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Les
amoureuses
voyage
au Dout
de la
féminité
Seuil
LES AMOUREUSES
Du même auteur
La Penséeéthique contemporaine
(avec Jacqueline Russ)
PUF, « Que sais-je », 2008
In Treatment
Lost in Therapy
PUF, 2013
L'Être et le Genre
Homme-femme apres Lacan
PUF, 2015
CLOTILDE LEGUIL
LES AMOUREUSES
Voyage au bout de la féminité
ÉDITIONS DU SEUIL
25, bd Romain-Rolland. Paris X/V
ISBN 978-2-02-097618-3
www.seuiI.com
À ceux qui savent nous rattraper à temps
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PROLOGUE
comme des énigmes à dénouer. Ces images n' ont pas le même
statut que celles de la science. Elles n' ont pas pour but de se
constituer en poste d'observation du cerveau des amoureuses
et ne transforment pas le sujet amoureux en objet d'étude qui
ne nous concernerait pas. Les images cinématographiques
nous regardent tout autant que nous les regardons. Nous ne
pouvons les regarder sans être, nous aussi, pris par I' image qui
nous révêle quelque chose de notre être que nous ne pouvons
percevoir à I' reil nu.
Les cinéastes, en nous hypnotisant par des images trou-
blantes se substituant à notre propre imaginaire, ont le pouvoir
de nous révéler alors le mystere que nous devenons pour
nous-même lorsque, en proie à l'amour, nous faisons une
expérience que nous ne pouvons soumettre à la rationalité.
En éveillant une émotion s'adressant à ce que nous sommes
sans le savoir, en allant chercher comment toucher cette âme
silencieuse qui regarde sans rien dire, le cinéma, à travers
l'image qui nous fascine pour mieux nous ouvrir les yeux,
peut nous donner à voir la vérité de notre être comme une
énigme au creur d'un filmo
Trois héro'ines nous ont ouvert le chemin vers ces régions
inconnues, ces terres inexplorées, ces mondes sauvages à la
rencontre desquels nous avons eu le désir de nous aventurer
pour nous perdre à notre tour, dans leur regard, dans leu r
voix, dans leurs paroles. Leurs rires, leurs chuchotements,
leur détresse, leur mort, nous ont initié à une humanité autre,
non pas I'humanité programmée à obéir aux impératifs de la
technique, non pas l'humanité obéissant au code génétique,
non pas l'humanité résultant des connexions neuronales les
plus sophistiquées, mais l'humanité sans voile, qui peut na'itre
d'un regard échangé, d'un sourire adressé, d'un baiser reçu
en silence dans l'obscurité d'une nuit d'été.
Les voyages que ces cinéastes nous font faire, en nous
tenant par la main pour aller à la rencontre du continent
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La perte de la virginité
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filies en tout bien tout honneur. C'est alors une premiere fois
pour toutes les quatre: la premiere sortie, la premiere soirée,
la premiere robe de soirée. ElIes ont réussi às' arracher à ce
cosmos bien ordonné, grâce au désir de Trip d' emmener Lux,
qui a ouvert un espace de liberté aux quatre filles.
Cette échappée en dehors de la routine familiale apparalt
pour Lux, Mary, Bonnie et Therese comme le début d 'une nou-
velle vie, celle que I'on découvre lorsqu 'on quitte l'univers de
l'enfance et que I'adolescence nous initie à un ailleurs inat-
tendu. Bientôt, elles seront libres, et ce sera ainsi tous les soirs,
elles pourront sortir, quitter la maison familiale, se montrer,
danser, et peut-être même s'abandonner. Mais ce soir, elles
sont encore les filles de Mr et Mrs Lisbon et il est temps de
rentrer, comme promis, à la maison.
Mais Lux n' a pas envie d' attendre plus longtemps. Lux
aurait pu faire ce qui était prévu, rentrer à la maison à
minuit avec ses sreurs dans la voiture, mais ce qui s'est tissé
entre elle et Trip I'emporte sur ce qu'elle a promis à sa mere.
Lux est amoureuse de Trip qui la dévore des yeux. Et Trip
n'a pas I'air de vouloir en rester là. La soirée de fin d'année
ne lui suffit pas.
Il veut I'emmener, elle, toute seule, ailleurs, pour qu 'ils se
retrouvent tous les deux, et qu'ils échappent aux regards qui
les surveillaient, ceux du pere, Mr Lisbon, toujours présent
aux soirées de fin d'année, ceux des sreurs, et ceux des cama-
rades. Trip arrache Lux à cet univers du lycée et de la famille
et I'emmene comme son bien à lui sur la pelou se du stade de
foot, dans la nuit. Lux a hésité, un peu. ElIe était sur le point
de dire «non » mais ne demandait qu' à être emportée, poussée,
invitée à oublier les autres pour le faire. Alors elle le suit.
C' est une jolie premiere fois, entre Lux et Trip. Des qu' elle
se trouve seule avec lui, elle se laisse conduire par ce prince
charmant, sa main dans la sienne, écoutant sa voix dans la nuit,
avançant sans se retoumer, sans plus hésiter, ayant tout oublié.
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Ils se sont choisis tous les deux et elIe se donne à son premier
amant en s'abandonnant à cette délicieuse impression de ne
plus être à personne d'autre qu'à lui. Mais cette délicieuse
impression dans la nuit d'été s'enfuit avec le lever du jour. Et
Lux Lisbon seule au monde à son réveil se retrouve telIe une
maitresse abandonnée au milieu de nulIe part, ne comprenant
pas ce qui lui est arrivé. Pourquoi Trip Fontaine est-il parti sans
rien lui dire? Lui qui pourtant n'avait eu peur de rien, ni du
pere de Lux, ni de sa mere, lui qui était allé jusqu'à passer un
dimanche apres-midi entier en compagnie de ses parents, pour
gagner un peu de leu r confiance, pour qu 'ils lui cêdent leur fine?
Voilà que ce même être s 'est évaporé comme s 'il avait voulu la
fuir elIe, Lux, celle qu'il avait tout fait pour avoir ...
Lux a perdu quelque chose en se donnant pour la premiêre
fois à un garçon mais elle ne sait pas quo i. Sofia Coppola nous
raconte ici la perte de la virginité chez une jeune filIe doublée
de la disparition de celui qui la lui a prise. En partant, Trip lui
a volé ce qu'elle lui avait offert. C'est comme si l'échange
symbolique auquel elle s'était prêtée - je me donne à toi pour
répondre à ton amour - avait été un leurre. Il n 'y a pas eu
d'amour. Ou celui-ci s'est dissous en même temps que Lux a
cédé à Trip. Le philtre d'amour n'a agi que tant que Lux était
un objet inaccessible pour Trip. Toute seule, sur la pelouse,
à I'aube, elle ne représente plus pour lui cet objet désirable,
Lux est devenue une femme. Et Trip s' enfuit.
Lux rentre à la maison, comme déjà punie par le destino
Elle n'a pas été fidele à sa promesse alors que sa mere avait
consenti pour la premiere fois à la laisser sortir. Et avant
même d'être la proie de la punition maternelle, Lux se voit
blâmée, com me si le sort lui disait: Voilà ou t' a conduite ta
désobéissance. Tu comprends maintenant pourquoi ta mere
t' avait interdit de faire ce que tu viens de faire ... pour que
tu ne te retrouves pas traitée comme une moins-que-rien que
l' on abandonne des la premiere fois.
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qui peut se donner à tout le monde car elle n'a plus rien à
perdre.
Lux Lisbon, bien que séquestrée par sa mere, parvient à
faire savoir à tous les hommes qui s'approchent de la maison,
le facteur, le livreur de pizzas, le livreur de lait, les voisins, les
gars du quartier, qu'elle dit« oui» à tout le monde. Et c'est la
nuit, sur le toit de la maison familiale, que Lux couche avec
n'importe qui. Pourquoi Lux se conduit-elle maintenant comme
celle qui ne dit jamais «non»? Pourquoi Lux tient-elle tant
à ce que cela se sache, qu' apres avoir dit «oui» à Trip, elle
dit « oui » à n' importe qui?
Depuis cette premiere fois ou elle s'est retrouvée toute seule
sur la grande pelouse du stade de foot au petit matin, Lux n' a
plus jamais eu de nouvelles de Trip Fontaine. Comme si cela
n' était jamais arrivé. 11ne lui a plus jamais fait signe, comme
s'il ne l'avait jamais connue. 11 a nécessairement appris la
séquestration des sreurs Lisbon, puisque plus personne ne
les a revues au lycée. Mais le play-boy du lycée n'est pas le
prince charrnant des contes de fées et il ne se soucie pas d'aller
libérer sa belle du sortilege qui la retient prisonniere.
«Dear Whoever, tell Trip I' mover him. He's a creep. Guess
who.» C'est la lettre sans destinataire que Lux a écrite à
l'encre bleue sur un bout de papier sans enveloppe et qu'elle
a jetée dans le jardin afin que les types du quartier la trouvent
et la transmettent à qui ils savent. «Cher n' importe qui, dis à
Trip qu' il me répugne. C' est un salaud. Signé Devine qui.»
Puisque tout le monde est au courant que Lux Lisbon a été
laissée là comme un déchet par Trip Fontaine, puisque tout
le monde sait que Lux n 'est rien pour Trip, Lux veut que
tout le monde sache aussi que Trip n' est rien pour elle. C' est
pour cela qu'elle couche avec n'importe qui, et aux yeux de
tout le quartier. C'est pour cela qu 'elle le fait sur le toit de la
maison familiale et non pas derriere les buissons du jardino
Parce que sur le toit, elle sait que ceux qui veulent se rincer
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I'reilla voient, les petits voisins qui fantasment toujours sur les
sreurs Lisbon et qui les épient jour et nuit avec leur télescope.
C' est pour eux et pour tous les autres qu' elle se montre ainsi
comme celle que n'importe qui peut avoir.
La réponse que Lux formule à travers ses aventures sexuelles
ne la libere pas cependant de I'enfer de son propre question-
nement. Elle ne retrouve pas ce qu' elle a perdu et devient juste
celle qui choisit d'endosser le rôle qu'elle a cru jouer pour ce
premier garçon. Com me si elle essayait de se dégager de sa
propre souffrance en transformant en choix subjectif ce qui lui
est arrivé. Elle veut maintenant lui dire qu'il n'est rien pour
elle puisqu'elle n'était rien pour lui. Mais elle le lui dit en
choisissant d'être de nouveau, encere et encere, cette femme
qui n' est rien pour aucun homme. Elle s' emploie à signifier
que les hommes ne sont rien pour elle, rien d'autre que des
objets sexuels, mais, du même coup, elle se rend prisonniêre
de ce mauvais rôle que Trip lui a fait endosser.
Lux opere là ce que Lacan a appelé un acting out. « L'acting
oU! est essentiellement quelque chose, dans la conduite du sujet,
qui se montre '.» Ce qu'elle fait vient à la place d'un ques-
tionnement et est destiné à être raconté, à arriver aux oreilles
de ceux à qui cela s'adresse. Elle ne désire pas coucher avec
n'importe qui. Elle est agie par l'effet de cette expérience
traumatique sur elle. Elle veut que Trip sache ce qu'elle fait
désormais avec les autres hommes. C'est une exhibition qui
a pour but de faire entendre à un autre ce qu'elle-même ne
parvient pas à déchiffrer. Regarde ce que tu as Jair de moi.
Voilà peut-être le message qu'elle adresse à Trip sans verser
une seule larme, espérant le toucher, lui, en lui montrant
ce que la petite Lux Lisbon qu'il avait courtisée avec tant
d'application est devenue. Le sexe n'est plus rien pour elle,
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"Kiss" , je t' en prie, ne m' obLige pas à faire ça.» Elle vou-
drait qu 'elle l' épargne en lui en laissant un seul, pour qu' elle
puisse continuer à entendre autre chose que cet impératif de sa
mere, pour qu' elle puisse continuer à sauver son univers inté-
rieur à elle, fait de chansons d'amour I'initiant à un ailleurs.
Mais Mrs Lisbon ne veut pas se laisser aller à écouter encore
une fois ses filles et cette fois-ci elle les protégera jusqu'au
bout. « BrúLe!» Lux devra céder et jeter dans la cheminée
son disque préféré. Car Mrs Lisbon ne revient pas sur ses
décisions. Et ce qu'elle a demandé à ses filies, elle exige que
cela soit exécuté tout de suite, sans en discuter jamais. Jamais
plus, depuis qu'elles ont manqué à leur parole.
La premiere expérience amoureuse de Lux apparalt com me
un effort avorté pour se séparer de sa mere. En désobéissant,
Lux s'est constituée comme fille à punir et s'est en quelque
sorte jetée dans la gueule du loup. ElIe a réveillé la colere
matemelle en lui laissant entendre qu'un jour elle ne serait
plus à elle. Et la voracité matemelle s' est refermée sur elle
sans qu'elle ne puisse plus y échapper.
Mrs Lisbon, cette mere satisfaite de sa progéniture, cette
mere toute comblée par la présence de ses filles autour d'elle,
s'est révélée soudain une mere à qui ses filles ont manqué.
En manquant à leur parole, elles se sont aussi extraites du
lieu ou la mere cherchait à les maintenir. Elles ont dispam le
temps d'une soirée, le temps même d'une nuit pour Lux, et
ce manque qu' a éprouvé Mrs Lisbon a fait d' elle une mere
inassouvie. « Cette mere inassouvie, insatisfaite, autour de
laquelle se construit toute la montée de I'enfant dans le chemin
du narcissisme, c' est quelqu 'un de réel, elle est là, et comme
tous les êtres inassouvis, elle cherche ce qu' elle va dévorer 1. »
Cette mere toute-puissante que Lacan décrit comme celle qui
fait de l'enfant ce qui vient combler son manque à elle, cette
1. lhid., p. 195.
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1. lbid.
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ne pas être I' objet du désir de sa mere mais I' objet du désir
d'un homme. Pour la premiere fois, être I'objet du désir d'un
homme s' est clairement formulé comme «not to be» I' objet
du désir de sa mere, puisqu'elIe désobéissait à l'injonction
maternelIe. Mais, en réalité, ce «not to be» - ce qui fait que
l' enfant n' a pas à être I' objet du désir de sa mere tout entier
mais à trouver aussi comment il peut y échapper - doitêtre
rendu possible par le message dont le pere doit se faire porteur
aupres de la mere. Et ce message énonce un interdit, l'in-
terdit de I' inceste.
Celui-ci est adressé à la fois à l'enfant et à la mere. Cet
interdit n'est pas seulement un «Tu ne coucheras pas avec
ta mere I» adressé à I'enfant, «c'est un Tu ne réintégreras
pas ton produit adressé à la mere 2 ». Tu ne récupéreras pas
ce que tu as perdu en donnant naissance à tes enfants. tu ne
pourras plus jamais les avoir en toi. Mais Mr Lisbon laisse
Mrs Lisbon «réintégrer son produit ». Il renonce à poser un
obstacle entre la mere et ses filIes. Il se tait. Peut-être parce
que lui-même est resté sans voix lorsque sa petite derniere a
perdu sa virginité et lui a échappé, à lui aussi. Comme pere,
il se replie maintenant sur son univers imaginaire, en conti-
nuant de songer à ses filIes lorsqu' elIes n' étaient pour lui que
de jolies plantes qu'il suffisait de bien soigner pour qu'elles
grandissent et poussentjusqu'à donner de belIes fteurs.
Mr Lisbon ne veut pas voir la détresse de ses filIes prison-
nieres de l'instinct maternel de protection. Il veut continuer
de croire en la sécurité de sa maison. Et il laisse le piege se
refermer sur sa progéniture. Or, «c' est pour autantque I' objet
du désir de la mere est touché par I'interdiction paternelle,
que le cercle ne se referme pas completement sur l'enfant
et qu'il ne devient pas purement et simplement l'objet du
1./hid.
2./hid.
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I. Ihid., p. 202.
2. Jacques Lacan, Le Séminaire, Livre IV: La Relation d' ohjet, op. cit.,
p.71.
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Tu m' as étouffée
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1. Cf. «Ne vais-tu dane pas que je brOle? », in Sigmund Freud, L'/flter-
prétation des rêves (trad. Meyersan), PUF, 1967, p. 433.
Sofia et Lux
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n' ont pas le droit de sortir de leur pays, ni d' exprimer leurs
pensées, ceux qui sont condamnés à trouver leu r bonheur
dans l'idéologie post-communiste de l'apres-guerre, sous
peine d 'être menacés par le pouvoir. On les «laisse vivre I »,
à condition qu'ils ne désirent rien d'autre que ce que l'État
a décidé pour eux. On s' arrange pour les «faire mourir 2» si
jamais ils s'avisent de croire en la liberté plus qu'en la sécurité
de l'État. La Vie des autres, ce n'est donc pas n'importe quelle
vie, mais la vie entre les mains du pouvoir. C'est le vivant, le
biologique, prisonnier des impératifs de l'État totalitaire qui
veut «faire vivre 3» les citoyens selon les exigences du Parti,
laissant mourir ceux qui rêvent d'autre chose.
Christa Maria Sieland, I'héro"ine du film de Florian Henckel
von Donnersmarck, est une parmi les autres. Cette actrice
est-allemande lutte pour continuer à vivre selon son désir, à
la fois de femme et de comédienne, malgré les choix que lui
impose la logique totalitaire. Christa Maria est amoureuse de
Georg Dreyman, un dramaturge dont les pieces sont jouées
sur les scenes est-allemandes, bien que leur message énig-
matique commence à éveiller la suspicion du ministre de la
Culture. Accusé de ne pas être aussi loyal qu'il en a l'air,
soupçonné d'avoir des amis qui ont des liens avec Berlin-
Ouest et de transmettre des informations sur le régime est-
allemand, Georg Dreyman est mis sous surveillance. Mais
il se produit un événement inattendu. L'agent de la Stasi
chargé de cette mission de surveillance du couple Dreyman-
Sieland se voit lui-même captivé par celle qu'il surveille ...
Lui qui croyait pouvoir faire des rapports sur ces deux indi-
vidus en obéissant à un protocole lui dictant à la fois les buts
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I. Max Weber, L' Éthiqlle protestante et l' esprit dll capitalisme (trad.
J.-P. Grossein), Gallimard, «Tel »,2004, p. 53.
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«C' est cela que vous voulez ? .. Qui l' a aidé à fuir ?» Et là,
on le tient, il ne résiste plus, il parle et dit la vérité, toute la
vérité, il avoue tout ce qu'il sait. li livre un nom. «Gliiske,
Werner Gliiske ... »
La science de Wiesler, c'est cela: faíre avouer. Questionner
pour obtenir de bons résultats. Être efficace et sans pitié.
Wiesler est professeur à I'Université de la Stasi et forme les
jeunes étudiants à devenir de parfaits agents de la police de
surveillance. II leur passe la bande d' enregistrement de ses
interrogatoires. Les étudiants sont là pour apprendre comment
on doit écouter autrui en RDA. Si I'un d'eux sourcille, se
questionne, demande, se révo1te: «Pourquoi le garder éveillé
si longtemps, c' est inhumain! »... Wiesler suspecte en lui le
futur traitre. Celui qui se questionne s'autorise à penser par
lui-même, à penser autre chose que ce qu'on lui ordonne de
penser. II est déjà dangereux, car «du seul fait qu' ils sont
capables de penser, les êtres humains sont suspects par défi-
nition, et une conduite exemplaire ne met jamais à l'abri du
soupçon car la capacité humaine de penser est aussi celle de
changer d'avis I ». Des qu'un être humain pense, il est suspect
puisqu'il échappe au contrôle, puisque lui-même ne sait pas
exactement ou le conduíra son questionnement. Wiesler sus-
pecte donc tous ceux qui font un usage de la parole qui pourrait
témoigner de la présence d'une pensée en eux. Même s'ils
adherent au Parti, ils peuvent, à force de questionnement,
ehanger d' avisoTout le monde doit done être considéré comme
un ennemi en puissance et être attentivement écouté. Chaque
homme peut devenir un traitre.
Le professeur explique pourquoi il est nécessaire d'« avoir
de la patience» avec les «ennemis» de I'État, mais, avec son
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I. Selon le titre du roman de Robert Musil, L' Homme sans qualités (Irad.
P. Jaccottet), Seuil, 1995.
2. Jacques-Alain Miller, «L'ere de I'homme sans qualités », in Politique
psy. La Causefreudienne, n° 57, juin 2004, p. 75.
II
«Au théâtre?»
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«Probablement un accouplement»
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I. Jacques Lacao, Le Sémillaire, Livre IV: La Relatioll d' objet, op. cit.,
p.36.
2. Jacques Lacan, «Fonction et champ de la parole et du langage en psy-
chanalyse», in Écrits, Seuil, 1995, p. 299.
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«Si tu ne choisis pas, tu n' es pas humain»
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ses menaces. La jeune femme est arrêtée par la Stasi dans les
jours qui suivent.
Entre les mains de la police secrete, elle est seule face à son
existence, face au Mur, face à la morto «Camarade Sieland,
la fin d' une belle carriere! Vous étiez vraiment bonne !Que
Jair un acteur lorsqu' il ne joue plus ?» Renoncer au théâtre,
pour Christa, c' est aller vers le suicide, com me Albert Jerska.
Elle ne veut pas mourir et ne sait plus comment faire pour
ne pas mourir en RDA. Christa doit se tirer elle-même du
piege dans lequel elle est tombée. Elle n' a plus personne sur
qui compter.
Elle essaie alors de se sauver toute seule face à la Stasi.
«Je vous en prie. Ne puis-je rienJaire pour vous? Pour la
sécurité de l'État ? » Christa est prête à se vendre à Grubitz,
à se vendre pour l'art, puisque telle est la regle à Berlin-Est.
Mais ce marché n'est plus possible depuis qu'elle s'est mis à
dos un homme puissant. Grubitz ne peut accepter son offre.
«N'y a-t-i/ rien que je puisse Jaire pour me sauver?» 11 y a
bien une chose, une seule, c'est de donner le nom de celui qui
a écrit un article subversif sur les suicidés en RDA paru sous
un pseudonyme, quelques jours auparavant dans le Spiegel
(un quotidien d' Allemagne de l'Ouest). Qui a écrit ce texte:
«Le bureau officiel des statistiques de la Hans-Beimler Strasse
compte tout, sair tout. Le nombre de chaussures que j' achete
par an: 2,3. Le nombre de livres que je lis : 3,2. Et le nombre
d' éleves passant le bac avec mention: 6347. Une seule chose
n' est pas comptée, peut-être parce qu' elle Jair mal, même
aux bureaucrates, ces hommes gris qui assurent la sécuriré
de notre pays et son bonheur, ce sont les suicides. En 1977,
notre pays a arrêté de compter les suicides.llles appelait les
meurtriers d' eux-mêmes [SelbstmorderJ. Ceux qui sont morts
de tout espoir. Voi/à le pays du Real Socialisme» ? Christa a
déjà entendu ce texte sur «Le vrai visage de la RDA» ... et
en a reconnu le style, même si Georg ne lui a rien dit.
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ait trouvée. C'est le seul acte dans lequel elle peut encore se
reconna'itre, et à travers lequel elle peut récupérer son être,
qu' elle a vendu en marchandant le nom de I'homme qu' el1e
aime. Dans ce pays ou «la liberté a [... ] été réduite à son
ultime et apparemment encore indestructible garantie, la pos-
sibilité du suicide 1 », Christa a choisi la liberté.
Ses yeux restent ouverts quelques minutes tandis que son
corps g'it sur le macadam, les cheveux mouil1és, la peau
bleutée. El1e voit une demiere fois les nuages dans le cieI.
Puis cet homme dont el1e ne connalt pas le nom, l' homme
bon qu' elle avait croisé un soir dans un café, s' agenouil1e
et se penche vers el1e. El1e semble le reconnaltre, comme si
el1e l'avait déjà reconnu au Centre de détention provisoire,
com me si el1e avait joué avec lui la demiere scene de l'in-
terrogatoire pour mieux tromper la Stasi. Wiesler, «comme
en un rêve tendre », la tient entre ses bras, «la calme et pâle
aimée ». Une seule fois au moins, avant que ce regard qui l'a
ressuscité ne disparaisse à jamais.
Christa lui parle: «J' étais tropfaible. Je ne pourrais jamais
réparer mes erreurs. » Pourtant Wiesler avait réussi à arriver
avant la police de la sécurité d'État, et il avait enlevé la machine
à écrire de sa cachette pour faire dispara'itre les preuves contre
Georg Dreyman, pour faire disparaltre la trahison à laquelle
Christa venait d'être forcée. «11 n'y avait rien à réparer, tu
comprends ? Rien, j' avais enlevé la machi ... » Mais voilà
Dreyman qui s'approche et Wiesler s'éloigne, laissant sa
bien-aimée mourir dans les bras de son amant.
«ll n' y avait rien à réparer.» Wiesler a pu lui dire que ce
n' était pas à elle de réparer ses erreurs, parce qu' elles n' étaient
pas siennes mais les errances, les malfaisances d'un régime
qui croyait être en droit, au nom de la sécurité de l'État, de
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contrôler la vie des citoyens. Lui, I'homme devenu bon, dit son
amour à une femme en lui révélant qu'elle n'a pas à réparer
ses erreurs qui sont les erreurs de I'Histoire, les erreurs du
pouvoir, les erreurs de ceux qui veulent justement faire dis-
paraitre toute erreur du monde humain. I1lui révele qu'elle
n' a pas fait le mal, mais que c' est I' enfer du socialisme démo-
cratique qui a cherché à détruire le bien, le miracle du lien
amoureux qui la rattachait à son amant. Tu n' avais rien à
réparer parce que ce donttu manques, c' est ce qui m' a Jair
revivre, tes Jailles m' ont ouvert les yeux sur ce dont je man-
quais moi-même, et ce sont justement dans ces Jailles que le
régime s' est infiltré, pour détruire ce quiJaisait de toi un être
vivant, dans un monde sans vie.
L' amour, une enclave de liberté
au sein du totalitarisme
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comme si des intrus se cachaient chez eIle. Puis eIle Ies voit,
parce qu 'iIs sont vraiment Ià. Entre rats et vieillards, ces
êtres venus d' ailleurs se gIissent sous la porte en gIoussant
et Ieurs voix stridentes résonnent de plus en plus fort dans
son appartement vide: Non! Non! Non! Diane fuit dans sa
chambre, se jette sur son Iit pour échapper à ce cauchemar.
Maintenant qu' eIle a fait tuer une autre femme, eIle a la mort
aux trousses. Ils la suivent et se jettent sur eIle comme des
rats sur un cadavre en I' assourdissant de Ieurs hurlements:
Non! Non! EIle sort un pistolet de sa table de nuit et se tire
une baIle dans la bouche.
Quelques heures apres Ie meurtre de Camilla, quelques
heures avant Ie suicide de Diane, Ie film commence. L'his-
toire de Diane se déroule donc entre deux morts. Le vide Iaissé
par la disparition de CamiIla est ce autour de quoi toume Ie
rêve; teIle une commémoration de Ieur amour, Ies images
du rêve tentent en même temps de délivrer Diane du non-
sens de son acte. Com me si Ie rêve devenait pour cette meur-
triere un moyen expiatoire d'effacer Ies taches du passé.
Diane rêve pour recouvrir Ie souvenir du jour ou cette ensor-
celeuse est entrée dans sa vie. Camilla Rhodes fut la mau-
vaise rencontre de la vie de Diane.
Tout a commencé par un casting raté. Diane s' est vue doublée
par une autre femme qui a pris la place qu'eIle convoitait.
Mais, au Iieu d'être en proie à la jalousie, Diane s'est prise
pour eIle. EIle a transformé ceIle qui I'avait doublée en double
d'elle-même. Elle est devenue ceIle qui n'existe que comme
doublure d'une autre. Pourtant, avant d'être victime de ce
maléfice, Diane est une fille ordinaire, comme iI y en a des
milliers à Hollywood. EIle veut tenter sa chance et met toute sa
bonne vo1ontéau service de sa réussite. Elle n' est pas introduite
dans Ie monde du cinéma et n'a pas de «recommandation ».
EIle ne peut compter que sur son talent et sur la chance pour
percer en tant qu'actrice. Sa tante lui a 1aissé un petit héritage
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la fera exister comme une femme absolue. ElIe se rend sur les
lieux mêmes de la fabrication des mythes féminins du monde
contemporain. ElIe veut savoir comment on devient comme
elIes. ElIe veut voir le making of des stars pour accéder, elle
aussi, à cet univers mystérieux et magique.
Mais les choses ne se dérouleront pas du tout selon son
désir. Ce que Diane découvrira à Hollywood, c'est que les
filles sont des marchandises que l'on peut échanger, rem-
placer les unes par les autres, éjecter comme des produits
usés quand on n'en veut plus. Les jeunes actrices ne sont
rien d'autre que des pions à la merci d'enjeux financiers qui
décident de leur sort. Voilà le making of, l'envers du décor.
Tu voulais savoir ce que c' était la magie du cinéma? Eh
bien, tu vas savoir ...
Diane a passé un premier casting. ElIe en a rêvé longtemps
avant en répétant son rôle avec sérieux, pour être la meilleure
ce jour-Ià. ElIe a décidé d'être formidable, même si le texte est
terriblement mauvais. Cette audition est la chance de sa vie,
la possibilité d'un premier rôle dans le film de Bob Brooker,
L' Histoire de Sylvia North. Diane se rend sur ce casting comme
Alice passe de l'autre côté du miroir, à la découverte du pays
qui détiendrait le secret du monde. Pour la premiere fois, le
metteur en scene, l'agent, le producteur sont tous là en vrai,
pour elIe, pour regarder Diane Selwyn interpréter une scene
de L' Histoire de Sylvia North. ElIe est prête à tout donner:
«And Action!»
C'est parti! Lajeune actrice s'emploie à séduire, puis joue
la colere, et enfin laisse quelques larmes envahir ses yeux à la
fin de la scene, pour qu'ils voient tous ce qu'elIe est capable
de faire, ce qu'elIe a à l'intérieur d'elIe-même. Diane joue
avec son âme pour décrocher le rôle. Mais illui arrive quelque
chose d'étrange. II se produit une expérience à laquelIe elle
ne s'était pas du tout préparée. Le metteur en scene ne pense
pas grand-chose d'elle en la voyantjouer. II ne la regarde pas.
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I. Jacques Lacan, Le Séminaire. Livre IV: La Relation d' objet, op. cit.,
p.140.
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I. Ihid.
2. Simone de Beauvoir, Le Deuxieme Sexe, op. cit., t. lI, chap. I:
« Enfance ».
3. Jacques Lacan, Le Séminaire. Livre IV: La Retation d' ohjet. op. cit.,
p.105.
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easy for you!» Non, ce n 'est pas facile pour Diane de perdre
cet objet d'amour, de continuer sans Camilla, de se retrouver
seule avec elle-même, avec son désir pour Camilla. Elle ne
veut plus jamais la revoir. EIle veut la rayer de sa vie.
Seule sur son canapé, Diane gémit, pleure, s'emporte contre
eIle-même, les mains entre ses cuisses, essayant en vain de se
procurer ce plaisir qu'eIle ne retrouve plus, cet émoi qu'eIle
éprouvait lorsqu'elle avait Camilla à sa disposition, cette ivresse
que lui procurait la peau de Camilla lorsqu'eIle la caressait
avant de la posséder. Mais son corps ne répond plus. II reste
insensible à ses caresses, car c' est du corps de I' autre dont
Diane avait besoin pour s'abandonner à eIle-même.
Diane a perdu quelque chose de son être en perdant le corps
de Camilla. Elle est en manque d' elle-même. Ce manque d' être,
Diane l' éprouve maintenant qu' eIle est confrontée à la rivalité
avec un homme. EIle est mise devant cette réalité qu'elle ne
peut apporter à Camilla ce qu 'un homme lui apporte. L' écha-
faudage que Diane avait construit s' est effondré parce que
cette identification masculine ne pouvait tenir que tant que
CamiIla se prêtait à ce jeu. En partant avec Adam, Camilla
signi fie à Diane qu' eIle n' est pas un homme: C e que tu m' ap-
portes ne vaut plus rien par rapport à ce qu' un homme peut
me donner. Tu ne seras dom: plus à la place de mon amant.
Ou plutôt, un amant a pr;s ta place.
L'identification masculine qui donnait à l'être de Diane une
assise, une consistance, s'évapore. Et Diane se retrouve avec
sa propre féminité manquée, avec son corps de femme privé
de ce qui lui avait permis de l'oublier, privé du corps d'une
autre qui lui permettait d'éprouver ce qu'eIle n'était pas par-
venue à réveiller chez un homme.
Mais le jeu avec CamiIla n'est pas tout à fait fini. Camilla
lui a préparé une autre surprise qui va faire définitivement bas-
culer Diane dans la folie. Elle insiste pour que Diane accepte
son invitation à une soirée de fin de tournage, dans la villa
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Le rêve de Diane
Diane a tué Camilla. Celle qui s' est jouée de la passion que
Diane lui vouait est maintenant morte. Diane lui a fait payer
de sa vie sa décision de la quitter puis de la remplacer. Elle
ne l'a pas fait elle-même, mais elle a engagé un tueur pour
accomplir cette mission. «This is the gir/ », lui a-t-elle dit.
Camilla Rhodes est devenue l'ennemie de Diane, sa persé-
cutrice, celle qui a eu sa peau en la remplaçant une seconde
fois. Diane a cherché une issue à sa détresse. Elle a cru la
trouver en faisant disparaitre celle à qui elle attribue la res-
ponsabilité de toute sa destinée. « La même image» qui repré-
sentait «son idéal» est devenue «I' objet de sa haine ». Diane
a donc frappé «en sa victime son idéal extériorisé» I. Mais
est-elle pour autant soulagée?
Une fois que la clé bleue est là, déposée sur la table basse
du salon, lui signifiant que Camilla est morte, des phénomenes
étranges se produisent en elle. Épuisée, Diane ne sait que
faire de ce message énigmatique. Camilla resurgit devant elle,
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1.lhid.
2.lhid.
3.lhid.
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pas celle qui avait toujours un texte, alors que Diane n'en
avait jamais aucun ?
Le rêve écrit entre les lignes le drame de Diane et de sa
passion, comme si la tentative de rêver encore à cet amour
pouvait échouer à n'importe quel momentoAinsi, la premiere
rencontre entre les deux femmes dans le rêve fait encore
curieusement écho à un autre drame. Betty, prenant pos-
session de la villa que sa tante lui a prêtée, découvre qu' il y
a déjà quelqu 'un dans la salle de bains, une autre femme, nue
sous la douche, dont elle devine le corps à travers la paro i
vitrée. Mais le rêve frôle encore le cauchemar, à travers cet
écho silencieux d 'une scene mythique ou Anthony Perkins
tue violemment derriere un rideau de douche une femme
qui a éveillé son désir, dans Psychose d' Alfred Hitchcock.
Le délire de Diane ne ressemble-t-il pas ã la psychose
conduisant cet homme ã devenir le meurtrier de toutes celles
qui pourraient le séparer de sa mêre déjã morte? N'est-elle
pas aussi folle que cet homme qui vit rec1usdans son château,
imitant la voix de sa mere pour continuer de converser avec
le cadavre de celle-ci ? Qui est Diane Selwyn? Qu' a-t-e IIe
fait? Tourmentée par son crime, la rêveuse tente néanmoins
de poursuivre I'histoire qu'elle s'invente pour échapper à
sa vie.
La belle inconnue sort de la douche et Betty I'interroge
sur son identité. Est-elle une amie de sa tante? Que fait-elle
dans la même villa qu'elle? L'autre femme ne répond pas,
comme si elle ne savait que dire. Se regardant dans le miroir
de la salle de bains avec inquiétude, elle cherche à se sou-
venir. Une autre image se reflete lã, en même temps qu'elle
s'y contemple: une affiche de cinéma accrochée au mur, celle
de Gilda. «There never was a woman like Gilda», peut-on
Iire sur I'affiche. Rita Hayworth, en robe longue noire, gantée
et tenant un porte-cigarettes avec grâce, est présente, entre
les deux femmes. Com me sauvée par cette réminiscence
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Mais le rêve n'en a pas tout à fait fini avec Diane Selwyn.
Cette premiere et derniere nuit entre les deux femmes est
interrompue par un cauchemar qui surgit comme un nouvel
élément du rêve. C'est la derniere séquence, la destination
finale du voyage. Rita dans son sommeil chuchote des mots
mystérieux puis les articule de plus en plus fort: «Silencio,
silencio, no hay banda, no hay orchestra ... » jusqu'à hurler:
«Silencio! Silencio!» Betty, réveillée par ses cris, prend
Rita dans ses bras, l'interroge. Rita se souvient de quelque
chose! «EI Club Silencio!» Elle veut s'y rendre immédia-
tement. Quelque chose a eu lieu là-bas. II faut aller voir.
«Right now!»
Dans le rêve de Diane, le cauchemar de Rita vient mettre
fin à cette nuit d 'amour. Diane pourrait se réveiller elle aussi.
C'est un appel: Il faut que quelqu' un entende enfin! Que
quelqu' un se réveille de ce rêve et déchiffre ce message! Son
inconscient essaie de lui dire dans une autre langue ce qu'elle
ne peut pas entendre, ce qui ne s' entend pas. Il hausse le ton :
Silencio! Qu'on le chuchote ou qu'on le crie, c'est la réso-
lution de l'énigme amoureuse. II n'y a rien à savoir, pas de
formule magique ... le vide. Mais en intégrant ce message à
son propre rêve, en le transformant en cauchemar de Rita,
Diane parvient à sauver son désir encore une fois en faisant
la sourde oreille. Malgré cet appel du silence, cet appel de la
mort qui l'attend au réveil, Diane veut continuer de rêver.
Ces phrases mystérieuses sont de nouveau proférées comme
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des messages codés. Elles sont hors contexte et, pour saisir
leur sens, il faut retrouver ce à quoi elles se rapportent. Elles
indiquent encore quelque chose qu'il n'y a pas, quelque chose
qui manque: «no hay banda, no hay orchestra» dans une autre
langue. La réponse à son enquête sur l'amour se cache entre
ces mots: Non, il n'y a pas ce que tu croyais qu' il y avait.
Tu as rêvé qu' entre deuxfemmes il pouvait exister un accord
parfait, ce même accord que tu n' as pas rencontré avec un
homme. Mais cette nuit d' amour hors du temps, hors de l' his-
toire, est brutalement interrompue par ce cauchemar de Rita,
ce cauchemar qui arrache Rira à Betty. Parce qu' il n'y a pas
d' orchestre, il n'y a pas d' harmonie parfaire, cela n' existe
pas. Le demier temps du rêve, la conc1usion du voyage, se
déploie autour de cette révélation finale: «silencio ».
L'objet du désir qui toujours manque et qui conduit les
jeunes femmes à le rechercher est de retour sous la forme
d'un nouveau signifiant. Apres Gilda, apres Diane Selwyn,
le but du voyage, c'est le Club Silencio. Mais ce signifiant
a ceci de plus étrange que les autres qu'il signifie l'absence
même de signifiant, aucun mot, le silence. De nouveau vêtues,
en robe de soirée, Betty et Rita se rendent ensemble au Club
Silencio. Le taxi s'arrête sur une place fantomatique ou volent
çà et là quelques bouts de papier. Betty et Rita, assises dans la
salle d'un théâtre presque vide, regardent ensemble ce qui se
joue sur la scene. On demande le silence avant que le spec-
taele ne commence. Taisez-vous! Écoutez! Deux hommes, au
visage menaçant, s'adressent aux spectateurs comme pour les
avertir du sens de cette cérémonie: «No hay banda! No hay
orchestra! II n'y a pas d' orchestre, there's no band.» Cette
même phrase est répétée dans le rêve, en espagnol, en français,
en anglais. Car la réponse du rêve au questionnement incons-
cient de Diane est la même dans toutes les langues. No hay,
there is not, il n'y a pas. Voilà ce que tu viens regarder au
Cluh Silencio. Tu viens voir ce qu' il n'y a pas, ce que tu n' as
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pas trouvé, non pas parce que quelqu' un d' autre te l' avait
pris, non pas parce qu' une femme le détenait et t' en privait,
mais parce que c' est ce qui manque pour chacun.
Les deux hommes ne sourient pas. lIs envoCitent les spec-
tatrices en parlant comme s'ils détenaient un savoir venu
d'ailleurs, un savoir venu des Ténebres, un savoir ayant le
pouvoir de tout faire trembler et de tout faire disparaítre. Et
c' est avec effroi que Betty et Rita les écoutent, pétrifiées par
leurs voix impératives. Chaque syllabe est détachée comme
pour en faire résonner le sens ou le non-sens : No - Hay -
Orchestra! ... Puis leurs voix se font plus douces. lIs mur-
murem, révélant autre chose, un secret qui doit rester secreto .. :
«And yet we hear a band ... »
Et, sur fond de silence, on entend: là une clarinette ... là
un trombone ... Oui, on entend quelque chose, mais ce sont
des instruments qui jouent tout seuls. Personne ne les dirige
pour qu' ils jouent ensemble la même partition. Ils sont comme
perdus dans le silence, désaccordés, ne sachant comment se
répondre pour faire entendre un morceau mélodieux. «No hay
banda! No hay orchestra! lt is ali an illusion!»
Le rêve tente de faire saisir à Diane quelque chose sur ce
que le langage nous fait entendre et qui pourtant fait défaut.
II veut lui dévoiler une vérité radicale qui porte sur un vide,
sur une béance, insupportable pour les êtres humains. C e qu' il
n'y a pas, tu l' entends. Tu entends quelque chose là ou il n'y
a rien. La musique des mots, la mélodie de l' amour, n' est
orchestrée nulle parto Mais cette vérité est inaudible pour elle.
La figuration de cet étrange spectacle cêde alors la place à un
moment de magie noire ou la foudre tombe sur la scene. La
salle est secouée par un séisme comme si les deux sorciers, à
travers leurs formules magiques, avaient provoqué un trem-
blement de terre. Pfft! Les deux hommes disparaissent. La
scene est vide. Plus rien.
Cette révélation terrifiante saisit Betty de tremblements
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I. Jacques Lacan, Le Sémillaire, Livre XVIII: D' UIldiscours qui Ile seraif
pas du semhlant, texte établi par Jacques-Alain Miller, Seuil, 2006, p. 65.
2. Ihid., p. 74.
IV
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Mais alors cette scene entre elles, c' estfini? Ne les verra-
t-on plus jamais ensemble, chuchoter dans la nuit: «Have
you ever done tha! before »... ?
- Non, c' estfini. Betty et Rita n' ontjamais existé. Et main-
tenant Diane s' est réveillée. Vous ne les reverrez doncjamais.
À moins que vous ne revoyiez le film dans l' autre senso Retour
en arriere, la premiere partie à partir de la seconde, puisque
tout est enregistré, puisque tout a déjà eu lieu. Et là, peut-être
que vous vous interrogerez et vous saisirez pourquoi le rêve
de Diane Selwyn est devenu votre rêve à vouS.
Si le rêve de Diane Selwyn devient notre rêve, c'est parce
que David Lynch montre un rêve qui incame la fonction même
de tout rêve, et, au-delà, la recherche de tout sujet amoureux,
lorsqu'il parle et rêve. Car <de rêve n'est pas un chaos de
sons discordants issus d'un instrument frappé au hasard 1 »,
il fait au contraire surgir une harmonie sécrétée par ses asso-
ciations étranges et finit par délivrer un senso Il y a dans ce
rêve de I'héro"ine à la fois une harmonie et un désaccord,
quelque chose qui prend chair et délivre un sens et quelque
chose qui reste insensé, renvoyant à l'essence même du rêve.
Et cette disjonction s'articule à travers des scenes qui nous
disent que la rêveuse cherche un accord impossible, qu'elle
cherche une orchestration que personne ne trouve. Le rêve est
l'effet de notre «immersion dans le langage» qui «est trau-
matique» car le langage «comporte en son centre un non-
rapport. Le but visé, la retrouvaille avec le partenaire perdu
n'aura pas lieu»2.
Tout rêve est une tentative de dire et d'écrire quelque chose
sur I'amour pour surmonter ce traumatisme du non-rapport, de
l'équation introuvable, de l'absence de tout déterminisme en
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de ne plus être séparés les uns des autres par les malentendus
du discours. Les scenes ou les mots n'ont plus besoin d'être
entendus, ou l'on peut lire ce qui se dit sur les lêvres comme
s'il s'agissait d'une confidence secrete, nous introduisent à
cette rencontre qui ne raterait pas.
Ce rêve de la rencontre miraculeuse se poursuit en tentant
d'écrire des mots, de les donner à lire au creur des images,
comme si l'écriture était elle aussi un passage secret vers ce
qui peut relier les êtres au-delà des mots. Ces formules du
rêve apparaissent comme les hiéroglyphes d'un parchemin
exprimant dans une langue inconnue le secret de l'amour:
«Welcome to Los Angeles », «Mulholland Drive », «Camilla
Rhodes », «EI Club Silencio » ... Ces lettres apparaissent
dans le rêve comme des formules magiques dont le sens
ne cesserait de rester inaccessible. «Mulholland Drive» est
un nom qu'on lit sur un panneau sans comprendre ce qu'il
indique. Est-ce un point d'arrivée, un point de départ? Nous
lisons les lettres mais elles nous confrontent nous aussi au
non-sens, à l'absence de destination. «Camilla Rhodes »,
pourquoi elle? «This is lhe girl. » Mais qui est-elle? «EI
Club Silencio », que s'est-il passé là-bas, quel est le sens de ce
spectacle?
Au lieu de nous éc1airer, ces écritures nous plongent
davantage dans I' obscurité. Chaque mot nous introduit à
une énigme de plus, com me si nous ne parvenions pas à
saisir ce qu' il y a derriere ces lettres. Le signifiant -maltre, à
partir duquel se déploieraient tous les autres, comme en un
effort infini d'en extirper toute la teneur, c'est celui que per-
sonne ne prononce jamais, celui que chacun peut lire des que
Betty débarque à L.A. Chut. .. Silencio ... il se tient là der-
riere toutes les paroles, derriere tous les autres signifiants,
Camilla Rhodes, Mulholland Drive ... Abracadabra! C'est
HOLLYWOOD: forêt maudite ou enchantée, forêt des images
et du langage dans leque I le sujet peut aussi bien se perdre
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que de ce qui nous manque, et c' est pour cela que nous avons
besoin du cinéma, pour rêver les yeux ouverts à ce qui fait
défaut dans la réalité, pour entendre cette partition de I'amour
dont personne ne sait écrire les notes.
La magie noire du cinéma peut nous faire croire que les
instruments jouent ensemble, que les voix se répondent et
s'entremêlent comme des notes de musique qui nous feraient
entendre une mélodie, mais c'est une illusion. Quelle que soit
la langue que tu parles, il n'y a pas d'harmonie entre les voix:
«No hay orchestra!»
Et pourtant? attends chut. .. silencio ... écoute ... Tu
entends quelque chose oui, là il y a une clarinette ... là il Y
a un trombone ... mais chaque instrument joue tout seuL ..
Attends, écoute encore là ... quelque chose se joue ...
c'est comme une mélodie comme au cinéma ... on voit et
on entend quelque chose on a l'impression qu'il y a un
orchestre ... comme lorsque plusieurs instruments jouent le
même morceau ...
Comme lorsqu' un homme et une femme dansent ensemble .
Comme lorsque deux êtres se parlent avant de s' embrasser .
Comme lorsque deux voix se répondent. ..
Com me lorsque David Lynch nous prend par la main ...
Là, il se produit quelque chose ... c 'est fugitif ... cela peut
disparai'tre comme par magie ... alors ...
Chut. .. silencio.
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ÉPILOGUE
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ÉPILOGUE
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Interpretes
- Lux Lisbon: Kirsten Dunst
- Trip Fontaine: Josh Hartnett
- Mrs Lisbon: Kathleen Tumer
- M. Lisbon : James Woods
Couleurs, 96 minutes
DEUXIEME PARTIE : CHRISTA
Interpretes:
- Christa Maria Sieland: Martina Gedeck
- Gerd Wiesler: Ulrich Mühe
- Georg Dreyman: Sebastian Koch
- Anton Grubitz: Ulrich Tukur
- Ministre Bruno Hempf: Thomas Thieme
Bibliographie . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .. 185
Fiches techniques desfilms . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .. 187
Remerciements . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .. 189
RÉALlSATlON: PAO ÉDlTlONS DU SEUIL
lMPRESSION: CORLET NUMÉRIQUE. À CONDÉ-SUR-NOIREAU
DÉPÔT LÉGAL: AVRIL 2009. N°97618-4 (126197)
IMPRIMÉ EN FRANCE
our- être de son temps, I'amoureuse du XXJe siecle doit-
www.seuil.com