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Image, Icône, Économie
Image, Icône, Économie
Alors pour mieux comprendre comment on est arrivé à construire cet objet du
regard, mon idée a été de vous préparer une sorte de petite rétrospective sur les
quatre étapes de la construction de l’objet du désir de voir, pour le regard,
dans l’Ancien Testament, c’est-à-dire un texte auquel on ne revient jamais
assez parce que tout le monde pense à l’interdit du Deutéronome!: «!Tu ne
feras pas d’image taillée!», etc. Avant de censurer la vision, il y a un texte qui
parle de l’interdit du regard. Donc je vous apporte un premier texte qui
concerne l’interdit et la façon dont les hommes tournent le dos à ce qu’ils ne
doivent pas voir. Un deuxième texte de l’Ancien Testament que vous
connaissez peut-être mieux, c’est comment Dieu montre son dos à celui qui
désire le voir. Troisième texte!: Grégoire de Nysse, construisant son image
naturelle, qui veut comprendre le fait que, quand on lui demande de le voir,
Dieu montre son dos. Et finalement la solution iconophile, que n’a pas
abordée Grégoire de Nysse, qui est la construction de l’objet, qui va faire
office, dans le visible, du dos de Dieu, c’est-à-dire ce second voile après le
premier voile dont je vais parler.
Je propose à votre réflexion un texte sur l’interdiction du regard, dont on ne
parle pas suffisamment et qui est antérieur à la Loi mosaïque. Vous savez en
fait de quoi je veux parler, car vous connaissez ce texte. C’est l’ivresse de
Noé. Je vous en rappelle les termes.
Sem, Cham et Japhet étaient les fils de Noé, qui sortirent de l’arche. Cham,
c’est le père de Canaan. Ce furent les trois fils de Noé. C’est à partir d’eux
que la Terre fut peuplée. Noé fut le premier agriculteur. Il planta une vigne et il
en but le vin. Il s’enivra et se trouva nu à l’intérieur de sa tente. Cham, père de
Canaan, vit la nudité de son père (ou le sexe de son père, selon Chouraki) et il
en informa ses deux frères au-dehors. Sem et Japhet prirent le manteau de
Noé, qu’ils placèrent sur leurs épaules (d’autres disent!: sur leur tête), et,
marchant à reculons, ils couvrirent la nudité de leur père. Marchant à reculons,
ils entrent dans la tente et laissent tomber le voile qui les couvre pour couvrir le
sexe du père. «!Tournés de l’autre côté, ils ne virent pas le sexe de leur père.
Lorsque Noé, ayant cuvé son vin, sut ce qu’avait fait son plus jeune fils, il
s’écria!: “Maudit soit Canaan!! Qu’il soit le dernier des serviteurs de ses
frères!!”!» Le double crime de Cham, c’est d’avoir porté les yeux sur la
nudité du père et de l’avoir raconté, d’être sorti de la tente et d’avoir dit ce
qu’il avait vu.
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Ce texte nous dit donc quelque chose de singulier sur le regard porté sur la
nudité du père, sur le sexe du père. Il ne s’agit pas d’image, mais de regard.
Donc la question n’est pas l’interdit de la figuration, comme ça va l’être dans
le Décalogue, mais la question de la sacralisation ou de la profanation opérée
par un simple regard, par l’opération du regard. Il n’existe pas de loi qui
interdise de voir le sexe de son père, la nudité de son père. Les fils
respectueux sont pourtant ceux qui entrent à reculons et qui se couvrent avant
de couvrir le sexe du père. D’un côté, il y a celui qui ne craint pas de voir et de
dénoncer, sans doute dans la dérision, l’ivresse du père, et qui dit peut-être!:
«!Venez voir notre père sans dignité!!, c’est-à-dire ayant perdu sa situation
symbolique de père!». Il n’est donc plus rien qu’un vieil homme endormi, un
sexe mort, un ivrogne impuissant et déshonoré. Les frères, eux, préservent leur
regard de cette vision et maintiennent le père dans son honneur, sa sacralité
symbolique. Pour cela, ils lui tournent le dos et usent d’un voile, redoublant
donc de précaution puisqu’ils protègent l’honneur de leur père et se protègent
en même temps d’une vision maudite. Ils ne veulent pas voir ce qu’ils savent
qu’il y a à voir. Alors que Cham a voulu voir comme s’il ne savait pas, ce qui
le conduit à faire part, à proprement parler, de quelque chose comme une
découverte. Il se trompe sur la révélation.
Ce récit constitue le regard porté sur l’autre dans le respect de la fonction
symbolique ou sa profanation. Il y a donc dans le désir de voir une injonction
à reculer et à voiler, comme si le savoir sur la nudité, c’est-à-dire sur le sexe et
la mortalité, ne pouvait se constituer symboliquement que dans le
détournement du regard. On pourrait appeler «!pudeur!» le respect de la nudité
du père. Il faudrait voir comment l’interprétation chrétienne de cette scène
traite la nudité et l’ivresse de Noé sur un mode christologique qui le détache
du paganisme dionysiaque et des thèmes bachiques (ivresse, etc.), pour en
faire d’ailleurs une interprétation eucharistique. Je vous rappelle que dans la
voûte de Michel-Ange, par exemple, l’ivresse de Noé est située au contraire
dans une trilogie eucharistique (le sacrifice du vin, etc.). Il faudrait voir aussi
comment la tradition occidentale est venue greffer, inversement, ce que
j’appelle le scénario du roi nu, pour renverser la malédiction de Cham en
noblesse épistémique, la désacralisation devenant condition d’un savoir libre
de toute croyance et de toute illusion dénégatrice. L’histoire du roi nu ne
revient-elle pas sur le geste des bons fils pour en faire une sorte de version
fétichiste («!je ne veux pas voir!»)!? Donc, dans la Genèse, l’histoire de Noé,
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pas voir. Je dirais même qu’ils désirent ne pas voir!; alors que Moïse va
exprimer son désir de voir. Les premiers ne disent rien sur leur désir, ils
agissent pour échapper à la malédiction qui, elle, va se dire. On va dire le sexe
du père et on va dire!: «!Maudit soit Cham et maudit soit Canaan!!!» Moïse,
lui, dit son désir, et c’est Dieu qui agit pour lui épargner l’aveuglement et la
mort. Donc il n’y a pas que le désir qui est en position différente, mais la
parole et le geste, qui se sont aussi déplacés. Quel est le texte!? C’est dans
l’Exode, et non plus dans la Genèse. Moïse dit à Dieu!: «!Fais-moi donc voir
ta gloire!!!» Il dit!: «!Tu ne peux pas voir ma face, car l’homme ne saurait me
voir sans mourir!». Et le Seigneur dit, parce qu’il a entendu la prière de Moïse
(«!Fais-moi voir ta face!!!»)!: «!Voici un lieu près de moi. Tu te tiendras sur le
rocher. Alors, quand passera ma gloire, je te mettrai dans le creux du rocher, et
de ma main je t’abriterai tant que je passerai.!» C’est-à-dire que Dieu va
passer devant lui et va mettre la main sur le visage de Moïse, il va l’abriter
pour qu’il ne devienne pas aveugle et qu’il ne meure pas. «!Je t’abriterai tant
que je passerai, puis j’écarterai ma main et tu me verras de dos. Mais ma face,
tu ne peux la voir.!» On ne peut la voir. La scène se passe. «!Quand Moïse
descendit de la montagne, il ne savait pas, lui, Moïse, que la peau de son visage
était devenue rayonnante en parlant avec le Seigneur.!» Il y a donc plusieurs
temps dans ce texte!: celui de la formulation du désir par Moïse, celui du
passage de Dieu de face, voilant le regard de Moïse pour le protéger, passant
et se montrant de dos, et la conclusion!: la transfiguration de la chair de Moïse.
Le temps de l’accomplissement du désir est un enchaînement énigmatique
entre les paroles et l’apparition du visage humain. Moïse ne savait pas qu’il
avait un visage, et donc que lui, Moïse, était entré sans le savoir dans
l’invisibilité rayonnante de la divinité. Et face aux hommes, désormais, que
doit-il faire!? Se voiler, car «!tous les fils d’Israël virent Moïse, la peau de son
visage rayonnait. Ils craignirent de s’approcher de lui. Alors Moïse replaça le
voile sur son visage jusqu’à ce qu’il retournât parler au Seigneur!». Donc
désormais c’est Moïse qui doit se voiler. Vous avez là, à travers ces deux
textes, une prodigieuse articulation entre le dos, le recul, la face qui se cache, le
premier niveau, que j’appelle celui de l’interdit de voir, et le second niveau, qui
est celui de la première négociation avec le voir, qui est le voir de dos, le voir la
chose passer, le voir au loin, se voiler soi-même.
Troisième étape!: que devient ce prodigieux message dans la pensée
chrétienne!? Autrement dit!: comment passe-t-on de ces textes qui
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voit que la nature divine est invisible. C’est pourquoi Jean le Mystique, qui a
pénétré dans cette ténèbre lumineuse, dit que personne n’a vu Dieu.!» On
dirait du Nicolas de Cuse… «!Moïse entre dans la ténèbre où Dieu se trouvait.
Quel Dieu!? Celui qui a fait de l’obscurité sa retraite. Comment l’homme, à
qui tant de théophanies ont rendu Dieu si familier, selon les témoignages de
l’Écriture lorsqu’elle parle de face-à-face, comme quand un ami parle à un
ami, comment donc cet homme, comme s’il n’avait pas encore obtenu ce que
nous croyons sur la foi de l’Écriture qu’il l’avait déjà trouvé, demande-t-il à
Dieu de se manifester à lui!? Que veut dire Moïse quand il dit à Dieu!:
“Montre-toi!!” Celui qui ne cesse de se montrer ne lui est-il donc pas encore
apparu!? La voix d’en haut accède d’un côté au désir formulé par sa demande
et ne lui refuse pas de lui accorder cette grâce, mais elle le conduit à nouveau
au désespoir…!» Voilà l’image!: c’est l’image désespérante. Vous avez toute
l’ouverture sur la mélancolie, qui se fait pour toute l’image occidentale, c’est
l’image saturnienne. Urs von Balthasar, lorsqu’il commente les textes de
Grégoire, parle même de thèmes faustiens. «!Elle le conduit à nouveau au
désespoir lorsqu’elle explique que ce qu’il cherche excède la capacité de la
nature humaine. Cependant, Dieu dit qu’il y a un lieu (topos) près de lui, et
dans ce lieu un rocher, et dans ce rocher un creux dans lequel il ordonne à
Moïse de se tenir.!» C’est une image de la gestation de l’image, ce creux,
giron de la terre devenu giron de la manifestation. Il faut penser à ce que sera
le creux du ventre virginal pour la gestation de la Vierge, ce creux du rocher.
Vous savez à quel point la Vierge elle-même est liée au rocher, à la grotte, etc.
Mais ce n’est pas encore l’heure.
«!Dieu ajoute qu’il lui couvrira la figure de la main tandis qu’il sortira et que
Moïse verra le dos de celui qu’il a appelé et qu’ainsi il croira voir celui qu’il
cherche, si bien que la promesse faite par la voix divine ne sera pas
mensongère!». Grégoire continue!: «!Nous disons du grand Moïse que, allant
toujours de l’avant, il n’arrête jamais son ascension ni ne propose de limite à
son mouvement vers les hauteurs, il rayonne de gloire et, s’étant élevé à de tels
sommets, il brûle encore de désir et il est insatiable d’avoir davantage et il a
encore soif de ce dont il s’est gorgé à satiété. Et comme s’il n’en avait pas
encore joui, il demande à l’obtenir, suppliant Dieu de se manifester à lui, non
dans la mesure où il peut participer, mais comme il est en lui-même. Il s’ensuit
que l’ardent amant de la beauté, recevant ce qui lui apparaît continuellement
comme une image de ce qu’il désire, aspire à se remplir de la figure même de
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«!La parole divine ne ment pas lorsqu’elle fait l’homme à l’image de Dieu!»,
et de l’autre!: «!La pitoyable misère de notre nature n’a pas de commune
mesure avec la béatitude de la vie!». Ça ne correspond pas vraiment à notre
situation, il faut choisir. Quand nous mettons en comparaison Dieu et notre
nature, où la divinité est soumise aux passions, où l’humanité est établie dans
la liberté de l’esprit. Revenons à la divine Écriture. Après la parole, faisons
l’homme à notre image. L’Écriture poursuit!: «!Dieu fit l’homme, et il le fit à
son image. Et il les fit mâle et femelle.!» Examinons soigneusement les
expressions. Tous savent, je pense, que cet aspect est exclu de Dieu. Dans le
Christ Jésus, en effet, comme dit l’apôtre, «!il n’y a ni mâle ni femelle!». Et
pourtant, l’Écriture affirme que l’homme a été divisé selon le sexe. Donc
double est en quelque sorte la création de notre nature!: celle qui nous rend
semblables à la divinité, et celle qui établit la division des sexes. C’est bien une
pareille interprétation que suggère l’ordre même du récit. L’Écriture dit en
premier lieu!: «!Dieu fit l’homme à l’image de Dieu!», et ajoute ensuite!: «!il
les fit mâle et femelle!», division étrangère aux attributs divins. Entre deux
extrêmes opposés l’un à l’autre, la nature humaine tient le milieu. Entre la
nature divine et incorporelle, et la vie de l’irrationnel, et de la brute, en effet,
comme il est facile de le constater, le composé humain participe de deux
autres!: de la divinité, il a la raison et l’intelligence, etc., et par la vie humaine il
possède les caractères de la sexualité.
Deuxième proposition. Si la divinité est la plénitude de tout bien, et si
l’homme est à son image, est-ce que ce n’est pas dans cette plénitude que
l’image aura sa ressemblance avec l’archétype!? En nous sont toutes sortes de
biens, toute vertu, toute sagesse, tout ce qu’on peut penser de mieux. Un de
ces biens consiste à être libre, à n’être soumis à aucun pouvoir physique, mais
à avoir dans ses décisions une volonté indépendante. La vertu est sans maître
et spontanée. Tout ce qui est fait par contrainte ou violence n’en est pas. Donc,
pour que le désir de Dieu ne soit pas une obligation à laquelle Dieu nous
soumet, il faut que nous soyons libres de refuser à Dieu de le désirer. Donc,
pour que nous soyons libres, il faut que nous ayons avec Dieu une distance et
que nous en manquions. Le seul moyen pour qu’il y ait cette liberté, c’est
qu’il y ait en nous de la division. Et l’incarnation de cette division du désir en
nous, la capacité de désirer une chose et une autre, il dit!: c’est la différence
des sexes. Autrement dit, c’est quand même très étonnant de dire qu’il y a
deux façons d’être image!: celle qui n’est pas du côté du désir mais qui est
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Alors qu’est-ce que c’est que cette économie!? Pour ceux qui connaissent un
peu le travail que j’ai fait, je m’en excuse, mais je vais rappeler rapidement ce
que c’est. J’ai découvert en lisant les textes que chaque fois qu’il y avait une
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discussion sur cette crise de l’image et cette crise du regard, cette crise où
regard et technique, technique de l’objet, médiation de l’objet, l’économie était
le mot par lequel on venait à bout de la tension, du drame de la crise
théologique du verbe et du regard. Alors effectivement, l’économie a réutilisé
de part en part la pensée traditionnelle des capadociens, de Grégoire et de
beaucoup d’autres. Quand Grégoire dit qu’il «!désespère!», que l’image est
l’objet de la «!désespérance!», ce sont là choses tout à fait magnifiques. Cette
façon de poser le regard… L’économie va être ce par quoi un objet technique
est possible, une icône faite de main d’homme, une icône chiropoïète. Et
l’économie va permettre de dire comment, en fabriquant de l’objet avec des
techniques, des «!médias!» comme on dit aujourd’hui, des moyens, on est en
mesure de répondre d’une fidélité au désir de voir de Moïse, à la tension du
désir vers cette image naturelle, cet objet invisible.
J’ai essayé à travers cette première présentation de mon travail de répondre à
un doute que l’on pouvait avoir en lisant L’Image naturelle ou en m’écoutant
parfois, croire que j’adopte une véritable solution mystique ou que je donne
une transcendance à l’Image par rapport aux images. Pas du tout. L’image
naturelle n’est pas transcendante par rapport aux images, parce qu’il y a
incarnation et que les seuls moyens que nous avons de manifester le désir de
l’image naturelle, de manifester l’image naturelle dans son point
d’aveuglement, est le mode de fabrication chiropoïète des visibilités. De la
même façon que Dieu lui-même a dû se soumettre – je m’excuse auprès des
théologiens ici présents de dire que Dieu se soumet, mais qu’ils m’accordent
un instant cette permission – au visible pour que quelque chose du désir de le
voir s’incarne pour nous dans la chair et dans notre mortalité, avec un espoir
de résurrection, certes. Je regrette évidemment que Régis Debray et ses
médiologues ne m’apportent pas leurs réponses, leurs solutions sur ces
questions, parce que, là, je suis en plein sur le point où ce qui s’appelle la
médiologie s’instaure, s’installe, parce qu’elle n’est rien d’autre que le
nouveau nom de la mariologie, c’est-à-dire qu’elle est ce par quoi se manifeste
l’image, dans les techniques, toutes les médiations et les modalités de la
fabrication de l’objet… La mariologie, c’est l’ensemble des moyens charnels
mis en œuvre en ce monde et historiquement pour qu’une gestation, une
création, une mise au monde de l’image, avec toute sa caducité, sa forme, sa
mortalité, sa circonscription, etc. soit possible, et que malgré tout, derrière tout
cela, il y ait une force de transgression, celle de l’infinité du désir qui la
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J’aurais aimé vous en dire plus sur l’économie… D’un mot, ce mot
d’«!économie!», je l’ai rencontré pour désigner tour à tour et simultanément la
totalité du plan de l’incarnation, c’est-à-dire le Christ avec toute son histoire,
sa Passion, sa résurrection!; pour dire le plan de la rédemption divine et le plan
providentiel du salut de l’image dans l’incarnation du Fils!; pour dire tous les
moyens employés par l’Église pour prendre le relais dans la mimésis, dans
l’imitation, donc «!à l’image de!», de l’incarnation, comment l’économie
ecclésiastique est venue relayer sans écart et sans discontinuité la christologie,
sous la forme justement et de la mariologie et de l’iconicité et de la pédagogie,
et ensuite de tous les moyens mis en œuvre par le pouvoir temporel pour que
des visibilités soient à la fois lieu de communication et de sens, et lieu de
déception ténébreuse pour un désir maintenu.
C’est donc ma conclusion pour ouvrir à une discussion, c’est de dire que tout
ce que je souhaite, c’est que l’image reste en crise, c’est-à-dire
qu’effectivement, quand on dit que nous sommes en plein débat sur l’image,
c’est là le mieux que nous puissions souhaiter. Il y a une crise de
l’iconoclasme, il y a eu des crises mystiques, il y a des crises économiques, il
y a des crises d’hystérie, il y a des crises de folie… la notion de crise est
quelque chose qui sert énormément maintenant pour dire un malaise. En
matière d’image, la crise est la meilleure chose qui puisse se maintenir dans
nos sociétés. Il faut que l’image reste en crise, il faut qu’elle reste ce lieu
d’une tension qui, à la fois, par tous les moyens mis en œuvre, manifeste sa
solidarité avec notre désir, notre mortalité et nos capacités idolâtriques de nous
soumettre, de nous démettre et de détruire les choses que nous avons adorées,
car celui qui adore, détruit, et cela n’a d’intérêt de détruire que si l’on
reconstruit. Donc tout ça, ça fait partie de la tension iconique de la crise de
l’image. Mais que cette image reste en crise aussi et surtout parce qu’il faut
qu’en elle soit cette tension dont parle Grégoire et dont je dis qu’il faut la
défendre jusqu’au bout, à savoir qu’il y a dans l’image quelque chose qui met
de l’ordre… J’avais apporté des textes que je n’ai plus le temps de vous lire,
mais auxquels je vous renvoie, qui sont les textes de Lacan dans le Séminaire
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11 sur «!Qu’est-ce qu’un tableau!?!», où, sans même que nous ayons besoin
d’entrer dans tout le discours de l’objet a ou du scotome, après tout chacun
son lexique, mais en tous les cas, très manifestement, dans l’analyse qu’il fait
des Ambassadeurs de Holbein ou de l’anamorphose, vous retrouvez la vieille
histoire du dos de Dieu. On est vraiment dans cette problématique de
l’aveuglement et du regard qu’il oppose radicalement à la vision, tout en
s’appuyant évidemment sur les objets de la vision dans l’analyse qu’il a faite
des textes de Caillois sur le mimétisme.
J’avais aussi préparé des textes de sainte Thérèse d’Avila, pour que vous
entendiez son discours, la façon dont elle se heurte à l’image, et la façon dont
Michel de Certeau lui-même est pris dans la crise. Il analyse ces textes
mystiques et tout d’un coup il se met à parler de Jérôme Bosch, et il dit au
sujet de Jérôme Bosch des choses qu’il n’aurait pas pu dire de sainte Thérèse
d’Avila parce que justement Bosch fait des images et que sainte Thérèse ne
sait pas quoi faire avec les images. Sainte Thérèse d’Avila est dans la crise, ce
que Michel de Certeau appelle l’«!économie du sujet désirant!». En effet, le
regard mystique reste appendu à un manque qu’il maintient, «!dans une atopie
absolue de son inanition, et pourtant, même les plus mystiques se trouvent
confrontés à la relation indissoluble de l’image avec leur désir!». Thérèse
d’Avila, dans le Traité des faveurs de Dieu (1572), écrit au sujet de
l’incarnation. Il y a une inanition du regard dans la mystique parce que c’est
la question du corps qui est au centre, alors que toute la question de la kénôse,
c’est-à-dire du vide, dans l’incarnation, n’est pas mystique. Alors voilà ce que
dit Sainte-Thérèse!: «!J’avais lu dans un livre que c’est une imperfection
d’avoir des images artistiques. Je ne voulais donc pas garder dans ma cellule
celles qui y étaient. Avant même d’avoir lu cela, il m’avait semblé conforme à
la pauvreté de n’avoir que des images de papier, et lorsque j’ai lu ce que je
viens de citer, je décidai de ne pas en conserver d’autres. Lorsque j’y pensais
le moins…!» Vous savez comment elle faisait, sainte Thérèse!: elle se donnait
des programmes très durs, et ensuite elle pratiquait l’attention flottante… Au
moment où elle y pensait le moins, elle entendit (c’est Dieu qui lui parle)!:
«!“Ce n’est pas une bonne mortification. Que doit-on préférer!? La pauvreté
ou la charité!?” Puisque l’amour est préférable, je ne devais renoncer à rien de
ce qui l’éveille, ni y faire renoncer mes religieuses. Car le livre que j’avais lu,
qui me défendait les images, parlait de l’abondance des moulures et des
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Discussion
Francis Denel!: J’imagine qu’il faut un petit temps de décantation, parce que
tu as évoqué plein de choses… Je crois que ta réflexion a fait beaucoup
avancer le séminaire. Je m’explique. Le séminaire semblait partagé d’une
certaine manière entre deux tendances, deux courants, l’un qui était plutôt du
côté de la philosophie, qui travaillait sur l’essence, le statut, une sorte
d'ontologie de l'image, l’autre qui voulait s’inscrire délibérément du côté de sa
matérialité, de ses procédés de production, de reproduction et de diffusion. Et
on pensait tous qu’on était sur deux parallèles qui naturellement ne se
rejoindraient jamais. Je crois que par ta notion d’économie et ta notion de
mariologie, on commence peut-être à voir là une piste, une passerelle
commune sur laquelle nous sommes peut-être moins sur des voies sans issue.
Francis Denel!: Voilà, je voulais faire cette transition après cet exposé très
riche et très multiple, et qui marque bien que quand on nous abordons ce
séminaire, sans nous en rendre compte peut-être tout à fait, nous nous
engagions dans un domaine d'une insondable complexité.
Marie-José Mondzain!: Sur des choses très difficiles, auxquelles je n’ai pas
de réponses.
Daniel Dayan!: Est-ce que tu pourrais me dire un petit peu comment, dans ta
notion d’économie, tu aborderais la façon dont Benjamin construit sa notion
d’aura!? est-ce qu’il y a un rapport!?
Marie-José Mondzain!: Oui, mais… j’allais dire par hasard. Il n’y a pas eu de
rapport historique méthodologique, pour moi, c’est-à-dire qu’au moment où je
lisais effectivement Benjamin, c’était l’époque où je travaillais avec des
artistes, où je faisais des cours à l’université de Vincennes, où je travaillais sur
le fétichisme, sur l’histoire, sur Benjamin… Alors effectivement cette notion
d’aura était attirante, mais en même temps elle me gênait. Je la trouvais
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grand nombre de problèmes que nous nous posons aujourd’hui (ce n’est
quand même pas un hasard si je travaille plus politiquement sur les
orthodoxies depuis quelques années) c’est précisément parce qu’on est en
plein dans cette crise-là, la même!: qu’est-ce que c’est qu’une orthodoxie par
rapport à l’image!? C’est quoi une «!pensée droite!» par rapport à un respect
du désir, par rapport à une insurrection du regard, par rapport à une liberté de
la création!? Nicolas me dira si c’est un hasard ou pas, pourquoi cette pensée
s’est dite orthodoxe à ce moment-là. Parce que pour moi, c’est à la fois
prodigieux et désastreux, car elle fonctionne comme pensée droite, et
maintenant le mot «!orthodoxie!» désigne tous les modes de l’intolérance,
alors qu’elle s’est exprimée, s’est formulée à ce moment-là sur le mode de
l’ouverture maximale. C’est-à-dire que la pensée de l’économie est
précisément tout à l’envers de ce qui aujourd’hui fait clôture.
Daniel Bougnoux!: Ce qui est gênant avec l’aura de Benjamin, c’est que c’est
un concept, je crois, assez anti-médiologique et anti-constructiviste. Ce qui est
intéressant dans le chemin qu’ont pris les iconophiles, c’est que ce sont des
organisateurs politiques et des bâtisseurs d’églises, ce que Benjamin n’est à
aucun degré. Et à partir de là, l’aura nous met devant une origine, et de façon
presque naïve, phénoménologique naïve. L’aura croit à la première fois, à l’ici
et au maintenant. Alors que ce qui est intéressant chez Lacan, c’est l’après-
coup, et chez Freud c’est la double inscription et ses effets de retard dans la
re-présentation. Ce que Benjamin ne pense pas avec l’aura, qui est un court-
circuit… disons primaire, au sens freudien… Je crois que là il y a une espèce
de chassé-croisé curieux dans l’histoire des idées. Tout le monde se réclame
de Benjamin dans le cadre d'une réflexion qu'on voulait médiologique, alors
que c’est presque un tête-à-queue, c’est le contraire.
qu’il me paraît possible de poser les bases d’une alternative à ce que tu as très
bien décrit comme les bases de notre culture de l’image. Ce n’est pas un
hasard si on retrouve cette théorisation chez Lacan!: Lacan se situe dans la
continuité des Pères de l'Eglise. Il a été élevé dans une famille catholique de
droite, il a été le grand ami de psychanalystes…
Serge!Tisseron!: Toi non, je le sais très bien, mais je veux dire que le
rapprochement avec Lacan ne prouve pas que le problème soit universel. Il
prouve simplement, comme tu l’as d’ailleurs dit très judicieusement, que
Lacan est allé chercher là une partie de son inspiration parce que ça
correspondait à son histoire. Le fait de pouvoir trouver une congruence entre
certains textes psychanalytiques, ceux de Lacan ou des lacaniens, et les textes
de la théologie traditionnelle ne valide pas les thèses de la théologie
traditionnelle. Ça montre seulement que, encore une fois, notre culture, jusqu’à
ces dernières années, s’est construite autour des bases de cette théologie. Je
pense qu’il y a un autre espace qui peut s’ouvrir, c’est la prise en compte du
corps. La théologie des Pères de l'Eglise et la psychanalyse se rejoignent dans
la même mise à distance du corps. Pour moi, les constructions théologiques
des Pères de l'Eglise sont essentielles pour comprendre où s'enracinent nos
théorisations actuelles sur l'image, mais beaucoup moins utiles pour
comprendre quels rapports profonds et essentiels nous établissons avec les
images. Preuve en est que des artistes chrétiens ont produit des oeuvres qui ne
se laissent pas réduire à la théorie des Pères de l'Eglise sur l'image.
Serge!Tisseron!: Qui reste en crise. Mais notre culture valorise une relation à
l’image qui est une relation de mise à distance, de tentative d’appropriation par
le regard et du fait que le désir soit supposé ne jamais pouvoir se satisfaire de
ce qu’il voit, de toujours aller ailleurs. Je ne suis pas sûr que ces choses-là
soient aussi essentielles au fonctionnement psychique que nous le pensons et
je ne suis pas sûr que le fait que le visible soit fait pour être dépassé dans
l’invisible fonctionne de la même façon dans toutes les autres cultures.
fétichiser les images. Et la fétichisation est le fait de celui qui n’a pas d’amour,
c’est-à-dire qui n’a pas le désir du désir. Alors c’est tout ça que j’aimerais
bien comprendre, comment le juif se trouve-t-il être celui qui est intégralement
investi de l’image tout en étant privé de l’image, investi de l’image et en même
temps de la désespérance. L’image, c’est l’objet de la désespérance. C’est très
compliqué, mais au fond il faudrait essayer de débrouiller l’écheveau de ce qui
est la piste originale de ton livre.
Bernard Stiegler!: Dans le commerce des images à une époque où il n’y a pas
de désir du désir, enfin je vais un peu vite en disant ça, bien sûr, c’est
beaucoup plus compliqué, mais c’est quand même le gros problème de ce
commerce des images, c’est très lié à une certaine question de l’économie de
l’image aujourd’hui et de la reproductibilité de l’image. Je vais te dire d’abord
que, comme chaque fois que je t’entends (j’ai eu la chance de t’entendre trois
fois ici), je suis toujours très impressionné et très attiré, ça crée du désir en
Collège – Marie-José Mondzain (6-11-1996) 29
moi de t’entendre quand tu parles… Par ailleurs, sur Benjamin, je trouve que
c’est un petit peu injuste, le procès qu’on fait à Benjamin. C’est un peu à la
mode de s’en prendre à Benjamin. Je pense notamment au texte de Latour que
j’ai trouvé un petit peu rapide. C’est très compliqué, le dossier Benjamin, à
mon avis, la question de l’aura. Je ne suis pas sûr que Benjamin dise, lui, qu’il
y a de l’ici et du maintenant. Il dit qu’il y a de l’effet d’ici et de maintenant.
Pour ma part, j’ai moi-même critiqué ce texte de Benjamin en essayant de
montrer que la reproductibilité, il y en a toujours. Mais en même temps il y a
quand même une vraie question qui se pose dans l’exemplaire unique. Or, la
question, c’est le problème de la reproductibilité et de l’art, de la
reproductibilité dans l’icône ou dans l’image. Pourquoi est-ce que j’indique
ça!? Ce n’est pas simplement pour rebondir sur les questions précédentes,
c’est parce que dans le mot krisis il y a évidemment le sens de «!crise!» tel que
tu l’as soulevé, mais il y a aussi krinein, c’est-à-dire «!décision!» (tu as parlé
de la liberté du choix) et «!discernement!». Or, le sens de la critique, au sens
logocentrique, dirait Derrida, et Anne-Marie Christin répondrait que c’est de la
déraison graphique, mais laissons de côté Derrida et Anne-Marie Christin…
La question de la critique telle qu’elle se pose en Grèce antique, non pas avec
Byzance et l’orthodoxie, mais avec la critique de la doxa, elle se pose comme
une tension irrésolue, toujours aujourd’hui irrésolue. Et c’est peut-être ça le
désir du désir, je crois que c’est ce que j’ai entendu. Cette indissolubilité est
bonne en tant que telle, mais c’est une tension entre deux sens du mot krisis,
entre la krisis telle que tu l’as énoncée, et en même temps la nécessité de la
liaison, si je puis dire, la nécessité de lier, et donc de pacifier en quelque sorte
la crise. Pour que la crise puisse avoir lieu, il faut pouvoir la pacifier, la
critiquer, la soigner même, au sens pas simplement de la cure analytique, mais
de la cura, du soin, qui est contenu évidemment dans le religieux en tant que
tel. Le «!curé!», la «!cure!», le «!culte!» en général, c’est aussi ce soin-là.
que je crois que l’oikonomia, l’économie, est ce par quoi se résout la crise, et
qu’elle l’a résolue. C’est-à-dire c’est cette paix, cet apaisement qu’apporte la
continuité des tensions. Pourquoi est-ce que les iconoclastes ne s’en sortent
pas!? Parce qu’ils n’ont pas trouvé une résolution pacifiante, paisible, un
«!liant!» comme tu dis, et que ce n’est pas un hasard si ce sont des soldats, ce
sont des gens de la guerre, ils maintiennent la forme la plus agonistique, la
plus martiale, la plus irréductible. Ceux qui croient le plus à l’image, ce sont
les iconoclastes. Y croire plus qu’eux, c’est difficile. Au point de dire qu’il
n’est même pas possible d’en montrer une tellement elle est parfaite, il faut
vraiment en avoir une idée très haute. Tandis que ceux qui disent qu’on est
dans la semblance, dans la doxa ou le dokein, tout en disant qu’il ne faut pas
devenir docètes, qu’il ne faut pas devenir «!fantomologues!»,
«!simulacrologues!». L’apparition de quelque chose exige du discernement,
qui exige qu’une faculté critique s’exerce… C’est en ce sens d’ailleurs qu’on
pourrait reprendre les textes de sainte Thérèse d’Avila que j’ai cités, où elle
dit!: Après tout, quand les choses arrivent, l’important, c’est le regard. Mais
c’est le jugement en fait, c’est la discrimination dont elle parle, quand elle dit!:
C’est le regard et pas la vision. C’est le grand discours de la religiosité de
l’époque, depuis la préparation d’Ignace de Loyola à la représentation
mentale, jusqu’à la gestion des visions et des apparitions, nous avons besoin
d’une discriminatio, il nous faut savoir d’où ça vient et quoi en penser. On est
donc vraiment dans la question des opérations judicatives et d’un certain
tribunal, qui n’est pas que du regard. Je veux dire qu’on n’est pas que dans le
scotome, on est aussi dans la fonction judiciaire. Il faut savoir où on en est,
parce qu’on a charge d’âme et qu’il n’est pas question de laisser les choses
aller à vau-l’eau. C’est politique. J’ajoute ceci encore à ce que tu évoquais, les
différents sens de jugement, c’est qu’il y a du pouvoir législatif en jeu, au sens
vraiment constitutionnel, et donc il faudrait voir le droit canonique, parce que le
pouvoir législatif, l’Église aussi sait ce que c’est.
Serge!Tisseron!: Encore une fois, ce n’est pas sur le plan de la théologie que
mon argumentation se situe. Ce que je voulais dire, encore une fois, c’est que
notre rapport à l’image est fondé dans notre culture sur une mise à distance et
sur le fait que l’image, c’est ce devant quoi nous sommes, c’est ce dont nous
sommes exclus, comme dit Barthes. Et qu’à partir de ce moment-là, en effet, la
présence du corps dans l’image est quelque chose d’impensable. Alors à ce
moment-là, comment penser le corps dans l’image!? Eh bien, par le Corps du
Christ, par le fait que ce soit un autre corps. Plus l'homme exclut son propre
corps de sa relation aux images, plus il est tenté d'y trouver le Corps de Dieu
ou celui de l'Autre, pour parler comme certains psychanalystes.
Joseph Marty : Ma question est la suivante!: l’économie sert aussi, en tant que
concept de médiation, à définir, entre autres choses, une image, l’image
naturelle qu’est le Christ. Autrement dit, est-ce bien le corps vivant qui est
aussi économie du Père!?
Joseph Marty : Alors c’est ça qui est quand même surprenant. C’est une
image visible, vivante, un corps, qui peut servir en propre de médiation et faire
déboucher dans la sacramentalité ou dans le corps ecclésial par l’eucharistie.
Vous le suggérez.
Joseph Marty : Oui, oui, je comprends bien, vous reprenez les Pères.
– ici, des images – qui peuvent éveiller le désir de Dieu.!» C’est-à-dire qu’il
pense non seulement que les icônes nous regardent, mais qu’elles sont
regardées par un dieu et qu’il y a échange de regards.
Yves Jaigu!: C’est aussi à propos de ce Noli me tangere, parce que dans cette
scène il y a quelque chose qui touche ce que j’appellerais une alliance future
entre le regard et le toucher. Lorsqu’il apparaît au regard de Marie, il apparaît
sous la forme d’un jardinier, donc elle le voit jardinier. Puis elle le reconnaît
comme Jésus et elle veut à ce moment le toucher, mais Jésus la regarde et voit
le regard qu’elle porte sur lui, et c’est le regard qu’elle porte sur un Jésus
d’avant. Donc il ne veut pas qu’elle le touche et il l’enseigne en lui disant!:
«!Noli me tangere!», c’est-à-dire tu ne peux me toucher que lorsque, ayant toi-
même tes (?) de côté, tu comprendras que ce qu’il faut toucher en moi, ce
n’est plus le Jésus d’avant, mais le divin. Elle voulait toucher une
anthropophanie, et il lui propose de toucher une théophanie. Et par
conséquent, entre le regard d’avant et le regard que le Christ lui demande
d’avoir, à l’occasion d’une théophanie, elle a une manière de toucher l’homme
invisible par un regard qui suppose une autre manière de toucher. Donc, entre
le toucher et le regard, dans une scène de ce genre, si cette interprétation est
convenable, il y a tout d’un coup une autre façon de considérer le regard qui
va diriger un toucher et que le Christ demande qu’on dirige autre part.
Alain Renaud : Je n’ai pratiquement pas trouvé trace dans votre livre du mot
“!analogie!”. Or, il m’aurait intéressé d’interroger avec vous la relation et la
différence entre la notion d’Economie telle que vous en soulignez le rôle
stratégique dans la construction par Nicéphore d’une doctrine byzantine de
l’icône et la notion proprement philosophique d’Analogie ; comme vous le
savez, la pensée de l’analogie traverse pratiquement toute l’histoire de la phi-
losophie ; or cette notion s’est elle-même énoncée comme pensée économi-
que chargée d’articuler des relations entre contraires irréductibles (exemple :
entre le Divin et l’Humain, le Semblable et le Dissemblable, le Modèle et la
Copie...) ; au cours de son histoire antique et médiévale, cette notion va ainsi
nous proposer une grande diversité de scénarii philosophiques et/ou
théologiques, avec distribution variable des termes et des rôles ; or c’est là que
Collège – Marie-José Mondzain (6-11-1996) 37
Alain Renaud : - Il y a une petite phrase de Panofsky (dans Idea que j’ai relu
juste avant de venir) où il suggère que la pensée chrétienne, à un moment
donné, d’une certaine façon, va s’interdire conceptuellement, de penser l’art
de façon positive. Or je suis surpris qu’il ne mentionne pas du tout, à aucun
moment, les problématiques ou les auteurs que vous abordez. Est-ce qu’à
votre avis Panofsky connaissait le problème que vous abordez ?
Nicolas Ozoline : Est-ce qu’il y a une notion, au Moyen Âge latin, qui
correspond à «!économie!»!?