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De l’Homme au bios

À propos de la notion de vie dans les derniers


cours de Michel Foucault
(1980-1984)

INTRODUCTION

Des pages consacrées au vitalisme de Bichat, en 1963, à l’hommage


ultime rendu à Canguilhem en 19841, en passant par ses thèses sur la nais-
sance de la biologie développées dans Lesmotsetleschosesou par l’ana-
lyse des biopouvoirs entamée au cours des années 1970, les références à la
vie sont constantes dans l’œuvre de Michel Foucault. Parmi ces allusions
– qui restent en règle générale éparses, fragmentaires et discontinues – il y
en a une qui revient de manière particulièrement insistante: celle qui ren-
voie, dans les derniers cours, à la notion grecque de bios. Longuement
évoquée dans la deuxième leçon du cours inédit de 1981, Subjectivité et
vérité, elle sera mentionnée à diverses reprises dans l’Herméneutique du
sujet et réapparaitra dans les dernières leçons de 1984 consacrées au
cynisme. À quoi répond cette persistance? Pourquoi ce concept grec de vie
retiendra-t-il, si longtemps, l’attention de Foucault?
Notre hypothèse à cet égard est la suivante: la notion de bios per-
mettra à Foucault de repenser le versant subjectif des rapports de savoir-
pouvoir en contournant toute référence à l’Homme de l’humanisme –
figure longuement critiquée dans ses travaux archéologiques et
généalogiques2 –, sans pour autant faire de la vie un nouveau fondement
(que ce soit à la manière d’une philosophie naturaliste ou d’une ontologie
vitaliste). La démonstration intégrale d’un tel propos exigerait, bien

1
«La vie: l’expérience et la science», publié d’abord, en 1985, dans la Revuede
métaphysiqueetdemorale, repris par la suite dans les Ditsetécrits(Foucault M., 2001b,
texte n° 361).
2
Un tel projet critique demeure en effet central tout au long de la réflexion foucal-
dienne, de l’Histoiredelafoliequi,en 1961, dénonçait que «de l’homme à l’homme vrai
le chemin passe par l’homme fou», aux derniers tomes de l’Histoiredelasexualité, citant
Char en couverture: «L’histoire de l’homme est la longue succession des synonymes d’un
même vocable. Y contredire est un devoir».

 evuePhilosophiquedeLouvain 111(4), 741-772. doi: 10.2143/RPL.111.4.3009268


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entendu, une reprise de l’ensemble du parcours foucaldien – ce qui


déborderait largement le cadre d’un article3. Nous centrerons donc ici
notre attention sur les développements explicitement consacrés par Fou-
cault à la notion de bios dans ses derniers cours – aspect moins fréquem-
ment abordé par les études foucaldiennes. À ce sujet, nous voudrions
montrer que l’introduction, par Foucault, du concept de bios au tout début
des années 1980 vise à contester la superposition moderne entre vie et
zoé, à introduire une distance à l’égard de la figure entièrement objecti-
vée, naturalisée, médicalisée de l’homme «normal» (analysée dans ses
travaux archéologiques et généalogiques), sans pour autant restaurer le
sujet métaphysique ou phénoménologique dont il aura mené la critique
dès le début des années 1960, ni basculer dans une métaphysique vitaliste
(qui ferait de la vie un nouveau fondement, et dont Foucault aura montré
qu’elle ne constitue que le revers de la figure moderne de l’homme4).

A. VIE ET VÉRITÉ

Afin de mieux saisir l’importance du concept de bios, il convient de


le resituer dans le cadre de la réflexion autour du rapport entre vie et
véritémenée par Foucault, de manière plus ou moins explicite, tout au
long de son œuvre – la question du pouvoir étant bien entendu au centre
même de ce problème.

3
Une telle reconstruction fut cependant l’objet de notre thèse doctorale intitulée
«Le concept de vie dans les travaux de Michel Foucault», récemment soutenue sous la
direction de Frédéric Gros et de Francisco Naishtat en co-tutelle entre l’Université Paris-
Est et l’Université de Buenos Aires. Pour une analyse détaillée de la critique foucal-
dienne de l’humanisme dans ses travaux des années 1960 et 1970 nous renvoyons aussi
aux éclairantes analyses de B. Han et de C. Mercier évoquées dans la bibliographie.
4
«Là où jadis il y avait corrélation entre une métaphysique de la représentation et de
l’infini et une analyse des êtres vivants, des désirs de l’homme, et des mots de sa langue, on
voit se constituer une analytique de la finitude et de l’existence humaine, et en opposition
avec elle (mais en une opposition corrélative) une perpétuelle tentation de constituer une
métaphysique de la vie, du travail et du langage. Mais ce ne sont jamais que des tentations,
aussitôt contestées et comme minées de l’intérieur, car il ne peut s’agir que de métaphysiques
mesurées par des finitudes humaines: métaphysique d’une vie convergeant vers l’homme
même si elle ne s’y arrête pas; métaphysique du travail libérant l’homme de sorte que
l’homme en retour puisse s’en libérer; métaphysique du langage que l’homme peut se réap-
proprier dans la conscience de sa propre culture. De sorte que la pensée moderne se contes-
tera dans ses propres avancées métaphysiques, et montrera que les réflexions sur la vie, le
travail, le langage, dans la mesure où elles valent comme analytiques de la finitude, mani-
festent la fin de la métaphysique…» (Foucault M., 1990, p. 328).

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Dès ses premiers travaux, parus au cours des années 1950, Foucault
est hanté par le problème de cette relation. En effet, ses toutes premières
publications remettent déjà en question le rapportpositifque les sciences
humaines – la psychopathologie en particulier – tentent d’établir entre
une vérité scientifiquement comprise et une vie humaine entièrement
objectivée. C’est à ce moment-là, comme le remarque F. Gros (Gros F.,
1994a, p. 21-27), que Foucault fera sienne la thématique d’un nécessaire
«retouràl’hommevrai» – thématique chère à l’existentialisme phéno-
ménologique et au marxisme humaniste qui dominaient la pensée fran-
çaise de l’après-guerre. Si ce thème d’un «retour à l’homme vrai» – à
l’égard duquel Foucault prendra vite ses distances – mérite toutefois
notre attention, c’est par le contrepoint qu’il permet de tracer avec la
figure de la «vraie vie» cynique qui clôt la dernière leçon du dernier
cours de Foucault, et parce qu’il permet de relire l’ensemble des travaux
archéologiques et généalogiques comme les opérateurs du passage d’une
figure («l’hommevrai») à l’autre («lavraievie»).
Dans son «Introduction à Binswanger», publiée en 1954, cet «homme
vrai» est appelé à opérer comme fondement des positivités naturelles intro-
duites par les sciences humaines5. L’étude s’ouvre par une explicitation du
point de vue théorique, d’inspiration nettement heideggérienne, adopté par
le psychiatre suisse L. Binswanger. Celui-ci, explique Foucault, vise à mettre
en place une anthropologie définie comme «forme d’analysefondamentale
par rapport à la connaissance concrète, objective et expérimentale, dont le
principe et la méthode sont déterminés par le privilège absolu de son objet:
l’homme, ou plutôt l’être-homme, le Menschein» (Foucault M., 2001a,
p. 94). Bien qu’elle ne rejette pas tout contenu empirique (comme le ferait
une philosophie purement transcendantale ou une ontologie fondamentale),

5
Dans l’autre texte qu’il publie cette même année, Maladiementaleetpersonnalité,
Foucault, cette fois-ci d’une perspective explicitement marxiste, objectera à la psychopa-
thologie classique et à la psychiatrie existentiale leur méconnaissance du fait que les
maladies mentales seraient un produit de conflits sociaux historiquement situés. L’expé-
rience de la maladie, écrit alors Foucault, est l’expérience d’une aliénation sociale où
l’homme perd l’humain en lui. Malgré la différence d’approche, l’idée d’«homme vrai»
se maintien donc dans ce texte comme promesse d’une liberté désaliénée que le traitement
(qui supposera, en dernière instance, la résolution des contradictions et des conflits
sociaux) devrait permettre de restituer. Le problème des sciences humaines serait donc de
se donner comme objet cet homme aliéné, ne pouvant désormais produire que des vérités
elles-mêmes aliénées. La critique des contenus positifs des sciences humaines se réalise
donc, ici aussi, à travers un mouvement qui les déborde en direction d’une expérience
historique plus fondamentale et, surtout, au nom d’un homme plus vrai, situé en deçà et
au-delà de cet homme aliéné à partir duquel les sciences humaines édifient leurs discours.

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l’anthropologie ainsi comprise s’oppose donc au projet d’une connaissance


purement positive de l’homme. Aussi débordera-t-elle l’examen des simples
contenus empiriques pour se centrer en une description des structures origi-
naires de l’expérience (comme l’angoisse ou le rêve), conçues comme le
mode selon lequel s’effectuent concrètement les conditions ontologiques de
l’existence (telles qu’une spéculation fondamentale permet de les relever).
Se situant en dehors d’une distinction entre le psychologique et le philoso-
phique, l’anthropologie vise ainsi à «accéder à la réalité de l’homme», à
dévoiler les «significations propres» (Foucault M., 2001a, p. 96) du Mensch-
sein. C’est à partir de cet homme, compris comme finitude fondamentale,
que se déploie l’expérience concrète où, selon Binswanger, les savoirs posi-
tifs peuvent et doivent trouver leur juste mesure, leur vrai fondement.
Ainsi, par exemple, le rêve serait «irréductible aux déterminations
psychologiques dans lesquelles on tente de l’insérer» (Foucault M.,
2001a, p. 108); il constituerait «moins une expérience particulière, déter-
minée, que le mouvement originaire de l’existence elle-même qui se
transcende dans l’acte de se donner un monde où se déployer» (Gros F.,
1994a, p. 22). En ce qui concerne la maladie mentale, Binswanger sou-
tiendra que, contrairement à ce que postule la psychiatrie dès ses débuts,
celle-ci ne se réduit pas à un processus naturel faisant du malade un
simple objet inerte, mais renvoie plutôt à une existence qui a choisi de
s’aliéner, «faisant de l’histoire naturelle de la maladie la forme inauthen-
tique de son historicité» (Foucault M., 2001a, p. 137). Les positivités de
la science psychiatrique s’enracineraient donc dans une auto-constitution
de la vie comme maladie – auto-constitution qui, en ce sens, précède et
fonde la maladie. L’aliénation mentale, avant d’être une réalité médicale,
serait donc le mouvement d’une existence qui s’auto-aliène (Foucault M.,
2001a, p. 137-138). Ni homonatura ni sujet transcendantal, «l’homme
vrai» – effectuation concrète de ce que l’ontologie analyse comme la
structure transcendantale du Dasein – apporterait par là même un fonde-
ment aux savoirs positifs sur l’homme, au sens où il constituerait la
condition de possibilité des positivités que ceux-ci prennent pour objet.
Or une telle opération suppose bien l’invocation d’un lien originaire –
ancré dans cette ontologie fondamentale – entre vie humaine et vérité,
auquel l’existence concrète – ontique – peut choisir de rester fidèle –
menant une existence authentique – ou pas – s’enfonçant dans l’inauthen-
ticité. La «vraie vie» correspond désormais, dans ce cas, à la vie coura-
geusement vécue dans l’authenticité, dans la difficile fidélité à cette
liberté originaire, c’est-à-dire dans l’acceptation de l’être-pour-la-mort.

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C’est par là que, malgré les similitudes apparentes, passera sans


doute la principale nouveauté du concept de «vraie vie» que Foucault
introduira dans ses derniers cours et qui se caractérisera par une triple
absence: absence de toute référence à des «dimensions essentielles de
l’existence» à valeuruniverselle; absence aussi de toute idée de conver-
sion vers cette universalité; absence, enfin, d’une quelconque authenti-
cité (conquise dans la conversion vers cette universalité)6.
Mais pour comprendre comment Foucault en est arrivé là, il faut
d’abord rappeler, très succinctement, le destin échu à cette thématique du
«retour à l’homme vrai» dans ses travaux des années 1960 et 1970.
La question qui permettra à Foucault de prendre ses distances à l’égard
des idées reçues et de commencer à élaborer une pensée propre et origi-
nale est sans doute celle, nietzschéenne, de l’historicité: cet «homme
vrai», prétendu fondement des positivités rapportées par le discours des
sciences humaines, n’est-il pas, à son tour, produit d’une expérience his-
torique déterminée? Cette inquiétude traversera en effet sa thèse de 1961,
Folieetdéraison, dans laquelle cette idée d’une synthèse fondamentale
entre vie et vérité commence à s’effacer. Désormais, les savoirs positifs
trouveront leurs conditions de possibilité, non plus dans l’expérience ori-
ginaire d’un «homme vrai» conçu comme finitude fondamentale, mais
dans une expérience historique constituée par tout un réseau de disposi-
tifs de savoir et de pouvoir – versions historiques et non anthropologiques
du transcendantal7. Par rapport à ces dispositifs, l’homme n’apparaitra

6
Ainsi, comme nous le verrons, tant dans le cas socratique que dans le cas des
cyniques analysés par Foucault dans son dernier cours, le courage de la vérité prendra une
tout autre signification: risque encouru d’une interruption violente d’un effort éthico-poli-
tique de transformation du soi et du monde, et non plus accomplissement de l’existence
dans l’assomption de l’être-pour-la-mort. Signalons au passage que c’est autour de ce point
que, selon Foucault lui-même, sa thématisation du bios s’écarterait des idées de Sartre.
Interviewé en 1983 par R. Dreyfus et P. Rabinow sur la proximité apparente entre ses
analyses de la subjectivationgrecque et l’existentialisme sartrien, Foucault répond: «Il y
a chez Sartre une tension entre une certaine conception du sujet et une morale de l’authen-
ticité. Et je me demande toujours si, cette morale de l’authenticité ne conteste pas en fait ce
qui est dit de la transcendance de l’ego. Le thème de l’authenticité renvoie explicitement
ou non à un mode d’être du sujet défini par son adéquation àlui-même. Or il me semble
que le rapport à soi doit être décrit selon les multiplicités de formes dont l’‘authenticité’
n’est qu’une des modalités possibles; il faut concevoir que le rapport à soi est structuré
comme une pratique qui peut avoir ses modèles, ses conformités, ses variantes, mais aussi
des créations. […] MonpointdevueestplusprochedeNietzschequedeSartre» (Fou-
cault M., 2001b, p. 1436). Resterait à évaluer si Sartre lui-même n’est pas, à certains
égards, lui aussi proche de Nietzsche, et donc, finalement, de Foucault.
7
Cf. Han B., 1998, p. 15.

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que comme simple effet8. Effet qui sera, de surcroît, aporétique (comme
le prouvent les analyses de l’homme comme doublet empirico-transcen-
dantal développées dans l’ouvrage de 19669) et pernicieux (comme l’at-
testent les dénonciations des effets de domination liés à l’idée de
«l’homme normal»). Ainsi, tout en conservant son esprit critique à
l’égard du rapport prétendument positif, scientifique, anhistorique, auto-
fondationnel entre vie et vérité présupposé par les sciences humaines,
Foucault récusera toute dénonciation qui se ferait au nom d’une préten-
due vérité originaire de la vie humaine que celles-ci viendraient aliéner10.
Tant dans les travaux archéologiques que dans les recherches généa-
logiques de Foucault, hormis quelques références éparses à l’idée de
résistance, la vie n’aura donc été pensée que comme objet de pouvoir et
de savoir. En effet, même lorsque le savoir-pouvoir moderne semble pro-
mouvoir la vie humaine au rang de sujet d’une expérience – que ce soit
comme sujet malade, comme sujet transcendantal, comme sujet d’une

8
Ainsi, par exemple, dans les analyses biopolitiques de Foucault l’homme apparaî-
tra, non point en tant que fondement (comme dans les théories contractualistes, qui partent
d’une certaine anthropologie pour en déduire et légitimer une certaine politique), mais
comme effet et enjeu d’un pouvoir ayant la vie pour but, objet et modèle. Cf. en ce sens,
parmi bien d’autres, le passage suivant de Surveilleretpunir, qui fait de l’homme un effet
des pouvoirs et des savoirs à partir desquels le dispositif disciplinaire opère sa capture des
corps individuels: «Une observation minutieuse du détail, et en même temps une prise en
compte politique de ces petites choses, pour le contrôle et l’utilisation des hommes,
montent à travers l’âge classique, portant avec elles tout un ensemble de techniques, tout
un corpus de procédés et de savoir, de descriptions, de recettes et de données. Et de ces
vétilles, sans doute, est né l’homme de l’humanisme moderne» (Foucault M., 1993,
p. 166). À ce sujet voir aussi Lepouvoirpsychiatrique(Foucault M., 2003, p. 59-60) et
Sécuritéterritoire,population(Foucault M., 2004b, p. 81).
9
«Le souci que [la pensée moderne] a de l’homme […], le soin avec lequel elle
tente de le définir comme être vivant, individu travaillant ou sujet parlant, ne signalent que
pour les belles âmes l’année enfin revenue d’un règne humain; en fait il s’agit, et c’est
plus prosaïque et c’est moins moral, d’un redoublementempirico-critiqueparlequelon
essaiedefairevaloirl’hommedelanature,del’échange,dudiscourscommelefondement
desaproprefinitude. En ce pli la fonction transcendantale vient recouvrir de son réseau
impérieux l’espace inerte et gris de l’empiricité; inversement les contenus empiriques, se
redressent peu à peu, se mettent debout et sont subsumés aussitôt dans un discours qui
porte au loin leur présomption transcendantale. Et voilà qu’encePlilaphilosophies’est
endormied’unsommeilnouveau;nonplusceluidudogmatisme,maisceluidel’Anthro-
pologie» (Foucault M., 1990, p. 352).
10
«Si les luttes sont menées au nom d’une essence déterminée de l’homme, telle
qu’elle a été constituée dans la pensée du XVIIIe siècle, je dirais que ces luttes sont perdues.
Car elles seront conduites au nom de l’homme abstrait, au nom de l’homme normal, de
l’homme en bonne santé, qui est le précipité d’une série de pouvoirs. Si nous voulons faire
la critique de ces pouvoirs, on ne doit pas l’effectuer au nom d’une idée de l’homme qui
a été construite à partir de ces pouvoirs» (Foucault M., 2001a, p. 1685).

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introspection, ou comme sujet d’une action libre – elle ne le fait que pour
mieux l’assujettir, c’est-à-dire pour mieux l’objectiver11. Le rapport entre
vie et vérité aura donc toujours été, dans ces travaux, en fin de compte,
le rapport entre une vie entièrement objectivée et une vérité qui l’investit
– et la constitue – à partir d’une certaine extériorité.
Au terme de cette double contestation, archéologique et généalo-
gique, de l’idée d’un rapport originaire entre vie humaine et vérité
(reprise par Foucault dans ses premiers écrits), la vie semble avoir été
rabaissée au rang de simple effet, de pur objet des normes de savoir et
de pouvoir. D’où la question si souvent posée à Foucault: sommes-nous
condamnés à n’être que des produits de ces dispositifs? Un autre type de
rapport – ni fondamental ni objectivant – entre vie et vérité, est-il envi-
sageable? La vie humaine peut-elle se réapproprier par quelque biais de
son rapport à la vérité, sans pour autant se penser comme originairement
vraie, i.e.sans avoir à supposer une quelconque extériorité ou antériorité
à l’égard des normes de savoir-pouvoir? La vie peut-elle rompre le cercle
dans lequel l’homme moderne semble être resté enfermé, qui le condamne
à ne pouvoir accéder à la position de sujet qu’à condition de s’enfoncer
toujours davantage dans l’objectivité12? Y a-t-il d’autres manières, pour
la vie, d’être vraie? Il faudra attendre le dernier tournant de la pensée
foucaldienne pour y retrouver la pensée d’un rapport non aliénant entre
vie humaine et vérité.Or ce sera, bien entendu, comme nous essaierons
de le montrer, en des termes tout autres.

B. GOUVERNEMENTALITÉS: DE L’ENRACINEMENT POLITIQUE DU PROBLÈME


ÉTHIQUE

Comme on le sait depuis la publication des «cours biopolitiques»,


c’est le concept de gouvernementalité introduit par Foucault en 1978 qui
constitue le chaînon manquant entre les études sur le biopouvoir développées

11
Cf. en ce sens la caractérisation de l’homme comme doublet empirico-transcen-
dantal dansLesMotsetleschoses, la figure de l’aveu et du sujet de désir analysées dans
Lavolontédesavoir,ou, tout aussi bien, la thèse d’un pouvoir qui produit et consomme
la liberté de ses gouvernés, développée dans le cours de 1979, Naissancedelabiopoli-
tique.
12
Comme l’illustrent de façon particulièrement éloquente les analyses de Bichat
développées dans les derniers chapitres de Naissance de la clinique, d’après lesquelles
l’homme ne pourrait devenir sujet de sa maladie qu’à condition d’être déjà mort.

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dans le premier tome d’Histoiredelasexualité et les recherches autour de


l’éthique grecque, hellénistique et romaine, contenues dans les deux der-
niers tomes de la série.Dans ses travaux des années 1970, Foucault défi-
nissait le pouvoir moderne comme un pouvoir de «faire vivre». Par là, il
désignait surtout le caractère incitatif des dispositifs biopolitiques qui, loin
d’être l’instance qui dit «non», produisent (en grande partie) des individus
«dociles et utiles» et des populations «en bonne santé». Foucault y expli-
quait aussi que, pour ce faire, les biopouvoirs sont bien obligés d’investir
la manière dont les individus se gouvernent eux-mêmes.
Le premier aspect du diagnostic foucaldien pose un problème redou-
table: dans la mesure où c’est le pouvoir lui-même qui aurait donné sa
forme à l’individu tel que nous le connaissons, à ce pouvoir de «faire
vivre» on ne saurait opposer l’individu et ses intérêts (Foucault M.,
2001b, p. 980). D’où le fait que «le problème à la fois politique, éthique,
social et philosophique qui se pose à nous aujourd’hui n’est pas d’essayer
de libérer l’individu de l’État et de ses institutions, mais de nous libérer
nous de l’état et du type d’individualisation qui s’y rattache» (Fou-
cault M., 2001b, p. 1056). Or, quel statut conférer à ce «nous» qui cher-
cherait à se libérer du type d’individualité imposé par les dispositifs nor-
malisateurs? Et, surtout, où trouver la marge de manœuvre nécessaire
pour y parvenir?
C’est là qu’il faut faire intervenir le deuxième aspect du diagnostic:
les analyses foucaldiennes montrent en effet, en même temps, que le
pouvoir moderne doit en grande partie son efficacité au fait qu’il ne
saurait être une pure domination, mais doit toujours compter sur la
manière dont les individus se gouvernent eux-mêmes. Comme il l’écrit:
«Le mode de relation propre au pouvoir ne serait donc pas à chercher du
côté de la violence et de la lutte, ni du côté du contrat et du lien volon-
taire (qui ne peuvent en être tout au plus que des instruments): mais du
côté de ce mode d’action singulier – ni guerrier ni juridique – qui est le
gouvernement» (Foucault M., 2001b, p. 1057). Le propre du gouverne-
ment, ce qui le distingue d’une domination violente, explique Foucault,
est de constituer «une action sur une action, sur des actions éventuelles,
ou actuelles, futures ou présentes» (Foucault M., 2001b, p. 1055). Le
pouvoir «gouvernementalisé» incite, induit, détourne, facilite ou rend
plus difficile, élargit ou limite, rend plus ou moins probable. Or, dans la
mesure où le pouvoir ne saurait être une pure domination, mais doit
compter sur la liberté des sujets, sur la manière dont les individus se
gouvernent eux-mêmes, c’est sans doute du côté des pratiques de soi

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qu’il faudra chercher, sinon la solution au dilemme, du moins de quoi


problématiser davantage notre situation actuelle. Contre la «technologie
politique des individus», il s’agira donc de faire jouer les «techniques de
soi»: «c’est […] une tâche urgente, fondamentale, politiquement indis-
pensable, écrira Foucault, que de constituer une éthique du soi, s’il est
vrai qu’après tout il n’y a pas d’autre point, premier et ultime, de résis-
tance au pouvoir politique que dans le rapport de soi à soi» (Foucault M.,
2001c, p. 241). S’éclaire ainsi, en grande partie, le glissement de la poli-
tique à l’éthique opéré par Foucault dans ses derniers travaux. Comme il
l’explique dans la leçon du 17 février 1982 au CollègedeFrance:
[…] si on prend la question du pouvoir, du pouvoir politique, en la repla-
çant dans la question plus générale de la gouvernementalité […], si on
entend par gouvernementalité un champ stratégique de relations de pouvoir,
dans ce qu’elles ont de mobile, de transformable, de réversible, je crois que
la réflexion sur cette notion de gouvernementalité ne peut pas ne pas passer,
théoriquement et pratiquement, par l’élément d’un sujet qui serait défini
par le rapport de soi a soi. Alors que la théorie du pouvoir politique comme
institution se réfère d’ordinaire à une conception juridique du sujet de droit,
il me semble que l’analyse de la gouvernementalité – c’est-à-dire: l’analyse
du pouvoir comme ensemble de relations réversibles – doit se référer à une
éthique du sujet défini par le rapport de soi a soi. […] C’est là, autour de
ces notions, que l’on doit pouvoir articuler la question de la politique et la
question de l’éthique. (Foucault M., 2001c, p. 241-242)

C’est donc une certaine problématisation de notre actualité politique


qui mènera Foucault à s’intéresser à l’éthique – et surtout, comme on le
verra, à l’éthique gréco-romaine13.

13
Par là, comme cela a été maintes fois remarqué, deux lectures du dernier tournant
de la pensée foucaldienne seraient donc à éviter: celles, d’une part, qui y voient un aban-
don total de la problématique politique au profit d’un dandysme individualiste et esthéti-
sant; mais aussi bien celles qui, acontrario, obturent l’écart qui sépare (et lie) le gouver-
nement de soi et le gouvernement des autres, dans une réduction tout aussi ruineuse de la
politique à l’éthique, comme si celle-ci pouvait absorber entièrement celle-là, alors que
pour Foucault il s’agit précisément d’interroger, de déranger la politique (qui reste essen-
tiellement l’instance qui, à chaque fois, devra trancher, «décider», trouvant des «solu-
tions» qui seront toujours nécessairement partielles, «problématiques») à partir de la
semi-extérioritédel’éthique («[…] mon attitude ne relève pas de cette forme de critique
qui, sous prétexte d’un examen méthodique, récuserait toutes les solutions possibles, sauf
une qui serait la bonne. Elle est plus de l’ordre de la ‘problématisation’: c’est-à-dire de
l’élaboration d’un domaine de faits, de pratiques et de pensées qui me semblent poser des
problèmes à la politique. Je ne pense pas, par exemple, qu’il y ait aucune ‘politique’ qui
puisse à l’égard de la folie ou de la maladie mentale détenir la solution juste et définitive.
Mais je pense qu’il y a, dans la folie, dans l’aliénation, dans les troubles de comportement,
des raisons d’interroger la politique […]», Foucault M., 2001b, p. 1412).

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C. AUX ORIGINES DE L’AVEU: LA PSYCHANALYSE COMME GANT RENVERSÉ


DU CHRISTIANISME

En ce qui concerne le versant individualisant du biopouvoir, Foucault


montrera qu’il s’articule essentiellement autour de la sexualité: c’est à tra-
vers l’instance du sexe que passera, pour l’occident moderne, l’assignation
de notre identité profonde. Ainsi, non seulement chacun doit avoir un vrai
sexe – comme en témoigne le cas, longuement commenté par Foucault, de
l’hermaphrodite Herculine Barbin –, mais, surtout, «c’est du côté du sexe
qu’il faut chercher les vérités les plus secrètes et les plus profondes de l’indi-
vidu; c’est là qu’on peut le mieux découvrir ce qu’il est et ce qui le déter-
mine […]: la structure des fantasmes, les racines de son moi, les formes de
son rapport au réel. Au fond du sexe, la vérité» (Foucault M., 2001b, p. 937).
Le biopouvoir moderne serait ainsi une machine à chercher du sexe
partout (chez les fous, chez les enfants, chez les criminels) et, par là même,
à créer sans cesse de nouvelles formes de sexualité, conçues comme autant
de natures déviantes (homosexualité, fétichisme, voyeurisme, etc.). D’où,
selon Foucault, l’incitation constante, de la part de ces mêmes dispositifs,
à ce que les gouvernés mettent en permanence leur sexualité en discours
– face au juge, au médecin, au pédagogue, au psychologue, au psychana-
lyste – cherchant, à travers tout un travail de déchiffrement, à traquer la
vérité de leur désir14. Ainsi, contrairement à ce que l’on pourrait croire, ce
n’est pas à l’instance du sexe qu’il faudrait renvoyer une histoire de la
sexualité. C’est, inversement, le dispositif moderne de la sexualité qui aurait
suscité l’instance du «sexe» comme ce point imaginaire et fixe qui, en deçà
de l’anatomie, permettrait à l’individu d’atteindre sa propre intelligibilité:
[E]n créant cet élément imaginaire qu’est «le sexe», le dispositif de la
sexualité a suscité un de ses principes internes de fonctionnement les plus
essentiels: le désir du sexe – désir de l’avoir, désir d’y accéder, de le
découvrir, de le libérer, de l’articuler en discours, de le formuler en vérité.
Il a constitué «le sexe» lui-même comme désirable. Et c’est cette désira-
bilité […] qui nous fait croire que nous affirmons contre tout pouvoir les
droits de notre sexe, alors que [ce désir] nous attache en fait au dispositif

14
De là l’impasse à laquelle se heurtent, selon Foucault, les mouvements de libération
qui, au milieu des années 1970, tentent d’opposer, à un pouvoir en apparence répressif,
l’exhortation à découvrir la vérité de son propre désir afin de pouvoir lever les interdits et lui
donner libre cours: «Les mouvements de libération récents souffrent de ne pas trouver de prin-
cipe sur lequel fonder l’élaboration d’une nouvelle morale. Ils ont besoin d’une morale, mais
ils n’arrivent pas à en trouver d’autre que celle qui se fonde sur une prétendue connaissance
scientifique de ce qu’est le moi, le désir, l’inconscient, etc.» (Foucault M., 2001b, p. 1430).

96920.indb 750 21/01/14 08:02


Del’Hommeaubios 751

de la sexualité qui l’a fait monter du fond de nous-même comme un mirage


où nous croyons nous reconnaître, le noir éclat du sexe. (Foucault M., 1994,
p. 207)
D’où l’avertissement qui clôt le premier tome de l’Histoire de la
sexualité: «ne pas croire qu’en disant oui au sexe on dit non au pouvoir»
(Foucault M., 1994, p. 207). Encore une fois, le problème posé est celui
de la possibilité d’établir un tout autre rapport entre vie et vérité: la vie
peut-elle s’affirmer comme sujet de vérité sans que, par là même, le
mouvement de son objectivation – i.e., de son assujettissement – en sorte
renforcé?
Ce pouvoir individualisant, mis en place au tournant du XVIIIe siècle à
partir, notamment, du dispositif de la sexualité, a été rendu possible, d’après
Foucault, grâce à l’intégration de vieilles techniques, propres à la pastorale
chrétienne – notamment l’aveu. D’où le fait que l’ensemble du cours de
l’année 1980 au CollègedeFrance, Dugouvernementdesvivants (Fou-
cault M., 2012), soit consacré à étudier la gouvernementalité chrétienne des
âmes – où se met en place, pour la première fois selon Foucault, cette
obligation de dire vrai sur soi-même. Les techniques monastiques d’aveu
exigent du sujet un examen ininterrompu de ses représentations afin de
traquer la présence du Diable et de pouvoir confesser, devant un supérieur,
non seulement les mauvais actes, mais, surtout, les pensées blâmables.
Comme l’explique Foucault, le but dernier poursuivi par le jeune moine à
travers de telles pratiques est de maximiser l’obéissance, au point de finir
par renoncer entièrement à soi, afin de s’ouvrir un accès, au bout du chemin,
à la vérité de la Parole Divine: la mise en discours de sa vérité serait donc
une des formes premières de notre obéissance. Ainsi, ce n’est pas un hasard
si ce cours s’ouvre par une relecture de l’Œdipe-Roide Sophocle. À cette
ouverture fera en effet écho ce propos lapidaire, prononcé à la fin de la
dernière leçon, d’après lequel la psychanalyse n’a fait que retourner le gant
de l’Église. Foucault suggère ainsi que, à quelques déplacements près, la
cure psychanalytique n’aurait fait que reprendre la série, propre à la pasto-
rale chrétienne, articulant examen de soi (introspection par laquelle un sujet
cherche la vérité de son désir), pratique de l’aveu (mise en discours, face à
un autre, de cette vérité intime) et obéissance (renonciation à soi). C’est en
effet dans ce triangle conformé par (1) la mortification du soi, (2) l’accès
à une vérité intime et la mise en discours, par le sujet lui-même, de cette
vérité, et (3) l’obéissance indéfinie à l’autre, que Foucault identifiera une
des lignes de force qui, moyennant quelques reformulations, maintiendra
sa vigueur, depuis la culture chrétienne jusqu’à notre modernité.

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752 ManuelMauer

C’est afin de mieux circonscrire le caractère singulier et contingent


de cette pratique monastique de l’examen de soi et de l’aveu (héritée
ensuite par notre modernité) que Foucault se tournera du côté de la morale
gréco-romaine, où l’examen de conscience est aussi pratiqué, mais avec de
tout autres effets de connaissance et de subjectivation. Le rapport du moine
au directeur de conscience contraste en effet point par point avec le rapport
du maître et du disciple dans le monde gréco-romain. Et Foucault de
conclure: la subjectivation de l’homme occidental est chrétienne et n’est
pas gréco-romaine de ce point de vue là. L’examen de soi chrétien, avons-
nous dit, consiste essentiellement en une exploration des arcanes du cœur
qui seraient à la racine de la faute. Il a pour but de relever les fautes
morales définies en fonction d’un code transcendant, réglant de manière
exhaustive l’existence des pratiquants. Ainsi, le jeune moine scrute ses
sentiments, ses états d’âme, ses intentions, visant par là au renforcement
d’une obéissance absolue et inconditionnée au directeur de conscience
avec, comme fin ultime, le renoncement à sa nature déchue. Or l’examen
de soi stoïcien échappe point par point à ce schéma. Dans ce cas, en effet,
l’objet de l’examen ce sont, non des états d’âme, non une vérité intime,
mais les actions accomplies, de manière à pouvoir faire le décompte des
erreurs commises – erreurs au sens instrumental, non moral, du terme,
définies en fonction de l’écart à l’égard de la fin rationnelle que l’on s’est
donné. De là le fait que, dans le texte de Sénèque, l’erreur une fois relevée,
il n’y ait pas de repentir, d’auto-punition, mais la formulation d’une règle
de conduite pour l’avenir, qui doit permettre d’atteindre la fin recherchée.
C’est que, chez les stoïciens, on ne s’examine pas pour traquer dans son
cœur des mouvements inconnus et diaboliques afin de finir par renoncer à
soi et se frayer ainsi une voie d’accès à la Parole Divine. L’examen de soi
stoïcien vise en effet à assurer une autonomie, une maitrise sur soi en
fonction de principes rationnels (établis à partir d’une connaissance cos-
mologique dont le sens est strictement éthique) qui immunisent le sage face
à l’imprévisibilité et l’inéluctabilité des évènements du monde. S’y joue
donc un tout autre rapport entre sujet et vérité.

D. LE CONCEPT DE BIOS

Vu que c’est surtout dans le domaine de la sexualité que le contraste


entre ces deux types de rapports – païen et chrétien – entre sujet et vérité
devient particulièrement visible, le cours de l’année suivante (intitulé,

96920.indb 752 21/01/14 08:02


Del’Hommeaubios 753

précisément, Subjectivitéetvérité15) sera consacré à une étude de l’expé-


rience grecque des aphrodisia, comme contrepoint à l’idée chrétienne
d’une herméneutique du désir16. C’est dans la deuxième leçon de ce cours
encore inédit que Foucault analysera pour la première fois de manière
relativement systématique la notion de bios. La raison est simple: c’est
dans la littérature «mineure» des petits traités d’existence, de ces «arts
de vivre» qui concernent la façon de se conduire, de modeler son être,
que l’expérience antique des aphrodisia se donne à lire de manière par-
ticulièrement claire. Or, dans ses traités, le bios désigne, précisément,
l’objet ou, plutôt, le support de ces «arts de vivre».
À différence du verbe Zenqui désigne le simple fait de vivre – pro-
priété que les hommes partagent avec les animaux – le verbe Bioun renvoie
à la manière de passer cette même vie – laquelle peut désormais recevoir
une qualification comme plus ou moins bonne, comme plus ou moins mau-
vaise, alors que la vie de simple vivant ne mérite aucune qualification:
[le bios] c’est la vie telle qu’on peut la faire soi-même, la décider soi-
même; le bios c’est ce qui nous arrive mais du point de vue de ce que l’on
fait avec ce qui nous arrive; c’est le cours de l’existence mais compte tenu
du fait que ce cours est indissociablement lié à la possibilité de le mener,
de le transformer, de le diriger dans tel ou tel sens […]. Le bios c’est donc
le corrélatif de la possibilité de modifier sa vie de façon raisonnable en
fonction des principes de l’art de vivre. […] L’art de vivre porte donc sur
le bios, sur cette partie de la vie qui relève d’une transformation possible,
réfléchie et rationnelle17.

Si le bios reste une notion difficile à cerner, insistera Foucault, c’est


que les notions de statut(i.e., d’une distribution sociale en fonction des
professions réalisées) et de salut (i.e., d’une scansion fondamentale entre
la vie de ce monde et la vie de l’au-delà) oblitèrent pour nous le sens

15
Les principaux résultats de ce cours seront repris par la suite dans les deux der-
niers tomes de l’Histoiredelasexualité.
16
Comme l’écrit F. Gros, «pour faire apparaître dans sa dimension d’évènement
historique le sujet médiatisant le rapport à son sexe par la constitution (l’écoute, la
recherche, l’énonciation) du discours de son désir, il a semblé nécessaire à Foucault de
remonter endeçà même de l’expérience chrétienne de la chair. C’est la signification pre-
mière du retour aux textes grecs: faire surgir une expérience de sexualité qui ne soit pas
structurée par une herméneutique du désir, mais par une maitrise des plaisirs» (Gros F.,
1994b, p. 97).
17
Extrait de la deuxième leçon du cours inédit «Subjectivité et vérité», dicté par
Michel Foucault au CollègedeFrance en 1981; l’enregistrement du cours est à disposition
des chercheurs aux archives du Centre Michel Foucault. L’ensemble des citations conte-
nues dans la présente section appartient à la même leçon, sauf indication précise.

96920.indb 753 21/01/14 08:02


754 ManuelMauer

immanent et éthique propre au bios grec. Afin donc de mieux circonscrire


la notion, Foucault reprend ce bref texte d’Héraclide du Pont, retranscrit
par Diogène de Laërte: «La vie ressemble à une panégyrie. Les uns y
viennent pour rivaliser, d’autres y viennent pour faire du marché; et
d’autres y viennent pour faire du spectacle». Et plus loin, commentant
cette métaphore de la panégyrie – de «cette fête où beaucoup de gens
sont réunis, où beaucoup de choses se passent, qui est la même fête pour
tous, avec les mêmes choses pour tous» – il rajoute:
[C]e qui va définir le bios, […] c’est la forme de rapport que [dans le cadre
de cette fête à laquelle on participe] l’on décide d’avoir soi-même avec les
choses, c’est la manière dont on se place par rapport aux choses, c’est la
manière dont on finalise les choses par rapport à soi, c’est la manièredont
on insère sa propre liberté, ses propres fins, son propre projet, dans ces
choseselles-mêmes18.

Le bios serait donc le concept qui, chez les Grecs, se rapproche le


plus de notre notion de subjectivité, sans pour autant s’y superposer. En
effet, selon Foucault, la matrice générale de la subjectivité occidentale et
chrétienne impliquera: 1/ un rapport à un au-delà (à une sorte de fin
absolue valable pour tous, au-delà de chacun de nous, au-delà de notre
histoire, et qui doit pourtant polariser notre existence); 2/ une conversion
vers cet au-delà (une nécessité de nous arracher à ce que nous sommes
pour nous retourner vers cet absolu); et, 3/ surtout, l’idée d’une authen-
ticité (d’une vérité profonde à découvrir grâce à ce retournement qui nous
polarise vers l’au-delà et qui constituerait le fond, le sol, le socle de notre
subjectivité). Or le bios (dans son acception post-platonicienne du moins)
présupposera d’après Foucault: 1/ une fin immanente et singulière (fin
que chacun se donne à soi-même, et donc pas de principe universel et
transcendant); 2/ un travail de soi sur soi pour se rapprocher de cette fin
(donc pas de conversion d’une vie tournée vers l’ici bas vers une vie
tournée vers l’au-delà19); et 3/ l’absence de terme dans ce travail perma-
nent de transformation de soi (donc pas d’authenticité, pas de fond auquel
revenir, pas de secret à découvrir).
Le bios ne renvoie donc pas à la vie au sens biologique du terme. Mais
il ne renvoie pas, non plus, à un principe secret, unitaire et subsistant qui

18
Ibid.
19
S’il y a conversion (epistrophè) chez les stoïciens, il s’agit d’une conversion à
soi, opérée dans l’immanence de ce monde, distincte donc de la conversion platonicienne
(qui mène du monde des apparences au monde de l’Être) et de la conversion chrétienne
(metanoia).

96920.indb 754 21/01/14 08:02


Del’Hommeaubios 755

déterminerait, du fond de notre être, le cours de notre existence et, par là


même, notre identité personnelle (à la manière du désir, clef de voûte de
notre identité, du christianisme monastique à la psychanalyse). Plus simple-
ment, le concept de bios – tel au moins qu’il est présenté dans ce cours –
renvoie à l’enchaînement entièrement superficiel et contingent des péripé-
ties qui composent une biographie – en tant que ce cours est foncièrement
modifiable, malléable, et constitue, par là même, l’objet possible d’une
tekhnè. C’est d’ailleurs pour se référer à ces bio-techniques que Foucault
introduira le néologisme de «techniques de soi» (ou de «technologies du
soi») qui renvoie, dit-il, à ces procédures réfléchies, élaborées, systémati-
sées qu’on enseigne aux individus afin qu’ils puissent atteindre un certain
mode d’être (l’ataraxie, la tranquillité de l’âme, etc.) par la gestion de leur
propre vie, par le contrôle et la transformation de soi par soi. Plus précisé-
ment, rajoutera Foucault, ces «techniques de vie» sont des procédures de
«subjectivation», i.e. la définition des conditions auxquelles on va pouvoir
insérer le bios, la singularité d’une vie individuelle, à l’intérieur d’un code20.
La notion de bios, telle au moins qu’elle apparaît dans le cours de
1981, renvoie donc à l’idée d’une vie à la surface d’elle-même, sans au-
delà ni en deçà, sans transcendance ni authenticité, mais qui entretient
malgré tout un rapport constant et étroit à la forme: le bios est une vie qui
s’informe à partir d’un rapport distant à l’égard des normes – comme la
reprise des analyses foucaldiennes du cynisme permettra de l’illustrer.
Notre hypothèse initiale – d’après laquelle le concept grec de biosintéresse
Foucault dans la mesure où il fournit un contrepoint à la figure moderne,
épistémologique et politique, de l’homme – reçoit donc, dans ces fragments,

20
D’après l’exemple analysé par Foucault dans son cours de 1981 et repris dans le
tome 3 de l’Histoiredelasexualité, ces techniques de vie permettront aux élites hellénis-
tiques des deux premiers siècles de notre ère de se conduire selon un code récent (qui
valorise et naturalise le mariage, instaurant une nouvelle réciprocité entre les conjoints), tout
en respectant les valeurs traditionnellement liées à la sexualité – mais difficiles à articuler
avec un tel code – que sont le principe de l’isomorphisme (entre la vie sociale et la vie
sexuelle) et celui de l’activité (une sexualité active étant pour un grec classique une marque
de virilité). Pour ce faire, les arts de vivre introduiront trois lignes de transformation du sujet:
1/ la définition de deux modalités de rapport de l’individu à son propre sexe (départageant
le sexe-statut et le sexe-relation); 2/ la constitution des aphrodisia, des plaisirs, comme objet
privilégié du rapport de soi à soi, et ceci sous la forme du désir, par l’isolement de l’epithu-
mia (ainsi, face à l’égalisation croissante des conjoints, l’activité sera désormais redéfinie
comme action de soi sur soi, i.e. comme contrôle de son propre désir); 3/ et la constitution
d’un domaine affectif connexe au désir sexuel. L’intégration du système traditionnel de
valeurs et du nouveau mode de conduite pour la classe aristocratique n’aurait donc pu se
faire qu’au prix d’une technique de transformation de soi par soi impliquant un dédouble-
ment du sexe et un redoublement de soi sur soi comme objet de sa propre activité.

96920.indb 755 21/01/14 08:02


756 ManuelMauer

un début de confirmation. Comme nous venons de le voir, le bios se carac-


térisera par le fait d’établir un rapport de référence mais aussi d’écart à
l’égard des normes. Le bios grec contraste par là avec la figure moderne
et humaniste de l’homme qui, dans la mesure où elle méconnait le rôle
constitutif des normes, devient d’autant plus passive à leur égard. Deu-
xièmement, le bios est défini par Foucault à partir de l’absence de toute
référence à une authenticité, se distinguant ainsi de l’idée commune à la
figure épistémique et à la figure politique de l’homme moderne comme
être constitué par une profondeur secrète à explorer et à exhumer de
manière inlassable. Enfin, le bios se caractérisera par l’absence d’un rap-
port strictement gnoséologique à soi et au monde: à la différence de
l’homme conçu comme doublet empirico-transcendantal, il est matière à
transformation plutôt qu’à déchiffrement – œuvre plutôt qu’énigme. D’où
le fait qu’au cercle assoupissant propre à l’anthropologie moderne, Foucault
oppose la spirale sans cesse décalée de l’étho-poiétique antique21.

E. USAGE DES PLAISIRS: LE BIOS COMME STYLISATION DU RAPPORT AUX


NORMES

Revenons aux «arts de vivre» et à la question du rapport entre sub-


jectivité et vérité qui s’y posera à travers la problématisation de l’activité
sexuelle. Quelles sont les transformations survenues à la morale sexuelle

21
Cela dit, il faut se garder de faire de la notion de bios une entité monolithique, qui serait
l’objet d’une exaltation romantique de la part de Foucault. Il y a d’abord toute une histoire du
bios grec (de Platon aux cyniques, en passant par les stoïciens et les épicuriens) au cours de
laquelle la notion subit des déplacements majeurs (ainsi, par exemple, on ne saurait confondre
le bios-objet d’une tekhnè, analysé par Foucault dans le cours de 1981, avec le bios comme
épreuve du soi étudié dans le cours de 1984 à propos des cyniques). Par ailleurs, cette histoire
ne fait l’objet d’aucune glorification: c’est en effet à travers la tekhnètoubiouque s’opèrera,
selon Foucault, le passage d’une expérience de la sexualité comme «usage des plaisirs» à une
expérience de la sexualité centrée autour d’une «herméneutique du désir». Enfin, Foucault
prendra soin de bien distinguer ses analyses de l’antiquité gréco-romaine d’une quelconque
glorification de la sagesse des anciens: «je ne cherche pas une solution de rechange; on ne
trouve pas la solution à un problème dans la solution d’un autre problème posé à une autre
époque par des gens différents. Ce que je veux faire ce n’est pas une histoire des solutions»
(Foucault M., 2001b, p. 1430-1431). Et un peu plus loin il rajoute: «Je pense qu’il n’y a pas de
valeur exemplaire dans une période qui n’est pas la nôtre… Il ne s’agit pas de retourner à un
état antérieur». Cela dit, la notion grecque de bios permettra bien de mener un «travail de pro-
blématisation» (Foucault M., 2001b, p. 1431) des certitudes et des impasses auxquelles se heurte
notre actualité, et cela à partir de la simple mise en lumière d’une expérience très différente de
la nôtre, qui met bien en évidence ce que celle-ci comporte d’historique et de contingent.

96920.indb 756 21/01/14 08:02


Del’Hommeaubios 757

entre la période dite païenne et la période dite chrétienne qu’une analyse


de ces «arts de vivre» permet de retracer? Foucault commence par mon-
trer que, du point de vue des «points d’inquiétude» suscités par l’activité
sexuelle, il y aurait une certainepréfigurationde la morale sexuelle chré-
tienne à l’intérieur de la morale païenne. On retrouve en effet déjà, dans
la Grèce classique, l’injonction à réguler les plaisirs sexuels en raison de
leur dangerosité intrinsèque. Par ailleurs, dans les «arts de vivre» des
deux premiers siècles de notre ère, la tendance à localiser les seuls plai-
sirs sexuels légitimes à l’intérieur du mariage est déjà présente. Enfin,
Foucault montre bien que la problématisation constante des rapports
homosexuels, ainsi que la postulation d’un certain rapport entre absti-
nence sexuelle et accès à la vérité ne sont pas, non plus, une invention
du christianisme. On ne saurait donc chercher dans la Grèce classique un
âge d’or de la sexualité qui aurait été ruinée par la tradition judéo-
chrétienne: il s’agirait plutôt de deux styles différents d’austérité. En ce
sens, Foucault remarque que si dans la culture antique on ne retrouve
point cette codification exhaustive des comportements qui dès le début
de l’ère chrétienne règlementera la sexualité en termes de permis et de
défendu, cette relative sous-détermination des codes religieux ou civils,
loin d’impliquer une invitation à l’excès et au désordre, supposera au
contraire une stylisation constante et exigeante de la propre vie sexuelle.
On touche là un des gros noyaux sans doute de la culture, la pensée et la
morale grecques. Aussi pressante que soit la cité, aussi importante que soit
l’idée de nomos, aussi largement diffusée que soit la religion dans la pensée
grecque, ce n’est jamais ni la structure politique, ni la forme de la loi, ni
l’impératif religieux qui sont capables, pour un Grec ou pour un Romain,
de dire ce qu’il faut faire concrètement tout au long de sa vie. Et surtout
ils ne sont pas capables de dire ce qu’il faut faire de sa vie. La tekhnêtou
biou s’inscrit, je crois, dans la culture grecque classique, dans le creux qui
est laissé aussi bien par la cité, la loi, que la religion quant à cette organi-
sation de la vie. La liberté humaine trouve à s’obliger, pour un Grec, non
dans la cité, non pas tellement ni seulement dans la loi, non pas dans la
religion, mais dans cette tekhnê (cet art de soi-même) que l’on pratique
soi-même. (Foucault M., 2001c, p. 429)

C’est là que devient pertinente la célèbre distinction foucaldienne


entre morale et éthique, la première concernant les codes et la deuxième
les formes de subjectivation de ces codes, les conditions auxquelles on
va pouvoir insérer le bios à l’intérieur d’un code. Foucault affirmera, en
effet, que, plus que le code moral, ce qui basculera d’un moment à l’autre
c’est le type d’expérience éthique qui y est en jeu.

96920.indb 757 21/01/14 08:02


758 ManuelMauer

Comme on le sait, cette expérience éthique est à son tour analysée


par Foucault selon quatre axes: 1/ la substance éthique: l’aspect de l’in-
dividu concerné dans l’accomplissement de la conduite morale; 2/ le
mode d’assujettissement: les raisons qui amènent à se reconnaître comme
lié par la règle, le style d’obligation depuis lequel l’individu éthique se
soumet à une règle de comportement; 3/ l’ascétique: le type d’activité,
les techniques mises en œuvre pour devenir capable d’une conduite
morale, pour la constitution du sujet moral; 4/ la téléologie morale: le
but visé à partir de l’obéissance aux règles, l’idéal posé à l’horizon. Du
point de vue de la «substance éthique», Foucault signale qu’il n’y a pas
chez les Grecs d’expérience de la sexualité ou de la chair, mais une
expérience des aphrodisia.Loin de renvoyer à une dimension naturelle
de la subjectivité, le concept d’aphrodisiafait plutôt référence à un cer-
tain type d’activité constituée par des actes liés à des plaisirs intenses,
dotés d’une dynamique propre, susceptibles d’excès, et devant donc être
l’objet d’une mesure, d’un régime, d’une maîtrise. Foucault souligne
d’ailleurs, à cet égard, l’absence de référence à la faute morale, au péché
et au désir comme principe souterrain et coupable de la sexualité – désir
qui, sous la forme de la concupiscence, constituera précisément la subs-
tance éthique dans l’expérience chrétienne de la chair. En ce qui concerne
le «mode d’assujettissement» propre à cette expérience grecque des
aphrodisia, Foucault le situe dans unchoixpolitico-esthétique: en matière
de sexualité il ne s’agit pas, pour un grec, d’obéir à une loi universelle
prescrivant une série d’interdits afin de sauver une âme essentiellement
pècheresse, mais de faire un bon usage des plaisirs afin de mener une
existence mesurée, harmonieuse, salutaire et belle. La «forme d’ascèse»
est pour sa part constituée par une série de techniques de soi exigeant
entrainement et tempérance (tekhnè du corps, exercice des lois par les-
quelles on défini son rôle de mari, érotisme comme forme d’ascétisme
envers soi dans l’amour des garçons) – techniques qui contrastent avec
le travail de déchiffrement de soi (d’herméneutique du désir) consolidé
par la suite par le christianisme22. Enfin, en ce qui concerne la «téléologie»

22
Signalons toutefois que la transition entre ces deux moments (grec classique et
chrétien) aura été préparée, en une large mesure, par le recentrement, durant la période
hellénistique (à laquelle est consacré le troisième volume de l’Histoiredelasexualité), de
l’expérience éthique des aphrodisia autour d’un de ses éléments: l’épithumia. D’où la
remarque de Foucault selon laquelle il serait inadéquat de faire une histoire de la sexualité
en termes de répression du désir: il faut au contraire partir d’une histoire des techniques
de soi comme élément à partir duquel le moment du désir a été progressivement isolé,

96920.indb 758 21/01/14 08:02


Del’Hommeaubios 759

propre à cette forme d’ascèse, elle se situe selon Foucault dans la maitrise
de soi, c’est-à-dire dans l’affirmation d’une liberté active conçue comme
condition de l’accès au vrai. Ce qui, encore une fois, contraste avec l’ho-
rizon chrétien de purification, d’extirpation des désirs et de renoncement
à soi afin de pouvoir accéder à la vérité de la Parole Divine.
Derrière la permanence des points de problématisation s’y dessinent
donc deux expériences éthiques très différentes et, surtout, deux types de
rapports différents à la norme et au vrai: d’une part, une stylisation du
soi à partir d’un usage raisonné des plaisirs dans un rapport de référence
mais aussi de distance aux normes (donc, ordre immanent, absence de
références à des valeurs transcendantes), et cela afin d’atteindre une
totale maitrise du soi pensée comme condition d’accès au vrai (mais sans
que s’y joue la vérité du sujet). Alors que du côté chrétien nous avons
une totale soumission à un code universel et transcendant, lequel impose
une herméneutique du désir (une mise en discours par le sujet de sa vérité
intime) comme condition de la mortification d’une âme originellement
pècheresse, en tant que cette mise à mort de soi rendra enfin possible
l’accès à la vérité révélée23. Signalons au passage que s’éclaire par là
l’énigmatique formule qui en 1976 concluait le premier tome de l’His-
toiredelasexualité: «Contre le dispositif de la sexualité, le point d’ap-
pui de la contre-attaque ne doit pas être le sexe-désir, mais les corps et
les plaisirs» (Foucault M., 1994, p. 208).

F. LE SOUCI DE SOI: DU RAPPORT ÉTHOPOIÉTIQUE AU VRAI

Reste pourtant à déterminer positivement le rapport proprement grec


entre subjectivité et vérité. En effet, jusqu’ici nous n’avons fait qu’insis-
ter sur l’absence d’une herméneutique du désir – i.e. d’une vérité ayant
le sujet pour objet – dans le cadre de l’expérience classique des aphro-
disia. Tel sera sans doute le principal apport de L’herméneutiquedusujet,
cours prononcé par Foucault en 1982 au Collège de France. En effet, si
le problème du cours de 1981 était surtout celui de l’existencebelledans

découpé et exalté, au point de finir par polariser de manière presque exclusive le rapport
à soi du sujet occidental du christianisme à l’époque moderne.
23
Le christianisme dédouble donc le rapport sexe-vérité, faisant apparaître la ques-
tion de la vérité du désir comme condition de l’accès à la Vérité; par là il noue le rapport
de la subjectivité à la vérité à travers le désir, selon un schéma qui sera caractéristique de
toute l’histoire de l’Occident chrétien et moderne.

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760 ManuelMauer

la Grèce classique, celui de l’année suivante sera plutôt celui de la vraie


vie – i.e. d’une vie qui serait l’incarnation de principes vrais – dans la
philosophie hellénistique et romaine. L’herméneutiquedusujetest en une
large mesure consacrée à mettre en lumière la prééminence – dans la
culture grecque en général et, plus particulièrement, dans le cadre de sa
philosophie – du motif de l’epimeleiaheautou (du souci de soi) par rap-
port au motif du gnôthiseauton(de la connaissance de soi)24. La thèse
centrale serait donc que, pour un grec, l’accès au vrai apparait comme
subordonné, tant d’un point de vue éthique qu’épistémologique, à un
travail de transformation du soi: «c’est l’epimeleiaheautouqui constitue
le vrai support de l’impératif ‘connais-toi toi-même’» (Foucault M., 2001c,
p. 443)25.
Le christianisme monastique (formé à partir des IIIe et IVe siècles)
marquera un premier point de rupture avec cette tradition. Certes, l’her-
méneutique chrétienne du désir restera liée à l’idée d’une transformation
nécessaire de soi (mouvement de purification du cœur) à partir d’un cer-
tain rapport à la vérité (à la Parole Divine) (Foucault M., 2001c, p. 245).
Cela dit, elle introduira unélémentnouveau, en faisant pour la première
fois du sujet lui-même (de son intériorité psychologique) un objet de
connaissance à la fois primordial et obscur (le sujet chrétien serait par là
analogue à la figure anthropologique de l’homme, voué à une connais-
sance à la fois indispensable et impossible de lui-même26). En effet, sur
fond du privilège ancien de l’epimeleia il n’y avait pas, au sens strict, de
connaissance du soi. Si l’on se tourne du côté du Socrate de l’Alcibiade,
celle-ci renvoie plutôt à la connaissance du divin en soi, et non pas à
l’individu Socrate (Foucault M., 2001c, p. 182). En ce qui concerne le
stoïcisme, Foucault montre bien que l’analyse des représentations prati-
quée par Sénèque et ses disciples porte sur leur contenu objectif plutôt que
sur leur sujet ou que sur la réalité psychique des représentations (Fou-
cault M., 2001c, p. 287), alors que l’examen de conscience, tel au moins

24
En témoigne l’analyse foucaldienne de l’Apologieet de l’Alcibiade, où Socrate
apparaît comme le héraut du souci de soi, avant d’être l’homme de la connaissance de soi.
C’est toutefois à partir des textes des philosophes de la période hellénistique et romaine
(Épicure, Épictète, Sénèque, Plutarque) que la centralité antique du souci de soi sera mise
en évidence par Foucault.
25
Foucault appellera «spiritualité» cette articulation entre le souci de soi d’une
part, et la connaissance de soi et du monde de l’autre – articulation selon laquelle celui-là
serait à la fois condition et effet de celle-ci.
26
Cf. à ce sujet l’article de B. Han, «Analytique de la finitude et histoire de la
subjectivité» (Han B., 2003, p. 190).

96920.indb 760 21/01/14 08:02


Del’Hommeaubios 761

que Sénèque le décrit, a pour objet, non pas la nature psychique du sujet,
mais le degré de correspondance des actions réalisées pendant la journée
aux principes professés – le but étant, non de mieux se connaître, mais
de mieux s’armer pour faire face aux évènements du monde (Foucault M.,
2001c, p. 461-464). Cela dit, la rupture majeure avec la tradition antique
de la spiritualité se produira, selon Foucault, avec la tendance de la pen-
sée moderne – cartésienne et post-cartésienne27 – à dissocier le problème
de la connaissance (de soi et du monde) du problème de la transformation
de soi, privilégiant le premier au détriment du second. Le sujet cartésien,
dira Foucault, est «comme tel»capable d’accéder au vrai (Foucault M.,
2001c, p. 183). Chez Descartes, la méthode a en effet pris la place du
travail éthique sur soi propre à la spiritualité antique. Désormais, la phi-
losophie peut devenir une épistémologie (Foucault M., 2001c, p. 20).
En 1982 Foucault analysera donc dans le détail cette particularité du
souci de soi stoïcien et épicurien qui fait que la connaissance du monde
apparaitra comme subordonnée à une finalité strictement éthique (comme
en témoigne le thème, cher aux stoïciens, de la paraskeue, du logos
comme armure, comme équipement) et que l’examen de soi n’aura pas
le sens d’une connaissance des arcanes du cœur, mais sera plutôt évalua-
tion exigeante et vigilante (de caractère strictement instrumental) de
l’adéquation des actions réalisées aux principes proclamés. Ainsi, à la
différence de l’herméneutique chrétienne du soi ou de la réflexivité
propre à l’homme moderne, le retour à soi stoïcien vise, non pas la
connaissance du soi, mais sa transformation28. Ainsi, au logos – i.e. à
l’objectivation du soi à travers un discours vrai – comme clé de l’articu-
lation chrétienne et moderne entre sujet et vérité, s’opposerait donc
l’ethos– i.e. la subjectivation d’une vérité sur le monde – comme média-
tion proprement ancienne entre ces deux pôles. Foucault conteste par là

27
Le kantisme et le post-kantisme – ainsi que la figure de l’homme comme doublet
empirico-transcendantal qui en découle – ne seraient qu’un «tour de spire» supplémentaire
du tournant cartésien (Foucault M., 2004c, p. 183). Foucault évoque tout de même une
série d’auteurs (tels que Hegel, Schopenhauer, Nietzsche, le Husserl de la Krisis ou le
Heidegger d’Êtreettemps) qui, après Descartes, chercheront à articuler une nouvelle fois
spiritualité et philosophie, connaissance et transformation de soi (Foucault M., 2004c,
p. 30).
28
D’où aussi, soit dit en passant, une des différences majeures entre le souci de soi
ancien et «le culte contemporain de soi» où l’enjeu semble être plutôt «de découvrir mon
vrai moi en le séparant de ce qui pourrait le rendre obscur ou l’aliéner, en déchiffrant sa
vérité grâce à un savoir psychologique ou à un travail psychanalytique» (Foucault M.,
2001b, p. 1443).

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762 ManuelMauer

l’idée d’une histoire ininterrompue et progressive du sujet et de sa


connaissance, qui mènerait sans solution de continuité du «connais-toi
toi-même» socratique à la phénoménologie husserlienne par une radica-
lisation croissante, ou à la psychanalyse freudienne par une extension
croissante (Foucault M., 2001c, p. 443). Au «postulat, implicite ou expli-
cite, d’une théorie générale et universelle du sujet», Foucault opposera
donc «une analytique des formes de la réflexivité, en tant que ce sont ces
formes-là qui constituent le sujet comme tel» (Foucault M., 2001c,
p. 444).
Par là, le cours de 1982 dédouble le concept hellénistique du bios
qui devient à la fois lieu d’épreuve pour le soi (instance à travers laquelle
le soi s’évalue, mesurant son degré d’adéquation aux principes vrais qu’il
se donne), et œuvre dans laquelle il cherche à incarner d’une manière
toujours plus achevée ces vérités. C’est tout le thème d’une «esthétique
de l’existence» – qui est aussi et surtout une «éthique de l’existence» –,
qui rend le sujet ancien irréductible tant au sujet chrétien qu’au sujet
transcendantal. Réciproquement, Foucault dira que la vérité, dans le
monde hellénistique, se définit non pas par sa capacité purement gnoséo-
logique d’adéquation à l’objet (ou au sujet objectivé), mais, plus profon-
dément, par sa puissance éthopoiétique, par son aptitude à s’incarner dans
une vie et à la transformer. Comme le remarque F. Gros, «ce qui fait la
vérité du discours vrai de la psychologie [et de toute entreprise d’objec-
tivation du sujet en général], c’est sa capacité à répondre à la question
‘qui sommes-nous?’. Or pour Foucault, dans ce qu’il lit des moralistes,
chez Épicure, Sénèque, Marc Aurèle, Épictète, etc., ce qui pour la philo-
sophie hellénistique et romaine (sinon pour toute la philosophie antique)
fait la vérité d’un discours vrai, c’est sa capacité à transformer le mode
d’être du sujet, dans l’urgence de l’action et face à l’imprévu des évène-
ments…» (Gros F., 2003, p. 161).

G. BIOS KUNIKOS: «LA VRAIE VIE COMME VIE AUTRE»

Ainsi, si le cours de 1981, à travers l’analyse de l’expérience clas-


sique des aphrodisia, permettait surtout d’opposer à l’idée d’un sujet
juridico-moral la figure d’un sujet éthique se constituant lui-même
comme existence belle à partir d’une stylisation du code, le cours de 1982
insistera davantage sur l’idée d’un rapport étho-poiétique, pragmatique,
non objectivant, entre vie et vérité (donc pas de sujet universel de la

96920.indb 762 21/01/14 08:02


Del’Hommeaubios 763

connaissance ni d’objectivation du sujet par lui-même et pourtant, tout


de même, mise en valeur d’un certain rapport du sujet au vrai). Par là,
les deux versants de la figure moderne de l’Homme – le versant politique,
avec l’idée d’un homme «normal» conçu comme donnée de nature,
méconnaissant le caractère constituant des normes de savoir-pouvoir qui
le traversent, et le versant épistémique, avec l’idée de l’homme comme
doublet empirico-transcendantal29 – trouvent déjà un certain contrepoint
historique. C’est pourtant dans les toutes dernières leçons de son dernier
cours (Lecouragedelavérité,prononcé en 1984) que ces deux lignes
de force – rapportéthico-esthétiqueaucodeet rapportpragmatiqueau
vrai – trouveront à s’articuler et à se radicaliser de manière éclatante
autour de la figure du bioskunikos.
Le cours de 1984 s’ouvrepar un retour à Platon et à l’écart qui, à
partir du thème du souci de soi, se creuse entre l’Alcibiade(centré sur
la notion de psukhê) et le Lachès(plutôt centré sur celle de bios). Fou-
cault y voit le point de départ de deux traditions distinctes qui traver-
seraient l’ensemble de l’histoire de la philosophie occidentale – se croi-
sant parfois, mais sans pour autant se confondre (Foucault M., 2008,
p. 149). Aussi y évoque-t-il un premier courant qui, empruntant la voie
ouverte par l’Alcibiade, identifiera le soi à l’âme (psukhê) et le souci
desoià l’exigence d’un travail théorétique de connaissance de l’Être,
afin que l’âme se connaisse au mieux elle-même30. Cette première tra-
dition travaillera donc dans le sens de la mise en place d’une «méta-
physique de l’âme (et du monde)», i.e. de la fondation du lien, à même
la connaissance discursive, entre une âme immortelle et une vérité

29
Voir à ce sujet l’éclairant article de Béatrice Han (Han B., 2003, p. 196): «[Dans
le cours de 1982] les apories de l’Analytique de la finitude se présentent désormais comme
la conséquence à long terme de l’épistémologisation de la philosophie au détriment de sa
dimension spirituelle. […] Si la raison principale de l’échec de la philosophie provient du
mode d’objectivation/subjectivation introduit par Descartes, et donc du divorce entre
connaissance et spiritualité, il est plausible que la solution au dilemme anthropologique,
si elle existe, tiendra à la redéfinition d’une nouvelle position pour le sujet capable de
réincorporer l’exigence d’une transformation de soi». Nous adhérons pour l’essentiel à
une telle interprétation. Nous rajouterions tout simplement deux choses. D’abord, que la
conception spirituelle de la philosophie, plus que d’apporter une solution au dilemme
anthropologique, permettra à Foucault d’en approfondir la problématisation. Ensuite, que
c’est surtout chez les cyniques (plus que chez Platon ou chez les stoïciens) que Foucault
trouvera, dans la philosophie antique, un véritable contrepoint à la figure moderne de
l’homme.
30
Peut-on y voir la lointaine préfiguration, à quelques déplacements près, de la
duplication empirico-transcendantale? Foucault ne l’affirme pas mais l’insinue.

96920.indb 763 21/01/14 08:02


764 ManuelMauer

transcendante. Face à un tel geste, se dresse pourtant selon Foucault


une autre tradition qui, s’inscrivant dans la lignée inaugurée par le
Lachès – où le souci de soi conduit, non à la psukhê, mais au bios, et
s’entend comme incitation à vivre en concordance aux principes aux-
quels on adhère (Foucault M., 2008, p. 148) – travaillera dans le sens
de la mise en place d’une «esthétique de l’existence», visant à donner
à sa vie (bios) une forme belle et vraie, et par là même – comme on le
verra – nécessairement disruptive. Cette seconde lignée constituerait
donc, pour l’essentiel, une «expérience historico-critique de la vie»
(Foucault M., 2008, p. 289). Bien entendu, Foucault entend situer son
propre travail dans cette deuxième tradition31. Or, c’est chez les
cyniques – dont l’héritage se réduit justement, plus qu’à un corps doc-
trinaire, à une poignée d’anecdotes de vie – qu’il identifiera le point
peut-être le plus intense de cette étrange «tradition».
La vie cynique, dans sa rusticité et son dénuement, incarnera en
effet de manière radicale ce rapport de référence et d’écart aux normes
que nous évoquions comme constitutif de la conception antique du
bios. Ce double rapport aux normes est effectivement exprimé par la
devise cynique: parakharaxon to nomisma. Foucault la traduit par
«falsifie ta monnaie» (Foucault M., 2008, p. 209) – la monnaie ren-
voyant à l’idée de nomos, et la falsification à l’idée d’un détournement
à l’égard de l’interprétation conventionnelle et édulcorée des valeurs
afin de mettre en lumière, sans concessions, leur véritable portée. Or,
comme le montre l’analyse foucaldienne, cette devise, les cyniques
l’appliqueront aux valeurs classiques de l’aletheia: la non-dissimula-
tion, la pureté, la conformité à la nature, la souveraineté. Aussi le bios
cynique consistera-t-il à reprendre, en les radicalisant et en les dépla-
çant du domaine du discours vers la matérialité de l’existence, les
principales prescriptions de la vérité classique. Pourtant, d’être incar-
nées et appliquées à la lettre, les valeurs traditionnelles de l’aletheia
se voient renversées. Désormais, l’exigence de non-dissimulation
deviendra vie impudique, entièrement exposée au regard de tout le
monde (Foucault M., 2008, p. 231-235); la pureté, existence menée
dans le dépouillement le plus radical, dans la pauvreté la plus complète
et humiliante (Foucault M., 2008, p. 235-242); la conformité à la nature

31
Travail qui, d’avoir un support essentiellement discursif, n’aspire pas moins à
constituer une véritable expérience, une ascèse, un exercice sur soi de la pensée (Fou-
cault M., 1997a, p. 15-16).

96920.indb 764 21/01/14 08:02


Del’Hommeaubios 765

deviendra animalité sauvage (Foucault M., 2008, p. 242-245); et l’iden-


tité à soi, exercice d’une souveraineté illimitée – illustrée par la scène de
Diogène remettant en question la légitimité d’Alexandre (Foucault M.,
2008, p. 248-259). Par là, le cynique mettrait en évidence le caractère
intenable des valeurs traditionnelles de l’aletheia lorsque celles-ci sont
pleinement assumées.
Si la vie du cynique a de quoi être considérée comme une «vraie
vie», ce n’est pourtant pas seulement au sens où elle incarne, tout en les
radicalisant, les significations classiques de l’aletheia. Ce n’est pas non
plus au sens où, se délestant de tout ce qui est superflu, elle se réduit au
vital (i.e. à l’élémentaire, au strict minimum indispensable afin d’assurer
sa survie). C’est aussi et surtout parce que, à travers ce double geste, elle
est capable de produire, à même la matérialité d’une existence scanda-
leuse – scandaleuse d’être excessivement, littéralement, respectueuse du
code –, une vérité d’une tout autre nature. Dans son acception moderne
la plus banale, le concept de vérité renvoie au fruit d’une découverte,
versée ensuite dans un discours dont la validité serait universelle et anhis-
torique en raison de la pleine adéquation à son objet, et dont l’effet prin-
cipal serait la mise en place d’un consensus apaisant autour de cette
vérité unanimement admise. Or, chez les cyniques, avant de s’appliquer
au discours, la vérité renvoie à la vie. Par ailleurs, la véracité du bios
kunikos est indissociable de sa condition d’évènement singulier: d’être
vraie, la vie cynique ne saurait pour autant s’ériger en modèle universel
à imiter. Et pourtant, insiste Foucault, on ne saurait réduire le noyau
éthique du cynisme à une forme de proto-individualisme. En effet, loin
d’être synonyme d’adéquation et de pacification, la vraie vie cynique se
caractérise par l’effet déstabilisant qu’elle saura produire en raison de son
abjecte inadéquation aux conventions reçues. Or la dimension scanda-
leuse et déstabilisante de la vie cynique est surtout liée au fait qu’à tra-
vers ses gestes, ses grimaces et ses paroles le philosophe cynique contri-
bue à mettre en évidence deux choses: 1/ le fait que la foule (mais aussi
et surtout les philosophes) ne se conduit pas selon les principes qu’elle
professe; 2/ et que ces principes sont éminemment problématiques:
appliqués à la lettre, ils s’avèrent invivables.
Les normes régissant une société étant toujours à divers égards pro-
blématiques, intenables, et le cynisme consistant à mettre en évidence ces
failles souvent difficiles à identifier et à assumer, on comprend que la
«vraie vie» – au sens au moins que les cyniques confèrent à cette expres-
sion – doive nécessairement être une «vie autre» (Foucault M., 2008,

96920.indb 765 21/01/14 08:02


766 ManuelMauer

p. 226) qui contraint en même temps le monde – dont la non-viabilité


vient d’être mise en lumière –, à devenir lui-même autre à travers une
transformation du rapport que tout chacun a à soi32. La forme de vie
adoptée par le cynique vaut donc comme une adresse lancée au monde
qui est le sien pour qu’il devienne autre – d’où la politicité inhérente au
bioskunikos, qui en fait une «militance en milieu ouvert» (Foucault M.,
2008, p. 262)33. Bref, si la «vraie vie» cynique finira par retenir l’atten-
tion de Foucault – par delà les figures socratique, stoïcienne ou épicu-
rienne – c’est que, alors que dans ces cas le résultat visé renvoyait à une
impassibilité de l’âme (ataraxia) qui impliquait, à plusieurs égards, une
forme de résignation34, le bioskunikos sera indissociable de la position
d’une altérité inquiétante à même la propre vie, et d’une altération bou-
leversante du monde auquel on appartient. Et Foucault de conclure, dans
son manuscrit: «il n’y a pas d’instauration de la vérité sans une position
essentielle d’altérité. La vérité, ce n’est jamais le même. Il ne peut y avoir
de vérité que dans la forme de l’autre monde et de la vie autre» (Fou-
cault M., 2008, p. 311).

CONCLUSION

Dans le dernier cours de Foucault, deux lignes de force développées


les années précédentes (en 1981 et en 1982, plus précisément) trouveront
donc à s’articuler et à se radicaliser de manière éclatante autour de la figure
du bioskunikos: la vie du philosophe cynique se caractérise en effet par le
fait qu’y convergent un rapport éthico-esthétique au code qui creuse une
distance à l’égard de celui-ci (en contraposition à la figure d’un sujet juri-
dico-moral, entièrement soumis à une loi universelle et transcendante, ou

32
L’immanence propre à la «vie autre» et au «monde autre» visés par la praxis
cynique étant bien entendu à distinguer du sens transcendant inhérent aux figures platoni-
cienne ou chrétienne (Foucault M., 2008, p. 292) de «l’autre vie» et de «l’autre monde»
(Foucault M., 2008, p. 311).
33
Comme le remarque M. Potte-Bonneville, il est sans doute pertinent de reprendre
ici la distinction opérée par Foucault dans son cours de 1973 entre une vérité-ciel– «uni-
versellement présente sous l’apparence des nuages» (Foucault M., 2003, p. 237) – et une
vérité-foudre(Potte-Bonneville M., 2010, p. 92).
34
La construction intérieure primant sur la transformation politique du monde, et
cela malgré les efforts de Foucault pour mettre en évidence la socialité inhérente au souci
de soi stoïcien ou épicurien. Cf. F. Gros, «Situation du cours» (Foucault M., 2001c,
p. 326).

96920.indb 766 21/01/14 08:02


Del’Hommeaubios 767

d’un «homme normal» conçu comme donnée de nature), et un rapport


éthopoiétique ou pragmatique au vrai, qui pense le bios comme agent de
transformation de soi et du monde (en contraposition à l’idée d’un sujet
universel de connaissance qui serait à son tour son propre objet).
Or, par là, comme nous l’avons déjà signalé, les deux aspects médul-
laires de la figure moderne de l’homme – l’idée d’un «homme normal»,
entièrement traversé par les normes de savoir-pouvoir dont il méconnait
cependant le caractère constitutif, et l’idée de l’homme comme doublet
empirico-transcendantal – trouvent un contrepoint historique: le bios ren-
voie en effet à la vie en tant qu’elle est capable de maintenir un rapport actif,
de distance (plus ou moins grande) à l’égard des normes; le bios ne se
conçoit pas comme sujet transcendantal; le bios (dans sa forme post-plato-
nicienne au moins) ne se laisse pas penser comme objet de savoir. D’où
notre hypothèse initiale, d’après laquelle Foucault aurait recours au concept
de vie pour contourner la référence à l’homme. Or, il importe aussi de sou-
ligner que cette vie ne viendra pas occuper la place du fondement arrachée
à l’homme, que ce soit sous la forme d’un naturalisme ou d’un vitalisme.
En effet, le bios ne renvoie pas à la vie «naturelle», à la simple zoè,
au vécu psychologique ou au vivant biologico-organiquequi seront cap-
turés par les dispositifs modernes de savoir et de pouvoir – et cela, même
lorsqu’il s’agit, pour les cyniques, de revendiquer une certaine animalité.
L’animalité cynique – assumée devant les autres comme scandale – «est
une tâche, pas une donnée», dira Foucault (Foucault M., 2008, p. 245).
On pourrait reprendre à ce sujet les analyses de Bataille autour du concept
de transgression. Ce qui se joue dans le retour cynique à l’animalité est
en effet, avant tout, un acte de transgression. Or, comme le montre
Bataille à partir de l’analyse de l’expérience érotique, la transgression
d’un interdit dont la fonction était de nous tenir à distance de l’existence
sauvage ne vaut pas pour autant retour à la violence animale. Peu importe
son degré de virulence, l’expérience de la transgression est toujours, en
même temps, la paradoxale affirmation de la limite et, par là, aussi bes-
tiale fût-elle, elle nous éloigne encore d’un cran de l’immédiateté natu-
relle: «latransgressionn’arienàvoiraveclalibertépremièredelavie
animale, elle ouvre plutôt un accès à un au-delà des limites observées
habituellement, mais ces limites, elle lespréserve.[…] Si la transgression
de l’interdit a pris le sens d’un retour à la nature – dont l’animal consti-
tue l’expression par excellence – ce fut par un abus des termes»35.

35
Cf. G. Bataille, L’érotisme, 1957.

96920.indb 767 21/01/14 08:02


768 ManuelMauer

Mais le biosne correspond pas, non plus, à l’idée d’une puissance


vitale – avec l’horizon de synthèse, de composition, de conciliation qui
sous-tend une telle idée. Certes le bios cynique est défini par son
immanence et par sa capacité à créer de la différence. Cela dit, il se
caractérise en même temps par la distance, par la rupture qu’il est
susceptible d’introduire à même le réseau des normes de savoir-pou-
voir dans lequel il s’inscrit. Le bios renvoie en effet toujours au rap-
port agonistique, stratégique, «d’incitation réciproque» (Foucault M.,
2001b, p. 1057), entre une liberté et le code auquel elle a à faire.
À l’horizon du bios, nulle perspective de conciliation ou de composi-
tion. Pas de dissolution possible du soi et de la subjectivité dans l’ab-
solu de l’Être ou dans le Tout de la Vie. Pas même dans «une Vie»,
fût-elle impersonnelle et singulière36. Bref, nulle promesse de salut,
mais toujours l’insurmontable extériorité d’un rapport conflictuel récu-
sant toute tentative de totalisation. L’analyse des cyniques montre en
effet à quel point, pour Foucault, la déprise de soi n’implique point sa
fusion mystique avec l’Absolu ou sa dissolution dans l’immanence
d’«une Vie», mais, tout au contraire, un certain retour à soi37. Pour
reprendre donc l’exemple du bios kunikos: si la vie cynique est une
«vraie vie», ce n’est pas au sens où elle parviendrait à une intuition
du Tout de la Vie, mais au sens où elle réussit à problématiser le
monde dans lequel elle s’inscrit, creusant davantage les failles qui le
traversaient d’emblée.Aussi le geste cynique montre-t-il que le code
qui régit le monde antique (les valeurs traditionnelles de l’aletheia)
exige d’être suivi de près et rend inadmissible toute hypocrisie à son
égard; mais qu’à la fois ce même code ne saurait tolérer ceux qui
décident de le prendre à la lettre. Or, face à un tel dilemme le cynisme,
loin de proposer une solution qui permettrait de lever la contradiction,
ne fait que la creuser davantage. L’expérience à laquelle nous ren-
voient les analyses foucaldiennes reste par là, en un sens, tragique38.

36
Cf. l’article de G. Deleuze «L’immanence: une vie…» (Deleuze G., 1995,
p. 3-7).
37
Cf. à ce sujet M. Potte-Bonneville, «Disparaître» (Artières Ph., Potte-Bonne-
ville M., 2007, p. 159-163).
38
À condition que l’on se garde bien de confondre cet aspect tragique de la pensée
de Foucault – qui renvoie à l’absence, dans sa philosophie, d’une synthèse ultime et
conciliatrice – avec un quelconque «pessimisme». Tout ce travail de problématisation
n’est en effet, d’après Foucault, que la condition pour qu’émerge un «nous» inédit, qui
monnayera le problème sous une forme qui, pour le philosophe, reste imprévisible: «je
crois que le travail qu’on a à faire est un travail de problématisation et de perpétuelle

96920.indb 768 21/01/14 08:02


Del’Hommeaubios 769

D’où le fait que malgré son insistance sur le concept d’immanence,


Foucault ne saurait trouver ses références du côté de la Nature spino-
ziste, avec l’horizon de bonheur qu’elle promet à celui qui saura s’y
insérer subspecieaeternitatis39, ou dans le vitalisme «atragique» d’un
Bergson (Jankélévitch V., 1999, p. 248).

reproblématistion […] Il arrive que des gens prennent cet effort de reproblématisation
comme un ‘anti-réformisme’ reposant sur un pessimisme du genre ‘rien ne changera’.
C’est tout le contraire. […] Le travail de la pensée […] est de rendre problématique tout
ce qui est solide. L’‘optimisme’ de la pensée, si on veut employer ce mot, est de savoir
qu’il n’y a pas d’âge d’or» (Foucault M., 2001b, p. 1431). Et dans un autre entretien,
autour de la question du sujet politique de la transformation – qui serait le grand absent
de ses analyses – Foucault répond: «[…] le ‘nous’ ne me semble pas devoir être préalable
à la question; il ne peut être que le résultat – et le résultat nécessairement provisoire – de
la question telle qu’elle se pose dans les termes nouveaux où on la formule» (Foucault M.,
2001b, p. 1413).
39
Ce qui nous mène à prendre une certaine distance à l’égard de l’interprétation
proposée par P. Macherey concernant le rapport entre Foucault et Spinoza. Dans la concep-
tion foucaldienne de la norme, P. Macherey propose en effet d’y voir un certain héritage
spinoziste. Si, pour Foucault, être sujet c’est «appartenir» à un certain réseau normatif qui
«produit» le sujet comme tel, selon P. Macherey on peut dire autant du philosophe néer-
landais: «Être sujet, c’est alors, suivant une formule qui revient dans toute l’œuvre de
Spinoza, se poser, s’affirmer, se reconnaître comme pars naturae, c’est-à-dire comme
étant soumis à la nécessité (et Spinoza dit qu’il s’agit de tout le contraire d’une contrainte
externe) globale d’un tout, ce tout étant la nature elle-même dont chacune de nos expé-
riences de sujets est l’expression plus ou moins développée et complète, expression déter-
minée selon Spinoza, expression normée dirait Foucault dans son propre langage…»
(Macherey P., 2009, p. 84). Or, si leurs conceptions respectives de la norme (sociale dans
un cas, naturelle dans l’autre) permettent bien de rapprocher ces deux auteurs, il y a, à
notre avis, une différence capitale au niveau du corollaire éthique (et ontologique) qui s’en
déduit dans l’un et l’autre cas. En effet, pour Spinoza il s’agit, via l’affirmation du carac-
tère naturel – donc productif – et nécessaire des normes, de récuser toute possibilité pour
le sujet de se poser «tanquam imperium in imperio», la proposition éthique consistant
désormais à essayer de «déployer au contraire au maximum toute la puissance qui est dans
cette nature même, par laquelle [cette subjectivité] communique, en tant que parsnaturae,
avec la nature entière dont elle est tendanciellement la manifestation complète […]. Toute
la nature est “en” moi, pour autant que j’apprenne à me connaître comme lui appartenant,
en accédant à ce savoir éthique, qui est aussi une éthique du savoir, et qui supprime la
fausse alternative de la liberté et de la nécessité» (ibid., p. 84-85). Or on peut dire que
l’éthique foucaldienne, prenant appui sur ce long et patient travail de diagnostic archéo-
logique et généalogique, vise, non à «exprimer» joyeusement le tout, apprenant à s’y
insérer subspecieaeternitatis – comme le suggère P. Macherey, rapprochant le vœu fou-
caldien de «penser autrement» de l’amorintellectualisDei dont parle Spinoza –, mais à
se poser comme «un pouvoir dans un pouvoir» – i.e. à résister –, tout en sachant qu’une
telle entreprise est (en partie au moins) vouée à l’échec (dans la mesure où, comme Fou-
cault le répète à maintes reprises, «il n’y a pas de dehors»). Foucault reste en ce sens pour
nous plus proche d’un penseur de la finitude comme Kant (finitude qu’il tentera pourtant
d’affranchir de toute dérive fondationnelle), que d’une philosophie de l’infini comme celle
de Spinoza.

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770 ManuelMauer

Ni simple nature, ni pur élan vital, ni homme empirique ni sujet


transcendantal, le bios renvoie donc plutôt au pli qui résulte du rapport à
soi d’une liberté, en tant que celui-ci suppose toujours, à la fois, un rap-
port agonistique aux normes, et en tant, aussi, qu’à partir d’une telle
distance, le bios est susceptible de produire des effets de vérité. Dans
cette figure de la «vraie vie» cynique que Foucault reprendra dans les
dernières leçons de son dernier cours il faudrait donc y voir, non pas,
comme le suggère Deleuze, les rudiments «un certain vitalisme où
culmine la pensée de Foucault» (Deleuze G., 1986, p. 98), encore moins
l’appel à un retour à une immédiateté naturelle, mais l’articulation, à
partir d’une certaine notion éthique de la vie, d’une alternative post-méta-
physique, non fondatrice, aux concepts d’«homme vrai» et d’«homme
normal» dont Foucault aura mené la critique tout au long des années
1960 et 1970.

Universidad de Buenos Aires/CONICET Manuel MAUER

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772 ManuelMauer

RÉSUMÉ – Les références à la vie sont constantes dans l’œuvre de Michel


Foucault. Or comment relier ces analyses éparses, fragmentaires, discontinues?
Est-il possible d’en extraire un concept proprement foucaldien de vie? Afin
d’avancer une réponse à cette double interrogation, le présent travail propose un
parcours à travers les derniers cours de Foucault à partir d’une double hypothèse:
1/ le défi auquel s’est confronté la pensée foucaldienne a consisté à déplacer le
centre de l’analyse de l’Homme de l’anthropologie moderne vers la vie, sans
pour autant faire de celle-ci un nouveau fondement (que ce soit à la manière
d’une philosophie naturaliste ou d’une ontologie vitaliste); 2/ c’est dans ses der-
niers travaux, à partir de la reprise de la notion grecque de bios, que Foucault
parviendra finalement à articuler un concept de vie qui fut à la hauteur d’un tel
défi.

ABSTRACT – There are continual references to life in the works of Michel


Foucault. How can these sparse, fragmentary and discontinuous analyses be
brought together? Is it possible to extract from them a concept of life that is
proper to Foucault? To put forward a reply to this double question, the present
article proposes to go through the last lectures of Foucault using a twofold
hypothesis: 1/ the challenge faced by Foucault’s thought consisted in moving the
centre in the analysis of Man from modern anthropology towards life, without at
the same time making life a new foundation (whether as a naturalist philosophy
or a vitalist ontology would do); 2/ it is in his final works, in which he took up
the Greek notion of bios, that Foucault will finally succeed in articulating a
concept of life that was worthy of such a challenge (transl. J. Dudley).

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