Vous êtes sur la page 1sur 39

Pour citer ce document :

Marie-José Mondzain, « Image, icône, économie »,


in Les cahiers du collège iconique, Communications et débats VI , Service des Publications
Institut National de l’Audiovisuel, INA, direction de l'Inathèque de France, 1996, p.96
Collège – Marie-José Mondzain (6-11-1996) 1

Image, icône, économie


Marie-José Mondzain

Marie-José Mondzain!: Qu’ai-je voulu dire dans L’Image naturelle en disant


avec une telle fermeté, après les Pères de l’Église mais autrement qu’eux, que
toute réflexion sur l’image et sur les images était soutenue par l’existence
d’une image singulière invisible que j’appelle l’«!image naturelle!»!? Je n’ai
pas inventé le mot, c’est l’eikôn phusikê, l’«!image naturelle!» des Pères,
Comment cette invisibilité devient-elle liberté, et de quelle façon puis-je en
rendre compte sans passer pour quelqu’un qui tient un discours soit mystique,
soit hystérique sur l’image!? Comment faire!?

Je vais faire comme Carmelo Bene et intituler ma prestation de ce soir!:


«!Image, icône, économie. Horreur. Suite!». Et puis, en disant cela, je me suis
dit!: pourquoi est-ce que je pense à Carmelo Bene!? C’est parce que la
question de L’Image naturelle, qui fait suite à Image, icône, économie, aborde
Collège – Marie-José Mondzain (6-11-1996) 2

la question de ce que j’appellerais volontiers l’«!inarticulé!». Ce qui, chez


Carmelo Bene, est de l’ordre du cri à l’intérieur de la théâtralité, je l’ai
rencontré sur la question de l’«!inarticulé!» de l’image, qui pose tant de
problèmes dans nos discussions ici. L’art étant mon horizon, ce qui me
soucie, c’est effectivement de voir comment le placer dans toute cette
recherche qui paraissait au Seuil sous le titre pompeux!: Source byzantine de
l’imaginaire contemporain… Si vous n’êtes pas vraiment convaincus que j’ai
rempli ce programme, soyez sûrs que je ne pense pas moi non plus avoir
expliqué toute la genèse byzantine de l’imaginaire contemporain. Il y a quand
même, il faut être honnête, une source byzantine à la pensée contemporaine de
l’image, une source patristique à la possibilité d’une pensée moderne de la
visibilité et de la création d’art. C’est de ça que je vais essayer de parler.
Alors je me suis dit!: de quoi vais-je partir!? Très souvent, on m’a présentée
comme une byzantinologue spécialiste de la crise de l’iconoclasme byzantin.
Et je me suis dit!: je n’ai jamais écrit sur la notion de «!crise!». Or, tous ceux
qui parlent de l’iconoclasme le pensent d’abord sous la forme de crise, parce
qu’il y a de la violence dans le mot, que le mot implique de la violence, et
pensent qu’effectivement, s’il y a de la crise, c’est parce qu’il y a eu des gens
qui ont cassé des images, ou leur ont fait violence, ou les ont interdites, ou
détruites, etc. Alors une des premières choses que peut m’apporter mon
travail, ou que je peux vous apporter à travers mon travail, c’est que s’il y a
crise de l’iconoclasme byzantin, c’est parce que l’image est un objet critique.
La crise ne vient pas de ce qu’il y a conflit entre des gens paisibles qui aiment
les images et des gens belliqueux ou violents qui ne les aiment pas et les
détruisent!; il y a crise parce que l’image est un objet de crise – est toujours
aujourd’hui un objet en crise. Elle est crise de l’objet. Je veux dire qu’il y a
une crise de l’image, et que l’iconoclasme est une réponse, une résolution sur
un certain mode de cette même crise de l’image, et que l’iconophilie est une
autre résolution de cette crise de l’image. En fait, on devrait dire «!crise de
l’image!» dans un empire, et certains ont gagné parce que leurs solutions, le
mode de pensée résolutoire qu’ils ont apporté à cette crise a été plus fécond,
plus porteur du point de vue de l’institution et du point de vue de la pensée
que ne l’étaient les solutions, la résolution de la même crise dans le camp
opposé.
La crise de l’image, la crise qui est dans l’image, c’est quoi!? Les iconoclastes
sont en crise, et les iconodoules aussi sont en crise, et c’est quoi, cette crise!?
Collège – Marie-José Mondzain (6-11-1996) 3

C’est ce qui pose un problème de jugement, de résolution d’une tension


intenable et d’une discontinuité. Pour comprendre la différence entre
iconophiles et iconoclastes, il faut savoir que les uns vont être dans la
continuité, les autres dans la discontinuité, mais les deux partent d’une
discontinuité!: il y a du visible et il y a de l’invisible, il y a du sacré et du
profane, il y a du saint et il y a du sacré, il y a de l’idole et il y a de l’icône, il y
a de l’icône et il y a du fétiche. Je veux dire qu’à chaque moment où un regard
se pose sur un objet donné à la vision, le regard est en crise, tombe en crise.
En ce sens, je rendrai hommage à Michel de Certeau, parce que c’est sur ce
sujet que nous avons dialogué dès le départ. Lui, justement à travers la
question de la crise «!mystique!», appelle cette crise la «!crise du discours
pour un corps désirant!»… Plus tard, à la lumière de notre dialogue et de la
lecture de La Fable mystique, je me suis dit!: qu’est-ce qui fait crise dans
l’image et qui justement sépare les imagiers en crise de la situation mystique!?
C’est qu’il ne s’agit pas, justement, d’une «!crise du discours du corps
désirant!», mais d’un regard en crise par rapport à la question de la chair, et
non pas du corps. Peut-être aurai-je ce soir la possibilité ou l’occasion de
vous dire la différence entre caro et corpus, entre la chair et le corps dans la
pensée chrétienne, qui s’est jouée justement peu à peu à travers l’interprétation
de l’eucharistie. Vraie image pour les iconoclastes, question du corps dans
l’incarnation, et non pas image pour les iconodoules qui, précisément, laissent
le corps à l’eucharistie et traitent la question de la chair, de la chair des images.
J’ouvre une porte comme ça maintenant pour vous dire que je pense que la
question de la mystique est du côté de l’incorporation alors que celle de
l’image est du côté de l’incarnation.
Donc la première chose que je voulais poser et proposer à votre réflexion,
c’est effectivement l’image comme crise, comme crise du regard, le regard sur
la chair et le regard de la chair sur la chair, par rapport au corps, au corps
institutionnel.
Alors la résolution à laquelle j’ai attaché toute mon attention, fut la solution
iconophile. Pourquoi!? Parce qu’elle a gagné. Et donc nous avons hérité,
qu’on le veuille ou non, beaucoup plus du camp qui a triomphé que de l’autre,
encore que nous devions beaucoup à la crise de l’image dans la doctrine
iconoclaste puisque la crise de l’image dans l’iconoclasme a finalement
permis de mettre à jour, à travers leur interprétation de la Croix et de
l’eucharistie, une véritable théorie du signe, mais qui est une théorie de la
Collège – Marie-José Mondzain (6-11-1996) 4

discontinuité entre l’image et ce à quoi elle renvoie. Tout le «!génie du


christianisme!», pour paraphraser Chateaubriand, consiste à avoir trouvé une
solution permettant une continuité, une non-rupture entre le visible et
l’invisible, entre l’icône et l’image naturelle, entre le saint et le sacré, entre
l’image et le discours. C’est-à-dire qu’il va y avoir la découverte d’un
continent que j’appelle «!de négociation économique!», et là, le mot est lâché,
ce mot n’est pas de moi, c’est eux qui l’ont planté pour dire que c’est grâce à
une interprétation «!économique!» du visible qu’ils peuvent enfin sortir de
l’aporie théologique de l’invisible.
La doctrine économique qui a fait l’objet du livre Image, icône, économie a été
pour moi l’occasion justement de reconstruire, à travers des textes, des
traductions, dont le fameux Nicéphore, mais pas que lui, on ne parle que de lui
parce que j’ai traduit Nicéphore, mais il y a Damascène, il y a Stoudite, et puis
il y a surtout, comme je vais vous le raconter ce soir, tous ceux qui leur ont
permis d’en arriver là où ils sont arrivés, parce que ce n’est pas sorti comme
ça comme une ville-champignon au milieu d’un désert de la pensée. C’est une
longue préparation du discours et de la pensée économiques à travers les
siècles pour permettre qu’à un moment une iconicité doctrinale permette
simultanément, dans cette pensée de la fin du VIIIe et IXe !siècle, pour la
première fois, l’émergence d’une double doctrine!: une doctrine du regard et
une doctrine de la technique et de la stratégie des visibilités. Et cela, c’est
quelque chose d’assez prodigieux, parce qu’on trouve dans la réponse
iconophile à la crise de l’image, effectivement, les éléments d’une première
méditation sur l’objet du regard. Ce soir, je voulais vous apporter tout
simplement un des éléments les plus riches qui a nourri la pensée byzantine au
VIIIe et au IXe siècle, qui est la pensée d’un des plus grands penseurs de
l’image naturelle, trois siècles et demi avant la crise, qui est Grégoire de
Nysse. Alors qu’il n’est pas encore question d’icône, c’est-à-dire d’image
artificielle, Grégoire a répondu à la question!: qu’est-ce que l’objet du désir de
voir!? Et il répond!: l’objet du désir de voir, c’est un objet qui doit se dérober à
l’infini pour continuer à être l’objet du désir. Et cette pensée est si belle et si
moderne que je l’ai mise au programme de nos réjouissances, tout en ayant
apporté avec moi les textes de Jacques Lacan qui sont étonnamment en écho
avec cette pensée de Grégoire, et je suis contente que Joseph Marty m’ait dit
tout à l’heure!: «!Mais oui, Lacan a fait un brigandage patristique!!!» Je ne le
savais pas.
Collège – Marie-José Mondzain (6-11-1996) 5

Alors pour mieux comprendre comment on est arrivé à construire cet objet du
regard, mon idée a été de vous préparer une sorte de petite rétrospective sur les
quatre étapes de la construction de l’objet du désir de voir, pour le regard,
dans l’Ancien Testament, c’est-à-dire un texte auquel on ne revient jamais
assez parce que tout le monde pense à l’interdit du Deutéronome!: «!Tu ne
feras pas d’image taillée!», etc. Avant de censurer la vision, il y a un texte qui
parle de l’interdit du regard. Donc je vous apporte un premier texte qui
concerne l’interdit et la façon dont les hommes tournent le dos à ce qu’ils ne
doivent pas voir. Un deuxième texte de l’Ancien Testament que vous
connaissez peut-être mieux, c’est comment Dieu montre son dos à celui qui
désire le voir. Troisième texte!: Grégoire de Nysse, construisant son image
naturelle, qui veut comprendre le fait que, quand on lui demande de le voir,
Dieu montre son dos. Et finalement la solution iconophile, que n’a pas
abordée Grégoire de Nysse, qui est la construction de l’objet, qui va faire
office, dans le visible, du dos de Dieu, c’est-à-dire ce second voile après le
premier voile dont je vais parler.
Je propose à votre réflexion un texte sur l’interdiction du regard, dont on ne
parle pas suffisamment et qui est antérieur à la Loi mosaïque. Vous savez en
fait de quoi je veux parler, car vous connaissez ce texte. C’est l’ivresse de
Noé. Je vous en rappelle les termes.
Sem, Cham et Japhet étaient les fils de Noé, qui sortirent de l’arche. Cham,
c’est le père de Canaan. Ce furent les trois fils de Noé. C’est à partir d’eux
que la Terre fut peuplée. Noé fut le premier agriculteur. Il planta une vigne et il
en but le vin. Il s’enivra et se trouva nu à l’intérieur de sa tente. Cham, père de
Canaan, vit la nudité de son père (ou le sexe de son père, selon Chouraki) et il
en informa ses deux frères au-dehors. Sem et Japhet prirent le manteau de
Noé, qu’ils placèrent sur leurs épaules (d’autres disent!: sur leur tête), et,
marchant à reculons, ils couvrirent la nudité de leur père. Marchant à reculons,
ils entrent dans la tente et laissent tomber le voile qui les couvre pour couvrir le
sexe du père. «!Tournés de l’autre côté, ils ne virent pas le sexe de leur père.
Lorsque Noé, ayant cuvé son vin, sut ce qu’avait fait son plus jeune fils, il
s’écria!: “Maudit soit Canaan!! Qu’il soit le dernier des serviteurs de ses
frères!!”!» Le double crime de Cham, c’est d’avoir porté les yeux sur la
nudité du père et de l’avoir raconté, d’être sorti de la tente et d’avoir dit ce
qu’il avait vu.
Collège – Marie-José Mondzain (6-11-1996) 6

Ce texte nous dit donc quelque chose de singulier sur le regard porté sur la
nudité du père, sur le sexe du père. Il ne s’agit pas d’image, mais de regard.
Donc la question n’est pas l’interdit de la figuration, comme ça va l’être dans
le Décalogue, mais la question de la sacralisation ou de la profanation opérée
par un simple regard, par l’opération du regard. Il n’existe pas de loi qui
interdise de voir le sexe de son père, la nudité de son père. Les fils
respectueux sont pourtant ceux qui entrent à reculons et qui se couvrent avant
de couvrir le sexe du père. D’un côté, il y a celui qui ne craint pas de voir et de
dénoncer, sans doute dans la dérision, l’ivresse du père, et qui dit peut-être!:
«!Venez voir notre père sans dignité!!, c’est-à-dire ayant perdu sa situation
symbolique de père!». Il n’est donc plus rien qu’un vieil homme endormi, un
sexe mort, un ivrogne impuissant et déshonoré. Les frères, eux, préservent leur
regard de cette vision et maintiennent le père dans son honneur, sa sacralité
symbolique. Pour cela, ils lui tournent le dos et usent d’un voile, redoublant
donc de précaution puisqu’ils protègent l’honneur de leur père et se protègent
en même temps d’une vision maudite. Ils ne veulent pas voir ce qu’ils savent
qu’il y a à voir. Alors que Cham a voulu voir comme s’il ne savait pas, ce qui
le conduit à faire part, à proprement parler, de quelque chose comme une
découverte. Il se trompe sur la révélation.
Ce récit constitue le regard porté sur l’autre dans le respect de la fonction
symbolique ou sa profanation. Il y a donc dans le désir de voir une injonction
à reculer et à voiler, comme si le savoir sur la nudité, c’est-à-dire sur le sexe et
la mortalité, ne pouvait se constituer symboliquement que dans le
détournement du regard. On pourrait appeler «!pudeur!» le respect de la nudité
du père. Il faudrait voir comment l’interprétation chrétienne de cette scène
traite la nudité et l’ivresse de Noé sur un mode christologique qui le détache
du paganisme dionysiaque et des thèmes bachiques (ivresse, etc.), pour en
faire d’ailleurs une interprétation eucharistique. Je vous rappelle que dans la
voûte de Michel-Ange, par exemple, l’ivresse de Noé est située au contraire
dans une trilogie eucharistique (le sacrifice du vin, etc.). Il faudrait voir aussi
comment la tradition occidentale est venue greffer, inversement, ce que
j’appelle le scénario du roi nu, pour renverser la malédiction de Cham en
noblesse épistémique, la désacralisation devenant condition d’un savoir libre
de toute croyance et de toute illusion dénégatrice. L’histoire du roi nu ne
revient-elle pas sur le geste des bons fils pour en faire une sorte de version
fétichiste («!je ne veux pas voir!»)!? Donc, dans la Genèse, l’histoire de Noé,
Collège – Marie-José Mondzain (6-11-1996) 7

on plante solidement les piliers de la symbolisation avant toute législation.


«!C’est alors, dit le texte, que naquirent les langues et les nations.!» La nudité
de Noé ne fonctionne pas comme une vérité dévoilée (elle aurait pu), mais
comme une transgression du sacré. Je crois qu’il y a là une piste importante
pour qui veut réfléchir sur la spécification des regards. Il y a un regard qui
veut voir pour savoir, au risque de ne plus pouvoir donner à ce savoir sa
consistance symbolique, donc son statut de représentation. Ainsi, Cham ne
peut plus se représenter son père en tant que tel, et il se trouve maudit. Il y a
un regard qui, au cœur même du savoir (les autres fils), renonce à voir et qui,
de ce fait, se donnerait la liberté de représenter. Sam et Japhet savent fort bien
à quoi ils tournent le dos. Aussi manipulent-ils le voile qui, en couvrant leur
père, deviendra la toile où je dirais personnellement que s’inscrira l’image – et
peut-être toute l’histoire de la peinture. Sur Cham, on peut aussi se reporter à
la brève interprétation qu’en donne Jean Clair dans son dernier livre, L’Éloge
du visible, où il dit cette chose que je trouve stimulante!: «!Regarder derrière
soi serait trahir la peur que l’on a de voir ce qu’on a derrière soi, cette menace
sans forme dont la nuque éprouve obscurément l’existence, tout ce qu’on a
derrière la tête. Ce serait perdre le palladium des mots et se retrouver sans
pouvoir face à l’image.!» Il pense à la psychanalyse et dit!: «!L’analyste est
l’incarnation de cette pensée de derrière la tête à jamais invisible et qui
demeure invisible parce qu’il est l’homme qui précisément a toujours été là.!»
Position de l’analyste qu’il appelle «!ce père éternel peut-être dont il n’est pas
permis de soutenir le regard!». C’est une interprétation. Cela dit, je ne suis pas
sûre qu’il n’y ait pas là un enchevêtrement de plusieurs niveaux de sens et
qu’ils ne tirent leur unité que de la main qui en rend compte par écrit. En tous
les cas, je pense qu’il y a une articulation à trouver entre la nuque du fils et le
dos du père. Tourner le dos à la nudité du père...
Et maintenant, je prends la deuxième série de textes, deuxième témoignage sur
le Père qui tourne le dos, dans l’Ancien Testament, quand son Fils n’est pas
encore visible. Cette articulation me permet d’aller de l’ivresse de Noé au
rocher de Moïse, c’est-à-dire d’un voir par effraction ce qui doit rester voilé
(cas de Noé) à un voir de dos ce qui se manifeste!; ce qui revient dans les deux
cas, c’est le voile du regard. Pour Sem et Japhet, c’est le scénario de la marche
à reculons, voilés!; pour Moïse, c’est Dieu qui abrite le regard de celui qui se
soumet à sa Loi, parce que maintenant la Loi est énoncée. La différence, c’est
la situation du désir dans les deux cas. Les bons fils, avant la Loi, ne désirent
Collège – Marie-José Mondzain (6-11-1996) 8

pas voir. Je dirais même qu’ils désirent ne pas voir!; alors que Moïse va
exprimer son désir de voir. Les premiers ne disent rien sur leur désir, ils
agissent pour échapper à la malédiction qui, elle, va se dire. On va dire le sexe
du père et on va dire!: «!Maudit soit Cham et maudit soit Canaan!!!» Moïse,
lui, dit son désir, et c’est Dieu qui agit pour lui épargner l’aveuglement et la
mort. Donc il n’y a pas que le désir qui est en position différente, mais la
parole et le geste, qui se sont aussi déplacés. Quel est le texte!? C’est dans
l’Exode, et non plus dans la Genèse. Moïse dit à Dieu!: «!Fais-moi donc voir
ta gloire!!!» Il dit!: «!Tu ne peux pas voir ma face, car l’homme ne saurait me
voir sans mourir!». Et le Seigneur dit, parce qu’il a entendu la prière de Moïse
(«!Fais-moi voir ta face!!!»)!: «!Voici un lieu près de moi. Tu te tiendras sur le
rocher. Alors, quand passera ma gloire, je te mettrai dans le creux du rocher, et
de ma main je t’abriterai tant que je passerai.!» C’est-à-dire que Dieu va
passer devant lui et va mettre la main sur le visage de Moïse, il va l’abriter
pour qu’il ne devienne pas aveugle et qu’il ne meure pas. «!Je t’abriterai tant
que je passerai, puis j’écarterai ma main et tu me verras de dos. Mais ma face,
tu ne peux la voir.!» On ne peut la voir. La scène se passe. «!Quand Moïse
descendit de la montagne, il ne savait pas, lui, Moïse, que la peau de son visage
était devenue rayonnante en parlant avec le Seigneur.!» Il y a donc plusieurs
temps dans ce texte!: celui de la formulation du désir par Moïse, celui du
passage de Dieu de face, voilant le regard de Moïse pour le protéger, passant
et se montrant de dos, et la conclusion!: la transfiguration de la chair de Moïse.
Le temps de l’accomplissement du désir est un enchaînement énigmatique
entre les paroles et l’apparition du visage humain. Moïse ne savait pas qu’il
avait un visage, et donc que lui, Moïse, était entré sans le savoir dans
l’invisibilité rayonnante de la divinité. Et face aux hommes, désormais, que
doit-il faire!? Se voiler, car «!tous les fils d’Israël virent Moïse, la peau de son
visage rayonnait. Ils craignirent de s’approcher de lui. Alors Moïse replaça le
voile sur son visage jusqu’à ce qu’il retournât parler au Seigneur!». Donc
désormais c’est Moïse qui doit se voiler. Vous avez là, à travers ces deux
textes, une prodigieuse articulation entre le dos, le recul, la face qui se cache, le
premier niveau, que j’appelle celui de l’interdit de voir, et le second niveau, qui
est celui de la première négociation avec le voir, qui est le voir de dos, le voir la
chose passer, le voir au loin, se voiler soi-même.
Troisième étape!: que devient ce prodigieux message dans la pensée
chrétienne!? Autrement dit!: comment passe-t-on de ces textes qui
Collège – Marie-José Mondzain (6-11-1996) 9

accompagnent sans contradiction l’interdit de la figuration à une gestion du


visible grâce à l’incarnation!? Grégoire de Nysse (IVe !siècle), conformément à
la tradition chrétienne, considère déjà le récit vétérotestamentaire que je viens
de vous lire, celui de Moïse, comme une préfiguration ténébreuse de la lumière
qui vient, celle de la nouvelle alliance. Mais ce qui est important, c’est de voir
comment l’avènement des visibilités se fait dans le respect absolu de
l’invisibilité de l’objet du désir. Vous allez voir que Grégoire ne dit pas!:
autrefois on ne voyait pas Dieu, on le voyait de dos!; maintenant on va le voir
de face. Non, il va articuler le voir de dos à l’infinité d’un désir de voir. Le
coup de génie, c’est l’idée de la double création, c’est que celui qui est «!à
l’image de!» doit être à l’image de l’infinité, et donc de l’infinité du désir. Il
faut voir comment l’avènement des visibilités se fait dans le respect absolu de
l’invisibilité de l’objet du désir, y compris dans le Nouveau Testament, après
l’incarnation, et dans les textes patristiques. C’est ainsi que la légitimation de
l’image se fera sous le signe du regard, et non de la vision, seul le regard étant
garant constituant du voile, c’est-à-dire de la protection des yeux, et de la
constitution d’un plan sur lequel apparaîtra ce qu’il nous est possible de voir,
comme vous l’avez entendu une fois chez Paul en énigme, comme dans un
miroir, donc que nous ne verrons jamais.
Je vous lis les textes de Grégoire, Contemplations sur la vie de Moïse, pour
que vous entendiez comment lui, au IVe !siècle, a lu les textes, comment un
grand spirituel chrétien, en quête de l’image naturelle, va permettre à ceux qui
pensent l’image artificielle, c’est-à-dire l’icône, de constituer leur affaire sur
une invisibilité.
«!La vertu chrétienne se divise en deux parties, l’une qui concerne Dieu, et
l’autre la rectitude morale. La pureté des mœurs, en effet, est une partie de la
religion. Or, nous venons d’apprendre ce qu’il faut connaître de Dieu,
connaissance qui consiste, nous l’avons vu, à ne nous former aucune idée de
lui à partir du mode de connaissance humain.!»
Le décor est planté!: nous ne pouvons pas avoir une idée de lui.
«!Que signifie l’entrée de Moïse dans la ténèbre et la vision qu’il eut de
Dieu!? Le récit semble quelque peu en contradiction avec la théophanie du
début. Alors c’était dans la lumière, maintenant c’est dans la ténèbre que Dieu
apparaît. Mais plus l’esprit, dans sa marche en avant, parvient, par une
application toujours plus grande et plus parfaite, à comprendre ce qu’est la
connaissance des réalités et s’approche davantage de la contemplation, plus il
Collège – Marie-José Mondzain (6-11-1996) 10

voit que la nature divine est invisible. C’est pourquoi Jean le Mystique, qui a
pénétré dans cette ténèbre lumineuse, dit que personne n’a vu Dieu.!» On
dirait du Nicolas de Cuse… «!Moïse entre dans la ténèbre où Dieu se trouvait.
Quel Dieu!? Celui qui a fait de l’obscurité sa retraite. Comment l’homme, à
qui tant de théophanies ont rendu Dieu si familier, selon les témoignages de
l’Écriture lorsqu’elle parle de face-à-face, comme quand un ami parle à un
ami, comment donc cet homme, comme s’il n’avait pas encore obtenu ce que
nous croyons sur la foi de l’Écriture qu’il l’avait déjà trouvé, demande-t-il à
Dieu de se manifester à lui!? Que veut dire Moïse quand il dit à Dieu!:
“Montre-toi!!” Celui qui ne cesse de se montrer ne lui est-il donc pas encore
apparu!? La voix d’en haut accède d’un côté au désir formulé par sa demande
et ne lui refuse pas de lui accorder cette grâce, mais elle le conduit à nouveau
au désespoir…!» Voilà l’image!: c’est l’image désespérante. Vous avez toute
l’ouverture sur la mélancolie, qui se fait pour toute l’image occidentale, c’est
l’image saturnienne. Urs von Balthasar, lorsqu’il commente les textes de
Grégoire, parle même de thèmes faustiens. «!Elle le conduit à nouveau au
désespoir lorsqu’elle explique que ce qu’il cherche excède la capacité de la
nature humaine. Cependant, Dieu dit qu’il y a un lieu (topos) près de lui, et
dans ce lieu un rocher, et dans ce rocher un creux dans lequel il ordonne à
Moïse de se tenir.!» C’est une image de la gestation de l’image, ce creux,
giron de la terre devenu giron de la manifestation. Il faut penser à ce que sera
le creux du ventre virginal pour la gestation de la Vierge, ce creux du rocher.
Vous savez à quel point la Vierge elle-même est liée au rocher, à la grotte, etc.
Mais ce n’est pas encore l’heure.
«!Dieu ajoute qu’il lui couvrira la figure de la main tandis qu’il sortira et que
Moïse verra le dos de celui qu’il a appelé et qu’ainsi il croira voir celui qu’il
cherche, si bien que la promesse faite par la voix divine ne sera pas
mensongère!». Grégoire continue!: «!Nous disons du grand Moïse que, allant
toujours de l’avant, il n’arrête jamais son ascension ni ne propose de limite à
son mouvement vers les hauteurs, il rayonne de gloire et, s’étant élevé à de tels
sommets, il brûle encore de désir et il est insatiable d’avoir davantage et il a
encore soif de ce dont il s’est gorgé à satiété. Et comme s’il n’en avait pas
encore joui, il demande à l’obtenir, suppliant Dieu de se manifester à lui, non
dans la mesure où il peut participer, mais comme il est en lui-même. Il s’ensuit
que l’ardent amant de la beauté, recevant ce qui lui apparaît continuellement
comme une image de ce qu’il désire, aspire à se remplir de la figure même de
Collège – Marie-José Mondzain (6-11-1996) 11

l’archétype, et la demande audacieuse de l’âme qui monte la montagne du


désir, et c’est de ne pas jouir de la beauté, de ne pas en jouir par des miroirs et
des reflets. Il veut jouir face à face. La voix divine accorde ce qui est demandé
par les choses qu’elle refuse.!» Voilà ce que Grégoire a écrit!: «!La voix divine
accorde ce qui est demandé par les choses qu’elle refuse!», offrant en peu de
mots un abîme de pensée. «!La munificence de Dieu lui accorde
l’accomplissement de son désir. Il ne lui promet pas le repos et la satiété.!»
L’accomplissement du désir, c’est le désir du désir. «!Il ne se serait pas
montré lui-même à son serviteur si cette vue avait été telle qu’elle eût arrêté le
désir.!» Dieu a envie qu’on le désire sans fin. Autrement dit, il s’agit du désir
de Dieu. Quand Moïse dit à Dieu!: «!Je veux te voir!», il répond au désir de
Dieu d’être vu, mais Dieu veut que, à jamais, pour toujours, nous lui disions!:
je veux te voir. Donc il ne faut pas qu’il se montre. «!Car c’est en cela que
consiste la véritable vision de Dieu, dans le fait que celui qui lève les yeux vers
lui ne cesse jamais de le désirer. C’est pourquoi il dit!: “Tu ne pourras pas
voir mon visage. En effet, nul homme ne verra mon visage sans mourir.”!»
«!L’Écriture nous dit cela, non pas en ce sens que cette vue puisse devenir
cause de mort pour ceux qui en jouiraient – comment en effet le visage de la
vie pourrait-il devenir cause de mort pour ceux qui s’en approchent!? C’est là
réellement voir Dieu que de ne jamais trouver de satiété à ce désir.!» C’est-à-
dire que le mourir est une métaphore de la mort du désir. Il est évident que
celui qui donne la vie ne va pas vous tuer. Mais tuer le désir, c’est ça, il ne faut
pas tuer le désir. «!Mais quel est ce lieu qui est dit près de Dieu!? Quel est ce
rocher!? Quel est encore cet espace dans le rocher!?
C’est le désir de Dieu de se montrer, qui va permettre à Grégoire d’aborder la
question de l’incarnation. Parce que si Dieu s’est montré dans son Fils, c’est
qu’il y a en Dieu un désir d’être vu. Dans son Fils, il va accomplir son désir.
Je ne veux pas dire que le Christ est le dos de Dieu, mais Dieu va se montrer
de face en énigme. Il y a une visibilité du Fils qui reste énigmatique, Dont
l’icône est le mémorial. Je prends la suite du texte de Grégoire pour que vous
compreniez comment il a construit son affaire sur cette problématique du désir
de voir, du désir de voir quelque chose qui doit toujours laisser à désirer. Je
prends le Traité de la création de l’homme, où il aborde d’une façon très
élégante la question du «!être à l’image de!». C’est la fameuse doctrine de la
double création. Comment peut surgir dans l’homme un désir infini de voir ce
qui se dérobe infiniment à son regard. Qu’est-ce que tout cela raconte!? Après
Collège – Marie-José Mondzain (6-11-1996) 12

la scénographie de Noé, après la scénographie de Moïse, vient cette méditation


au IVe !siècle de quelqu’un qui dit que voir le dos de Dieu n’est pas une façon,
pour Dieu, de ne pas se montrer parce que ça tuerait, mais c’est parce que ça
tuerait le désir de le voir, et que ce qui est important, c’est de maintenir dans le
rapport à toute image l’insatiabilité du désir. Et pourquoi y aurait-il cette
insatiabilité du désir!? Comment Dieu a-t-il créé un être insatiable!? Il y a donc
un traité de Grégoire qui s’appelle De la création de l’homme. C’est toujours
la même méthode des Pères!: on prend les textes de l’Ancien Testament, on se
demande comment les lire maintenant qu’il y a Christ, Église, Incarnation,
Eucharistie, les fidèles, les idoles, les fétiches, les icônes!? Le texte nous dit
que l’homme a été créé «!à l’image de!». «!Alors, dit Grégoire, si nous avons
été créés “à l’image de”, nous sommes dans une similitude avec le Père.!»
Oui, mais nous sommes dans une première similitude. Quand nous avons été
créés «!à l’image de!», «!nous n’avons été créés ni mâle ni femelle!», car à
l’image de Dieu, qui n’est lui-même ni mâle ni femelle. Celui qui a été créé
donc à l’image du Créateur n’était ni mâle ni femelle. «!Ainsi a surgi dans la
création la similitude originelle!», qui va d’ailleurs être celle qui habite l’eikôn
phusikê, l’image naturelle, «!celle d’un homme que vous n’avez jamais vu, car
celui que vous avez vu, il a été créé lors de la seconde création, mâle et
femelle.!» Pour mettre en place le désir que nous avons de voir Dieu afin de
répondre au désir de Dieu d’être vu par nous, il a fallu établir entre Dieu et sa
créature une similitude, mais aussi une distance. Comment justifier cette
distance, qui soit une ressemblance, avec une différence, et non pas une pure
similitude comme celle du Fils avec le Père!? Solution élégante!: si Dieu nous
a créés à son image, il nous a créés forcément avec son infinité. S’il nous a
créés avec son infinité, quel don plus grand pouvait nous faire Dieu que sa
liberté!? Si Dieu nous a créés libres, sous quelle forme pouvait-il nous donner
la liberté!? Sous celle du choix, c’est-à-dire ce qui plaît à Dieu dans son désir,
c’est que nous le choisissions comme objet de notre désir. Quand Moïse dit!:
«!Je veux te voir!», il faut encore qu’il en soit privé, que Dieu lui manque.
Comment créer un manque de Dieu!? «!Alors, dit Grégoire, Dieu, dans sa
souveraine prescience…!» Là son texte est quand même délicat. Il sent qu’il
est dans l’hypothèse. Il dit!: «!Pour nous, selon notre capacité, par des
conjectures et des suppositions, nous suivrons la vérité à la trace. Voici donc
sur ces points que nous supposons…!» Il n’est pas dogmatique. Il espère,
comme tous les Pères, que c’est le Saint-Esprit qui l’inspire. Il dit d’un côté!:
Collège – Marie-José Mondzain (6-11-1996) 13

«!La parole divine ne ment pas lorsqu’elle fait l’homme à l’image de Dieu!»,
et de l’autre!: «!La pitoyable misère de notre nature n’a pas de commune
mesure avec la béatitude de la vie!». Ça ne correspond pas vraiment à notre
situation, il faut choisir. Quand nous mettons en comparaison Dieu et notre
nature, où la divinité est soumise aux passions, où l’humanité est établie dans
la liberté de l’esprit. Revenons à la divine Écriture. Après la parole, faisons
l’homme à notre image. L’Écriture poursuit!: «!Dieu fit l’homme, et il le fit à
son image. Et il les fit mâle et femelle.!» Examinons soigneusement les
expressions. Tous savent, je pense, que cet aspect est exclu de Dieu. Dans le
Christ Jésus, en effet, comme dit l’apôtre, «!il n’y a ni mâle ni femelle!». Et
pourtant, l’Écriture affirme que l’homme a été divisé selon le sexe. Donc
double est en quelque sorte la création de notre nature!: celle qui nous rend
semblables à la divinité, et celle qui établit la division des sexes. C’est bien une
pareille interprétation que suggère l’ordre même du récit. L’Écriture dit en
premier lieu!: «!Dieu fit l’homme à l’image de Dieu!», et ajoute ensuite!: «!il
les fit mâle et femelle!», division étrangère aux attributs divins. Entre deux
extrêmes opposés l’un à l’autre, la nature humaine tient le milieu. Entre la
nature divine et incorporelle, et la vie de l’irrationnel, et de la brute, en effet,
comme il est facile de le constater, le composé humain participe de deux
autres!: de la divinité, il a la raison et l’intelligence, etc., et par la vie humaine il
possède les caractères de la sexualité.
Deuxième proposition. Si la divinité est la plénitude de tout bien, et si
l’homme est à son image, est-ce que ce n’est pas dans cette plénitude que
l’image aura sa ressemblance avec l’archétype!? En nous sont toutes sortes de
biens, toute vertu, toute sagesse, tout ce qu’on peut penser de mieux. Un de
ces biens consiste à être libre, à n’être soumis à aucun pouvoir physique, mais
à avoir dans ses décisions une volonté indépendante. La vertu est sans maître
et spontanée. Tout ce qui est fait par contrainte ou violence n’en est pas. Donc,
pour que le désir de Dieu ne soit pas une obligation à laquelle Dieu nous
soumet, il faut que nous soyons libres de refuser à Dieu de le désirer. Donc,
pour que nous soyons libres, il faut que nous ayons avec Dieu une distance et
que nous en manquions. Le seul moyen pour qu’il y ait cette liberté, c’est
qu’il y ait en nous de la division. Et l’incarnation de cette division du désir en
nous, la capacité de désirer une chose et une autre, il dit!: c’est la différence
des sexes. Autrement dit, c’est quand même très étonnant de dire qu’il y a
deux façons d’être image!: celle qui n’est pas du côté du désir mais qui est
Collège – Marie-José Mondzain (6-11-1996) 14

l’image naturelle et qui est consubstantielle dans la similitude avec le Père et


qui est la situation du Fils, que nous ne connaissons pas, que nous ne voyons
pas, et puis il y a notre situation d’image qui n’a qu’un désir, c’est de
retrouver notre image principielle, c’est-à-dire de dépasser notre division!;
mais pour que nous désirions retrouver notre image originaire, il faut que nous
soyons divisés!; c’est-à-dire que la division des sexes est le seul moyen par
lequel Grégoire propose la modalité de notre désir d’être «!à l’image de!». Le
désir d’un sexe pour l’autre devient le moyen par lequel, dans sa souveraine
bonté, Dieu permet à l’homme de désirer une chose et son contraire, de
découvrir les contradictions du désir, la pathologie, le pathos du désir, et donc
de se trouver dans cette situation libre de désirer d’être ou non «!à l’image
de!», ou de désirer ou non de retrouver l’image naturelle. Grégoire essaie de
construire, par la différence des sexes, quelque chose qui est de l’ordre du
désir, de l’alliance du désir et de la liberté, mais il n’a pas construit un objet.
Pour l’instant, le seul objet du désir, c’est la vision de Dieu, c’est la similitude,
ou encore la vertu. L’exercice de la vertu, tout comme l’exercice de la liberté
est le seul moyen de retrouver l’unité fusionnelle avec l’image naturelle. Il y a
donc une solution, mais elle est encore plutôt mystique. Il n’y a pas d’autre
issue à l’admirable et élégante solution de Grégoire par rapport au texte de
Noé, par rapport surtout au texte de Moïse, c’est la solution mystique, c’est-à-
dire de se déterminer librement pour retrouver l’union du corps avec l’image
asexuée, l’eikôn phusikê. Dans la mesure où cette montée vers l’image
naturelle se fait par l’exercice de la vertu, par l’interprétation du sacrifice
eucharistique et par l’institution ecclésiastique, on ne s’étonnera pas qu’il y ait
eu toute une interprétation mystique de Grégoire, laquelle reste liée à
l’incorporation du chrétien dans ce corpus Christi qui est le corpus Ecclesiae.
Pour Grégoire, rejoindre l’image naturelle, c’est à la fois retrouver, pour
chacun d’entre nous, librement, sa similitude, et s’incorporer à la communauté
ecclésiale dans laquelle effectivement il est plus important de rejoindre le corps
mystique du Christ dans le corps de l’Église, et qu’il ne se situe pas du tout
dans la question de la visibilité. Cette question n’est pas seulement celle de
l’incorporation ecclésiale (où l’incorporation de l’image au corps sacramentel
reste très importante), mais celle de l’image. L’icône pose un problème tout à
fait singulier, qui est, non pas celui de l’incorporatio, mais de l’incarnation du
désir dans la chair d’une image. Il y a là quelque chose qui est différent et
singulier dans l’Église d’Orient et qui n’a pas été maintenu dans le monde
Collège – Marie-José Mondzain (6-11-1996) 15

occidental. Autrement dit, il y a une problématique de l’incarnation qui est


spécifique de la théologie de l’icône et qui surgit au moment où l’image entre
en crise. L’image devient un objet de crise car je dirais volontiers que!: de
même qu’une certaine pensée de l’image naturelle résout une crise dans le
corps du discours et le corps de l’Église, la pensée de l’icône résout une crise
de la chair dans le regard. Dans le monde visible, dans le monde où nous
bâtissons, dans le monde où il y a justement cette fameuse différence des
sexes, dans ce monde où il y a du pathos et de la passion, comment allons-
nous gérer les visibilités, c’est-à-dire les images faites de main d’homme,
parce que jusque-là nous sommes dans l’achiropoïète. Comment les images
faites de main d’homme vont-elles nous permettre, permettre à l’artiste, à
l’iconographe, avant même de l’appeler artiste, de gérer la question de
l’incarnation de la chair dans ce que j’appelle le regard iconique.
Donc ce n’est pas un hasard s’il y a eu un débat entre iconoclastes et
iconodoules sur la question de l’eucharistie. Parce que, pour les iconoclastes,
on est dans le corpus, dans l’institution, tandis qu’il y a véritablement une
tension, une crise de l’image, et la crise est vraiment du côté de l’iconophilie
en fait, parce qu’il y a une tension entre caro et corpus, il y a une tension entre
l’incarnation du regard dans la chair de l’image et l’incorporation du chrétien
dans l’institution ecclésiastique. Et c’est tout le surgissement du terme
d’«!économie!» qui va enfin soulager cette pensée déchirée entre corpus et
caro pour articuler économiquement le corps sacramentel, la question
ecclésiale, à la chair désirante, souffrante et mortelle de ces fidèles qui voient
des objets devant lesquels ils pleurent, ils guérissent, ils souffrent, qu’ils
touchent… toutes ces choses qu’ils aiment, qui les font jouir, qu’ils trouvent
belles et qui ont une caducité. Le monde, la mondanité des choses que nous
aimons et que nous désirons, et auxquelles il faut donner une place dans
l’histoire de l’incarnation. Donc c’est ainsi que j’ai découvert, je ne sais pas si
vous m’avez suivie!: Noé, Moïse, l’image naturelle, cette pensée patristique qui
met d’une façon fulgurante la question du désir de voir et du désir de Dieu
d’être vu au centre de la question, et puis le surgissement de l’objet qui exige
une solution nouvelle, c’est l’économie.

Alors qu’est-ce que c’est que cette économie!? Pour ceux qui connaissent un
peu le travail que j’ai fait, je m’en excuse, mais je vais rappeler rapidement ce
que c’est. J’ai découvert en lisant les textes que chaque fois qu’il y avait une
Collège – Marie-José Mondzain (6-11-1996) 16

discussion sur cette crise de l’image et cette crise du regard, cette crise où
regard et technique, technique de l’objet, médiation de l’objet, l’économie était
le mot par lequel on venait à bout de la tension, du drame de la crise
théologique du verbe et du regard. Alors effectivement, l’économie a réutilisé
de part en part la pensée traditionnelle des capadociens, de Grégoire et de
beaucoup d’autres. Quand Grégoire dit qu’il «!désespère!», que l’image est
l’objet de la «!désespérance!», ce sont là choses tout à fait magnifiques. Cette
façon de poser le regard… L’économie va être ce par quoi un objet technique
est possible, une icône faite de main d’homme, une icône chiropoïète. Et
l’économie va permettre de dire comment, en fabriquant de l’objet avec des
techniques, des «!médias!» comme on dit aujourd’hui, des moyens, on est en
mesure de répondre d’une fidélité au désir de voir de Moïse, à la tension du
désir vers cette image naturelle, cet objet invisible.
J’ai essayé à travers cette première présentation de mon travail de répondre à
un doute que l’on pouvait avoir en lisant L’Image naturelle ou en m’écoutant
parfois, croire que j’adopte une véritable solution mystique ou que je donne
une transcendance à l’Image par rapport aux images. Pas du tout. L’image
naturelle n’est pas transcendante par rapport aux images, parce qu’il y a
incarnation et que les seuls moyens que nous avons de manifester le désir de
l’image naturelle, de manifester l’image naturelle dans son point
d’aveuglement, est le mode de fabrication chiropoïète des visibilités. De la
même façon que Dieu lui-même a dû se soumettre – je m’excuse auprès des
théologiens ici présents de dire que Dieu se soumet, mais qu’ils m’accordent
un instant cette permission – au visible pour que quelque chose du désir de le
voir s’incarne pour nous dans la chair et dans notre mortalité, avec un espoir
de résurrection, certes. Je regrette évidemment que Régis Debray et ses
médiologues ne m’apportent pas leurs réponses, leurs solutions sur ces
questions, parce que, là, je suis en plein sur le point où ce qui s’appelle la
médiologie s’instaure, s’installe, parce qu’elle n’est rien d’autre que le
nouveau nom de la mariologie, c’est-à-dire qu’elle est ce par quoi se manifeste
l’image, dans les techniques, toutes les médiations et les modalités de la
fabrication de l’objet… La mariologie, c’est l’ensemble des moyens charnels
mis en œuvre en ce monde et historiquement pour qu’une gestation, une
création, une mise au monde de l’image, avec toute sa caducité, sa forme, sa
mortalité, sa circonscription, etc. soit possible, et que malgré tout, derrière tout
cela, il y ait une force de transgression, celle de l’infinité du désir qui la
Collège – Marie-José Mondzain (6-11-1996) 17

traverse et qui se maintient. Je tends la main à qui la garde dans sa poche!!


dommage -!car les anges n’ont que des ailes et peu de sexe, Marie est l’image
féminine de toutes les transmissions. Pas besoin d’aile. Simplement une
oreille et un utérus.

J’aurais aimé vous en dire plus sur l’économie… D’un mot, ce mot
d’«!économie!», je l’ai rencontré pour désigner tour à tour et simultanément la
totalité du plan de l’incarnation, c’est-à-dire le Christ avec toute son histoire,
sa Passion, sa résurrection!; pour dire le plan de la rédemption divine et le plan
providentiel du salut de l’image dans l’incarnation du Fils!; pour dire tous les
moyens employés par l’Église pour prendre le relais dans la mimésis, dans
l’imitation, donc «!à l’image de!», de l’incarnation, comment l’économie
ecclésiastique est venue relayer sans écart et sans discontinuité la christologie,
sous la forme justement et de la mariologie et de l’iconicité et de la pédagogie,
et ensuite de tous les moyens mis en œuvre par le pouvoir temporel pour que
des visibilités soient à la fois lieu de communication et de sens, et lieu de
déception ténébreuse pour un désir maintenu.
C’est donc ma conclusion pour ouvrir à une discussion, c’est de dire que tout
ce que je souhaite, c’est que l’image reste en crise, c’est-à-dire
qu’effectivement, quand on dit que nous sommes en plein débat sur l’image,
c’est là le mieux que nous puissions souhaiter. Il y a une crise de
l’iconoclasme, il y a eu des crises mystiques, il y a des crises économiques, il
y a des crises d’hystérie, il y a des crises de folie… la notion de crise est
quelque chose qui sert énormément maintenant pour dire un malaise. En
matière d’image, la crise est la meilleure chose qui puisse se maintenir dans
nos sociétés. Il faut que l’image reste en crise, il faut qu’elle reste ce lieu
d’une tension qui, à la fois, par tous les moyens mis en œuvre, manifeste sa
solidarité avec notre désir, notre mortalité et nos capacités idolâtriques de nous
soumettre, de nous démettre et de détruire les choses que nous avons adorées,
car celui qui adore, détruit, et cela n’a d’intérêt de détruire que si l’on
reconstruit. Donc tout ça, ça fait partie de la tension iconique de la crise de
l’image. Mais que cette image reste en crise aussi et surtout parce qu’il faut
qu’en elle soit cette tension dont parle Grégoire et dont je dis qu’il faut la
défendre jusqu’au bout, à savoir qu’il y a dans l’image quelque chose qui met
de l’ordre… J’avais apporté des textes que je n’ai plus le temps de vous lire,
mais auxquels je vous renvoie, qui sont les textes de Lacan dans le Séminaire
Collège – Marie-José Mondzain (6-11-1996) 18

11 sur «!Qu’est-ce qu’un tableau!?!», où, sans même que nous ayons besoin
d’entrer dans tout le discours de l’objet a ou du scotome, après tout chacun
son lexique, mais en tous les cas, très manifestement, dans l’analyse qu’il fait
des Ambassadeurs de Holbein ou de l’anamorphose, vous retrouvez la vieille
histoire du dos de Dieu. On est vraiment dans cette problématique de
l’aveuglement et du regard qu’il oppose radicalement à la vision, tout en
s’appuyant évidemment sur les objets de la vision dans l’analyse qu’il a faite
des textes de Caillois sur le mimétisme.

J’avais aussi préparé des textes de sainte Thérèse d’Avila, pour que vous
entendiez son discours, la façon dont elle se heurte à l’image, et la façon dont
Michel de Certeau lui-même est pris dans la crise. Il analyse ces textes
mystiques et tout d’un coup il se met à parler de Jérôme Bosch, et il dit au
sujet de Jérôme Bosch des choses qu’il n’aurait pas pu dire de sainte Thérèse
d’Avila parce que justement Bosch fait des images et que sainte Thérèse ne
sait pas quoi faire avec les images. Sainte Thérèse d’Avila est dans la crise, ce
que Michel de Certeau appelle l’«!économie du sujet désirant!». En effet, le
regard mystique reste appendu à un manque qu’il maintient, «!dans une atopie
absolue de son inanition, et pourtant, même les plus mystiques se trouvent
confrontés à la relation indissoluble de l’image avec leur désir!». Thérèse
d’Avila, dans le Traité des faveurs de Dieu (1572), écrit au sujet de
l’incarnation. Il y a une inanition du regard dans la mystique parce que c’est
la question du corps qui est au centre, alors que toute la question de la kénôse,
c’est-à-dire du vide, dans l’incarnation, n’est pas mystique. Alors voilà ce que
dit Sainte-Thérèse!: «!J’avais lu dans un livre que c’est une imperfection
d’avoir des images artistiques. Je ne voulais donc pas garder dans ma cellule
celles qui y étaient. Avant même d’avoir lu cela, il m’avait semblé conforme à
la pauvreté de n’avoir que des images de papier, et lorsque j’ai lu ce que je
viens de citer, je décidai de ne pas en conserver d’autres. Lorsque j’y pensais
le moins…!» Vous savez comment elle faisait, sainte Thérèse!: elle se donnait
des programmes très durs, et ensuite elle pratiquait l’attention flottante… Au
moment où elle y pensait le moins, elle entendit (c’est Dieu qui lui parle)!:
«!“Ce n’est pas une bonne mortification. Que doit-on préférer!? La pauvreté
ou la charité!?” Puisque l’amour est préférable, je ne devais renoncer à rien de
ce qui l’éveille, ni y faire renoncer mes religieuses. Car le livre que j’avais lu,
qui me défendait les images, parlait de l’abondance des moulures et des
Collège – Marie-José Mondzain (6-11-1996) 19

choses artistiques autour des images, mais non de l’image elle-même. Le


Démon, pour perdre les luthériens, leur retire tous les moyens de mieux
éveiller l’amour [Contre-Réforme]. “Mes chrétiens, ma fille, doivent
aujourd’hui plus que jamais faire le contraire ce qu’ils font [les luthériens], se
priver de l’image.!» Il est significatif que ce texte soit intitulé «!Incarnation!»,
et dans le Livre des fondations, au chapitre!VIII, elle ajoute!: «!Je connais une
personne que les confesseurs ont beaucoup tourmentée pour des révélations.
Et pourtant, les grands effets et les œuvres excellentes qui s’en sont suivis
prouvent qu’elles venaient de Dieu. Car où que nous voyions l’image de
Notre Seigneur, on fait bien de la révérer, même si c’est le Démon qui l’a
peinte.!» Les œuvres du désir, les œuvres du démon, les œuvres de la liberté,
c’est tout un, parce que «!même si c’est le Démon qui l’a peinte, il est un
grand peintre, et il fait œuvre pie, tout en voulant nous nuire lorsqu’il peint
pour nous un Crucifix ou toute autre image avec tant de vérité que notre cœur
en garde l’empreinte. Cette explication ne plut beaucoup, car nous n’aurions
pas moindre estime pour une très belle image si nous apprenions qu’elle est
l’œuvre d’un méchant homme. Le peu de cas que nous ferions du peintre
n’entamerait pas notre dévotion. Le bien et le mal ne sont pas dans la vision,
mais dans le regard de celui qui reçoit sans humilité ce qu’il voit. Là où il y a
de l’humilité, nul ne peut nuire, même pas le Démon. Mais lorsqu’elle fait
défaut, rien ne profite. La vision, fût-elle de Dieu…!»
Même inversée, c’est-à-dire qu’il y a des visions qui viennent du démon qui
peuvent faire du bien à des âmes qui sont douées de regard, alors qu’il y a des
images qui viennent de Dieu et qui peuvent faire du mal parce qu’elles sont
regardées avec le regard du mauvais désir, donc sans regard, elles sont
regardées idolâtrement.
Sans multiplier les exemples, on voit que le débat est aigu au cœur de la
mystique pour savoir la place à donner à l’image. Thérèse fait disparaître la
difficulté en déplaçant la question de l’image à la disposition spirituelle du
spectateur. C’est le regard qui fait l’image, et non la vision. La négociation
tout économique avec le démon est bien ce qui caractérise la position
ecclésiastique de Thérèse, qui ne raisonne plus à ce moment-là en mystique,
mais en supérieure qui a charge d’âme, en femme de chair à qui Dieu
s’adresse sensuellement. Ce que nous devons à la pensée mystique, c’est sans
aucun doute la pensée aiguë des relations du désir au regard.
Collège – Marie-José Mondzain (6-11-1996) 20

Le désir du mystique se met à la disposition du désir de Dieu d’être vu, mais


ce n’est pas l’objet de la vision auquel il faut s’arrêter, mais l’objet du regard
qu’il faut viser. Malheur à qui se trompe. Pendant que je préparais notre
rencontre, je suis tombée sur un texte de Denis de Rougemont, dans le Voyage
en Hongrie (1928), qui cite un texte des Upanishad!: «!Tous ceux qui quittent
le monde vont à la Lune. Or, si un homme n’est pas satisfait dans la Lune,
celle-ci le libère, elle le laisse aller chez Brahma. Mais si un homme y est
satisfait, la Lune le renvoie sur la Terre en forme de pluie.!»
Collège – Marie-José Mondzain (6-11-1996) 21

Discussion

Francis Denel!: J’imagine qu’il faut un petit temps de décantation, parce que
tu as évoqué plein de choses… Je crois que ta réflexion a fait beaucoup
avancer le séminaire. Je m’explique. Le séminaire semblait partagé d’une
certaine manière entre deux tendances, deux courants, l’un qui était plutôt du
côté de la philosophie, qui travaillait sur l’essence, le statut, une sorte
d'ontologie de l'image, l’autre qui voulait s’inscrire délibérément du côté de sa
matérialité, de ses procédés de production, de reproduction et de diffusion. Et
on pensait tous qu’on était sur deux parallèles qui naturellement ne se
rejoindraient jamais. Je crois que par ta notion d’économie et ta notion de
mariologie, on commence peut-être à voir là une piste, une passerelle
commune sur laquelle nous sommes peut-être moins sur des voies sans issue.

Marie-José Mondzain!: Eh oui, vous m’avez obligée à travailler!!

Francis Denel!: Voilà, je voulais faire cette transition après cet exposé très
riche et très multiple, et qui marque bien que quand on nous abordons ce
séminaire, sans nous en rendre compte peut-être tout à fait, nous nous
engagions dans un domaine d'une insondable complexité.

Marie-José Mondzain!: Sur des choses très difficiles, auxquelles je n’ai pas
de réponses.

Daniel Dayan!: Est-ce que tu pourrais me dire un petit peu comment, dans ta
notion d’économie, tu aborderais la façon dont Benjamin construit sa notion
d’aura!? est-ce qu’il y a un rapport!?

Marie-José Mondzain!: Oui, mais… j’allais dire par hasard. Il n’y a pas eu de
rapport historique méthodologique, pour moi, c’est-à-dire qu’au moment où je
lisais effectivement Benjamin, c’était l’époque où je travaillais avec des
artistes, où je faisais des cours à l’université de Vincennes, où je travaillais sur
le fétichisme, sur l’histoire, sur Benjamin… Alors effectivement cette notion
d’aura était attirante, mais en même temps elle me gênait. Je la trouvais
Collège – Marie-José Mondzain (6-11-1996) 22

attirante parce qu’elle permettait de rendre compte d’un certain aspect


phénoménologique de l’image. On pourrait dire que c’est pareil aussi, mais
peut-être encore plus fortement, avec les derniers textes de Merleau-Ponty,
c’est-à-dire toute cette ouverture chez Merleau-Ponty, dans les textes
posthumes, cette ouverture sur le calme, l’invisibilité, auxquels d’ailleurs,
comme par hasard, Lacan rend hommage dans le Séminaire!11. Je sentais
historiquement dans mon décours (c’est l’époque où je suivais les séminaires
de Lacan, où je lisais Benjamin, où je lisais Merleau-Ponty), je sentais qu’il y
avait là quelque chose qui était sans arrêt poursuivi par les uns et par les
autres, jusqu’à parler de choses étonnantes comme les a reprises plus tard
Jean-Luc Marion non sans embarras, «!phénoménologie de l’inapparent!». Et
là, je dois dire que quand j’ai trouvé cette économie byzantine, je n’ai plus eu
besoin de me dire!: Tiens, en prenant certains textes de Benjamin, en regardant
certains passages de Merleau-Ponty… Tout d’un coup, je voyais qu’au fond
tous avaient été nourris par une tradition occidentale qui, sans qu’elle soit
véritablement connue ou reconnue, ou familière (pour certains peut-être mais
certainement pas pour tous), avait soutenu leur réflexion. Et c’était pour moi
tout à fait passionnant de voir un mot aussi énorme, ce mot, «!économie!», quel
train conceptuel on allait avoir!! C’est presque plus lourd que le mot
«!représentation!», où à certains moments de l’histoire il n’y a pas
d’équivalent. Tandis que là… ça ne nous lâche plus. Tout d’un coup, voir que
c’était sous la question de l’économie que cette question de l’invisibilité et de
l’horizon de l’objet, de l’impossibilité d’atteindre l’objet du désir, de ce que
faisait surgir la question de la liberté, quel choc!! Je n’ai jamais travaillé
religieusement sur ces textes, c’est-à-dire que je les ai vraiment lus… Et là, je
reparle de Michel de Certeau, comme Michel de Certeau a abordé cette fable
mystique, c’est-à-dire prendre la question anthropologique et se dire!: au fond,
qu’est-ce qui s’est mis en place dans une anthropologie et une
phénoménologie du regard. Ce n’était pas l’antériorité qui m’intéressait, bien
que le sous-titre («!Les sources byzantines de l’imaginaire contemporain!») ait
l’air de privilégier une sorte d’antériorité. Ce n’est vraiment pas ma
problématique. Ces choses qui ont été dites avant, sont toujours là, et c’est
précisément leur encore-là qui m’intéresse, ce n’était pas le fait d’avoir le
privilège tout à fait érudit de découvrir quelque chose de très ancien. Non,
c’était là et ça travaillait les textes, ça travaillait les textes de Lacan, les textes
de Benjamin… C’était là et il suffisait de le signaler pour s’apercevoir qu’un
Collège – Marie-José Mondzain (6-11-1996) 23

grand nombre de problèmes que nous nous posons aujourd’hui (ce n’est
quand même pas un hasard si je travaille plus politiquement sur les
orthodoxies depuis quelques années) c’est précisément parce qu’on est en
plein dans cette crise-là, la même!: qu’est-ce que c’est qu’une orthodoxie par
rapport à l’image!? C’est quoi une «!pensée droite!» par rapport à un respect
du désir, par rapport à une insurrection du regard, par rapport à une liberté de
la création!? Nicolas me dira si c’est un hasard ou pas, pourquoi cette pensée
s’est dite orthodoxe à ce moment-là. Parce que pour moi, c’est à la fois
prodigieux et désastreux, car elle fonctionne comme pensée droite, et
maintenant le mot «!orthodoxie!» désigne tous les modes de l’intolérance,
alors qu’elle s’est exprimée, s’est formulée à ce moment-là sur le mode de
l’ouverture maximale. C’est-à-dire que la pensée de l’économie est
précisément tout à l’envers de ce qui aujourd’hui fait clôture.

Daniel Bougnoux!: Ce qui est gênant avec l’aura de Benjamin, c’est que c’est
un concept, je crois, assez anti-médiologique et anti-constructiviste. Ce qui est
intéressant dans le chemin qu’ont pris les iconophiles, c’est que ce sont des
organisateurs politiques et des bâtisseurs d’églises, ce que Benjamin n’est à
aucun degré. Et à partir de là, l’aura nous met devant une origine, et de façon
presque naïve, phénoménologique naïve. L’aura croit à la première fois, à l’ici
et au maintenant. Alors que ce qui est intéressant chez Lacan, c’est l’après-
coup, et chez Freud c’est la double inscription et ses effets de retard dans la
re-présentation. Ce que Benjamin ne pense pas avec l’aura, qui est un court-
circuit… disons primaire, au sens freudien… Je crois que là il y a une espèce
de chassé-croisé curieux dans l’histoire des idées. Tout le monde se réclame
de Benjamin dans le cadre d'une réflexion qu'on voulait médiologique, alors
que c’est presque un tête-à-queue, c’est le contraire.

Marie-José Mondzain!: Je me démarque d’une pensée de l’origine.

Serge Tisseron!: Ce que tu présentes est extrêmement cohérent, et c’est


difficile d’arriver à trouver la porte qui permette d’entamer un ensemble
théorique aussi bien organisé. J’ai trouvé une porte par laquelle il paraît
possible d’entrer, c’est ce que tu as dit pour terminer, «!ce que nous devons à
le pensée mystique, c’est la relation du désir au regard!». Il me semble que
c’est en effet ce qu’on lui doit, la relation du désir au regard ou plutôt, une
Collège – Marie-José Mondzain (6-11-1996) 24

relation du désir au regard. Le christianisme a trouvé une solution possible à


cette question. Il n'a pas trouvé la seule, ni forcément la meilleure. Mais celle
qu'il a trouvée est celle sur laquelle s'est construite notre culture. Il y a quelque
chose dont tu n’as pas parlé, dans le christianisme, c’est cette phrase de Jésus-
Christ ressuscité, Noli me tangere, «!Ne me touche pas!». Qu’est-ce qui reste
quand on ne peut pas toucher!? Il reste seulement la possibilité de regarder. Et
je pense que si l’image est autant constituée dans notre culture comme objet
du regard, c’est parce qu’en effet il nous est interdit de la toucher. Il est
d’abord interdit aux non-initiés de toucher l’hostie, il faut respecter certains
rituels pour toucher les objets du rite, et le fait de l’interdit du toucher traverse
notre culture. Je crois que ce que tu dis montre bien combien l’image est dans
notre culture constituée en objet du regard, mais pas suffisamment combien
cette construction est finalement une construction idéologique fondée sur le
Noli me tangere. J’avais en t’écoutant le souvenir de ce texte de Kafka, La
Métamorphose, que tout le monde doit avoir plus ou moins à la mémoire.
Dans La Métamorphose, il y a un truc extraordinaire. Kafka, je trouve, ressent
très justement ce que peut être un rapport à l’image qui ne passe pas par le
regard. À un moment, le héros de La Métamorphose est en train de devenir
non-humain, il est en train de se transformer en insecte, c’est-à-dire qu’on
n’est pas très loin de tout ce que tu décris du désir d’humain, de l’importance
pour l’être humain d’assurer son humanité. Le héros de Kafka est en train de
se transformer en cloporte, et que fait-il à ce moment-là!? Il ne regarde pas une
image qui est dans sa chambre, qui est une image qui a été trouvée dans un
magazine et qu’il a mise dans sa chambre, il se colle dessus. Et Kafka nous dit
que cette image réchauffe son ventre, qu’il entre dans cette image, qu’à ce
moment-là Gregor Samsa est dans cette image. C’est-à-dire que ce qui assure
à ce moment-là son humanité, ce n’est pas le regard porté sur l’image, ce n’est
pas le fait que cette image l’ouvre vers un infini, c’est le fait qu’il colle son
ventre dessus et qu’elle lui tienne chaud. Je crois qu’il y a un rapport essentiel
du corps à l’image, physiquement et psychiquement essentiel, qui est
complètement occulté dans notre culture. Et ce qui me paraît formidable, c’est
que de plus en plus les nouvelles formes d’images risquent d’introduire une
proximité à l’image qui valorisera le corps. Tu as beaucoup parlé du problème
de l’incarnation dans l’image. Moi, ce qui me paraît important, c’est la façon
dont le corps du spectateur y est présent. D’abord le corps du créateur de
l'oeuvre, ensuite le corps de son spectateur. Et c’est en revenant à ce corps-là
Collège – Marie-José Mondzain (6-11-1996) 25

qu’il me paraît possible de poser les bases d’une alternative à ce que tu as très
bien décrit comme les bases de notre culture de l’image. Ce n’est pas un
hasard si on retrouve cette théorisation chez Lacan!: Lacan se situe dans la
continuité des Pères de l'Eglise. Il a été élevé dans une famille catholique de
droite, il a été le grand ami de psychanalystes…

Marie-José Mondzain!: Moi non!!

Serge!Tisseron!: Toi non, je le sais très bien, mais je veux dire que le
rapprochement avec Lacan ne prouve pas que le problème soit universel. Il
prouve simplement, comme tu l’as d’ailleurs dit très judicieusement, que
Lacan est allé chercher là une partie de son inspiration parce que ça
correspondait à son histoire. Le fait de pouvoir trouver une congruence entre
certains textes psychanalytiques, ceux de Lacan ou des lacaniens, et les textes
de la théologie traditionnelle ne valide pas les thèses de la théologie
traditionnelle. Ça montre seulement que, encore une fois, notre culture, jusqu’à
ces dernières années, s’est construite autour des bases de cette théologie. Je
pense qu’il y a un autre espace qui peut s’ouvrir, c’est la prise en compte du
corps. La théologie des Pères de l'Eglise et la psychanalyse se rejoignent dans
la même mise à distance du corps. Pour moi, les constructions théologiques
des Pères de l'Eglise sont essentielles pour comprendre où s'enracinent nos
théorisations actuelles sur l'image, mais beaucoup moins utiles pour
comprendre quels rapports profonds et essentiels nous établissons avec les
images. Preuve en est que des artistes chrétiens ont produit des oeuvres qui ne
se laissent pas réduire à la théorie des Pères de l'Eglise sur l'image.

Marie-José Mondzain!: Lorsque je donne des références, Grégoire de Nysse


ou Lacan ou Thérèse d’Avila ou Michel de Certeau, ça n’est pas un magister
dixit, ce n’est pas pour valider et donner plus d’autorité à mon propos.
D’autre part, tu dis!: c’est la mythologie, la question du regard, et il y a le
toucher. Je ne peux pas opposer le regard au toucher, c’est-à-dire le toucher
qui est un sens, au regard qui n’est pas du tout ce que j’ai décrit comme un
des cinq sens. À la rigueur qu’on oppose la vision au toucher, la vue par
rapport au toucher. Mais la question du regard telle qu’elle a été mise en place
dans les textes, il ne s’agit absolument pas de l’un des cinq sens. Donc on
peut parfaitement comprendre et méditer la question du désir de voir avec
Collège – Marie-José Mondzain (6-11-1996) 26

quelque chose qu’on a sur le ventre ou ailleurs. Le problème n’est pas du


rapport au corps quant au regard, mais, je l’ai bien précisé, du rapport à la
chair. Le rapport au corps reste précisément dans toute cette mise en place des
moyens matériels, techniques, dont je n’ai pas eu le temps de parler, qui font
qu’il y a de l’objet et que ces objets se tripotent, se fabriquent, sont
chiropoïètes, c’est-à-dire qu’il y a un certain nombre de procédures véritables,
matérielles, charnelles, de rapports même avec ces objets, que toute la gestion
de l’idolâtrie, qui est loin d’être un problème spécifiquement chrétien…
Quand j’ai travaillé sur les icônes éthiopiennes, quand j’ai travaillé sur des
textes chinois ou quand j’ai écouté la magnifique prestation qu’a faite notre
collègue australienne, nous avons là, non pas des modes de pensée qui
invalident tout d’un coup le moindre texte de la «!mythologie!» occidentale,
comme tu dis, mais qui au contraire constituent une sorte de puzzle et de crise.
Et si j’ai insisté dès le départ et jusqu’à la fin sur cette notion de crise, c’est
précisément, non pas pour, comme tu sembles le dire, proposer un système
dans lequel vous allez tous vous mobiliser en disant!: cherchons la faille!! Je
trouve que, au contraire, c’est très bien qu’il y ait des failles partout. Tu as
l’air de les chercher. Moi je peux te le dire!: elles sont partout, parce que mon
système veut la faille, c’est-à-dire que je veux maintenir dans mon discours cet
effet de crise de l’image qui fait qu’il y a de la tension, qui fait que ça bouge.
Donc je ne crée pas une hégémonie du système occidental ou de la théologie
chrétienne. Je dis!: voilà, ça se dit comme ça ici, lui il dit ça comme ça, et les
juifs disent ça comme ça, les Pères de l’Église, Lacan, sainte Thérèse
d’Avila… J’avais d’autres textes, j’avais Denis de Rougemont, j’avais
Giacometti, j’avais Yves Bonnefoy… Tu vas dire que c’est encore l’Occident,
mais on peut reprendre maintenant des choses qui se sont dites ici au nom
d’autres cultures. J’évoquais tout à l’heure l’Australie parce que ça a été, je
trouve, un des grands moments, ou d’autres techniques iconiques. Un autre
grand moment pour moi a été la prestation de Louise Merzeau sur la
photographie, parce que tout d’un coup, avec des cheminements complètement
différents, des appels à des cultures ou à des techniques complètement
différentes, je me dis qu’on entend à nouveau les effets de résonance. Mais
pas pour confirmer un système, ni pour colmater une théorie, c’est plutôt pour
participer à une mobilisation de la pensée concernant une chose bien difficile
qui est!: c’est quoi, voir!? Eh bien, je te le dis!: je ne sais pas.
Collège – Marie-José Mondzain (6-11-1996) 27

Serge!Tisseron!: Mais la question que j’essaie de poser, c’est!: est-ce que


nous communiquons avec l’image par la vue!?

Marie-José Mondzain!: Par la vue, non. Je suis la première à le dire.

Serge!Tisseron!: J’entends bien que ce que tu développes tourne autour de la


question du regard. Quand je disais que l’ensemble était cohérent, je ne
voulais pas dire que c’était ta construction, mais que ta construction travaille
avec des briques et que ces briques correspondent en effet à des choses qui
ont été polies au cours des âges par la culture dans laquelle nous baignons.

Marie-José Mondzain!: Oui, mais qui reste en crise.

Serge!Tisseron!: Qui reste en crise. Mais notre culture valorise une relation à
l’image qui est une relation de mise à distance, de tentative d’appropriation par
le regard et du fait que le désir soit supposé ne jamais pouvoir se satisfaire de
ce qu’il voit, de toujours aller ailleurs. Je ne suis pas sûr que ces choses-là
soient aussi essentielles au fonctionnement psychique que nous le pensons et
je ne suis pas sûr que le fait que le visible soit fait pour être dépassé dans
l’invisible fonctionne de la même façon dans toutes les autres cultures.

Marie-José Mondzain!: Non, il ne fonctionne pas de la même façon. Les


fonctionnements diffèrent, on est bien d’accord.

Jean-Michel!Besnier : Je voulais savoir quelle était au juste l’importance de


l’anecdote que tu racontes à la fin du livre!: tu rencontres ton vieil ami
Byzantios, le peintre, que tu n’as pas vu depuis longtemps et qui te dit!: «!Ah,
je vous aurais reconnue de toute manière parce que vous êtes exactement la
même de profil et de face.!» Alors j’aimerais que tu reviennes sur le problème
du juif, c’est-à-dire celui qui doit être reconnu sans avoir d’image, celui qu’on
va reconnaître à son nez comme on reconnaît le diable à sa queue. Et je
voudrais surtout que tu commentes un peu cette chaîne paradigmatique qui,
dans notre tradition, situe le juif dans la continuité avec la négociation, avec
l’économie. La négociation, étymologiquement, c’est le fait de celui qui n’a
pas d’otium, donc celui auquel manque la distance, celui qui est privé de
l’énigme, celui qui colle intégralement à son image et qui est même conduit à
Collège – Marie-José Mondzain (6-11-1996) 28

fétichiser les images. Et la fétichisation est le fait de celui qui n’a pas d’amour,
c’est-à-dire qui n’a pas le désir du désir. Alors c’est tout ça que j’aimerais
bien comprendre, comment le juif se trouve-t-il être celui qui est intégralement
investi de l’image tout en étant privé de l’image, investi de l’image et en même
temps de la désespérance. L’image, c’est l’objet de la désespérance. C’est très
compliqué, mais au fond il faudrait essayer de débrouiller l’écheveau de ce qui
est la piste originale de ton livre.

Marie-José Mondzain!: C’est intéressant, le lien que tu fais entre le négoce et


le négociateur. Tu dis qu’il colle à son image, celui qui a perdu la face, ou qui
n’a pas de visage. Il serait mensonger de te dire que je n’y ai pas pensé, parce
que ça serait difficile, avec le texte que j’ai fait concernant cette perception et
cette manipulation du corps… parce que ça avait commencé même avec la
question de l’iconoclaste, enfin du corps iconoclaste, le corps de l’iconoclaste
étant aussi, en tant que corps guerrier, un corps non économique. À ce
moment-là, quand je travaillais sur la description du corps iconoclaste, je
pensais beaucoup à la trifonctionnalité de Dumézil, c’est-à-dire qu’en fait cet
iconoclaste se trouvait comme un guerrier frénétique qui n’avait pas accès à la
troisième fonction. Il y a deux choses au sujet du juif comme de l’iconoclaste,
c’est la position propre, doctrinale, de l’un et de l’autre, et l’image qui s’est
construite après coup pour l’éliminer. Il faudrait que je réponde mieux et plus
longuement.

Bernard Stiegler!: Je voudrais te demander de développer la notion de crise,


qui est évidemment capitale dans tout ce que tu as dit. Je dois t’avouer que je
n’ai pas lu ton livre, parce que je suis dans le commerce des images…

Marie-José Mondzain!: C’est le cas de beaucoup de gens ici…

Bernard Stiegler!: Dans le commerce des images à une époque où il n’y a pas
de désir du désir, enfin je vais un peu vite en disant ça, bien sûr, c’est
beaucoup plus compliqué, mais c’est quand même le gros problème de ce
commerce des images, c’est très lié à une certaine question de l’économie de
l’image aujourd’hui et de la reproductibilité de l’image. Je vais te dire d’abord
que, comme chaque fois que je t’entends (j’ai eu la chance de t’entendre trois
fois ici), je suis toujours très impressionné et très attiré, ça crée du désir en
Collège – Marie-José Mondzain (6-11-1996) 29

moi de t’entendre quand tu parles… Par ailleurs, sur Benjamin, je trouve que
c’est un petit peu injuste, le procès qu’on fait à Benjamin. C’est un peu à la
mode de s’en prendre à Benjamin. Je pense notamment au texte de Latour que
j’ai trouvé un petit peu rapide. C’est très compliqué, le dossier Benjamin, à
mon avis, la question de l’aura. Je ne suis pas sûr que Benjamin dise, lui, qu’il
y a de l’ici et du maintenant. Il dit qu’il y a de l’effet d’ici et de maintenant.
Pour ma part, j’ai moi-même critiqué ce texte de Benjamin en essayant de
montrer que la reproductibilité, il y en a toujours. Mais en même temps il y a
quand même une vraie question qui se pose dans l’exemplaire unique. Or, la
question, c’est le problème de la reproductibilité et de l’art, de la
reproductibilité dans l’icône ou dans l’image. Pourquoi est-ce que j’indique
ça!? Ce n’est pas simplement pour rebondir sur les questions précédentes,
c’est parce que dans le mot krisis il y a évidemment le sens de «!crise!» tel que
tu l’as soulevé, mais il y a aussi krinein, c’est-à-dire «!décision!» (tu as parlé
de la liberté du choix) et «!discernement!». Or, le sens de la critique, au sens
logocentrique, dirait Derrida, et Anne-Marie Christin répondrait que c’est de la
déraison graphique, mais laissons de côté Derrida et Anne-Marie Christin…
La question de la critique telle qu’elle se pose en Grèce antique, non pas avec
Byzance et l’orthodoxie, mais avec la critique de la doxa, elle se pose comme
une tension irrésolue, toujours aujourd’hui irrésolue. Et c’est peut-être ça le
désir du désir, je crois que c’est ce que j’ai entendu. Cette indissolubilité est
bonne en tant que telle, mais c’est une tension entre deux sens du mot krisis,
entre la krisis telle que tu l’as énoncée, et en même temps la nécessité de la
liaison, si je puis dire, la nécessité de lier, et donc de pacifier en quelque sorte
la crise. Pour que la crise puisse avoir lieu, il faut pouvoir la pacifier, la
critiquer, la soigner même, au sens pas simplement de la cure analytique, mais
de la cura, du soin, qui est contenu évidemment dans le religieux en tant que
tel. Le «!curé!», la «!cure!», le «!culte!» en général, c’est aussi ce soin-là.

Marie-José Mondzain!: Tu as tout à fait raison. J’ai joué très consciemment


sur les deux sens de la crise, c’est-à-dire tension et solution, crise du
jugement. Par exemple, il y a trois semaines, il y a eu à Beaubourg un débat
sur la violence de l’image télévisée, et là j’ai utilisé la crise vraiment comme
crise du jugement et la question du discernement. Alors que ce soir, je l’ai
«!joué!» vraiment dans la tension et l’irrésolution. Mais ce en quoi je rejoins
non seulement ton analyse mais ce que tu proposes sur la pacification, c’est
Collège – Marie-José Mondzain (6-11-1996) 30

que je crois que l’oikonomia, l’économie, est ce par quoi se résout la crise, et
qu’elle l’a résolue. C’est-à-dire c’est cette paix, cet apaisement qu’apporte la
continuité des tensions. Pourquoi est-ce que les iconoclastes ne s’en sortent
pas!? Parce qu’ils n’ont pas trouvé une résolution pacifiante, paisible, un
«!liant!» comme tu dis, et que ce n’est pas un hasard si ce sont des soldats, ce
sont des gens de la guerre, ils maintiennent la forme la plus agonistique, la
plus martiale, la plus irréductible. Ceux qui croient le plus à l’image, ce sont
les iconoclastes. Y croire plus qu’eux, c’est difficile. Au point de dire qu’il
n’est même pas possible d’en montrer une tellement elle est parfaite, il faut
vraiment en avoir une idée très haute. Tandis que ceux qui disent qu’on est
dans la semblance, dans la doxa ou le dokein, tout en disant qu’il ne faut pas
devenir docètes, qu’il ne faut pas devenir «!fantomologues!»,
«!simulacrologues!». L’apparition de quelque chose exige du discernement,
qui exige qu’une faculté critique s’exerce… C’est en ce sens d’ailleurs qu’on
pourrait reprendre les textes de sainte Thérèse d’Avila que j’ai cités, où elle
dit!: Après tout, quand les choses arrivent, l’important, c’est le regard. Mais
c’est le jugement en fait, c’est la discrimination dont elle parle, quand elle dit!:
C’est le regard et pas la vision. C’est le grand discours de la religiosité de
l’époque, depuis la préparation d’Ignace de Loyola à la représentation
mentale, jusqu’à la gestion des visions et des apparitions, nous avons besoin
d’une discriminatio, il nous faut savoir d’où ça vient et quoi en penser. On est
donc vraiment dans la question des opérations judicatives et d’un certain
tribunal, qui n’est pas que du regard. Je veux dire qu’on n’est pas que dans le
scotome, on est aussi dans la fonction judiciaire. Il faut savoir où on en est,
parce qu’on a charge d’âme et qu’il n’est pas question de laisser les choses
aller à vau-l’eau. C’est politique. J’ajoute ceci encore à ce que tu évoquais, les
différents sens de jugement, c’est qu’il y a du pouvoir législatif en jeu, au sens
vraiment constitutionnel, et donc il faudrait voir le droit canonique, parce que le
pouvoir législatif, l’Église aussi sait ce que c’est.

Joseph Marty : Je voudrais revenir sur la notion d’économie comme


médiation. Mais avant, je me permettrais de reprendre une remarque de Serge
Tisseron sur le Noli me tangere. Je ne pense pas que cette lecture, refusant le
toucher, soit la seule possible!!
Collège – Marie-José Mondzain (6-11-1996) 31

Serge!Tisseron!: Si je parlais du Noli me tangere, c’est par rapport à la façon


dont ce principe du «!ne me touche pas!» a été instauré comme principe
éducatif dans notre culture. L’enfant, à un moment, est éloigné de ses parents
par un «!ne me touche pas!», et l’enfant intériorise cet interdit. Dans d’autres
cultures, le corps-à-corps est beaucoup plus important. c’est juste pour ça que
j’évoquais le Noli me tangere. C’est vrai que c’est maladroit parce que ça
faisait référence aux Évangiles alors que, dans mon esprit, ce qui est important,
ce n'est pas l'origine évangélique de la chose, mais le principe éducatif qui
façonne à la fois notre rapport aux autres et aux images. Nous avons un
certain rapport au toucher qui est façonné par une mise à distance, par un
éloignement du corps des parents, par toute une culture de l’écart. Le Christ
est touché par saint Thomas qui est un homme, mais «!ne me touche pas!»,
c’est à deux femmes qu'il le dit, il y a quand même quelque chose qui…

Marie-José Mondzain!: Non, à l’hémorrhoïsse, il ne lui dit pas!: «!Ne me


touche pas!», il dit!: «!Ta foi t’a sauvée!».

Serge!Tisseron!: Encore une fois, ce n’est pas sur le plan de la théologie que
mon argumentation se situe. Ce que je voulais dire, encore une fois, c’est que
notre rapport à l’image est fondé dans notre culture sur une mise à distance et
sur le fait que l’image, c’est ce devant quoi nous sommes, c’est ce dont nous
sommes exclus, comme dit Barthes. Et qu’à partir de ce moment-là, en effet, la
présence du corps dans l’image est quelque chose d’impensable. Alors à ce
moment-là, comment penser le corps dans l’image!? Eh bien, par le Corps du
Christ, par le fait que ce soit un autre corps. Plus l'homme exclut son propre
corps de sa relation aux images, plus il est tenté d'y trouver le Corps de Dieu
ou celui de l'Autre, pour parler comme certains psychanalystes.

Marie-José Mondzain!: Tu sais que l’une des images majeures de notre


siècle, et des siècles chrétiens, c’est l’image achiropoïète, c’est l’empreinte,
c’est le contact, c’est une image du contact. C’est-à-dire que c’est une image
qui est faite parce qu’un voile a touché, parce que de la toile a touché un
visage, ou la toile a enveloppé un cadavre. N’oublie pas que c’est ça qui a
servi de matrice à une certaine interprétation même de la photographie – où il y
a ce qu’on appelle des planches contact d’ailleurs. Je ne veux pas jouer sur les
mots, mais quand même, dire que tout le monde occidental met l’image à
Collège – Marie-José Mondzain (6-11-1996) 32

distance, je n’en suis pas convaincue. Mais on va encore en discuter, on est là


pour ça, sinon ce soir, toutes les années à venir. Mais l’autre chose que je vais
te dire, quand tu me dis que tu es mal à l’aise. Mais il n’y a aucune raison,
dans la mesure où moi, ce que je te donne là, c’est comme si je te donnais un
jeu de Lego et que je te disais!: après ça, tu fais ce que tu veux avec. Ce n’est
pas contraignant. Tu peux bricoler. Tu as parlé de mythologie, pense au
bricolage.

Joseph Marty : Ma question est la suivante!: l’économie sert aussi, en tant que
concept de médiation, à définir, entre autres choses, une image, l’image
naturelle qu’est le Christ. Autrement dit, est-ce bien le corps vivant qui est
aussi économie du Père!?

Marie-José Mondzain!: Absolument.

Joseph Marty : Alors c’est ça qui est quand même surprenant. C’est une
image visible, vivante, un corps, qui peut servir en propre de médiation et faire
déboucher dans la sacramentalité ou dans le corps ecclésial par l’eucharistie.
Vous le suggérez.

Marie-José Mondzain!: Ce n’est pas moi.

Joseph Marty : Oui, oui, je comprends bien, vous reprenez les Pères.

Marie-José Mondzain!: Et même tout le travail du père de Lubac, dans


Corpus mysticum.

Joseph Marty : Alors comment le mot d’«!économie!», le même concept, peut


aller jusqu’à dire un acte de médiation qui passe par un corps, une image qui
est corporelle et qui sert de médiation!?

Marie-José Mondzain!: L’icône!?

Joseph Marty : Non, le Christ, ou l’Église, ou le groupe ecclésial, comme


médiateur.
Collège – Marie-José Mondzain (6-11-1996) 33

Marie-José Mondzain!: C’est allé jusque-là, c’est-à-dire que ce n’est pas


qu’on peut aller jusque-là. C’est que les textes disent, et ça commence grâce à
Paul, qui a été le premier à dire qu’il y a économie. Paul a bien dans l’idée de
fonder la sacralité de l’Église, et donc il sait, quand il met en place le mot
«!économie!» pour parler de la totalité du plan du salut ou de la providence
divine à travers l’incarnation, qu’il est en train de mettre sur pied ce qui va
permettre à l’Église d’être instituée. Lui-même parle de «!corps de l’Église!».

Joseph Marty : Est-ce qu’on peut garder les termes d’«!image!»,


d’«!économie!» et de «!corps!»!? Est-ce qu’il y a identité entre les trois!?

Marie-José Mondzain!: Ce n’est pas «!image!», «!économie!» et «!corps!»,


c’est!: qui refuse l’image refuse l’économie, car c’est grâce à l’économie,
c’est-à-dire grâce à la souveraine providence du Père qui distribue son image
dans le visible, d’abord dans son Fils puis ensuite dans les images du Fils,
etc., l’économie étant, à proprement parler, principe de gestion et de
distribution de la divinité dans le visible, toute visibilité peut devenir économie,
donc enseignement, pédagogie, remède. Je suis amenée à citer ce fameux texte
de Chrysostome qui raconte son mensonge économique. Exactement comme
sainte Thérèse d’Avila dit!: Après tout, s’il faut passer par le Démon, allons-
y!! C’est ce qui me fait dire dans mon livre que Dieu a la possession du
monde et le diable en a l’usufruit. Eh bien, cet usufruit, bien géré, permet
économiquement d’être rédempteur. Autrement dit, l’icône, c’est un leurre
rédempteur. Je veux dire par là que c’est une semblance, c’est un leurre au
sens où le dos de Dieu était lui-même un leurre, ou marcher à reculons dans la
tente du père… On n’a pas reparlé de cette question de la Loi et du sexe du
père, mais ça serait très intéressant de voir aussi comment, justement, dans
l’histoire de Noé on est encore dans l’interdit, dans celle de Moïse on est déjà
dans la négociation avec la Loi, puis ensuite chez Grégoire avec la question du
désir… En fait, c’est ce train de pensées qui est vivant jusqu’à maintenant.
Donc oui, on peut aller jusque-là parce que ça va jusque-là, c’est-à-dire que
l’économie, je le répète!: c’est la gestion et la distribution de Dieu dans le
visible. La théologie reste invisible.

Nicolas!Ozoline: Toute visibilité est économie.


Collège – Marie-José Mondzain (6-11-1996) 34

Marie-José Mondzain!: Voilà!: toute visibilité est économie.

Nicolas!Ozoline: À propos de la distance… À l’époque de toute cette


problématique byzantine, on avait affaire à un art qui essayait de dépasser
toute distance... Au fond, sous les coupoles, qu’elles soient byzantines ou
romanes, et devant les icônes jusqu’à nos jours, le spectateur est introduit dans
l’espace de l’image. C’est la fameuse perspective inversée. Je dirais que le
reproche qu’on peut faire à l’image à partir de la renaissance, et qui est le
reproche d’une perception théâtrale (comme dans le théâtre où nous sommes
dans la salle noire et sur scène il y a quelque chose qui se passe dont nous
sommes par définition exclus), n’est pas iconique du tout, et en ce sens-là
n’est pas très «!économique!», parce qu’il y a une coupure, et chaque fois
qu’il y a coupure, il y a quelque chose qui n’est pas très économique. Mais
par ailleurs, ces images sont, dans la pratique qui a été défendue par les
iconodoules, des objets très physiques. D’ailleurs la vénération des icônes
était toujours, et reste encore, très physique. Je veux dire que c’est un art qui a
vraiment tout fait pour réduire cette fameuse distance au maximum. Et puis je
voulais réagir à ce que Marie-José a dit tout à l’heure, que les iconoclastes
avaient une haute idée de l’image. Je crois qu’on peut même dire qu’ils
avaient une compréhension magique de l’image... c’est quand même eux qui
disaient que l’image doit être consubstantielle avec le prototype.

Marie-José Mondzain!: Je suis entièrement d’accord.

Nicolas Ozoline!: Donc, d’une part, ça voudrait dire qu’il y a une


compréhension magique de l’image et de ses possibilités chez les
iconoclastes. Mais d’autre part, et pour ainsi dire en face, il y a dans la
conception iconophile, malgré toute cette proximité, malgré toute cette
vénération, une grande sobriété. On essaie toujours de se dire que ce n’est
qu’une image. C’est une image, et c’est très bien, mais ce n’est pas plus
qu’une image.

Marie-José Mondzain!: Une image, rien qu’une image…

Nicolas!Ozoline: Et c’est très important.


Collège – Marie-José Mondzain (6-11-1996) 35

Marie-José Mondzain!: «!Une image juste, juste une image!».

Nicolas!Ozoline : Sur l’importance du regard. Vous avez parlé de


l’importance de la crise, et de la crise dans tous les sens (krisis ), et vous avez
fait allusion aussi à la crise actuelle de l’image, dans l’art disons. Peut-être
qu’il est bon de se rappeler que les icônes sont censées elles-mêmes regarder
et que c’est très souvent les icônes qui posent un regard d’abord. Vous citez
quelque part dans votre livre cette inversion des choses, c’est Nicéphore, je
crois, qui se demande qui regarde le premier, si c’est le portrait ou si c’est le
prototype. Et en ce sens-là, il faudrait peut-être tenir compte dans l’évaluation
de la crise actuelle de l’art du fait que dans cet art qui est actuellement en crise,
très souvent, les images ne regardent plus. Tout simplement.

Marie-José Mondzain!: On peut absolument le dire comme ça. C’est une


modalité parfaitement légitime, à condition d’être bien compris quand on dit
que les images ne nous regardent plus. Ça suppose une préparation.

Nicolas!Ozoline : Ou, plus grave, qu’il y a même refus de ce regard, ce qui


signifie beaucoup de choses.

Marie-José Mondzain!: Pour aller dans votre sens, je me permets de lire ce


petit texte de Lacan (Séminaire!11)!: «!La fonction du tableau n’est pas,
comme il semblerait à une première appréhension, d’être un piège à regard. Le
peintre, à celui qui est devant son tableau, donne quelque chose en pâture à
l’œil, mais il invite celui auquel le tableau est présenté à déposer là son regard
comme on dépose les armes. Quelque chose est donné, non point tant au
regard qu’à l’œil, quelque chose qui comporte abandon, dépôt du regard. Les
icônes du Christ triomphant de la voûte de Daphnis ou les admirables
mosaïques byzantines ont manifestement pour effet de nous tenir sous leur
regard. Nous pourrions nous arrêter là, mais ce ne serait pas vraiment saisir le
ressort de ce qui fait que le peintre s’est engagé à faire cette icône et ce à quoi
elle sert en nous étant présentée. Il y a du regard là-dedans, bien sûr, mais il
vient de plus loin. Ce qui fait la valeur de l’icône, c’est que le dieu qu’elle
représente lui aussi la regarde.!» Donc il multiplie – très merleau-pontyen à
l’époque – les chiasmes de regard. «!Elle est censée plaire à Dieu. L’artiste
opère à ce niveau, sur le plan sacrificiel, à jouer sur ce qu’il en est des choses
Collège – Marie-José Mondzain (6-11-1996) 36

– ici, des images – qui peuvent éveiller le désir de Dieu.!» C’est-à-dire qu’il
pense non seulement que les icônes nous regardent, mais qu’elles sont
regardées par un dieu et qu’il y a échange de regards.

Yves Jaigu!: C’est aussi à propos de ce Noli me tangere, parce que dans cette
scène il y a quelque chose qui touche ce que j’appellerais une alliance future
entre le regard et le toucher. Lorsqu’il apparaît au regard de Marie, il apparaît
sous la forme d’un jardinier, donc elle le voit jardinier. Puis elle le reconnaît
comme Jésus et elle veut à ce moment le toucher, mais Jésus la regarde et voit
le regard qu’elle porte sur lui, et c’est le regard qu’elle porte sur un Jésus
d’avant. Donc il ne veut pas qu’elle le touche et il l’enseigne en lui disant!:
«!Noli me tangere!», c’est-à-dire tu ne peux me toucher que lorsque, ayant toi-
même tes (?) de côté, tu comprendras que ce qu’il faut toucher en moi, ce
n’est plus le Jésus d’avant, mais le divin. Elle voulait toucher une
anthropophanie, et il lui propose de toucher une théophanie. Et par
conséquent, entre le regard d’avant et le regard que le Christ lui demande
d’avoir, à l’occasion d’une théophanie, elle a une manière de toucher l’homme
invisible par un regard qui suppose une autre manière de toucher. Donc, entre
le toucher et le regard, dans une scène de ce genre, si cette interprétation est
convenable, il y a tout d’un coup une autre façon de considérer le regard qui
va diriger un toucher et que le Christ demande qu’on dirige autre part.

Marie-José Mondzain!: Tout à fait.

Alain Renaud : Je n’ai pratiquement pas trouvé trace dans votre livre du mot
“!analogie!”. Or, il m’aurait intéressé d’interroger avec vous la relation et la
différence entre la notion d’Economie telle que vous en soulignez le rôle
stratégique dans la construction par Nicéphore d’une doctrine byzantine de
l’icône et la notion proprement philosophique d’Analogie ; comme vous le
savez, la pensée de l’analogie traverse pratiquement toute l’histoire de la phi-
losophie ; or cette notion s’est elle-même énoncée comme pensée économi-
que chargée d’articuler des relations entre contraires irréductibles (exemple :
entre le Divin et l’Humain, le Semblable et le Dissemblable, le Modèle et la
Copie...) ; au cours de son histoire antique et médiévale, cette notion va ainsi
nous proposer une grande diversité de scénarii philosophiques et/ou
théologiques, avec distribution variable des termes et des rôles ; or c’est là que
Collège – Marie-José Mondzain (6-11-1996) 37

se jouera très directement la différence du monde grec par rapport au monde


chrétien et notamment sur la question de l’eidos dans sa relation et sa
différence avec l’idole, l’icône ou le simulacre ; question qui engage sans nul
doute celle de l’image aujourd’hui. Or il y a là, ce me semble, en ce lieu
conceptuel, visiblement stratégique, d’une certaine pensée économique de
l’Image non seulement différence mais divergence radicale entre le philoso-
phique et le religieux ; et cette divergence dans l’approche économique
s’exprime justement, on ne peut plus directement, dans la question de l’art, le
monde grec classique posant d’emblée, en le formulant de façon extrêmement
contradictoire et parfois violente, le problème des jeux et enjeux ontologiques
et esthétiques de l’Etre, de l’Image et du Signe. Ce dont parle fort bien un
livre magnifique de Barbara Cassin : L’Effet sophistique (Galli-mard 1995) ;
dans cet ouvrage (que j’aime beaucoup), celle-ci nous montre à quel point la
problématique sophistique, en formulant le problème du signe et de l’image
(en fait, elle parle très peu de l’image) d’une façon radicalement autre que
celle de Platon (et, partant, du néoplatonisme à venir), récuse, dès le départ,
dans ses fondations mêmes, la grande tradition philosophique et théologique,
nous permettant du même coup de repenser sur de tout autres bases concep-
tuelles, et ce n’est pas rien, de manière affirmative, non réductrice, le problème
du signe et de l’image modernes (ce ne sont évidemment là que des
hypothèses que je vous demande, sinon de valider, en tout cas de m’aider à
éclairer) ; aussi, selon moi, il est clair que l’on ne pourra pas penser ce qui se
passe aujourd’hui dans et par l’image si l’on ne change pas
fondamentalement de repères (et de pères) conceptuels, si l’on ne brise pas
d’abord le cadre pro-blématique dominant, lourdement grevé de métaphysique
voire de théologie, en lequel se formule traditionnellement la question du signe
et de l’image. Or, justement, le concept d’analogie qui, comme je le disais
précédemment, tra-verse comme un fil rouge la pensée antique et la pensée
médiévale, me paraît être l’un des noeuds conceptuels stratégiques qu’il nous
faut dénouer pour penser l’image aujourd’hui. Telle que vous l’analysez
magnifiquement, au sens théologique qu’en propose Nicéphore, le concept
d’Economie nous en propose une formulation chrétienne des plus originales :
l’idée d’Economie – et c’est là quelque chose de spécifique à la pensée
chrétienne – renvoie en effet à ce que l’on pourrait appeler, à la manière
d’Antonin Artaud, une “!position de la chair!” de/dans l’Image, formulation
typiquement chrétienne du Corps-Médiation qui n’est plus du tout celle de la
Collège – Marie-José Mondzain (6-11-1996) 38

pensée grecque, où vien-dront désormais se jouer théologiquement, sur le


terrain du sensible, et une certaine idée et une certaine pratique de l’Etre en
tant que Divin. Or, et c’est bien là ma question, ni dans votre livre, ni dans
votre conférence, vous ne mentionnez cette notion d’Analogie alors qu’elle me
paraît croiser très direc-tement les questions que tente de résoudre à sa
manière l’idée nicéphorienne d’Economie. J’aimerais donc que vous me
disiez si vous avez éliminé toute référence à une telle notion parce qu’elle vous
paraissait hors sujet, ou relever d’un tout autre sujet que le vôtre, ou parce que,
selon vous, tel que le formule Nicéphore, le concept d’Economie serait capable
à lui seul de résoudre les problèmes ontologiques et esthétiques que la
philosophie a pointé et voulu penser par le concept d’Analogie ?

Marie-José Mondzain!: Non, je ne l’ai pas du tout éliminé. Pourquoi est-ce


que je ne l’ai pas abordé!? C’est à cause de la spécificité de mon objet. Cela
dit, je pense qu’effectivement il faut le faire. Si ma mémoire est bonne, la
façon dont Alain de Libera a rendu compte de mon travail dans Critique ouvre
justement bien à un travail plus approfondi sur les rapports avec la pensée
médiévale occidentale, et du même coup nécessairement avec l’analogie.

Alain Renaud : - Il y a une petite phrase de Panofsky (dans Idea que j’ai relu
juste avant de venir) où il suggère que la pensée chrétienne, à un moment
donné, d’une certaine façon, va s’interdire conceptuellement, de penser l’art
de façon positive. Or je suis surpris qu’il ne mentionne pas du tout, à aucun
moment, les problématiques ou les auteurs que vous abordez. Est-ce qu’à
votre avis Panofsky connaissait le problème que vous abordez ?

Marie-José Mondzain!: Je ne crois pas.

Nicolas Ozoline : Est-ce qu’il y a une notion, au Moyen Âge latin, qui
correspond à «!économie!»!?

Marie-José Mondzain!: Il y a toute l’histoire de la dispensatio, mais c’est


autre chose. Tertullien utilise dispensatio, et d’autre part il translitère
oikonomia.

Vous aimerez peut-être aussi