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Palier Bruno, Bonoli Giuliano. Phénomènes de Path Dependence et réformes des systèmes de protection sociale. In: Revue
française de science politique, 49ᵉ année, n°3, 1999. pp. 399-420;
http://www.persee.fr/doc/rfsp_0035-2950_1999_num_49_3_395383
Abstract
Path dependence phenomena and reforms of social protection systems
In this critical discussion of the concept of path dependence, and particularly of its applica-tion to the
study of welfare reforms, it appears that path dependence-based accounts of cur-rent social policy
change overemphasise policy stability and the persistence of post-war wel-fare arrangements, by
failing to appreciate the possibility of path shifting, innovative reforms. These occur when policy change
affects those institutional features which generate path dependence, especially the stakes and power
positions concerning particular social pro- grammes. Several French examples of such instances are
analysed (development of the CSG, implementation of the RMI, institutional dimensions of the Juppé
plan). The article concludes by identifying the various strategies that can be used to achieve such
innovative welfare reforms.
PHENOMENES DE PATHDEPENDENCE
ET RÉFORMES DES SYSTÈMES
DE PROTECTION SOCIALE
1. Cf. Rudolf Klein, « O'Goffe's Taie », dans C. Jones (éd.), New Perspectives on the
Welfare State in Europe, Londres, Routledge, 1993, p. 7-17 ; Ramesh Mishra, « Social Policy in the
Postmodern World », dans C. Jones (éd.), op. cit., p. 18-40 ; Paul Pierson, Dismantling the
Welfare State ? Reagan, Thatcher and The Politics of Retrenchment, Cambridge, Cambridge
University Press, 1994 ; Martin Rhodes, « Globalization and West European Welfare States »,
Journal of European Social Policy, 6 (4), 1996, p. 305-327.
2. Grâce à ses études de l'évolution des politiques économiques britanniques des années
soixante-dix et quatre-vingt, Peter Hall a récemment distingué trois formes de changement de
politiques publiques (cf. Peter A. Hall, Governing the Economy, New York, Oxford University
Press, 1986 ; Peter A. Hall, « Policy Paradigm, Social Learning and the State, the Case of
Economic Policy in Britain », Comparative Politics, avril 1993, p. 275-296). Pour lui, les politiques
publiques sont caractérisées par des buts, des instruments de politiques publiques et le niveau
ou le mode d'utilisation (settings) de ces instruments. Les changements de premier ordre que
Peter Hall distingue correspondent à la seule modification du niveau d'utilisation des
instruments (changement du taux de change, par exemple) ; les changements de deuxième ordre sont
marqués par l'introduction de nouveaux instruments de politiques publiques (nouveau système
de contrôle des dépenses publiques, par exemple) ; les changements de troisième ordre sont
caractérisés par un changement simultané des trois composantes des politiques publiques, leurs
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Revue française de science politique, vol. 49, n° 3, juin 1999, p. 399-420.
© 1999 Presses de la Fondation nationale des sciences politiques.
Bruno Palier, Giuliano Bonoli
bablement dans d'autres domaines aussi. Nous ne nions pas l'existence de contraintes
liées au chemin de dépendance, mais nous estimons que des gouvernements
réformateurs ont souvent été capables d'inventer des stratégies visant à contourner les
obstacles posés par les phénomènes de path dependence. Ce que ces stratégies ont en
commun, c'est qu'elles produisent leurs effets dans le moyen ou même le long terme,
ce qui les rend parfois peu visibles au départ. Cependant, après deux décennies de
réformes, l'implication de ces mesures devient de plus en plus claire.
buts, leurs instruments ou recettes et leurs usages (passage des politiques macroéconomiques key-
nésiennes aux politiques monétaristes). Peter Hall montre que les changements de troisième ordre
correspondent à de véritables changements de paradigme des politiques publiques, qu'il est
possible d'analyser à la façon dont Thomas Kuhn a étudié les révolutions scientifiques. Nous savons
qu'en France, François-Xavier Merrien et Yves Surel, notamment, proposent eux aussi d'analyser
les changements de politiques publiques sur le modèle des changements de paradigmes
scientifiques (cf. François-Xavier Merrien, « État et politiques sociales : contribution à une théorie "néo-
institutionnaliste" », Sociologie du travail, 3,1990 ; et Yves Surel, L'État et le livre. Les politiques
publiques du livre en France (1957-1993), Paris, L'Harmattan, 1997).
1. Paul Pierson, « Increasing Returns, Path Dependence and the Study of Politics », Jean
Monnet Chair Paper n° 44. Florence, Institut universitaire européen, Centre Robert-Schuman,
1997.
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Path dependence et protection sociale
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Path dependence et protection sociale
1. Les Français sont très « attachés » à leur sécurité sociale, cf. Daniel Gaxie (dir.). Le
« social » transfiguré, Paris. PUF/CURAPP, 1990 ; et Jean-Daniel Reynaud, Antoinette
Catrice-Lorey, Les assurés et la sécurité sociale, Étude sur les assurés du régime général en
195S, Paris, Association pour l'histoire de la sécurité sociale, 1998.
2. Il faut ici entendre rigidité institutionnelle au sens où le droit constitutionnel différencie
entre constitution souple (que l'on peut réviser par une loi ordinaire) et rigide (dont la
modification nécessite une procédure spécifique et complexe, visant à décourager de trop nombreuses
révisions).
3. Paul Pierson, « When Effects Become Cause... », art. cité, p. 606. C'est nous qui
traduisons.
4. Paul Pierson. Dismantling the Welfare Stare ? Reagan, Thatcher and The Politics of
Retrenchment, Cambridge, Cambridge University Press. 1994.
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LA PATH DEPENDENCE
DANS LE DOMAINE DES POLITIQUES SOCIALES
Les analyses qui mettent en évidence les phénomènes de path dependence nous
incitent à reconnaître la primauté des variables politico-institutionnelles, le poids de la
policy legacy dans l'explication des évolutions des politiques et des institutions de
protection sociale. Après un siècle d'accumulation de politiques sociales, tout
problème social se trouve aujourd'hui enchâssé dans un ensemble complexe
d'institutions et de politiques publiques héritées du passé. Dès lors, le schéma de l'action
publique dans le domaine de la protection sociale correspondra moins à un schéma
séquentiel classique de l'analyse des politiques publiques, où le problème social
émerge d'abord au niveau societal avant d'être pris en charge au niveau politique, qu'à
celui de l'adaptation incrémentale des politiques publiques, à leur modification à la
marge, le tout dans un environnement marqué par la problématique (et la rhétorique)
de la réforme.
Aujourd'hui, toute politique sociale « nouvelle » se définit en référence (positive
ou négative) à un ensemble de politiques passées ; les problèmes sociaux sont
immédiatement interprétés en termes de politiques inadaptées qu'il convient de réformer,
alors même que le poids des institutions et des politiques passées contraint les
réorientations présentes des politiques publiques. Nous touchons ici l'aporie des politiques
récentes de protection sociale et de leur analyse : il s'agit de changer un système
institutionnel dont l'ancrage historique et les caractéristiques héritées semblent empêcher
le changement. Comment penser les transformations des systèmes de protection
sociale si les mécanismes d'auto-renforcement et de path dependence impliquent
continuité et permanence ?
La seule explication possible du changement paraît alors venir de l'impact des
chocs exogènes, ce qui nous ramène à des variables économiques et/ou sociétales
mises en avant par deux approches plus anciennes dans les modèles d'explication des
évolutions des systèmes de protection sociale '. Les enjeux actuels des réformes du
système de protection sociale français ne peuvent être compris sans faire référence aux
1. Nous faisons ici référence aux premiers travaux comparatifs où l'analyse se concentrait
sur l'augmentation des dépenses sociales et les expliquaient par les phénomènes
d'industrialisation et de modernisation (cf. Harold L. Wilensky, The Welfare State and Equality. Structural
and Ideological Roots of Public Expenditure, Berkeley, University of California Press, 1975 ;
Peter Flora, Arnold J. Heidenheimer (eds), The Development of Welfare States in Europe and
in America, Londres, New Brunswick, Transaction Book, 1981 ; Peter Flora (dir.), Growth to
Limits. The European Welfare States since World War II, Berlin-New York, De Gruyter, 4 vol.,
1986-1993) et aux travaux (surtout Scandinaves) qui insistent sur le rôle des formes sociétales
et des luttes du mouvement ouvrier pour expliquer le développement des politiques sociales (cf.
Walter Korpi, The Democratic Class Struggle, Londres, Routledge, 1983 ; Walter Korpi,
« Power Resources Approach Versus Action and Conflict. On Causal and Intentional
Explanations in the Study of Power. », Sociological Theory, 3 (2), 1985, p. 31-45 ; Walter Korpi,
« Power, Politics and State Autonomy in the Development of Social Citizenship. Social Rights
During Sickness in Eighteen OECD Countries since 1930 », American Sociological Review, 54
(3), juin 1989, p. 309-328 ; Walter Korpi, « Un État-providence fragmenté et contesté. Le
développement de la citoyenneté sociale en France », Revue française de science politique, « La
protection sociale en perspective », 45 (4), août 1995, p. 632-667 ; John Myles, Old Age in the
Welfare State. The Political Economy of Pensions, Boston, Little Brown, 1984 ; G0sta Esping-
Andersen, Politics Against Markets. The Social Democratic Road to Power, Princeton,
Princeton University Press, 1985 ; G0sta Esping- Andersen, The Three Worlds of Welfare
Capitalism, Cambridge, Polity Press, 1990).
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Path dependence et protection sociale
Les pays Scandinaves, petits pays qui se sont très tôt ouverts à la concurrence
économique, ont été particulièrement touchés par les changements de l'environnement
économique international. Ils ont connu dans les années quatre- vingt à quatre-vingt-
dix de fortes hausses du chômage et des taux d'intérêt. Les enjeux pour ces pays
étaient formulés en termes de maintien du plein emploi, puis de réduction des
dépenses de l'État providence. Dans ces pays ont d'abord été mises en place des
politiques qui visaient à maintenir le plein emploi avec des politiques actives où l'État
intervenait comme employeur de premier ressort : extension des congés sabbatiques,
développement des services publics, augmentation des impôts. Mais plus récemment,
au cours des années quatre-vingt-dix, devant les coûts engendrés par
l'internationalisation de leur économie et par les politiques sociales de plein emploi, de nouvelles
politiques ont été envisagées, visant à privatiser, décentraliser et « débureaucratiser »
certains services, notamment en Suède. Ces nouvelles politiques accompagnaient des
politiques de retrait comme la restriction des critères d'éligibilité pour l'accès aux
prestations ou la réduction du niveau des prestations et des services. Au total
cependant, nombre d'analystes tablent sur une certaine stabilité du régime Scandinave, en
particulier du fait de la légitimité politique de ce modèle, fortement ancrée dans les
populations qui le soutiennent et ne souhaitent pas le voir changer '.
Dans les régimes continentaux de protection sociale (Europe du Sud comprise), les
deux problèmes principaux touchent, d'une part, le poids supposé des cotisations sociales
sur le coût du travail (illustré par l'expression française de « charges sociales », qui
semblent grever la compétitivité des entreprises et empêcher les embauches), et, d'autre
part, les limites de la couverture sociale restreintes aux assurés sociaux, qui renforcent les
processus d'exclusion : dans un système d'assurances sociales fondées sur le travail,
l'exclusion du marché du travail se trouve redoublée par une exclusion du système de protection
sociale 2. Ces deux types de problèmes sont induits par les caractéristiques institutionnelles
du régime de protection sociale « conservateur-corporatiste 3 ». Les changements qui ont
été introduits semblent eux aussi être dépendants de cette « empreinte des origines » 4.
Les changements principaux restent en effet inscrits dans les logiques du système.
Les réformes des retraites, en France comme en Allemagne, ont impliqué un
changement du mode de calcul des pensions mais pas un changement de structure du
système 5. De même, les mesures de maîtrise des dépenses de santé sont restées ins-
1. Cf. MIRE, Comparer les systèmes de protection sociale en Europe du Nord et en
France, vol. 4. Rencontres de Copenhague, Paris, Mire (1999, à paraître) ; John D. Stephens,
« The Scandinavian Welfare States : Achievements, Crisis and Prospects », dans G0sta Esping-
Andersen (éd.), Welfare States in Transition, National Adaptations in Global Economies,
Londres, Sage, 1996, p. 32-65 ; et Jochen Clasen, Arthur Gould, « Stability and Change in
Welfare States : Germany and Sweden in the 1990's », Policy and Politics, 23 (3), 1995, p. 189-201.
2. Cf. MIRE, Comparer les systèmes de protection sociale en Europe, vol. 2. Rencontres
franco-allemandes, Rencontres de Berlin, Paris, Mire, 1996 ; et MIRE, Comparaison des
systèmes de protection sociale en Europe du Sud, vol. 3. Rencontres de Florence, Paris, Mire,
1997.
3. Cf. G0sta Esping- Andersen, The Three Worlds of Welfare Capitalism, op. cit.
4. François-Xavier Merrien, « États-providence : l'empreinte des origines », Revue
française des affaires sociales, 3, juillet-septembrel990, p. 43-56.
5. Allongement de l'âge de départ à la retraite en Allemagne, augmentation du nombre
d'années de cotisation nécessaires pour obtenir une pension complète et allongement des années
de référence pour calculer le revenu de remplacement dans les deux pays (cf. Giuliano Bonoli,
« Pension Politics in France : Patterns of Cooperation And Conflict in Two Recent Reforms »,
West European Politics, 20 (4), 1997, p. 160-181 et Giuliano Bonoli, The Politics of Pension
Reform in Western Europe, Cambridge, Cambridge University Press, 2000, à paraître).
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Path dependence et protection sociale
RIEN NE CHANGE ?
nomique dans les deux pays... Les changements des États-providence eux-
mêmes ont dans la plupart des cas été moins significatifs que les importantes
continuités dans les politiques publiques... Comparés aux réformes mises en
œuvre dans d'autres domaines (politiques macroéconomiques, relations
professionnelles, politiques réglementaires et industrielles par exemple), les États
providence apparaissent comme des îlots de stabilité... Toute tentative de
compréhension politique des politiques de réduction de l' État-providence doit partir du
constat que les politiques sociales demeurent la composante la plus résistante de
l'ordre de l'après-guerre. ' »
François-Xavier Merrien en conclut que « les dirigeants politiques et les élites
sociales continuent à sélectionner les problèmes et à adopter des stratégies en
continuité avec leur héritage et leur culture institutionnalisés... Dans les
différents pays, il est inimaginable de remettre en cause certaines institutions ou
certaines pratiques sociales qui touchent au cœur de la culture nationale. . . Dans un
pays comme la France, on ne peut davantage toucher aux droits des travailleurs
que remettre en cause l'idée de solidarité universelle ; seule une adaptation
financière est immédiatement possible. 2 »
Cependant, une analyse précise des évolutions dans plusieurs pays européens,
notamment la France et le Royaume-Uni, nous semble contredire ces affirmations.
Souvent, derrière une stabilité de surface, des changements fondamentaux ont été
adoptés 3. Souvent ce type de changement ne comporte pas des modifications directes
des paramètres qui définissent un programme de protection sociale, mais a pour effet
un changement des rapports de pouvoir entre les différents acteurs et groupes d'intérêt
qui gravitent autour d'un programme donné. Le volet « assurance-maladie » du plan
Juppé, par exemple, en réduisant l'influence que les partenaires sociaux peuvent
exercer dans la gestion du système, constitue un exemple de réforme ayant un impact
sur les équilibres de pouvoir autour d'un programme donné 4. Même si sur le plan
pratique cela n'affecte pas la distribution de biens et services réalisée par ce programme,
cette réforme ouvre des nouvelles opportunités de changement pour l'avenir.
En général, cependant, la plupart des efforts visant à théoriser le changement en
matière de politique sociale, a tendance à mettre en évidence la stabilité et la
persistance des arrangements en place. Nous touchons ici les limites d'approches qui
aujourd'hui cherchent peut-être plus à prouver leur validité qu'à analyser les
évolutions concrètes. Les travaux qui dominent actuellement les recherches comparatives
sur les évolutions récentes des systèmes de protection sociale combinent
comparaisons institutionnelles, approches en termes de régimes de protection sociale et
approches néo-institutionnelles.
Les recherches qui analysent les évolutions des systèmes de protection sociale
dans le cadre défini par les typologies des régimes de protection sociale 5 sont souvent
incapables d'analyser les changements de logiques, les recompositions introduites par
1. Paul Pierson, Dismantling the Welfare State ?..., op. cit., p. 4-5. C'est nous qui
traduisons.
2. François-Xavier Merrien, L' État-providence, Paris, PUF, 1997 (coll. « Que sais-je ? »),
p. 126.
3. Giuliano Bonoli, Bruno Palier, « Changing the Politics of Social Programmes.
Innovative Change in British and French Welfare Reforms », Journal of European Social Policy, 8 (4),
novembre 1998, p. 317-330.
4. Patrick Hassenteufel, « Le "plan Juppé" : fin ou renouveau d'une régulation paritaire
de l'assurance maladie ? », Revue de VIRES, « Le paritarisme, institutions et acteurs », numéro
spécial, printemps-été 1997, p. 175-189.
5. Cf., par exemple, G0sta Esping- Andersen (éd.), Welfare States in Transition..., op. cit.
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Path dependence et protection sociale
certaines réformes '. Ceci peut être lié aux caractéristiques des approches
typologiques, qui constituent plus une photographie à un moment donné qu'une tentative de
retracer les dynamiques d'évolutions. Cette photographie commence en outre à être
datée, dans la mesure où la plupart des typologies dont nous disposons aujourd'hui
tirent leurs données des années cinquante à quatre- vingt, période de « l'âge d'or » de
la protection sociale 2. Les typologies, en mettant en exergue les caractéristiques de
chaque régime, soulignent les facteurs de stabilité, de reproduction des systèmes bien
plus que de leur dynamique. Ces travaux se soucient bien plus de savoir comment
évolue un régime de protection sociale per se, si les critères de différenciation qui
fondent les typologies sont toujours valides, que de connaître les évolutions concrètes des
systèmes eux-mêmes.
Ainsi, G. Esping- Andersen pose que la situation présente de tous les systèmes de
protection sociale continentaux sont similaires, et qu'ils sont marqués par un
« fordisme figé » (frozen fordism). Il lui semble que le régime continental de
protection sociale est celui qui est le moins capable de s'adapter aux conditions nouvelles
entraînées par la globalisation économique, le vieillissement de la population et
l'instabilité des structures familiales. Ce sont les caractéristiques du régime conservateur-
corporatiste de protection sociale qui expliquent leur situation. Les pays continentaux
ont fait le choix du chômage, de l'exclusion des jeunes et des plus âgés du marché du
travail pour protéger les formes traditionnelles d'emploi et les niveaux relativement
hauts de salaire et de protection qui leur sont associés 3. Dès lors, les réformes et les
adaptations s'avèrent très difficiles dans ces pays, voir même impossibles.
Si le diagnostic des problèmes actuels est convaincant 4, l'analyse des évolutions
concrètes qui « indifférencie » les cas de la France, de l'Italie ou de l'Allemagne est
plus problématique. Divers travaux récents, fondés sur la comparaison de
monographies détaillées, soulignent la divergence des évolutions récentes des systèmes
nationaux de protection sociale allemands, français et italiens. Les travaux dirigés par
Bruno Jobert 5 suggèrent ainsi que la France et l'Allemagne connaissent des
évolutions contrastées. Les réformes françaises introduisent peu à peu de nouvelles logiques
dans le système 6 alors que les Allemands réaffirment et cherchent à reproduire leur
modèle de protection sociale 7. Ces différences d'évolution ont largement été
soulignées au cours de rencontres franco-allemandes portant sur la comparaison des deux
systèmes de protection sociale 8. Dans sa présentation des travaux comparatifs portant
1. Pour une première argumentation en ce sens, cf. Peter Taylor-Gooby, « Eurosclerosis in
European Welfare States. Regime Theory and the Dynamics of Change », Policy and Politics,
24 (2), 1996, p. 109-123.
2. La plupart des données de The Three Worlds of Welfare Capitalism de G. Esping-
Andersen ne dépassent pas 1981.
3. Cf. G0sta Esping- Andersen, « Welfare States without Work. The Impasses of Labour
Shedding and Familialism in Continental European Social Policy », dans G0sta Esping-
Andersen (éd.), Welfare States in Transition..., op. cit., p. 66-87. Ce texte est paru en français
dans MIRE, Comparaison des systèmes de protection sociale en Europe du Sud, vol. 3.
Rencontres de Florence, op. cit, p. 429-458.
4. Cf. G0sta Esping- Andersen (éd.), Welfare States in Transition..., op. cit., p. 440-445.
5. Bruno Jobert (dir.), Le tournant néo-libéral en Europe, Paris, L'Harmattan, 1994.
6. Cf. « Les avatars de la solidarité », dans Bruno Jobert, Bruno Théret, « La consécration
républicaine du néo-libéralisme », dans Bruno Jobert (dir.), Le tournant néo-libéral en Europe,
op. cit., p. 55-80.
7. Cf. Bruno Jobert (dir.), Le tournant néo-libéral en Europe, op. cit., p. 216-219.
8. MIRE, Comparer les systèmes de protection sociale en Europe, vol. 2. Rencontres
franco-allemandes, Rencontres de Berlin, op. cit.
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Bruno Palier, Giuliano Bonoli
sur les pays d'Europe du Sud et de la France, on peut voir combien Maurizio Ferrera
conteste l'idée que la France fasse partie de l'Europe du Sud, tant il lui semble que les
évolutions italiennes et françaises sont dissemblables ' .
En analysant les évolutions récentes, les théories des régimes cherchent surtout à
confirmer que les régimes existent et perdurent. Dès lors, les approches typologiques
ont tendance à insister sur la persistance des caractéristiques de chaque régime, plutôt
qu'à analyser les changements structurels. Elles sont peut-être plus préoccupées de
montrer la robustesse de leurs catégories d'analyse que de la réalité qu'elles sont
censées décrire 2. Ces analyses vont dans le sens de la logique de l'approche en terme de
path dependence, telle qu'elle s'est développée pour les États-providence, qui finit par
poser qu'un changement structurel est impossible 3.
Cette tendance à souligner que rien de fondamental ne change est sans doute aussi
liée à un effet de concurrence entre théories explicatives alternatives. Afin de valider
leurs hypothèses, les travaux qui insistent sur les phénomènes de path dependence vont
surtout insister sur les éléments de policy legacy, de contraintes politiques liées (et
liantes) au passé au détriment des variables économiques ou sociétales. Nous avons vu
que les éléments politico-institutionnels sont le plus souvent facteurs de résistance au
changement. Montrer que les systèmes ne changent pas permet donc de prouver la
validité des thèses néo-institutionnelles dans le domaine de la protection sociale : ils ne
changent pas car les variables importantes sont les variables liées aux passés, facteurs de
résistance ; les variables économiques ou sociétales ont beau avoir changé depuis vingt
ans, la stabilité des systèmes de protection sociale souligne que celles-ci pèsent peu au
regard du poids des politiques passées. Dès lors, ces approches cherchent parfois surtout
à vérifier leurs hypothèses, en minimisant l'importance d'évolutions marginales ou de
faible ampleur financière, qui pourtant peuvent se révéler fondamentales.
fonds ont peu à peu été abaissés, jusqu'à transformer le système social en système
fondé sur l'impôt négatif '.
Dans un article analysant les récentes réformes des retraites dans les pays de
l'OCDE 2, John Myles et Gill Quadagno ont montré qu'un changement peut être path
dependent et pourtant être aussi à l'origine d'une transformation des instruments d'un
système de retraite 3. Dans les systèmes d'inspiration bismarckienne (prestations
contributives dont le niveau est fonction des revenus à remplacer), le calcul des
pensions de retraite a peu à peu été changé en affermissant le lien entre les contributions
effectivement versées et les prestations reçues. Les prestations, au lieu d'être
exprimées comme une proportion d'un salaire de référence (le montant de la retraite
représente X % des Y meilleures années), sont de plus en plus calculées en fonction du
montant réel de cotisations sociales versées au cours de la vie active 4. On passe ainsi
d'un système à prestation définie à un système à cotisation définie. « La
compréhension habituelle des retraites comme un salaire différé a été remplacée par un modèle
d'épargne. 5 » Pour les systèmes d'inspiration beveridgienne (qui versent des
prestations forfaitaires financées par des impôts), les réformes ont introduit des conditions
de ressource mettant fin au principe d'universalité. « Le besoin remplace la
citoyenneté comme critère d'éligibilité 6. » Les réformes introduites sont donc déterminées
par les configurations institutionnelles mais débouchent sur des techniques nouvelles.
Ces travaux récents montrent ainsi que chaque régime de protection sociale est en
train d'évoluer en adoptant de nouveaux instruments, au moins pour ce qui concerne
les systèmes de retraite. Certains régimes libéraux de protection sociale évoluent vers
des systèmes d'impôts négatifs (Negative Income Tax). Les systèmes Scandinaves
(mais aussi le système britannique) quittent le principe universel pour revenir à la
sélectivité et au ciblage. Les systèmes bismarckiens quittent l'acquisition statutaire de
droits sociaux par le travail pour revenir à un principe assurantiel plus strict, en
renforçant le lien actuariel entre cotisation et prestation. Les auteurs qui soulignent ces
transformations montrent qu'elles ne sont pas convergentes. Ces changements de
logiques restent path dependent, chaque évolution est propre à chaque régime de
protection sociale.
Pour ce qui concerne le cas de la France, certaines mesures semblent s'inscrire
dans ces schémas (réforme des allocations chômages en 1992 et réforme des retraites
en 1993, maîtrise médicalisée des dépenses de santé), d'autres semblent moins
conformes à ces visions qui restent linéaires : introduction de nouvelles politiques
sociales ciblées (RMI notamment), avec le développement de la contribution sociale
1. John Myles, Paul Pierson, « Friedman's Revenge : the Reform of "Liberal" Welfare
States in Canada and the United States », EUI Working Paper RSC N° 97/30, Florence, Institut
universitaire européen, 1997.
2. John Myles, Gill Quadagno, « Recent Trends in Public Pension Reforms », contribution
présentée à la conférence sur les réformes des systèmes de retraite, Kingston (Ontario), Queen's
University, 1-2 février 1996.
3. Il s'agit là d'un changement de deuxième ordre, selon les catégories de Peter Hall
citées à la note 1, p. 399.
4. C'est le cas pour la réforme française de 1993, avec laquelle le passage à la référence
aux 25 meilleures années (au lieu des 10 meilleures) équivaut à rapprocher le montant de la
retraite du montant des cotisations effectivement versées. Cf. Giuliano Bonoli, « Pension Poli-
tics in France... », art. cité, p. 160-181 ; et Giuliano Bonoli, The Politics of Pension Reform in
Western Europe. . . , op. cit.
5. John Myles, Gill Quadagno, « Recent Trends in Public Pension Reforms », art. cité,
c'est nous qui traduisons.
6. John Myles, Gill Quadagno, ibid., c'est nous qui traduisons.
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Bruno Palier, Giuliano Bonoli
JÏ2
Path dependence et protection sociale
(importance croissante du rôle de l'État dans un système censé être géré « par les
intéressés »).
1. Il n'a manqué, pour faire tomber le gouvernement Rocard, que trois voix à la motion de
censure déposée par l'opposition face au recours à l' article 49.3 sur le projet de CSG.
2. Cette dernière augmentation de la CSG vise à remplacer les cotisations maladie payées
par les salariés.
3. Bruno Palier, « La référence aux territoires dans les nouvelles politiques sociales ».
Politiques et management public. 16 (3), septembre 1998. p. 13-41.
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Bruno Palier, Giuliano Bonoli
À la lecture des différentes évaluations qui ont été faites lors de leur mise en
œuvre ', nous savons que ces politiques sociales d'insertion se rapprochent du modèle
anglo-saxon de traitement de la pauvreté plus que du modèle « bismarckien » d'
assurance sociale 2. Comme les politiques sociales « résiduelles » d'outre- Atlantique et
d' outre-Manche, les nouvelles politiques sociales sont ciblées, elles reposent sur le
partenariat entre les différents acteurs administratifs, économiques et sociaux (on
rejoint ici la notion de mixed economy of welfare), avec cependant un rôle direct de
l'État, notamment parce que les minima sociaux sont financés par l'impôt. Ces
prestations sont sous condition de ressources et non pas contributives ni proportionnelles
aux revenus. En France, la référence n'est pas explicitement la pauvreté, mais
l'exclusion sociale. Les droits reposent sur la citoyenneté ou le besoin.
Cependant, les nouvelles politiques sociales destinées aux citoyens ne remplacent
pas le système précédent. Elles viendraient plutôt le compléter, dans un processus de
dualisation de laf protection sociale, typique du régime libéral de protection sociale.
D'un côté la grande majorité de la population continue d'être couverte par des
dispositifs d'assurance sociale (de plus en plus individualisés), de l'autre, une frange de la
population, de plus en plus nombreuse, voit ses revenus et sa protection dépendre
principalement des prestations minimales délivrées par l'État.
LA CONFRONTATION
Ce type de stratégie est peut-être le plus naturel pour faire passer une réforme
radicale. Il consiste à imposer une réforme sans prendre en compte les préférences des
autres acteurs concernés. Un exemple de ce type de stratégie est fourni par le Plan
Juppé de 1995. À cette occasion, il était clair que l'intention du gouvernement était de
mettre en œuvre une série de réformes qui allaient contre les intérêts d'une partie du
mouvement syndical (fiscalisation, remise en cause des régimes spéciaux de retraite).
L'attitude du gouvernement, ouvertement conflictuelle, laisse penser que la réaction
qui s'est finalement produite était attendue, et que, sur la base d'un calcul politique
pas très heureux, le gouvernement estimait que la confrontation pouvait se résoudre
en sa faveur.
L'adoption de réformes innovatrices par la confrontation présente l'avantage, du
point de vue du gouvernement, d'être rapide et de ne pas comporter de compromis.
Cependant, cette stratégie porte le risque de l'échec, et de sanctions électorales,
comme l'ont montré les résultats aux élections législatives de juin 1997. En général,
cette approche est plus fréquente dans des contextes politico-institutionnels
caractérisés par une forte concentration de pouvoir : absence de cohabitation, forte majorité
au Parlement, prochaines élections lointaines. Ce type de stratégie a aussi été employé
par le gouvernement de Margaret Thatcher, notamment pour réformer le système de
retraite en 1986 '.
dans la plupart des pays européens, comme l'attestent les analyses contenues dans les
analyses du « tournant néolibéral en Europe » '. Dans le cas de la Grande-Bretagne,
les réformes les plus radicales ont très souvent été précédées par la publication de
textes (pamphlets) et de campagnes médiatiques, produits et organisés par des think
tanks proches du gouvernement conservateur et qui apportent des justifications
théoriques en faveur des changements prévus. Nous avons pu montrer par ailleurs qu'en
France, en matière de protection sociale, les années quatre-vingt sont consacrées à
convaincre la population que la sécurité sociale est en crise et qu'il fallait la réformer
pour la sauver 2.
Nous avons donc cherché à montrer que, s'il existe des mécanismes qui renforcent
les phénomènes de persistance institutionnelle et de changement incrémental de
politiques publiques, des gouvernements souhaitant introduire des changements profonds ont
cependant été à même de développer des stratégies qui permettent l'adoption de
réformes qui sortent des logiques établies. Une approche en termes de path dependence
ne peut rendre compte que de manière très partielle de ces réformes structurelles. Une
conceptualisation en termes de stratégies met l'accent sur le caractère intentionnel de ce
type de manœuvre, ce qui ne va pas sans poser de problèmes 2. Cependant, il nous
semble utile de prendre en compte cette approche en termes de stratégie. En effet, des
effets non intentionnels peuvent être assimilés à une stratégie dès lors qu'ils ne sont pas
corrigés lorsqu'ils se produisent. On peut admettre que lorsque Mme Thatcher décida
d'indexer la revalorisation des retraites sur les prix et non plus sur les salaires, son
objectif était de réaliser des économies, et non pas la résidualisation des retraites de base.
Cependant, lorsque cette évolution est devenue visible, aucun effort n'a été entrepris
pour endiguer le processus de résidualisation, qui, au contraire, a servi de support à la
mise en place des nouveaux régimes de retraites privés. Il est donc important d'analyser,
dès leur mise en place, les effets institutionnels et politiques des réformes proposées, si
minimes soient les effets de leur première modalité d'application 3.
1. John Myles, Paul Pierson, « Friedman's Revenge... », cité.
2. Cf., par exemple, le texte de J. Hayward et R. Klein dans Bruno Jobert (dir.), Le
tournant néo-libéral en Europe, op. cit., sur le degré d'intentionnalité du projet thatchérien.
3. Ce texte a d'abord été présenté aux journées « Restructuration des États
contemporains » (RECO) organisées par Bruno Jobert à Grenoble en juillet 1998 dans le cadre
de l'Association française de science politique, Groupes Politiques publiques.
418
Path dependence et protection sociale
RESUME/ABSTRACT
7Ï9
Bruno Palier, Giuliano Bonoli
grammes.
implementation
Several
of French
the RMI,examples
institutional
of such
dimensions
instancesofare
theanalysed
Juppé plan).
(development
The articleofconcludes
the CSG,
by identifying the various strategies that can be used to achieve such innovative welfare
reforms.
420