Académique Documents
Professionnel Documents
Culture Documents
INTRODUCTION
1
«La vie: l’expérience et la science», publié d’abord, en 1985, dans la Revuede
métaphysiqueetdemorale, repris par la suite dans les Ditsetécrits(Foucault M., 2001b,
texte n° 361).
2
Un tel projet critique demeure en effet central tout au long de la réflexion foucal-
dienne, de l’Histoiredelafoliequi,en 1961, dénonçait que «de l’homme à l’homme vrai
le chemin passe par l’homme fou», aux derniers tomes de l’Histoiredelasexualité, citant
Char en couverture: «L’histoire de l’homme est la longue succession des synonymes d’un
même vocable. Y contredire est un devoir».
A. VIE ET VÉRITÉ
3
Une telle reconstruction fut cependant l’objet de notre thèse doctorale intitulée
«Le concept de vie dans les travaux de Michel Foucault», récemment soutenue sous la
direction de Frédéric Gros et de Francisco Naishtat en co-tutelle entre l’Université Paris-
Est et l’Université de Buenos Aires. Pour une analyse détaillée de la critique foucal-
dienne de l’humanisme dans ses travaux des années 1960 et 1970 nous renvoyons aussi
aux éclairantes analyses de B. Han et de C. Mercier évoquées dans la bibliographie.
4
«Là où jadis il y avait corrélation entre une métaphysique de la représentation et de
l’infini et une analyse des êtres vivants, des désirs de l’homme, et des mots de sa langue, on
voit se constituer une analytique de la finitude et de l’existence humaine, et en opposition
avec elle (mais en une opposition corrélative) une perpétuelle tentation de constituer une
métaphysique de la vie, du travail et du langage. Mais ce ne sont jamais que des tentations,
aussitôt contestées et comme minées de l’intérieur, car il ne peut s’agir que de métaphysiques
mesurées par des finitudes humaines: métaphysique d’une vie convergeant vers l’homme
même si elle ne s’y arrête pas; métaphysique du travail libérant l’homme de sorte que
l’homme en retour puisse s’en libérer; métaphysique du langage que l’homme peut se réap-
proprier dans la conscience de sa propre culture. De sorte que la pensée moderne se contes-
tera dans ses propres avancées métaphysiques, et montrera que les réflexions sur la vie, le
travail, le langage, dans la mesure où elles valent comme analytiques de la finitude, mani-
festent la fin de la métaphysique…» (Foucault M., 1990, p. 328).
Dès ses premiers travaux, parus au cours des années 1950, Foucault
est hanté par le problème de cette relation. En effet, ses toutes premières
publications remettent déjà en question le rapportpositifque les sciences
humaines – la psychopathologie en particulier – tentent d’établir entre
une vérité scientifiquement comprise et une vie humaine entièrement
objectivée. C’est à ce moment-là, comme le remarque F. Gros (Gros F.,
1994a, p. 21-27), que Foucault fera sienne la thématique d’un nécessaire
«retouràl’hommevrai» – thématique chère à l’existentialisme phéno-
ménologique et au marxisme humaniste qui dominaient la pensée fran-
çaise de l’après-guerre. Si ce thème d’un «retour à l’homme vrai» – à
l’égard duquel Foucault prendra vite ses distances – mérite toutefois
notre attention, c’est par le contrepoint qu’il permet de tracer avec la
figure de la «vraie vie» cynique qui clôt la dernière leçon du dernier
cours de Foucault, et parce qu’il permet de relire l’ensemble des travaux
archéologiques et généalogiques comme les opérateurs du passage d’une
figure («l’hommevrai») à l’autre («lavraievie»).
Dans son «Introduction à Binswanger», publiée en 1954, cet «homme
vrai» est appelé à opérer comme fondement des positivités naturelles intro-
duites par les sciences humaines5. L’étude s’ouvre par une explicitation du
point de vue théorique, d’inspiration nettement heideggérienne, adopté par
le psychiatre suisse L. Binswanger. Celui-ci, explique Foucault, vise à mettre
en place une anthropologie définie comme «forme d’analysefondamentale
par rapport à la connaissance concrète, objective et expérimentale, dont le
principe et la méthode sont déterminés par le privilège absolu de son objet:
l’homme, ou plutôt l’être-homme, le Menschein» (Foucault M., 2001a,
p. 94). Bien qu’elle ne rejette pas tout contenu empirique (comme le ferait
une philosophie purement transcendantale ou une ontologie fondamentale),
5
Dans l’autre texte qu’il publie cette même année, Maladiementaleetpersonnalité,
Foucault, cette fois-ci d’une perspective explicitement marxiste, objectera à la psychopa-
thologie classique et à la psychiatrie existentiale leur méconnaissance du fait que les
maladies mentales seraient un produit de conflits sociaux historiquement situés. L’expé-
rience de la maladie, écrit alors Foucault, est l’expérience d’une aliénation sociale où
l’homme perd l’humain en lui. Malgré la différence d’approche, l’idée d’«homme vrai»
se maintien donc dans ce texte comme promesse d’une liberté désaliénée que le traitement
(qui supposera, en dernière instance, la résolution des contradictions et des conflits
sociaux) devrait permettre de restituer. Le problème des sciences humaines serait donc de
se donner comme objet cet homme aliéné, ne pouvant désormais produire que des vérités
elles-mêmes aliénées. La critique des contenus positifs des sciences humaines se réalise
donc, ici aussi, à travers un mouvement qui les déborde en direction d’une expérience
historique plus fondamentale et, surtout, au nom d’un homme plus vrai, situé en deçà et
au-delà de cet homme aliéné à partir duquel les sciences humaines édifient leurs discours.
6
Ainsi, comme nous le verrons, tant dans le cas socratique que dans le cas des
cyniques analysés par Foucault dans son dernier cours, le courage de la vérité prendra une
tout autre signification: risque encouru d’une interruption violente d’un effort éthico-poli-
tique de transformation du soi et du monde, et non plus accomplissement de l’existence
dans l’assomption de l’être-pour-la-mort. Signalons au passage que c’est autour de ce point
que, selon Foucault lui-même, sa thématisation du bios s’écarterait des idées de Sartre.
Interviewé en 1983 par R. Dreyfus et P. Rabinow sur la proximité apparente entre ses
analyses de la subjectivationgrecque et l’existentialisme sartrien, Foucault répond: «Il y
a chez Sartre une tension entre une certaine conception du sujet et une morale de l’authen-
ticité. Et je me demande toujours si, cette morale de l’authenticité ne conteste pas en fait ce
qui est dit de la transcendance de l’ego. Le thème de l’authenticité renvoie explicitement
ou non à un mode d’être du sujet défini par son adéquation àlui-même. Or il me semble
que le rapport à soi doit être décrit selon les multiplicités de formes dont l’‘authenticité’
n’est qu’une des modalités possibles; il faut concevoir que le rapport à soi est structuré
comme une pratique qui peut avoir ses modèles, ses conformités, ses variantes, mais aussi
des créations. […] MonpointdevueestplusprochedeNietzschequedeSartre» (Fou-
cault M., 2001b, p. 1436). Resterait à évaluer si Sartre lui-même n’est pas, à certains
égards, lui aussi proche de Nietzsche, et donc, finalement, de Foucault.
7
Cf. Han B., 1998, p. 15.
que comme simple effet8. Effet qui sera, de surcroît, aporétique (comme
le prouvent les analyses de l’homme comme doublet empirico-transcen-
dantal développées dans l’ouvrage de 19669) et pernicieux (comme l’at-
testent les dénonciations des effets de domination liés à l’idée de
«l’homme normal»). Ainsi, tout en conservant son esprit critique à
l’égard du rapport prétendument positif, scientifique, anhistorique, auto-
fondationnel entre vie et vérité présupposé par les sciences humaines,
Foucault récusera toute dénonciation qui se ferait au nom d’une préten-
due vérité originaire de la vie humaine que celles-ci viendraient aliéner10.
Tant dans les travaux archéologiques que dans les recherches généa-
logiques de Foucault, hormis quelques références éparses à l’idée de
résistance, la vie n’aura donc été pensée que comme objet de pouvoir et
de savoir. En effet, même lorsque le savoir-pouvoir moderne semble pro-
mouvoir la vie humaine au rang de sujet d’une expérience – que ce soit
comme sujet malade, comme sujet transcendantal, comme sujet d’une
8
Ainsi, par exemple, dans les analyses biopolitiques de Foucault l’homme apparaî-
tra, non point en tant que fondement (comme dans les théories contractualistes, qui partent
d’une certaine anthropologie pour en déduire et légitimer une certaine politique), mais
comme effet et enjeu d’un pouvoir ayant la vie pour but, objet et modèle. Cf. en ce sens,
parmi bien d’autres, le passage suivant de Surveilleretpunir, qui fait de l’homme un effet
des pouvoirs et des savoirs à partir desquels le dispositif disciplinaire opère sa capture des
corps individuels: «Une observation minutieuse du détail, et en même temps une prise en
compte politique de ces petites choses, pour le contrôle et l’utilisation des hommes,
montent à travers l’âge classique, portant avec elles tout un ensemble de techniques, tout
un corpus de procédés et de savoir, de descriptions, de recettes et de données. Et de ces
vétilles, sans doute, est né l’homme de l’humanisme moderne» (Foucault M., 1993,
p. 166). À ce sujet voir aussi Lepouvoirpsychiatrique(Foucault M., 2003, p. 59-60) et
Sécuritéterritoire,population(Foucault M., 2004b, p. 81).
9
«Le souci que [la pensée moderne] a de l’homme […], le soin avec lequel elle
tente de le définir comme être vivant, individu travaillant ou sujet parlant, ne signalent que
pour les belles âmes l’année enfin revenue d’un règne humain; en fait il s’agit, et c’est
plus prosaïque et c’est moins moral, d’un redoublementempirico-critiqueparlequelon
essaiedefairevaloirl’hommedelanature,del’échange,dudiscourscommelefondement
desaproprefinitude. En ce pli la fonction transcendantale vient recouvrir de son réseau
impérieux l’espace inerte et gris de l’empiricité; inversement les contenus empiriques, se
redressent peu à peu, se mettent debout et sont subsumés aussitôt dans un discours qui
porte au loin leur présomption transcendantale. Et voilà qu’encePlilaphilosophies’est
endormied’unsommeilnouveau;nonplusceluidudogmatisme,maisceluidel’Anthro-
pologie» (Foucault M., 1990, p. 352).
10
«Si les luttes sont menées au nom d’une essence déterminée de l’homme, telle
qu’elle a été constituée dans la pensée du XVIIIe siècle, je dirais que ces luttes sont perdues.
Car elles seront conduites au nom de l’homme abstrait, au nom de l’homme normal, de
l’homme en bonne santé, qui est le précipité d’une série de pouvoirs. Si nous voulons faire
la critique de ces pouvoirs, on ne doit pas l’effectuer au nom d’une idée de l’homme qui
a été construite à partir de ces pouvoirs» (Foucault M., 2001a, p. 1685).
introspection, ou comme sujet d’une action libre – elle ne le fait que pour
mieux l’assujettir, c’est-à-dire pour mieux l’objectiver11. Le rapport entre
vie et vérité aura donc toujours été, dans ces travaux, en fin de compte,
le rapport entre une vie entièrement objectivée et une vérité qui l’investit
– et la constitue – à partir d’une certaine extériorité.
Au terme de cette double contestation, archéologique et généalo-
gique, de l’idée d’un rapport originaire entre vie humaine et vérité
(reprise par Foucault dans ses premiers écrits), la vie semble avoir été
rabaissée au rang de simple effet, de pur objet des normes de savoir et
de pouvoir. D’où la question si souvent posée à Foucault: sommes-nous
condamnés à n’être que des produits de ces dispositifs? Un autre type de
rapport – ni fondamental ni objectivant – entre vie et vérité, est-il envi-
sageable? La vie humaine peut-elle se réapproprier par quelque biais de
son rapport à la vérité, sans pour autant se penser comme originairement
vraie, i.e.sans avoir à supposer une quelconque extériorité ou antériorité
à l’égard des normes de savoir-pouvoir? La vie peut-elle rompre le cercle
dans lequel l’homme moderne semble être resté enfermé, qui le condamne
à ne pouvoir accéder à la position de sujet qu’à condition de s’enfoncer
toujours davantage dans l’objectivité12? Y a-t-il d’autres manières, pour
la vie, d’être vraie? Il faudra attendre le dernier tournant de la pensée
foucaldienne pour y retrouver la pensée d’un rapport non aliénant entre
vie humaine et vérité.Or ce sera, bien entendu, comme nous essaierons
de le montrer, en des termes tout autres.
11
Cf. en ce sens la caractérisation de l’homme comme doublet empirico-transcen-
dantal dansLesMotsetleschoses, la figure de l’aveu et du sujet de désir analysées dans
Lavolontédesavoir,ou, tout aussi bien, la thèse d’un pouvoir qui produit et consomme
la liberté de ses gouvernés, développée dans le cours de 1979, Naissancedelabiopoli-
tique.
12
Comme l’illustrent de façon particulièrement éloquente les analyses de Bichat
développées dans les derniers chapitres de Naissance de la clinique, d’après lesquelles
l’homme ne pourrait devenir sujet de sa maladie qu’à condition d’être déjà mort.
13
Par là, comme cela a été maintes fois remarqué, deux lectures du dernier tournant
de la pensée foucaldienne seraient donc à éviter: celles, d’une part, qui y voient un aban-
don total de la problématique politique au profit d’un dandysme individualiste et esthéti-
sant; mais aussi bien celles qui, acontrario, obturent l’écart qui sépare (et lie) le gouver-
nement de soi et le gouvernement des autres, dans une réduction tout aussi ruineuse de la
politique à l’éthique, comme si celle-ci pouvait absorber entièrement celle-là, alors que
pour Foucault il s’agit précisément d’interroger, de déranger la politique (qui reste essen-
tiellement l’instance qui, à chaque fois, devra trancher, «décider», trouvant des «solu-
tions» qui seront toujours nécessairement partielles, «problématiques») à partir de la
semi-extérioritédel’éthique («[…] mon attitude ne relève pas de cette forme de critique
qui, sous prétexte d’un examen méthodique, récuserait toutes les solutions possibles, sauf
une qui serait la bonne. Elle est plus de l’ordre de la ‘problématisation’: c’est-à-dire de
l’élaboration d’un domaine de faits, de pratiques et de pensées qui me semblent poser des
problèmes à la politique. Je ne pense pas, par exemple, qu’il y ait aucune ‘politique’ qui
puisse à l’égard de la folie ou de la maladie mentale détenir la solution juste et définitive.
Mais je pense qu’il y a, dans la folie, dans l’aliénation, dans les troubles de comportement,
des raisons d’interroger la politique […]», Foucault M., 2001b, p. 1412).
14
De là l’impasse à laquelle se heurtent, selon Foucault, les mouvements de libération
qui, au milieu des années 1970, tentent d’opposer, à un pouvoir en apparence répressif,
l’exhortation à découvrir la vérité de son propre désir afin de pouvoir lever les interdits et lui
donner libre cours: «Les mouvements de libération récents souffrent de ne pas trouver de prin-
cipe sur lequel fonder l’élaboration d’une nouvelle morale. Ils ont besoin d’une morale, mais
ils n’arrivent pas à en trouver d’autre que celle qui se fonde sur une prétendue connaissance
scientifique de ce qu’est le moi, le désir, l’inconscient, etc.» (Foucault M., 2001b, p. 1430).
D. LE CONCEPT DE BIOS
15
Les principaux résultats de ce cours seront repris par la suite dans les deux der-
niers tomes de l’Histoiredelasexualité.
16
Comme l’écrit F. Gros, «pour faire apparaître dans sa dimension d’évènement
historique le sujet médiatisant le rapport à son sexe par la constitution (l’écoute, la
recherche, l’énonciation) du discours de son désir, il a semblé nécessaire à Foucault de
remonter endeçà même de l’expérience chrétienne de la chair. C’est la signification pre-
mière du retour aux textes grecs: faire surgir une expérience de sexualité qui ne soit pas
structurée par une herméneutique du désir, mais par une maitrise des plaisirs» (Gros F.,
1994b, p. 97).
17
Extrait de la deuxième leçon du cours inédit «Subjectivité et vérité», dicté par
Michel Foucault au CollègedeFrance en 1981; l’enregistrement du cours est à disposition
des chercheurs aux archives du Centre Michel Foucault. L’ensemble des citations conte-
nues dans la présente section appartient à la même leçon, sauf indication précise.
18
Ibid.
19
S’il y a conversion (epistrophè) chez les stoïciens, il s’agit d’une conversion à
soi, opérée dans l’immanence de ce monde, distincte donc de la conversion platonicienne
(qui mène du monde des apparences au monde de l’Être) et de la conversion chrétienne
(metanoia).
20
D’après l’exemple analysé par Foucault dans son cours de 1981 et repris dans le
tome 3 de l’Histoiredelasexualité, ces techniques de vie permettront aux élites hellénis-
tiques des deux premiers siècles de notre ère de se conduire selon un code récent (qui
valorise et naturalise le mariage, instaurant une nouvelle réciprocité entre les conjoints), tout
en respectant les valeurs traditionnellement liées à la sexualité – mais difficiles à articuler
avec un tel code – que sont le principe de l’isomorphisme (entre la vie sociale et la vie
sexuelle) et celui de l’activité (une sexualité active étant pour un grec classique une marque
de virilité). Pour ce faire, les arts de vivre introduiront trois lignes de transformation du sujet:
1/ la définition de deux modalités de rapport de l’individu à son propre sexe (départageant
le sexe-statut et le sexe-relation); 2/ la constitution des aphrodisia, des plaisirs, comme objet
privilégié du rapport de soi à soi, et ceci sous la forme du désir, par l’isolement de l’epithu-
mia (ainsi, face à l’égalisation croissante des conjoints, l’activité sera désormais redéfinie
comme action de soi sur soi, i.e. comme contrôle de son propre désir); 3/ et la constitution
d’un domaine affectif connexe au désir sexuel. L’intégration du système traditionnel de
valeurs et du nouveau mode de conduite pour la classe aristocratique n’aurait donc pu se
faire qu’au prix d’une technique de transformation de soi par soi impliquant un dédouble-
ment du sexe et un redoublement de soi sur soi comme objet de sa propre activité.
21
Cela dit, il faut se garder de faire de la notion de bios une entité monolithique, qui serait
l’objet d’une exaltation romantique de la part de Foucault. Il y a d’abord toute une histoire du
bios grec (de Platon aux cyniques, en passant par les stoïciens et les épicuriens) au cours de
laquelle la notion subit des déplacements majeurs (ainsi, par exemple, on ne saurait confondre
le bios-objet d’une tekhnè, analysé par Foucault dans le cours de 1981, avec le bios comme
épreuve du soi étudié dans le cours de 1984 à propos des cyniques). Par ailleurs, cette histoire
ne fait l’objet d’aucune glorification: c’est en effet à travers la tekhnètoubiouque s’opèrera,
selon Foucault, le passage d’une expérience de la sexualité comme «usage des plaisirs» à une
expérience de la sexualité centrée autour d’une «herméneutique du désir». Enfin, Foucault
prendra soin de bien distinguer ses analyses de l’antiquité gréco-romaine d’une quelconque
glorification de la sagesse des anciens: «je ne cherche pas une solution de rechange; on ne
trouve pas la solution à un problème dans la solution d’un autre problème posé à une autre
époque par des gens différents. Ce que je veux faire ce n’est pas une histoire des solutions»
(Foucault M., 2001b, p. 1430-1431). Et un peu plus loin il rajoute: «Je pense qu’il n’y a pas de
valeur exemplaire dans une période qui n’est pas la nôtre… Il ne s’agit pas de retourner à un
état antérieur». Cela dit, la notion grecque de bios permettra bien de mener un «travail de pro-
blématisation» (Foucault M., 2001b, p. 1431) des certitudes et des impasses auxquelles se heurte
notre actualité, et cela à partir de la simple mise en lumière d’une expérience très différente de
la nôtre, qui met bien en évidence ce que celle-ci comporte d’historique et de contingent.
22
Signalons toutefois que la transition entre ces deux moments (grec classique et
chrétien) aura été préparée, en une large mesure, par le recentrement, durant la période
hellénistique (à laquelle est consacré le troisième volume de l’Histoiredelasexualité), de
l’expérience éthique des aphrodisia autour d’un de ses éléments: l’épithumia. D’où la
remarque de Foucault selon laquelle il serait inadéquat de faire une histoire de la sexualité
en termes de répression du désir: il faut au contraire partir d’une histoire des techniques
de soi comme élément à partir duquel le moment du désir a été progressivement isolé,
propre à cette forme d’ascèse, elle se situe selon Foucault dans la maitrise
de soi, c’est-à-dire dans l’affirmation d’une liberté active conçue comme
condition de l’accès au vrai. Ce qui, encore une fois, contraste avec l’ho-
rizon chrétien de purification, d’extirpation des désirs et de renoncement
à soi afin de pouvoir accéder à la vérité de la Parole Divine.
Derrière la permanence des points de problématisation s’y dessinent
donc deux expériences éthiques très différentes et, surtout, deux types de
rapports différents à la norme et au vrai: d’une part, une stylisation du
soi à partir d’un usage raisonné des plaisirs dans un rapport de référence
mais aussi de distance aux normes (donc, ordre immanent, absence de
références à des valeurs transcendantes), et cela afin d’atteindre une
totale maitrise du soi pensée comme condition d’accès au vrai (mais sans
que s’y joue la vérité du sujet). Alors que du côté chrétien nous avons
une totale soumission à un code universel et transcendant, lequel impose
une herméneutique du désir (une mise en discours par le sujet de sa vérité
intime) comme condition de la mortification d’une âme originellement
pècheresse, en tant que cette mise à mort de soi rendra enfin possible
l’accès à la vérité révélée23. Signalons au passage que s’éclaire par là
l’énigmatique formule qui en 1976 concluait le premier tome de l’His-
toiredelasexualité: «Contre le dispositif de la sexualité, le point d’ap-
pui de la contre-attaque ne doit pas être le sexe-désir, mais les corps et
les plaisirs» (Foucault M., 1994, p. 208).
découpé et exalté, au point de finir par polariser de manière presque exclusive le rapport
à soi du sujet occidental du christianisme à l’époque moderne.
23
Le christianisme dédouble donc le rapport sexe-vérité, faisant apparaître la ques-
tion de la vérité du désir comme condition de l’accès à la Vérité; par là il noue le rapport
de la subjectivité à la vérité à travers le désir, selon un schéma qui sera caractéristique de
toute l’histoire de l’Occident chrétien et moderne.
24
En témoigne l’analyse foucaldienne de l’Apologieet de l’Alcibiade, où Socrate
apparaît comme le héraut du souci de soi, avant d’être l’homme de la connaissance de soi.
C’est toutefois à partir des textes des philosophes de la période hellénistique et romaine
(Épicure, Épictète, Sénèque, Plutarque) que la centralité antique du souci de soi sera mise
en évidence par Foucault.
25
Foucault appellera «spiritualité» cette articulation entre le souci de soi d’une
part, et la connaissance de soi et du monde de l’autre – articulation selon laquelle celui-là
serait à la fois condition et effet de celle-ci.
26
Cf. à ce sujet l’article de B. Han, «Analytique de la finitude et histoire de la
subjectivité» (Han B., 2003, p. 190).
que Sénèque le décrit, a pour objet, non pas la nature psychique du sujet,
mais le degré de correspondance des actions réalisées pendant la journée
aux principes professés – le but étant, non de mieux se connaître, mais
de mieux s’armer pour faire face aux évènements du monde (Foucault M.,
2001c, p. 461-464). Cela dit, la rupture majeure avec la tradition antique
de la spiritualité se produira, selon Foucault, avec la tendance de la pen-
sée moderne – cartésienne et post-cartésienne27 – à dissocier le problème
de la connaissance (de soi et du monde) du problème de la transformation
de soi, privilégiant le premier au détriment du second. Le sujet cartésien,
dira Foucault, est «comme tel»capable d’accéder au vrai (Foucault M.,
2001c, p. 183). Chez Descartes, la méthode a en effet pris la place du
travail éthique sur soi propre à la spiritualité antique. Désormais, la phi-
losophie peut devenir une épistémologie (Foucault M., 2001c, p. 20).
En 1982 Foucault analysera donc dans le détail cette particularité du
souci de soi stoïcien et épicurien qui fait que la connaissance du monde
apparaitra comme subordonnée à une finalité strictement éthique (comme
en témoigne le thème, cher aux stoïciens, de la paraskeue, du logos
comme armure, comme équipement) et que l’examen de soi n’aura pas
le sens d’une connaissance des arcanes du cœur, mais sera plutôt évalua-
tion exigeante et vigilante (de caractère strictement instrumental) de
l’adéquation des actions réalisées aux principes proclamés. Ainsi, à la
différence de l’herméneutique chrétienne du soi ou de la réflexivité
propre à l’homme moderne, le retour à soi stoïcien vise, non pas la
connaissance du soi, mais sa transformation28. Ainsi, au logos – i.e. à
l’objectivation du soi à travers un discours vrai – comme clé de l’articu-
lation chrétienne et moderne entre sujet et vérité, s’opposerait donc
l’ethos– i.e. la subjectivation d’une vérité sur le monde – comme média-
tion proprement ancienne entre ces deux pôles. Foucault conteste par là
27
Le kantisme et le post-kantisme – ainsi que la figure de l’homme comme doublet
empirico-transcendantal qui en découle – ne seraient qu’un «tour de spire» supplémentaire
du tournant cartésien (Foucault M., 2004c, p. 183). Foucault évoque tout de même une
série d’auteurs (tels que Hegel, Schopenhauer, Nietzsche, le Husserl de la Krisis ou le
Heidegger d’Êtreettemps) qui, après Descartes, chercheront à articuler une nouvelle fois
spiritualité et philosophie, connaissance et transformation de soi (Foucault M., 2004c,
p. 30).
28
D’où aussi, soit dit en passant, une des différences majeures entre le souci de soi
ancien et «le culte contemporain de soi» où l’enjeu semble être plutôt «de découvrir mon
vrai moi en le séparant de ce qui pourrait le rendre obscur ou l’aliéner, en déchiffrant sa
vérité grâce à un savoir psychologique ou à un travail psychanalytique» (Foucault M.,
2001b, p. 1443).
29
Voir à ce sujet l’éclairant article de Béatrice Han (Han B., 2003, p. 196): «[Dans
le cours de 1982] les apories de l’Analytique de la finitude se présentent désormais comme
la conséquence à long terme de l’épistémologisation de la philosophie au détriment de sa
dimension spirituelle. […] Si la raison principale de l’échec de la philosophie provient du
mode d’objectivation/subjectivation introduit par Descartes, et donc du divorce entre
connaissance et spiritualité, il est plausible que la solution au dilemme anthropologique,
si elle existe, tiendra à la redéfinition d’une nouvelle position pour le sujet capable de
réincorporer l’exigence d’une transformation de soi». Nous adhérons pour l’essentiel à
une telle interprétation. Nous rajouterions tout simplement deux choses. D’abord, que la
conception spirituelle de la philosophie, plus que d’apporter une solution au dilemme
anthropologique, permettra à Foucault d’en approfondir la problématisation. Ensuite, que
c’est surtout chez les cyniques (plus que chez Platon ou chez les stoïciens) que Foucault
trouvera, dans la philosophie antique, un véritable contrepoint à la figure moderne de
l’homme.
30
Peut-on y voir la lointaine préfiguration, à quelques déplacements près, de la
duplication empirico-transcendantale? Foucault ne l’affirme pas mais l’insinue.
31
Travail qui, d’avoir un support essentiellement discursif, n’aspire pas moins à
constituer une véritable expérience, une ascèse, un exercice sur soi de la pensée (Fou-
cault M., 1997a, p. 15-16).
CONCLUSION
32
L’immanence propre à la «vie autre» et au «monde autre» visés par la praxis
cynique étant bien entendu à distinguer du sens transcendant inhérent aux figures platoni-
cienne ou chrétienne (Foucault M., 2008, p. 292) de «l’autre vie» et de «l’autre monde»
(Foucault M., 2008, p. 311).
33
Comme le remarque M. Potte-Bonneville, il est sans doute pertinent de reprendre
ici la distinction opérée par Foucault dans son cours de 1973 entre une vérité-ciel– «uni-
versellement présente sous l’apparence des nuages» (Foucault M., 2003, p. 237) – et une
vérité-foudre(Potte-Bonneville M., 2010, p. 92).
34
La construction intérieure primant sur la transformation politique du monde, et
cela malgré les efforts de Foucault pour mettre en évidence la socialité inhérente au souci
de soi stoïcien ou épicurien. Cf. F. Gros, «Situation du cours» (Foucault M., 2001c,
p. 326).
35
Cf. G. Bataille, L’érotisme, 1957.
36
Cf. l’article de G. Deleuze «L’immanence: une vie…» (Deleuze G., 1995,
p. 3-7).
37
Cf. à ce sujet M. Potte-Bonneville, «Disparaître» (Artières Ph., Potte-Bonne-
ville M., 2007, p. 159-163).
38
À condition que l’on se garde bien de confondre cet aspect tragique de la pensée
de Foucault – qui renvoie à l’absence, dans sa philosophie, d’une synthèse ultime et
conciliatrice – avec un quelconque «pessimisme». Tout ce travail de problématisation
n’est en effet, d’après Foucault, que la condition pour qu’émerge un «nous» inédit, qui
monnayera le problème sous une forme qui, pour le philosophe, reste imprévisible: «je
crois que le travail qu’on a à faire est un travail de problématisation et de perpétuelle
reproblématistion […] Il arrive que des gens prennent cet effort de reproblématisation
comme un ‘anti-réformisme’ reposant sur un pessimisme du genre ‘rien ne changera’.
C’est tout le contraire. […] Le travail de la pensée […] est de rendre problématique tout
ce qui est solide. L’‘optimisme’ de la pensée, si on veut employer ce mot, est de savoir
qu’il n’y a pas d’âge d’or» (Foucault M., 2001b, p. 1431). Et dans un autre entretien,
autour de la question du sujet politique de la transformation – qui serait le grand absent
de ses analyses – Foucault répond: «[…] le ‘nous’ ne me semble pas devoir être préalable
à la question; il ne peut être que le résultat – et le résultat nécessairement provisoire – de
la question telle qu’elle se pose dans les termes nouveaux où on la formule» (Foucault M.,
2001b, p. 1413).
39
Ce qui nous mène à prendre une certaine distance à l’égard de l’interprétation
proposée par P. Macherey concernant le rapport entre Foucault et Spinoza. Dans la concep-
tion foucaldienne de la norme, P. Macherey propose en effet d’y voir un certain héritage
spinoziste. Si, pour Foucault, être sujet c’est «appartenir» à un certain réseau normatif qui
«produit» le sujet comme tel, selon P. Macherey on peut dire autant du philosophe néer-
landais: «Être sujet, c’est alors, suivant une formule qui revient dans toute l’œuvre de
Spinoza, se poser, s’affirmer, se reconnaître comme pars naturae, c’est-à-dire comme
étant soumis à la nécessité (et Spinoza dit qu’il s’agit de tout le contraire d’une contrainte
externe) globale d’un tout, ce tout étant la nature elle-même dont chacune de nos expé-
riences de sujets est l’expression plus ou moins développée et complète, expression déter-
minée selon Spinoza, expression normée dirait Foucault dans son propre langage…»
(Macherey P., 2009, p. 84). Or, si leurs conceptions respectives de la norme (sociale dans
un cas, naturelle dans l’autre) permettent bien de rapprocher ces deux auteurs, il y a, à
notre avis, une différence capitale au niveau du corollaire éthique (et ontologique) qui s’en
déduit dans l’un et l’autre cas. En effet, pour Spinoza il s’agit, via l’affirmation du carac-
tère naturel – donc productif – et nécessaire des normes, de récuser toute possibilité pour
le sujet de se poser «tanquam imperium in imperio», la proposition éthique consistant
désormais à essayer de «déployer au contraire au maximum toute la puissance qui est dans
cette nature même, par laquelle [cette subjectivité] communique, en tant que parsnaturae,
avec la nature entière dont elle est tendanciellement la manifestation complète […]. Toute
la nature est “en” moi, pour autant que j’apprenne à me connaître comme lui appartenant,
en accédant à ce savoir éthique, qui est aussi une éthique du savoir, et qui supprime la
fausse alternative de la liberté et de la nécessité» (ibid., p. 84-85). Or on peut dire que
l’éthique foucaldienne, prenant appui sur ce long et patient travail de diagnostic archéo-
logique et généalogique, vise, non à «exprimer» joyeusement le tout, apprenant à s’y
insérer subspecieaeternitatis – comme le suggère P. Macherey, rapprochant le vœu fou-
caldien de «penser autrement» de l’amorintellectualisDei dont parle Spinoza –, mais à
se poser comme «un pouvoir dans un pouvoir» – i.e. à résister –, tout en sachant qu’une
telle entreprise est (en partie au moins) vouée à l’échec (dans la mesure où, comme Fou-
cault le répète à maintes reprises, «il n’y a pas de dehors»). Foucault reste en ce sens pour
nous plus proche d’un penseur de la finitude comme Kant (finitude qu’il tentera pourtant
d’affranchir de toute dérive fondationnelle), que d’une philosophie de l’infini comme celle
de Spinoza.
BIBLIOGRAPHIE