutefois des comptes rendus. Joseph O'Connell
saccorde avec d'autres sociologues des sciences (Latour, Collins, Schaffer)
pour dévoiler dans la métrologie l'invisibe travail des techniciens qui main-
tiennent en pratique universalité de la science, mais que lexposé scientifique
finira par effacer du tableau, Ce dévoilement contribue 2 la mise en cause des
représentants en offrant de bonnes raisons pour dénoncer V'abus de pouvoir
d'un groupe socal de savants eta division du travail gu Ventetent. Le déple-
‘cement que nous proposons poursuit Tenguéte en arnt, et met en évidence
la réduction d'une pluralité de régimes engagement qui se solde parla dom-
nation de Tun dentre eux.
Les efforts répétés pour se dégager de régimes incompatible avec un uai-
tement en propriétés physico-chimiques scandent toute histoire de la métro-
logie. Discutant étalon de sésistance électrique au milieu du xix" siele, les
Britanniques contestent [unité proposée par lindustrel allemand Siemens
pour le motif quelle dépend de matériaux (mereure) et de construction (une
Un gouvernement par les normes 227
ccolonne de 1 mm de section et de 1 m de haut & 0° C) jugés arbitraires. L-idéal
est de se référer & des « unités primaires » (masse, longueur, temps) « frap-
pées du sceau de F'autorté, non du légistateur ov de Vhomme de Science, mais
de la nature » (rapport de 1873 cité par O'Connell, 1993). Un épisode plus
récent des années soixante nous montre & nouveau Ie souci de dégager une
unité physique dagents et dengagements relevant du format de lection nor-
male : un étalon de volt muni d'une poignée et transporté & la main par un
agent habile setforgant d'éviter des inclinaisons excessives (ibid.). Le « stan-
dard intrinséque » est congu pour s'affranchir des actions humaines de liaison
+t Ge transport. Plus de ces cérémonies périodiques au cours desquelles des
agents du bureau des standards reconstituent pratiquement une chalne dac-
couplements entre étalons secondsites et étalons primaires. Le standard
intrinsEque est une espace de kit d'expérience de physique & monter chez soi
le lien au représentant le plus autorisé ne tient plus qu’aux instructions fixant
le protocole de lexpérience et a la chatine de qualification des modalités et des
procédures
La demiére étape de cete Evolution historique de la métrologie ressemble &
Ja transformation actuee de a normalisation, par Vaccet mis sur les aspects
contractuels et procéduraux. Sous impulsion du ministre améticain de la
Défense qui se ouve a la tte dun vaste réseau de sous-traitants, est mise en
place depuis la fin des années 1980 une procéduralisation dela chaine des stan-
dards et des instruments de mesure. Dans un contexte de restrictions budgé-
taires, on substitue au travail agents vsitant les laberatoires de sous-traitants
‘pour vérifier la justesse des instruments de mesure, une chalne de tragabillé
‘Des dpreuves impliquant des déplacements dlacteurs en personnes et jouant
done sur plusieurs régimes de preuve sont remplacées par un apparellage de
conventions collectives qui stipule les procédures a suivre et les comptes rendus
A établir, Ce changement fait débat au sein des métrologues, certains dente eux
<4énongant une tragabilité qui ignore les lois de la nature pour lui préférer ls lois
du droit. ls voudraient renverser ce nouveau « veau dor », « objet tangible mais
spécieux détournant attention d'une entité intangible mais efficace quil est des-
tine & représenter »(cité dans O'Connell). O'Connell esquisse un parallel avec
Jes rapports aux Ecritues, dans ie catholicisme et dans la Réforme”, métrolo-
gie et théologie ayant en commun de « rendre réels, maintenir et disséminer les
représentants tangibles dune transcendance » en construisant « un systéme
social dautorité et de dissémination pour exéet des intermédiaires avec cette
‘7 stnspice um referee qi ll avait fait remarguer: uparavant, «i falls ponte su la cits-
‘onde la Bible et indie Ia fan dont on passé des mas Finteprtation incriminge:
‘maintenant, des document et des sceauxgaramisent le fonctonnement de la mache [.]
‘Au commencement Git Vtbe: ba Tana Sigatie28 Laurent Thévenot
transcendance & défaut d'une permanente mise en présence ». La réforme métro-
logique serait « calviniste » en ce quielle ouvrrait Vacces direct de chacun au
‘Volt, sans les « rédemptions périodiques » comparées aux médiations « catho-
liques ». Le paralléle avec la théologie™* rompt avec Ia mise en cause des repré-
Sentants pour inciter & un examen plus compréhensif de différents rapports de
présentation et représentation, différemment soutenus par des intermédiires,
Cette demire transformation historique du dispostif métrologique et le débat
guielle suscite nous font progresser dans la direction qui nous intéresse. Le pré-
‘cédent gouvernement métrologique établissait une grande chaine des étres
reliant & Y'étalon et, au-dela, & la variable de la loi physique, la scéne d'une uti-
lisation particuligre. Les liaisons étaient assurées par Vintermédiaire dinstru-
‘ments calibrés mais aussi dune série d’engagements personnels et familiers. Le
second syst#me, en revanche, ne reconnait que des agences autonomes (institu-
tions plutét quétres humains) qui sengagent volontairement sur des repéres for-
‘mels servant de termes de référence au contrat, La réforme ne transforme pas
seulement Iétat dans lequel sont saisis le Volt ou Tun de ses avatars : étalon
auguel se relier périodiquement, ou bien expérience a refaire chez soi. Elle
change la forme de agence pertinente pour le type d'engagement qu'équipe le
dispositif.
La saisie informatique des activités humaines :
Ja «capture » dans le fonctionnement
"Notre analyse des opérations de «sisi » est partie dune réflexion inital sur
le codage statistique, t plus particulitrement le codage des activités profes.
sionnelle, Elle rencontre aujourdhu la recherche de Philip Agr qui porte sur
les opérations de collete de données informatisées et sur la mise en forme
concomitante des activités humaines (voir sa contribution infra). A notte
Souci de rapprocher les mises en équvalence cognitives et les constructions
Politiques répond V'attention portée par Agre aux implications politiques de
nouvelles formes de « capture » décentalisée. Si les démarches sont appa
rentées, les modes de collecte et les types dorganisation quelle sont dest
nées 4 informer different. Les données que nous avons étudiges sintgrent
dans des totalistion statistiques, tlle que celles produites par INSEE pour
sider action de Etat, ou par des organismes intemationaux fourissant des
expertses & partir de classifications standardsées (ef. la contrbution de
Bowker et Star ce volume). Agresintéresse, quant alu, dla collecte décen-
tralis6e dinformations locales sur des activités individuelles au sein organi
sations privés, informations qui sont utilisées pour le management, en temps
18, Voir ausi Latour (1993) les recerches.en cours de Elisabeth Claveie (@ por).
Un gouvernement par les normes 29
réel ou dans des délais rapprochés. Son investigation fait ainsi la transition
ene la saisie normalisée des objets et celle des tres humains au travail que
nous aborderons dans la demigre partie.
‘Alors que les classifications de métiers saisissent des états professionnels,
les modes de « capture » décentralisée visent une unité activité plus élé-
rmentaire, de Vordre de la tache. Fort de son expérience en intelligence arifi
cielle, Agre expose la représentation des activités incluse dans les systémes
information utlisés. Cette « grammaire de l'action » repose sur des unités
élémentaires réplicables : actions-types reconnues par un systéme comptable,
scripts de télémarketing, mouvements standards dentrée-sortie d'un réseau
autoroutier, fonctions dinterface avec un ordinateur ou protocole de commu-
nication avec un réseau, tiches décomposant activité de grandes entreprises
de services aux fins dun « micro management » (McDonald's, Federal
Express, Pizza Hut, etc.) La relation entre saisie et normalité est également
importante pour Agre, qui note que la capture est moins une « découverte »
quiune normalisation de fait, Les agents saisis réarrangent leur activité pour
rhe pas se trouver génés par la collecte dinformation, ou pour contrOler 1a
représentation de leur action qui en résulte. Faute d'un engagement familier
des concepteurs dans les activités saisies, la « grammaire d'action » tend en
‘outre & s'aligner sur des definitions prescriptives de Vactivité. Le choix des
formes de capture peut aussi constituer un enjeu tel que celui des classifica-
tions statistiques (Desrosignes & Thévenot, 1988).
Contrairement au taylorisme qui légiftre sur des séquences d'action (Dodier,
1995), les dispositifs de « capture » laissent parfois ouverte (@ Texclusion de ser-
viees de masse) une certaine liberté individuelle en renvoyant la charge du
contréle & la « discipline du marché ». Cette nouvelle métrologie de F'activité
hhumaine différe done de celle élaborée par Taylor et de la panoplie dinvests
sements de forme qui Faccompagnait (Thévenot, 1986). Alors que la métrolo-
sie de Tingénieur Taylor comrespondait & un format comportemental et & une
dynamique dinculcation par habituation, le management de Ia flexibilité est
aujourd'hui intéressé, dans la relance du libéralisme de marché, & reconnaftre
tune certaine initiative de agent humain relevant d'un régime d'action inten-
tionnelle et & imputer une responsabilité qui passe par ce régime d'engage-
‘ment, Nous avons souligné que, dans ce régime, la saisie fonctionnelle des
objets fait pendant & agence intentionnelle humaine. On peut reprocher au
modéle d'Agre de ne pas prendre en compte cette saisie des objets et ses
cconséquences sur la capture des activités humaines. Il observe quill ny a pas
liew de distinguer le « pistage » (cracking) des étres humains de celui des
choses, tant les deux captures se trouvent liées, les objets servant de capteurs
activités humaines. Mais il méconnait la fagon dont instrumentation fonc-230 Laurent Thévenot
tionnelle dobjets techniques non spévifiquement « informationnels » consti
‘we un préalable pour permettre cetesaisie informatique. Une fonctionnalté
somal des objets et requis po: remonter du capteur &Tacon Fagens
Une nouvelle espice de statistique dentreprise, privée et décentralisée, peut
are ainsi opposée & une statistique ¢'Etat qui realise par un service public et
portant principalement sur des collects, vise a découvrir des lois de compore-
‘ment sur le model des lois denature 28 fourir une expertise pou des mesures
de politique sociale et économique (Affichard, 1987). Cependant, comme pour
la statistique dat, ily a nécessité de codes préalabes pour constituer ce qui
‘aut comme information, méme silecodage impliqué par Ia capture décentra-
lisée reste enfoui dans les fonctionnalés objets qu se substituent, en tan que
capteurs, aux agents humains de sasie et de chiffement. Dans cette transfor.
‘mation historique, le sysime de collecte information est épaulé parle mou-
‘erent conjoint de normalisation de qualités. A la qualité dobjetsnormés dans
leur fonedionnaité corespond cele déres humains : des compétences de base
3 accompli des tiches Clémentaires dont lexécution peut etre contolée coat
tuellement partir de ce mode de « capture»
‘De la normalisation des biens it celle des personnes : la formation d'une
cité informationnelle
Une approche informationnelte de Vactivité humaine
Les implications politiques du mouvement de normalisation des biens sont
plus lisibles lorsque le mouvement s'étend a 1a qualité des étres humains,
‘mesurée & V'aune de « compétences orofessionnelles de base ». Ainsi depuis
lune dizaine d'années, une nouvelle forme de saisie des compétences selon des
« National Vocational Qualifications » ” a 16 élaborée au Royaume Uni pour
servir autant & la gestion des emplois qu’a celle des formations. Ayant inspiré
des sysitmes analogues dans dautres pays du Commonwealth (Australie,
Afrique du Sud), de 'ALENA (Mexique), ou de Tancien bloc de Est libéra-
lisé, ce mouvement a trouvé récemment certains échos en France par le canal
19, Faisant suite au Litre blanc sur uation ea formation produit par la Commission euro
‘éenne (1995), le rapport de la mission sur la formation professionel conie per te
‘ministre du Travail Miche de Vivlle met en avant, comme Tune des proposition érmanan
dela mission, un «referent national des qualifications contut par Jomaines profession
else par niveau, constitue ments simples mais cpialissblescorespondant aux com
pltencesprofesionnlles de bse » (Vive, 1996),
20, Une recherebe sur ce thime,comporant ute comparsion des sysmes qui singptent de
cite orientation, es présenement engagé a Fst nterational de Pans ~ La Defense,
Un gouvernement par les normes 231
4e recommandations européennes reprises au niveau national. On ne com-
pend bien la logique du systéme de normalisation des compétences, et
‘notamment ses écarts par rapport & autres formes plus anciennes de classifi-
cation et de qualification professionnelles, qu’ partir du détour parla norma-
lisation des produits qui lui a servi de modéle. Le transfert aux capacités de
travail de toute la machinerie développée pour gérer les biens et services &
partir de la certification de leur qualité est ailleurs facilité par la qualifica:
tion intermédiare de services qui ne saurait etre completement détachée de
‘activité d8tres humains (De Bandt & Gadrey, 1994).
Ces nouveaux standards de compétence dinspiration libérale visent & ali-
gner autant que possible les marchés du travail sur les marchés des produits, et
AAluuer contre ls «rigidités » qui proviennent Gartculation & des méters, des
apprentisages ou des diplémes. Les nouvelles formes de qualité éablies en
terme de compétence nintégrent plus, dans Tappréciation des personnes et dans
Jeur mise & lépreuve, des ataches durables & des formes insttuées de collectif
telles des corps de métier ou méme des entreprises. Alors que les figures du col-
lectf de grandeur domestique ou civique dotent 'agent une appartenance selon
différentes constitutions de communauté, leur mise en cause est présentée
‘comme libération de ces appartenances dénoncées, dans une évalvation pure-
‘ment marchande, comme autant dobstacles & un marché de qualités. Dans le
nouveau systéme, la « liberté» corespond principalement &la figure dun sujet
individve! contactant,en occurence sur un marché du travail et avec une
centreprise. Liobjctf est de sasir des capactés& la fois élémentares et géné-
zales, dont les combinaisons multiples permettraient de reconstituer aussi bien
es qualifications cfemploi que des contours deformation ou des aptitudes de
personnes. Ce souci de réduction& des qualités élémentaires sapparente & celui
4e Téconomiste de marché décomposant chaque bien en un faisceau de caracté-
Fistiques qui sont supposées en épuisr la qualité globale. Cependant, comme
nous Favons vu pour le produit, la décomposition défat le régime de I'échange
marchand pour aller & des proprétés qui doivent éresaises autrement.
Les travaux précurseurs de la grille de U'UIMM
La décomposition d'une qualification au travail s'inscrit dans une longue his-
tire d'analyse « scientifique » des tiches et des capacités quelles requiérent.
Le demier épisode doit tre considéré & la lumiére defforts antérieurs pour
analyser les emplois & partir de la théorie de information. Marquée par des
snimée par Jan-Frangois Germe et Laurent Thévenot. Ele sappuie, en France, sur une
oopstation ene dee cercheurs du Cente dudes de Fempol, 6s CNAM, du GSPM
(GHESS-CNRS).232 Laurent Thévenot
‘modeles américains et imporée par les missions de productivté de 1947-48,
tne telle analyse a été mise en place dans certaines entreprises frangaises ds
les années cinquante, & la Télémécanique (1948-1952), Renault (1953) et
Berliet (1957) (Hunout, 1987). Cette analyse informationnelle des compé-
fences a marqué la nouvelle grille UIMM de 1975 qui se substituat aux clas-
sifications Parodi et rompait Vancrage aux métiers, Les qualifications par
métier dépendaient dinstitutions et dorganisations professionnelles dont un
ppatronat modemiste souhsitat s'affranchir pour pouvoir créer d'autres liai-
sons, entre des qualifications demploi et des modes d organisation dentrepri-
se, Liélaboration de la nouvelle grille a &té préparée par des expériences de
Classifications d'emploi inspirées des méthodes américaines de job evalua
tion®, Ainsi, la méthode Berliet (dite « Milox et Boquillon ») analyse les
emplois & partir Wexigences requises dans la perception et le traitement de
information et distingve parmi une palette de critéres la « prise dinformation
‘extéroceptive » (0, Ia « prise d'information proprioceptive » (M1), la « déi
sion » (IID, I'« organisation des moyens de réponse » (IV), les « ajustements
ualitatfs » (V), ou « quantitatifs » (VI), pour atteindre un résultat, ou enco-
te les « liaisons » pour « réduire les incertitudes qui s'opposent a la ralisation
des objectifs » (Hunout, 1987). On en retrouve la marque dans Ia fagon dont
les « niveaux de qualification » du projet UIMM distinguent Jes capacités
requises selon la nature des plans d'action (consignes, instructions, objectifS
u programme) et Yimportance des ajustements la situation (Pezet, 1997, p.
{8-69). Les enjeux de ces transformations dans la sasie des competences sont
soulignés par Vhostilté manifestée par la CGT qui résistait au détachement de
la capacité & l'égard dune forme métier et d'une certaine organisation collec
tive susceptible de faire contrepoids au patronat. En revanche la CFDT,
‘notamment dans la personne du négociateur Jacques Chéreque, était favorable
3 certains crittres de classification sanctionnant la responsabilité par rapport
au produit fabriqué et au matériel. Nous retrouvons ici la place dun régime
action normale qui soutient une attribution de responsabilité individuelle &
partir de la fonctionnalité objets, matériels et produits. Des réserves étaient
cependant exprimées quanta une trop grande dépendance & légard d'un poste
de travail, dépendance nuisible a appropriation de la capacité parle salarié,
¢t son transport d'une situation d'emploi a Tautre. Le souci de la délégation
21, M. Champion, qui appartenait an groupe de avail de 'UIMM chargé des nouvelles casi
ations, ffetun des stages de formation chez Berit et Renault, en 1972 et 1973 (Peet,
1997, . 58) Je mappuie dans ce paragraph su a recherche qui Peet a consarée ls
nfgociaton deTUIMM de 1968 1973, en interogean notamment des personnes ayant pa.
ticipl cate négoiation,
Un gouvernement par les normes 233
CEDT était de juger des compétonces de la personne et de « sortir individu
du carcan de Vorganisation pour prendre en compte le potentiel que lui donne
sa formation de base » (ibid.,p. 52, 79).
La normalisation des qualités dans une « société cognitive »
Des « autoroutes de information » & la « société de l'information », la notion
information connait aujourd'hui un usage si étendu, manifestant de telles
‘capacités de mise en rapport et de mise en valeur des activités humaines et de
Teurs équipements, que l'on peut y voir a leeuvre la gestation d'une nouvelle
grandeur et d'une nouvelle cité de I« information », de méme que fon a pu
identifier une « grandeur verte » en cours d'élaboration. La notion d'informa-
tion sinsinue dans l'appréciation de situations quotidicnnes les plus diverses
cet dans l'évaluation de la compétences des gens. Des argumentations de large
portée prenant appui sur des équipements propres aux techniques de I'infor-
‘mation, de linformatique aux médias, se référent & un bien commun suscep-
tible de bénéficier & tous. Ainsi slabore une nouvelle forme de justification
reposant sur une commune dignité a s‘informer et sur une épreuve de com-
munication, A fa différence de la grandeur de opinion qui est éprouvée par
des signes de reconnaissance, la grandeur de l'information repose sur une for-
‘malisation de ce qui informe, C'est pourquoi la normalisation occupe une
place centrale dans l'équipement de cette grandeur.
Le Livre blane sur Uducation et la formation produit par la Commission
européenne comporte en Sous-titre « vers la société cognitive ». Il affirme que,
avec la mise en place de « cartes personnelles de compétences » participant dun
«systéme daccréditation des compétences » au niveau européen, « un grand pas
cen avant aura été fait vers la société cognitive ». Les recommandations propo-
sées mettent en valeur un nouveau rapport au monde, « rapport cognitif [qui]
structurera de plus en plus fortement nos sociétés » car « I'avenir de IUnion
européenne, son rayonnement, résulteront en grande partie de sa capacité &
accompagner le mouvement vers la Société cognitive » (p. 5). Les recomman-
ations du Livre blanc dessinent les contours dun dispositif qui assortit Ia sai-
sie des compétences individvelles d’un double équipement métrologique et juri-
dique : «il faudra aussi faire du niveau de compétence atteint par chacun un ins-
trument de mesure de la performance individuelle, dont la définition et Pusage
garantissent le plus possible 'égalité des droits des travailleurs».
Les instruments d'une ouverture critique sur les formats d'information
‘affirmant de plus en plus comme cadre général du commerce des éres
humains, entre eux et avec leur environnement, la certification de qualités234 Laurent Thévenot
normalisées tend & se substituer & d'autres rapports plus ouvertement poli-
tiques. Une régulation édifige sur des propriétés objectives instaure un mode
de gouvernement qui repousse la question des principes d'évaluation dans la
‘concrétisation des objets et dans la procéduralisation des lieux de débat et de
jugement sur leur qualité. L'ampleur de cette police des qualités lui confere
‘une portée politique, en tant que mode de régulation tres général accompa-
agnant le mouvement libéral de la construction européenne. Les implications
Gun tel gouvernement dépassent le choix de caractéristiques techniques des
produits: elles concernent la fagon dont sont saisis les personnes, les choses
et leurs rapports, dont sont attibués des droits et des responsabilité, dont sont
‘ménagées des aides, des mutualités ou des solidarités. Il ne s‘agit plus seule-
‘ment de standardiser des objets ou des actes afi de les mettre en compatibi-
lité pour un fonctionnement industriel efficace. Lienjeu est de garantir une
formation formelle encadrant des liens contractuels entre des sujets indi
duels et contribuant aussi a la défense de droits.
L'information engagée dans une garantie
La dimension politique de la normalisation ne saurait se réduire a des
contraintes réglementaires parmi d'autres. Cette mise en politique des normes
‘manque de larges pans de activité normalisatrice dans ses rappors & l'infor-
‘mation. L'enguéte que nous avons menée sur la variété de lieux de normativité
es normes, et la confrontation & d'autres approches de la normalisation et de
la métrologie, nous conduisent en fin de parcours & reconnaftre des implica-
tions politiques moins immédiatement visibles mais sans doute plus impor-
tantes. Elles tiennent au mode dlengagement que soutient le dispositif de nor-
‘malisation et aux garanties qu'il instaur.
Par les capacités attribuées aux étres agencés, chaque régime dengagement
contient une inquiétude propre qui le caractérise :en établissant ce sur quoi on
Peut compter, il offre un premier bati ‘assurance, L'interrogation sur la pert
rience des connaissances qui reste dordinaire trop centrée sur le sens®, le rai
sonnement ou les inférences, doit se prolonger dans une perspective pragma-
tique sur la garantie. Le pragmatisme de Dewey a grandement contribué &ins-
cre les connaissances dans Faction’, Notons cependant que sa figure de réfé-
rence, 'enquéte (inquiry), s'apparente & une résolution de probleme qui, for-
rmalisée, guidera le programme de 'intelligence anificielle et du cognitivisme.
22 Voir ce sujet, dans ce volume (supra), la electrecrtcue que fit Conein de «approche
inverptttive» et do titement sense du rappor 8 Tenirnnement et sex objet.
23, Linsrption du sens dan Faction marque Theiage du prgmitsme de Dewey et de Mead
en socologie,pariculitement dans Finteractionnisme. Ck. Ventetien de Anselm Stas
avec Isabelle Baszanger (Strauss, 1992, p. 40)
Un gouvernement par les normes 235,
‘Un programme contemporain de pragmatique politique et morale requiert une
approche de lexpérience moins limitée au format du « probléme », et plus
ouverte & des engagements divers dont es convenances ne sont pas réduc-
bles & ce format. Dewey met justement en avant la tension qui pese sur ex-
périence ordinaire, entre la recherche d'« assurance » et 'incertitude (Dewey,
1967), Chacun des termes assurance et dincertitude demande cependant &
tre approfondi et spécifié selon les régimes. Leur rapport ne parait plus si
antagonique lorsque Ton s‘avise que l'incerttude miest pas une catégorie pre-
mitre mais dépend dlun cadre de maitrise qui gouveme une inquiétude, La
notion d'« anticipation » utilisée pour l'action rationnelle de V'acteur écono-
mique, ou celle d« attente » qui soutient souvent Ia défiition des conven-
tions, demandent & étre replacées dans ce cadre : 'incertitude dépend de Vat
tention sélective aux retours de réalité qui caractérisent un régime denga
sgement.
Ainsi, le systéme dinformation des statistiques sociales que nous avons
Evoqué précédemment participe & des modes de garantie solidaire et de res-
ponsabilisation collective relevant dun compromis entre régimes civique et
industriel de justification. La saisie des étres humains selon des qualifications
collectives détats ou de besoins convient pour cibler des populations et
notamment des « populations & risques », sur lesquelles doivent porter les
mesures de I'Btat, La « révolution cognitive » promeut des saisies toutes dif-
férentes des étres humains & partir des caractérisations dune individualité
quipée de diverses « cartes » enregistrant ses propriétés (des cartes de com-
pétences a celles de la médecine prédictive). Elle conjoint un régime de T'ac-
tion normale qui se préte a V'attribution de volonté libre et & Timputation de
responsabilité, et des régimes qui saisissent I'tre humain dans des propriétés
fonctionnelles ov physiques. Ces saisies supportent des figures morales et
politiques de responsabilisation individuelle et de garantie assurancielle
toutes différentes des précédentes.
Le pluratisme critique sur lequel ouvre la diversité des formats
d'information
Le détour par la normalisation et la métrologie des choses nous a fait voir les
limites des tentatives successes de reduction 2 des propriétés physico-chi-
rigues, puis @ des fonctionnaltés compatibles avec un format de Taetion.
Echappe largement a cette réduction le mode dengagement familie qui régit
des accommodements de proximité et des innovations dusage bien éloignés
dela figure du « consommateur » (y compris lorsque la théorie ésonomique
nous fit voir un consommateur découvrant les propriévés dun bien en tili-
sani), tout comme il gouvere les habiletés experience au travail qui ne trou236 Laurent Thévenot
vent pas place dans le modele du plan & exécuter (Thévenot, 1995b). Dans ce
régime dengagement familie, il n'y a pas dimputation possible & tel éire
hhumain ou & tele pidee d'équipement dune responsabilité qui est distribuée
au sens fort dans Tensemble des agents impliqués (Thévenot, 1997). La
garantie ne peut reposer sur cette imputation individuée mais. passe par la
dynamique d'accommodement mutuel qui caracterise ce régime du proche et
le genre dassurance quil suscite. Le paradoxe du gouvemement par les
normes que Yon voit aujourd/hui en plein essor tent ce quil se développe
dans une économie qui repose largement sur ce régime familer, pour ls inno-
vations d'usages donnant lieu & la création de nouveaux produits marchands
‘comme pour les innovations de travail et dlorganisation, Le management de la
fexibilité fit largement appel a des dynamiques sinscrivant dans ce régime,
alors méme que les systémes d'information qui servent & la certification des
‘qualités des personnes et des choses reloventclairement dautres formats din-
formation et d'autres régimes de garantie (Thévenot, 1997). On voit donc le
risque d'une absorption des divers régimes dans un notion uniaire de « quali-
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normalisation ete rapport au caier des charges tendent 8 cpéet une réducton de formes
‘dengagementsfidlises ene scheteur et vende, va des creuis de distribution metat en
avant le « cone! ». Pour une analyse dela vari des formes de agement et des risques de
réaction dans un marché de service, le marché du avail, voir Eymacd-Duvermay &
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