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L’Amour fou ou pas si fou que ça

Francesca Biagi

"Il arrive, écrit André Breton dans L'Amour fou, que la nécessité naturelle tombe
d'accord avec la nécessité humaine d'une manière assez extraordinaire et agitante
pour que les deux déterminations s'avèrent indiscernables". Breton vise le "point
suprême" où toute les femmes aimées annoncent la femme "follement aimée".

"C'est tout sauf de l'amour" dit un patient obsessionnel en parlant du film de Lars
Von Triers Breaking the waves. Pourtant le thème du film c'est l'amour entre un
homme et une femme. Il fait partie d'une trilogie que le metteur en scène consacre
à l'amour chez des êtres bons et purs.

L'artiste ici ne développe pas un long discours psychologique sur l'amour mais il
en dessine la cohérence interne qu'il rend alors lisible et qui se détache du fond
discursif. Il communique au spectateur moins l'image de la réalité que la logique
du réel telle qu'elle peut être appréhendée par l'analyste dans les cures. L'artiste est
au joint de la clinique et de la société. C'est pourquoi l'analyste gagne à dialoguer
avec lui. La mise en scène ici, provoque le savoir et résonne dans l'intimité du
spectateur. Elle l'oblige à se demander dans quelle mesure ce réel fait référence à
une réalité de la complexité humaine qui serait ignorée.

Le film de Lars von Triers a pour thème l'amour extrême, poussé jusqu'au sacrifice
de sa vie, d'une femme pour un homme. Un amour suffisamment fou pour la
conduire à la mort. Si l'amour est cette aspiration à faire Un pour corriger la
dysharmonie des corps que la castration symbolise et qui barre à l'être parlant
l'accès à la jouissance toute, alors le but est atteint au-delà de la limite puisqu'elle
disparaît dans l'autre. La jouissance phallique ne borne pas cette aspiration,
n'ouvre pas la voie aux objets de désir "idéalement" rencontrés chez l'être aimé, il
"est" cet objet trop parfait. L'amour fou est donc celui qui ne laissera plus d'écart
entre le désir et sa satisfaction, réalisant ainsi le rapport sexuel "qu'il n'y a pas "
selon le célèbre aphorisme de Lacan.

Pour Lacan ce sont les femmes qui, le plus souvent aiment follement. Une femme
peut aller très loin dans l'amour qu'elle a pour un homme, cela prend alors des
allures d'amour infini, illimité. Pourtant à ce propos il remarque que "c'est bien
pour la femme que n'est pas fiable l'axiome célèbre de M. Fenouillard : passées les
bornes il n'y a plus de limites! et que, "passées les bornes, il y a la limite: à ne pas
oublier". Si l'amour d'une femme dépasse les bornes de la concession qu'elle fait
d'elle-même au fantasme de l'homme, il existe une limite, celle de la structure.
C'est dans la psychose que cette limite se trouve franchie. C'est pourquoi Lacan
rappelait qu’ "une femme ne rencontre L'homme que dans la psychose". C'est ce
que le film dévoile.

D'emblée la référence à la psychose y est explicite. Les dialogues hallucinatoires de


Bess, l'héroïne, sont calqués sur le même dédoublement des voix qui conclut
"Psychose" d'Alfred Hitchcock où le jeune héros dont la personnalité se dédouble,
dialogue à deux voix avec la mère qui est en lui.

Bess vit dans un milieu protestant exemplairement rigide où les lois s'appliquent à
la lettre dans la plus parfaite désincarnation. Cette jeune fille naïve et pure aime
Yann, un jeune étranger qui travaille en mer sur une plate-forme pétrolière. Elle
l'épouse. Il a apporté la musique dans sa vie comme dans ce village silencieux au
point qu'il n'y a pas même de cloches dans l'église.

Bess vit son amour de la même manière que sa religion, sans mystère. Ce qui guide
sa vie c'est le surmoi social et religieux qui lui est imposé par la voix hallucinée de
sa mère. Ainsi Bess est pétrie du discours de l'Autre dont elle ne soupçonne pas le
paradoxe du désir. La question du désir de l'homme, son mari, se dissout de la
même manière derrière le discours convenu du mariage et de l'amour. L'amour est
pour elle attaché au pur signifiant de l'homme, il est désincarné. De ce point de vue
c'est déjà l'amour mort de l'érotomanie. Aucun fantasme ne vient habiller l'acte
sexuel. La rigueur signifiante glisse dans la métonymie logique qui va de l'homme,
à la femme, au mariage, au premier rapport sexuel, accompli dans les toilettes du
restaurant lors du repas de noces. Au mari qui s'étonne du peu de romantisme de
ce lieu où se réalise la première étreinte, c'est la pure logique signifiante qui répond
. "Prends-moi à l'instant, puisqu'on vient de me donner à toi". Bess fait équivaloir le
symbolique à la réalité charnelle qu'il implique, vidé des rêveries qui font consister
l'imaginaire. Pour elle la présence réelle est signe de l'amour, et tout éloignement
de Yann est disparition et menace de mort.

Yann reprend son travail. Bess menacée par la dépersonnalisation revient à cette
forme d'amour qui la soutenait depuis toujours, la présence maternelle et l'amour
de dieu. Il revient gravement blessé, entre la vie et la mort, gravement paralysé.
Pourtant Bess remercie Dieu : il est vivant où plus exactement il est présent à côté
d'elle. Dans un premier mouvement Yann lui demande de prendre un amant car
elle est jeune et il ne veut pas gâcher son avenir. Bess n'admet pas ce discours, son
amour est total. Yann qui n'est pas un pur comme elle la pousse à se donner à
d'autres hommes afin que lui-même puisse vivre son désir et ses fantasmes par
personnes interposées.

Bess alors, obéit à cette exigence pressante. Il est tout pour elle, sans faille. Elle
cherche donc des hommes sans que rien d'un désir qui serait le sien participe à ce
choix. Mais l'énigme du désir de Yann séparé de l'amour ne trouve en elle aucun
écho fantasmatique, aucune coordonnée pour l'interpréter. C'est une interprétation
délirante qui vient à cette place : Dieu sauvera Yann de la mort en fonction du don
qu'elle fera de sa personne. "Je ne fais pas l'amour avec eux mais avec Yann et je le
sauve de la mort". Cette néo-signification de l'amour est folle parce qu'elle est trop
réelle, trop absolue donc pas assez folle au sens commun de l'égarement. Bess n'est
pas perdue elle est rigoureusement dans l'Autre.

L'amour mort est la réponse de la structure à la question de l'amour. A partir du


moment où le délire prend la place de la réalité , Bess n'a plus besoin de voir Yann
et de lui raconter ses rencontres, tout advient par télépathie. Elle fait exister le
rapport sexuel là où la mort subjective précède la mort réelle. Elle se présente
comme une prostituée mais elle n'est que l'objet déchet et précieux chu de la
séparation pour Yann de l'amour et du désir. Ainsi c'est bien L'homme équivalent
de l'Autre non barré par sa jouissance que la femme rencontre dans la psychose et
non un homme en qui cette jouissance s'incarnerait.

Un homme peut venir à cette place à la condition que la dimension de l'amour


leurre la question sexuelle, et pur semblant, ne soit jamais soumis à une
contingence, un accident, qui le ferait vaciller, le délogerait de cette place, ce qui
arriva à Yann.Le vide de la signification phallique apparaîtrait alors déclenchant
les phénomènes coextensif du retour du réel forclos du symbolique où se dissout
un imaginaire sans consistance .

L'artiste nous confronte à un amour singulier, l'amour dans la psychose. Le


psychanalyste se rompt à ces modalités néologiques de l'amour. La question de la
position de l'analyste et du transfert dans les cures des sujets psychotiques se pose.
Ne pas reculer devant la psychose est ce suffisant pour être bien orienté quant au
réel qui s'y manifeste et son rapport à la réalité?

Ce que Herbert A Rosenfeld dans son ouvrage "Les états psychotiques" a oublié,
c'est qu'en effet une femme ne rencontre L'homme que dans la psychose. Les cas
dont il retrace le parcours rappellent l'histoire de Bess . L'artiste a-t-il lu l'ouvrage?
En tout cas le réel ne ment pas.

Ces cas illustrent la conséquence d'un maniement du transfert selon la théorie


kleinienne où :"l'analyste doit essayer de mobiliser la capacité du patient de
ressentir de l'amour, de la dépression et de la culpabilité. Si cette analyse réussit, le
clivage entre l'amour et la haine diminue, et tous deux peuvent être de plus en plus
vécus comme dirigés vers l'analyste en tant qu'un seul et même objet". Ainsi
méconnaissant la forclusion comme limite l'analyste doit se proposer comme Autre
de l'Autre pour le sujet. L'autre qui saurait le maniement de l'Autre dont
cependant il dépend. A cet impossible répondent des "acting-out" systématiques et
répétés sous la forme d'une sexualité anarchique et délocalisée.

Une patiente schizophrène conduite par cette visée du transfert au bord d'avoir à
rendre compte d'une émotion d'amour est immédiatement menacée d'un état
confusionnel.

Elle s'approche de cette zone dangereuse pour le sujet psychotique où l'appel au


signifiant est sans écho. Cela ne détourne pas l'analyste du désir impossible d'y
faire advenir ce qui n'a jamais été symbolisé: " Elle exigea sans cesse de moi amour
et réassurance, et aussi démontra que chaque jour elle était moins capable de
s'occuper d'elle -même". "L'analyse confirme l'inhibition sexuelle" et pourtant la
patiente obéit à la sollicitation et parle de plus en plus du sexe, et lit pour bien faire
"des livres stimulants sexuellement ». Au bout d'un an, elle confesse qu'elle passe
des heures à se balancer ce que Rosenfeld ne manque pas d' interprèter avec la clé
phallique comme équivalant à la masturbation. Il continue de favoriser cette
direction : "ses sentiments positifs pour moi dans le transfert devenaient de plus en
plus forts et étaient aussi plus conscients. "A ce moment elle commença une série
d'acting- out excessifs :elle faisait la connaissance de nombreux hommes, en
particulier dans un club où elle avait l'occasion de danser." A plusieurs reprises elle
agresse son analyste : "Je vous enfoncerai la figure". Elle disait qu'il lui avait sauvé
la vie et l'avait rendue folle. Son comportement , qu'elle appelait "l'amour fou" était
caractérisé par l'expérience simultanée de l'attirance et de l'envie. "Elle reconnut
qu'elle était follement amoureuse de moi et que j'étais la personne qu'elle voulait
épouser" commente Rosenfeld. Elle tente en effet ,pouvons-nous dire, de lier un
homme à L'homme, de trouver dans la personne de l'analyste le partenaire idéal
que Bess trouve en Yann avant la catastrophe. La patiente ne fait pourtant que
répondre à l'offre impossible qui lui est faite car cela lui est à la fois proposé et
refusé. L'analyste veut-il la rendre névrosée ? N'est ce pas ce fantasme de
réparation qui le rive à cette place intenable et dangereuse pour ses patients
comme pour lui?

Au contraire le désir de l'analyste au-delà de son fantasme est ce qui, dans


l'orientation lacanienne répond de la clinique de l'Autre que le réel barre. Le réel en
jeu est cerné, la jouissance qu'il condense est identifiée et réduite, mais il n'est pas
interprété, car il constitue la butée dernière, que le sens ne peut résorber. La
structure ne se corrige pas mais le sujet acquiert un savoir faire avec ce qu'il
reconnaît comme étant sa caractéristique. Les coordonnées du réel sont
particulières, et aucun recours à une prétendue fonction normalisante de la
sexualité ne peut le régler. Toute tentative qui va dans le sens d'une normalisation
opère un forçage et produit des acting-out qui valent comme résistance ultime de
la singularité de l'être : montée sur la scène du visible des coordonnées du
symptôme dont le sujet est exclu.
La sexualité et l'amour sont noués pour chacun de manière singulière. Ce n’est
qu’à condition de prendre cela au sérieux qui’il devient possible de rendre lisible la
modalité individuelle selon laquelle ce nouage se produit ou rate. Le sujet peut
alors en savoir quelque chose. Un savoir sur cette particularité vient en aide au
sujet psychotique pour se préserver des rigueurs du surmoi social, car celui-ci
ignore les vicissitudes de l'absence de signification phallique. Le transfert ici est
articulé à cette prise en compte du réel de la forclusion . Dès lors, l'analyste se fait
secrétaire, destinataire de l'impensable afin que dans ce lieu où le réel est accueilli
le patient travaille à la modification de celui-ci. Elle n'implique pas sa disparition
mais sa fixation résiduelle. L'analyste demeurera le garant de la différence qui
réside pour le sujet dans sa jouissance en tant qu'elle reste privée. Cette position de
l’analyste dans le transfert est à l’inverse de celle de Rosenfeld qui suscitait chez
ses patients un donner à voir.

Je rencontre une jeune femme dont la psychose s'est déclenchée lorsque son mari
est devenu impuissant à cause d'un diabète grave. "Son" homme se disjoint de
L'homme en tant que complet pour elle; hypochondrie et phénomènes
élémentaires l'envahissent. Elle convoite tous les hommes car elle se sent appelée
par tous . Le phallus ayant été localisé, pour elle, dans l'organe réel, la disparition
de la fonction de l'organe conduit à la mort de l'homme donc de la femme. Des
acting-out perpétrés face à ce lâchage dans l'Autre la conduisent chez l'analyste.
Elle doit, de manière compulsive, introduire dans son sexe des objets variés avant
de s'endormir. Cela calme les perceptions délirantes et les phénomènes
élémentaires. Accueillir ce hors sens, cette étrangeté aussi étonnante pour elle que
pour les autres, qui ne résonne avec rien de connu, lui offre la possibilité de
constituer l'amorce d'un désir de savoir . Il n'y a pour l'analyste aucun sens à
chercher. Par contre, l'analyste accompagne sa découverte: la dissociation entre
L'homme sans faille et un homme de chair, ce en quoi « son » réel consiste. Il s’agit
d’ une néo - signification, sorte de petit délire qui condense une jouissance
déréglée. A la suite de nos entretiens l'hypochondrie a cessé ainsi que les
phénomènes élémentaires. Fixée à cette place de non -sens elle a opéré en faisant
valoir comme équivalent d'un fantasme, sa "bizzarerie humaine" comme elle dit. Se
compter avec les autres lui a ouvert la voie de son discours sur l'amour qu'elle
déploie dans l'analyse et qui fait cesser les "actes immotivés".

Pour cette autre jeune femme dont j'ai rapporté le cas sous le titre "L'amour comme
Sinthome", dans la Lettre mensuelle de l’ECF, l'analyse est ce qui lui permet de
donner corps au signifiant "femme "qui vaut pour elle comme Idéal du moi. Grâce
à cela elle a pu aimer un homme, ils sont sur le point de se marier, elle va choisir la
robe. Elle est là seule dans les grands magasins tandis que les autres sont toutes en
compagnie d'une autre femme, une mère, une amie, une conseillère. Les vendeuses
ne la voient pas, elle est transparente, sur le bord de la dépersonnalisation. Je lui
signifie alors que les vendeuses ne sont pas psychologues, et qu'elle pourrait faire
des concessions à un certain usage qui, semble t il veut que l'on ne choisisse pas
seule sa robe de mariée; on se demande bien pourquoi! Mais enfin! Elle y consent
et revient heureuse d'en avoir choisie une bien qu'elle ne corresponde en rien à
celle qu'elle voulait au départ. Cette fois-ci elle etait accompagnée dit –elle,
triomphante; un collègue de bureau, libre ce soir là après la sortie du travail avait
accepté la proposition. C'est peu romantique comme dit Yann à Bess dans les
toilettes du restaurant …

Nous soutenons qu’il convient dans ces cas de « ne pas interpréter le formalisme
avec le romantisme », soit le hors phallus avec la clé phallique, ce qui comporte de
faire place à cet imaginaire inhabituel. Car tout inhabituel qu’il soit cet imaginaire
est le fondement sur lequel s’appuie le réel propre à cette patiente. Lui donner la
place qu’il mérite, permet son inscription dans une chaîne où l'amour fou
caractérise tous les amours et chacun à la fois.

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