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DEFERT, Daniel.

“Le ‘dispositif de guerre’ comme analysateur des rapports de


pouvoir”. In: ZANCARINI, Jean-Claude (dir.). Lectures de Michel Foucault, Volume 1:
à propos de ‘Il faut défendre la société’. Lyon: ENS Éditions, 2001. P. 59-65.
Disponível online em: http://books.openedition.org/enseditions/1786 . Último acesso
em: 30/06/2016.

Lorsque nous avons eu quelques discussions avec Alessandro Fontana et François


Ewald, sur l’édition de ces cours, il y a une chose qui me semble nous avoir échappé, à
savoir le projet qui animait les cours depuis leur début, en 1970-1971. D’une certaine
façon, durant sa première année d’enseignement au Collège de France, en 1971,
Foucault a annoncé la mise en œuvre d’une méthodologie originale, dont on n’a peut-
être pas assez tenu compte dans la présentation de ce cours. Il me semble que nous
avons fait comme si ce cours portait sur la guerre ou sur l’analyse du pouvoir, sur le
racisme. Or, en fait, ce cours n’est pas consacré à l’analyse du pouvoir, il n’est pas
consacré à l’analyse de la guerre, il n’est pas consacré au racisme – et Foucault le dit
très clairement – il est consacré à l’apparition de cette forme d’analyse en termes de
guerre et de races. Ce n’est pas du tout la même chose. Cela nous renvoie à la
problématique générale des cours, définie en 1970-1971, sous le nom de La Volonté de
savoir, qui est le titre inaugural de la démarche généalogique de Foucault. Les critiques
qui n’ont pas travaillé sur les cours et qui essaient de produire un cadre général du
travail de Foucault, comme Paul Rabinow et Hubert Dreyfus1, voient apparaître la
méthode généalogique avec Surveiller et punir et, surtout, La Volonté de savoir, le livre.
Alors que, justement, c’est dans La Volonté de savoir – le cours de 1970-1971 – et non
dans La Volonté de savoir – le livre de 1976. Il n’est pas anodin d’essayer de
comprendre pourquoi Foucault a repris ce même titre pour deux modes d’analyse aux
objets fort différents.

2Dans le cours de 1970-1971, il substitue la notion de « volonté de savoir » à la notion


classique en philosophie de « sujet de la connaissance ». Ce qui est tout à fait
intéressant. La notion de « sujet de la connaissance » n’a jamais été très importante dans
les analyses de Foucault ; par contre, il déclare en 1970 que la « volonté de savoir » va
occuper, au fond, la fonction qu’on donne traditionnellement au « sujet de la
connaissance ». Et ça veut dire qu’il propose une nouvelle morphologie de la
connaissance ou, plus exactement, une nouvelle « morphologie de la volonté ». Au
cours des années précédentes, dans ses livres, il analysait les systèmes de pensée à partir
de pratiques discursives, ce qu’il avait baptisé « archéologie ». Les pratiques discursives
ont une systémacité propre, qui n’est pas exactement celle définie par l’épistémologie
des disciplines : elles prennent corps dans des ensembles techniques, dans des
institutions, des schémas de comportement, des types de diffusion. Elles ont des modes
de transformation spécifiques, c’est ce qu’il a étudié dans Les Mots et les choses, elles
ont des régularités qui ne coïncident ni avec des individus, ni avec des objets, ni même
avec des disciplines. Tout ça a été décrit et formalisé dans l’Archéologie du
savoir (1969). Mais à partir de 1970, dans son premier cours, il systématise une autre
approche, qu’il nomme « approche généalogique ». Qu’est-ce qui caractérise cette
approche généalogique ? Il ne la présente pas comme une rupture avec ses analyses
antérieures, mais comme justification théorique des analyses antérieures. Comme une
reprise, à un autre niveau de ces analyses. La connaissance ne peut pas s’analyser
comme faculté. Elle est analysée comme une invention, comme un événement. Un
événement discontinu, qui a des régularités, mais qui se distribue de façon discontinue.
Donc la connaissance est un événement, et derrière cet événement, il y a du conflit, et
une volonté d’appropriation. Il explique que la « volonté de savoir » approche la
connaissance comme événement du vouloir qui est discontinu, polymorphe, anonyme. Il
parle de morphologie de la volonté de savoir. Et, dans le cours de 1976, dont nous
parlons aujourd’hui, il se propose justement d’étudier quelle est la « volonté de savoir »
qui s’exprime dans l’analyse des rapports sociaux en termes de guerre. Cette analyse ne
se réduit pas à un pur processus de connaissance ; c’est l’analyse d’une morphologie,
d’une volonté, et d’un événement historique. Revenir sur ce projet inaugural du cours
du Collège de France me paraît important pour comprendre l’enjeu de « Il faut défendre
la société ».

3Dans cette première année de cours, celle de 1970-1971, vous vous rappelez que
Foucault oppose deux morphologies de la volonté de savoir : le modèle aristotélicien et
le modèle nietzschéen. Dans le modèle aristotélicien, présent dans la Métaphysique, la
connaissance part de la sensation, laquelle s’accompagne de plaisir, et on va de la
sensation à la connaissance. Alors que, pour Nietzsche, dans le Gai Savoir, on part,
nous dit Foucault, d’un jeu de pulsions, d’une lutte, d’une méchanceté. Ce serait
intéressant de réfléchir, dans l’opposition de ces deux modèles, à la relecture implicite
qu’il y a de Naissance de la clinique. Mais c’est une autre histoire, car dans Naissance
de la clinique, il y a une rupture définitive avec des éléments de la phénoménologie, et
du structuralisme, dans la deuxième édition.

4Les cours vont donc s’attacher à analyser des formes de savoir/pouvoir, car, par
morphologie de la volonté, il entend des formes de savoir, liées à des luttes, à une
volonté d’appropriation. Au fil des années de cours, Foucault va décrire différentes
formes de savoir/pouvoir qui ne s’enchaînent pas, qui ont une visible discontinuité
même s’il suit un parcours chronologique qui part de la Grèce antique et s’avance vers
le XIXesiècle.
5De 1970 à 1972, les cours suivent la formation de certaines procédures de savoir /
pouvoir : Foucault s’attache à l’histoire de la mesure dans la cité grecque comme forme
de savoir/pouvoir, puis il étudie l’enquête, l’examen. Et je pense qu’il faut comprendre
l’émergence du discours sur la guerre en 1975-1976 comme une de ces formes
d’analyse en termes de savoir/pouvoir. Il ne fait pas l’histoire de la guerre – il le dit très
nettement – ça n’a rien à voir avec Hobbes qui aborde le concept de guerre comme
concept universel d’analyse des rapports entre les individus, entre les groupes ou entre
les nations. Foucault dit que ce n’est pas non plus la politique continuée sous d’autres
moyens, à la manière de Clausewitz. Ce qu’il étudie donc, ce n’est pas une espèce de
concept universel de la guerre, mais une forme discursive : l’émergence d’un discours
sur la guerre à un époque donnée. Et il qualifie cette époque donnée : c’est l’époque où
les moyens de guerre ont été centralisés autour des États. Or, et c’est tout à fait frappant,
dans le cours précédent, le cours donné en 1972, il analyse l’émergence de l’enquête
dans la justice médiévale au moment où la justice s’est fiscalisée, où la justice a été
appropriée par l’État. Il reprend donc au fond le même mode d’analyse : l’enquête
apparaît au moment où la justice a été centralisée ; le discours sur la guerre comme
analyseur social apparaît à un moment où les moyens de guerre sont centralisés par les
États européens.

6Il me semble donc que l’émergence de l’analyse de la guerre en 1975-1976 est à


comprendre comme une des modalités de la forme savoir/pouvoir. Ce n’est pas une
analyse de la guerre, mais de la « forme guerre ». Sa critique de Hobbes est claire.
Foucault n’emploie pas encore le concept de dispositif – comme il dira plus tard
« dispositif de sexualité » – mais on peut penser que ce serait le bon terme : le dispositif
de guerre dans l’analyse des discours sociaux, dispositif qui décrit à la fois des rapports
de pouvoir et une production de connaissances spécifiques. La guerre est une
technologie, dans les rapports de pouvoir et un mode d’analyse. Il dit clairement que la
concentration des moyens de guerre autour de l’État s’est à peine achevée qu’« un
certain type de discours » est apparu, sur les rapports de la société et de la guerre. Cela
situe tout à fait la fonction de son analyse : dans la généalogie des savoirs/pouvoirs, un
analyseur nouveau apparaît à un moment donné. Ni la chose guerre, ni le concept de
guerre ne sont visés. C’est bien un analyseur historiquement situé qui est traité comme
un événement d’un vouloir/savoir, qui apparaît à la fin des guerres de religion, au début
des grandes luttes politiques anglaises.

7Donc je dirais que le cours de 1975-1976 ne marque pas de rupture dans la


méthodologie d’approche généalogique, annoncée depuis 1970, et que chacune des
années a identifié un dispositif de savoir/pouvoir (plutôt que de pouvoir/savoir :
c’est quand même le savoir, le dispositif de savoir qui est en cause). Il est
intéressant de noter que « Il faut défendre la société » est un titre qui n’annonçait
pas le contenu. Donc s’il y a rupture en 1975-1976, elle n’est pas dans la
méthodologie, elle est plutôt dans l’irruption de l’objet. « Il faut défendre la
société » (il l’avait annoncé l’année d’avant dans les résumés de son cours), ce devait
être l’analyse de la théorie de la défense sociale. Rien à voir avec la théorie de la guerre.
Le cours de 1971-1972 était consacré à l’appareil judiciaire, à l’émergence de l’appareil
judiciaire, précisément comme appareil de savoir/pouvoir. Le cours de 1972-1973 est
consacré, je vous le rappelle, à la société punitive, à l’histoire de la pénalité au début
du XIXe siècle. Le cours de 1973-1974 est consacré au pouvoir psychiatrique dans la
logique de la société punitive, et je crois dans la logique du projet qu’il avait, depuis
l’Histoire de la folie, de donner une suite à ce dernier livre, qui aurait été l’histoire de la
psychiatrie pénale, objet de son premier séminaire en 1970-1971. D’une certaine
manière, c’est vrai que l’événement de 68 a modifié le projet de livre sur la prison, qui
ne porte plus sur la psychiatrie pénale, sur le partage entre folie et crime, mais qui est
bien autre chose. Le cours de 1974-1975 sur Les Anormaux était dans la continuité de
son analyse du dispositif de savoir/pouvoir de la psychiatrie pénale. Là encore il
analysait, avec la notion d’« anormaux », trois mécanismes de savoir/pouvoir, et c’est à
l’intérieur de cette analyse des mécanismes internes à la psychiatrisation, à la
correctionnalisation, qu’apparaît le projet de défense sociale. La « défense sociale » est
une théorie belge, qui apparaît à la fin du XIXe siècle, autour de 1880, pour
décriminaliser des jeunes délinquants, les médicaliser, et Foucault a d’ailleurs fait un
séminaire en Belgique, en 1981 sur ce sujet qui l’intéressait. Donc la défense sociale,
c’était cela qui s’annonçait sous ce titre : des dispositifs de volonté de contrôle et
l’émergence de sujets nouveaux à travers ces procédures de contrôle. La rupture que
représente ce cours, c’est qu’au lieu de traiter de la défense sociale il traite de tout autre
chose, mais, selon la même méthodologie, à savoir l’émergence d’un dispositif
d’analyse nouveau dans la morphologie des savoirs/pouvoirs.

8Dans cette émergence du dispositif de guerre, comme analyseur des rapports de


pouvoir, il ne s’occupe pas du concept abstrait de la guerre ; il s’attache à l’émergence
dans des discours très précis de ce dispositif de savoir/pouvoir. Il analyse quelle est la
position de celui qui parle, dans une analyse en termes de guerre. Celui qui parle est
toujours quelqu’un qui fait la guerre. C’est donc un discours dualiste. C’est un discours
dualiste qui a pour effet de faire émerger, non seulement un sujet du discours mais aussi
un assujetti du discours. Et il évoque deux positions possibles pour cet assujetti du
discours : celle, tardive, qui émerge à partir des deux frères Thierry, qui se construit
comme un discours de classe ou celle qui va se construire, à partir des « antiquaires »
anglais en particulier, comme un discours de races. Mais ce discours de races – et là je
me réfère à des travaux que j’avais faits à l’époque, dans la continuité des recherches de
Foucault avec Michelle Duchet, ici même à Fontenay2 – s’est déployé sur un horizon
politique au XVIe siècle, et pas sur un horizon biologique. La « biologie » n’existe pas,
au sens strict. C’est un discours politique, mais ce n’est pas un discours de la
souveraineté, comme le discours juridique, c’est un discours de critique de la
souveraineté. Il y a quand même un thème récurrent dans tous ces discours sur les races
au XVIe siècle, je crois que c’est Arlette Jouanna qui l’a montré, c’est le pangermanisme
du XVIe siècle, qui est tout à fait intéressant. La plupart des gens qui tiennent ce discours
sur les races se réclament d’une origine germanique de l’aristocratie. Ce discours
germanique est un discours aristocratique qui se développe contre la naissance de
l’absolutisme monarchique, absolutisme qui est l’événement politique majeur. Et c’est
donc un discours de mise en question de l’absolutisme à partir d’une délégitimation
juridico-historique du pouvoir monarchique, en le ramenant à une histoire empirique, de
hasards, de violences, de conquêtes, et Foucault insiste beaucoup, sur ce dispositif
d’analyse en termes de guerre, parce que c’est l’inversion des principes courants
d’intelligibilité, puisqu’on prend non pas le plus simple, mais le plus confus, comme la
violence ou la guerre ; le plus obscur, comme les passions : c’est une inversion des
modes habituels de l’intelligibilité. C’est un discours politique des aristocraties
finissantes comme classe dirigeante ; c’est un discours revanchard. C’est un discours
qui a une dimension mythique et c’est un dispositif de rationalité méchante. Nostalgie
des aristocraties finissantes, ardeur des revanches populaires.

9Voilà donc, en fait, deux morphologies de la volonté, qui vont se déployer à partir du
discours de la guerre, selon que le locuteur appartient aux anciennes races dominantes
qui se rebellent contre le pouvoir absolutiste, ou lorsque c’est un discours critique qui
désignera plus tard, au XIXe siècle, l’ardeur des revanches populaires. C’est vrai qu’il y a
une extension au racisme du XIXe siècle dans le cours, qui est difficile à comprendre,
parce qu’il est clair que dans l’analyse que fait Foucault, le racisme dont il parle et le
porteur du discours racial renvoient aux classes dominantes, à la revendication des
droits qu’elles ont perdus. Alors que le discours raciste du XIXe siècle est un discours
médical, postérieur au livre de Morel sur la dégénérescence, et c’est un discours qui se
développe dans un autre dispositif de savoir/pouvoir qui est le bio-pouvoir qui n’est pas
encore formulé en cette année-là, où justement Foucault est en quête de ce type
d’analyse. Il met à l’épreuve ces dispositifs-là, mais il ne les reprend pas comme
modèle. Il analyse bien leurs conditions d’apparition.

10C’est plutôt la dimension mythique de cette rationalité méchante qui nous entraîne
vers le racisme. Et puis, c’est vrai qu’il met un petit peu en parallèle, voire en miroir, le
discours marxiste et le discours nazi, d’une certaine façon, dans la mesure où ce sont
des discours situés hors de la rationalité juridico-historique habituelle à la philosophie.
Je crois que la réflexion porte quand même essentiellement sur le statut de ce dispositif
de savoir beaucoup plus que sur ses effets. Certes, il montre les effets
d’assujettissement, les effets de subjectivation, déjà, de ce dispositif de savoir/pouvoir.
C’est une mise à l’épreuve qui va être rejetée, finalement. La rupture va se faire
l’année suivante. Il n’y aura pas de cours après celui-là, Foucault prend une année
sabbatique et finalement c’est avec le cours « sécurité, territoire, population » qu’il
va développer les nouveaux dispositifs de pouvoir/savoir : le bio-pouvoir et la
gouvernementalité. Donc je crois que là on n’est pas dans un discours inaugural –
ce qui me semblait être le point de vue d’Alessandro Fontana –, je crois qu’on est
plutôt presque à la fin d’un cycle d’analyse généalogique. Il y a une continuité de
méthodologie, il y a un objet un peu nouveau, mais c’est quand même un cours qui
est un peu en abîme. Toutes ces années de 1970 à 1976 sont des années d’analyse
généalogique, le discours de la guerre est un discours généalogique typique,
puisque Foucault explique que le discours généalogique est un discours fondé sur
la passion, la violence, l’appropriation, la rationalité méchante. Or, il reprend les
mêmes thèmes pour désigner le discours de la guerre. C’est-à-dire que le discours
de la guerre est presque une construction en abîme sur l’analyse généalogique. Et
puis, c’est un des derniers discours de Foucault sur la négativité. Presque tous ses
travaux, je crois, jusque-là ont porté sur l’analyse de la négativité : la folie, la
maladie, la mort, la délinquance, la guerre... À partir du bio-pouvoir, on a tout à
fait un autre mode d’analyse, qui se donne en termes d’intensification, de
production. Production qui n’est pas sans négativité, non plus, puisqu’on va voir
les effets de l’eugénisme et du racisme au XIXe siècle, d’un racisme médicalisé.
Foucault a quand même montré que le bio-pouvoir c’est une stratégie d’État qui
déplace son rapport du peuple à la population ; qui n’a plus seulement une
stratégie de prélèvement sur la population, mais aussi de production. Malgré ces
formes de négativité, on est principalement dans un rapport de pouvoir
producteur, alors que toutes les analyses du pouvoir jusqu’à celle-ci étaient celles
de rapports de pouvoir réprimant, divisant... En reprenant ce cours, je me suis dit
qu’on avait probablement intérêt à le situer dans la démarche généalogique des
années 1970, que Foucault inaugurait, dans ses cours du Collège de France. Il faut
peut-être moins fixer notre attention sur les objets analysés que sur le dispositif
d’analyse lui-même. Disant cela, je ferais presque une critique de la méthode
généalogique en ce sens qu’il y a dans le vocabulaire même qui décrit l’analyse
produite par le discours de guerre, et le vocabulaire qui décrit la démarche
généalogique, beaucoup de points communs. Toutefois je pense qu’il faut
comprendre ce cours de 1975-1976 moins comme un discours inaugural que
comme le terme du processus d’analyse généalogique inauguré en 1970.
DEBAT – P.67-80

Daniel Defert : Il se trouve qu’avec Michelle Duchet qui était professeur ici, à
Fontenay, nous avions constitué une petite équipe de recherche sur l’iconographie des
grands voyages de découvertes. Nous avions notamment travaillé sur la collection des
grands voyages de Théodore de Bry, qui a été un des grands propagateurs du thème de
la colonisation protestante de l’Amérique. J’ai analysé le discours de conquête de
l’Amérique par les puritains qui s’appuie sur toute une mythologie, qui combine le
paradis perdu, les nobles sauvages, les anciennes nations de l’Europe. Et les anciennes
nations de l’Europe sont représentées comme des nobles sauvages. Parmi les anciennes
nations de l’Europe, il y a notamment les Pictes, qui sont des Poitevins (comme
Foucault) et il y a toute une planche qui compare les anciennes nations de l’Europe avec
les Indiens du Nouveau Monde. J’avais montré, par exemple, que dès les premières
descriptions des Indiens, la notion de roi disparaissait et qu’il n’y avait plus que leurs
nobles chefs qui apparaissaient. Le discours de comparaison raciale du xvie siècle est un
discours aristocratique. On ne peut pas partir de ce discours et penser l’étendre au
racisme du xixe siècle qui relève d’un autre dispositif de savoir/pouvoir : c’est une
raciologie des inférieurs et non des supérieurs. Voilà tout ce que j’avais à lancer dans le
débat. Je pense que la notion de « volonté de savoir » qui a été reprise en 1976 comme
titre de livre, qui porte sur un pouvoir producteur, est très différente d’une généalogie
des rationalités méchantes (celle de l’hypothèse répressive).
2Paolo Napoli : Je me demande d’abord s’il y a une approche autorisée dans ce cours de
1976. Il y a tellement de choses, il y a un ensemble de données qui peuvent être
employées par les historiens, par tous ceux qui s’intéressent aux sciences sociales, mais
il y a aussi des profils méthodologiques auxquels je voudrais me reporter plutôt : c’est la
question du statut du discours historique. Il me semble qu’à partir de ce que Foucault
avait dit dans l’Archéologie du savoir au sujet de sa méthodologie, et donc des
stratégies discursives qui se croisent dans l’histoire, on a dans le cours de 1976 un
passage important : c’est la notion de grille d’intelligibilité. Quand Foucault dit qu’il va
faire l’éloge de Boulainvilliers, ce n’est pas pour une raison politique mais pour une
préférence méthodologique : il se reconnaît dans une certaine façon de construire
l’histoire, telle qu’elle a été pratiquée par Boulainvilliers lui-même. Boulainvilliers a le
mérite d’avoir instauré une nouvelle grille d’intelligibilité pour comprendre certains
faits. Ce qui est important, ce n’est pas tant ce qu’il dit que le cadre dans lequel il insère
les événements dont il parle. Au début du xviiie siècle, quand Boulainvilliers affirme
que « la Gaule a été envahie par les Francs », il énonce quelque chose qui probablement
ne correspond pas à la vérité effective. Mais si on quitte cette approche empirique et
descriptive et si on se place sur le terrain d’une construction du fait historique – comme
c’est l’intention de Foucault – il s’agit moins de dire ce qui s’est passé que de
déclencher une nouvelle possibilité de parler, de prendre position dans l’actualité et
donc de produire du réel. Bref, on a affaire à une véritable pratique historique : dire et
faire l’histoire relèvent du même acte.
3Cette attitude à l’égard de l’histoire risque de se révéler esthétisante. Toutefois ce n’est
pas un esthétisme détaché de la réalité : on construit un événement pour provoquer des
situations et rendre possibles d’autres discours. Foucault appelait « fiction » cette façon
de travailler avec les données empiriques ; comme dans le cas du modèle
historiographique représenté par Boulainvilliers, il s’est engagé systématiquement dans
cet art des fictions historiques. Mais le mot « fiction » possède une signification
déterminée, notamment par rapport à une autre construction mentale, l’hypothèse. Alors
que l’hypothèse doit être vérifiée sur le terrain des documents, la fiction se soustrait à
cette obligation parce que sa force est essentiellement pragmatique, instrumentale. La
grille d’intelligibilité introduite par l’énoncé « la Gaule a été envahie par les Francs »
est une fiction, dans la mesure où elle nomme un passé probablement imaginaire qui
sert, pourtant, à créer une réalité dans le présent et peut-être dans l’avenir
(l’identification de la noblesse avec la nation française, la lutte contre la monarchie
usurpatrice, etc.). Cette vision instrumentale et polémique de l’histoire n’était pas
exclusive du xviiie siècle, car les exemples ne manquent pas à l’heure actuelle : ainsi, la
querelle sur l’affaire de Clovis évoquée tout à l’heure relance précisément ce problème.
4Je crois donc que la lecture de ce cours de Foucault permet de dégager quelques
aspects d’une épistémologie historiographique non strictement empiriste, épistémologie
qui est souvent employée, mais moins souvent reconnue.
5Daniel Defert : Il y aurait des choses à chercher, du côté de la constitution de la
généalogie de Nietzsche. En tout cas il y a quelqu’un qui devait bien connaître
Boulainvilliers : c’est Fabre d’Olivet, que Nietzsche d’ailleurs connaissait et qui est tout
à fait étonnant. Fabre d’Olivet c’est un homme d’extrême droite, enfin, de la droite
française contre-révolutionnaire, il a fait toute une théorie du langage qui n’est pas sans
anticiper la philosophie de Nietzsche. Je ne sais pas si Foucault se retrouvait dans
Boulainvilliers, par contre il pouvait se retrouver dans un mode d’analyse que Nietzsche
a, lui aussi, mythifié mais qui a commencé à apparaître dès le xviiie siècle.
6Sophie Wahnich : Je voudrais revenir sur un chaînon manquant entre l’analyse
du xviiie siècle et des propos de Boulainvilliers et l’analyse des historiens du xixe siècle.
Ce chaînon manquant c’est celui de la Révolution française qui est conjointement un
discours de la critique de la souveraineté absolutiste et nobiliaire, et d’affirmation de la
souveraineté du peuple. Or il se trouve que dans le discours révolutionnaire, si la guerre
constitue effectivement un dispositif de rationalité qui permet d’exprimer la revanche du
peuple contre les nobles, il ne s’agit pas d’une guerre de race. Il semble plutôt
nécessaire aux révolutionnaires de congédier toute thématisation du droit au pouvoir en
terme de race, de filiation, de sang. Lorsque Sieyès dans Qu’est-ce que le tiers
État ? réinvestit l’argument de l’histoire tel qu’il avait été produit effectivement par
Boulainvilliers et Mably, la race des vainqueurs contre la race des vaincus, les
descendants des Germains contre les descendants des Gaulois et des Romains, c’est
pour déconstruire la possibilité d’inventer la politique à venir dans ce cadre mythique et
présenté comme tel :
 1 Sieyès, Qu’est-ce que le tiers État, réédition du centenaire, Paris, 1888, chap.
II, p. 32.
« Le Tiers ne doit pas craindre de remonter dans les temps passés. Il se reportera à
l’année qui a précédé la conquête ; et puisqu’il est aujourd’hui assez fort pour ne pas se
laisser conquérir, sa résistance sans doute sera plus efficace. Pourquoi ne renverrait-il
pas dans les forêts de la Franconie toutes ces familles qui conservent la folle prétention
d’être issues de la race des conquérants et d’avoir succédé à leurs droits ? La nation
alors épurée pourra se consoler, je pense, d’être réduite ainsi à ne plus se croire
composée que des descendants des Gaulois et des Romains1. »
 2 Que ce projet ait été inscrit dans le passé, le présent ou l’avenir.
7La guerre qui doit avoir lieu, celle de la liberté contre la tyrannie, n’est pas une guerre
de race mais une guerre qui oppose les peuples souverains et ceux qui prétendent les
conquérir et les dominer. Est dès lors nommé « étranger », non pas celui qui est issu
d’une race étrangère mais celui qui a le projet2 de conquérir un peuple libre c’est-à-dire
devenu souverain. Ainsi le discours de la lutte des races qui comme le dit Michel
Foucault était devenu « une sorte d’instrument à la fois discursif et politique qui
permettait aux vainqueurs et aux vaincus de formuler leurs propres thèses », ne peut
effectivement pas coexister avec un discours d’affirmation de la souveraineté fondé sur
le droit naturel. Saint-Just à son tour, le 26 germinal an II, récuse la possibilité
d’affirmer la supériorité non seulement d’une race sur une autre mais d’une filiation sur
une autre. Contre le discours de la race des Seigneurs, il réaffirme l’égalité des métiers
et des fonctions sociales utiles :
 3 Saint-Just, 26 germinal an II, A. P., t. 88, p. 613.
« Je voudrais savoir quels étaient du temps de Pompée, les pères dont descendent les
rois nos contemporains. Quels étaient pour leurs descendants leur prétention au
gouvernement de la Grande-Bretagne, de la Hollande, de l’Espagne et de l’Empire ? Et
comme la pensée rapide et la raison trouvent peu d’espace entre les âges, tous ces tyrans
sont encore pour nous des petits-fils de laboureurs, de matelots ou de soldats qui
valaient mieux qu’eux3. »
8Il finit en affirmant « Nous sommes plus grands qu’eux, qu’est-ce qu’un roi près d’un
Français ? ». En faisant du membre d’un peuple souverain, un géant face aux tyrans, il
déplace historiquement les normes de la grandeur. En rappelant l’origine commune
populaire de tous les grands de ce monde, Saint-Just déracialise et réhistoricise cette
notion de grandeur, elle n’est pas liée au sang mais aux actes, en particulier aux actes de
souveraineté qui reposent sur le droit naturel déclaré conformément à une intuition
normative de justice impossible à effacer.
9Il me semble de ce fait qu’on va toujours un peu vite lorsqu’on affirme que
du xvie siècle au xviiie siècle, le discours de la race est sur un horizon politique et non
sur un horizon biologique. Car, cet horizon peut être à la fois biologique et politique.
Bien sûr la notion de biologie est alors anachronique, mais on peut dire qu’il s’agit d’un
politique qui ne s’est pas détaché symboliquement de son inscription dans le corps, le
corporel, la chair et le sang comme point-limite de la réalité du pouvoir, la « gens » avec
ses effets de filiation. Or il me semble que c’est ce rapport de la politique au corporel au
charnel, à la filiation et à la transmision par le droit du sang qu’il est nécessaire de
refuser pour être révolutionnaire. Ce n’est pas la race quelle qu’elle soit qui assure une
quelconque légitimité au discours et à la puissance mais le rapport aux principes et aux
actes conformes ou non à ces principes.
 4 Il s’agit d’un discours présent dans les adresses anti-anglaises de l’an II. Pour
plus de précisio (...)
 5 Robespierre, 18 floréal an II, A. P., t. 90, p. 132.
10Pourtant, ce discours de la race, du réel politique inscrit dans le corps physique et
naturel n’est pas complètement refoulé, il réapparaît au moins à deux reprises. La
première fois dans la thématisation du caractère radicalement étranger des Anglais. On
passe alors du peuple conquérant, esclavagiste, qui empêche les peuples de se ressaisir
de leurs droits, à une race de cannibales que la nature avait déjà séparé du reste de
l’humanité en l’installant sur une île4. On trouve ainsi non plus une histoire des Anglais
mais une nature des Anglais. La deuxième fois où l’on convoque la nature d’un peuple
plutôt que son histoire c’est pour décrire le caractère radicalement singulier des
Français. Ici encore on passe des qualités politiques des Français à l’idée « d’une espèce
différente au sein de l’espèce humaine5 ». Le vocabulaire de l’histoire naturelle vient
perturber la réhistoricisation de la politique. Il n’empêche que Robespierre n’utilise pas
le mot race et ne hiérarchise pas à proprement parler les peuples, il affirme juste une
singularité incommensurable.
11Ce qu’il faudrait comprendre, ce ne serait donc pas seulement un « dispositif de
rationalité méchante, ardeur des revanches populaires ». D’une part parce que cette
ardeur populaire peut certes puiser son énergie passionnelle dans la passion de
l’identification à la race, mais qu’elle peut aussi la puiser dans des principes de justice
qu’ils soient intuitivement perçus ou rationnellement et discursivement décrits. D’autre
part parce que ce dispositif en lui-même ne permet pas de comprendre ce qui autorise à
réinvestir à un moment donné la notion de race là où l’impératif révolutionnaire avait
inscrit la notion politique d’étranger, d’ennemi ou d’adversaire. Il me paraît important à
cet égard de souligner que le basculement racialiste est un second basculement. Il y a
bien d’abord déracialisation de la politique par la révolution, puis dépolitisation du
conflit par la racialisation au xixe siècle. Si généalogie il y a entre la notion de race de la
période moderne et la notion de race de la période contemporaine il faut aussi tenir
compte d’un moment de discontinuité important. Il faudrait donc comprendre comment
et pourquoi on réinvestit ce mot de « race », s’il porte lorsqu’il est réinvesti par la
biologie quelque chose de son histoire politique, comment on peut utiliser un mot qui a
été politique pour construire un espace dépolitisé, qui l’utilise ?
12Christian Delacroix : Dès 1829, Edwards propose – à A. Thierry – d’étudier les
rapports entre physiologie et histoire. La Société d’ethnologie de Paris est créée en
1839. La rencontre entre l’anthropologie physique et l’histoire sous l’impératif du « plus
de science » est peut-être une étape importante dans le développement de la
biologisation du social. C’est 1à, à mon avis, où il y a une vraie rupture. Mais chez
Thierry, ce qui détermine la race, est très largement, comme l’écrit Foucault, de l’ordre
de l’historico-politique ou de l’historico-culturel. Pour lui les Gaulois sont les
courageux, les braves ; ce sont des caractéristiques plus morales que physiques. Thierry
parle encore de l’esprit de la race qui perdure malgré le mélange. La domination, la
domination violente d’une race sur l’autre, c’est pour lui le plus important. Il reste bien
sûr une ambiguïté chez Foucault avec le maintien de l’idée de matrice ; encore une fois
il y a chez lui une difficulté à penser la filiation entre lutte de races, lutte de classes et
racisme biologique. Il utilise d’ailleurs toute une série de termes pour essayer d’en
rendre compte : transcription, codage, etc. Le passage au racisme se fait par une série de
transitions qu’il faudrait analyser et en particulier sans doute par l’anthropologie
physique qui est dans la deuxième moité du xixesiècle la voie privilégiée pour
« scientificiser » le discours sur la société. Ce qui intéresse Foucault est l’émergence
d’une pensée de la lutte, de la domination car l’opérateur de l’historisation du discours
sur la société – c’est-à-dire écrit encore Foucault d’une contre-histoire –, c’est la lutte, la
guerre. Boulainvilliers est un des premiers à produire un discours historico-politique au
sens où c’est un discours de la conquête. On passe d’une historicité de la souveraineté –
romaine – à une historicité fondée sur la lutte, la domination, l’indéfini de la
domination. Des auteurs comme Hotman ou Fauchet utilisaient le thème des races, mais
pas celui de la lutte. Chez eux les Francs sont soit des Gaulois émigrés qui reviennent
ou des alliés des Gaulois. Comme chez Dubos, qui réfute Boulainvilliers, c’est une
pensée qui vise à effacer la conquête ou la guerre. Chez Hotman la volonté de réunir
Gaulois et Francs dans une même communauté renvoie à la question des rapports entre
catholiques et protestants. Bref, il n’y a pas de connexion automatique entre le thème
des races et celui de la lutte.
13Daniel Defert : Ce n’est pas la lutte des races, c’est qu’en prenant l’analyseur guerre
on fait resurgir les races.
14Christian Delacroix : Exactement.
15Daniel Defert : Le problème c’est la subjectivation, c’est un analyseur qui produit de
nouveaux sujets. Et moi je pense que le sujet race produit là est un sujet politique.
16Christian Delacroix : Il dépend du thème de la guerre.
17Jean-Claude Zancarini : Mais il n’en découle pas forcément, me semble-t-il. Je
voudrais dire une chose qui, entre autres, justifie notre présence en tant que Centre sur
la pensée politique italienne dans cette journée sur Foucault. Je vais parler de Machiavel
et, plus largement, des républicains florentins du xvie siècle et de leur rapport à la
guerre. Car leur pensée doit être insérée dans ce moment des guerres d’Italie (qui
commencent en 1494 avec l’arrivée en Italie des troupes du roi de France Charles
VIII) : ce moment-là, c’est la naissance des guerres modernes. L’Italie devient un
champ où s’affrontent les grandes monarchies nationales et c’est dans ce
bouleversement de toute chose que des gens comme Machiavel et Guicciardini tentent
de penser la politique et la guerre. Ce qu’ils mettent en évidence c’est que ça joue sur
des rapports de force, des rapports matériels de force, d’armes, de capacité à employer
le mieux possible les armes nouvelles, etc. Or, dans cette pensée-là de la guerre, à aucun
moment n’apparaît une pensée des races, une pensée de la lutte des races. Et parmi les
raisons, il en est une qui tient à ce qu’ils mettent en évidence la guerre à l’intérieur
même de la cité. C’est une des grandes questions que se pose Machiavel : une fois
reconnue la lutte permanente, qui existe dans toute cité, dans tout État, entre les Grands
et le peuple (les deux « humeurs », écrit-il), il voudrait comprendre pourquoi ce qui
dans l’histoire romaine lui paraît positif (« à Rome, les tumultes nés de l’opposition
Grands/peuple ont fait naître la liberté »), aboutit toujours à des guerres, séditions,
affrontements civils à Florence. Comment ce qui, à Rome, faisait naître les bonnes lois,
provoque-t-il à Florence morts, sang, bannissements ? Et cette guerre-là, cette guerre de
l’intérieur, elle ne se déroule pas entre races différentes mais entre semblables et
pourtant ce n’en est pas moins une guerre. Un seul exemple de cette réflexion qui ouvre
sur la question de la guerre de classes : dans le livre III, chapitre 13 de ses Istorie
fiorentine, Machiavel met en scène un porte-parole des Ciompi. Les Ciompi ce sont des
ouvriers cardeurs de laine qui, en 1378, se soulèvent dans une sorte de révolte populaire
pour, au fond, réclamer d’être reconnus comme des sujets politiques (ils réclament la
possibilité de se regrouper dans un Art et de participer au fonctionnement politique de
Florence). Or, que dit leciompo que fait parler Machiavel (qui écrit environ 150 ans
après les faits) ? Eh bien il dit : « Nous sommes les mêmes que nos adversaires,
dépouillez-nous tout nus, vous serez incapables de dire qui sont les misérables Ciompi
et qui sont les Grands, les riches. Battons-les, mettons leurs habits et nous prendrons
leur place. » Qu’est-ce que dit Machiavel ? Je ne crois pas qu’on puisse trouver là une
problématique de la souveraineté populaire ; je crois qu’il veut mettre en lumière que la
politique est un champ de bataille où des forces s’affrontent, mais aussi que dans la
victoire il y a immédiatement la possibilité, la virtualité d’une domination nouvelle. Et
qu’il y ait une telle virtualité – qu’existe bien un tel danger – quelques expériences
du xxe siècle (je pense évidemment, au premier chef, à la « victoire des ouvriers,
paysans et soldats » en 1917…) semblent bien l’indiquer.
18Daniel Defert : Je ne sais pas s’il y a une souveraineté populaire implicite quelque
part dans le texte de Foucault.
19Christian Delacroix : Pas dans le texte de Foucault. Mais chez Boulainvilliers, chez
Thierry, il y a quand même la revendication de la souveraineté pour un groupe ou pour
les descendants des vaincus. Thierry dit clairement : il faut que nous, les descendants
des vaincus, rentrions dans l’histoire, nous avons le droit à l’histoire. Cette idée de
rentrer dans l’histoire, dans un autre type d’historicité, est très proche de ce que dit
Foucault. C’est tout de même une revendication de souveraineté ou tout au moins de
légitimation. Ce n’est plus le cas avec le racisme biologique. On sort à ce moment du
champ de la lutte pour une pensée de l’État sur lui-même ou de la société sur elle-même
envisagée comme un tout contaminé qu’il faut guérir.
 6 « C’est de cette notion, de ce concept de nation que va sortir le fameux
problème révolutionnaire (...)
 7 Ibid., p. 201.
20Emmanuel da Silva : J’aimerais revenir sur la question du passage de la guerre
politique des races au racisme biologique. Même si Foucault ne donne pas les étapes
historiques précises de ce qu’il nomme une « transcription » biologique de la race, il
indique dans le cours du 21 janvier que celle-ci s’est opérée dans le champ de
l’évolutionnisme au xixesiècle. Cette indication utile est malheureusement insuffisante
pour rendre compte du mécanisme exact de cette transcription, et le lecteur se retrouve
finalement, comme le disait Sophie Wahnich, en face d’une étrange discontinuité entre
la guerre des races et le racisme d’État. Je suggèrerai toutefois une hypothèse pour la
compréhension de cette transcription, en me reportant à deux endroits du cours qui me
semblent aller dans le même sens. Lors de la séance du 11 février, Foucault évoque
Boulainvilliers et le discours de la noblesse réactionnaire de la fin du xviie siècle, qui
selon lui caractérise l’émergence d’un nouveau sujet de l’histoire, la nation, dont va
sortir selon lui la notion de race ainsi que celle de classe6. Le 10 mars, Foucault mène
une analyse de Qu’est-ce que le tiers État ? de Siéyès en montrant notamment que
l’idée de nation qui s’en dégage n’est pas juridique mais historique. Le tiers État est une
nation complète en ce sens qu’il possède la capacité de s’administrer soi-même en fait –
et non seulement en droit –, en ordonnant à la figure de l’État l’ensemble des capacités
individuelles. Chez Boulainvilliers et Siéyès, Foucault retient donc l’apparition d’une
nouvelle instance politique, la nation, dont la caractéristique propre est de se constituer
comme sujet « capable » de s’administrer soi-même et de raconter sa propre histoire
comme passage « de la totalité nationale à l’universalité de l’État7 ». Reste alors à
savoir en quel sens l’émergence de l’idée de nation comme sujet de l’histoire
constituerait une sorte de moyen terme entre une race « politique » et une race
« biologique ». Je crois que c’est justement du côté de l’évolutionnisme et de l’idéologie
du progrès culturel et social du xixe siècle, que l’on peut chercher une réponse possible.
En effet, si la nation est une somme d’individus capables d’auto-administration, une
description différentialiste des nations peut alors être établie sur une échelle unilinéaire
de progrès selon cette plus ou moins grande capacité. Celle-ci trouvant, si l’on se réfère
par exemple à un évolutionnisme de type spencérien, sa pierre de touche aussi bien dans
l’ordre politique, social, économique, que moral et esthétique. Or les différences entre
nations sont sous cet aspect elles-mêmes explicables en termes de composition
« racique » de leurs membres. En ce sens je partage l’avis de Christian Delacroix : la
transcription du politique en biologique doit sans aucun doute beaucoup à
l’anthropologie physique du xixe siècle. Foucault indiquait d’ailleurs dans le cours du 21
janvier l’importance de l’anatomo-physiologie matérialiste pour cette transcription
biologique. Par conséquent, sans affirmer qu’il y ait une filiation directe entre
l’élaboration de l’idée de nation telle que Foucault la décrit et la manière dont une
certaine idée évolutionniste de la nation sur une échelle de sélection des plus aptes est
conçue au xixe siècle, il me semble que dans les deux cas des similitudes peuvent être
établies qui pourraient rendre compte du recodage biologique qu’évoque Foucault. Je
crois qu’il existe une possible « insérabilité » (Foucault parlerait de réversibilité tactique
des énoncés) des discours concernant la nation à la fin du xviiie siècle, au sein
d’idéologies racistes et eugénistes à la fin du xixe siècle, par exemple au sein d’un
darwinisme social de type holiste hanté par la menace d’une décadence (par non-
sélection des plus aptes ou sélection des plus dangereux). « Défendre la société »
pourrait être la devise sélectionniste d’un Vacher de Lapouge à la fin du xixe siècle, par
exemple.
 8 Étienne Balibar, Immanuel Wallerstein, Race, nation, classe, Paris, La
Découverte, 1988, p. 72.
 9 Sur ce point, voir Pierre-André Taguieff, Le Racisme, Paris, Flammarion,
1997, p. 32-44 et infra l (...)
21Pour finir, je dirai que si la transcription biologique moniste de la guerre des deux
races se fait à partir d’une certaine élaboration de la nation ou de la société, il faudrait
alors désigner les moments et les lieux historiques de cette transcription réelle, en tenant
compte des différents usages idéologico-politiques de la nation. En ce sens on pourrait
alors faire apparaître le lien entre nationalisme et racisme, qui, comme l’a montré
Balibar, est bien un lien historique : « [...] le lien du nationalisme et du racisme n’est ni
une question de perversion [car il n’y a pas d’essence pure du nationalisme] ni une
question de similitude formelle, mais une question d’articulation historique8. » Mais il
faut tout aussitôt ajouter – c’est un point que Tom Holt a bien mis en lumière – que
l’étude de ce lien historique doit prendre acte, aux côtés de la guerre des races décrite
par Foucault, de l’existence des « protoracismes » occidentaux que furent d’une part le
mythe du sang pur au Siècle d’or espagnol et d’autre part les pratiques colonialistes et
esclavagistes des xvie et xviie siècles9.
22Jean-Claude Zancarini : Il me semble qu’il y a une généalogie de ce cours qui n’est
pas celle qui se présente d’emblée. Parce que le terme du processus (les formes
tératologiques, monstrueuses, du bio-pouvoir, le nazisme, la terreur soviétique)
n’apparaît pas seulement dans le dernier cours. Il est annoncé d’entrée de jeu, dans le
cours du 21 janvier, quand Foucault explique comment on va passer de « Il faut se
défendre contre la société » (parce que la société en fait c’est la guerre, parce que sous
la paix sociale, il y a la guerre) à « Il faut défendre la société ». Il me semble qu’il y a là
comme un adieu – mais un adieu qui serait en même temps un coup de chapeau – à une
pensée qui est, de fait, une pensée de la guerre, et tout particulièrement de la guerre
sociale. Et je crois que mon hypothèse, d’une certaine façon, recoupe ce que disait
Daniel Defert lorsqu’il présentait ces cours comme « la fin de quelque chose ».
23Il me semble donc qu’il faut repartir du militantisme de Foucault (ce militantisme
qu’Alessandro Fontana a rappelé tout à fait opportunément dans la première version de
sa postface, mais dont le rappel semble gêner beaucoup de monde, tous ceux qui
préfèrent parler de postures philosophiques que d’appeler ça par son nom : acte
militant). Et précisément, Foucault c’est quelqu’un qui fait davantage qu’accompagner
le mouvement de contestation des années d’après 68 : il en est partie intégrante, il y
développe des initiatives qui d’une certaine façon modifient les formes mêmes que
prend ce mouvement : je pense évidemment à la création du Groupe d’information sur
les prisons (le GIP). Et s’il marque le mouvement, il est lui-même marqué par le
mouvement : et une des tendances du mouvement, une de ses lignes d’analyse c’est
précisément de voir dans la guerre non seulement un analyseur de la société mais aussi
de penser qu’elle sera l’accoucheuse d’une société nouvelle. Et je crois que, dans ces
cours, il y a de la part de Foucault la reconnaissance que cette pensée de guerre produit
du savoir, qu’elle produit un effet de vérité en montrant que, sous la louange de Rome,
sous la louange des Lois et du Droit, il y a de la boue et du sang, il y a de la domination.
Et Foucault tire son chapeau à cette pensée et aux effets de vérité qu’elle produit, mais,
en même temps, il montre qu’avec une pensée de ce type, « on va dans le mur » et il
montre – et c’est ça je crois le sens de la généalogie qu’il met en évidence – qu’avec une
telle pensée de guerre on voit en effet des choses que l’autre façon de faire de l’histoire
ne permet pas de voir mais on court le risque de produire des formes de domination et
d’oppression encore plus monstrueuses que celles que l’on combattait. Parce que si la
pensée de guerre donne soit le nazisme, soit le régime soviétique… il vaut encore mieux
reprendre un peu de louange des Lois et du Droit ! Et à partir de ce moment-là, me
semble-t-il, Foucault commence à raisonner en d’autres termes – et à en aider d’autres à
le faire : ne vaudrait-il pas mieux penser que le combat ce n’est pas forcément une
guerre camp contre camp mais plutôt une façon de conquérir des libertés, des identités
individuelles, une façon d’être gouvernés le moins possible.
24Daniel Defert : J’ai l’impression qu’il y a, effectivement, un lyrisme dans ce cours,
mais aussi qu’il y a une fin. Le bio-pouvoir va être le modèle de pensée du dispositif,
disons, de la société du welfare. Donc, ni du nazisme ni du fascisme ; mais, en même
temps, c’est la société d’où peuvent naître les camps. Et je pense que ce n’est pas un
cours qui annonce le bio-pouvoir et qu’au fond, c’est une fin. Moi, j’étais très frappé de
la continuité des cours de 1970 à celui-ci ; même si le ton n’est pas le même, il y a une
continuité, alors qu’après il y a une année de rupture, et une tout autre logique. On a
intérêt à lire Foucault en prenant en compte la suite des cours : on a alors quelque chose
qui est très différent des livres.
25Christian Delacroix : Il y a tout de même une très grande admiration chez Foucault
pour cette contre-histoire, cette pratique et ce discours de la guerre. Même si avec
l’avènement d’une société « assurantielle », comme il dit, il peut en sortir le social-
racisme, le nazisme, il y a quand même chez Foucault une très grande difficulté pour
penser ce passage au racisme et son admiration pour cette contre-histoire reste intacte. Il
y a là comme une espèce de nostalgie de vouloir rester dans l’indéfini de la lutte, dans
l’infini de l’histoire qui n’est jamais fermée et n’a pas – de la même façon – d’origine.
La contre-histoire précisément se définit contre les discours de l’origine comme celui du
droit naturel. Je dirais que je sens chez Foucault comme une espèce de volonté de rester
dans cet infini de la lutte.
 10 Dits et écrits, Paris, Gallimard, 1994, p. 562-578.
 11 « Il faut défendre la société », Paris, Gallimard/Seuil, 1997, p. 10-11.
26Emmanuel da Silva : D’ailleurs il me semble que la généalogie, qui passe par
l’insurrection des « savoirs assujettis » longuement évoquée dans le premier cours,
trouve dans la contre-histoire de Boulainvilliers un certain écho. Cette insurrection
finalement, qu’est-ce que c’est ? C’est la manière dont un sujet reprend la parole, contre
une histoire officielle, en racontant sa propre histoire, en livrant le récit des luttes dans
et par lesquelles il est devenu ce qu’il est, et surtout en le réinvestissant, en le réactivant
dans le sens d’une lutte actuelle. Le discours de la réaction nobiliaire de Boulainvilliers,
c’est le discours d’un sujet nouveau qui émerge dans le champ historique en racontant
son histoire pour la faire jouer dans l’histoire. La raison pour laquelle Foucault semble
en effet très marqué par cette contre-histoire, c’est qu’il en va là d’un processus de
subjectivation, comme le rappelait Daniel Defert, dans et par lequel une société ou une
nation, un groupe d’individus qui possède ses mœurs et sa loi particulière, apparaît. J’ai
été en ce sens très frappé par la présence d’une remarque méthodologique du premier
cours, que l’on retrouvera en 1984 dans le très beau commentaire du texte de
Kant Qu’est-ce que les Lumières10 ? Il s’agit du couplage entre l’archéologie et la
généalogie, qui, dans le texte de 1984, sert une « ontologie critique de nous-mêmes »,
c’est-à-dire une enquête historique sur les événements qui nous ont amenés à nous
constituer et à nous reconnaître comme sujets de ce que nous faisons, pensons et disons.
Or ce couplage archéologie-généalogie est déjà présent en 1976 dans le premier cours,
et on pourrait supposer qu’il s’articule, en un certain sens, au procédé de subjectivation
selon lequel la reprise d’événements historiques (identifiés par l’archéologie), réinvestie
dans des tactiques actuelles (par la généalogie), va dans le sens d’une attitude critique
quant à notre propre mode d’être historique, et nous place dans un certain rapport à
l’actualité. Je n’irai pas jusqu’à dire que Foucault décèle chez Boulainvilliers une
première intuition de l’êthos philosophique des Lumières, mais je trouve qu’il y a là une
étonnante similitude sur la question de la subjectivation.11
27Alessandro Fontana : Le discours de la guerre ce n’est pas simplement le discours de
race, un discours historiographique. C’est une arme de lutte qui est utilisée aussi bien
par Boulainvilliers que par les Levellers, et ce n’est pas simplement de l’historiographie.
Je crois quand même qu’il y a dans ce cours une espèce de tonalité spécifique, différente
des autres cours. C’est une prise de distance, c’est une réflexion, c’est vraiment quelque
chose qui a l’air d’un bilan. Il me semble que c’est un peu la fin de ce que j’appelle
encore le « militantisme » de Foucault, après sa participation aux luttes des années
1970-1975. Je crois que ce cours est un peu la généalogie et la justification de sa façon
de faire l’histoire. Quand on fait de l’histoire, on ne prend pas ce qu’il appelle la
position moyenne, « au-dessus de la mêlée », il faut s’engager, d’un côté ou de l’autre.
C’était un peu sa façon de faire histoire : on n’est pas dans la neutralité. Cette histoire se
développe dans une sorte d’immanentisme. L’histoire de Foucault, ce n’est ni l’histoire
sociale, – et là il y a une cible qui est certainement l’école des Annales – ni l’histoire
des idées à l’allemande. Il y a une immanence dans l’histoire qui se fait dans des
affrontements, des luttes, des révoltes. Je crois donc que ce cours c’est un peu une
réflexion sur sa façon de faire de l’histoire, sur la façon d’être entre l’histoire et la
philosophie : une histoire qui n’est pas redevable aux sciences sociales, une philosophie
qui ne se situe pas au-dessus de la mêlée. C’est le type d’histoire qu’il nous a appris à
faire. Ses œuvres ont suscité d’interminables commentaires, mais sa pratique de
l’histoire n’a jamais été reprise. Son enseignement n’a pas été poursuivi. Excès
d’exégèses, pénurie de travaux : c’est ce que j’appellerais le « malentendu » de
Foucault.
28Quant à sa « théorie » du pouvoir, il a dit lui-même : « Je ne suis pas le premier à
poser la question du pouvoir », et il citait les trotskistes des années trente. Au siècle
dernier – ça c’est une chose que j’ai apprise en lisant Dits et écrits – on s’occupait de la
misère : trop de richesses et trop de misères. Après, le problème a été le trop de pouvoir.
Nous avons été confrontés aux deux grands héritages noirs, dit-il, ceux du fascisme et
du nazisme, dans les années cinquante-cinq c’était ça nos problèmes. Foucault s’est
toujours défendu d’avoir élaboré une théorie du pouvoir, ce sont des analyses qu’il fait
au fil d’objets rencontrés dans un travail fantastique de bibliothèque.
NOTES
1 Sieyès, Qu’est-ce que le tiers État, réédition du centenaire, Paris, 1888, chap. II, p. 32.
2 Que ce projet ait été inscrit dans le passé, le présent ou l’avenir.
3 Saint-Just, 26 germinal an II, A. P., t. 88, p. 613.
4 Il s’agit d’un discours présent dans les adresses anti-anglaises de l’an II. Pour plus de
précision on consultera Sophie Wahnich, L’Impossible Citoyen. L’étranger dans le
discours de la Révolution française, Paris, Albin Michel, 1997 ; en particulier la
troisième partie.
5 Robespierre, 18 floréal an II, A. P., t. 90, p. 132.
6 « C’est de cette notion, de ce concept de nation que va sortir le fameux problème
révolutionnaire de la nation ; c’est de là que vont sortir, bien sûr, les concepts
fondamentaux du nationalisme du xixe siècle ; c’est de là aussi que va sortir la notion de
race ; c’est de là enfin que va sortir la notion de classe. » « Il faut défendre la société »,
Paris, Gallimard/Seuil, 1997, p. 117.
7 Ibid., p. 201.
8 Étienne Balibar, Immanuel Wallerstein, Race, nation, classe, Paris, La Découverte,
1988, p. 72.
9 Sur ce point, voir Pierre-André Taguieff, Le Racisme, Paris, Flammarion, 1997, p. 32-
44 et infra le texte de l’intervention de Tom C. Holt.
10 Dits et écrits, Paris, Gallimard, 1994, p. 562-578.
11 « Il faut défendre la société », Paris, Gallimard/Seuil, 1997, p. 10-11.

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