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Camille

 Azière                              HK3  

Raymond Boudon
Lʼidéologie ou lʼorigine des idées reçues
Coll. Points, Essais
Ed. Fayard, 1986

« Pourquoi croit-on si facilement aux idées douteuses ou fausses ? » Quelle


crédibilité ?

Prologue :
Chapitre 1 : une question (parmi d'autres) sur l'idéologie.
Dès le début, R. Boudon pose la question de savoir s'il est possible d'appliquer la démarche
sociologique wéberienne (les comportements rationnels des individus sont la cause d'un phénomène
social) aux phénomènes idéologiques. Avec l'exemple de « l'expérience » du contrôle de la population
indienne par des méthodes contraceptives, dont la mise en application vient de chercheurs anglais, il
valide bien la vision sociologique wébérienne, c'est-à-dire selon laquelle l'action individuelle agit sur
la société. Cependant, il insiste sur le fait que ces actions ne sont pas forcément rationnelles (dans le
sens où l’individu, poussé par des bonnes raisons, adopte un certain comportement tout en ayant
conscience que ces raisons peuvent être autres qu’utilitariste ou téléologique) : il faut prendre en
compte une vision irrationnelle du comportement. Les chercheurs ou les « analysés » peuvent tous
deux être considérés comme victimes d'une certaine superstition ; or cette dernière est à bannir chez
les uns comme chez les autres. En effet, ce qui semble « irrationnel » pour les chercheurs, comme
dans ce cas d'avoir un nombre élevé d’enfants qui représenteront un très grand coût à la famille ; va
sembler rationnel aux paysans indiens, pour qui avoir un grand nombre d'enfants va permettre d'aider
à augmenter la productivité de la terre.
La question se trouve plus loin encore : pourquoi le gouvernement indien et les chercheurs se
sont-ils accordés sur cet objectif politique ? Parce qu'objectivement, la forte natalité était un mal dans
le sens où elle était une cause de la pauvreté et de la stagnation économique. Elle entravait ainsi la
modernisation de la société indienne. Il a donc une contradiction entre rationalité collective
(gouvernement, chercheurs) et individuelle (paysans), toutes deux ayant une conception différente de
la réduction de la pauvreté. Ceci peut d'ailleurs expliquer l'échec des chercheurs. Il faut donc suivre la
ligne de Weber dans l’analyse des superstitions et des idéologies, « car l’homo ideologicus n’est peut-
être pas […] aussi irrationnel qu’on a tendance à le croire. » (p.16). Il est donc nécessaire de
s’intéresser au niveau « microscopique » à des types de comportements individuels, que l’on
considère en dernier recours comme irrationnels, afin de retrouver au niveau « macroscopique » les
phénomènes globaux (il est donc question d’individualisme méthodologique). Ainsi, R. Boudon
cherche à analyser l’adhésion aux idées reçues comme tout autre type de comportement qui puisse
être compréhensible mais aussi irrationnel.
Mais en sciences sociales, l’interprétation ou l’explication sont pour la plupart distantes de la
réalité. Or, les idéologies « reposent souvent sur une interprétation réaliste d’interprétations ou
d’explications elles-mêmes distantes du réel ». (p.19). L’acteur social banalisé (homo sociologicus)
doit alors consentir à accepter des idées qui peuvent être douteuses ou fausses, sans cela, l’idéologie
ne peut s’établir. Les idéologies sont un élément naturel de la vie sociale, qui surgissent donc parce
que l’homme est rationnel : ainsi, les idées reçues qui composent les idéologies ont intérêt à être
analysées comme des idées compréhensibles. De plus, les idéologies se soumettent à la démarche
scientifique et peuvent donc être considérées comme un « sous-produit des sciences sociales » (p.22).
R. Boudon précise d’ailleurs qu’il cherche à faire preuve de neutralité axiologique dans son
ouvrage, et l’on conçoit la difficulté de la tâche étant donné l’objet d’étude : l’idéologie.

Partie 1

Chapitre 2 : Qu’est-ce que l’idéologie ?


R. Boudon insiste sur le fait que la définition de l’idéologie peut varier selon son
auteur, notamment entre marxistes et non marxistes (puisque la définition de l’idéologie a été
particulièrement développée par Marx, et R. Boudon souligne bien l’importance du courant marxiste
dans la définition et l’explication de l’idéologie). De plus, l’idéologie est en sciences sociales d’une
grande présence et d’une grande importance. A l’origine, le mot idéologie désigne la réalité du rôle
social croissant que joue l’argumentation scientifique dans la réflexion sur le politique et le social.
L’idéologie se définirait donc selon un critère de vérité et d’erreur (du fait qu’il y ait des jugements de
faits, soit scientifiques ; mais R. Boudon admet aussi qu’il existe des jugements de valeurs qui
puissent entrer en compte)
Le terme d’idéologie a été inventé par Destutt de Tracy (fin XVIIIe) pour désigner
une science qui aurait pour objet les idées ; mais le sens moderne a été conféré par Napoléon qui,
qualifiant Destutt de Tracy d’idéologue, a laissé entendre que celui-ci visait à substituer des
considérations abstraites à la politique réelle : la notion d’idéologie définit dès lors les théories
abstraites qui se prétendent fondées sur la science ou la raison et qui visent à dessiner l’ordre social ou
orienter l’action politique. Si le mot s’est diffusé, c’est parce que l’on cherchait bien à établir les lois
du monde social, tel on avait recherché les lois du monde de la nature…
Mais cette ambition est quelque part illusoire. L’acceptation traditionnelle de
l’idéologie correspondant donc à une réalité, on peut parler de type-idéal (monarchie absolue,
capitalisme par exemple) ayant une singularité historique. Finalement, R. Boudon, après avoir pris en
compte les principales caractéristiques des idéologies, les définit comme « des doctrines reposant sur
des théories scientifiques, mais sur des théories fausses ou douteuses ou sur de théories indûment
interprétées, auxquelles on accorde une crédibilité qu’elle ne méritent pas. » (p.44).
Mais alors, qu’est-ce qui rend possible de telles mésinterprétations ?
L’argumentation scientifique sur laquelle est censée reposer l’idéologie dans sa définition
traditionnelle peut être écartée, au profit d’une argumentation rhétorique, sans critère de vérité et
d’erreur, lorsqu’on parle d’idéologie moderne (Pareto parlera justement de dérivation), ou encore
d’argumentation exégétique (c’est-à-dire relative aux textes sacrés).

Chapitre 3 : L’homo sociologicus est-il (toujours irrationnel) ?


R. Boudon souligne une confusion dans les discussions autour du terme
d’idéologie, fondée sur les définitions variables du concept même. Ainsi, cela le mène à se poser la
question de savoir s’il existe une corrélation entre les définitions et les explications du phénomène
idéologique. Il convient alors d’analyser les types d’explication du phénomène idéologique : R.
Boudon procède alors par classement.
Pour Bacon (suite à des causes naturelles), comme pour Marx et Engels (suite à
des causes sociales et économiques), l’idéologie admet un aveuglement, qui lui-même admet un
inconscient capable d’envahir la conscience à son insu. Le sujet porte sans en avoir conscience des
« lunettes déformantes », et il n’a pas davantage conscience de l’image qui se projette sur sa rétine.
Selon Marx et Engels, cette déformation est donc causée par la vie sociale : comment ? Par les intérêts
de classes, répondra Marx : chaque classe cherche à convaincre l’autre d’une théorie qui lui convient ;
car « la vérité d’une théorie est une chose, son utilité en est une autre » (p.60). Pourtant, utilité et
vérité sont souvent confondues, notamment en ce qui concerne la classe dominante.
Puis, d’un point de vue historique, on peut dire que l’idéologie (le mot comme la
chose) s’est développée à une époque où la tradition entrait en rupture avec la modernité, car les
opinions sont remises en question. R. Boudon définit alors la catégorie des théories rationnelles de
l’idéologie (où l’idéologie peut être considérée comme adhésion consciente à des croyances utiles, ou
comme croyance à des normes adaptées à une situation historique, qui permettrait de s’orienter dans
un monde complexe) en opposition à la catégorie des théories irrationnelles (où l’idéologie est image
renversée de la réalité sous l’influence des intérêts de classe, ou comme produit des passions, du
fanatisme), toutes deux pouvant ainsi expliquer l’idéologie.

Chapitre 4 : Promenade autour d’un tableau


R. Boudon distingue donc idéologie traditionnelle (critère du vrai et du faux) et
idéologie moderne (notion du sens) ; ainsi qu’un type d’explication rationnel et irrationnel de
l’idéologie. Cette double distinction se recoupe, de telle façon que R. Boudon en dresse un tableau de
quatre cases, mettant en évidence les combinaisons possibles entre les définitions et les types
d’explications : dans la première case, l’idéologie se rapportant au critère du vrai et du faux
s’explique de façon rationnelle ; dans la seconde, cette même définition de l’idéologie peut
s’expliquer de manière rationnelle ; dans la troisième, la définition moderne de l’idéologie sans
rapport au critère du vrai et du faux s’explique de façon rationnelle ; et enfin dans la dernière case,
cette idéologie au sens moderne admet des causes rationnelles. Ces cases du tableau sont censées
correspondre à une réalité définissant les aspects importants des processus idéologiques.
Dans la première case, Boudon situe ainsi les intérêts de classe de Marx ; ou
encore le fanatisme, le besoin d’absolu d’Aron et de Shils, qui expliquent l’adhésion aux idées
fausses.
Dans la seconde, il classe l’idéologie mercantiliste de Mar. Ou encore, la magie pour Weber : les
croyances magiques d’un primitif sont fausses mais pas irrationnelles. L’acteur social peut avoir les
meilleures raisons d’adhérer à des idées fausses.
Dans la troisième, il développe l’image du respect du drapeau (sentiment irrationnel) de Durkheim, et
l’admiration pour le chef charismatique de Weber. Toutefois, quelle que soit la définition des
idéologies, celles-ci combinent des propositions descriptives ou prescriptives : on ne peut donc y voir
la simple manifestation de sentiments, c’est-à-dire que l’aspect affectif n’est qu’un moment dans la
diffusion des idéologies et on ne saurait seulement s’y limiter. Pareto est à voir comme une
exception : pour lui, les croyances aux préceptes, aux jugements de valeur, et les croyances en des
propositions descriptives non établies s’expliquent par l’influence de sentiments (ainsi, on sent qu’on
peut croire en le fait qu’il « ne faut pas faire à autrui ce qu’on ne voudrait pas qu’on nous fasse à
nous-mêmes », bien qu’il soit difficile d’en démontrer la validité. L’homme a besoin, pour convaincre
autrui autant que pour se convaincre lui-même, de disposer de théories démontrant le bien-fondé de
ses croyances : ces théories sont nommées les dérivations, et montrent qu’à la base des idéologies se
trouvent toujours des sentiments. R. Boudon critique la facilité avec laquelle Pareto admet qu’un
individu va admettre une théorie parce qu’elle répond à ses sentiments. Les idéologies ne se réduisent
pas à « une fonction de couverture des sentiments et des passions » (p.91). Les sentiments collectifs
confèrent un caractère sacré à certains objets symboliques, ou une autorité à telle personne. Les
croyances normatives comme descriptives (par exemple les croyances religieuses) peuvent ne pas
relever du vrai et du faux : elles sont alors rationnelles et donc compréhensibles.
Enfin, dans la dernière, il situe le prêt à intérêt de Manheim, ou encore la loi Taft-Hartley. Comme
autre illustration, il développe l’idée du respect de l’aristocratie pour la monarchie absolue déjà mis
en évidence par Marx.
Or, toutes les idéologies s’appuient sur « l’autorité » de la science Mais comment
des idées fausses peuvent-elles s’appuyer sur une telle autorité qui assure une certaine garantie de
validité ? Pour répondre à cela, il faut étudier les idéologies qui reposent sur une argumentation
scientifique.

Partie 2 :
Chapitre 5 : esquisse d’une théorie restreinte de l’idéologie
Ainsi, les sciences sociales (car les idéologies sont des systèmes d’idées relatives
au social) produisent « normalement » les idées reçues. De plus, l’adhésion aux idées reçues peut être
analysée comme un acte compréhensible au sens wébérien. R. Boudon indique alors que des effets de
position et de disposition (tous deux regroupés sous le terme d’effets de situation) peuvent expliquer
pourquoi un acteur social souscrit à une idée fausse : ces effets sont ce qui permet de dire que la
perception sociale est active, puisque de par leur position, les acteurs peuvent percevoir d’une certaine
manière la réalité. Par exemple, ce sont les dispositions d’esprit de l’observateur occidental qui
l’incitent à mésinterpréter la magie et à y voir la manifestation d’un comportement irrationnel (Weber
montre que la solution du problème de la magie ne se trouve pas dans la mentalité du magicien
primitif, mais dans l’esprit de l’observateur : l’effet de disposition résidé dans le savoir diffus que
l’observateur tient de sa propre culture, on parle de dispositions de type cognitif).
Toutefois, ces dispositions ne sont pas incompréhensibles, ni irrationnelles : on
comprend l’étonnement de l’observateur occidental face aux comportements magiques. Il existe aussi
des dispositions de type affectif ou éthique, jouant de même un rôle dans l’explication de l’idéologie.
Bref, ce que l’on voit, ce que l’on perçoit dépend de nos positions et de nos dispositions ; et le
malentendu entre observateur et comportement du magicien observé vient du fait qu’ils sont dans une
situation différente.
Une autre catégorie d’effets permettant l’explication de l’idéologie est celle des
effets de communication. Selon Habermas, il existe un modèle idéal de communication pure et
parfaite, que R. Boudon critique car les compétences des individus ne peuvent être égales sur tous les
sujets, car ce modèle suppose une vitesse infinie de l’acquisition et de la circulation de l’information
et aussi une absence de manipulation, de stratégie au sein du groupe de communication. Ainsi, il est
plus rationnel pour l’acteur social de ne pas chercher à voir ce qui se trouve derrière les idées, c’est-à-
dire de savoir si elles sont vraies ou fausses : « il lui est souvent conseillé de s’appuyer sur des
arguments et des jugements d’autorité » (p. 123), tout comme le banquier, d’après un des célèbres
exemples de Keynes, ne cherchera pas à reproduire le processus qui a conduit l’économiste à fonder
une théorie, ni à savoir si cette théorie est vraie ou fausse. R. Boudon parle alors de principe
d’autorité.
De plus, les « cycles d’idées », comme on parle de « cycle de la mode », peuvent
être imputés à des phénomènes d’imitation ; cependant il ne faut pas négliger que les personnes
éprouvent un intérêt pour de telles idées, même si elles ne sont pas en mesure de les juger sur le fond
(et alors elles s’en remettront au verdict de ceux qui en ont une plus grande expertise). De ce fait, ces
effets ont leur importance dans la théorie des idéologies ; pourtant l’utilisation de deux modèles de
l’acteur social empêche de considérer convenablement cette importance. Ces des modèles sont ceux
de l’homme rationnel (être actif, dépositaire de la vérité) et celui de l’homme irrationnel (être passif
ou mimétique). Pour R. Boudon, un troisième modèle existe, désigné sous le terme de « rationalité
située », permettant de mettre en évidence le rôle de ces effets. Ainsi, lorsque l’attention d’un acteur
social est attirée par une idée ou une théorie sociale ou économique, il est exposé à toutes sortes
d’effets de communication et d’effets de situation. Ceux qui produisent les théories sont quant à eux
exposés à des effets épistémologiques. Ainsi, les paradigmes, au sens de Kuhn, sui surgissent dans
les communautés scientifiques, fournissent une sorte de constitution provisoire qui survivront jusqu’à
ce qu’elles ne permettent plus de répondre à une certaine évolution ; elle sera révisée, tout comme une
constitution politique. Cela permet d’expliquer que les théoriciens développent leurs « constitutions »
dans le cadre de leur propre tradition, laquelle n’est pas, généralement, remise en question. Cette
théorie active de la connaissance (en opposition avec la théorie contemplative où les idées fausses
sont mises sur le compte de la passion, de la précipitation et donc de forces irrationnelles) permet de
voir que les idées fausses apparaissent et s’imposent aisément ; et tous ces effets dont parle R.
Boudon ont leur importance dans l’analyse des phénomènes idéologiques étant donné qu’ils
permettent de produire des croyances collectives en des idées douteuses. R. Boudon observe donc une
relation triangulaire (fondée sur les effets) entre la réalité, les producteurs d’idées et le public.

Chapitre 6 : Idéologie, position sociale et dispositions


Pour l’auteur, la position sociale des acteurs sociaux entraîne l’apparition d’effets
de perspectives (par exemple l’ouvrier observe un effet négatif du machinisme sur l’emploi, alors
que l’observateur situé à distance va y voir des effets positifs : il est question du point de vue), que
l’on peut ranger dans la catégorie des effets de positions. R. Boudon évoque de même des effets de
distance : l’acteur social agir en fonction de ce qu’il perçoit au « premier plan » et ne regardera pas
sur le long terme ; ou encore les effets de rôle : certains rôles orientent l’attention des acteurs sociaux
vers certaines théories. Cependant, l’auteur insiste sur le fait que dans la vie sociale, la complexité
d’un phénomène n’apparaît qu’à partir du moment où cette complexité a été mise en évidence par une
analyse perçue hors des milieux spécialisés. En effet, la nature d’un problème ne va pas inciter en
elle-même tous les acteurs sociaux à croire qu’ils en détiennent la solution ; mais cette croyance
apparaîtra chez ceux qui sont particulièrement exposés aux effets de perspectives. Ou alors, la nature
d’un problème va inciter la plupart des acteurs sociaux à croire qu’ils en détiennent la solution. Mais
certaines questions orientent les réponses qu’on peut leur donner (R. Boudon prend l’exemple des
inégalités sociales en lien avec la démocratisation de la scolarité : « la fausseté de l’idée reçue selon
laquelle l’école serait un puissant levier de l’égalisation des chances devant la vie ne peut être perçue
qu’à partir du moment où l’on prend conscience de la complexité des mécanismes » (p.168) entre les
deux phénomènes ; l’idée reçue se signale alors par une force intrinsèque).
Finalement, certaines questions, par leur nature, peuvent très bien induire des idées
reçues sans que cela soit mis sur le compte de l’irrationalité, lorsqu’elles sont perçues par des
individus ayant une position ou une disposition particulière.

Chapitre 7 : Idéologie et communication


Si une théorie peut paraître vraie ou fausse (et l’on peut consentir à s’en remettre à
quelqu’un d’autre concernant sa vérité), elle peut aussi paraître intéressante ou inintéressante, et cela
par un jugement qui nous est propre. En supposant qu’une théorie fausse émanant d’une communauté
de chercheurs est jugée intéressante par un groupe de personnes, elle sera sans doute considérée
comme vraie. Une théorie va intéresser un acteur social puisqu’elle lui fournit un cadre cognitif qui
lui permet de remplir plus facilement son rôle : si une théorie scientifique fausse ne peut être utile à
l’ingénieur, une théorie économique douteuse peut arranger le responsable politique. De plus, une
théorie peut intéresser l’acteur social parce qu’elle lui permet d’après lui de mieux définir son rôle.
L’acteur en question appartient donc à un groupe spécifique, identifiable, et il ne cherchera pas en
premier à déterminer la validité d’une théorie. Cette théorie va révéler des valeurs communes entre les
membres du groupe, occupant déjà une position sociale semblable. De ce fait, la théorie va sembler
intéressante, mais de surcroît valide
La croyance aux idées fausses provient ainsi souvent des effets de communication
et ceux de situation. En effet, on s’aperçoit qu’entre le darwinisme et le darwinisme social par
exemple, il y a une sorte de déformation qui provient du processus de communication par lequel une
théorie conquiert leur autorité, leur influence : dans la plupart des cas, le schéma classique correspond
à celui où une communauté scientifique va endosser une théorie parce que celle-ci répond à une
demande latente de leur part, due à des effets de situations ; et alors il y aura un intérêt porté à cette
théorie, qui va ensuite se diffuser jusqu’au public grâce à des médiateurs. On peut rapporter plus
concrètement les médiateurs aux journalistes, les producteurs d’idées à des intellectuels. Ces
intellectuels peuvent manipuler jeux de langage comme la science, la rhétorique, l’exégèse. Les
récepteurs des théories ne sont pas un support passif sur lequel viendra s’imprimer des idées ; il s’agit
d’acteurs qui peuvent sélectionner les messages qui leur parviennent, et surtout de les interpréter et de
les évaluer.
Cependant, les schémas théorétiques ainsi présentés s’inscrivent dans une
dimension simplifiée : la réalité est plus complexe. En résumé, certaines théories non scientifiques
peuvent être perçues comme scientifiques et venir ainsi confirmer des idées reçues. Pourtant des
théories scientifiques peuvent, par des effets de communication et de situation, avoir une influence
idéologique.

Chapitre 8 : Science et idéologie


A propos des effets épistémologiques, il convient de les considérer dans une
théorie de l’idéologie (la connaissance scientifique n’est pas à l’abri des croyances non démontrées,
mais elle ne saurait exister sans elles) ; l’idéologie se développe aussi au cœur du travail scientifique.
L’importance des lexiques, mais aussi des paradigmes ; c’est-à-dire des cadres de pensée, des
orientations théoriques ou méthodologiques à propos desquels on peut observer dans la communauté
scientifique un certain degré d’accord envers une possible portée heuristique, a été mise en évidence
par Kuhn. Ces paradigmes tendent à être acceptés sans discussion par le chercheur, parce qu’ils sont
estimés féconds, et ainsi la communauté scientifique comme le public peuvent oublier leur statut
épistémologique et y voir « une image fidèle de la réalité telle qu’elle est » (p. 214). Ainsi, les
paradigmes sont générateurs d’effets épistémologiques. Par exemple, l’utilitarisme qui est un concept
heuristique que l’on applique en économie comme en sociologie, garantit une conception idéologique.
De même pour le fonctionnalisme.
Certains paradigmes scientifiques sont alors de puissants générateurs d’idées
fausses, en dépit d’être d’une grande fécondité heuristique. Mais dans le cas des sciences sociales,
c’est sur les effets épistémologiques que viennent se greffer des effets de situation et de
communication, ce qui explique la transformation d’un paradigme en véritable vision du monde, et ce
qui rend possible une amplification des effets épistémologiques. En outre, les modèles (un moment
essentiel de l’analyse scientifique, qui découle de la méthode et qui est la plupart du temps très
simplifié par rapport à la réalité, par exemple le « idéal type ») ont aussi leur importance dans la
théorie de l‘idéologie : elle peut fournir des explications parfaitement scientifiques ou elle peut laisser
passer et légitimer toutes sortes de croyances. Les modèles seront « vrais » au sens où ils se
rapprochent le plus de la réalité, toutefois ils reposent sur des hypothèses que l’on ne voit pas souvent.
C’est à ces hypothèses que l’on rattache les effets épistémologiques, auxquels vont se combiner des
effets de position et de disposition. Les modèles peuvent fonctionner dans un contexte et dans des
conditions considérées, mais ne peuvent arriver à conclure que telle cause entraîne implacablement
telle conséquence. Mais si l’on est convaincu de la valeur d’un paradigme, on ne cherchera pas à
déterrer les hypothèses implicites d’un modèle qui lui correspond. En même temps, la diffusion
d’idées fausses s’explique par le fait que les idéologies s’appuient sur des théories scientifiques.
Partie 3
Chapitre 9 : Deux études de cas
R. Boudon prend l’exemple du « développementalisme », idéologie selon laquelle l’Occident
aurait la capacité exclusive et la responsabilité de conduire au développement les pays sous-
développés, et celui du tiers-mondisme, qui avance que les pays pauvres devraient au contraire se
prendre en main et se méfier d’un Occident toujours suspect de colonialisme. Ainsi, le
développementalisme est fondé sur une théorie d’un « cercle vicieux de la pauvreté » élaborée par
Nurkse, qui semble tout à fait « vrai » dans les milieux scientifiques comme dans le public dans nos
sociétés industrielles, mais qui pourtant n’est pas juste dans les sociétés dites primitives (on parle
alors de sociocentrisme). En effet, dans la théorie du cercle de la pauvreté, les propositions
s’entretiennent les unes les autres (effet de convergence) ; et on ne peut dire que la proposition selon
laquelle « l’investissement en capital conditionne les gains de productivité », qui apparaît comme
évidence empirique dans les sociétés industrielles, est vue comme typique dans les sociétés
primitives. La théorie du cercle vicieux de la pauvreté est en fait un modèle « valide sous des
conditions très restrictives, présenté comme théorie générale du sous-développement et largement
perçu comme tel dans la communauté internationale des économistes » (p.257), ce qui explique que
cette théorie soit considérée comme « vraie », et ainsi que le développentalisme ait été l’idéologie
dominante jusqu’à ce que la montée du tiers-monde sur la scène internationale la montre comme
contradictoire.
L’auteur développe ainsi son deuxième exemple : le tiers-mondisme repose aussi sur
des théories scientifiques, que l’on désigne par théorie de la dépendance (des sociétés seront
dépendantes à d’autres). Or si la notion de dépendance indique que les causes du sous-développement
sont à rechercher du côté des relations entre monde développé et monde sous-développé, elle indique
aussi que ces relations sont asymétriques. De ce fait, la notion de sociocentrisme est inversée, et c’est
maintenant les pays développés qui portent la responsabilité du sous-développement. Le paradigme de
la dépendance s’est imposé en tirant son autorité de son intérêt scientifique, mais aussi par le fait que
les effets de situation, de communication et d’effets épistémologiques sont présents.
Epilogue :
Chapitre 10 : Contre le scepticisme
Dans ce dernier chapitre, le but avoué de R. Boudon est de défendre son ambition de son
ouvrage sur l’idéologie : il n’y a pas de pensée sceptique où l’on pourrait dire que « tout est bon » en
matière d’idéologie. En effet, définir l’idéologie et s’appuyer sur de nombreux exemples exige une
attitude critique à l’égard des théories ; mais cette « critique rationnelle » ne doit pas être amalgamée
avec la polémique.
En outre, cette critique permet de hiérarchiser les théories par rapport à leur validité. Ainsi, la
théorie weberienne de la magie semble à R. Boudon « d’une solidité à toute épreuve » tandis que, par
exemple, la théorie du cercle vicieux de la pauvreté risque d’être perçue « comme plus générale
qu’elle le mérite » (p.276). Toutes les théories ne se valent pas, mais on en tire parfois l’impression
qu’elles sont toutes bonnes : en fait, leur influence idéologique n’est pas forcément fonction de leur
validité. Cependant, l’influence idéologique de théories scientifiques ne signifie pas que celles-ci sont
idéologiques. On retrouve donc ici le conflit entre validité et intérêt d’une théorie. Les idéologies ne
doivent néanmoins pas être confondues avec les noyaux scientifiques autour desquels elles se
développent : ces noyaux durs relèvent du critère de la vérité et de l’erreur, mais pas les idéologies en
elles-mêmes (elles relèvent plutôt du critère de la justesse).
Une idée reçue doit, dans un premier temps, être garantie comme vraie par une Autorité ; or de
nos jours, l’Autorité la plus reconnue est bien la Science. Dans un second temps, l’idée reçue se
développe par les différents types d’effets mis en évidence par l’auteur dans les chapitres précédents.
Mais il convient de dissocier la diffusion sociale des idéologies et leur utilisation politique (voir la
forme de despotisme en Union Soviétique à partir de 1917), cette dernière dépendant plus de l’histoire
que de la sociologie.
L’auteur vise aussi à conclure que pour expliquer la diffusion des idées reçues, on pouvait s’en
tenir à la version classique de l’individualisme méthodologique (de Weber), qui consiste à considérer
tout phénomène collectif comme le produit d’action individuelles et à s’efforcer d’interpréter l’action
individuelle comme rationnelle mais sans oublier l’existence d’un « résidu irrationnel ».
D’autre part, pour R. Boudon, il n’y a pas de « fin des idéologies » possible : elles ont toujours
tendance à réapparaître, mais on peut souligner la nuance qu’elles reviennent sous une forme
différente (elles passent par une sorte de métamorphose) pour être perçue comme idées nouvelles.
Une société sans idéologie est ainsi inconcevable. On peut d’ailleurs en percevoir une certaine
typologie : celles qui entendent changer l’homme et faire son bien malgré lui, celles qui témoignent
d’un mépris de l’autre (inspirées par un sociocentrisme), celles qui refusent de juger l’homme et de le
prendre tel quel… Finalement, dans une vision pessimiste, ce livre montre que les acteurs sociaux ont
très souvent les meilleures raisons de croire aux idées fausses et douteuses. Mais dans une vision plus
optimiste, on peut considérer que, généralement, les hommes « préfèrent inconditionnellement la
vérité à son contraire » (p. 291) : il s’agit d’une valeur tellement stable qu’elle est indépendante de
tout changement économique et social.

N.B sur la structure du livre : définition de l’idéologie, explication de l’idéologie, illustrations.  

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