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Clotilde Leguil

Les
amoureuses
voyage
au Dout
de la
féminité

Seuil
LES AMOUREUSES
Du même auteur

La Penséeéthique contemporaine
(avec Jacqueline Russ)
PUF, « Que sais-je », 2008

Sartre avec Lacan


Corrélation antinomique, liaison dangereuse
Navarin, 2012

In Treatment
Lost in Therapy
PUF, 2013

L'Être et le Genre
Homme-femme apres Lacan
PUF, 2015
CLOTILDE LEGUIL

LES AMOUREUSES
Voyage au bout de la féminité

ÉDITIONS DU SEUIL
25, bd Romain-Rolland. Paris X/V
ISBN 978-2-02-097618-3

© Éditions du Seuil, avril 2009


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À ceux qui savent nous rattraper à temps
PROLOGUE

Le «making of» des amoureuses

«Have you ever done that hefore?


-I don't know, have you ?
-I want to do it with you
- [' m in love with you ... »
David Lynch, Betty-Rita, in Mulholland Drive (2001)

Au XXIe siecle, I'amour semble encerclé par deux types de


discours qui prétendent en réduire le mystere, en résoudre la
complexité et la finesse, et finalement en aplanir la portée.
Tout d'abord I'individualisme contemporain a conduit à la
reformulation d'un hédonisme modeme se proposant de faire
de I'amour un contrat égalitaire, dans lequel chacun pourrait
savoir à I'avance ce qu'il investit, ce qu'il attend de l'autre
et ce qu'il récupere en cas de malentendu. Gommant la dif-
férence des sexes, le contrat hédoniste exige de chaque sujet
qu'il se plie symétriquement aux mêmes c1auses. Si on a pu
croire par le passé que le mot «amour» n 'avait «pas du tout
le même sens pour I'un et I'autre sexe» et que c 'était «Ià une
source des graves malentendus qui les séparent» I, dorénavant,
on affirme que I'élucidation initiale sur ce qu'on attend de

I. Simone de Beauvoir, Le Deuxieme Sexe, GaIlimard, 1949, t. lI,


chap. XII: «L'amoureuse ».

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LES AMOUREUSES

I'amour pourra permettre d'évacuer les malentendus qui font


obstac1e à I' association.
Cette conception est celle de I' amour en toute transparence,
sans obstac1e ni obscurité, éc1airé par la conscience ration-
nelle sachant ce qu' elle veut et jusqu' ou elle est prête à aller
pour arriver à ses fins. Selon ce nouveau pacte hédoniste, «il
faut que les deux contractants sachent à quoi ils s'engagent
pour produire la jubilation à deux et écarter toutes les occa-
sions de peine I ». Cet amour post-modeme aurait le devoir de
nous conduire au bonheur, sinon au pIais ir, en tout cas celui
d' éviter tout déplaisir, sous peine de rupture du pacte. Cette
conception de l'amour résonne avec une vision de la civili-
sation dans laquelle sécurité et risque doivent pouvoir être
mesurés, comme si les pertes et les profits amoureux pou-
vaient faire l'objet d'un calcul permettant à l'individu de se
protéger de tout événement imprévu.
Ensuite, le progrês scientifique au xxe siêcle a abouti à I' émer-
gence des neurosciences, doublée d 'une psychologie cognitiviste,
produisant, ensemble, un nouveau discours sur la subjectivité
et du même coup sur l'amour. Les impasses de l'expérience
amoureuse seraient alors destinées à être surmontées grâce à la
découverte de leur fondement neuro-cognitif. Les neurosciences
promettent ainsi de dévoiler « les secrets du cerveau féminin 2»
afin d'éliminer les désaccords entre les sexes, pouvant s'ex-
pliquer par deux modes différents de fonctionnement cérébra1.
De même, les cognitivistes, en concevant l'esprit comme un
processus de traitement de l'information, peuvent prétendre
réduire les malentendus amoureux en les expliquant à partir
d'un traitement erroné d'une information sans équivocité.

I. Michel Onfray, Théorie du corps amoureux. Pour une érotique solaire,


Grasset, 2000, p. 210.
2. Louann Brizendine, Les Secrets du cerveauféminin (trad. M.-F. Girod),
Grasset, 2008.

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PROLOGUE

Coincé entre I'hédonisme et les nouvelles sciences du


cerveau, le discours que la civilisation occidentale du XXle siec\e
tient sur I'amour est appauvri, comme si l'amour n 'apportait
plus rien, ni au sujet, ni à la civilisation, si ce n 'est une jubi-
lation provisoire, mais surtout de nombreux dysfonctionne-
ments, de multiples croyances pathologiques, qu'il faudrait
s'empresser de faire disparaltre pour être syntone avec les
exigences de rentabilité de la société.
Mais I'hédonisme et le neuroscientisme sont-ils les seuls
discours possibles sur I'amour dans notre civilisation contem-
poraine? Malgré le mouvement de «rationalisation tech-
nique I» qui anime I'ordre du monde, ne peut-on pas entendre
un autre discours faisant résonner en nous une part de ce
mystere de I'expérience amoureuse qui semble voué à ne
pas disparaltre? Est-il possible d'en faire un objet de connais-
sance sans se laisser toucher par I'expérience amoureuse,
sans rendre compte de ce qui nous dépasse en tant que
sujet, dans cette épopée subjective que l'amour nous fait
vivre?
Le cinéma, mode de manifestation artistique propre à notre
époque, nous initie à une tout autre conception de I' amour.
Lorsque les projecteurs se braquent sur les amoureuses,
celles-ci donnent à déchiffrer, à travers un film, une expé-
rience de l'ordre de l'incompréhensible, nous invitant à la
recherche d 'une autre vérité sur I' amour. Muses des cinéastes,
les amoureuses font apparaltre une déchirure au sein du monde
de la rationalité, une faille au cceur du monde de la technique,
qui est peut-être aussi celle à partir de laquelle le désir de
cinéma peut émerger. Comme le making of d'un film nous
donne à voir les coulisses du toumage, I' envers du décor d' un
plateau, et le mode de fabrication du pouvoir hypnotisant

\. Max Weber, Le Savallt et te Politique (Irad. 1. Freund), Plon, « 10/18 »,


1959, p. 68.

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LES AMaUREUSES

des «images-mauvements I », le making af des amoureuses


rendrait visible I'invisible voyage intérieur de ces héro"ines
du septieme art, en s' employant à déchiffrer, tels des hiéro-
glyphes, les significations secretes de I'émoi suscité en nous
par leur histoire.
Com me I' écrit Freud, «la nature bénévole a accordé à
l'artiste d'exprimer les mouvements les plus secrets de son
âme, cachés à lui-même, par des créations qui saisissent les
autres, [... ] sans qu'eux-mêmes puissent dire d'ou provient
leur émoi 2 ». Ainsi, pour notre époque, les cinéastes sont
ce que les peintres étaient à la Renaissance. Si Léonard de
Vinci a pu fonnuler la question qu'il se posait sur lui-même
et sur son temps à travers ses reuvres picturales, les cinéastes
du xxe et du XXIe siecle naus dannent à voir leur propre ques-
tionnement sur la civilisation à travers ces destinées d'amou-
reuses semblant échouer à trouver une place dans le monde.
Ces femmes naus suivent du regard et naus entrainent dans
des pays dont nous ne connaissons pas le nom, nous évo-
quant des vérités sur nous-même encore infonnulées. Les
amoureuses, inventées par les cinéastes, apparaissent comme
des héro"ines porteuses d'une interrogation sur notre monde
qu 'elles nous donnent à interpréter.
Le making af des amoureuses naus conduit à la recherche
de ce qui se joue pour elles en secret lorsqu'elles font l'ex-
périence de la passion, de ce qui advient d'elles apres coup
lorsqu'elles se heurtent à ce qu'elles n'avaient pu prévoir,
de ce qui reste de leur voyage une fois le parcaurs accompli.
Mais pour explorer leur monde, faisant obstacle à I' impératif
de transparence des comportements, il faut accepter d'être
touché par les images que le cinéma nous invite à regarder

I. Gilles Deleuze, L'/mage·Mouvement, Minuit, 1983.


2. Sigmund Freud, Un sOllvenir d' enfance de Léonard de Vinci (trad.
M. Bonaparte), Gallimard, «Idées», 1977, p. 97·98.

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PROLOGUE

comme des énigmes à dénouer. Ces images n' ont pas le même
statut que celles de la science. Elles n' ont pas pour but de se
constituer en poste d'observation du cerveau des amoureuses
et ne transforment pas le sujet amoureux en objet d'étude qui
ne nous concernerait pas. Les images cinématographiques
nous regardent tout autant que nous les regardons. Nous ne
pouvons les regarder sans être, nous aussi, pris par I' image qui
nous révêle quelque chose de notre être que nous ne pouvons
percevoir à I' reil nu.
Les cinéastes, en nous hypnotisant par des images trou-
blantes se substituant à notre propre imaginaire, ont le pouvoir
de nous révéler alors le mystere que nous devenons pour
nous-même lorsque, en proie à l'amour, nous faisons une
expérience que nous ne pouvons soumettre à la rationalité.
En éveillant une émotion s'adressant à ce que nous sommes
sans le savoir, en allant chercher comment toucher cette âme
silencieuse qui regarde sans rien dire, le cinéma, à travers
l'image qui nous fascine pour mieux nous ouvrir les yeux,
peut nous donner à voir la vérité de notre être comme une
énigme au creur d'un filmo
Trois héro'ines nous ont ouvert le chemin vers ces régions
inconnues, ces terres inexplorées, ces mondes sauvages à la
rencontre desquels nous avons eu le désir de nous aventurer
pour nous perdre à notre tour, dans leur regard, dans leu r
voix, dans leurs paroles. Leurs rires, leurs chuchotements,
leur détresse, leur mort, nous ont initié à une humanité autre,
non pas I'humanité programmée à obéir aux impératifs de la
technique, non pas l'humanité obéissant au code génétique,
non pas l'humanité résultant des connexions neuronales les
plus sophistiquées, mais l'humanité sans voile, qui peut na'itre
d'un regard échangé, d'un sourire adressé, d'un baiser reçu
en silence dans l'obscurité d'une nuit d'été.
Les voyages que ces cinéastes nous font faire, en nous
tenant par la main pour aller à la rencontre du continent

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LES AMOUREUSES

noir, continent de la féminité étrange et inaccessible, nous


conduisent à nous décentrer de ce que nous pensions être, à
nous quitter un peu nous-même, pour les suivre sur ces rautes
sans reperes, et nous perdre avec elles dans le labyrinthe de
notre inconscient.
À travers trois films, Sofia Coppola, Florian Henckel von
Donnersmarck et David Lynch nous tiennent par la main, nous
faisant avancer vers elles. Viens voir, n' aie pas peur, oublie
tout et suis-moi .. Les trais amoureuses qu'ils mettent en
o

scene, dans Virgin Suicides, La Vie des autres et Mulholland


Drive I, vivent une passion faisant voler en éclats la conception
utilitariste et volontariste de l'amour contemporain, celle de
« I' amour liquide 2 », de I' amour qui ne prendrait pas, qui ne
prendrait rien, qui glisserait sur nous sans laisser de traces.
Ces trais amoureuses s'acheminent vers le XXIe siecle, portant
en elles les contradictions intraduites par les grandes révo-
lutions du Xxe siecle que sont la libération des femmes et la
libération sexuelle, l'individualisme et l'égalitarisme. Leur
destin fait alors surgir une représentation de l'amour trans-
cendant I'individualisme contemporain pour en laisser appa-
ra'itre la dimension initiatique secrete.
Leur histoire nous éveille à une conception de l' amour
faisant dérailler les exigences de la rationalité modeme. Si
«ce qui marche, c'est le monde 3», comme l'énonce Lacan,
ce monde que la science parvient à traduire en équations
mathématiques, ce qui ne marche pas, c'est un monde auquel
la science n'a pas acces, un monde ou les êtres font l'expé-
rience de ce qui n'est écrit nulle part, un monde ou les mots
et les choses ne se répondent plus parce que personne ne

I. Le lecteur trouvera une fiche technique pour chacun de ces films


po 187-188.
20 Zygmunt Bauman, L' Amourliquide. De lafragilité des liens entre les
hommes (trado C. Rosson), Hachette Littératures, 2004.
3. Jacques Lacan, Le Triomphe de la religion, Seuil, 2005, po76.

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PROLOGUE

sait comment les faire co·incider. C'est au sein de ce monde


étrange que Ies amoureuses s'avancent, à la recherche d'une
vérité surelles-mêmes. Cette vérité n'est pas mesurable parce
qu' elle est incomparable. On ne peut accumuler de données
comparatives sur I' amour, car I' amour nous sépare de la « dic-
tature de la moyenne I ». L'idéal de l'amour est antinomique
avec celui de la statistique, de la norme et même de la loi.
Car la «passion prend sa source dans cet élan de l'esprit qui
par ailleurs fait naí'tre le langage 2 », et le discours amoureux
nous fait pénétrer dans un monde qui n'est pas celui de la
connaissance objective, mais celui de l'aventure subjective,
unique et singuliere en chacun.
Chaque être est libre d 'inventer la phrase qui pourra exprimer
ce qu' il éprouve pour I' être aimé, sans jamais savoir si I' autre
la comprendra. En effet, I' amour a besoin de traduction,
car d'un sexe à I'autre le mot n'a pas du tout le même sens,
comme le remarquait Simone de Beauvoir. Mais il n'y a pas
de langue universelle de l'amour qui permettrait de savoir
comment on peut écrire ce trait d'union qui, à la fois, nous
sépare et nous réunit. 11faut inventer de nouvelles phrases pour
chaque passion amoureuse. Or, « une nouvelle phrase est pos-
sible dans la mesure ou elle est effectivement recherchée 3 »,
et I' amour tout entier est cette recherche d' une phrase inédite,
inventée pour dire ce qui ne peut être comparé à tout ce qui a
déjà été dit auparavant dans le monde, pour dire ce qui restera
à jamais propre à deux êtres, incomparables du point de vue
de ce qui leur manque et qui les conduit à s'aimer.
Lux Lisbon, Christa Maria Sieland et Diane Selwyn se
sont aventurées de l'autre côté du miroir du monde, là ou ça

I. Jacques-Alain Miller,« L'ere de I'homme sans qualités », in La Cause


ji'eudiel/ne,nO57, «Politique psy », Navarin éditeur, 2004, p. 84.
2. Denis de Rougemont, L' Amour et I' Oecidem, 10/18, «Bibliotheques »,
2006, p. 191.
3. Pierre Alféri, Chereher une phrase, Christian Bourgois, 1991, p. 45.

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LES AMOUREUSES

ne marche pas comme on croyait, là ouquelque chose entre


les êtres n'est plus raccord, là ou ça ne toume plus rond, là
ou il faut inventer de nouvelles phrases pour pouvoir être
entendu. Ces héro"ines révelent ce qui ne marche pas comme
on croyait, dans la famille, dans I'Etat ou dans le monde des
images. À travers leurs parcours amoureux, nous sommes
initiés nous-même aux impasses d'une famille ou le pere ne
dit plus rien, à cel1e d'un régime totalitaire croyant pouvoir
améliorer I'humanité, et enfin à celles de I'industrie cinéma-
tographique jouant à transformer les êtres non «bankables»
en marchandise éjectable.
Comment une premiere fois peut-elle conduire une jeune filie
à se perdre dans son propre questionnement sur ce qu' el1e est
devenue? Virgin Suicides (1999) raconte une premiere expé-
rience amoureuse ratée à l'époque de la libération sexuelle. La
mort de Lux Lisbon et de ses sreurs est devenue une énigme
à jamais irrésolue pour ce petit quartier du Michigan ou les
maisons étaient toutes bien alignées, les jardins bien soignés
et les arbres régulierement coupés.
Comment une amoureuse de la fin du xxe siecle peut-el1e
initier un homme déshumanisé à sa propre humanité? La Vie
des autres (2006) montre ce qu'une amoureuse peut apporter
à la civilisation lorsque celle-ci s'est perdue dans le totali-
tarisme. On a pu dire de «l'État totalitaire» qu' il était «la
réponse du xxe siecle, née de la guerre, à la menace perma-
nente que la passion et l'instinct de mort font peser sur toute
société» '. Et, en effet, I' expérience du totalitarisme confronte
I'héro"ine du film de Florian Henckel von Donnersmarck aux
limites de sa passion pour son amant. Mais la rencontre inat-
tendue avec cette amoureuse opere une métamorphose irré-
versible chez un agent modele de la Stasi que tout destinait à
servir le Parti, sans éprouver jamais aucun amour pour autrui.

I. Denis de Rougemont, L' Amour et I' Decidem, op. cit., p. 295.

16
PROLOGUE

La passion amoureuse advient chez cet homme sans qualités


comme une réponse inattendue à ce que le totalitarisme a
essayé de Iui faire oublier.
Enfin, Mulholland Drive (200 I) nous donne à voir Ie rêve
d'une femme lui dévoilant Ie sens tragique de sa destinée
d'amoureuse. Ce voyage au bout de la féminité prend Ie temps
d'un rêve et d'un cauchemar et nous révêle comment Ie cinéma
du XXle siêcle peut nous transporter au creur même de la sub-
jectivité d'une femme qui ne sait plus qui el1e est. À travers
son rêve, Diane Selwyn cherche à recommencer Ie voyage
qui I'a emportée au bout de I'enfer pour tenter une demiere
fois, avant de mourir, de s'en évader. La vérité de I'histoire
de Diane est peut -être cel1e de n' importe quel1e femme amou-
reuse du cinéma et de ses mythes. David Lynch nous emmene
à travers I'inconscient de Diane au creur de notre inconscient
pour nous faire saisir la portée de notre propre aveuglement
qui coIncide avec celui de I'héroIne.
Ces trois parcours d'amoureuses du XXle siecle nous plongent
dans Ies abysses de la féminité et viennent nous chercher, Ià
ou nous sommes sans Ie savoir, pour nous initier aux mystêres
de I' amour, à I'heure ou I' on croyait que Ies mysteres avaient
disparu. Quel est Ie secret des amoureuses? El1es cherchent
quelque chose qui Ieur a échappé et qui pourtant Ieur appar-
tient, quelque chose qui leu r manque pour être el1es-mêmes et
qu'elles ne peuvent trouver sans I'autre. Pour ehaeune, e'est
toujours la premiêre fois, paree que l'amour Ies confronte à
un monde vierge, sauvage, au sein duqueI iI faut inventer une
route pour se frayer un passage vers sa propre identité. Leur
passion vient toujours faire barrage à la déshumanisation d'une
soeiété qui eroit savoir ce qui est bon pour tous. Elles déeou-
vrent alors en se regardant dans Ie miroir qu'elles ont oublié
qui el1es étaient et qu'iI va falloir partir à la reeherehe d'une
identité perdue pour pouvoir eontinuer à exister. Toutes Ies
amoureuses sont des Lux, des Christa, des Diane.

17
LES AMOUREUSES

La destinée de ces trois héro'ines contemporaines est à


la mesure des destinées tragiques des héros de I' Antiquité,
comme CEdipe,comme Antigone, devenus des mythes pour
la civilisation. À la maniere de ces figures antiques, elles se
sont heurtées à I'horreur du monde et, apres elles, chacun est
invité à ouvrir Ies yeux sur sa propre destinée inconsciente.
Comme des êtres accidentés, elles cherchent une issue dans
un monde qui n'entend pas ce qu'elles disent. À la frontiêre
de la vie et de la mort, leur destinée tragique esquisse en poin-
tillé des zones d'ombre pour I'humanité contemporaine, des
régions ou 1'on peut s'abimer soi-même si personne n'est
plus Ià pour nous rattraper à temps.
Sur la route de Mulholland Drive dans la nuit, une femme
parvient à s'extraire d'une voiture accidentée et descend la
colline de Los Angeles «comme une poupée cassée I ». Cette
poupée cassée ne sait plus ou aller et pourtant elle y va, parce
qu'au loin elle aperçoit Ies Iumiêres de la ville et que, Ià-bas
peut-être, quelqu'un Iui dira qui elle est. Les amoureuses du
XXle siêcle ont un message secret à transmettre sur ce qui ne
toume pas rond dans Ie monde, à condition que la civilisation
ne renonce pas à déchiffrer I' énigme dont elles sont porteuses
et continue de faire une place à celles qui se demandent encore
ou se cache Ie secret de Ieur être.

1. «Like a broken doll », David Lynch à Laura Elena Harring, in Making


of de Mulholland Drive, 2001, OVO 2502, StudioCanal.
LUX
Une amoureuse et ses sreurs

Lux Lisbon aurait pu être une nouvelle Cendrillon améri-


caine, de la fin du xxe siêcle. Mais si son histoire commence
comme un conte de fées moderne, elle se termine plutôt comme
un cauchemar. Le sort de cette adolescente du Michigan,
destinée à incamer au départ une version du rêve américain,
remet en question une certaine idée du bonheur dans la civi-
lisation contemporaine. Avec Lux, l'American dream s'obs-
curcit parce que le bonheur qui lui est proposé par sa famille
ne lui permettra pas d'accéder à la féminité.
Lux est née dans une famille stable du Michigan et a été
élevée avec ses trois sreurs ainées par un pere professeur de
mathématiques et une mere dévouée qui a pris en charge I' édu-
cation de ses filIes, «lhe girls », comme elle Ies appelle. Elles
sont toujours toutes ensemble, ensemble à la maison, ensemble
au Iycée, ensemble à I'heure du déjeuner à l'ombre d'un
arbre, sur la grande pelouse ou se retrouvent tous Ies élêves.
ElIes ne se séparent jamais, sauf pour rejoindre chacune Ieur
classe. Ce sont Ies sreurs Lisbon, les filIes du prof de math,
et Ies garçons du lycée Ies regardent sans oser vraiment Ies
convoiter.
Virgin Suicides nous raconte la courte existence de Lux
Lisbon qui, à I'âge de quinze ans, décide de mettre fin à ses
jours. ElIe venait de rencontrer son prince charmant, Trip
Fontaine, et de passer sa premiêre soirée avec Iui. Mais cette

21
LES AMOUREUSES

nuit-Ià, apres la fête de fin d'année ou elle a été élue reine


de la soirée, ou tous les regards se sont rivés sur elle alors
qu' elle dansait avec Trip, Lux n' a pas entendu les douze coups
de minuit. Ses sreurs l'ont attendue en vain dans la voiture
devant le lycée. Pour Trip, elle a tout oublié, ses parents, ses
sreurs, sa promesse. Pourtant, elle connaissait peu Trip Fon-
taine, pourtant elle savait que ses parents comptaient sur elle,
pourtant elle aimait ses sreurs et ne vouIait pas qu 'elles soient
elles aussi punies par sa faute.
Mais lorsque Trip lui a proposé de faire un tour dehors, de
s'échapper ainsi tous les deux sans que personne ne puisse
les retrouver, elle I'a regardé et elle n'était déjà plus à eux, à
sa famille, à ses parents, à ses sreurs. Elle Iui a répondu que
les autres allaient Ies chercher partout, que c 'était I'heure
de rentrer ... mais elle ne croyait déjà plus elle-même à ce
qu'elle disait. Lux aurait pu s'enfuir comme Cendrillon qui
redoutait de se montrer sous son vrai jour devant son prince.
Mais elle a cru que la magie se poursuivrait toutela nuit.
Son prince charmant lui a dit « viens », et elle n' a plus rien
entendu d' autre.
Lux est restée à ses côtés, elle I'a suivi sur la pelouse du
stade de foot du Iycée, dans la nuit. Et elle s' est allongée
avec Iui dans I'herbe. C'était la premiêre fois pour elle. Apres
I' amour, ils sont restés enIacés sur cette pelouse hum ide et
se sont endormis tous Ies deux. Três tôt Ie matin, Lux a vu
le jour se lever. Lorsqu'elle s'est toumée vers Iui, encore un
peu ensommeillée, elle était toute seuIe sur la pelouse dans
la lumiere de l'aube. II n'y avait pIus personne à ses côtés.
Trip était parti.
Cendrillon s'est relevée, sa belle robe de baI était toute
froissée et elle avait froid maintenant. Elle a ramassé sa paire
d' escarpins qui tralnait dans I'herbe. Et, pieds nus, elle s' en
est allée. Toute seule. Elle est rentrée à la maison, chez ses
parents, comme elle aurait da le faire avant d'apercevoir la

22
LUX

lumiêre du soleil, avant que le carrosse ne se transforme en


citrouille, avant que la robe ne redevienne haillons, avant que
la nuit n'emporte avec elle ses rêves d'enfant.
Lux n'avait pas perdu sa petite pantoufle de vair, mais elle
avait perdu autre chose. Lux Lisbon, la petite demiêre des
sreurs Lisbon, la fille de Mr et Mrs Lisbon, avait perdu sa
virginité. Elle avait perdu sa premiere fois en se donnant à
un garçon qui n'était plus là au petit matin pour la regarder
se réveiller. Redevenue une petite filie, Lux est rentrée à la
maison et a reçu la punition qui l'attendait.
Sofia Coppola nous conte I'histoire de Lux Lisbon, qui finit
mal. Cela commence là ou les contes de fées s'achevent, par
le premier baiser avant la nuit d'amour, et se termine par l'en-
fermement dans une maison qui ne laisse plus d' autre issue
à Lux que celle de disparaitre. Telle la méchante belle-mêre
qui tient Cendrillon en otage en lui interdisant de répondre
à aucune invitation de l'extérieur et en la coupant du monde
pour qu' aucun homme ne pose ses yeux sur elle, Mrs Lisbon
décide que Lux ne sortira plus jamais de la maison, même
pas pour aller au lycée. Et d'ailleurs ce sera la même chose
pour les sreurs de Lux, puisque «les regles ont toujours été
les mêmes pour les cadettes que pou,. les afnées ». Le prince
charmant n'a jamais essayé de la retrouver. Il s'est évaporé
comme s' il n' avait jamais existé. Lux n' a jamais plus entendu
parler de Trip Fontaine.
Quelques mois plus tard, Mr et Mrs Lisbon se réveilleront
un matin pour découvrir qu'aucune de leurs filies n'ouvrira
plus les yeux. Lux et ses sreurs se sont suicidées toutes les
quatre ensemble, un soir d' été dans la maison familiale, là
ou elles étaient bien en sécurité, là ou plus rien ne pouvait
leur arriver.
I

La perte de la virginité

L'expérience de la premiere fois, pour Lux Lisbon, est


davantage l'expérience d'une perte que l'expérience d'un
nouveau monde qui aurait pu être celui de I'amour. Le même
acte qui la conduit à s'arracher symboliquement à l'ordre
familial pour découvrir sa propre féminité dans les bras de
Trip Fontaine la conduit à se perdre el1e-même, comme si
elle ne savait plus ce qu'elle avait donné et ce qu'elle était
devenue. Sofia Coppola nous montre ainsi les enjeux initia-
tiques de la premiere expérience sexuelle en en révélant la
dimension traumatique. Apres cette premiere fois sur la pelou se
du lycée ou Lux se réveille seule au petit matin, el1e ne sera
plus jamais la même et deviendra prisonniere de la réponse
que sa mere a choisi de formuler à sa place. Lux qui n'était
qu'une des sreurs Lisbon, qu'une des filles de Mrs Lisbon,
Lux, cet être encore indifférencié de sa famille, qui n' existait
que tel un fruit accroché à la même branche que ses sreurs,
Lux, en tentant de se détacher, s'est abimée toute seule. Elle
est alors confrontée à une perte qui la laisse sans voix.
Que s'est-il passé avant cette soirée? Qu'est-ce qui a fait
basculer la jeune femme dans ce discours sans paroles qui
l'amene à se donner ensuite à n'importe qui, comme si elle
n'était plus rien pour elle-même, puis à se suicider?
Lux Lisbon est la petite derniere de Mr et Mrs Lisbon.
Elle apparait comme une jeune filIe joyeuse et libérée au sein

25
LES AMOUREUSES

d'une famille sans histoires. La vie des Lisbon, c'est la vie


d'une famille américaine com me une autre, ou on regarde la
télévision tous ensemble Ie dimanche apres-midi en buvant
du soda, ou Ies filles débarrassent leu r assiette apres chaque
repas, aiment écouter des disques dans Ieurs chambres, tiennent
Ieur journal intime et commencent à se maquiller pour plaire
aux garçons. Mais c'est aussi une famille que tout Ie monde
remarque, parce que ces quatre filles, blondes, éclatantes
et unies, offrent à tous ceux qui Ies croisent Ie spectacle de
leur beauté naissante. Ce qui distingue les Lisbon des autres
familles du quartier, ce sont elles: «the girls ».
La beauté de Lux est celle d 'une jeune fille tout juste révélée
à elle-même qui se préoccupe de son entrée dans la féminité.
Lux va et vient entre le lycée et la maison familiale, et lorsque
Trip Fontaine, le play-boy du Iycée, décide de la conquérir,
elle le laisse venir, sans avoir peur ni de son propre désir, ni de
celui de ce jeune homme. Lux Lisbon semble naturellement
prête à être aimée, tel un fruit arrivé à maturité n'attendant
plus que d'être cueilli pour se détacher de l'arbre.
Elle a pourtant failli dire «non» à Trip Fontaine lorsqu' iI
a voulu l'entrainer dehors apres la soirée de fin d'année du
lycée. Elle avait promis à ses sreurs qu'elles rentreraient
toutes ensemble, raccompagnées par Trip et ses trois copains
venus les chercher chez Ieurs parents. Cela avait en effet été la
condition pour que Mrs Lisbon accepte de dire «oui» à Trip
Fontaine qui voulait être le cavalier de Lux pour la soirée.
Mr et Mrs Lisbon ont des principes et, selon eux, «les regles
doivent être les rnêrnes pour les cadettes que pour les afnées ».
Le «oui» de Mrs Lisbon a donc été un «oui» à ses quatre
filles. Car, pour elle, elles doivent toujours être traitées comme
un seul corps, toutes ensemble, tel un beau bouquet qu'on ne
doit pas défaire. «The girls », ce sont ses filles à elle.
Et Trip Fontaine s'est donc présenté en costume chez Ies
Lisbon, avec ses trois camarades, tous prêts à escorter les

26
LUX

filies en tout bien tout honneur. C'est alors une premiere fois
pour toutes les quatre: la premiere sortie, la premiere soirée,
la premiere robe de soirée. ElIes ont réussi às' arracher à ce
cosmos bien ordonné, grâce au désir de Trip d' emmener Lux,
qui a ouvert un espace de liberté aux quatre filles.
Cette échappée en dehors de la routine familiale apparalt
pour Lux, Mary, Bonnie et Therese comme le début d 'une nou-
velle vie, celle que I'on découvre lorsqu 'on quitte l'univers de
l'enfance et que I'adolescence nous initie à un ailleurs inat-
tendu. Bientôt, elles seront libres, et ce sera ainsi tous les soirs,
elles pourront sortir, quitter la maison familiale, se montrer,
danser, et peut-être même s'abandonner. Mais ce soir, elles
sont encore les filles de Mr et Mrs Lisbon et il est temps de
rentrer, comme promis, à la maison.
Mais Lux n' a pas envie d' attendre plus longtemps. Lux
aurait pu faire ce qui était prévu, rentrer à la maison à
minuit avec ses sreurs dans la voiture, mais ce qui s'est tissé
entre elle et Trip I'emporte sur ce qu'elle a promis à sa mere.
Lux est amoureuse de Trip qui la dévore des yeux. Et Trip
n'a pas I'air de vouloir en rester là. La soirée de fin d'année
ne lui suffit pas.
Il veut I'emmener, elle, toute seule, ailleurs, pour qu 'ils se
retrouvent tous les deux, et qu'ils échappent aux regards qui
les surveillaient, ceux du pere, Mr Lisbon, toujours présent
aux soirées de fin d'année, ceux des sreurs, et ceux des cama-
rades. Trip arrache Lux à cet univers du lycée et de la famille
et I'emmene comme son bien à lui sur la pelou se du stade de
foot, dans la nuit. Lux a hésité, un peu. ElIe était sur le point
de dire «non » mais ne demandait qu' à être emportée, poussée,
invitée à oublier les autres pour le faire. Alors elle le suit.
C' est une jolie premiere fois, entre Lux et Trip. Des qu' elle
se trouve seule avec lui, elle se laisse conduire par ce prince
charmant, sa main dans la sienne, écoutant sa voix dans la nuit,
avançant sans se retoumer, sans plus hésiter, ayant tout oublié.

27
LES AMOUREUSES

Ils se sont choisis tous les deux et elIe se donne à son premier
amant en s'abandonnant à cette délicieuse impression de ne
plus être à personne d'autre qu'à lui. Mais cette délicieuse
impression dans la nuit d'été s'enfuit avec le lever du jour. Et
Lux Lisbon seule au monde à son réveil se retrouve telIe une
maitresse abandonnée au milieu de nulIe part, ne comprenant
pas ce qui lui est arrivé. Pourquoi Trip Fontaine est-il parti sans
rien lui dire? Lui qui pourtant n'avait eu peur de rien, ni du
pere de Lux, ni de sa mere, lui qui était allé jusqu'à passer un
dimanche apres-midi entier en compagnie de ses parents, pour
gagner un peu de leu r confiance, pour qu 'ils lui cêdent leur fine?
Voilà que ce même être s 'est évaporé comme s 'il avait voulu la
fuir elIe, Lux, celle qu'il avait tout fait pour avoir ...
Lux a perdu quelque chose en se donnant pour la premiêre
fois à un garçon mais elle ne sait pas quo i. Sofia Coppola nous
raconte ici la perte de la virginité chez une jeune filIe doublée
de la disparition de celui qui la lui a prise. En partant, Trip lui
a volé ce qu'elle lui avait offert. C'est comme si l'échange
symbolique auquel elle s'était prêtée - je me donne à toi pour
répondre à ton amour - avait été un leurre. Il n 'y a pas eu
d'amour. Ou celui-ci s'est dissous en même temps que Lux a
cédé à Trip. Le philtre d'amour n'a agi que tant que Lux était
un objet inaccessible pour Trip. Toute seule, sur la pelouse,
à I'aube, elle ne représente plus pour lui cet objet désirable,
Lux est devenue une femme. Et Trip s' enfuit.
Lux rentre à la maison, comme déjà punie par le destino
Elle n'a pas été fidele à sa promesse alors que sa mere avait
consenti pour la premiere fois à la laisser sortir. Et avant
même d'être la proie de la punition maternelle, Lux se voit
blâmée, com me si le sort lui disait: Voilà ou t' a conduite ta
désobéissance. Tu comprends maintenant pourquoi ta mere
t' avait interdit de faire ce que tu viens de faire ... pour que
tu ne te retrouves pas traitée comme une moins-que-rien que
l' on abandonne des la premiere fois.

28
LUX

Lux rentre à la maison avec ses questions: « Peut-être


était-ce un mauvais rêve? », « peut-être Trip va-t-il revenir
et me parler? », « pourquoi m 'a-t-illaissée tomber? ». Et ces
questions sans réponse la conduisent à une interrogation plus
secrete et plus profonde qui s 'articule en elle sans qu 'elle en
ait conscience: « Qu' ai-je perdu en me donnant à lui?»
Mais Mrs Lisbon ne laissera pas à Lux la possibilité de
chercher une réponse à ce qui lui est arrivé. Elle lui donnera
la réponse qu 'elle eroit être nécessaire pour protéger ses filles,
les prémunir de cet extérieur menaçant qui vient de semer le
désordre au sein de I'harrnonie familiale. Plus jamais, ni Lux
ni ses sreurs ne sortiront de la maison.
II

« Devine qui je suis»

Avant de décider de se suicider, Luxa cherché une issue


à ce double drame: celui de la perte de sa virginité avec un
garçon qui ne I'aimait pas, celui de la réponse asphyxiante de
sa mere qui décide de la séquestrer. Elle a cherché une issue
sans pouvoir se formuler symboliquement ce qu 'elle désirait;
la premiêre fois a été une premiere perte et maintenant Lux ne
sait plus comment retrouver ce qu'elle a perdu, ou comment
être sans ce qu 'elle ne retrouvera plus. Lux n 'est plus la petite
Lux Lisbon, immaculée conception éveillant le désir sans y
songer et laissant les regards se poser sur elle sans éprouver
de manque. Lux n'est plus ce simple exemplaire de la sage
et intacte famille Lisbon qui fait I' admiration du quartier de
cette petite ville du Michigan. Lux n 'est plus seulement la filie
du professeur de mathématique du Iycée sur qui les garçons
fantasment en secret. Mais qui est-elle alors?
Que faire de ce qu'elle est devenue? N'est-elle dorénavant
que cette fille que Trip Fontaine a laissée tomber? Elle était
tout pour sa mere, elle n' est rien pour ce garçon. Qui est -elle
alors pour elle-même? Qui est cette filie qui a failli dire« non»
puis qui a dit «oui» à un garçon qui lui avait juste déclaré un
jour. dans la cinématheque du Iycée : «Tu es vraiment canon » ?
Ne sachant plus qui elle est, Lux cherche à éprouver son être
à travers des actes qu'elle ne comprend pas elle-même. Elle
donne à voir son propre questionnement en devenant celle

31
LES AMOUREUSES

qui peut se donner à tout le monde car elle n'a plus rien à
perdre.
Lux Lisbon, bien que séquestrée par sa mere, parvient à
faire savoir à tous les hommes qui s'approchent de la maison,
le facteur, le livreur de pizzas, le livreur de lait, les voisins, les
gars du quartier, qu'elle dit« oui» à tout le monde. Et c'est la
nuit, sur le toit de la maison familiale, que Lux couche avec
n'importe qui. Pourquoi Lux se conduit-elle maintenant comme
celle qui ne dit jamais «non»? Pourquoi Lux tient-elle tant
à ce que cela se sache, qu' apres avoir dit «oui» à Trip, elle
dit « oui » à n' importe qui?
Depuis cette premiere fois ou elle s'est retrouvée toute seule
sur la grande pelouse du stade de foot au petit matin, Lux n' a
plus jamais eu de nouvelles de Trip Fontaine. Comme si cela
n' était jamais arrivé. 11ne lui a plus jamais fait signe, comme
s'il ne l'avait jamais connue. 11 a nécessairement appris la
séquestration des sreurs Lisbon, puisque plus personne ne
les a revues au lycée. Mais le play-boy du lycée n'est pas le
prince charrnant des contes de fées et il ne se soucie pas d'aller
libérer sa belle du sortilege qui la retient prisonniere.
«Dear Whoever, tell Trip I' mover him. He's a creep. Guess
who.» C'est la lettre sans destinataire que Lux a écrite à
l'encre bleue sur un bout de papier sans enveloppe et qu'elle
a jetée dans le jardin afin que les types du quartier la trouvent
et la transmettent à qui ils savent. «Cher n' importe qui, dis à
Trip qu' il me répugne. C' est un salaud. Signé Devine qui.»
Puisque tout le monde est au courant que Lux Lisbon a été
laissée là comme un déchet par Trip Fontaine, puisque tout
le monde sait que Lux n 'est rien pour Trip, Lux veut que
tout le monde sache aussi que Trip n' est rien pour elle. C' est
pour cela qu'elle couche avec n'importe qui, et aux yeux de
tout le quartier. C'est pour cela qu 'elle le fait sur le toit de la
maison familiale et non pas derriere les buissons du jardino
Parce que sur le toit, elle sait que ceux qui veulent se rincer

32
LUX

I'reilla voient, les petits voisins qui fantasment toujours sur les
sreurs Lisbon et qui les épient jour et nuit avec leur télescope.
C' est pour eux et pour tous les autres qu' elle se montre ainsi
comme celle que n'importe qui peut avoir.
La réponse que Lux formule à travers ses aventures sexuelles
ne la libere pas cependant de I'enfer de son propre question-
nement. Elle ne retrouve pas ce qu' elle a perdu et devient juste
celle qui choisit d'endosser le rôle qu'elle a cru jouer pour ce
premier garçon. Com me si elle essayait de se dégager de sa
propre souffrance en transformant en choix subjectif ce qui lui
est arrivé. Elle veut maintenant lui dire qu'il n'est rien pour
elle puisqu'elle n'était rien pour lui. Mais elle le lui dit en
choisissant d'être de nouveau, encere et encere, cette femme
qui n' est rien pour aucun homme. Elle s' emploie à signifier
que les hommes ne sont rien pour elle, rien d'autre que des
objets sexuels, mais, du même coup, elle se rend prisonniêre
de ce mauvais rôle que Trip lui a fait endosser.
Lux opere là ce que Lacan a appelé un acting out. « L'acting
oU! est essentiellement quelque chose, dans la conduite du sujet,
qui se montre '.» Ce qu'elle fait vient à la place d'un ques-
tionnement et est destiné à être raconté, à arriver aux oreilles
de ceux à qui cela s'adresse. Elle ne désire pas coucher avec
n'importe qui. Elle est agie par l'effet de cette expérience
traumatique sur elle. Elle veut que Trip sache ce qu'elle fait
désormais avec les autres hommes. C'est une exhibition qui
a pour but de faire entendre à un autre ce qu'elle-même ne
parvient pas à déchiffrer. Regarde ce que tu as Jair de moi.
Voilà peut-être le message qu'elle adresse à Trip sans verser
une seule larme, espérant le toucher, lui, en lui montrant
ce que la petite Lux Lisbon qu'il avait courtisée avec tant
d'application est devenue. Le sexe n'est plus rien pour elle,

I. Jacques Lacan, Le Séminaire. Livre X: L'Angoisse, texte établi par


Jacques-Alain Miller, Seuil, 2004, p. 145.

33
LES AMOUREUSES

maintenant qu'elle a saisi qu'elle s'était trompée sur celui à


qui elle s'était donnée la premiêre fois. La sexualité, c'est
être n'importe qui avec n'importe qui d'autre, c'est essayer
de ne plus être personne entre les bras de tout le monde. Lux
n'est plus personne. Voilà ce qu'elle essaie de crier. En se
donnant à n 'importe qui, elle pleure sans aucune larme son
propre abandono
«Guess who.» Devine quije suis. C'est ainsi qu'elle a signé
sa lettre anonyme, comme la question qu' elle se pose main-
tenant à elle-même. À travers son acting out, elle demande
à l'autre de deviner qui elle est, parce qu'elle ne parvient
pas elle-même à accéder au secret de son être. Plus que la
réponse d'une femme à cet homme qui l'a fait chuter à l'état
de déchet, il s'agit de la question d'une femme à cet homme
sur qui elle s'est trompée: dis-moi quije suis, moi qui t' ai dit
«oui» à toi qui ne m' aimais pas. Dis-moi ce que tu m' as pris
et qui m' a laissée en manque de ce que je suis.
Ce moment de perte d' identité, de vertige subjectif, Lacan
le définit comme un moment d' angoisse. «L' angoisse est cor-
rélative d'un moment ou le sujet est suspendu entre un temps
ou il ne sait plus ou il est, vers un temps ou il va être quelque
chose ou il ne pourra plus jamais se retrouver I.» C' est ce
qui arrive à Lux. De retour de sa nuit d'amour ratée, elle ne
sait plus ou elle est. Est-elle restée avec lui? A-t-il emporté
avec lui une part d'elle-même? Est-elle de nouveau la petite
Lux, objet des soins envahissants de sa mere? Que va-t-elle
devenir, entre ce rien et ce tout? Auprês de Trip, elle s' est
écartée de sa position subjective d'enfant, objet du désir de
la mere. Essayant de quitter la fiUe qu'eUe était, elle s'est
aventurée dans une région inconnue, celle de la féminité.
Mais ce qui lui reste de cette aventure, c'est qu'elle est celle

1. Jacques Lacan, Le Séminaire. Livre IV: La Relation d'objet, texte


établi par Jacques-Alain Miller, Seuil, 1994, p. 226.

34
LUX

qu'on laisse tomber. Et elle n'a pas encore trouvé comment


être autre chose.
Elle se jette alors à corps perdu dans des aventures sexuelles,
comme pour noyer cette angoisse qui la saisit sur sa propre
identité. En couchant avec tous les autres, elle essaie de
comprendre ce qui s'est passé avec le premier, ce qui lui a
échappé et qui I' a séparée de ce qu' elle croyait être. Elle sait
qu'elle ne pourra plus être tout ce que sa mere veut qu'elle
soit, puisqu 'elle a fait I'expérience de son propre désir d'autre
chose. Mais pourra-t-elle être autre chose que celle qui n 'est
rien pour un homme? Lux qui couche avec tous les types
du quartier se perd elle-même et ne pourra plus jamais se
retrouver.
Cette premiêre expérience la conduit à cette énonciation
inconsciente d 'un questionnement qui se formule à travers des
actes qui mettent en jeu son corps. Mais personne n' est là pour
lui répondre, pour lui parler, pour entendre son cri silencieux.
Lux ne pleure pas, Lux ne se plaint pas, Lux ne s'effondre pas,
mais elle s'abime elle-même en oubliant son angoisse dans
cette répétition d 'aventures sexuelles qui réduisent peu à peu
son être à ce «rien» que lui a laissé en cadeau son premier
amoureux. Qu' est-ce qu' une femme? Voilà ce qu'il fallait
entendre derriere ce cri sans voix s'efforçant de s'extraíre de
ce corps abandonné qui cherchait à oublier qu 'il était celui
d'une femme en quête d'elle-même.
IH

«lei, vous êtes en sécurité»

Mrs Lisbon ne sera d'aucun secours à Lux dans son ques-


tionnement sur la féminité. Mais, en revanche, Mrs Lisbon
va lui montrer ce qu'est une mere quand elle n'est plus que
mere et que sa propre féminité est recouverte par sa colere
à I'égard de ses filles. Dorénavant, les sceurs Lisbon seront
séquestrées, pour que plus jamais aucun homme ne puisse
les salir ni leur faire du mal. Au moins là, à l' intérieur de la
maison, aux côtés de maman, il ne l' arrivera rien, leur signi-
fiera leur mere à travers sa décision arbitraire. «Mais j' étouffe
iei», lui répondra Lux. En vain. Sa mere n'entend plus rien.
«lei, vous êtes en sécurité.»
Dorénavant, Mrs Lisbon ne pense plus qu'à une seule chose:
protéger ses filIes. Il faut réduire en poussiere, faire dispa-
raitre, anéantir, tout ce qui pourrait Ies tenter et Ies conduire
à prendre des risques en s' éloignant de I' amour que leur mere
a pour elles. Il faut qu 'il n'y ait plus rien entre elles et Ieur
mere, rien d'autre que ce que Mrs Lisbon veut pour elles. La
mere de Lux exige alors qu'elle brfile tous ses disques dans
la cheminée du salon. «lmmédiatement! Je ne reviendrai pas
sur ce que j' ai dit!» Lux pleure, en trainant ses cartons de
disques dans l'escalier qui conduit au salon, refuse d'obéir à
sa mere, la supplie. «Mais, maman, ce n' est pasjuste!» Lux
Lisbon essaie d' opposer une résistance à la volonté mortirere
de sa mere en la suppliant de Iui en Iaisser au moins uno«Pas

37
LES AMOUREUSES

"Kiss" , je t' en prie, ne m' obLige pas à faire ça.» Elle vou-
drait qu 'elle l' épargne en lui en laissant un seul, pour qu' elle
puisse continuer à entendre autre chose que cet impératif de sa
mere, pour qu' elle puisse continuer à sauver son univers inté-
rieur à elle, fait de chansons d'amour I'initiant à un ailleurs.
Mais Mrs Lisbon ne veut pas se laisser aller à écouter encore
une fois ses filles et cette fois-ci elle les protégera jusqu'au
bout. « BrúLe!» Lux devra céder et jeter dans la cheminée
son disque préféré. Car Mrs Lisbon ne revient pas sur ses
décisions. Et ce qu'elle a demandé à ses filies, elle exige que
cela soit exécuté tout de suite, sans en discuter jamais. Jamais
plus, depuis qu'elles ont manqué à leur parole.
La premiere expérience amoureuse de Lux apparalt com me
un effort avorté pour se séparer de sa mere. En désobéissant,
Lux s'est constituée comme fille à punir et s'est en quelque
sorte jetée dans la gueule du loup. ElIe a réveillé la colere
matemelle en lui laissant entendre qu'un jour elle ne serait
plus à elle. Et la voracité matemelle s' est refermée sur elle
sans qu'elle ne puisse plus y échapper.
Mrs Lisbon, cette mere satisfaite de sa progéniture, cette
mere toute comblée par la présence de ses filles autour d'elle,
s'est révélée soudain une mere à qui ses filles ont manqué.
En manquant à leur parole, elles se sont aussi extraites du
lieu ou la mere cherchait à les maintenir. Elles ont dispam le
temps d'une soirée, le temps même d'une nuit pour Lux, et
ce manque qu' a éprouvé Mrs Lisbon a fait d' elle une mere
inassouvie. « Cette mere inassouvie, insatisfaite, autour de
laquelle se construit toute la montée de I'enfant dans le chemin
du narcissisme, c' est quelqu 'un de réel, elle est là, et comme
tous les êtres inassouvis, elle cherche ce qu' elle va dévorer 1. »
Cette mere toute-puissante que Lacan décrit comme celle qui
fait de l'enfant ce qui vient combler son manque à elle, cette

1. lhid., p. 195.

38
LUX

mere réelle, c'est celle que Lux a rencontrée au retour de


cette nuit blanche. Lux l'a trouvée devant elle «comme une
gueule ouverte I », qui attend son enfant pour s'en rassasier.
Mrs Lisbon a rabattu son inassouvissement symbolique sur
le corps réel de ses filies en les enfermant à jamais. Leur
absence réelle au cours de cette soirée d'été l'a confrontée à
son manque symbolique à elle, à ce qui lui manque en tant
que femme lorsqu'elle n'est plus complétée par ses filies, et
sa réponse est une tentative de récupérer réellement ce qui lui
a manqué pour combler à tout jamais cette faille inconnue.
Mrs Lisbon ne s'attendait pas à ce que sa fille lui déso-
béisse, à ce qu'elle s'écarte de l'image qu'elle voulait voir
se refléter en elle. Elle ne s'attendait pas à ce qu'il arrive
quelque chose à Lux, alors que, depuis tant d' années, elle
avait tout construit pour que rien ne puisse jamais arriver à
ses enfants. L'expérience de la premiere fois pour sa filIe est
aussi une perte pour elle comme si, à travers cet effort pour
protéger ses filIes de la sexualité, elIe tentait de conjurer ce
manque qu'elle a elle-même éprouvé en apercevant qu'un
jour elIes deviendraient des femmes et ne rentreraient plus
jamais à la maison.
L'irruption de la sexualité dans l'existence de Lux Lisbon
a fait trembler les fondations d'un ordre famílial ou la place
des enfants était déterminée par le manque de la mere. Les
quatre filles étaient jusque-Ià indifférenciées, toujours toutes
les quatre ensemble, parce qu' elles n' existaient pas autrement
que comme un prolongement de leur mere. ElIes n' étaient
qu 'une excroissance venant compléter la mere, qui avait passé
son existence à se consacrer à leur éducation.
ar, lorsque Lux désobéit et se laisse entralner par un homme,
elIe envoie aussi un message à sa mere qui laisse celIe-ci dans
la privation: elle lui dit que ce n 'est plus son amour qui peut la

1. lbid.

39
LES AMOUREUSES

nourrir, et lui fait savoir que maintenant elle ne pourra plus se


satisfaire de eombler son manque à elle, mais qu' elle a besoin
d'un autre pour répondre à son propre manque, né du désir
qui a surgi dans sa vie de jeune femme. Lux, en ne se sou-
mettant pas à la lettre, à la promesse qu'elle a faite à sa mere,
s'est détaehée d'elle symboliquement et sa mere lui répond
réellement: Plus jamais tu ne pourras m' échapper.
Ainsi lorsque Lux rentre à la maison, ee sont deux manques
qui se retrouvent: le manque de la mere, révélé subitement par
eette trahison de sa fille lui signifiant qu'elle n'est plus tout
entiere à elle; et le manque de Lux, révélé aussi brutalement par
eette premiere expérienee la eonduisant às' éprouver eomme
manquant d'un homme qui ferait d'elle une femme.
Mais si Mrs Lisbon peut montrer à ses filles ee qu'est une
mere et jusqu' ou elle peut aller, e' est qu' elle-même a disparu
en tant que femme. Le pere des quatre filles ne dit plus rien.
Mr Lisbon laisse sa femme faire naufrage en I'abandonnant
à sa relation en miroir avee ses filles, en la laissant tenter de
ealmer son inassouvissement par la voraeité, en la laissant se
nourrir d' elles pour eombler le manque que leur devenir-femme
révele en elle. Com me si lui-même ne eroyait plus dans sa
propre parole maintenant que ses filles lui ont désobéi, lui qui
s'était efforeé de eonvainere sa femme de laisser leurs filles
sortir, solis sa surveillanee à lui, à eette fête de fin d'année.
Ce qui fait défaut dans eet habitacle féminin, dans ee refuge
sans porte de sortie, dans eette eaveme sans lumiere, e'est done
une autre voix qui viendrait répondre au manque de la mere
et la séparer de Lux. Car eelui qui peut détaeher la mere de
ses enfants pour la faire aussi exister eomme femme reste iei
sans voix. Mr Lisbon ne dit rien. Il laisse faire Mrs Lisbon.
Depuis que les filles ne viennent plus au lyeée, il ne parle
plus à personne. Ses eollegues le questionnent: «Comment
vont les filles ? » Il semble ne pas les entendre. Seul dans ses
pensées, il s'adresse aux plantes vertes du eouloir du lyeée,

40
LUX

comme s 'il continuait de parler aux filles à travers elles:


«Hello, girls.» Mr Lisbon a laissé sa femme disparaítre der-
riere son instinct matemel sans limites et ses filies s'asphyxier
dans cet univers sans homme.
«Tu ne réintégreras pas ton produit I. » Voilà ce que
Mr Lisbon n'a pas pu signifier à sa femme. C'est ce que
Lacan désigne com me Ie second temps de I'CEdipe, celui
au cours duqueIle pere intervient pour signifier l'interdit de
l'inceste. Le premier temps, celui qui précede logiquement
ce message patemel, c'est celui qui se tisse entre la mere et
I'enfant dans la sphere du narcissisme, cette sphere imaginaire
qui permet à chacun de se regarder com me ce qui vient com-
pléter l'autre de ce qui lui manque.« Vous avez donc dans un
premier temps [... ] la relation de l'enfant, non pas, comme
on le dit, à la mere, mais au désir de la mere. C'est un désir
de désir 2.» Lors de ce premier temps de l'CEdipe, l'enfant
n'a pas d'autre désir que d'être désiré par la mere, il désire le
désir même de sa mere comme ce qui le fait vivre.
Ce premier temps pour Lux, on pourrait dire qu 'il durait
encore jusqu'à cette premiere nuit, jusqu'à ce premier écart
qu' elle a fait par rapport au désir d' être ce qui satisfait le
désir de sa mere, c'est-à-dire d'être comme les autres, «the
girls», et d'obéir aux «regles qui sont les mêmes pour les
cadettes que pour les afnées ». Comme le dit Lacan, «ce que
l' enfant cherche en tant que désir de désir, c' est de pouvoir
satisfaire au désir de sa mere, c'est-à-dire to be or not to be
I'objet du désir de la mere 3 ». Jusqu'ici, to be I'objet du désir
de Mrs Lisbon, c'était être «the girls», sans distinction.
Or en rentrant toute seule au petit matin, Lux a choisi de

1. Jacques Lacan, Le Séminaire. Livre V: Les Formations de l' incon-


scient, texte établi par Jacques-Alain Miller, Seuil, 1998, p. 202.
2./hid., p. 198.
3./hid.,p.191.

41
LES AMOUREUSES

ne pas être I' objet du désir de sa mere mais I' objet du désir
d'un homme. Pour la premiere fois, être I'objet du désir d'un
homme s' est clairement formulé comme «not to be» I' objet
du désir de sa mere, puisqu'elIe désobéissait à l'injonction
maternelIe. Mais, en réalité, ce «not to be» - ce qui fait que
l' enfant n' a pas à être I' objet du désir de sa mere tout entier
mais à trouver aussi comment il peut y échapper - doitêtre
rendu possible par le message dont le pere doit se faire porteur
aupres de la mere. Et ce message énonce un interdit, l'in-
terdit de I' inceste.
Celui-ci est adressé à la fois à l'enfant et à la mere. Cet
interdit n'est pas seulement un «Tu ne coucheras pas avec
ta mere I» adressé à I'enfant, «c'est un Tu ne réintégreras
pas ton produit adressé à la mere 2 ». Tu ne récupéreras pas
ce que tu as perdu en donnant naissance à tes enfants. tu ne
pourras plus jamais les avoir en toi. Mais Mr Lisbon laisse
Mrs Lisbon «réintégrer son produit ». Il renonce à poser un
obstacle entre la mere et ses filIes. Il se tait. Peut-être parce
que lui-même est resté sans voix lorsque sa petite derniere a
perdu sa virginité et lui a échappé, à lui aussi. Comme pere,
il se replie maintenant sur son univers imaginaire, en conti-
nuant de songer à ses filIes lorsqu' elIes n' étaient pour lui que
de jolies plantes qu'il suffisait de bien soigner pour qu'elles
grandissent et poussentjusqu'à donner de belIes fteurs.
Mr Lisbon ne veut pas voir la détresse de ses filIes prison-
nieres de l'instinct maternel de protection. Il veut continuer
de croire en la sécurité de sa maison. Et il laisse le piege se
refermer sur sa progéniture. Or, «c' est pour autantque I' objet
du désir de la mere est touché par I'interdiction paternelle,
que le cercle ne se referme pas completement sur l'enfant
et qu'il ne devient pas purement et simplement l'objet du

1./hid.
2./hid.

42
· ,
LUX

désir de la mere I ». Lacan rappelait ainsi la fonction symbo-


lique mais aussi vitale, pour l'enfant, de l'interdiction pater-
nelle, introduisant un écart entre le désir de la mere et I'être
de l'enfant. Mr Lisbon, lui, laisse le cercle se refermer com-
pletement sur Lux et ses sreurs. Elles deviennent les choses
de Mrs Lisbon. ElIes ne sortent plus, ne s'habillent plus. En
chemise de nuit toute la joumée, elles restent agglutinées les
unes aux autres dans leurs chambres, rêvant à des ailleurs qui
leur sont désormais inaccessibles. L'interdit ne s'est donc pas
posé là ou il fallait pour que la vie soit possible dans cette
famille.
Interdisant à ses filies la sexualité, Mrs Lisbon a essayé de
satisfaire son propre inassouvissement symbolique. Comme si
I'enfermement réel allait pouvoir répondre à sa propre angoisse
de perdre ce prolongement d'elle-même que représentent ses
quatre filies. Mr Lisbon a laissé sa femme leur interdire d'ac-
céder à un autre univers que celui de son manque à elle. Ainsi
il a renoncé à être ce pere qui pose une limite à la mere et lui
permet de se retrouver face à son manque féminin. 11a laissé
sa femme s'enfermer elle-même dans cette position de mere
toute-puissante, plutõt que d' intervenir entre elle et leurs filles,
afin de les extraire chacune de ce gouffre infini.
ar, pour l'enfant, nous rappelle Lacan, reformulant ainsi la
découverte freudienne du complexe d'illdipe: «La notion que
la mere est elle-même désirante, non pas seulement d'autre
chose que de lui-même, mais désirante tout court, c'est-à-dire
atteinte dans sa toute-puissance, sera pour le sujet plus décisif
que tout 2.» Cette mere qui pourrait affronter son propre
manque en traversant cette expérience de perte qu'est pour
elle-même l'irruption de la sexualité et la perte de la virginité

I. Ihid., p. 202.
2. Jacques Lacan, Le Séminaire, Livre IV: La Relation d' ohjet, op. cit.,
p.71.

43
LES AMOUREUSES

de sa fille, cette mere-Ià indiquerait alors justement à sa fille


que le manque n'est pas mortel, que 1'0n peut avoir perdu
quelque chose sans pour autant s'en voir détruite à jamais.
Lux n'a jamais vu sa mere manquer de quoi que ce soit
parce que sa mere n'a jamais renoncé à sa toute-puissance.
«Aucune de mes filles n' a jamais manqué d' amou,,», dira
Mrs Lisbon, à la fin de I'histoire, comme si c'était la seule
parole qui pouvait être dite maintenant qu 'elles sont toutes
mortes. L' amour maternel n' a jamais laissé une place pour
le manque, et ainsi aucune des filles Lisbon n'a pu entrevoir
la possibilité de transformer le manque de ce qu'on n'a pas
en désir d 'autre chose. Dans cette famille sans histoires, I'in-
terdit ne porte pas sur le désir de la mere, qui peut se refermer
sur ses enfants, mais sur le fait même que les enfants puissent
désirer autre chose que le désir de la mere. Et lorsque le pêre
renonce à faire entendre sa voix, il ne reste plus que celle d 'une
mere ayant oublié sa féminité et interdisant du même coup à
ses filles de vivre autrement que sur le mode qui lui permet
à elle de ne pas voir son propre manque qui lui fait horreur.
IV

Tu m' as étouffée

Lux Lisbon répond au manque que Trip a laissé en elIe


par une répétition effrénée d' aventures sexuelIes dont elIe
essaie de s'enivrer pour en oublier I'origine. Mais si Lux a
quelque chose à dire à celui qui lui a pris sa virginité, elIe a
aussi quelque chose à dire à celle qui a décidé de répondre à
sa place à cet événement traumatique. La filIe essaie dans un
premier temps de se faire entendre de sa mere en Iui parlant:
«J' étouffe iei. » Elle passe d' abord par la voie symbolique,
celIe du langage, qui permet d'articuler son désir de façon à
ce que I' autre puisse I' entendre, car elle cherche à signifier à
sa mere qu'elIe ne peut vivre sans ouverture sur un ailleurs.
lei. dans ton antre,je suis comme prisonniere de ton propre
désir à toi et du coup je ne peux être. Je manque de cet ai,. qui
permet au dési,. d' alimenter une existence. Tu m' étouffes.
Mais Mrs Lisbon n' entend pas ce cri de détresse et elle ne
répond àce message que par une fin de non-recevoir: «lei vous
êtes en sécurité.» Pour vivre en sécurité, ilfaut consentir à ne
plus pouvoir respirer, à être privé du grand air de la liberté.lei,
vous êtes bien, car rien ne peut vous arriver de mal. Mrs Lisbon
répond toujours à toutes ses filies, même quand elle ne parle
qu'à I'une d'entre elles. Ce ne sont pas seulement «les regles
qui sont les mêmes pour les cadettes que pour les afnées », ce
sont ses paroles, ses regards, qui n' ont jamais été différenciés.
Parler à I'une, c'est parler à toutes. Aucune de ses filies n 'existe
pour elIe comme un sujet, comme une seule, différente des

45
LES AMOUREUSES

autres, comme Bonnie, Mary, Therese, Lux, mais seulement


com me «the girls». Elles ne sont pas séparables parce qu'elle
ne les conçoit pas comme séparées d'elle-même.lci vous êtes
en sécurité parce que personne ne peut vous enlever à moi.
Au sein de cet enfermement qui prive chaque jour davantage
les filies de leur existence, Lux tente de s'évader chaque nuit
en s'oubliant dans les bras d'un homme. Avec les moyens qui
lui restent, elle essaie d'échapper à celle qui veut être tout
pour elle. Prisonniêre de cette premiêre fois ratée et assu-
jettie par cette toute-puissance matemelle, elle se fait l'écho
de ce qui résonne en elle en donnant son corps à n'importe
quel inconnu. Com me pour continuer d'écrire sa lettre, cette
lettre d'une inconnue d'elle-même à un autre, qui pourrait
I'aider à trouver qui elle est.
Cette expérience de la premiêre fois a ouvert la voie à la
répétition du même sans qu'elle puisse se défaire de ce qui
la fait agir. li y a eu un traumatisme initial: la rencontre d'un
homme qui l'a laissée tomber aprês lui avoir pris sa virginité.
Puis surgit cette pulsion de répétition la conduisant à refaire
encore et encore ce qu'elle a fait une premiêre fois et qui l'a
laissée privée d'elle-même. À travers ces aventures sexuelles,
Lux semble paradoxalement essayer de récupérer ce qu'elle
a perdu au cours de la premiêre.
Lacan décrit le traumatisme comme ce qui se tient der-
riêre la répétition aveugle du sujet qui ne sait plus ce qu' il fait
ni pourquoi, mais ne peut s'empêcher d'obéir à cette répé-
tition. «Le réel est au-delà de I' automaton, du retour, de la
revenue, de I' insistance des signes à quoi nous nous voyons
commandés par le principe du plaisir. Le réel est cela qui glt
toujours derriêre l'automaton',» Ce qui glt pour Lux derriêre

I. Jacques Lacan, Le Séminaire, Livre XI: Les Quatre Concepts fonda-


mentaux de la psychanalyse, texte établi par Jacques-Alain Miller, Seuil,
«Points », 1990, p. 64.

46
LUX

cette répétition - cet «automaton », comme I'appelIe Lacan,


reprenant un terme grec que I' on trouve dans la philosophie
d'Aristote -, derriere cet acte sans cesse réitéré de coucher
avec n 'importe qui sur le toit de la maison de ses parents,
sous le regard de tout Ie quartier, est Ie réeI traumatique de
sa premiere rencontre sexuelIe.
En effet, ces scenes nocturnes n' ont pas le même statut
que la premiere car elIes sont multi pIes. La premiere est de
I' ordre de la contingence. Lux a été Iaissée Ià, au petit matin,
confrontée au silence de la solitude alors qu'elle venait de
quitter ce qu'elIe était pour devenir une autre, alors qu'elIe
venait d'abandonner sa virginité pour éprouver sa féminité.
C'est le hasard de sa rencontre avec Trip Fontaine qui a fui
à I'aube sans savoir bien lui-même pourquoi. Mais les nuits
suivantes, ou Lux couche avec n'importe qui, sont de I'ordre
de la nécessité. C'est une nécessité puIsionnelIe qui conduit
la jeune filIe às' encha'iner ainsi à un principe de pIais ir qui
n'obéit plus à aucun désir. Lux, marquée par sa rencontre
manquée, agit comme commandée par un príncipe de plaisir qui
la conduit à répéter aveuglément cette premiere nuit d'amour
pour en retrouver quelque chose qu'elIe a perdu. Mais plus
elIe se jette au cou de n'importe queI homme, plus elle s'en-
gouffre dans cet ab'ime du premier matin, vérifiant qu' elIe ne
parviendrajamais à rejouer ce qui a eu lieu une fois pour en
inftéchir le sens, pour en ma'itriser la finalité, pour s' en extraire
elIe-même et s'en approprier la signification. Ces nuits sont
justement la répétition du même alors que la premiere nuit
blanche était la seule, à jamais impossible à rejouer puisque
ce qui a été perdu ne sera jamais retrouvé.
Or, si cette répétition obéit au principe de pIais ir, elIe obéit
aussi à la puIsion de morto Tout comme la réponse de sa mere
est un acte commandé par sa propre puIsion de mort, par son
effort pour colmater la failIe introduite par l'émergence de
la sexualité dans la vie de ses filIes, la réponse de Lux court-

47
LES AMOUREUSES

circuite le langage et exécute en silence ce que sa pulsion de


mort lui ordonne. Alors que sa mere veut étouffer tout désir
sexuel chez ses filles, en les enfermant pour les éloigner des
regards de ceux qui les désirent, Lux s'abandonne à une
sexualité anonyme ne faisant que répéter un traumatisme
initial recouvert par le silence familial.
La satisfaction qu'elle cherche en se jetant ainsi dans les
bras des hommes n a rien à voir avec un plaisir qui pourrait lui
I

indiquer une direction pour en finir avec la souffrance qu' elle


éprouve. Ainsi, I'histoire de Lux nous montre que I'hédo-
nisme contemporain, cherchant à faire du plaisir une norme
pour Ie sujet modeme, repose sur l'illusion que le sujet, en
obéissant au principe de plaisir, peut trouver ce qui lui fait du
bien, ce qui est bon pour lui. On ne peut réduire le choix de
Lux Lisbon à celui d'une jeune femme de la fin du xxe siecle,
qui, ayant pris acte de la Iibération des mreurs, ne ferait qu' ac-
tualiser son désir. La fin de son histoire nous montre que le
plaisir en jeu dans cette conduite est «au-delà du principe de
plaisir», c'est-à-dire qu'il vise quelque chose ramenant Lux
du côté d'une pulsion qui se referme sur elle-même dans la
répétition, plutôt qu'elle ne l'introduit à une libération.
On peut dire que la découverte freudienne de I'inconscient et
le sens donné au principe de plaisir montre «qu' il y a quelque
chose dans le sujet susceptible de ne pas travailler pour son
bien. Susceptible de ne pas travailler pour l'utile, mais qui
travaille au contraire à sa destruction I ». La vie sexuelle de
Lux Lisbon, apres Trip Fontaine, répond à quelque chose qui
ne travaille pas pour son bien. Non pas au sens ou sa conduite
serait condamnable d'un point de vue moral, mais au sens
ou elle se nuit à elle-même, elle s'abandonne au mal qu'elle

I. Jacques-Alain Miller, « Jacques Lacan: Remarques sur son concept


de passage à ('acte», in Mental, nO 17, avril 2006, New Lacanian School,
p.21.

48
LUX

se fait à elle-même en réitérant la perte à laquelle elle a été


confrontée la premiere nuit. Le sens qu'elle donne à sa vie
sexuelle ne fait que l'exposer de nouveau à ce non-sens qu 'a
été pour elle la premiere nuit d'amour avec un homme sur
qui elle s'est trompée.
Lux s' emprisonne elle-même en ne parvenant pas às' extraire
de ce «Tu n' es rien pour moi» que lui a laissé son premier
amant. Elle reste com me encha'inée à ceUe scene et son agi-
tation pour s'en dégager en couchant avec n'importe qui ne
fait qu'emmêler davantage les mailles du filet dans lequel
elle a été capturée. Elle n' arrive plus às' en sortir car elle ne
retrouve plus Lux Lisbon. En s'offrant à tous les hommes qui
se présentent, elle a inventé une façon de ne plus être I'objet
du désir de sa mere mais, en retour, elle devient n 'importe
qui. Elle est une femme pour qui les hommes ne sont plus
rien, elle est une femme qui n'est plus rien pour eux, mais
cette femme n'a plus de nom, et n'est plus personne.
Qu'est-ce qui pourrait l'arrêter, puisque personne ne
I'entend? Puisque Trip a disparu, puisque son pêre ne voit
rien, puisque ses sreurs sont avec elle prisonnieres de I' amour
matemel? Lux va trouver une demiere voie, mais elle est sans
issue. L'acting out de Lux s'acheve sur un passage à l'acte
collectif qu' elle orchestre de façon à articuler une ultime fois
ce message que personne n'entend.
Comment Lux a-t-elle eu I'idée de se suicider pour en
finir avec son corps, avec sa mere, avec la sexualité, avec le
néant qu' elle rencontre? Au sein de cette famille modele du
Michigan, un premier drame avait déjà eu lieu, qui était venu
trouer ce cosmos harmonieux et laisser une place vide, gisant
lã, tel un trou noir, entre chacun des membres de la famille,
mais que jamais personne n'évoquait.
L'histoire de la famille Lisbon, en effet, commence par
un premier suicide: celui de la plus jeune des sreurs Lisbon,
la cinquiême, Cecilia. Elle a tenté de se suicider deux fois.

49
LES AMOUREUSES

La premiere fois, elle échappe à la mort grâce à son pere qui


la découvre dans la baignoire, les veines ouvertes. Mais la
seconde fois, Cecilia se jette par la fenêtre de sa chambre et
son corps vient s'empaler sur les grilles dujardin. Mr Lisbon,
sous les cris de la mere effondrée, récupêre le corps de sa filIe
et le serre contre lui. II ne pourrajamais ensuite s'exprimer
sur ce qu 'il a perdu, lui non plus.
On n'a plus jamais parlé de la mort de Cecilia, devenue
à la fois un tabou, face auquel on ne pouvait que se taire, et
un totem, que chacun gardait dans sa mémoire comme le
symbole secret de cette famille étrange. Du totem, Freud
disait qu'il est un nom que porte un c1an et qui lui permet de
se reconnaitre secretement lié par le même bien. «Le totem
est, en premier lieu, l'ancêtre du groupe; en deuxieme lieu,
son esprit protecteur et son bienfaiteur qui envoie des orac1es
et, alors même qu'il est dangereux pour d'autres, connait et
épargne ses enfants I. » Pour le c1an Lisbon, le totem ne serait
pas tant un ancêtre qu'un des enfants, un enfant mort, dont on
ne parle jamais parce qu'il a décidé de se suicider et que per-
sonne n' a jamais pu dire quelque chose de cette morto L' esprit
de Cecilia regne donc sur la maison, mais, contrairement au
totem des peuples primitifs, il n'est pas tant protecteurqu'in-
quiétant, parce qu' il évoque le non-dit de la famille, il rappelIe
que quelque chose rôde en silence entre eux que personne ne
peut oublier. Les sreurs Lisbon ne sont pas protégées par leur
totem mais plutôt avertiesd'un danger. Quelque chose dans
cette famille peut conduire une filie à se suicider.
Depuis le suicide de Cecilia, la famille Lisbon est donc orga-
nisée autour de ce vide qu' a laissé sa morto Comme s' il ne restait
plus aux quatre sreurs qu' à exister entre le manque de la mere

I. Sigmund Freud, Totem et Tahou. Jnterprétation par la psychanalyse de


la vie sociale des peuples primitifs (trad. Dr S. Jankélévitch), Petite Biblio-
theque Payot, 1986, p. 11.

50
LUX

et ce vide. Or Lux est en quelque sorte rattrapée par ce totem.


Elle va chercher à mettre un terme à son acting out en prenant
le chemin que Cecilia avait déjà tracé, ce chemin qui ne mene
nulle part et laisse la mere face au vide sans paroles.
Lux organise un suicide collectif, puisque «les regles sont
toujours les mêmes pour les cadettes que pour les afnées »,
renvoyant ainsi à sa mere, sous la forme d'un acte irréversible,
I' effet de sa toute-puissance sur sa progéniture. Et elle met
en scene ce suicide en le donnant à voir aux gars du quartier
qu' elle convoque comme témoins. Elle revient en quelque sorte
à la scene traumatique sous-jacente à sa conduite répétitive
- celle de la premiere nuit - et rejoue celle-ci, mais pour en
changer la finoCette fois, le demier acte sera une réponse réelle
à ce que la mere n'a pas voulu entendre. Voilà en raccourci,
en accéléré, le drame qui se rejoue, du début à la fino
Lux parvient à donner rendez-vous à minuit à quatre voisins
du quartier, qui fantasment sur les sreurs Lisbon depuis bien
longtemps, et qui les épient avidement avec leur consen-
tement. «Vous viendrez tous les quatre à minuit, alors que
nos parents dormiront. » Lux leur promet ce dont ils rêvent
secretement depuis si longtemps. C'est le premier acte, répé-
tition de la premiere sortie ou quatre garçons étaient venus
chercher les filles pour les conduire à la fête.
À minuit, ils sont tous là, dans le jardino Lux, noncha-
lamment, leur ouvre la porte vitrée du salon. «Et tes sreurs?»
Tim et ses copains sont inquiets. Lux les rassure. Ils n'ont
qu' à les rejoindre à I' intérieur, ses sreurs les attendent. Elle
fait signe à I'un d'eux en glissant sa main sur sa ceinture pour
lui faire savoir qu'il pourra la retrouver dans le garage. C'est
le deuxieme acte. Les quatre types sont venus pour coucher
avec elles, un soir seulement, comme si ce n' était rien, com me
si elles ne valaient pas plus qu'une nuit. C'est la répétition
de sa premiere nuit d'amour avec Trip mais, cette fois-ci, il
n'est plus question d'amour.

51
LES AMOUREUSES

II reste àjouer le demier acte. Si elles ont fait venir quatre


garçons, pour rejouer cette fête de fin d'année suivie d'un
enfermement définitif, c'est pour leur montrer ce qu'elles
sont devenues depuis, pour le dire à quelqu 'un, puisque per-
sonne ne veut rien entendre. Alors leu r cri silencieux cede
la place à un passageà l'acte. Lorsque Lux ouvre la porte
aux quatre garçons, ses sreurs sont déjà mortes. Ils les
découvrent, l'une apres l'autre, Bonnie pendue au sous-sol,
Mary la tête dans le four et Therese bourrée de somniteres.
Dans le garage, Lux a eu le temps de démarrer le moteur
de la voiture et de se laisser asphyxier. Elle s'est suicidée
la derniere, pour pouvoir faire entrer ceux qui devaient
rejouer la scene avec elle. Mais cette fois-ci, avant même
d'avoir pu embrasser les filles Lisbon, ils assisteront au
spectacle de ce qu' elles sont devenues, abandonnées à la
colere matemelle.
Les sreurs Lisbon se sont tuées toutes ensemble. Pas une
n' a hésité, pas une n' a renoncé. Elles n' ont pas eu peur et elles
n' ont pas échoué. Elles sont toutes mortes, mais chacune à
sa façon. Et si chacune a trouvé comment s' ôter la vie, à sa
façon, c'est peut-être pour dire à Mrs Lisbon que, lorsqu'on
devient une femme, on ne peut plus être comme toutes les
autres, mais qu'on existe chacune avec sa différence incom-
parable, avec sa voix et son regard, et qu'aucune mere ne
peut compter sur «ses filles» pour combler son manque en
tant que femme.
Lux a d'abord essayé de parler à sa mere: «J' étouffe id.»
Mais sa mere lui a répondu: «/Ci vous êtes en sécurité.» Le
message est resté lettre morte. Lux s'est alors détoumée de la
voie symbolique, puisque sa mere n'entendait rien. Puisque
tu n' entends rien aux mots, voilà maintenant des actes. 11ne
lui restait plus que la voie réelle: Tu m' as asphyxiée. Son
passage à l' acte renvoie à sa mere, dans le réel, ce qu' elle n' a
pas voulu entendre. «Not to be» l'objet du désir de la mere,

52
LUX

ne pas être dévorée par la mere qui attend la gueule ouverte de


quoi satisfaire son inassouvissement, cela a signifié pour Lux
ne plus être du tout. Dans cette famille, ou la voix du pere a
disparu, le cercle s'est refermé sur l'enfant, et Lux s'est vue
aspirée par le vide qu'avait laissé derriere elle Cecilia pour
échapper peut-être elIe aussi à cette toute-puissance mater-
nelle. Si chacune des sreurs s'engouffre dans ce vide, c'est
que, pour chacune, il est impossible de continuer à être I'objet
du désir de la mere si cela signifie ne plus sortir de la maison,
ne plus rencontrer d' autres garçons, ne plus aller au lycée,
ne plus être regardée. Aucune des filIes Lisbon n' a jamais
manqué d'amour, mais toutes en ont péri.
Si Lux a tenté de demander à Trip qui elle était, en revanche
elle ne pose pas de questions à sa mere. ElIe lui répond par un
refus de continuer à vivre pour elIe. Lux ne s'est pas tuée par
amour pour Trip. Sa mort s' adresse à celle qui lui a donné la
vie et qui a voulu la lui reprendre. Son suicide est une sépa-
ration d'avec celIe qui refusait toute séparation.
Ce passage à l'acte collectif que les sreurs ont prémédité
prive définitivement Mrs Lisbon de la présence de ses filIes.
Lux, Bonnie, Mary et Therese n' ont pas eu peur de la mort,
parce qu' elles avaient déjà rejoint Cecilia - avant de se tuer
comme elIe. Une part d'elles-mêmes s'était déjà retirée du
monde quand leur mere avait décidé de les arracher au monde
extérieur. La demiere fois qu'on les aperçoit dans le jardin
toutes les quatre, elIes entourent le demier arbre qui doit être
abattu et qu'elles cherchent à sauver parce que c'était celui
que Cecilia aimait tant. L'esprit de Cecilia,leur totem, c 'était
un peu cet arbre déjà mangé par la mort, cet orme qui avait
survécu à tous ceux qu'on avait abattus.
Que restera-t-il de Lux Lisbon et de ses sreurs? Pour les
garçons du quartier, leur mort demeure une énigme à jamais
irrésolue, comme si ce suicide colIectif avait laissé un vide
qu' aucune parole ne peut recouvrir. Ainsi, en distinguant

53
LES AMOUREUSES

l' acting out et le passage à I'acte, Jacques-Alain Miller rap-


pelle que si I' acting out s' adresse à I' autre, cherche à lui
montrer quelque chose, fait monter sur la scene une question
du sujet sur lui-même, «dans le passage à I'acte, au contraire,
il n'y a plus de spectateur. Il y a disparition de cette scene et
disons que le sujet est éventuellement morto Ce sera lui, mort,
qui regardera les autres et leur posera sa question, et leur fera
sentir le pourquoi de son regard I». Le paradoxe du passage
à I' acte de Lux Lisbon et de ses sreurs, c' est justement qu' il
s' origine au même point que son acting out à elle et c' est pour
cela qu' elle convoque des spectateurs, les mêmes spectateurs
que ceux dont elle éveillait le désir sexuel en s'exhibant sur
le toit avec des hommes.
Mais, finalement, elle s' appuie sur le regard des jeunes
garçons du quartier pour leur faire voir autre chose: Vous
avez aimé me regarder faire l' amour toutes les nuits sur le
toit de la maison, vous avez aimé les sceurs Lisbon qui vous
faisaient fantasmer, mais vous allez voir maintenant ce que
vous regardiez sans le savoir : quatre jeunes filles au bord du
précipice, quatre jeunes filles s'acheminant vers leur propre
mort.Et c'est à cette vision d'horreur qu'elle les convie, pour
leur dévoiler la vérité du spectacle auquel ils ont pris part en
les épiant, en braquant leur télescope sur le toit, en attendant
leur touro Le vrai spectacle auquel vous avez assisté, c' est celui
de quatre jeunes filles à l' agonie ne pouvant plus échapper
au désir de leur mere. C' est celui des sceurs Lisbon en train
de quitter la scene de la vie.
Et ce qui restera de ce geste de Lux, c' est en effet son
regard à elle, son regard de jeune filie morte qui continuera
de hanter ceux qui I'ont connue vivante. C'est ce regard
qui restera posé sur sa mere et qui lui dira ce qu'elle n'a

1. Jaeques-Alain Miller, « Jaeques Laean: Remarques sur son eoneept


de passage à I'aete », article cité.

54
LUX

jamais voulu entendre. Mere, ne vois-tu donc pas que tu


nous tues? I

En quittant leur maison, Mr et Mrs Lisbon pourront se


retourner une derniere fois sur ce qui reste de l' amour qu' ils ont
porté à leurs filles: un regard mort qui leur dit que le bonheur,
ce n'est pas de ne manquer de rien, mais c'est peut-être de
pouvoir manquer de quelque chose sans y laisser sa peau.

1. Cf. «Ne vais-tu dane pas que je brOle? », in Sigmund Freud, L'/flter-
prétation des rêves (trad. Meyersan), PUF, 1967, p. 433.
Sofia et Lux

Virgin Suicides est le premier film d'une jeune femme. Sofia


Coppola commence sa carriere de réalisatrice en nous faisant
traverser l'expérience de la premiere fois pour une adoles-
cente. ElIe choisit de traiter de ce qui fait qu'une filIe devient
une femme, en même temps qu'elIe-même se détache symbo-
liquement de I'héritage de son pere, le réalisateur américain
Francis Ford Coppola. La jeune réalisatrice nous plonge au
creur d'une familIe américaine apparemment standard, une
familIe ou tout semble bien à sa place, le pere, la mere, les
filIes, mais dans laquelIe le surgissement de la sexualité vient
tout bouleverser.
Dans ce petit cosmos bien organisé qu' est la famille Lisbon,
le passage de l'enfance à l'adolescence ne peut s'opérer. Les
filIes Lisbon ne parviennent pas à se frayer une voie qui les
conduirait vers la féminité autrement qu'en s'acheminant vers
la mort, comme seule séparation possible d'avec la mere. C'est
cette figure de la mere qui apparait à l'horizon de la destinée
tragique de Lux, la mere comme la vonte céleste qui main-
tenait ce petit cosmos bien elos sur lui-même, la mere qui tra-
vailIait à boucher toutes les ouvertures possibles vers un autre
monde. De I'univers infini entraperçu lors de cette belIe nuit
blanche avec un amoureux, Lux reviendra à la case départ, le
monde elos que sa mere a construit, celui dans lequelles filIes
ne doivent pas échapper à la surveillance matemelIe.

57
LES AMOUREUSES

Virgin Suicides est un film sur l'éclosion avortée de la


féminité à partir d 'une premiere expérience amoureuse ratée.
Lux ne trouvera pas d 'issueà ce «Iaisser-tomber I» qui marque
le début de sa vie amoureuse des lors que sa mere viendra
répondre à sa place à la question qu'elle se pose en tant que
jeune femme. Ce premier film interroge la réponse d'une filie
à l'amour asphyxiant d'une mere qui se referme sur elle apres
sa premiere expérience sexuelle.
Sofia Coppola, à travers cette reuvre, témoigne alors d'une
autre impasse que celle que son pere avait mise en scene dans
la trilogie du Parrain. Le Parrain, c'est l'impasse d'un fils qui,
au départ, choisit l'amour contre la loi du pêre et, finalement,
se voit conduit à tout sacrifier pour devenir lui-même lhe god-
falher, pour occuper la place de son pêre selon la volonté de
celui-ci. Michael ne pourra échapper au destin que son pere a
écrit pour lui. Dans Virgin Suicides, c'est l'impasse d'une filie
qui meurt de ne pas avoir été sauvée de la folie matemelle par
un pere qui choisit de n'imposer aucune loi et laisse ses filles
en pâture à sa femme. La famille Lisbon est l'antithese de la
famille Corleone. C'est un univers de sreurs sous l'emprise de
leur mere, alors que la famille Corleone est un univers de fils
qui ne peuvent se dégager de la violence de la loi du pêre.
Mais, dans ces deux familles, I' expérience amoureuse est
impossible, et aucun pere ne parvient à sauver ses filles. Ni
le pere qui regne par la violence, ni le pere qui renonce à
toute autorité ne sont à même de protéger leurs filies de ce
qui les menace. Sofia Coppola se questionne sur cet univers
féminin qui échappe à l'autorité du pere com me son pere se
questionnait sur la portée de l'autorité du pere lorsque rien
ne lui échappait.

1. Selon I'expression de Lacan, «empruntée au vocabulaire de Freud à


propos du passage à I'acte », in Le Séminaire, Livre X: L'Angoisse, texte
établi par Jacques-Alain Miller, Seuil, 2004, p. 136.

58
LUX

Dans le demier épisode de la trilogie du Parrain, Sofia


Coppola, en tant que comédienne, interprete la filie de Michael
Corleone. Ce personnage incame le bien le pIus précieux de
cet homme, le demier maintenant que sa femme l'a quitté et
que son propre fils s'est éloigné de la famille. Michael cherche
à séparer sa fille de son cousin, dom elle est amoureuse, pour
que le seul bien qui lui reste ne soit pas lui non plus pris en
otage par la mafia et sa guerre continuelle de chacun contre
chacun. Et cette filie va lui être arrachée par ceux qui, depuis
toujours, veulent la peau des Corleone. Michael ne pourra
pas la sauver. La demiere scene du Parrain IIl, digne d'une
tragédie antique, nous montre AI Pacino sur les marches de
l'Opéra, poussant un cri silencieux, un cri qui ne peut pas
sortir de son corps, alors que sa filie vient d 'être assassinée
sous ses yeux. Il le savait, il voulait tout faire pour que cela
n' arrive pas et cela s' est produit comme une nécessité du
destin face à laquelle il se retrouve impuissant. Francis Ford
Coppola termine sa trilogie par cette scene tragique qui vaut
comme le message final de ce mythe: une fille a été tuée
sous les yeux de son pere sans qu'il puisse la sauver. La loi
du Parrain a tout détruit. Aucun amour ne peut survivre au
pays de la mafia.
Sofia Coppola nous montre à l'inverse que I'univers de la
féminité peut aussi ressembler à ce cauchemar qu 'a été, pour
Michael Corleone, la famille identifiée à la volonté tyrannique
du pere. Une mere veut protéger ses filies de la sexualité et de
I' amour, de peur qu' elles ne soient « laissées tomber» com me
l'a été Lux. Et un pere ne I'empêche pas d'agir, sans voir ou
est le danger. Sofia Coppola nous montre que le désir de la
mere peut se refermer sur sa progéniture et laisser exsangues
celles qui tentaient d'y échapper. Il y a aussi un cri silencieux
qui essaie de s 'échapper de la bouche de Lux Lisbon mais qui
ne parvient pas à se faire entendre. Virgin Suicides est I'his-
toire de ce cri inaudible.
CHRISTA
Une amoureuse sous surveillance

La Vie des autres, de Florian Henckel von Donnersmarck,


nous fait découvrir la vie de ceux qui, de l'autre côté du
Rideau de fer, ne pouvaient entrer dans le XXle siecle parce
qu'ils étaient tenus en otage par les traumatismes de l'apres-
guerre. La ville de Berlin est une métaphore de I' ordre du
monde qui s'est instauré au xxe siecle à partir de la sépa-
ration entre I'Est et I'Ouest. Le mur coupant la ville en deux,
tenant en exil tous les habitants de Berlin-Est, incame cette
division interdisant aux peuples de I'Est d'aller respirer I'air
de la liberté.
L'histoire de La Vie des autres commence au mois de
novembre 1984. Le mur de Berlin est infranchissable. Isolés
du reste du monde, dans cette petite République de RDA qui
veut assurer la sécurité et Ie bonheur de tous, Ies habitants
de Berlin-Est savent ce qu'on risque à franchir cette barriere.
Aucun signe de la Glasnost n' est en vue. II faudra attendre
jusqu'en 1989, encore quatre ans et sept mois, pour que Ies
longues avenues de la ville rejoignent librement celles de
Berlin-Ouest. Alors, on entendra à la radio: «Le mur est
tombé! Les gardes-frontit}res ont ouvert Lesbarrieres, Lesgens
passent par miLLiers! Le 9 novembre 1989 restera gravé dans
L'H istoire !» Mais cette accélération de I'Histoire n' était pas
prévisible quatre ans plus tÔt.
Les autres, «die Anderen », ce sont donc d 'abord ceux qui

63
LES AMOUREUSES

n' ont pas le droit de sortir de leur pays, ni d' exprimer leurs
pensées, ceux qui sont condamnés à trouver leu r bonheur
dans l'idéologie post-communiste de l'apres-guerre, sous
peine d 'être menacés par le pouvoir. On les «laisse vivre I »,
à condition qu'ils ne désirent rien d'autre que ce que l'État
a décidé pour eux. On s' arrange pour les «faire mourir 2» si
jamais ils s'avisent de croire en la liberté plus qu'en la sécurité
de l'État. La Vie des autres, ce n'est donc pas n'importe quelle
vie, mais la vie entre les mains du pouvoir. C'est le vivant, le
biologique, prisonnier des impératifs de l'État totalitaire qui
veut «faire vivre 3» les citoyens selon les exigences du Parti,
laissant mourir ceux qui rêvent d'autre chose.
Christa Maria Sieland, I'héro"ine du film de Florian Henckel
von Donnersmarck, est une parmi les autres. Cette actrice
est-allemande lutte pour continuer à vivre selon son désir, à
la fois de femme et de comédienne, malgré les choix que lui
impose la logique totalitaire. Christa Maria est amoureuse de
Georg Dreyman, un dramaturge dont les pieces sont jouées
sur les scenes est-allemandes, bien que leur message énig-
matique commence à éveiller la suspicion du ministre de la
Culture. Accusé de ne pas être aussi loyal qu'il en a l'air,
soupçonné d'avoir des amis qui ont des liens avec Berlin-
Ouest et de transmettre des informations sur le régime est-
allemand, Georg Dreyman est mis sous surveillance. Mais
il se produit un événement inattendu. L'agent de la Stasi
chargé de cette mission de surveillance du couple Dreyman-
Sieland se voit lui-même captivé par celle qu'il surveille ...
Lui qui croyait pouvoir faire des rapports sur ces deux indi-
vidus en obéissant à un protocole lui dictant à la fois les buts

I. Michel Foucault, Cours au College de France (1976). Seuil, 1997,


p.213.
2.1hid.
3.1hid.

64
CHRISTA

de I' observation et la conduite à tenir, lui qui croyait que sur-


veiller des citoyens, c'était d'abord évaluer leur dangerosité
à l'égard du régime, il découvre qu'on peut être troublé par
ceux que I' on surveille.
Pour rendre compte des contradictions de l'idéologie du
socialisme démocratique et témoigner des impasses de tout
régime cherchant à se protéger de I'étrangeté de la liberté, le
réalisateur nous fait suivre le parcours de Christa - à travers
celui du lieutenant Wiesler, chargé de surveiller la vie des
autres. Pour cet homme, la vie des autres, ce sera finalemem
sa vie à elle, sa relation amoureuse avec le dramaturge Georg
Dreyman. Et surveiller la vie d'une autre ne sera pas sans
effet sur la vie du lieutenant Gerd Wiesler. Par l'intermédiaire
de Christa, il fera l'expérience de l'amour, qui le conduira à
découvrir que «Je est un Autre ». Observer ces autres qui ne
sont pas comme tout le monde peut condu ire un homme à
découvrir qu 'il est un autre pour lui-même. Celui qui croyait
savoir qui il était, celui qui s'était identifié à cet agent de la
police secrete sans pensée ni sentiment, ne saura plus qui il
est. 11ne parviem plus à être HGW XX/7, chargé de faire des
rapports sur le couple Christa Maria Sieland-Georg Dreyman.
11ne peut plus être celui qui, pour le Parti, avait accepté de
n'être plus personne.
Le film de Florian Henckel von Donnersmarck nous montre
alors comment le désir d 'une femme peut venir fissurer I' édifice
totalitaire qui travaille à assurer le bonheur des citoyens au
nom de la sécurité de l'État. 11raconte un épisode de I'Histoire
du xxe siecle qu'on ne peut pas lire dans les manuels parce
qu'il concerne ce qui se produit secretement dans le creur d'un
homme. Pour I'Histoire officielle, rien n 'est arrivé. Mais pour
lui tout a basculé. Obscurément, il s'est produit dans le creur
d'un agem de la Stasi un processus inattendu. Suivant de pres
Christa, l'écoutant jour et nuit, se laissant emporter par ses
paroles, il a découvert un univers qui lui a révélé la pauvreté

65
LES AMOUREUSES

du sien. 11s'est aperçu que sans elle, sans sa présence, illui


manquait quelque chose et qu'il s'ennuyait.
Or cet ennui est le début d'un cheminement qui éloignera
Wiesler de ses convictions à I' égard du régime. Car I' ennui,
comme le dit Lacan, n'est pas seulement le vide, mais ce à
partir de quoi le désir peut commencer à se formuler, c'est
«une dimension de l' Autre chose qui arrive même à se for-
muler comme telle de la façon la plus claire - on voudrait
Autre chose 1 ». L'adhésion de Wiesler au socialisme démo-
cratique se défait en même temps qu'il voit naitre en lui cet
étrange sentiment d'ennui. Le Parti ne lui suffit plus. 11vou-
drait Autre chose, mais il ne sait pas encore quoi.
Sans le savoir, sans le prévoir, il est passé de I' autre côté
du Mur, simplement parce qu'il s'est approché d'une femme
amoureuse d'un autre homme, et que cet amour lui a révélé
le vide de sa propre existence. À travers cette passion, il a vu
Autre chose, que le Parti cherchait à lui faire oublier. Main-
tenant qu'il s'ennuie avec le Parti, Wiesler veut que le monde
change. Wiesler veut pouvoir sauver la beauté de ce qu'il a
vu entre Christa Maria Sieland et Georg Dreyman.

1. Jacques Lacan, Le Séminaire, Livre V: Les Formations de I'incons-


cient, op. cit., p. 177-178.
I

Un homme sans humanité

Le cceurdu film, ce n'est pas tant Christa Maria Sieland que


I' effetproduit par cette femme sur le lieutenant Wiesler, agent
modele de la police secrete, la Stasi, dont le destin bascule
apres une rencontre inattendue avec elle. Le hasard surgit dans
l'existence programmée du lieutenant en le conduisant dans
un lieu ou il aurait pu ne jamais aller. Une soirée imprévue
au théâtre, ou il découvre Christa sur la scene, introduit dans
sa vie de fonctionnaire intraitable une premiere fissure qui
semera le doute au cceur de son univers intérieur qui n'en
connaissait aucun.
Wiesler est un expert en interrogatoire. Il sait comment faire
avouer les innocents du crime dont on les soupçonne. C'est sa
vocation. Si, de l'autre côté du Mur, chacun s'emploie avec
ferveur à «gagner de l'argent I », lui s'emploie à bien servir
I'État, c 'est-à-dire à lutter contre ceux qui pourraient trahir le
régime. II n 'est qu 'un rouage permettant à la grande machine
de la police secrete d 'État de fonctionner avec efficacité, mais
il y met toute sa bonne volonté. S 'il a été un jour une personne
avec une histoire particuliere, il n' est aujourd 'hui qu 'unêtre
anonyme. Sa personne a disparu derriere sa fonction. C'est
la condition de l'égalité et de la sécurité de l'État selon le

I. Max Weber, L' Éthiqlle protestante et l' esprit dll capitalisme (trad.
J.-P. Grossein), Gallimard, «Tel »,2004, p. 53.

67
LES AMOUREUSES

socialisme démocratique. Son univers est paradigmatique de


l'univers est-allemand, de ce que l'idéologie du socialisme
démocratique a pu produire comme «idéal»: l'idéal d'une
vie transparente au service du Parti, sans aucune autre pensée
que celle de suspecter toute trace de pensée chez autrui.
Wiesler sait comment faire pour tout savoir sur la vie des
autres. «Entrez, asseyez-vous, mains sous les cuisses,paumes
vers le bas. Qu' avez-vous à nous dire ?» Voilà la langue de
cet homme et l'usage qu'il fait de la parole. Les questions
sont des menaces, les paroles des ordres, les regards des sus-
picions. «Je n' ai rienfait,je ne sais rien. - Vous n' avez rien
fait, vous ne savez rien? Notre systeme humaniste serait-il
capable de vous arrêter sans raison? Rafrafchissons votre
mémoire, prisonnier 227.»
Wiesler ne parle qu' à des matricules, ne regarde jamais
sans accuser. Les êtres humains qu'il interroge sont numé-
rotés des qu' ils sont suspectés. Ils n' ont pas de nom, pas d'his-
toire autre que celle de leur prétendue arrogance à l'égard
de 1'État. Au Centre de détention provisoire du ministere de
la Sécurité d 'État, on appelle Wiesler «mon lieutenant », et
Wiesler sait comment rafraichir la mémoire de ceux qui ne
savent rien.
«Pour constater l' innocence ou la culpabilité, rien ne vaut
un interrogatoire jusqu' à épuisement.» Wiesler a découvert
en interrogeant les «ennemis du socialisme» qu'ils répetent
toujours les mêmes phrases lorsqu'ils mentent parce qu'ils
ont peur de se contredire. Seul 1'épuisement peut alors per-
mettre de venir à bout de leurs mensonges. Pas besoin de tor-
turer, il suffit d'interroger, encore et encore. Quarante heures
plus tard, 1'inculpé récite le même texte, auquel il ne croit
plus lui-même. Pour le faire avouer, il ne reste alors qu'à
menacer ceux qu'il aime: «Si vous ne donnez pas de nomje
devraifaire arrêter votre femme, J an et Nadia seront placés
enfoyer.» C'est ainsi que l'on obtient les meilleurs résultats.

68
CHRISTA

«C' est cela que vous voulez ? .. Qui l' a aidé à fuir ?» Et là,
on le tient, il ne résiste plus, il parle et dit la vérité, toute la
vérité, il avoue tout ce qu'il sait. li livre un nom. «Gliiske,
Werner Gliiske ... »
La science de Wiesler, c'est cela: faíre avouer. Questionner
pour obtenir de bons résultats. Être efficace et sans pitié.
Wiesler est professeur à I'Université de la Stasi et forme les
jeunes étudiants à devenir de parfaits agents de la police de
surveillance. II leur passe la bande d' enregistrement de ses
interrogatoires. Les étudiants sont là pour apprendre comment
on doit écouter autrui en RDA. Si I'un d'eux sourcille, se
questionne, demande, se révo1te: «Pourquoi le garder éveillé
si longtemps, c' est inhumain! »... Wiesler suspecte en lui le
futur traitre. Celui qui se questionne s'autorise à penser par
lui-même, à penser autre chose que ce qu'on lui ordonne de
penser. II est déjà dangereux, car «du seul fait qu' ils sont
capables de penser, les êtres humains sont suspects par défi-
nition, et une conduite exemplaire ne met jamais à l'abri du
soupçon car la capacité humaine de penser est aussi celle de
changer d'avis I ». Des qu'un être humain pense, il est suspect
puisqu'il échappe au contrôle, puisque lui-même ne sait pas
exactement ou le conduíra son questionnement. Wiesler sus-
pecte donc tous ceux qui font un usage de la parole qui pourrait
témoigner de la présence d'une pensée en eux. Même s'ils
adherent au Parti, ils peuvent, à force de questionnement,
ehanger d' avisoTout le monde doit done être considéré comme
un ennemi en puissance et être attentivement écouté. Chaque
homme peut devenir un traitre.
Le professeur explique pourquoi il est nécessaire d'« avoir
de la patience» avec les «ennemis» de I'État, mais, avec son

I. Hannah Arendt, Le Systeme totalitaire. Les origines du totalitarisme


(trad. l.-L. Bourget, R. Davreu et P. Lévy révisée par H. Frappat), nouvelle
édition, Seuil, 2002, p. 203.

69
LES AMOUREUSES

crayon, il trace une petite croix à côté du nom de celui qui


vient de prendre la parole et de s' insurger contre ses méthodes.
Au nom de la sécurité de I'État, Wiesler surveille toujours,
tout le monde, tout le temps.
IIexiste comme on doit exister en RDA, pour répondre aux
exigences du systême. II s'interdit de penser autre chose que
ce que le régime a prévu pour lui. II s'interdit d'entendre la
demande de l'autre. Celui qu'il rencontre, dês lors qu'il est
humain, dês lors qu'il est vivant, est un ennemi potentiel du
socialisme démocratique. II traque ceux qui ne consentent
pas avec toute leur bonne volonté aux exigences du Parti. II
est indifférent à l'humanité de I'autre, insensible à I'égard
d' autrui, car il n' a jamais vu autrui. II est comme atteint
d'une «cécité vis-à-vis des autres 1 », et c'est ce qui lui permet
d'être si efficace. Son regard ne voit jamais l'autre comme
un être mais comme une fonction - dont l'efficacité doit être
contrôlée afin de garantir I' ordre social. Lorsque Wiesler voit
un homme pleurer devant lui, il voit un homme qui va avouer.
Les larmes signent la reddition du prisonnier et la réussite des
procédés du lieutenant.
Cette déshumanisation du regard chez Wiesler va de pai r
avec une déshumanisation de son rapport à la parole. II est
habitué à écouter pour contrôler. IIvérifie dans ce qu 'il entend
I' entiêre soumission des citoyens de RDA au régime du socia-
lisme démocratique. C'est la seule chose qui mobilise son
écoute: connaltre leurs pensées à tous, pour être certain qu' en
secret ils ne s'apprêtent pas à trahir. Tout savoir sur la vie des
autres pour ne rien savoir de la sienne.
Wiesler incame la bureaucratie de la RDA, «ces hommes
gris qui assurent la sécurité de notre pays et son bonheur»,
comme l'écrit le dramaturge Georg Dreyman. Wiesler n'est
ni heureux ni malheureux. II ne rit jamais, ne pleure jamais.

1. Jean-Paul Sartre, L' Être et te Néant, Gallimard, «Tel », 1991, p. 430.

70
CHRISTA

C'est un« homme sans qualités I », au sens ou son« destin est


de ne plus avoir aucune autre qualité que d'être marqué du I
et, à ce titre, de pouvoir entrer dans la quantité 2 ». C' est un
fonctionnaire, qui pourrait être remplacé par un autre parce
qu 'il n'est qu 'un être quantitatif, qui numérote les autres parce
qu'il n'est lui-même qu'un matricule. La seule qualité de
Wiesler, c'est de travailler avec ambition à n'en avoir aucune
autre que celle de servir 1'État.
11 est intraitable avec les ennemis du régime, déterminé à
leur faire dire toute la vérité, sans pitié pour ceux qui ont des
doutes sur ses méthodes. 11 est à I'aise dans ses fonctions poli-
cieres parce que tout son être s'est identifié à cette fonction de
surveillance et de suspicion au service de la sécurité de I'État.
11 porte toujours le même anorak bien boutonné jusqu 'en haut
et ne semble rien désirer d'autre que de continuer à être le
lieutenant Wiesler, au service du socialisme démocratique.

I. Selon le titre du roman de Robert Musil, L' Homme sans qualités (Irad.
P. Jaccottet), Seuil, 1995.
2. Jacques-Alain Miller, «L'ere de I'homme sans qualités », in Politique
psy. La Causefreudienne, n° 57, juin 2004, p. 75.
II

«Au théâtre?»

Wiesler aurait pu ne jamais rencontrer Christa Maria Sieland.


Il ne va jamais au théâtre, ne lit jamais de livre, ne rencontre
jamais de femme. Il vit seul, pour la police secrete à qui il a
cédé toute son âme. Rien ne semblait le prédisposer à être
troublé par Christa Maria Sieland. Ayant anesthésié sa propre
subjectivité, il était plutõt destiné à ne jamais faire l'expé-
rience de l' existence d' autrui. Il aurait pu mourir sans jamais
avoir soupçonné ce qu' était l' Autre, n' ayant jamais soupçonné
qu'il pouvait lui-même être autre chose que ce 1, ce numéro qui
compte pour la Stasi parce qu'il ne compte pourpersonne. Et
pourtant, la tuché met sur son chemin une amoureuse qui va le
troubler au point de le désarrimer de cette position inhumaine
faisant de lui une machine à pratiquer des interrogatoires.
Tout a commencé par une sortie inattendue au théâtre. «Ins
Theater?» Oui, au théâtre. Toi, l' homme de la police secrete,
qui passes des soirées en compagnie de ta propre solitude et
des informations télévisées sur les bienfaits du régime est-
allemand, tu vas te rendre au théâtre. C'est une invitation
que lui lance un vieux camarade avec qui il a fait ses études
à 1'Université, le commandant Grubitz, et cette invitation
éveille d'emblée chez Wiesler une réticence profonde. «Ins
Theater? » Comme si un homme comme lui avait du temps à
perdre pour aller au théâtre alors que sa mission dans cette
société est d' assurer la sécurité de l' État ...

73
LES AMOUREUSES

Mais précisément, lui dit Grubitz, il y a là-bas quelqu'un à


observer. Wiesler consent alors à passer la soirée au théâtre
puisque c' est ce pour quoi il est fait: observer la vie des autres.
«Le ministre de la Culture Bruno Hempf sera présent» et il
s'agit de le seconder dans son effort pour «faire le ménage
dans le milieu du théâtre ». II s' agit d' évaluer la portée du
message de la piece de Georg Dreyman dont on joue la pre-
miere sur une scene est-allemande.
La grande salle de spectacle est comble. Wiesler et Grubitz
attendent l'ouverture du rideau, tous deux cachés dans une
des corbeilles pour regarder encore et toujours la vie des
autres sans être vus eux-mêmes. IIs observent le public, ceux
qui viennent passer une soirée au théâtre pour le plaisir. ..
Ils veulent voir si, parmi eux, il n 'y en a pas déjà peut-être
quelques-uns qui seraient tentés par autre chose que ce que
le Parti propose à ses citoyens, des futurs traitres à surveiller,
de façon préventive ... Le ministre Bruno Hempf est à 1'0r-
chestre, au troisieme rang. Le brouhaha du public prend fin,
les lumieres s'éteignent, le rideau s'ouvre.
Wiesler regarde. C'est la premiere scene des Visages de
l' amour de Georg Dreyman. Des femmes travaillent à I'usine,
en blouse grise, portant des fichus sur la tête. Elle est de dos.
C'est elle, c'est Christa Maria Sieland, la femme du drama-
turge. Soudain elle tombe et se retourne vers le publico Elle
releve son visage et, le regard dans le vide, comme prise par
un autre monde, elle dévoile ce qu'elle voit.

Ton Arthur est mort,


il est tombé de la grande roue
Je le vois de mes yeux
Que ne puis-je voir autre chose?

Wiesler l'écoute. «Pourquoi ne m' épargne-t-on pas?»


poursuit-elle. Illa découvre. La femme qu'il regarde est sur

74
CHRISTA

la scene, loin de lui, intouchable, et cette mise à distance de


l'être qui lui fait face le conduit à se laisser aller à ce qu 'il
voit. Il est envoGtépar le personnage de Martha, ayant soudain
oublié d'être suspicieux, ne parvenant plus à résister à ce
spectacle. 111'écoute et la regarde malgré lui. Dans le public,
perdu dans l'obscurité de la saBe, il n'est déjà plus tout à fait
lui-même. Il ne peut plus détacher son regard du visage de
cette femme. 11ne sait pas ce qu'il regarde mais il ne peut se
défendre de l'effet secret du regard de Martha sur lui.
Pour la premiere fois, il pose son regard sur une femme
comme on contemple une reuvre d'art. Lui, l'homme indif-
férent à I'humanité des autres, est soudain touché par I'hu-
manité d'une femme. Il voit ce qu'il n'ajamais vu auparavant,
un regard de femme qui se porte vers le public et fait palpiter
son âme. Dans le silence de sa propre pensée sécuritaire, dans
la mise entre parentheses le temps de la représentation de ses
fonctions de suspicion, dans l'obscurité de cette salle ou il
n'est plus sous le regard du Parti, il est ému. L'expérience du
théâtre vient faire effraction dans son univers subjectif, et elle
réveille en lui quelque chose qu'il ne peut encore nommer.
11regarde Christa Maria Sieland comme on regarde un
tableau sans saisir ce qui nous fascine dans sa beauté. 11ne
peut en détacher les yeux, ne sachant s'il a bien vu ce qu'il
regardait: dans cette premiere scene, «un détail infime vient,
des lors qu'il est remarqué, troubler la perception de I'image, y
faire tache I ». Le regard de ce personnage théâtral est com me
un détail énigmatique pour Wiesler. Sans le voir, elle le regarde
pourtant com me personne ne I'a jamais regardé. Le regard
de Martha le trouble comme un détail infime qu'il décou-
vrirait pour la premiere fois chez l'autre. Il ne parvient pas
à ne pas voir ce regard, com me si sa propre cécité à l'égard

1. Daniel Arasse. Le Détail. Pour une histoire rapprochée de la peinture.


Flammarion, 1992, p. 224.

75
LES AMOUREUSES

d'autrui était soudain dépassée, comme si I'amour qui vient


de s' éveiller en lui lui avait soudain rendu la vue. Wiesler, ce
soir-Ià, a vu le regard d'un être humain. 11a vu pour la pre-
miere fois le regard d'autrui.
La piece de Georg Dreyman, Visages de l' amour, c'est
finalement pour lui le regard de Christa derriere celui de
Martha. Et les jumelles, dont il se saisit pour mieux voir ce
qui l'aveugle, ne font que l'éblouir davantage, comme si la
vision de Martha, que joue Christa sur la scene, était devenue
la vision prophétique de Wiesler, lui annonçant à lui-même
un avenir inattendu.
III

«Probablement un accouplement»

«Alors qu' en penses-tu?» I'interroge Grubitz. Wiesler ne


pense jamais mais suspecte toujours: «Je le ferai observer,
je m' en chargeraí en personne ... » Mais ce que Wiesler ne
dit pas, c'est que, en surveillant Dreyman, iI pourra aussi
observer celle qu 'iI veut maintenant voir de plus pres, cette
femme qui Iui a rendu la vue.
Le dispositif de surveillance se met en place. Dorénavant,
Christa Maria Sieland et Georg Dreyman ne seront plus jamais
seuIs. Wiesler devient l'agent HGW XX/7 chargé de l'opé-
ration «Lazlo ». Installé jour et nuit dans Ies combles de
I'immeuble ou iIs vivent, illes surveille, Ies épie, Ies écoute.
La mission de Wiesler est de faire des rapports sur ce que se
disent Christa et Georg, afin de s'assurer qu'iIs ne trahissent
pas Ie régime, afin d' assurer la sécurité de I'État com me tou-
jours. Le couple prépare une fête pour Ies quarante ans de
Dreyman. Ils seront tous présents, ces intellectuels et ces
artistes du monde du théâtre qui cherchent à continuer à
penser dans Ie dos du régime. Wiesler s'attend à découvrir
des éléments contre Dreyman afin de pouvoir mettre fin à sa
carriere de dramaturge.
Wiesler tend l'oreille et, malgré la musique, les rires, Ies
bouteilles qu'on débouche et Ies verres qui se remplissent,
iI parvient à attraper une conversation intéressante ... L'un
d'eux, Hauser, accuse I'un des invités d'être un traí'tre et de

77
LES AMOUREUSES

travailler pour la Stasi clandestinement afin d' avoir la pos-


sibilité de faire encore des mises en scene. Dreyman inter-
vient, les sépare. Hauser se fâche. «Mais tu le sais bien qu' il
travaille pour la Stasi!» Dreyman défend son invité.«Non,
précisément, je ne le sais pas!» Hauser s'emporte. «Si tu
ne prends pas position, tu n' es pas humain!» Dreyman ne
répond pas. Hauser quitte la fête en claquant la porte. Wiesler
n' a rien pu noter contre Dreyman. «Ce Dreyman est [déci-
dément] trop loyal pour être honnête » ...
La soirée s'acheve, les invités s'en vont. Christa Maria et
Georg se retrouvent seuls. Wiesler en a fini avec sa premiere
mission, sa mission officielle : observer Dreyman. 11peut se
laisser aller à sa mission secrete. Écouter Christa.
Wiesler entend Christa qui parle à Georg, son amant. Là-haut
dans les combles de I'immeuble, il est là, entre eux. «Bon anni-
versaire ... » murmure-t-elle en français. Wiesler entend cette
langue de I'Ouest, cette langue de la liberté, qui fait résonner
quelque chose d'étranger dans la bouche de cette femme, se
croyant seule avec son poete. «Bon anniversaire ... » Elle
I'attend sur le canapé. II s'approche, l'embrasse. Wiesler les
entend ne plus parler. IIentend le bruit de la fermeture éclair
de la robe de Christa. 11les entend s'aimer. II est seul avec
ce qu'il a entendu, perdu dans ses pensées, ne sachant plus
ou il est, ni qui il est.
11se ressaisit soudain et rédige son rapport.

Lazlo et CMS déhallent des cadeaux,


ensuite prohahlement un accouplement.

11I'écrit dans la langue de la Stasi, pour ne pas être sus-


pecté lui-même et garder ce secret qui est maintenant le sien.
Mais ce qu'il écrit n'a rien à voir avec ce qu'il a éprouvé en
écoutant Christa et Georg. Ce qu' il a entendu n' est pas un
accouplement, c'est autre chose, et c'est ce qu'il cherchait en

78
CHRISTA

se rapprochant ainsi de leur vie. Ce qu'il a entendu fait écho


à ce qu'il a vu dans le regard de Christa sur la scene.
En les écoutant ainsi jour et nuit, consignant avec appli-
cation leur emploi du temps, I'heure de leurs arrivées, I'heure
de leurs sorties, leurs sujets de conversation, il est parvenu à
être là ou il voulait être, au creur de leur couple. Car la vérité
qu'il recherche n'est pas celle de la loyauté de Dreyman vis-
à-vis du régime, c'est celle qu'il croit pouvoir découvrir en
lui à travers l'amour de Christa pour cet homme.
II veut entendre parler cette femme pour comprendre ce
qui, d'elle, a retenu son regard, ce qui s'estjoué en lui lorsque
le rideau s'est ouvert. Comme si la scene de théâtre avait
dévoilé pour lui une autre scene, celle de sa conscience et de
son inconscient, celle de ses pensées secretes et de son désir,
celle de son être, étranger à lui-même et soudain deviné. Le
rideau de velours rouge semble s'être substitué au Rideau de
fer qui tenait sa propre intimité en otage. Ce qu'il recherche
maintenant, c'est cet acces à lui-même que la rencontre avec
Christa a rendu possible.
IV

«Reste un peu avec moi»

La voix d' une femme a laissé en Wiesler une trace, a creusé


en lui un chemin vers sa propre identité, un chemin qui le
conduit déjà à ne plus totalement s'identifier à cette machine à
faire avouer qu'il était devenu pour le Parti. Derriere l'homme
quantitatif, HGW XXf7, derriere ce matricule chargé de trans-
mettre des informations pour établir des rapports contre la vie
des autres, commence à émerger quelqu'un d'autre. Christa,
par son interprétation du rôle de Martha sur scene, et ensuite
par son lien amoureux à Dreyman, est en train de transformer
le rapport de Wiesler à lui-même.
On pourrait dire que cet homme est tombé amoureux de
Christa. Mais de quelle sorte d'amour s'agit-il? Est-il tombé
amoureux au sens ou il voudrait maintenant lui aussi le corps
de Christa pour lui? De quoi a-t-il envie en elle? Qu 'aime-t-il
chez cette femme? Il désire alors en savoir plus sur elle et
sur l'homme qu'elle aime, pour en savoir plus sur ce qu'il
éprouve pour elle.
Apres avoir entendu ce qu'il ne sait pas nommer, Wiesler,
de retour dans son appartement vide, ne peut plus rester
seul. L'absence de ceux qu'il s'est habitué à surveiller jour
et nuit lui fait éprouver un manque. Wiesler alors fait venir
une femme chez lui. Et c'est perdu entre les deux seins d'une
prostituée qu 'il cherche à oublier sa propre solitude. Apres
s'être «accouplé» avec elle sur son canapé, illa serre contre

81
LES AMOUREUSES

lui. Illa regarde et la retient. Il a encore besoin d'elle. «Reste


un peu avec moi.» Pour la premiêre fois, Wiesler demande
quelque chose à quelqu'un. Voilà qu'il parle à une femme
et plus à un matricule. Il exprime une demande à autrui. Il
aperçoit que ce dont il a besoin, ce n'est pas d'un accou-
plement, mais d'une présence, de quelques mots peut-être.
Il reconnait l'autre comme celui qui lui manque.
Mais la prostituée a déjà plusieurs rendez-vous dans I'im-
meuble ou vivent de nombreux fonctionnaires de la Stasi. Elle ne
peut pas rester davantage avec lui. «La prochainefois, réserve-
moi à l' avance.» Wiesler la regarde se rhabiller pour aller
vendre son corps à d'autres, d'autres agents de l'État. .. Lui
qui croyait que le Parti pouvait suffire à être heureux découvre
que ses membres eux aussi ont besoin d'autre chose ...
L'univers de Wiesler commence à se fissurer. «Reste un
peu avec moi.» Le départ de la prostituée l'abandonne de
nouveau à sa solitude, au manque qu'il éprouve depuis qu'il
écoute Christa et Dreyman. Les mots qu'ils ont échangés
résonnent en silence en lui et font trembler ce mur inté-
rieur qui le sépare de sa subjectivité. Christa a éveillé en lui
un désir d'exister autrement. Wiesler s'aperçoit que le Parti
ne lui suffit pas, que le Parti ne suffit à personne. Il prend
conscience que vivre pour le socialisme démocratique, c'est
renoncer à vivre. Quelque chose de son être totalitaire s'est
détotalisé, et il éprouve maintenant comme une hémorragie,
comme une fuite de son être qu'il ne parvient plus à maitriser.
Son propre être lui échappe.
Aprês avoir écouté Christa et Georg s'aimer, comme un
enfant qui aurait épié une scêne primitive et aurait aperçu qu 'il
pouvait exister entre deu x êtres des mots et des gestes qu'il
ne connaissait pas, le lieutenant Wiesler ressent un manque
qui bouleverse son existence. Ce qui lui manque, ce n' est pas
un corps pour se satisfaire sexuellement. Il n'a pas seulement
éprouvé une frustration en entendant le couple faire I'amour,

82
CHRISTA

alors que lui n'a pas de femme dans sa vie, il a éprouvé un


manque d' être.
Ce qui lui manque, c' est un autre être à travers qui il pourrait
être lui-même. C'est aussi bien I'être de l'autre que son être à
lui. Et c'est par là qu'il s'éveille à son humanité, parce que le
manque chez I'être humain, ce n 'est pas seulement le manque
d'une chose, ee n'est pas un besoin que 1'0n pourrait faire
disparaitre grâee à un objet adéquat, source de satisfaetion
ponetuelle. Le manque «n' est pas un négatif, mais le ressort
même de la relation du sujet au monde I ». Le manque est
constitutif de la subjectivité, au sens ou devenir un sujet, e'est
apereevoir qu'on a en soi un manque qui inserit en nous la
possibilité même du rapport à I'Autre.
«Reste un peu avec moi », demande Wiesler à cette inconnue.
Parce que sans elle, sans Christa, il manque d'un être, et e'est
à une autre qu'il peut le dire. Ce qu'il voudrait dire à Christa
- j' ai découvert que, sans toi, je manque d' un autre -, il le
dit à eette prostituée en lui demandant autre chose que ee
paur quoi il l'a fait venir. Le manque que Wiesler éprouve
au moment ou cette femme de passage le quitte pour aller se
donner à d'autres n 'est plus de l'ordre de ce qui peut s'acheter.
Wiesler manque d'un être qui pourrait rester un peu avec lui
pour lui parler, lui répondre et le faire exister. Il a besoin de
formuler la question qu'il se pose sur lui-même à un autre
qui pourrait lui renvoyer le sens ineonseient de ses propres
paroles. Ce qu'il cherehe maintenant, e'est «la réponse de
l'autre2» eomme réponse à l'énigme qu'est pour lui-même
sa propre identité.
Reste un peu avec moi pour me dire qui je suis.

I. Jacques Lacao, Le Sémillaire, Livre IV: La Relatioll d' objet, op. cit.,
p.36.
2. Jacques Lacan, «Fonction et champ de la parole et du langage en psy-
chanalyse», in Écrits, Seuil, 1995, p. 299.
v
«Si tu ne choisis pas, tu n' es pas humain»

Mais un autre homme s' introduit dans la vie de Christa pour


s'emparer d'elle de force. C'est le ministre Bruno Hempf.
Alors que Wiesler vient de réaliser que les employés de la
Stasi font appel à des prostituées pour oublier qu'ils s'en-
nuient avec le Parti, il découvre que son supérieur, le ministre
qui l'a chargé, par l'intermédiaire de Grubitz, de surveiller
le couple d' artistes, a trouvé en Christa la prostituée qui lui
manquait.
Hempf veut anéantir le lien entre Christa et Dreyman, en
obligeant celle-ci à tromper son amant et à lui mentir. Hempf
exige de Christa qu'elle fasse avec lui ce qu'elle ne pourra
avouer à Dreyman. C'est un marché qu'illui impose: Tu
deviens ma prostituée et je protege ta carriere. Si jamais
elle refuse, il la «lâchera» et la rendra à Dreyman, mais il
la privera de la scene de théâtre. Hempf veut donc introdu ire
entre eux ce rideau de fer qui sépare tous les citoyens est-
allemands de la liberté. Et le chantage qu 'il exerce sur Christa
a pour but de démolir l'amour qui l'unit à cet homme.
Dn soir, au cours de sa mission de surveillance, Wiesler sur-
prend Christa Maria Sieland rajustant ses bas et son corsage
apres être descendue de la limousine noire du ministre. Il
consigne ces nouvelles informations dans son rapport puisqu'on
lui a demandé de noter strictement les moindres faits et gestes
du couple. Alors qu'il cherchait des éléments contre Dreyman,

85
LES AMOUREUSES

il découvre des éléments contre un homme d'État. Fier de son


rapport, il le présente à Grubitz. Mais celui-ci lui demande
d'omettre ce qu'il sait et d'oublier ce qu'il a vu au sujet de
Hempf et de Christa. Rien ne sera communiqué au Parti sur
ce qui a lieu entre le ministre et l'actrice.
Wiesler, I'homme qui croyait au socialisme démocratique,
I'homme qui travaillait à tout savoir sur la vie des autres pour
tout dire au Parti, découvre que le Parti demande qu' on ne
dise pas tout lorsqu'il s'agit d'hommes puissants. II découvre
que I'idéologie totalitaire permet aux bureaucrates de sur-
veiller les autres pour mieux s' octroyer eux-mêmes des droits
dont ils privent les citoyens. Personne n' a jamais réellement
soupçonné Dreyman, mais tout le monde veut Christa. Et le
systeme de surveillance du Parti peut être tres utile quand on
veut séparer une femme de l'homme qu'elle aime.
Wiesler se détache définitivement de ses convictions poli-
tiques initiales en découvrant que le ministre Hempf fait subir
ce marché à Christa Maria et qu'il est couvert par l'État.
Ce fonctionnaire sans âme passe de l'autre côté du Mur en
comprenant que le régime ravale son objet d' amour au rang
d'objet d'échange. Pourtant, Wiesler, cet homme qui croyait
dans l'utopie du socialisme démocratique, s'était lui-même
identifié au Parti. Les rapports, les interrogatoires, c'était lui,
c'était sonunivers. II vivait dans la négation de sa propre his-
toire individuelle, comme la RDA essayait de vivre dans la
négation du cours de I'Histoire du monde, enfermant son peuple
pour mieux le garder hors du temps, pour mieux contrôler ses
pensées et son langage. II vivait à son aise dans cette inhu-
manité mensongere parce qu'il y oubliait le vide de sa propre
existence. Lui, l'homme qui croyait que l'humanité pouvait
être améliorée par le socialisme démocratique, qui croyait
vraiment que l'égalité qu'assurait le régime en RDA valait
bien mieux que la liberté des Allemands de I'Ouest arrogants
et corrompus, il n'y croit plus, à cause de Christa.

86
CHRISTA

Il a découvert autre chose, que le socialisme démocratique


ne peut pas lui donner et qu'il veut pourtant lui prendre. Il
sait maintenant qu'il ne faut pas dire toute la vérité. Alors il
ne dira plus toute la vérité au Parti, parce que la vérité qu'il a
découverte est en lui et que plus jamais il ne pourra y renoncer.
Parce que cette vérité, c'est un Bien qui n'est ni à vendre ni à
acheter. C'est un Bien sans commune mesure avec les autres
biens, sans commune mesure avec tous les idéaux du socia-
lisme démocratique, un Souverain Bien éveillant un désir
d' échapper à toute surveillance.
Christa est devenue son Souverain Bien, un Bien qui lui
permet d'exister, un Bien qui lui a ouvert les yeux sur l'hu-
manité d'autrui. Or, ce Souverain Bien est ravalé par le régime
au rang de marchandise. «Si tu ne choisis pas, tu n' es pas
humain.» Cette phrase qu'il a entendue dans la bouche de
Hauser, lors des quarante ans de Dreyman, s'adresse main-
tenant à lui. Wiesler doit choisir entre Christa et le Parti. Et
il choisit Christa.
La Stasi n'avait pas prévu que l'agent modele de la police
secrete pourrait être transformé par sa nouvelle mission. Elle
n 'avait pas prévu qu 'il serait touché par ce qu 'il entendrait et
que l'amoureuse Christa produirait sur lui un effet irréversible.
Elle n' avait pas prévu que ses pensées s' enfuiraient ailleurs et
que le Rideau de fer commencerait à se déchirer en lui pour
laisser s'infiltrer le souffle de la liberté.
VI

Reste avec lui

WiesIer va s'engager. À la voIonté fanatique de servir I'État


s' est substitué un désir de ne pIus Ie Iaisser s' emparer de la
vie de cette femme. Pour la premiere fois, il va dire quelque
chose pour sauver celle qu'iI aime en essayant de l'arracher
aux griffes du Parti.
Dn soir, WiesIer entre dans un café en face de I'immeubIe
ou vit Dreyman. 11a besoin de boire un verre pour oubIier que
Christa vient de quitter l'appartement afin de se rendre à son
rendez-vous avec Hempf. Il a entendu une dispute entre Christa
et Georg au sujet de ce rendez-vous. «Je sais ou tu vas. Je te
demande de ne pas y aUer. Tu n' as pas besoin de lui. Je suis au
courant pour tes cachets, du peu de confiance que tu as en ton
talento Aie confiance en moi.» Mais Christa ne l'a pas écouté.
Elle est partie parce qu'elle sait que, si elle ne rejoint pas Ie
ministre, elle ne pourra pIus jouer à Berlin. Elle a répondu à
l'homme qu'elle aime qu'iI ne voyait pas clair lui non pIus.
«Pas besoin de lui, pas besoin de tout le systeme? Et toi non
plus, tu n' en as pas besoin, mais toi aussi, tu couches avec eux,
pourquoi? Parce qu' ils peuvent te détruire aussi, malgré ton
talent dont tu ne doutes même pas, parce que ce sont eux qui
décident si on joue, de qui peut jouer et de qui met en scene.
Et c' est pour ça que j'y vais maintenant.»
Christa est partie et là-haut, dans Ies combIes, WiesIer a
été reIayé par son collegue. 11n'a pas envie de rentrer chez

89
LES AMOUREUSES

lui et entre dans ce café pour oublier qu 'il représente ce Parti


qui force les actrices à donner leur corps aux ministres pour
continuer à monter sur scene. Wiesler commande une eau
pétillante, com me d'habitude, puis change d'avis. «Vodka,
s' il vous plaft.» 11boit sa double vodka en pensant à cette
femme qu'il aime en secret et qui va devenir encore une fois
la prostituée de Hempf. Mais Christa aussi entre dans ce café,
au coin de la rue. Elle non plus n'a pas envie d'aller à son
rendez-vous et a besoin de boire un verre avant de donner
son corps au ministre.
C'est la premiere fois que Wiesler la voit de si pres, sans
voile, malgré ses lunettes noires qui cachent sa fatigue et sa
détresse. Et il décide de se montrer à elle, de quitter son poste
de surveillance, de désobéir à la Stasi, à ceux qui lui inter-
disent de penser. Wiesler veut parler à Christa. 11s'approche
et s'assoit en face d'elle.
«Beaucoup de gens vous aiment parce que vous êtes comme
vous êtes. Je vous ai vue sur scene. Vous étiez plus vous-même
que vous ne I' êtes maintenant. » Christa ôte ses lunettes noires
et regarde cet homme venu vers elle alors qu'elle ne sait plus
qui elle est. «Vous la connaissez bien cette Christa Maria
Sieland? Blesserait-elle quelqu' un qui l' aime ? Se vendrait-elle
pour l' art?» lui demande-t-elle. Et Wiesler lui répond qu 'elle
n'en a pas besoin, que personne ne peut lui prendre ce qu'elle
est. Comme Dreyman, il lui demande secretement de ne pas
rejoindre Hempf, parce que I' art ne s' achete pas, et que lorsque
Christa est sur scene, elle donne ce qu'elle est.
Christa écoute cet inconnu sans savoir qui il est, ce qu'il
veut, pourquoi illui parle et le remercie : « Vous êtes un homme
bon.» Elle lui répond en lui révélant ce qu'il est pour elle, à
cet instant de sa vie ou elle s'apprête à trahir l'homme qu'elle
aime, pour ne pas laisser perdre son talento Et ce soir-Ià, elle
aussi a changé. Elle a décidé qu' elle ne se rendrait plus jamais
à ses rendez-vous avec Hempf. Elle a décidé qu'à Berlin-Est

90
CHRISTA

un homme et une femme continueraient de s' aimer sans se


laisser détruire par ceux qui prétendent travailler au bonheur
de tous.
Ce soir-là, Wiesler a essayé de sauver I'amour entre Christa
et Dreyman, comme il s'est senti sauvé par leur amour. Reste
avec celui que tu aimes, lui a-t-il demandé sans le lui dire.
Car en restant avec lui, tu restes avec moi.
VII

« Je la tenais, la calme et pâle aimée»

Wiesler s'est éloigné de ses convictions idéologiques en


tombant amoureux de Christa. Un désir de liberté s'est frayé
un chemin en lui, grâce à ces fissures que l'existence de
Christa a provoquées. En s'adressant à elle, il s'est engagé
pour la liberté. 11 lui a demandé de ne pas laisser les diri-
geants du pays détruire cet amour qui l'a sauvé de sa propre
inhumanité. 11est maintenant décidé à sauver Christa et à
tout faire pour que personne ne puisse s'immiscer entre elle
et son amant.
Pour la protéger, Wiesler est prêt à mentir dans ses rapports.
Mais la protéger elle, c'est aussi protéger l'homme qu'elle
aime. Car, en suivant Christa et son amant, en l'écoutant
l'aimer et vivre à ses côtés, Wiesler est tombé amoureux de
leur amour. Un jour, alors que le couple s 'est absenté, il s 'in-
troduit en cachette dans l' appartement. 11entre dans la chambre
à coucher. 11 regarde le lit et caresse les draps comme s'il
caressait le corps de Christa. Etpuis il s'approche du bureau de
Dreyman et regarde ce qui lui échappe, l'univers de l'écrivain,
les papiers et les livres - servant non pas à rédiger des rapports
mais à écrire des pieces de théâtre qui réveillent les bureau-
crates de leur sommeil dogmatique au sein du socialisme
démocratique. Il pose alors sa main sur un petit livre jaune.
Un ouvrage de poésie de Bertolt Brecht. 111'emporte avec lui
comme un totem dont il voudrait maintenant comprendre la

93
LES AMOUREUSES

signification, comme un morceau de culture interdite dans un


pays qui tente de faire oublier toute culture.
Wiesler rentre chez lui et, dans la solitude de son univers
désormais marqué du manque, il s'étend sur son canapé et
ouvre le petit livre jaune de Brecht. Il ne cherche plus ce qui
lui manque dans un corps de femme mais dans un recueil
de poemes. Le désir d'un corps est devenu désir d'un beau
discours. Apres avoir aimé sentir contre lui le corps d'une
femme, il aime maintenant faire résonner en lui les mots d 'un
autre. Il désire saisir ce qui anime I'univers de Christa, qui
est l'homme qu'elle aime. Et illit ce livre comme s'il trans-
gressait un interdit en ouvrant une porte secrete condamnée
par le régime. Lire, c'est attendre quelque chose des mots
sans pouvoir prévoir I'effet qu' ils peuvent produire sur nous.
C'est croire que les mots peuvent être porteurs d'autre chose
que de simples informations en vue d'établir la vérité offi-
cielle énoncée par le Parti, ou de simples consignes en vue de
se soumettre à ses impératifs. Lire, c'est donner la possibilité
aux mots de susciter une émotion incontrôlable, échappant à
la surveillance parce que secrete et évanescente.
Dans le silence d'une journée qui aurait dO être consacrée
au socialisme démocratique, Wiesler, étendu sur son canapé,
ouvre le livre de Brecht. Il fait une expérience sur lui-même,
une de ces expériences invisibles qu'on ne peut classer, numé-
roter, contrôler. Il s'arrache à l'anonymat de son être bureau-
cratique pour laisser se creuser en lui un vide laissant une
place à l'étranger qu'il est pour lui-même. Illit un poeme
de Brecht com me on découvrirait un nouveau continent. Et
là, les mots se déposent en lui tel un texte qui parlerait à la
place de son âme.

C'était par un beaujour du b/eu septembre,


Silencieux, sous un jeune prunier,
Entre mes bras comme en un rêve tendre,

94
CHRISTA

.Je la tenais. Ia mime et pâle aimée.


Par-dessus naus, dans le heau ciel d' été,
II Y avait tout là-hGlit un nuage,
Taute hlancheur, longuement je le vis,
Et quand je le cherchai, il avait fui I.

Illaisse les mots se déposer en lui et s'accorder sans qu'il


puisse résister à la beauté de cette langue. Wiesler lit pour
se rapprocher de Christa Maria, pour comprendre la langue
que parle I'homme qu 'elle aime, pour découvrir cet univers
de I'amour qui lui était fermé jusque-Ià. En lisant ce poeme,
il entend des mots qui le relient à cet amour qu'il éprouve.
Comme s'il tenait «entre [sesi bras, comme en un rêve tendre,
la calme et pâle aimée ». Le rêve du poete est devenu son rêve
à lui: celui d'un homme à Berlin-Est, un apres-midi de sep-
tembre, ayant découvert qu 'il y avait dans cette ville quelqu'un
qui détenait le secret de son être.
« Vous êtes un homme bon », lui a dit Christa, à lui qui a
toujours cru que le bien, c'était de refuser tout bien en dehors
de celui que le régime avait prévu pour ses citoyens, à lui
qui n' a jamais hésité à faire souffrir les autres au nom de
la sécurité de l'État. Cette bonté qu'il n'avait jamais soup-
çonnée en lui-même est née le jour ou I' actrice Christa Maria
Sieland, sur scene, l'a ému malgré lui. Cette bonté venue du
plus profond de son âme silencieuse s'est faufilée jusqu 'à par-
venir à s'extraire de ce qui l'étouffait. Il a pu parler à Christa
en son nom propre, au nom de cet instant qu 'elle lui avait fait
vivre lorsque le rideau s'était levé le soir de la premiere.
Il ne peut plus désormais parler la langue de la Stasi. Et il
cherche les mots de la langue de I'amour. «Reste un peu avec
moi.)) C'est la premiere phrase qu'il a pu prononcer à partir

1. Bertolt Brecht, Souvenir de Maria A., in Poemes, 1. 1 (trad.


M. Regnaut), L'Arche, 1965, p. 95.

95
LES AMOUREUSES

de cette révolution intérieure qui l'a délogé de sa position


d'inquisiteur. Mais il voudrait pouvoir dire plus. Et il trouve
dans ce texte,« com me en un rêve tendre », ce qu'il cherchait
en silence, ce qu'il voudrait tenir entre ses bras: une femme
aimée en silence, une femme qui s'est adressée à lui, pour
lui révéler qui il était.
VIII

«Celui qui écoute cette musique


peut-il être uo homme mauvais?»

La mue psychique de Wiesler, ce changement de peau qui


s'opere en silence chez l'homme sans qualités qu'il était, va
s'achever sur le partage d'une souffrance secrete. Dn jour,
alors qu'il est posté com me d'habitude dans les combles de
l'immeuble, le casque sur les oreilles, il entend une conver-
sation téléphonique entre Dreyman et un ami. Le dramaturge
apprend au téléphone la nouvelle de la mort d' Albert Jerska.
Le meilleur ami de Georg Dreyman s'est suicidé. Le metteur
en scene n'a pas résisté à l'épreuve que lui faisait subir le
Parti en lui interdisant de travailler. «Qu' est-ce qu' un metteur
en scene qui ne peut mettre en scene ?» avait-il demandé à
Dreyman. 11n 'existe plus. 11n 'est plus rien. Jerska a donc fait
le choix d' en finir avec cette vie qui n' était plus la sienne.
Jerska s'est tué.
Dreyman est incapable de prononcer un mot. «J e vais 1"OC-
crocher», dit-il à son correspondant. Puis il se toume vers
Christa et lui répete ce qu'il vient d'entendre. «Albert est
mort.» Elle s'approche de lui en silence et pose son visage
sur son épaule.
Dreyman a voulu aider Albert Jerska en lui donnant un peu
d'espoir, en lui faisant croire que sa situation allait changer.
Au fond de lui, il savait qu' il n' en serait rien. Mais il ne
voulait pas le voir, pour ne pas avoir à se demander pourquoi

97
LES AMOUREUSES

lui continuait d'être joué en RDA alors que d'autres étaient


censurés. Christa le lui avait bien dit pourtant. «Ne laisse pas
le malheur entrer dans ta vie.» Elle savait qu'Albert n'avait
rien à espérer du ministre et que Dreyman ne pouvait rien
pour son ami.
Avec Albert Jerska, comme avec Christa Maria, Dreyman
était de mauvaise foi. Tout en les aimant, il voulait croire que
le socialisme démocratique n'était pas foncierement mauvais,
puisque lui, Georg Dreyman, était un poete que I'on jouait et
que l'on respectait en RDA. 11ne voulait pas savoir ce dont
le régime était capable, pour ne pas avoir à choisir entre sa
carriere et ses convictions politiques.
Lorsque Dreyman apprend le suicide d' Albert, il est confronté
à ce qu'il a essayé de refouler. Il voit surgir cette vérité qu'il
cherchait à se cacher à lui-même: le régime essaie de nous
détruire tous. «Si tu ne choisis pas, tu n' es pas humain.» 11
ne peut plus être sourd à cette phrase que lui a adressée son
ami Hauser, qui, lui, savait avec certitude qu' il était sur écoute
jour et nuit. Confronté à cette vérité sur lui-même, Dreyman
ne peut plus parler.
11s'assoit à son piano et ouvre la partition offerte par Albert
Jerska pour ses quarante ans: «La Sonate de I'homme bon ».
Christa est à son côté, la main sur son épaule. Lentement, il
pose ses doigts sur les touches et joue la sonate, comme pour
redonner vie à celui qui lui avait dit qu'il n'était plus rien
depuis qu'il ne pouvait plus mettre en scene, comme pour
écouter celui qu 'il n'entendra plus jamais. 11fait résonner ces
notes pour dire ce qu'il a perdu en perdant cet ami, et écoute
cette sonate en essayant de comprendre pourquoi il n 'a pas su
entendre l'appel de son ami, pourquoi il n'a pas su le sauver
en choisissant lui aussi de ne pas faire semblant, de ne pas se
mentir à lui-même sur les intentions du pouvoir en RDA.
En silence, là-haut dans les combles de I'immeuble, Wiesler
écoute «La Sonate de 1'homme bon» avec eux. Wiesler ne

98
CHRISTA

connaissait pas Albert Jerska. Pourtant des lannes coulent sur


ses joues. Pour la premiere fois peut-être depuis qu'il n'est
plus un enfant, il pleure. Son casque sur les oreilles, l'anorak
toujours bien boutonné, les mains dans les poches et les yeux
dans le vide, Wiesler s'abandonne aux larmes.
Comme en une sorte de communion créée par la musique,
tous les trois ensemble pleurent la mort d'un homme. Dreyman,
en écoutant la sonate avec Christa, s'interroge: «Celui qui
écoute cette musique, qui l' écoute vraiment, peut-il être un
homme mauvais ?» Si Jerska a aimé cette sonate que Dreyman
fait résonner maintenant, cette sonate qui tire les lannes de
celui qui l'écoute vraiment, il ne pouvait être qu'un homme
bon. C'est un homme bon que le régime a tué, en l'empêchant
de vivre de son art, en le condamnant à ce supplice auquel il
a voulu mettre fin, ce supplice d'avoir à continuer à vivre en
étant déjà mort.
Avec eu x, comme en eux, Wiesler pleure, lui aussi. Parce
que cet homme bon, c' est celui qui n' aurait jamais pu s' éveiller
en lui s'il n'avait pas rencontré Christa. Ses larmes signent
maintenant sa reddition, en faveur de I'humanité, aprês la
lutte qu'il a menée pour faire régner l'inhumanité parmi les
autres.
IX

«N'y a-t-íl rien que je puisse faire


pour me sauver? »

Le paradoxe tragique de cette histoire croisée entre Christa


et Wiesler, c'est que la libération de l'un s'accompagne de
l'aliénation de l'autre. Le parcours de Wiesler est un che-
minement secret vers la liberté, le parcours de Christa une
tentative désespérée de résister à la disparition de la liberté.
Alors que Wiesler décide de s' engager en protégeant Dreyman
sans qu' il le sache, Christa, elle, se voit rattrapée par le
régime et anéantie dans ses efforts pour résister et mener
une existence digne de son désir. Alors que la civilisation
a vaincu la barbarie chez Wiesler, alors que l'amour et la
culture se sont infiltrés au creur de son âme, là ou quelques
fissures apparues secretement leur frayerent un passage,
en revanche, la civilisation se voit écrasée par la barbarie
chez cette amoureuse qui ne parvient plus à échapper à la
logique totalitaire. Celle qui a initié Wiesler à un autre monde
va périr dans ce monde-c i avant que l'Histoire ne décide
enfin de faire tomber le Mur qui sépare chaque citoyen est-
allemand de sa liberté.
Christa a choisi de dire «non» au ministre Hempf pour
sauver sa passion pour Dreyman. mais les représailles ne se font
pas attendre. Le ministre patiente dans une chambre d'hôtel.
Il comprend qu'elle ne viendra plus, qu'elle n'a plus peur,
qu'elle ne cédera plus à son chantage, et il met à exécution

101
LES AMOUREUSES

ses menaces. La jeune femme est arrêtée par la Stasi dans les
jours qui suivent.
Entre les mains de la police secrete, elle est seule face à son
existence, face au Mur, face à la morto «Camarade Sieland,
la fin d' une belle carriere! Vous étiez vraiment bonne !Que
Jair un acteur lorsqu' il ne joue plus ?» Renoncer au théâtre,
pour Christa, c' est aller vers le suicide, com me Albert Jerska.
Elle ne veut pas mourir et ne sait plus comment faire pour
ne pas mourir en RDA. Christa doit se tirer elle-même du
piege dans lequel elle est tombée. Elle n' a plus personne sur
qui compter.
Elle essaie alors de se sauver toute seule face à la Stasi.
«Je vous en prie. Ne puis-je rienJaire pour vous? Pour la
sécurité de l'État ? » Christa est prête à se vendre à Grubitz,
à se vendre pour l'art, puisque telle est la regle à Berlin-Est.
Mais ce marché n'est plus possible depuis qu'elle s'est mis à
dos un homme puissant. Grubitz ne peut accepter son offre.
«N'y a-t-i/ rien que je puisse Jaire pour me sauver?» 11 y a
bien une chose, une seule, c'est de donner le nom de celui qui
a écrit un article subversif sur les suicidés en RDA paru sous
un pseudonyme, quelques jours auparavant dans le Spiegel
(un quotidien d' Allemagne de l'Ouest). Qui a écrit ce texte:
«Le bureau officiel des statistiques de la Hans-Beimler Strasse
compte tout, sair tout. Le nombre de chaussures que j' achete
par an: 2,3. Le nombre de livres que je lis : 3,2. Et le nombre
d' éleves passant le bac avec mention: 6347. Une seule chose
n' est pas comptée, peut-être parce qu' elle Jair mal, même
aux bureaucrates, ces hommes gris qui assurent la sécuriré
de notre pays et son bonheur, ce sont les suicides. En 1977,
notre pays a arrêté de compter les suicides.llles appelait les
meurtriers d' eux-mêmes [SelbstmorderJ. Ceux qui sont morts
de tout espoir. Voi/à le pays du Real Socialisme» ? Christa a
déjà entendu ce texte sur «Le vrai visage de la RDA» ... et
en a reconnu le style, même si Georg ne lui a rien dit.

102
CHRISTA

Puisqu'elle est issue de ce milieu d'intellectuels et de dra-


maturges qui n'ont pas renoncé à penser, qu'elle donne le
nom de l'auteur ... si elle tient vraiment à sa vie d'actrice.
Elle baisse la tête, rit nerveusement. Elle décide de se sauver
et dénonce l'homme qu'elle aime.
Mais la torture n'est pas finie. I1 manque des preuves pour
faire arrêter Dreyman. I1 faut retrouver la machine à écrire
avec laquelle il a écrit clandestinement cet article. La Stasi
exige alors de Wiesler qu'il procede à l'interrogatoire de
l'actrice maintenue prisonniere dans les cellules du Centre de
détention provisoire. Grubitz soupçonne Wiesler de n'avoir
pas transmis toutes les informations qu 'il a recueillies contre
Dreyman. Et en effet, Wiesler n'a pas dit que Dreyman
n' écrit plus pour le théâtre depuis le suicide d' Albert Jerska,
il n'a pas dit que Dreyman a publié dans le Spiegel, sous un
pseudonyme, un article sur le suicide en RDA; il a même
camouflé dans ses rapports le subterfuge que Dreyman et
ses amis avaient élaboré en prétendant qu 'ils se réunissaient
pour écrire une piece célébrant le quarantiême anniversaire
de la RDA alors qu'ils travaillaient tous ensemble sur cet
article. Wiesler a trompé la Stasi parce qu'il a choisi Christa
et Dreyman, contre ceux qui surveillent la vie des autres afin
de les conduire au suicide.
Wiesler se prête alors à cet interrogatoire pour déjouer les
soupçons de ceux qui l'observent. I1 n'ose regarder dans les
yeux celle à qui il s'est adressé un soir dans ce café de Berlin
afin de la dissuader de donner son corps à Hempf. L'a-t-elle
reconnu? li ne le sait pas. Mais si elle l'avait reconnu, personne
ne pourrait le savoir, car le visage de I'actrice reste impas-
sible. Derriere une vitre sans tain, Grubitz observe Wiesler
interrogeant Christa. C'est lui, le lieutenant Gerd Wiesler, qui
est maintenant sous surveillance, parce qu'on a deviné qu'il
avait dissimulé quelque chose au Parti. On le soupçonne de
ne pas être resté fidêle à son matricule, HGW XXf7, et même

103
LES AMOUREUSES

de s'en être servi pour cacher ce qui était en train de se pro-


duire, privant ainsi I'État des informations qui lui revenaient
légitimement.
Christa, les yeux baissés, s' adresse à lui: «Vous êtes mon
officier commandant, alors commandez-moi. » Wiesler doit à
nouveau parler la langue de la Stasi, la seule langue légitime
en RDA, celle qui traque le mensonge pour faire advenir la
vérité au service de la sécurité d'État. Le totalitarisme est là,
entre Christa et lui, le forçant à revenir en enfer avec celle
qu'il aime. Wiesler doit faire semblant d'être resté Wiesler
pour se dégager des soupçons qui pesent sur lui. Prouver qu 'il
est I'homme du socialisme démocratique, c' est prouver
qu'il ne tient à aucun lien, et surtout pas à un lien avec celle qu'il
interroge. On l' invite à déshumaniser ce lien qu 'il a tissé
en secret avec elle. L'enfer est ce lieu ou I'on force chacun
à une «réification 1 » de sa subjectivité, à un reniement de
la singularité de son être pour le plier aux formules de la
langue totalitaire. C' est à cette chosification de I'être aimé que
Wiesler est conduit en étant sommé de traiter Christa comme
un élément à contrôler, un ennemi à menacer.
Christa essaie de revenir en arriere, de se dédire. «J' ai tout
inventé. » Wiesler donne le change et, aux yeux de Grubitz,
il semble toujours parler la langue du régime. «J' espere que
non, car vous auriez deux ans de détention pour fausse décla-
ration. » I1lui démontre qu' elle n' a pas le choix, que Dreyman
est reconnu comme l'auteur de cet artic1e subversif, qu'on a
déjà réuni des preuves contre lui et qu'il ne reste plus qu'à
retrouver sa machine à écrire. Selon qu' elle parle ou non, il
sera arrêté seul ou ils seront arrêtés tous les deux ensemble.
Mais quoi qu'il arrive, c'en est déjà fini du dramaturge. C'est
le choix qu' ils imposent à Christa: si tu continues de I' aimer,

1. Viktor Klemperer, LTl.la langue du 11/' Reich (trad. E. Guillot), Pocket,


2006, p. 200.

104
CH RISTA

tu meurs avec lui. Si tu veux vivre, renie-Ie. Christa se tait.


Elle n 'y croit pas.
Mais Wiesler trouve quelque chose à lui dire, que les autres
ne comprennent pas, quelque chose qui les renvoie tous les
deux à ce lien secret qui s'est tissé entre eux. «Pensez à votre
public.» Devant Grubitz, il s'adresse à cette femme qu'il
aime sans que la Stasi puisse comprendre ce qu'il dito Der-
riêre cette phrase, il donne à entendre autre chose à Christa,
pensez à votre public,pensez à moi, sauvez-vous vous-même
pour continuer à être sur scene, vous qui m' avez sauvé sans le
savoÍ1:Voilà le message secret de cet énoncé. Grubitz derriêre
la vitre sans tain entend cette phrase inattendue. Il la répête
en s'en moquant mais n'y voit que du feu. Il ne comprend
pas que, derriêre ce conseil, Wiesler indique secrêtement à
Christa ce qu 'elle doit dire pour qu 'illa sauve. Christa dit ce
qu'elle sait. Elle choisit de se sauver et révêle l'endroit ou la
machine à écrire de Dreyman est cachée: sous les lattes du
plancher, entre l'entrée et le salon de leur appartement.
Aprês cette dénonciation, Christa est relâchée du Centre
de détention provisoire du ministêre de la Sécurité d'État. Et
comme elle a aussi accepté de devenir informatrice pour la
Stasi, elle est autorisée à remonter sur les planches et à rester
Christa Maria Sieland,« laperle de RDA ». L'actrice rentre chez
elle, chez lu i, chez celui dont elle vient de donner le nom.
Dreyman l'attendait, inquiet de sa disparition depuis plu-
sieurs jours. «Christa, ou étais-tu ?» Elle fait comme si elle
n' avait pas entendu sa questiono Elle ne peut plus le regarder,
ni lui parler. Elle se réfugie dans la salle de bains, se désha-
bille et prend une douche, comme pour se laver de ses péchés.
Dreyman entre dans la salle de bains et l'interroge à nouveau.
«Pourquoi ne m' as-tu pas appelé?» Christa ment: «J' étais
à la campagne.»
Mais déjà la Stasi frappe à la porte de I' appartement. Christa
sait que ce sont ses agents, elle sait ce qu' ils viennent chercher

105
LES AMOUREUSES

et ce qu' ils vont trouver, grâce à elle, grâce à sa trahison.


Elle sort de sa douche et voit les hommes gris se pencher
sur ces lattes du plancher un peu plus gondolées qui ont l'air
de cacher quelque chose. En dehors des amis de Dreyman
et de Christa, personne n' était au courant de cette cachette.
Dreyman leve les yeux vers sa femme, devant lui, en peignoir,
les yeux perdus dans le vide. II la regarde comme la suppliant
de démentir cet horrible soupçon qui l'envahit. II regarde la
femme qu'il aime, sans dire un mot, en l'aimant toujours et
encore, comme s'illui demandait juste: Toi, Christa?
Christa ne peut pas jouer cette demiere scene. Elle se pré-
cipite dans l'escalier, sort de l'immeuble et se jette sous
les roues de la premiere camionnette qui surgit. Le totalita-
risme a gagné sur l'amour. II a détruit Christa en la forçant à
renoncer au regard de l'homme qu'elle aimait. IIlui a arraché
ce qui la reliait à Dreyman. Elle n'a pu répondre à ce Toi?,
à cette détresse de l'homme qu'elle a trahi, autrement que
par le suicide. Elle lui répond par cet acte que c'est à cause
d'«eux», eux et tout le systeme ... À cause du régime qui
décide de ceux qui peuvent jouer et de ceux qui ne le peuvent
pas, de ceux qu'on fait vivre et de ceux qu'on laisse se tuer
eux-mêmes.
Christa a dénoncé son amant pour ne pas se suicider, pour
continuer à exister sous le regard du public, pour ne pas dispa-
raitre de la scene du théâtre, parce qu'elle savait que si elle ne
jouait plus, el1e en serait morte. Mais d'avoirdénoncé Dreyman
la conduit à disparaitre d 'une autre scêne, celle de la vie, parce
qu'elle ne peut soutenir le regard de celui qu'elle a trahi et
qui la faisait exister en tant que femme. Celle qui voulait se
sauver symboliquement en restant sur scêne, celle qui voulait
sauver sa carriêre, se sauve finalement en quittant le monde.
Celle qui voulait rester «la perle de RDA» se suicide, pour
ne pas avoir à exister comme celle qui a renié son amour.
Le suicide est la seule réponse digne de son désir qu' elle

106
CHRISTA

ait trouvée. C'est le seul acte dans lequel elle peut encore se
reconna'itre, et à travers lequel elle peut récupérer son être,
qu' elle a vendu en marchandant le nom de I'homme qu' el1e
aime. Dans ce pays ou «la liberté a [... ] été réduite à son
ultime et apparemment encore indestructible garantie, la pos-
sibilité du suicide 1 », Christa a choisi la liberté.
Ses yeux restent ouverts quelques minutes tandis que son
corps g'it sur le macadam, les cheveux mouil1és, la peau
bleutée. El1e voit une demiere fois les nuages dans le cieI.
Puis cet homme dont el1e ne connalt pas le nom, l' homme
bon qu' elle avait croisé un soir dans un café, s' agenouil1e
et se penche vers el1e. El1e semble le reconnaltre, comme si
el1e l'avait déjà reconnu au Centre de détention provisoire,
com me si el1e avait joué avec lui la demiere scene de l'in-
terrogatoire pour mieux tromper la Stasi. Wiesler, «comme
en un rêve tendre », la tient entre ses bras, «la calme et pâle
aimée ». Une seule fois au moins, avant que ce regard qui l'a
ressuscité ne disparaisse à jamais.
Christa lui parle: «J' étais tropfaible. Je ne pourrais jamais
réparer mes erreurs. » Pourtant Wiesler avait réussi à arriver
avant la police de la sécurité d'État, et il avait enlevé la machine
à écrire de sa cachette pour faire dispara'itre les preuves contre
Georg Dreyman, pour faire disparaltre la trahison à laquelle
Christa venait d'être forcée. «11 n'y avait rien à réparer, tu
comprends ? Rien, j' avais enlevé la machi ... » Mais voilà
Dreyman qui s'approche et Wiesler s'éloigne, laissant sa
bien-aimée mourir dans les bras de son amant.
«ll n' y avait rien à réparer.» Wiesler a pu lui dire que ce
n' était pas à elle de réparer ses erreurs, parce qu' elles n' étaient
pas siennes mais les errances, les malfaisances d'un régime
qui croyait être en droit, au nom de la sécurité de l'État, de

1. Hannah Arendt, Le Systeme totalitaire. Les origines du totalitarisme,


op. cit., p. 235.

107
LES AMOUREUSES

contrôler la vie des citoyens. Lui, I'homme devenu bon, dit son
amour à une femme en lui révélant qu'elle n'a pas à réparer
ses erreurs qui sont les erreurs de I'Histoire, les erreurs du
pouvoir, les erreurs de ceux qui veulent justement faire dis-
paraitre toute erreur du monde humain. I1lui révele qu'elle
n' a pas fait le mal, mais que c' est I' enfer du socialisme démo-
cratique qui a cherché à détruire le bien, le miracle du lien
amoureux qui la rattachait à son amant. Tu n' avais rien à
réparer parce que ce donttu manques, c' est ce qui m' a Jair
revivre, tes Jailles m' ont ouvert les yeux sur ce dont je man-
quais moi-même, et ce sont justement dans ces Jailles que le
régime s' est infiltré, pour détruire ce quiJaisait de toi un être
vivant, dans un monde sans vie.
L' amour, une enclave de liberté
au sein du totalitarisme

À travers l'étrange parcours d'un fonctionnaire de la Stasi,


Florian Henckel von Donnersmarck nous montre I'enjeu de
civilisation dont l'amour est porteur. La métamorphose de
Wiesler vaut comme une réponse à la question «qu'est-ce
que I'amour? ». L'amour est ce qui nous rend humain en nous
faisant éprouver un manque qui est une ouverture à I' Autre.
Lieu même de la possibilité de la parole, I' amour invente
une Iangue qui introduit à la liberté, invitant chacun à avoir
le courage de perdre quelque chose pour sauver ce qui vaut
plus que n'importe queI bien.
Cet enjeu éthique de I'amour pourrait passer inaperçu dans
les démocraties du XXle siecle ou I' on ne considere plus I' amour
que comme un épiphénomene du plaisir, comme s' il avait perdu
sa dimension tragique pour n'être plus qu'un moyen comme
un autre de satisfaire Ies désirs des individus. Mais si I'on
transporte le phénomene amoureux au creur du monde total i-
taire, on s' aperçoit de la valeur éthique dont il peut être porteur
lorsqu'il a à Iutter pour exister et se défendre contre ceux qui
veulent le faire disparaítre. Si I'amour peut apparaítre comme
une menace pour le régime totalitaire, c'est bien qu'il n'est pas
seulement une expérience privée, une recherche hédoniste, et
une quête de jouissance, mais qu'il est aussi une expérience
morale du même ordre que I'expérience de la liberté.

109
LES AMOUREUSES

Le régime qui prive les citoyens de liberté au nom de la


sécurité de I'État voit dans I' amour une source possible de
contestation, de désobéissance et d'insurrection, de même
que I'Inquisition avait pu voir dans certaines hérésies une
menace pour I'ordre social. L'État, en République démocra-
tique alIemande, s'employait à surveiller l'amour, pour traquer
les mots et Ies actes qui auraient pu conduire à revendiquer
une Iiberté Ià ou Ie pouvoir voulait imposer un renoncement
à la singularité.
Cette vision de I' amour comme enclave de liberté au sein du
totalitarisme peut être rapprochée de la these qu' avait défendue
Denis de Rougemont dans L' Amour et l' Decident I, à I' aube
de la Seconde Guerre mondiale. Selon cet auteur, I' amour est
une invention de notre civilisation à un moment tres précis du
Moyen Âge occidentaI et cette invention aurait été, en même
temps, la création d'une nouvelIe éthique, dégagée de tous
intérêts sociaux ou économiques à une époque ou l'éthique
semblait avoir disparu.
La passion d' amour, ce sentiment bien singulier qui pouvait
conduire deux êtres à préférer la mort plutôt que la sépa-
ration, est apparue au xne siecle grâce à la rencontre entre
Ies troubadours et l'hérésie cathare. Cette passion d'amour
se serait affirmée comme un refus de céder aux mreurs bru-
tales du Moyen Âge qui faisaient du rapport homme-femme
un simple contrat permettant d'acquérir des terres. ElIe repré-
sente un effort de la civilisation pour défendre une autre idée
du rapport à I' autre sexe. Dans I' amour courtois, une femme
n'est plus un bien à échanger, mais le Souverain Bien pour
lequel on est prêt à tout sacrifier. Lacan a repris cette these
pour souligner la dimension éthique de l'amour courtois qui
propose une voie pour civiliser le désir, un chemin pour faire
de l'amour une reuvre d'art.

I. Denis de Rougemont, L' Amour et I' Occident, op. cito

110
CHRISTA

La Vie des autres, en confrontant cet échec de la civilisation


qu'est le totalitarisme et la puissance de l'amour-passion qui
conduit un agent du régime à se transformer en chevalier
servant, prêt à sacrifier sa vie pour sauver celle qu 'il aime
de loin et en secret, met aussi en lumiere la portée éthique de
l'amour au xxe siecle. Face à l'inhumanité de l'idéologie du
socialisme démocratique, I' amour apparait comme une autre
voie, un effort pour résister à cet anéantissement de toute
culture que représente la barbarie totalitaire, une tentative de
sauver la langue et ses accents de liberté.
L' amoureuse de Florian Henckel von Donnersmarck n' a pas
fui de l'autre côté du Mur, mais, de l'intérieur, elle a indiqué
à ceux qui s'étaient endormis dans le dogmatisme du socia-
lisme démocratique un autre chemin qu'ils pourraient pour-
suivre apres elle. Avant que l'Histoire ne décide de revenir sur
cette frontiere qu' elle avait tracée avec violence entre 1'Est et
l'Ouest, telle une entaille au couteau entre deux régions d'un
même corps, avant que l'Histoire ne répare ses erreurs, une
femme a fait s'effondrer la muraille intérieure qu'un homme
s'était employé à édifier en lui-même pour mieux oublier sa
propre humanité. Une femme a fait se fissurer ce mur présent
en chacun de ceux qui veulent étouffer cette liberté au creur
de leur être.
DIANE
Il était une fois Diane Selwyn

II était une fois une jeune femme à Hollywood. Cette jeune


femme, c' est Diane, I'héro"ine de M ulholland Drive de David
Lynch. «Diane Selwynfrom Deep River, Ontario.»
Diane s'est rendue à Hollywood depuis son Ontario natal
pour y réaliser son rêve: devenir une grande actrice. Diane
est une jeune femme comme beaucoup de jeunes femmes du
XXle siec1e. Elle a rêvé devant les stars que Hollywood fait
briller dans I' obscurité des salles de cinéma. Elle a tant rêvé
qu'elle s'est dit qu 'un jour elle aussi deviendrait comme elles,
comme Rita Hayworth, comme Marilyn Monroe, com me Kim
Novak, «a great movie star ».
Mais ce rêve l'a conduite ailleurs. Sur une route qu'elle
n' avait pas prévu d' emprunter, celle de Mulholland Drive, une
longue route sinueuse qui ne mene nulle part. Et puis ce rêve
s'est transformé en cauchemar. Elle a vu le visage de la mort
surgir quelque part sur cette route. Elle s' est sentie éjectée
du chemin, comme si elle avait eu un accident de voiture et
qu' elle n 'était pas parvenue à destination. Éjectée violemment
de sa propre vie. Le choc a été si brutal qu'elle en a perdu la
mémoire. Elle ne sait plus qui elle est, qui elle a été, ce qu 'elle
a cherché en débarquant pour la premiere fois à Los Angeles.
Elle ne comprend pas ce qu'elle est devenue, le drame de sa
destinée qui ne ressemble plus du tout à son rêve.
Au début de l'histoire, elle était une jeune femme pleine

115
LES AMOUREUSES

d'espoir et d'ambitions. Elle avait gagné un concours de


danse à Deep River, dans sa ville natale, et tout le monde
l'avait applaudie. Comme une future star déjà. Ce jour ou
elle a remporté le premier prix, son désir de cinéma est né.
Elle s'est décidée: Je veux devenir l' une d' entre elles, l' une
de ces stars.
Mais à la fin de I'histoire, quelque chose a basculé. Elle
est devenue un monstre, une criminelle, comme si elle s'était
trompée de rôle. Elle est devenue celle qui a fait disparaitre
Camilla Rhodes. Elle a fait tuer une actrice, comme dans les
films, en payant un tueur à gages apres lui avoir montré la
photo de sa victime: «This is the girl.» C'est la seule chose
qu'elle lui a dite. Le nom de la femme était écrit sous le por-
trait noir et blanc, mais elle ne l'a pas prononcé. Le type a
essayé de la faire reculer. Est-ce qu 'elle était vraiment sfire de
vouloir cela? Il n' était alors pas trop tard pour renoncer à ce
projet criminel. .. Mais Diane a bien dit au tueur que c'était ce
qu' elle désirait du plus profond de son âme. Sans hésiter, elle
lui a montré les liasses de dollars dans son sac, et le marché
conclu entre eux cet apres-midi-Ià, dans ce Winkies ordinaire
le long de Sunset Boulevard, a scellé son destino
Lorsqu'elle a trouvé à son domicile la petite clé bleue que
le tueur s' était engagé à lui remettre com me un code secret
entre eux, qui lui dirait qu 'il avait accompli sa mission, là
seule chez elle, avec cette clé sous les yeux, elle a com-
mencé à avoir peur. Pourquoi avait-elle tant désiré faire dis-
paraitre Camilla de son univers? Ne s'était-elle pas trompée?
Apres coup, le désir de meurtre que Diane a éprouvé comme
la seule solution possible pour se défaire de sa passion pour
cette femme, ce désir, elle ne le comprend plus.
En regardant la clé, Diane ne sait plus ce qu'elle a fait.
Elle ne peut pasy croire. Est-il possible que Camilla se soit
évaporée à tout jamais? Que sa beauté ne soit plus jamais
visible, comme si Diane avait pu la faire disparaitre d'un

116
DIANE

coup de baguette magique? Pourtant Diane sent une pré-


sence qui la suit, des yeux qui la regardent, le souffle d'une
respiration à côté d'elle. «Camilla, you carne back?» Le
désir de Diane pour Camilla est toujours vivant. Elle la voit
apparaitre devant elle, revenant du monde des morts, tou-
jours aussi belle. Mais, non, il n'y a personne. Elle est seule
chez elle, en peignoir dans sa cuisine vide, et boit un mauvais
café pour essayer de se réveiller, pour essayer de se sortir de
ce cauchemar qu'est devenue sa vie. Diane n'arrive plus ni à
dormir ni à se réveiller depuis que la petite clé bleue est là,
posée sur la table, faisant réapparaitre cette femme en même
temps qu'elle signe sa disparition. Cette petite clé la regarde
pour lui dire: Voilà ce que tu as Jait.
Camilla est morte. Diane pensait que c'était ce qu'elle
voulait: se venger de Camilla pour en tinir avec elle. Désormais
qu 'elle sait que plus jamais elle ne reverra cette femme, elle
perçoit le vide qu' a laissé Camilla et se sent comme appelée à
la rejoindre. Elle désire la retrouver comme avant, lorsqu' elles
se donnaient l'une à l'autre pour ne faire qu'une. Ne pour-
rait -elle pas revenir en arriere et recommencer I'histoire pour
I' éc ri re différemment? Ne pourrait-elle pas trouver comment
effacer ce meurtre affreux qu' elle a fait commettre sans même
prononcer le nom de son aimée? Elle redeviendrait celle
qu' elle était le jour ou elle a découvert pour la premiere fois
les lettres blanches sur la colline de Los Angeles, ces lettres
que I'on voit dans les tilms et qui nous révelent que le cinéma
existe en vrai à Hollywood. Comment s'est-elle perdue en
chemin dans cette forêt enchantée?
Comme une Belle au Bois dormant en proie à une malé-
diction, Diane s'endort sous ses draps roses et rêve de celle
qu' elle ne pourra plus jamais retrouver. Apres ce qu' elle a fait,
elle cherche dans la nuit du rêve une issue à l'impasse qu'est
devenue son existence. Contrairement au conte de fées, ce
n 'est pas un prince charmant qui la réveillera, mais son propre

117
LES AMOUREUSES

cauchemar. Son rêve de plus en plus inintelligible l'attire dans


un trou noir qui nous aspire nous aussi, spectateurs, sans que
nous sachions pourquoi. Diane se réveillera quelques ins-
tants, puis, confrontée au cauchemar qu' est devenue la réalité
pour elle, elle se rendormira pour toujours. Diane Selwyn se
suicidera seule dans son lit à Hollywood. On retrouvera son
corps éteint, en nuisette dans ses draps roses, comme on a
retrouvé celui de Marilyn un beau matin. N'ayant pu rejoindre
les étoiles sur les plateaux de cinéma, elle les a rejointes dans
la nuit de l'oubli, dans le pays des Ténebres, ce monde du
silence d'ou elles ne reviennent pas. Diane Selwyn a fini sa
vie à Hollywood, morte de n'avoir pas saisi le mystêre de sa
propre vie.
Le songe de Diane avant sa mort nous est donné à voir à
ciel ouvert par David Lynch. Mulholland Drive devient un
passage secret vers les pensées clandestines d 'une jeune femme
qui s' est trompée de destino Et «en analysant le rêve, nous
pénétrons quelque peu dans la structure de cet instrument, le
plus stupéfiant et le plus mystérieux de tous I» qu'est l'in-
conscient. L'interprétation de ces images nous introduit à
la structure de l'inconscient de Diane Selwyn. Lynch nous
conduit ainsi au creur du rêve de cette Belle au Bois dormant
du XXIe siêcle en nous emmenant avec elle sur cette route de
Mulholland Drive. Aprês Freud, apres Lacan, le cinéaste amé-
ricain revisite le continent noir de la féminité. Et à travers le
rêve de cette amoureuse devenue criminelle, il nous introduit
au mystêre de I' amour.
La passion d' amour de Diane pour Camilla a attiré la jeune
femme dans le royaume des Ténebres sans qu' elle puisse
ouvrir les yeux sur sa propre histoire. David Lynch nous fait
traverser un rêve et un cauchemar qui nous aveuglent tout
autant que son héro"ine est aveuglée par sa propre destinée,

1. Sigmund Freud, L'!nterprétation des rêves, op. cit., p. 517.

118
DIANE

comme si le cinéma venait dévoiler quelque chose du mystere


de l'amour en piégeant notre regard pour nous plonger au
creur de l'incompréhensible. L'amour apparait alors à la fois
comme ce qui peut nous conduire vers la vérité et comme
ce qui peut nous confronter à une énigme dont personne ne
détient la c1é.
I

Comment Diane est-elle tombée


amoureuse de Camilla?

On peut reconstituer le parcours réel de Diane comme Freud


reconstitue celui de ses patients, à partir des réminiscences
mystérieuses qui les conduisent à dévoiler les causes de leurs
traumatismes. La trame existentielle de Diane est évoquée par
Lynch dans le désordre, à la façon dont on se souvient de son
propre passé, par bribes énigmatiques, sans jamais pouvoir
retrouver toutes les pieces du puzzle de sa vie.
Nous faisons connaissance avec Diane le jour même de
sa mort. Quelques heures avant qu'elle ne se tire une balle
dans la bouche, elle revoit défiler les images de sa vie. Le
film opere une remontée dans le temps sans obéir aux lois
de la chronologie. Le temps du film est un temps psychique,
celui pour Diane d'enquêter sur sa propre identité perdue, de
remonter dans le passé, entre souvenirs et rêves. Nous par-
courons avec elle son demier rêve, sans savoir quel est son
centre de gravité, sans saisir qu' il s' agit d 'un rêve, et plus
singulierement du rêve d 'une femme qui cherche à saisir la
cause de sa perte.
À la fin du film, Diane se réveille, mais elle ne retrouve
plus la réalité telle qu' elle était avant le meurtre. La réalité,
c'est maintenant celIe de ce crime qui l'aspire comme un
trou noir silencieux pour mieux la faire disparaitre elle aussi.
Diane a changé de monde et elle entend des bruits étranges,

121
LES AMOUREUSES

comme si des intrus se cachaient chez eIle. Puis eIle Ies voit,
parce qu 'iIs sont vraiment Ià. Entre rats et vieillards, ces
êtres venus d' ailleurs se gIissent sous la porte en gIoussant
et Ieurs voix stridentes résonnent de plus en plus fort dans
son appartement vide: Non! Non! Non! Diane fuit dans sa
chambre, se jette sur son Iit pour échapper à ce cauchemar.
Maintenant qu' eIle a fait tuer une autre femme, eIle a la mort
aux trousses. Ils la suivent et se jettent sur eIle comme des
rats sur un cadavre en I' assourdissant de Ieurs hurlements:
Non! Non! EIle sort un pistolet de sa table de nuit et se tire
une baIle dans la bouche.
Quelques heures apres Ie meurtre de Camilla, quelques
heures avant Ie suicide de Diane, Ie film commence. L'his-
toire de Diane se déroule donc entre deux morts. Le vide Iaissé
par la disparition de CamiIla est ce autour de quoi toume Ie
rêve; teIle une commémoration de Ieur amour, Ies images
du rêve tentent en même temps de délivrer Diane du non-
sens de son acte. Com me si Ie rêve devenait pour cette meur-
triere un moyen expiatoire d'effacer Ies taches du passé.
Diane rêve pour recouvrir Ie souvenir du jour ou cette ensor-
celeuse est entrée dans sa vie. Camilla Rhodes fut la mau-
vaise rencontre de la vie de Diane.
Tout a commencé par un casting raté. Diane s' est vue doublée
par une autre femme qui a pris la place qu'eIle convoitait.
Mais, au Iieu d'être en proie à la jalousie, Diane s'est prise
pour eIle. EIle a transformé ceIle qui I'avait doublée en double
d'elle-même. Elle est devenue ceIle qui n'existe que comme
doublure d'une autre. Pourtant, avant d'être victime de ce
maléfice, Diane est une fille ordinaire, comme iI y en a des
milliers à Hollywood. EIle veut tenter sa chance et met toute sa
bonne vo1ontéau service de sa réussite. Elle n' est pas introduite
dans Ie monde du cinéma et n'a pas de «recommandation ».
EIle ne peut compter que sur son talent et sur la chance pour
percer en tant qu'actrice. Sa tante lui a 1aissé un petit héritage

122
DIANE

qui lui permet de se rendre à Hollywood. Grâce à cet argent,


Diane peut vivoter en faisant de la figuration au cinéma.
C'est donc une filie qui espere que la roue tournera et que les
projecteurs se braqueront un jour sur elle. En attendant, elle vit
dans un studio avec une colocataire, dans un quartier excentré
de Los Angeles. Et elle s'en sort à peu preso
Avant de faire la connaissance de Camilla, avant même
d'arriver à Los Angeles, Diane vivait dans une petite ville
du Canada ou elle a remporté le premier prix d'un concours
de danse. Tout le monde I' a applaudie avec enthousiasme ce
soir-Ià. Pour la premiere fois, elle a senti la chaleur des pro-
jecteurs sur son visage innocent. Ce fut le plus beau jour de
sa vie et son rêve est que cela se reproduise, encore et encore,
et que tout lemonde la regarde. Elle veut devenir une grande
star dont I' éclat subjuguera le publico
En allant conquérir la ville du cinéma, Diane est donc partie
à la rencontre de son destino Son conte de fées à elle commence
là. C'est I'histoire d'une petite provinciale faisant ses débuts
à Hollywood apres avoir remporté un concours de rock' n' rol!
à Deep River, qui rêve de devenir une grande actrice. Mais,
derriere cette premiere visée, il y en a une autre. Son voyage
a une autre finalité, qu'elle ignore. Diane s'appuie sans le
savoir sur cette destinée imaginaire pour partir à la recherche
de sa féminité. Diane veut devenir une femme et elle se rend
là ou elle imagine secretement que la féminité peut éclore,
grâce aux miracles que le cinéma sait accomplir.
Les filies du XXIe siecle savent qu 'une jeune inconnue peut
se métamorphoser, sous l'effet du pouvoir magique de l'image
et de ses artifices, en mythe féminin, comme la chenille qui
devient papillon. Le cinéma a démontré son pouvoir en trans-
formant des petites provinciales, comme Rita Hayworth, comme
Marilyn Monroe, en stars éternelles. Diane croit que devenir
une femme, c' est devenir comme ces icônes hollywoodiennes.
ElIe part à la recherche de ce trésor caché à Hollywood, qui

123
LES AMOUREUSES

la fera exister comme une femme absolue. ElIe se rend sur les
lieux mêmes de la fabrication des mythes féminins du monde
contemporain. ElIe veut savoir comment on devient comme
elIes. ElIe veut voir le making of des stars pour accéder, elle
aussi, à cet univers mystérieux et magique.
Mais les choses ne se dérouleront pas du tout selon son
désir. Ce que Diane découvrira à Hollywood, c'est que les
filles sont des marchandises que l'on peut échanger, rem-
placer les unes par les autres, éjecter comme des produits
usés quand on n'en veut plus. Les jeunes actrices ne sont
rien d'autre que des pions à la merci d'enjeux financiers qui
décident de leur sort. Voilà le making of, l'envers du décor.
Tu voulais savoir ce que c' était la magie du cinéma? Eh
bien, tu vas savoir ...
Diane a passé un premier casting. ElIe en a rêvé longtemps
avant en répétant son rôle avec sérieux, pour être la meilleure
ce jour-Ià. ElIe a décidé d'être formidable, même si le texte est
terriblement mauvais. Cette audition est la chance de sa vie,
la possibilité d'un premier rôle dans le film de Bob Brooker,
L' Histoire de Sylvia North. Diane se rend sur ce casting comme
Alice passe de l'autre côté du miroir, à la découverte du pays
qui détiendrait le secret du monde. Pour la premiere fois, le
metteur en scene, l'agent, le producteur sont tous là en vrai,
pour elIe, pour regarder Diane Selwyn interpréter une scene
de L' Histoire de Sylvia North. ElIe est prête à tout donner:
«And Action!»
C'est parti! Lajeune actrice s'emploie à séduire, puis joue
la colere, et enfin laisse quelques larmes envahir ses yeux à la
fin de la scene, pour qu'ils voient tous ce qu'elIe est capable
de faire, ce qu'elIe a à l'intérieur d'elIe-même. Diane joue
avec son âme pour décrocher le rôle. Mais illui arrive quelque
chose d'étrange. II se produit une expérience à laquelIe elle
ne s'était pas du tout préparée. Le metteur en scene ne pense
pas grand-chose d'elle en la voyantjouer. II ne la regarde pas.

124
DIANE

Diane Selwyn ne réussit pas à accrocher le regard de Bob


Brooker: Merci, mademoiselle, Su;vante!
Mais nOI1,ce n' est pas possible. Je l1epeux pas partir comme
ça ... J' ai donné quelque chose ... J' ai laissé quelque chose de
moi dans cette scene. Vous n' avez pas da bien regarder, vous
n' avez pas bien vu ... Bob Brooker n'a pas donné sa chance à
Diane Selwyn parce qu'il n'a rien ressenti en la voyant inter-
préter ce rôle. Tout s' est aiors passé comme si elle avait perdu
quelque chose d'elle-même en ne trouvant pas ce qu'elle était
venue chercher là. Com me si, en jouant avec son âme, elle
i'avait donnée pour rien.
Le premier temps du destin de Diane Seiwyn, c'est ce
«non-regard I » qui la laisse dans une forme de perplexité.
El1e n'est pas choisie et ne comprend pas pourquoi. Mais au
iieu de toumer le dos à ceiui qui ne i 'a pas vue, el1e reste. Elle
regarde les autres, parmi lesquel1es se trouve peut-être cel1e
qui sera choisie. Et c'est ainsi qu'el1e fait connaissance avec
Camilla Rhodes. «Camilla got the part, that's how we became
friends.» Camilla a décroché le rôle que Diane convoitait.
Le second temps du destin de Diane prend donc ia releve
de cette premiere déconvenue. À la rencontre manquée avec
ie metteur en scene, Diane a substitué une autre rencontre,
avec celle qui a su accrocher le regard dont elle a été privée.
Au lieu d'éprouver de la rivalité pour celle qui a eu le rôle à
sa place, Diane est restée envoutée, ne pouvant détacher les
yeux de la scene dans laquel1e el1e n' a pas eu de rôle, conti-
nuant de se regarder dans un «miroir qui ne reflétait rien et
devant lequel elle devait délicieusement ressentir l'éviction
souhaitée de sa personne 2 ». El1e ne peut plus s'éloigner de
la femme qui l'a évincée, qui a obtenu ce qu'el1e a échoué à

I. Marguerite Duras, Le Ravissemellt de IoI V. Stein, Gallimard, « Folia »,


1993, p. 16.
2.lhid., p. 124.

125
LES AMOUREUSES

obtenir, comme en proie à un ravissement face à celle qui lui


a dérobé I' objet de son désir. Ne comprenant pas qui était à sa
place, Diane a alors voulu savoir quel était le secret de cette
femme. C'est le point de départ de leur amitié.
Suite à ce rôle dans L' H istoire de Sylvia North, la carriêre de
Camilla Rhodes décolle. Tout le monde la veut à Hollywood.
C'est la star du momento Apres Bob Brooker, Adam Kesher,
un metteur en scene tres en vue, la choisit à nouveau pour le
rôle-titre de son filmoEt Diane? Que devient-elle? Plus Camilla
s' avance dans la lumiere, plus Diane reste paralysée dans I' obs-
curité. Pour el1e, rien ne change, rien n'avance. Elle continue
d' être invisible. Diane est cependant devenue la petite protégée
de la star. La pauvre fille que personne ne remarque jamais fait
de la figuration dans les grands films de Camilla grâce à sa
«recommandation ». Sans jamais compter pour personne, elle
reste cependant sur les plateaux de toumage, à regarder encore
et encore la scene dont elle est àjamais exclue. Diane Selwyn,
cel1e qui rêvait d'être une star de cinéma, est devenue une petite
figurante que personne ne regarde, cel1e qui n'ajamais de texte,
mais qui est là quand même, croyant qu'un jour peut-être le
metteur en scene se retoumera et la remarquera enfin.
Comment Diane peut-el1e continuer à jouer ce rôle consistant
à n' être plus personne? Qu 'est-ce qui la retient ainsi, prison-
niere de I' obscurité, condamnée à I' anonymat du monde de la
figuration, fait de multiples comédiennes utilisées sur les pla-
teaux comme des objets sans âme? Diane reste à cette place
parce qu'elle est hypnotisée. Elle veut continuer de regarder
Camilla dans le premier rôle. Et, sans savoir ce qu'elle voit,
elle s' oublie el1e-même face à ce spectacle. Cet étrange voyage
depuis une identification imaginaire et rêvée à la star holly-
woodienne l'a conduite à une autre identification l'éloignant
définitivement de la féminité. Sa féminité est restée prison-
niêre de ce moment ou Camilla est venue occuper la place
qu'elle désirait. Sa féminité ne lui appartient plus, parce que

126
DIANE

I'autre femme la lui a dérobée en la doublant. Diane s'est alors


dédoublée elle-même en étant maintenant à la fois celle qui
regarde Camilla et celle qui se prend pour Camilla. En eher-
chant à éehapper à ee piege qui la paralyse, à cette souffranee
qui la eondamne au silence, Diane déeouvre une troisieme
voie. Apres la mauvaise surprise qu 'a été pour elle sa earriere
avortée de comédienne, il y a eu une seeonde surprise dans sa
vie de femme: c'est le surgissement d'un sentiment amoureux
pour une autre femme représentant eelle qu 'elle aurait voulu
être. Elle est tombée amoureuse d'une femme qui a piégé son
regard à elle en piégeant le regard d'un homme. Elle s'arrache
au silence et retrouve sa voix en laissant tomber dans la vie
réelle eette féminité qui lui a éehappé, et en s'aventurant du
côté d'une identification masculine. Diane, une fois les tour-
nages terrninés, une fois les joumées de figuration aehevées,
devient I' amante de Camilla.
Toumant le dos à ce qui lui manquait, elle s'est sentie revivre
en s'emparant du eorps de Camilla com me un homme aurait
pu s'emparer du sien si elle avait su acerocher son regard.
Cet amour homosexuel est done né d'une interrogation que
Diane n' a pu forrnuler mais qui s 'est inscrite en elle: qu' est-ce
qu' être une femme ?
Diane Selwyn n'a plus du tout la vie qu'elle avait prévu
d'avoir. Elle s'est perdue en ehemin mais elle ne le sait pas.
Elle est devenue étrangere à elle-même, ne détenant pas la
clé de son propre destino En tombant amoureuse de Camilla,
elle a laissé tomber sa propre féminité au cours du voyage.
Mais elle a ainsi trouvé une eompensation à la mauvaise
surprise de son sort hollywoodien. La compensation, c'est
le corps de cette femme. Diane veut une vie sexuelle avec
cette actrice et non plus seulement une amitié lui perrnettant
de la suivre sur ses films. Elle veut son corps pour elle, son
eorps qui doit bien cacher quelque chose pour détenir un tel
pouvoir sur ceux qui le contemplent. Elle veut ee eorps pour

127
LES AMOUREUSES

éprouver aussi le sien, eomme si e'était le seul moyen qu'elle


avait trouvé pour ressuseiter.
Le pareours de Diane Selwyn est done eelui d'une jeune
femme envoutée par le einéma, qui ne sait pas ee qu'elle va
ehereher en se rendant à Hollywood et qui se voit exilée de
sa propre féminité, s'identifiant d'abord à une autre, puis à
eeux ehez qui eette femme éveille du désir. Dans la vie réelle,
Diane veut posséder Camilla et lui donner ee qu'elle-même
semble avoir perdu en ne retrouvant plus le ehemin de son
désir. «You' re driving me wild ... » (<< tu me rends folle»), voilà
ee que Diane aime entendre lorsqu'elle fait glisser ses mains
le long du eorps de Camilla Rhodes, voilà le point ou elle
semble avoir trouvé une solution à ee revers de fortune.
II

Comment Diane a-t-elle été éjectée


de sa place d' amoureuse ?

Diane Selwyn, en devenant la maltresse de Camilla Rhodes,


a trouvé sa place dans les coulisses de Hollywood. Elle n'est
pas sous les projecteurs et reste dans l'ombre, mais en se
tenant là, tout pres de celle qui recueille les suffrages des
metteurs en scene, elle sent battre le creur du cinéma, et c' est
ce qu'elle aime.
Mais ou cette passion amoureuse pour une autre femme va-
t-elle la mener? Camilla n 'est-elle pour Diane que celle avec
qui elle découvre son homosexualité? Diane va-t-elle pouvoir
satisfaire Camilla au point de la garder pour elle? Le lien entre
Diane et Camilla n'est pas de l'ordre d'un éros léger, ni d'une
aventure sexuelle entre femmes libérées capables de jouir sans
entraves; c' est une véritable passion, au sens ou tout I'être de
Diane s'est mis au service de Camilla. Parce que, à travers
cette souffrance qui ne peut se dire et cet abandon au désir
d'un corps qui l'éloigne de sa féminité, Diane enquête sur sa
propre identité. C'est «ce goGt de se connaltre à la limite, ce
goút de la collision révélatrice I » qui pousse Diane à consentir
tout entiere à cette passion d' amour. Son amour pour Camilla
est un voyage intérieur afin de savoir qui elle est.
Si Diane ne peut se détacher de cette femme, c'est donc

1. Denis de Rougemont, L' Amour et I' Dccident, op. cit., p. 53.

129
LES AMOUREUSES

qu' elle essaie à travers le regard de I' autre de se connaí'tre


elle-même. Si Diane n'avait convoité qu'un rôle, lorsqu'elle
a passé ce premier casting pour L' Histoire de Sylvia North,
elle n'aurait aussi fait que rater un rôle. Or, justement, c'est
autre chose qu' elle a manqué. Sa propre féminité s' est comme
détachée d'elle quand elle n'a pu décrocher le rôle. Diane
essaie de savoir qui elle est en fusionnant avec Camilla. Sur
les plateaux, elle est figurante et souffre en silence de se voir
séparée de sa féminité qu' elle regarde chez l' autre; en cou-
lisse, elle est amante et s'oublie en tant que femme en se
mettant à une autre place, celle d'un homme qui tiendrait
Camilla entre ses bras.
Diane est à la fois celle qui n' a rien, aucun rôle, aucun texte,
aucun succes, et celle qui n' est rien, inconnue de tous, aussi
transparente que si elle n'existait pas. C'est Camilla qui lui
donne ce qu'elle ne parvient pas à obtenir d'elle-même - des
petits rôles de figurantes -, comme si l'autre, apres I'avoir fait
disparaí'tre en la remplaçant, avait le pouvoir de la faire réap-
paraí'tre au fond de la scene, telle une silhouette aux contours
incertains, une présence silencieuse sans éclat. Qu'est-ce que
Diane peut bien lui offrir en retour? ElIe lui donne ce que
pourtant elle n' a pas et c' est en ce sens qu' elle I' aime. Elle se
donne elle. Son amour pour Camilla est don d' elle-même, au
sens ou «ce qui fait le don, c'est qu'un sujet donne quelque
chose d'une façon gratuite, pour autant que derriere ce qu'il
donne il y a tout ce qui lui manque, c'est que le sujet sacrifie
au-delà de ce qu'il a I». Diane sacrifie sa propre féminité
pour donner à Camilla ce qui manque à une femme et dont
Diane manque elle-même. Elle fait comme si elle pouvait
lui donner ce dont elle-même a éprouvé le manque de façon
violente lorsqu 'elle s'en est vue privée. Et ainsi, elle se leurre

I. Jacques Lacan, Le Séminaire. Livre IV: La Relation d' objet, op. cit.,
p.140.

130
DIANE

elle-même. C'est son propre manque qu 'elle cherehe à effaeer.


L'homosexualité féminine, telle qu'elle surgit dans l'existenee
de Diane Selwyn, révele «des étapes du cheminement de la
femme comme des arrêts qui peuvent marquer son destin I ».
À travers son pareours, nous apereevons aussi bien qu' «on ne
nait pas femme: on le devient 2 », et que, à l' envers, on peut
aussi bien ne jamais le devenir, si l'on s'arrête avant d'être
arrivée à destination.
Diane s'est leurrée à la fois sur elle-même et sur l'autre.
Elle eroit aimer cette femme comme si elle-même était un
homme, tout en rêvant d' oecuper sa place sur les plateaux,
comme si elle ne pouvait renoneer à tenter de réeupérer ee
qu'elle eroit avoir perdu. C'est bien suite à une déception
qu' elle a fait le choix de l'homosexualité. «lI y a eu en effet
un véritable renversement de la position subjeetive [... ]. II
s'agit d'un cas ou la déeeption due à l'objet du désir se traduit
par un renversement complet de la position -le sujet s'iden-
tifie à cet objet, ce qui, [... ] équivaut à une régression au nar-
cissisme 3.» Au lieu de renoneer au rôle qu'elle convoitait
comme l'image de sa propre féminité, elle s'est identifiée,
à travers son amour pour Camilla, à ee qu'elle avait perdu.
En admirant Camilla, c'est son propre reflet qu'elle cherche
à regarder, comme ce qui viendrait la compléter. En aimant
Camilla, elle se fait eelle qui peut lui donnerce qu'elle-même
n' a jamais pu obtenir et elle se fond en même temps en elle,
com me si elle était Camilla pour de vrai.
Mais ce renversement de la position subjective de Diane
s 'appuie tout entier sur le consentement de Camilla, qui joue
le jeu avec elle, en quelque sorte. Comme deux petites filles,

I. Ihid.
2. Simone de Beauvoir, Le Deuxieme Sexe, op. cit., t. lI, chap. I:
« Enfance ».
3. Jacques Lacan, Le Séminaire. Livre IV: La Retation d' ohjet. op. cit.,
p.105.

131
LES AMOUREUSES

elles s'amusent à faire comme si. On dirait que toi tu es la


femme, et moije suis l' homme. C'est ainsi que Diane survit à
Hollywood, en jouant avec Camilla pour de vrai, à défaut de
jouer pour de faux sur les plateaux. Si tu es la femme, c' est
que je suis l' homme et que je ne manque plus de ce que j' ai
perdu. J' en manque tellement peu, que je peux te le donner
et te rendre folle par mes caresses. Cet équilibre fragile que
Diane a trouvé n'est pas à l'abri d'un effondrement. L'univers
subjectif de la jeune femme est tout entier organisé autour
de Camilla Rhodes, qui est pour elle à la fois objet d'identi-
fication et objet d' amour. Sans cette femme, Diane n' a plus
aucune identité.
Un événement inattendu va faire basculer Diane dans un
abime dont elle ne parviendra plus à s'extraire. Cet évé-
nement, orchestré par son amante, va lui dévoiler que Camilla
s'est jouée d'elle du début à la fino Tel est pris qui croyait
prendre. Dans un premier temps, il est d'abord question de se
séparer. Camilla est tombée amoureuse d' Adam Kesher qui
veut l'épouser. C'est pourquoi elle se décide à rompre avec
Diane. Elle ne veut plus de sexe avec elle et elle lui dit: «On
doit arrêter, Diane. C' est fini.» Camilla a choisi maintenant
d'être la femme d'un homme, et d'arrêter de jouer à faire
semblant d'être la femme de Diane comme si Diane pouvait
remplacer un homme. L' annonce de la rupture - en pleine
scene d'amour entre elles, alors que Diane s'apprête encore
une fois à posséder Camilla - introduit une premiere faille
dans ce que Diane avait échafaudé pour trouver sa place. Hors
d'elle, Diane introduit de force sa main entre les cuisses de
Camilla, comme pour lui dire: Tu ne m' échapperas pas. Mais
Camilla ne se laisse pas faire et la rejette fennement.
Que devient Diane Selwyn privée du corps de Camilla?
Que perd-elle en perdant Camilla? Sa premiere réponse, c'est
de chasser violemment Camilla de chez elle en la mettant à
la porte: «It is not easy for me! Don't think I' m gone make it

132
DIANE

easy for you!» Non, ce n 'est pas facile pour Diane de perdre
cet objet d'amour, de continuer sans Camilla, de se retrouver
seule avec elle-même, avec son désir pour Camilla. Elle ne
veut plus jamais la revoir. EIle veut la rayer de sa vie.
Seule sur son canapé, Diane gémit, pleure, s'emporte contre
eIle-même, les mains entre ses cuisses, essayant en vain de se
procurer ce plaisir qu'eIle ne retrouve plus, cet émoi qu'eIle
éprouvait lorsqu'elle avait Camilla à sa disposition, cette ivresse
que lui procurait la peau de Camilla lorsqu'eIle la caressait
avant de la posséder. Mais son corps ne répond plus. II reste
insensible à ses caresses, car c' est du corps de I' autre dont
Diane avait besoin pour s'abandonner à eIle-même.
Diane a perdu quelque chose de son être en perdant le corps
de Camilla. Elle est en manque d' elle-même. Ce manque d' être,
Diane l' éprouve maintenant qu' eIle est confrontée à la rivalité
avec un homme. EIle est mise devant cette réalité qu'elle ne
peut apporter à Camilla ce qu 'un homme lui apporte. L' écha-
faudage que Diane avait construit s' est effondré parce que
cette identification masculine ne pouvait tenir que tant que
CamiIla se prêtait à ce jeu. En partant avec Adam, Camilla
signi fie à Diane qu' eIle n' est pas un homme: C e que tu m' ap-
portes ne vaut plus rien par rapport à ce qu' un homme peut
me donner. Tu ne seras dom: plus à la place de mon amant.
Ou plutôt, un amant a pr;s ta place.
L'identification masculine qui donnait à l'être de Diane une
assise, une consistance, s'évapore. Et Diane se retrouve avec
sa propre féminité manquée, avec son corps de femme privé
de ce qui lui avait permis de l'oublier, privé du corps d'une
autre qui lui permettait d'éprouver ce qu'eIle n'était pas par-
venue à réveiller chez un homme.
Mais le jeu avec CamiIla n'est pas tout à fait fini. Camilla
lui a préparé une autre surprise qui va faire définitivement bas-
culer Diane dans la folie. Elle insiste pour que Diane accepte
son invitation à une soirée de fin de tournage, dans la villa

133
LES AMOUREUSES

holIywoodienne d' Adam Kesher. Camilla convainc Diane en


lui disant que sa présence compte beaucoup pour elIe. ElIe
joue le jeu de I' amitié et Diane y croit. ElIe a besoin de penser
qu'elIe représente encore quelque chose pour l'autre femme.
Apres hésitation, Diane, ayant surmonté sa colere et sa détresse,
accepte, au nom de leur ancienne amitié, de monter dans la
voiture que CamilIa lui a fait envoyer. Et seule, à l'arriere,
elle se laisse conduire de nuit sur la route de Mulholland
Drive. ElIe ne sait pas ce qui l'attend là-bas; elIe ne sait pas
pourquoi Camilla a tant insisté, mais elIe lui a dit «oui ».
La voiture ralentit et s'arrête sur la route sans que Diane
n'aperçoive aucune villa. Diane est inquiete. Qui sont ces
hommes qu'elle ne connait pas et qui s'arrêtent ainsi, en
pleine nuit, sur la route de Mulholland Drive, avant d'être
arrivé à destination ? À quoi joue encore Camilla ? « Whaf are
you doing ? We don'f Sfop here! - A surprise », lui répond le
chauffeur en descendant de voiture pour lui ouvrir la porte.
Diane découvre alors que Camilla est venue l'accueillir en
personne. Elle lui tend la main, l'invitant à la suivre: «A
secref pafh. » Le temps de cette promenade secrete le long
de ce sentier, Diane croit encore à leur amour en regardant la
main de Camilla qui serre la sienne. ElIe observe ce qu'il y a
encore entre elIes deux, ce qui existe toujours de son amour
pour Camilla et de celui de Camilla pour elle.
Mais tout va basculer apres ces préliminaires encourageants.
Camilla a un autre message pour Diane, un message qu'elIe
ne parviendra pas à déchiffrer mais qui I'anéantira. D' abord
je f' emmene avec moi comme si je f' aimais encore ef ensuite
subitemenf je fe monfre ce que je f' enleve. Cette fois-ci, le
spectacle auquel Diane assiste la saisit au point de la laisser
sans voix, une seconde fois. Ce n'est plus sur scene qu'elle
n'aura plus rien àjouer, mais dans sa propre vie. En effet, sous
ses yeux, CamilIa, assise au côté d' Adam, échange un secret
avec une autre femme venue lui chuchoter quelque chose à

134
DIANE

l'oreille. S'assurant que Diane la regarde, Camilla, com me si


de rien n'était, embrasse avec sensualité cette nouvelle com-
plice, qui joue parfaitement son róle, le róle de celle qui a
remplacé Diane Selwyn. Celle à qui s'adresse ce spectacle
ne peut détacher son regard de la scene, comme si elle n'en
croyait pas ses yeux: un deuxiême rapt. .. remplacée encore
une fois ... comme si sa vie devenait un affreux cauchemar.
Camilla la défie d'un sourire satisfait, ne lui permettant
plus de douter du sens de ce qu'elle a vu. Le visage de Diane
se crispe, ses levres tremblent, sa peau se pigmente de rou-
geurs, des larmes envahissent ses yeux. Diane a vu ce qu 'elle
n 'aurait jamais dQ voir. Apres cette vision, Diane ne pourra
plus redevenir« Diane Selwynfrom Deep River, Ontario », la
petite Canadienne qui avait remporté le concours de danse et
rêvait d 'être un jour «a regular movie star ».
Diane est morte subjectivement lorsqu'elle a vu Camilla
embrasser une autre femme. Elle ne s'en relevera pas. Mais
qu 'a-t-elle donc vu? Pourquoi ce spectacle conduit-illajeune
femme au désir de meurtre? Pourquoi est-elle sidérée par
cette vision ?
Camilla, en la remplaçant une seconde fois, a répété la scene
traumatique qui avait déjà laissé Diane sans voix lors de leur
rencontre. C'est le retour du trauma com me une malédiction
qui poursuivrait Diane, qui l'anéantit. Je t' ai remplacée, tel
est le contenu de ce message sans paroles. Je t' ai remplacée
par une autre parce que je suis celle qui te remplace depuis
le début, celle qui a pris la place que tu convoitais. En te
prenant pour un homme, tu as voulu oublier ce que je te rap-
pelle maintenant: tu n' es qu' une femme que l' on remplace.
Camilla lui met donc sous les yeux cette vérité de leur ren-
contre: Diane aime celle qui l' a remplacée.
Et en I' aimant, Diane cherche en vérité à lui prendre quelque
chose, à reprendre ce qu' elle a perdu en se faisant ainsi doubler,
parce que, au fond d'elle-même, ce dont rêvait Diane, c'était

135
LES AMOUREUSES

d'être à la place de Camilla. En Iui renvoyant Ie contenu incons-


cient de son désir, Camilla Iui montre qu' elle n' a jamais été
dupe de Ieur amour. Et que c'est elIe qui tient Ies fiIs de Ieur
histoire, jusqu'au bout. Diane n'est rien pour elle, comme
Diane n'est rien pour Ies metteurs en scene. Diane n'est plus
maintenant qu'une filIe que 1'on remplace, une fiUe qui ne
compte pas, qui n'a jamais de texte, qui peut disparaitre de
la scene sans que personne ne s'en aperçoive.
Tu n' es plus personne. Tu n' as plus aueune plaee à Hollywood
paree que, en tant quefemme, tu n' existes que remplaeée, done
tu n' existes pas. Diane n'estjamais apparue sur aucune scene
parce qu'elle n'est même pas une bonne doublure. Même
comme doublure, elle peut être remplacée par une autre.
Avant d avoir eu Ie temps de naitre sur scene, Diane est morte.
l

Une étoile s'est éteinte, mort-née. Camilla existe, donc Diane


n'existe pas, même pas dans I'ombre de Camilla.
Soudainement, comme un voile qui se déchire, ce qui se
cachait derriere cet amour pour Camilla resurgit sous la forme
de la haine, une haine inextinguible pour cette femme à qui elIe
a donné Ie pouvoir de 1'anéantir, pour cette femme qui s'est
jouée d' elIe et de son désir inconscient d' être à sa place.
Diane veut se venger. Prisonniere de cette relation en miroir,
elle ne peut répondre autrement que de façon mimétique.
Camilla I'a tuée symboliquement, Diane veut la tuer réellement.
Le passage à I' acte est sa réponse au sarcasme de Camilla. Le
déclenchement de son délire contre la femme aimée s' origine
Ià ou celIe-ci s' est amusée à la remplacer encore une fois, se
jouant de sa souffrance, I'écrasant du bout du pied com me
on écrase un parasite embarrassant. Diane veut la supprimer
à son touroCamilla est devenue la femme à abattre. Elle veut
l'éjecter de la scene de la vie, pour qu'elIe disparaisse à tout
jamais de son universo
III

Le rêve de Diane

La jeune actrice et la femme amnésique

Diane a tué Camilla. Celle qui s' est jouée de la passion que
Diane lui vouait est maintenant morte. Diane lui a fait payer
de sa vie sa décision de la quitter puis de la remplacer. Elle
ne l'a pas fait elle-même, mais elle a engagé un tueur pour
accomplir cette mission. «This is the gir/ », lui a-t-elle dit.
Camilla Rhodes est devenue l'ennemie de Diane, sa persé-
cutrice, celle qui a eu sa peau en la remplaçant une seconde
fois. Diane a cherché une issue à sa détresse. Elle a cru la
trouver en faisant disparaitre celle à qui elle attribue la res-
ponsabilité de toute sa destinée. « La même image» qui repré-
sentait «son idéal» est devenue «I' objet de sa haine ». Diane
a donc frappé «en sa victime son idéal extériorisé» I. Mais
est-elle pour autant soulagée?
Une fois que la clé bleue est là, déposée sur la table basse
du salon, lui signifiant que Camilla est morte, des phénomenes
étranges se produisent en elle. Épuisée, Diane ne sait que
faire de ce message énigmatique. Camilla resurgit devant elle,

I. Jacques Lacan, De la psychose paranoi'aque dans ses rapports avec


la personnalité, Seuil, « Points », 1980, p. 253.

137
LES AMOUREUSES

comme si elle avait échappé au tueur, puis disparait. Camilla


lui sourit de nouveau, n'ayant plus l'air de la défier mais de
I'aimer. Camilla la regarde com me avant, prête à se donner à
elle encore une fois. Puis, pfft!, plus personne. Ne s'est-elle
pas trompée en la faisant tuer? Camilla était-elle responsable
de son malheur? Le sourire sarcastique qu'elle a vu se des-
siner sur les levres de Camilla lorsqu 'elle a embrassé devant
elle l' autre femme, n' était-il pas une hallucination ? Diane
n'arrive plus à revenir à la réalité. Elle-même s'est enfermée
dans une autre réalité, celle de son délire à l'endroit de cette
femme dont la séduction l'a dévastée. Elle se sent appelée à
la rejoindre dans cet ailleurs ou elle repose dorénavant.
Diane «n'éprouve de son geste aucun soulagement I», au
contraire, sa détresse a empiré, car «par le même coup qui
la rend coupable devant la loi 2 », Diane «s'est frappée elle-
même 3 ». Poursuivie par des détectives qui enquêtent sur la
mort mystérieuse de Camilla Rhodes, Diane l'est aussi par
ces images de la résurrection de Camilla qui ne la quittent
plus. Comme pour échapper à I'angoisse qui la submerge,
Diane s' étend sur son lit et fait un rêve. Or le rêve vient lui
dévoiler une autre vérité sur cette histoire, une vérité qu' elle
aurait pu découvrir avant de passer à I'acte et qui peut-être
I'aurait conduite ailleurs que dans cet abime sans fond duquel
elle ne peut plus s'extraire.
Diane rêve d'une autre histoire, l'histoire de Betty Elms,
double d'elle-même. Dans son sommeil, elle opere un retour
en arriere sur le film de sa vie. Tout a commencé comme dans
un rêve: Welcome to Los Angeles. Betty vient de débarquer
dans la ville mythique et, pour la premiere fois de sa vie,
découvre les lettres blanches sur la colline : HOLLYWOOD.

1.lhid.
2.lhid.
3.lhid.

138
DIANE

El1e y est! Pour de vrai! Diane rêve des débuts fulgurants


de Betty, subjuguant ses partenaires de jeu, éblouissant les
metteurs en scene par sa grâce et sa détennination. Lors du
premier casting de Betty, Bob Brooker tombe à la renverse;
il n' a jamais vu une actrice pareille ... Le rêve satisfait donc
le désir de Diane, celui auquel elle a dO renoncer dans la
réalité. li apaise son angoisse en lui faisant jouer le rôle de
Betty pour oublier celui de Diane Selwyn.
Mais son rêve lui raconte une autre histoire, non plus celle
de la rencontre entre Betty et le cinéma, mais cel1e de la ren-
contre entre Betty et Rita, double ressuscité de Camil1a. «Get
out of the car! » Tout commence par une premiere scene vio-
lente. Une femme (Camilla) est menacée par des hommes qui
pointent un pistolet vers el1een lui ordonnant de descendre de
voiture en pleine nuit, au milieu de nul1e part, sur une route
sinueuse et déserte. Puis c'est l'accident sur la route de Mul-
hol1and Drive, la premiere scene du film que nous avons vue,
sans savoir que nous étions déjà dans le rêve de Diane. Les
deu x hommes qui menaçaient la femme ont été tués sur le
coup par deux voitures surgissant à une fol1e al1ure de I' autre
côté de la route. El1e est la seule survivante, traumatisée par
I'accident, qui I'a laissée amnésique. Camilla est donc repré-
sentée dans le rêve de Diane par cette femme accidentée ayant
perdu la mémoire.
Le hasard d'un accident de voiture aurait pu en effet laisser
la vie sauve à Camil1a, qui aurait ainsi échappé de justesse à
la mort. Ce désir de retrouvailles avec l'autre femme amene
Diane à substituer en rêve l'accident de voiture au crime
rée!. La seule chose qu'elle a réussie dans sa vie, le meurtre
de Camil1a Rhodes, elle souhaite maintenant en rêve l'avoir
ratée. Camilla ne serait donc pas morte, mais simplement gra-
vement accidentée.
Cette femme traumatisée par la violence du choc parvient
à s'extraire de la voiture et descend dans la nuit la colline

139
LES AMOUREUSES

hollywoodienne, conduisant de Mulholland Drive à Sunset


Boulevard. Comme une bête traquée, elle se réfugie clandesti-
nement dans une villa qu' elle croit inoccupée, la villa ou Betty
va aussi s'installer en arrivant à Los Angeles. Dans le rêve,
deux femmes arrivent en même temps à Hollywood: Betty,
qui s'apprête à s'exposer sous les projecteurs, et l'autre, qui
a perdu la mémoire suite à I' accident et cherche un refuge ou
se cacher. Cette réécriture de leur histoire par le rêve permet
à Diane d'endosser un nouveau rôle: au lieu d'être la meur-
triere de Camilla, elle est devenue, sous la figure de Betty,
celle qui va essayer de sauver la vie de cette femme inconnue,
en danger.
Les images de son rêve se mêlent alors à des réminiscences
d'images de films qui transfigurent sa propre vie. Ces rémi-
niscences visuelles font partie du travail du rêve. Ainsi, «le
contenu du rêve nous est donné sous forme de hiéroglyphes,
dont les signes doivent être successivement traduits dans la
langue des pensées du rêve I». Et, chez Diane, ces hiéro-
glyphes ont la forme d'images cinématographiques qui se
donnent à déchiffrer à partir de sa propre histoire. Parce que
Diane est amoureuse du cinéma et qu'elle est habitée par les
grands films hollywoodiens.
L'évocation discrete de Sunset Boulevard, lorsque les deux
femmes arrivent en ville en empruntant ce boulevard mythique,
fait écho à un autre drame. Diane est invitée par son incons-
cient à comprendre quelque chose de son destin à travers
celui de Gloria Swanson dans Sunset Boulevard. Star du
cinéma muet, rejetée des plateaux avec l'arrivée du parlant,
ce personnage féminin sombre dans la folie. Le seul rôle que
Diane a su décrocher à Hollywood n'est-il pas un rôle muet
qui a tini par la faire basculer, elle aussi, dans la folie ? Celle
qu'elle aimait et qui est devenue objet de sa haine, n'est-elle

I. Sigmund Freud, L' lnterprétation des rêves, op. cit., p. 241-242.

140
DIANE

pas celle qui avait toujours un texte, alors que Diane n'en
avait jamais aucun ?
Le rêve écrit entre les lignes le drame de Diane et de sa
passion, comme si la tentative de rêver encore à cet amour
pouvait échouer à n'importe quel momentoAinsi, la premiere
rencontre entre les deux femmes dans le rêve fait encore
curieusement écho à un autre drame. Betty, prenant pos-
session de la villa que sa tante lui a prêtée, découvre qu' il y
a déjà quelqu 'un dans la salle de bains, une autre femme, nue
sous la douche, dont elle devine le corps à travers la paro i
vitrée. Mais le rêve frôle encore le cauchemar, à travers cet
écho silencieux d 'une scene mythique ou Anthony Perkins
tue violemment derriere un rideau de douche une femme
qui a éveillé son désir, dans Psychose d' Alfred Hitchcock.
Le délire de Diane ne ressemble-t-il pas ã la psychose
conduisant cet homme ã devenir le meurtrier de toutes celles
qui pourraient le séparer de sa mêre déjã morte? N'est-elle
pas aussi folle que cet homme qui vit rec1usdans son château,
imitant la voix de sa mere pour continuer de converser avec
le cadavre de celle-ci ? Qui est Diane Selwyn? Qu' a-t-e IIe
fait? Tourmentée par son crime, la rêveuse tente néanmoins
de poursuivre I'histoire qu'elle s'invente pour échapper à
sa vie.
La belle inconnue sort de la douche et Betty I'interroge
sur son identité. Est-elle une amie de sa tante? Que fait-elle
dans la même villa qu'elle? L'autre femme ne répond pas,
comme si elle ne savait que dire. Se regardant dans le miroir
de la salle de bains avec inquiétude, elle cherche à se sou-
venir. Une autre image se reflete lã, en même temps qu'elle
s'y contemple: une affiche de cinéma accrochée au mur, celle
de Gilda. «There never was a woman like Gilda», peut-on
Iire sur I'affiche. Rita Hayworth, en robe longue noire, gantée
et tenant un porte-cigarettes avec grâce, est présente, entre
les deux femmes. Com me sauvée par cette réminiscence

141
LES AMOUREUSES

cinématographique, la femme amnésique se préseOle à Betty:


«Rita, my name is Rita.»
Dans le rêve, entre Betty et Rita, il y a Gilda, mythe de la
femme absolue. Mais, de nouveau, I'imaginaire est com me
rattrapé par le réel. Derriere Gilda, il y a Rita. À la fin de sa
vie, Rita ne se souvenait plus qu 'elle avait été Gilda. Atteinte
de la maladie d' Alzheimer, elle était séparée de son passé,
ne sachant pas elle non plus comment renouer avec son his-
toire. Comme en un raccourci fulguraOl de la vie tragique de
Rita Hayworth, depuis la femme fatale jusqu'à la misérable
amnésique rejetée par les studios hollywoodiens, le rêve passe
ainsi du mythe à la réalité, de Gilda à Rita. Et la femme acci-
dentée confie à Betty qu'elle a perdu la mémoire: «/ don't
know who / amo»
Cette histoire entre Betty et Rita est le reflet inversé de I'his-
toire entre Diane et Camilla. Betty, dans le rêve, va devenir une
future Camilla Rhodes, et Rita, la femme perdue, se retrouve
entre les mains de la jeune actrice, ne pouvant exister sans
elle. Mais I'inconscient de Diane n'est pas dupe de ce désir.
Et illa met sur le chemin d'une autre recherche, celle de la
connaissance de soi.
Celle qui ne sait plus qui elle est, c'est Diane Selwyn, Diane
ayant raté sa carriere de comédienne, Diane que Camilla a
laissée tomber, Diane devenue une criminelle. Diane n'est
plus elle-même. Suis-je Gloria? Suis-je Gilda? Suis-je Rita?
Pourtant, il n'y ajamais eu defemme comme Gilda... Iui révele
le rêve. Diane ne serait-elle pas sur le poiOl de découvrir que
celle qu' elle a tuée n' est pas celle qu' elle croyait? Que Camilla
Rhodes n'était pas Gilda, parce que la star absolue n'existe
pas? Comme Betty dans le rêve, Diane s' est demandé ce qu' il
y avait derriere le visage de Camilla, qui était cette femme
mystérieuse dont I'identité semblait lui échapper.
Moi qui n' ai vécu que cachée, dans l' ombre, toujours invi-
sib/e, comme Rita dans /e rêve, comme si j' étais restée une

142
DIANE

passagere clandestine surles plateaux de cinéma, comme si


j' étais là sans avoir vraiment le droit d'y être, comme sij' avais
recherché avec angoisse ma propre identité en regardant une
autre actrice jouer mon propre rôle, moi, Diane Selwyn, qui
suis-je? Qui ai-je tué, en tuant Camilla Rhodes?
Entre un homme et une femme

« Qui suis-je ? », cette question de Diane sur elle-même


dans son rêve la conduit à s'interroger sur l'amour comme
ce qu'elle aurait raté.
Pour savoir qui elle est, elle enquête sur l'identité d'une
femme. Elle eherche done à répondre à la question: Qu' est-ce
qu' être une femme? Et pour le savoir, elle s' interroge sur
sa passion amoureuse pour Camilla. Comment sa passion
l'a-t-elle emportée jusqu'à la eonduire à désirer la mort de
l'être aimé? Qu'a-t-elle raté dans eette histoire? Finalement,
qu' est-ce que ['amour?
Le rêve montre des rapprochements et des ruptures entre
homme et femme qui mettent en images ce questionnement
de Diane sur I' amour. Tout eommence par cette scene ou des
hommes menacent une femme dans une voiture, sur la route
de Mulholland Drive : «Get out of the car!» Le regard de la
femme exprime l'interrogation et l'effroi. Le rêve dit qu'une
femme est menacée par des hommes. Puis, e'est au tour du
metteur en scene Adam Kesher de découvrir sa femme au
lit avec un autre homme, qui le chasse de sa propre maison:
«Get out of this house !» Le rêve dit qu' une femme jette son
mari dehors.
La seerétaire du metteur en scene, eomprenant qu' Adam
est seul en ville dans une petite ehambre d'hôtel, lui propose
alors de I'héberger chez elle, saisissant I' occasion de eette
dispute entre Adam et sa femme pour tenter sa chance aupres
de lui. «No, thank you, Cynthia.» Une femme fait done des

144
DIANE

avances à un homme qui les rejette. Le rêve dit là encore sous


une autre forme: une femme se fait jeter par un homme.
Puis vient le temps pour Betty de faire l'expérience de
curieuses rencontres avec des hommes qui ne répondent pas
à ses attentes. Sur sa premiere audition, son partenaire, un
vieil acteur bien rôdé, veut jouer la scene collé-serré avec
elle. Woody Katz la plaque contre lui et la force à jouer ainsi
dans un corps à corps qui la violente. Le rêve lui dit qu'une
femme rencontre un homme qui profite d' eile. Si, auparavant,
un homme et une femme rataient leur rencontre en s'éloi-
gnant, en se menaçant, en se séparant, ils la ratent main-
tenant de par une trop grande proximité, de par un corps à
corps malvenu.
Lors de cette même audition, le metteur en scene Bob
Brooker laisse faire le vieil acteur. Mais avant de lancer la
scene, il regarde Betty droit dans les yeux en lui donnant
une consigne de jeu mystérieuse qu'il profere avec lenteur
comme pour donner du poids à chacun de ses mots: «It is not
a contest, don't play for real until it gets real.» Elle I'écoute,
interrogative: «Ne joue pas pour de vrai avant que cela ne
devienne vrai.» Que veut-il dire? Le rêve lui montre encore
qu'une femme ne comprend pas ce que lui dit un homme.
Apres le collé-serré, c' est I' incompréhension.
Mais que se passe-t-il donc entre un homme et une femme
dans le rêve de Diane? Ces rencontres sont confrontées à un
ratage qui fait qu'à chaque fois, comme par hasard, l'un arrive
trop tôt, l' autre trop tard, I' un parle une langue que l' autre ne
comprend pas, I'autre fait des propositions qui ne suscitent
que des réponses négatives, bref, un homme et une femme
ne cessent de passer à côté l'un de I'autre. I1s n'arrivent pas
à se rencontrer. Alors comment faire pour que ça colle entre
un homme et une femme, pour que cela soit raccord, qu'il n 'y
ait pas sans cesse des fausses notes, des dérapages, des scenes
ratées, des disputes, des trahisons? That is lhe question ...

145
LES. AMOU REUSES

L' enquête de I'héro'ine sur son identité se poursuit done via


son questionnement sur le rapport entre les sexes. Comment
un homme et unefemme peuvent-ils s' aimer ? Ils semblent ne
pas être faits pour se répondre, parlant chacun des langues
différentes. Aucun d' eux ne comprend jamais bien ce que
l' autre dit, comme s' il manquait toujours entre eux un inter-
prete qui pourrait tradu ire des propos incompréhensibles ou
désaccordés. Quelque chose entre un homme et une femme
semble manque r pour faire le lien, pour faire trait d'union.
Au-delà de la réalisation du désir ineonscient de Diane, eelui
de réussir à la place de Camilla, celui de renverser les rôles,
se joue donc au sein du rêve une autre partition, plus mys-
térieuse, qui conduit Diane au creur d'une impasse, celle du
rapport à I' autre sexe.
Néanmoins, ce moment du rêve donne malgré tout des
indices à Diane pour répondre à sa questiono Son incons-
cient, ce sujet qui sait en elle ee qu'elle-même ignore savoir,
affirme: «It is not a contesto » Ce n 'est pas une compétition,
ce n'est pas une lutte. Lorsqu'elle entend cette phrase qui
sort des levres de Bob Brooker, Betty n 'en saisit pas le sens:
elle est en train de passer un casting qui est une compétition
avec d'autres. Dans ce contexte, quelque chose cloche dans
cette phrase. Mais peut-être cette phrase porte-t-elle sur autre
chose ... sur ce que Diane a été chercher à Hollywood en
passant des castings, et justement sur ce qu'elle a cru avoir
raté. Et si c'était l'amour qui n'était pas un concours? Dans
sa vie, c'est bien lors de la premiere audition pour le film de
Bob Brooker que Diane a cru perdre quelque chose qu 'elle ne
pourrait plus jamais retrouver. Donc son rêve lui dit qu 'elle
s' est trompée : L' amour ne se joue pas comme une audition. II
lui dévoile cette vérité qui lui a échappé dans la vie. L' amour,
c' est autre chose que ce que tu croyais.
«Don't play for real, until it gets real.» L'indication de
jeu de Bob Brooker à Betty se poursuit dans le rêve à travers

146
DIANE

cette phrase au sens énigmatique. Mais si on la rapporte à


l'amour et non plus au cinéma, un autre sens en émerge. Dans
l' amour, iL ne faut pas jouer pour de vrai avant que cela ne
devienne vrai. Et Lorsqu' onjoue l' amour au cinéma, ce n' est
pas pour de vrai. Tu joueras pour de vrai dans ta vie, lorsque
cela deviendra vrai.
Or peut-être Diane a-t-elle trop donné d'elle-même lors de
ce premier casting ou elle a joué avec toute son âme? Elle
rêve que Bob Brooker lui parlerait apres coup de sa pres-
tation et lui enseignerait la juste mesure du jeu. Diane a en
effet confondu la scene de cinéma et la scene de l'amour.
Elle a joué pour de vrai et a cru à ce qu' elle disait sur scene,
comme si c'était la réalité.
N'étant pas choisie, elle s 'est sentie jetée, éjectée, en tant
que femme. Comme si on lui avait dit maintenant, disparais!
Son rêve lui révele qu'elle avait quelque chose à apprendre de
cette expérience manquée lors de cette premiere audition. Ce
n' est pas Là que se joue l' amow: Et si la phrase «Don't pLay
for reaL, untiL ir gets reaL» est articulée avec tant de soin dans
le rêve, c'est com me pour signaler à la rêveuse ce qu'il y a à
entendre: attention, écoute bien ce que je vais t' apprendre.
Ne te bruLe pas les aiLes, ne joue pas pour de vrai, ne donne
pas tout. Quand l' amour devient réel. on ne joue pLus.
Cette séquenee du rêve construite autour de ces rencontres
ratées est donc un premier pas vers l' élucidation du sens de sa
destinée. Un homme lui révele l'enjeu même de sa méprise.
Diane a cru en effet à I' amour comme à un concours entre
femmes et elle s' est détoumée de I' amour avec un homme parce
qu'elle a cru qu'elle avait perdu cette épreuve, qu'elle était
hors jeu maintenant pour I' amour avec un homme puisqu' elle
n'avait pas su accrocher le regard de Bob Brooker, contrai-
rement à I'autre. Si elle s'est ainsi méprise, si ce qu'elle avait
perdu, ce n' était pas pour de vrai, c' est done qu' elle aussi aurait
pu accrocher un regard, se faire aimer d'un homme ...

147
LES AMOUREUSES

Cette série de ratages semble trouver une fin lorsque, dans


le rêve, Betty est comme arrachée à cet univers d'hommes
qui passent à côté des femmes et conduite ailleurs, dans
un endroit exceptionnel, sur un plateau de cinéma dans les
studios de Hollywood. Soudain, cette course-poursuite à la
recherche d'une rencontre qui réussisse semble trouver un
terme. Enfin !
Maintenant, nous allons voir à quoi cela peut ressembler
lorsque cela devient pour de vrai. Le rêve montre à Diane
une vraie rencontre entre un homme et une femme. Lynney
James, la directrice de casting, va lui révéler ou se trouve ce
Graal: «Je crois que tu devrais venir avec nous à côté, voir
un réalisateur qui sort du lotoIl travaille sur un projet à se
damner, un truc qui peut casser la baraque. »
Le rêve de Diane met alors en scene la réalisation du rêve
de Betty, en l'emmenant enfin au creur du cinéma, parvenant
ainsi à faire co"incider la problématique de la féminité avec
celle du regard d'un metteur en scene sur une actrice. Sur un
grand plateau, Adam Kesher fait passer une audition pour
remplacer l'actrice principale de son filmoBetty pénetre sur
ce grand plateau comme si le désir du rêve produisait du
rêve dans le rêve. Le pouvoir de figuration du rêve est à son
acmé: ils sont tous là, cameramen, producteurs, ingénieurs
du son ... On n'entend pas ce qu'ils se disent, mais on entend
une chanson d'amour des années soixante: «Sixteen reasons
why llove you ». Tout le monde est affairé parce que, lorsque
Betty pénetre sur le plateau, ça tourne. Elle le voit, lui, le
metteur en scene, de dos, casque sur les oreilles, cigarette à
la main : du cinéma comme au cinéma !
C'est au tour d'une certaine Camilla Rhodes de passer
1'audition. «Sylvia North Story, Camilla Rhodes,first take!»
La candidate a le visage de celle qui a remplacé Diane aupres
de Camilla dans la vie, juste avant que Diane ne se venge. Mais
elle porte bien le nom de celle que Diane a toujours rêvé de

148
DIANE

remplacer, le nom de celle qui lui a dérobé le regard qu'elle


convoitait, le nom de celle qui lui a ravi sa féminité ...
Et là s'accomplit le mirac1e dont Diane attendait en vain
qu 'il se produise un jour dans sa vie réelle: c'est elle qui va
accrocher le regard du metteur en scene, le dérobant à la can-
didate qui passe devant lui. Ce qui est arrivé à Diane dans
la réalité, ce rapt qui l'a laissée privée d'elle-même, elle le
revit en rêve en inversant les rôles ... Mais elle n'a même pas
besoin de jouer, de monte r sur la scene, de donner toute son
âme, car sa présence suffit.
Adam ne s'intéresse pas à celle qui est dans la lumiere
mais se retoume, comme happé par Betty, dans l' obscurité,
et ne peut plus détacher son regard de cette inconnue. Cette
image d'elle-même dont elle s'est vue déshabillée dans la
réalité par Camilla Rhodes 10rs de ce casting raté, voilà
qu'enfin elle s'en voit parée, transformant le non-regard de Bob
Brooker en regard amoureux d' Adam Kesher sur elle ... Enfin
surgit l'amour dans la vie de Betty, soit «cette image de soi
dont l' autre vous revêt et vous habille I » d' un regard sans
parole. Enfin Diane récupere le «talisman 2» qu' elle avait
perdu 10rs de cette audition inaugurale ... Diane récupere sa
féminité.
Avec Betty, avec Diane, nous entendons cette chanson
d'amour, à la place des mots, parce que ce qui compte, main-
tenant, c'est que les notes s'accordent. Sur ce plateau, au creur
des studios de cinéma à Hollywood, là ou se fabriquent les
stars, regne comme une harmonie magique, parce que Betty
Elms vient d'être révélée à elle-même par le regard d'un
homme. Le coup de foudre entre Betty et Adam met un point
d' arrêt à la série de rencontres ratées entre homme et femme

I. Jacques Lacan, «Hommage fait à Marguerite Duras, du ravissement


de Lol V. Stein », in Autres écrits, Seuil, 2001, p. 193.
2./hid., p. 192.

149
LES AMOUREUSES

qui poussait la rêveuse à chercher toujours un ailleurs, ou


enfin quelque chose arriverait. Là, on y est.
Le rêve pennet à Diane d'avancer dans son voyage au bout
de la féminité à travers cette mise en lumiere de son désir
inconscient: tu aurais aimé être celle qu' un homme regarde
et pourtant tu y as renoncé parce que tu as cru qu' il n'y en
avait qu' une, et que c' était elle. Et maintenant tu rêves que
la place est libre et que c' est vers toi qu' Adam se retourne.
Enfin, il ouvre les yeux et, malgré l' obscurité, il se dit: c' est
elle.
This is the girl.
Entre deux femmes

Le rêve va+il permettre à Diane de continuer à construire


cette histoire d 'amour entre Betty et Adam? Diane peut-elle
oublier son meurtre en rêvant du désir d'un homme pour elle?
Est-ce cela le demier terme du désir de Diane? Non ... le rêve
l'emporte ailleurs, comme I'arrachant à cette rencontre mira-
culeuse, la forçant à quitter ce jardin d'Éden dans lequel el1e
a eu la chance de pénétrer, comme une nouvelle Eve destinée
à ensorceler celui qui la contemplait. Car «Ie rêve, porteur
du désir du sujet », peut aussi «produire ce qui fait resurgir
à répétition le trauma» I. Et I'expérience amoureuse, chez
Diane Selwyn, a court-circuité la vie. Le rêve fait réappa-
raltre le désir de mort de Diane à I' endroit de I' être aimé,
au-delà du désir d'être aimée elle-même. La passion de Diane
pour Camilla a été un raccourci vers la mortoAu fond le plus
secret de son cceur, c' est «Ia volonté de la mort, la passion
active de la Nuit », qui lui a dicté «ses décisions fatales» 2.
Betty ne peut donc pas rester sur ce plateau, elle n' a pas le
temps d'attendre la fin du casting pour faire la connaissance
d'Adam Kesher, il faut qu'elle parte, ailleurs, tout de suite.
«I have to be somewhere! »
Le rêve de Diane a autre chose à lui montrer, quelque chose
de beaucoup plus important que cette rencontre entre Betty

1. Jacques Lacan, Le Séminaire, Livre XI: Les Quatre COlleeptsfonda-


mentaux de la psyehanalyse, op. cit., p. 66.
2. Denis de Rougemont, L' Amour et I'Decident, op. cit., p. 48.

151
LES AMOUREUSES

et Adam. Il a un autre secret à lui révéler: Tu t' es demandé


ce qu' était l' amour entre un homme et une femme. Tu as
cherché. À travers les castings, tu as cru que tu trouverais une
réponse. Tu n' as pas rencontré cet amour avec un homme.
Quelque chose ne s' est pas fait. Mais pourquoi ? Est~ce par
hasard si tu as raté ce rendez-vous? Ton rêve te dit que tu
désirais qu' un homme te regarde. Mais c' est toi qui t' en vas
ailleurs, c' est toi qui fuis, parce que tu as cru qu' il y avait
quelque chose de plus important. Tu as cru que le secret de
ta féminité se cachait ailleurs.
Ce troisieme temps du rêve pennet aux deux femmes, Betty
et Rita, de se retrouver. La question de Diane sur l'amour
devient: que se passe-t-il entre deuxfemmes? Peut-être que,
entre elles, il peut enfin se passer ce qui ne cesse de ne pas
advenir entre un homme et une femme ... Le rêve lui a dit
pourtant que quelque chose aurait pu arriver, comme ce qui
se produit entre Adam et Betty, mais illui dit aussi que Betty
a préféré partir, n'ayant pas su saisir sa chance. Maintenant
ce n'est plus le hasard qui fait déraper les rencontres. C'est
elle qui s'en va alors que la chance lui souriait enfin. Betty
fuit, sans que personne ne comprenne pourquoi. Le rêve de
Diane avertit donc la rêveuse de ce qu'elle a raté el1e-même
en devenant l'amante de Camilla. Elle a raté la possibilité
d'une rencontre avec un homme.
Betty a promis à Rita de la rejoindre afin qu' elles se rendent
ensemble à son ancienne adresse, du moins celle qui lui était
revenue en mémoire par hasard. Le nom de «Diane Selwyn»
avait resurgi en elle à l'occasion de la vue du badge d'une ser-
veuse portant le nom de DIANE: «Maybe that's my name!»
s'était alors exclamée Rita, soulagée. Elles avaient téléphoné
ensemble à cette D. Selwyn, dont Betty avait retrouvé les coor-
données. «Hel/o, it's me, leave a message», avaient-el1es
alors entendu sur un répondeur anonyme. Rita s'était aperçue
qu'elle ne se reconnaissait pas dans ce message: «That's not

152
DIANE

my voice.» Et l'enquête sur l'identité de Rita s'était alors


redoublée d'une nouvelle enquête à mener sur I'identité de
cette D. Selwyn ...
Ce troisieme temps du rêve de Diane se déploie autour de
I'apparition de son nom, nouveau centre de gravité de la pour-
suite de l'aventure. Ne te leurre pas avec ces histoires d' ac-
trice, lui di! le rêve, l' énigme, c' est toi, toi la meurtriere de
Camilla Rhodes ...
Au premier temps du rêve dans la villa, entre Betty et Rita,
il y avait l'ombre de Gilda. Betty a dO abandonner Rita pour
se rendre à son casting. Elle a dO partir parce que son désir
était de devenir une grande actrice. Gilda est le nom de I' objet
de son désir, I'horizon de son voyage.
Puis, au second temps du rêve, sur le plateau hollywoodien,
là ou elle aurait pu rencontrer enfin ce qu' elle cherchait, I' objet
de son désir a fui encore ailleurs. Entre Betty et Adam, il y a
maintenant le souvenir de Rita que Betty a laissée seule dans
la villa. Le nom de Rita se substitue à celui de Gilda pour
signifier I' objet du désir, nous éloignant de la figure imaginaire
de la star, et nous rapprochant du réel qui se cache derriere la
belle image, com me Rita Hayworth, la vraie, se caehait der-
riere Gilda. Betty doit quitter Adam, parce qu'il y a en effet
quelque chose qui compte encore plus que de devenir Gilda,
e 'est de savoir qui est vraiment Rita. La question de l'identité
d'une femme l'emporte sur la recherehe de l'amour entre un
homme et une femme. Le rêve lui montre I' amour eomme
une rencontre inattendue qu'elle ne parvient pas à inserire
dans son existence.
Betty et Rita peuvent alors se retrouver, mais, entre elles, se
faufile le mystere «Diane Selwyn ». Le rêve répete ainsi une
seene à trois, animant la course de I'héro'ine à la reeherehe
d'un objet qui se situe toujours ailleurs que là ou elle l'avait
eherché. Le rêve de Diane semble ainsi lever les voiles les
uns apres les autres pour s'approcher d'une réalité destinée

153
LES AMOUREUSES

à ne plus être sublimée par l'artifice. On s'éloigne de Gilda,


on s'éloigne même de Rita Hayworth, pour rejoindre Diane
Selwyn qui est finalement celle sur qui porte I'enquête. Der-
riere cette fascination pour le making of des stars, derriere ce
désir de rencontrer l'amour, il ne reste maintenant plus que
cette énigme: qui est Diane Selwyn ?
Le seul indice dont disposent les deux femmes sur cette
autre femme, c'est qu'elle n'est pas Rita. «That's not my
voice.» L'inconscient de Diane lui fait éprouver cette impos-
sibilité à trouver« ce qui est », pour toujours lui signifier «ce
qui n'est pas ». Ce n' est pas un concours, ne joue pas pour
de vrai, ce n' est pas la voix de Rita. Le rêve ne lui dit pas
«par ou passer» pour ne pas se perdre, il lui indique juste
les impasses à éviter. La position de Diane dans son rêve, à
travers I' aventure de Betty, « est en fin de compte d' être fon-
cierement» celle «qui ne voit pas. Le sujet ne voit pas ou ça
mene» I. Elle n' est jamais là ou elle veut être. Diane, en effet,
dans sa vie n'a rien saisi de son trajet, depuis son arrivée à
Los Angeles jusqu' au meurtre de Camilla Rhodes. Son rêve
lui signifie qu'elle n'a pas vu ou la menait cette passion, au
demier arrêt, celui ou toute vie prend fin.
Le rêve conduit alors les deux femmes, Betty et Rita, à
pénétrer en cachette dans le bungalow de D. Selwyn, dont
la porte est fermée à c1é. Elles frappent d' abord à la porte
d'entrée, mais personne ne répond. Betty ne renonce pas,
alors que Rita, effrayée à l'idée d'être reconnue, veut fuir.
Betty veut à tout prix en finir avec ce mystere et savoir enfin
qui est Diane Selwyn pour découvrir qui est Rita. Betty veut
savoir ou ça mene ... L'inconscient de Diane ne va pas lui
raconter d'histoire cette fois-ci. .. Elle va savoir, puisqu'elle
veut savoir.

1. Jacques Lacan, Le Séminaire, Livre XI: Les Quatre Conceptsfonda-


mentaux de la psychanalyse, op. cit., p. 88.

154
DIANE

Betty s'introduit par la fenêtre puis ouvre la porte d'entrée


à Rita. Main dans la main, elles avancent dans l'obscurité
du salon, saisies d'angoisse par une odeur terrible qui les
empêche de respirer. Le rêve lui dit que I'une a ouvert une
porte à l' autre, mais quelle porte? En l' aidant à décrocher
des petits rôles de figurantes, Camilla a-t-elle ouvert à Diane
les portes du paradis? S'avançant ensemble jusque dans la
chambre de D. Selwyn, le rêve leur montre ce qu'il y a der-
riere la porte: un cadavre de femme, de dos, en nuisette dans
son lit, morte depuis plusieurs jours. Betty s 'en approche
parce qu 'elle veut vraiment savoir qui était «Diane Selwyn ».
Elle fait le tour du lit en tenant Rita par la main. Le rêve de
Diane lui a d'abord épargné la vision de I'irreprésentable,
celle de sa propre mort, mais quelque chose en elle tient à
aller jusqu' au bout. La vision d 'horreur qui les attend est là:
le visage de cette femme a été mangé par la verrnine. C'est
le visage de la morto
Le rêve toume au cauchemar car «l'extrême du plaisir,
pour autant qu' il consiste à forcer I' acces à la Chose, nous
ne pouvons le supporter I ». L'acces que Betty a forcé en
s'introduisant dans l'appartement d'une autre femme en son
absence, c'est aussi l'acces que Diane a forcé en cherchant à
arracher à Camilla son secreto Diane est en train de rêver de
sa propre morto Elle voit I'horreur de ce qu'elle est devenue
en frappant l'autre femme. Ce jour ou tu as donné la photo
de Camilla au tueur à gages en lui disant «this is the girl »,
sans même prononcer son nom, c' est Diane Selwyn que tu as
tuée. Lafille qui est morte, c'est toi.
L'enquête mise en scene par le rêve, à la recherche de
I'identité perdue de Rita, à travers celle de «Diane Selwyn »,
bute sur une image que Rita et Betty ne peuvent pas regarder,

I. Jaeques Laean, Le Séminaire, Livre VlI: L' Éthique de la psychanalyse,


texte établi par Jacques-Alain Miller, Seuil, 1986, p. 97.

155
LES AMOUREUSES

une vision de l'irreprésentable, qui signifie ce forçage opéré


par Diane dans sa vie. Ce making of des stars a toumé au
film d'horreur. II ne reste de «Diane Selwyn» qu'un non-
visage ... «Diane Selwyn» n'existe plus. Elle ne pourra plus
jamais révéler qui elle était.
Le rêve dévoile sous la forme de I'horreur ce qui a relié
Diane au mythe de la star. Cet amour fou pour Camilla s'est
transformé en haine, mais la haine n' a fait que mettre à nu ce
que cachait cette passion amoureuse: Tu te prenais pour celle
que tu aimais. Quand elle t'a remplacée, elle afail échec à ton
projet ... et tu t' es mise à hai'rCamilla ... Cette haine que tu as
éprouvée pour elle, c' est une haine que tu as éprouvée pour
toi-même, pour ce que tu étais devenue. En tuant celle que
tu hais, tu as tué celle que tu es I. Le rêve exhibe, à travers la
vision d'un visage dévoré par la putréfaction, l'objet caché du
désir de Diane : Tu as vu maintenant ce que tu voulais voir ...
c' est là. C' est ce que personne ne peut voir parce que, pour le
voir, ilfaut déjà être passé de l' autre côté. Mais toi, tu asfail
le pas, tu ['as franchi en tuant ton double, alors tu as droit à
ce spectacle de ton propre corps mangé par la morto Toi qui
rêvais tant de prendre sa place ... cette fois, tu as réussi.
À cet instant, Diane devrait se réveiller, car son désir de
rejoindre Camilla l'a conduite à rêver de sa propre morto Et
pourtant, Diane ne se réveille pas. Le rêve continue de pro-
téger le sommeil d 'une meurtriere. II y a quelque chose que
Diane n'a pas encore retrouvé et qu'elle cherche avec toute
l'ardeur du désespoir auquel l'a condamnée son geste irré-
versible. Mais, pour poursuivre, il faut fuir, tres vite, ne pas
se laisser manger par cette image terrible, détacher les yeux
de cette «Chose» anéantissante. Ce qui anime le rêve depuis

I. Selon la fonnule de Jacques Lacan, soulignée par Jacques-Alain Miller,


«Tu es celui que tu hais », in Le Séminaire. Livre V: Les Formations de l' in-
conscient, op. cit., p. 491-507.

156
DIANE

le début doit se produire, au moins une fois, une derniêre


fois. Diane Selwyn est morte, d'accord. Mais il reste Betty
et Rita. Le rêve parvient à les éloigner de ce lieu interdit
et le dernier temps répond à cette vision d 'horreur par une
séquence finale dont la beauté sublime a pour fonction de
recouvrir I'horreur.
À la nuit tombée, les deux femmes se retrouvent dans la
villa apres ce qu' elles ont vu ensemble et dont elles ne peuvent
pas parler. Betty, sous lescouvertures de son grand lit, regarde
Rita venir vers elle, vêtue d'une seule serviette de bain. À son
invitation de ne pas dormir sur le canapé et de la rejoindre,
Rita laisse tomber sa serviette sur le sol et dévoile son corps
nu. El1e s'introduit ainsi dans le lit au côté de Betty, sans que
plus aucun obstac1e ne les sépare. Aussi dénudées l'une que
l'autre, en l'absence de voile artificiel, el1es vont pouvoir
fusionner com me deu x moitiés faites pour se retrouver.
Cette nuit d'amour entre elles releve du mirac1e par sa
beauté et son étrangeté: aucune d'el1es ne sait si el1ea déjà fait
I' amour avec une femme, mais el1esveulent toutes les deux le
faire maintenant l'une avec l'autre. Leurs corps se rencontrent
comme deux instruments qui joueraient la même partition:
les seins de Rita, les mains de Betty, les lêvres de I'une, les
épaules de I' autre ... Elles chuchotent et s' abandonnent I'une
à l'autre, comme si c'était la premiêre fois, comme si c'était
le hasard, comme si el1es avaient enfin trouvé toutes les deux
ce qu'el1es cherchaient. Seule une tel1e extase érotique entre
el1espouvait avoir le pouvoir psychique de recouvrir la vision
d'horreur de la mort, le pouvoir de sauver le rêve avant qu'il
ne cede au cauchemar.
Là ou toutes les rencontres entre homme et femme échouent,
la rencontre entre deux femmes semble réussir. Plus rien ne
les sépare l'une de l'autre. Les hommes sont affairés dans
leur monde d'hommes: ils choisissent des femmes, les
remplacent, les menacent, les jettent, ne les comprennent

157
LES AMOUREUSES

pas. Pendant ce temps, cette nuit-Ià, dans la moiteur de Los


Angeles, Betty et Rita s'embrassent, se parlem en mur-
murant, tout en laissant leurs corps s'abandonner à cette
expérience mystérieuse.

«Good night, sweet hearr »


«Good night ... »
«Have you ever done that before? »
«I don't know, have you? »
« I want to do it with you »
« I am in love wirh you »
Le cauchemar, fin du rêve

Mais le rêve n'en a pas tout à fait fini avec Diane Selwyn.
Cette premiere et derniere nuit entre les deux femmes est
interrompue par un cauchemar qui surgit comme un nouvel
élément du rêve. C'est la derniere séquence, la destination
finale du voyage. Rita dans son sommeil chuchote des mots
mystérieux puis les articule de plus en plus fort: «Silencio,
silencio, no hay banda, no hay orchestra ... » jusqu'à hurler:
«Silencio! Silencio!» Betty, réveillée par ses cris, prend
Rita dans ses bras, l'interroge. Rita se souvient de quelque
chose! «EI Club Silencio!» Elle veut s'y rendre immédia-
tement. Quelque chose a eu lieu là-bas. II faut aller voir.
«Right now!»
Dans le rêve de Diane, le cauchemar de Rita vient mettre
fin à cette nuit d 'amour. Diane pourrait se réveiller elle aussi.
C'est un appel: Il faut que quelqu' un entende enfin! Que
quelqu' un se réveille de ce rêve et déchiffre ce message! Son
inconscient essaie de lui dire dans une autre langue ce qu'elle
ne peut pas entendre, ce qui ne s' entend pas. Il hausse le ton :
Silencio! Qu'on le chuchote ou qu'on le crie, c'est la réso-
lution de l'énigme amoureuse. II n'y a rien à savoir, pas de
formule magique ... le vide. Mais en intégrant ce message à
son propre rêve, en le transformant en cauchemar de Rita,
Diane parvient à sauver son désir encore une fois en faisant
la sourde oreille. Malgré cet appel du silence, cet appel de la
mort qui l'attend au réveil, Diane veut continuer de rêver.
Ces phrases mystérieuses sont de nouveau proférées comme

159
LES AMOUREUSES

des messages codés. Elles sont hors contexte et, pour saisir
leur sens, il faut retrouver ce à quoi elles se rapportent. Elles
indiquent encore quelque chose qu'il n'y a pas, quelque chose
qui manque: «no hay banda, no hay orchestra» dans une autre
langue. La réponse à son enquête sur l'amour se cache entre
ces mots: Non, il n'y a pas ce que tu croyais qu' il y avait.
Tu as rêvé qu' entre deuxfemmes il pouvait exister un accord
parfait, ce même accord que tu n' as pas rencontré avec un
homme. Mais cette nuit d' amour hors du temps, hors de l' his-
toire, est brutalement interrompue par ce cauchemar de Rita,
ce cauchemar qui arrache Rira à Betty. Parce qu' il n'y a pas
d' orchestre, il n'y a pas d' harmonie parfaire, cela n' existe
pas. Le demier temps du rêve, la conc1usion du voyage, se
déploie autour de cette révélation finale: «silencio ».
L'objet du désir qui toujours manque et qui conduit les
jeunes femmes à le rechercher est de retour sous la forme
d'un nouveau signifiant. Apres Gilda, apres Diane Selwyn,
le but du voyage, c'est le Club Silencio. Mais ce signifiant
a ceci de plus étrange que les autres qu'il signifie l'absence
même de signifiant, aucun mot, le silence. De nouveau vêtues,
en robe de soirée, Betty et Rita se rendent ensemble au Club
Silencio. Le taxi s'arrête sur une place fantomatique ou volent
çà et là quelques bouts de papier. Betty et Rita, assises dans la
salle d'un théâtre presque vide, regardent ensemble ce qui se
joue sur la scene. On demande le silence avant que le spec-
taele ne commence. Taisez-vous! Écoutez! Deux hommes, au
visage menaçant, s'adressent aux spectateurs comme pour les
avertir du sens de cette cérémonie: «No hay banda! No hay
orchestra! II n'y a pas d' orchestre, there's no band.» Cette
même phrase est répétée dans le rêve, en espagnol, en français,
en anglais. Car la réponse du rêve au questionnement incons-
cient de Diane est la même dans toutes les langues. No hay,
there is not, il n'y a pas. Voilà ce que tu viens regarder au
Cluh Silencio. Tu viens voir ce qu' il n'y a pas, ce que tu n' as

160
DIANE

pas trouvé, non pas parce que quelqu' un d' autre te l' avait
pris, non pas parce qu' une femme le détenait et t' en privait,
mais parce que c' est ce qui manque pour chacun.
Les deux hommes ne sourient pas. lIs envoCitent les spec-
tatrices en parlant comme s'ils détenaient un savoir venu
d'ailleurs, un savoir venu des Ténebres, un savoir ayant le
pouvoir de tout faire trembler et de tout faire disparaítre. Et
c' est avec effroi que Betty et Rita les écoutent, pétrifiées par
leurs voix impératives. Chaque syllabe est détachée comme
pour en faire résonner le sens ou le non-sens : No - Hay -
Orchestra! ... Puis leurs voix se font plus douces. lIs mur-
murem, révélant autre chose, un secret qui doit rester secreto .. :
«And yet we hear a band ... »
Et, sur fond de silence, on entend: là une clarinette ... là
un trombone ... Oui, on entend quelque chose, mais ce sont
des instruments qui jouent tout seuls. Personne ne les dirige
pour qu' ils jouent ensemble la même partition. Ils sont comme
perdus dans le silence, désaccordés, ne sachant comment se
répondre pour faire entendre un morceau mélodieux. «No hay
banda! No hay orchestra! lt is ali an illusion!»
Le rêve tente de faire saisir à Diane quelque chose sur ce
que le langage nous fait entendre et qui pourtant fait défaut.
II veut lui dévoiler une vérité radicale qui porte sur un vide,
sur une béance, insupportable pour les êtres humains. C e qu' il
n'y a pas, tu l' entends. Tu entends quelque chose là ou il n'y
a rien. La musique des mots, la mélodie de l' amour, n' est
orchestrée nulle parto Mais cette vérité est inaudible pour elle.
La figuration de cet étrange spectacle cêde alors la place à un
moment de magie noire ou la foudre tombe sur la scene. La
salle est secouée par un séisme comme si les deux sorciers, à
travers leurs formules magiques, avaient provoqué un trem-
blement de terre. Pfft! Les deux hommes disparaissent. La
scene est vide. Plus rien.
Cette révélation terrifiante saisit Betty de tremblements

161
LES AMOUREUSES

parcourant tout son COrpS.L'effroi que Diane éprouve devrait


la réveiller encore une fois, mais le rêve peut se poursuivre
grâce à la mise à distance de la vision cauchemardesque pré-
sentée comme un spectacle extérieur à elle. Les deux femmes
dans le rêve restent unies face à cette cérémonie macabre et
leur union leur permet de continuer à regarder et à écouter.
Diane ne peut donc entendre ce message -« no hay banda,
no hay orchestra» - sans s' imaginer en même temps dans
les bras de Rita. Au moment même ou le rêve lui révele ce
qu'il n'y a pas entre deux êtres, elle voit Ies deux femmes
fusionner dans Ie désarroi. Elle refuse d'entendre, en ima-
ginant que cette mélodie de I' amour continuerait de se jouer
entre elles deux, opposant ainsi un démenti imaginaire au
message qui s'articule en elle.
Finalement, ce que la rêveuse entend dans son rêve porte
sur ce qu'elle n'a pas pu entendre dans savie. Et c'est pour
cela que son inconscient Iui parle avec autant de cérémonie,
teI un oracle qui lui révélerait soudain une vérité terrible,
une vérité du même ordre que celle découverte par CEdipeà
la fin de sa vie. Diane découvre à travers son rêve que là ou
elle croyait qu'il y avait quelque chose, iI n'y a rien. C'est Ie
néant, il y ajuste un vide. Pfft! Tout a disparu, com me par
enchantement, ou désenchantement. Voilà la réponse finale
du rêve de Diane à sa question sur I' amour: son inconscient
Iui répond qu'iI n'y a pas d'orchestration.
Tu entends quelque chose, çà et là, des mots d' amour, des
voix qui se répondent, comme un instrument qui jouerait une
partition et qui pourrait s' accorder avec un autre, mais ce
que tu entends, cette harmonie, ne renvoie à aucune partition.
La partition de l' amour n' existe pas et c' est pour cela que tu
ne l' as pas trouvée. Tu as cru à cet amour fusionnel avec une
autre femme comme si tu avais découvert une langue étrangere
dans laquelle enfin il y aurait une partition de l' amour, dans
laquelle enfin il y aurait des mots faits pour s' embofter les

162
DIANE

uns dans Lesautres. Tu as cru à cette rencontre inoure comme


si par miracLe tu aLLais découvrir à travers cette femme ta
propre identité.
Mais iLn' y a pas d' orchestration dans L'amoU!: De même
que, entre un homme et une femme, iL n' y a pas d' interprete
capabLe de résoudre LemaLentendu de Larencontre, de même
entre deuxfemmes, iL n'y a pas de miracLe amoureux. II n'y
avait rien d' écrit, ni entre eLLeet Les autres, ni entre eLLeet
toi: iL n'y avait pas de mystere à découvrir. CamiLLa a joué
sa partition et par hasard eLLea été entendue par Bob, par
hasard eLLea été entendue par Adam. Mais eLLene détenait
pas Le secret de L'amour, et ton amour pour CamiLLa,fondé
sur ton désir de Lui arracher son secret, étail une iLLusion.
Ou centre de la scene s'avance une chanteuse, Rebekah Del
Rio; elle interprete a capeLLa, sans orchestre ni instrument, un
chant mélancolique: «LLorando por tu amor. » Betty et Rita
pleurent en écoutant ce chant tragique. Diane, l'amoureuse,
parvient encore à les réunir dans les larmes. Apres la ren-
contre sensuelle, c' est une rencontre autour de la souffrance
qui permet de ne pas entendre ce même message effrayant.
Son rêve accomplit son désir qu 'elles pleurent ensemble pour
la fin tragique de Diane Selwyn, la femme qui s'est trompée
de rôle, trompée de partition, parce qu'elle attendait qu'on
lui dise enfin quelle partition elle devait jouer pour rencontrer
l'amour, et que personne ne le lui a jamais dit.
Le cauchemar de Diane, devenu le cauchemar de Rita puis
le spectacle inquiétant du Club Silencio, devient maintenant
le drame de cette chanteuse. Rebekah Del Rio tombe sur la
scene, comme si elle avait trop chanté, comme si sa voix
l'avait emportée ailleurs, et son corps inanimé est ramas sé
par les deux sorciers indifférents à cet effondrement. La chan-
teuse était destinée à disparaitre de la scene, mais la voix
continue de chanter seule. Cette vision étrange d'une femme
séparée de sa voix et emportée com me un corps vide vient

163
LES AMOUREUSES

encore révéler à Diane la destination du voyage: Tu pleures


pour ton amour perdu mais ton rêve te dit que tu as disparu
de la scene. Comme cette femme qui s' est laissée tomber en
chantant sa mélancolie, tu as laissé tomber ta voix à toi, tu
as abandonné ta propre féminité en partant à la recherche
de la féminité d' une autre, en voulant arracher à l' autre son
secret, ce secret qui lui permettait d' être celle que tu aurais
voulu être.
Le rêve de Diane opere une demiere tentative pour lutter
contre le néant. Pendant ce chant mélancolique, Betty cherche
un mouchoir pour sécher ses larmes et, en glissant sa main
dans son sac, elle trouve autre chose. li faut qu' elle trouve
ce qui pourra la consoler de cette affreuse découverte qu' elle
vient de faire, il faut qu'elle trouve encore quelque chose
qui viendrait contredire le message du rêve pour ne pas être
réveillée par I' angoisse. Elle veut y croire jusqu' au bout à ce
miracle entre deux femmes qui permettrait de trouver enfin ce
qui manque partout ailleurs. Betty sort de son sac une boite
bleue, apparue comme par magie pendant le spectacle. Et cette
curieuse boite bleue a la même couleur que la clé que Rita
a retrouvée dans son sac à main apres l'accident de voiture,
alors qu'elle venait de se réfugier chez Betty.
Rebroussant chemin, le rêve reconduit donc la rêveuse au
point initial, au début de I'histoire, au moment ou elle a ren-
contré Rita pour la premiere fois, Rita qui n'avait pour seuls
indices de son passé oublié que cette clé bleue énigmatique
et quelques liasses de dollars dans son sac à main. Le rêve, en
un demier effort pour entendre quelque chose par-dessus le
silence, a trouvé un nouvel objet: une boite bleue, ne venant
de nulle part, n'appartenant à personne, fermée à clé comme
pour taire un mystere. La rêveuse refuse qu' il n' y ait pas: il
doit bien y avoir un secretoCe n' est pas un concours, d' accord.
Il n' y a pas d' orchestre, d' accord. Mais qu' est-ce qui se joue
entre deux êtres lorsque surgit l' amour? Cette bofte doit

164
DIANE

bien contenir quelque chose. Et c' est l' aLttrefemme qui a la


c/é. Diane veut croire jusqu 'au bout à ce mythe. Rita dans le
rêve est celle qui détient la clé permettant à Betty d' ouvrir
la boite de Pandore, d'accéder au secret des amoureuses de
Mulholland Drive.
Au-dessus de la scene, un personnage féminin aux levres
bleutées coiffée comme la reine d'un royaume mystérieux
prononce le dernier mot du spectacle: «Silencio.» Encore!
Diane ne veut pas entendre ce silence, elle ne veut pas voir
cette scene vide.
Comme elles sont revenues de chez Diane Selwyn morte,
Betty et Rita reviennent ensemble du Club Silencio, ce pays
du silence qui les a effrayées toutes les deux, et se retrouvent
de nouveau dans la villa. Comme elles ont réussi à oublier
ce qu'elles ont vu, elles vont maintenant essayer d 'oublier ce
qu'elles ont entendu. Mais l'effort du rêve pour reconstruire
un lien entre elles touche à sa fino Le maintien d'une commu-
nauté entre les deux femmes, d'une proximité de leurs corps,
d'une fusion amoureuse, exige de voiler encore une fois ce
qui a surgi maintenant de façon irréversible. À l'instant ou
Rita retrouve la clé, Betty sort de la chambre. Rita est seule,
sans Betty, comme au début du rêve: «Betty! Betty!» Aucune
réponse. ElIe regarde la boite bleue et la clé. Tant pis! ElIe
n' attendra pas son retour pour I' ouvrir.
Diane qui voudrait continuer de fuir ce qu' ellea découvert
appelIe Betty à travers la voix de Rita, pour continuer à exister,
au moins en rêve, pour ne pas redevenir Diane Selwyn. Betty
a disparu. Pfft ! comme par magie noire. Mais Diane continue
son rêve sans Betty parce qu' elIe veut savoir ce que la clé
ouvre pour oublier ce qu'elIe a pourtant découvert. Elle veut
savoir ce qu'elIe a raté ... Rita introduit lentement la clé dans la
serrure de la boite: c'est bien la bonne clé. C' est incroyable!
Un hasard absolu et pourtant une coiiu:idence palfaite! Elles
semblent faites l' une pour l' autre ... Rita sou leve le couvercle

165
LES AMOUREUSES

pour voir ce qui se cache à l'intérieur, avance son visage et


regarde. Rien ... Dn souffte, un trou noir, aspirant la rêveuse
dans le néant.
Le rêve est arrivé au bout de ce qu'il pouvait déployer
pour maintenir Diane dans le sommeil. Son inconscient lui a
répondu: Regarde ce qui se cachait dans la borte: le néant,
un trou noir qui t' a aspirée et dans lequel tu as disparu. Cette
petite dé bleue déposée sur la table basse du salon de Diane
Selwyn, signant la disparition de Camilla, cause de tout le
rêve, voilà ce qu 'elle ouvre: certe c/é qui a été un code secret
entre toi et le tueur à gages t' a ouvert la porte du néant. Tu
peux te réveiller maintenant et rejoindre le cauchemar qu' est
devenue ta vie.
«Time to wake up, pretty girl!» C'est la demiere voix du
rêve, celle d'un cow-boy au visage blafard resurgi comme
un mort-vivant des westems hollywoodiens. This is the girl!
C'est elle qu 'il vient chercher, pour son demier rôle sans
parole: Rejoins-moi maintenant au pays de ceux qui sont
morts à Hollywood.
Diane revoit son corps putréfié juste avant de se réveiller,
cette image de I'irreprésentable qu' elle avait essayé de recouvrir
par la beauté du corps vivant de Rita dans son rêve. Mais le
voyage au bout de la féminité s'achêve. Diane s'est trompée
sur tout: elle s'est trompée sur l'amour, elle s'est trompée
sur Camilla et elle s'est trompée sur elle-même. Son rêve
lui dit à la fin, à travers ce «silencio», que si l' amour n' est
ni un concours, ni une orchestration, c'est qu'il n'y a pas de
science de l'amour et donc pas de secret: personne ne peut
dire ce que c'est. Ce mot a une signification différente, dans
chaque langue, pour chaque sexe, pour chaque être humain.
L'amour, c'est quelque chose qui surgit et qui n'est pas ce
qu'on croyait que c'était.lt is not, no hay, il n'y a pas.
Mais qu'est-ce qu'il n'y a pas exactement? Qu'est-ce qui
manque? Qu'est-ce qui rate à chaque fois? C'est le rapport,

166
DIANE

le lien, ce qui pourrait conjurer la béance qui sépare les êtres


humains les uns des autres: « li n 'y a pas de rapport sexuel
chez l' être parlant '.» Et c' est d' abord là, en ce lieu ou it
is not, ou no hay, ou quelque chose manque, que I'amour
surgit. Et c'est ce que Diane a raté. Elle a couru apres celle
qui pourrait lui donner ce qu 'elle n 'a pas trouvé. Mais son
rêve lui dit que ce qu'elle n'a pas trouvé, personne ne l'a. Par
hasard, quelquefois, on entend quelque chose, et on essaie
de répondre sans jamais savoir ce que I' on va trouver, parce
que le secret de I'amour n'existe pas. C'est le dernier mot du
rêve, le mot silence ... chut ... plus un mot ... rien. Au terme
du voyage, le rêve n' a plus rien à dire parce que ce que Diane
cherche est introuvable. II n'y a rien d'écrit, rien d'orchestré,
il y ajuste un vide, et un silence infini et effrayant.
Et nous sommes tous à la recherche de ce qui permet d'y
échapper. Chaque être parlant est confronté à cette absence de
rapport sexuel à travers l'effort qu'il déploie pour le conjurer.
Personne ne peut affronter cette liberté « identique à la non-
existence du rapport sexuel2 », parce que parler, c' est justement
aspirer à reIier ce qui n' a pas de Iien, tenter de faire entendre
un rapport, une rime, une petite musique là ou nous rencon-
trons 1'insoutenable évanescence de notre être, là ou manque
ce qui pourrait nous dévoiler le creur de notre identité.

I. Jacques Lacan, Le Sémillaire, Livre XVIII: D' UIldiscours qui Ile seraif
pas du semhlant, texte établi par Jacques-Alain Miller, Seuil, 2006, p. 65.
2. Ihid., p. 74.
IV

Dn voyage au creur de 1'incompréhensible

L'amour comme rencontre


avec I'incompréhensible

David Lynch, tout au long de ce voyage, nous a plongés au


creur de l'incompréhensible. Apres cette séance de cinéma,
sans le savoir, nous nous retrouvons dans la même position
que l'héro"ine dans son propre rêve. Nous menons l'enquête
sur le sens de I'histoire. Comme Betty, comme Diane, nous
aussi nous voulons comprendre. Que nous reste-t-il de ce film
la premiere fois que nous le découvrons? D'un côté, il nous
reste une histoire d'amour entre deux femmes, des castings,
des regards, des baisers échangés au cours d'une scene éro-
tique inoubliable. Et, d'un autre côté, il nous reste l'image
de l'horreur, comme le corps de Diane Selwyn putréfié,le
visage creusé par la vermine. Nous avons vu un spectacle
aussi étrange que celui auquel assistent Betty et Rita au Club
Silencio à la fin du rêve de Diane. Ce spectacle a opéré un
rapprochement surprenant entre l'érotisme, la beauté, le rêve,
d'un côté, et l'angoisse, l'horreur, la mort, de l'autre.
Entre rêve et cauchemar, nous aussi, nous ne comprenons
pas le choc que nous avons reçu. L'effet du film de David
Lynch nous confronte à un incompréhensible qui s'est comme

169
LES AMOUREUSES

inscrit dans notre corps. Le sentiment qui nous accompagne


dans I' apres-coup est que nous avons manqué quelque chose.
Le film a ouvert une piste, sans que nous comprenions ou elle
menait. Quelle était la destination de ce voyage ? Ou conduit
finalement la route de Mulholland Drive?
Le sens nous a échappé sans que nous décrochions pour
autant de I'histoire, comme si David Lynch était parvenu à
nous donner envie de continuer le voyage, sans pour autant
nous éclairer sur Ie spectacle qui nous médusait. Ce voyage
au creur de I'incompréhensible nous a fait de l'effet. Lors
de cette fusion amoureuse entre Betty et Rita, nous avons
éprouvé un trouble qui nous a saisis comme si, pour nous
aussi, c'était la premiere fois.

«Have you ever seen that hefore ? »


«I don't know, have you ? »
«With you, I want to see it... »

David Lynch est parvenu à nous ensorceler, comme Ies deux


créatures de l'inconscient de Diane se trouvent hypnotisées
au Club Silencio. 11nous a adressé un message que nous ne
parvenons pas à déchiffrer mais qui nous a rendus prisonniers
de quelque chose d'indicible. Nous avons été pétrifiés, et en
même temps réveillés. Lorsqu'iI nous a subitement éjectés
en dehors du rêve de Diane, Lynch nous a arrachés à notre
propre rêverie suscitée par la rencontre amoureuse entre ces
deux femmes. L' achevement soudain de la premiere partie du
film nous a obligés à nous séparer violemment d'un monde
étrange qui commençait à nous devenir familier.
- What are you doing David? We don't stop here! nous
étions juste sur le point de découvrir ce qu' il y a dans la bOlte
bleue ... enfin nous allions savoir qui est Rita! ... qui est Diane
Selwyn! comprendre le sens de ce spectacle ... Mais pfft!
disparues plus de Betty, plus de Rita ...

170
DIANE

Mais alors cette scene entre elles, c' estfini? Ne les verra-
t-on plus jamais ensemble, chuchoter dans la nuit: «Have
you ever done tha! before »... ?
- Non, c' estfini. Betty et Rita n' ontjamais existé. Et main-
tenant Diane s' est réveillée. Vous ne les reverrez doncjamais.
À moins que vous ne revoyiez le film dans l' autre senso Retour
en arriere, la premiere partie à partir de la seconde, puisque
tout est enregistré, puisque tout a déjà eu lieu. Et là, peut-être
que vous vous interrogerez et vous saisirez pourquoi le rêve
de Diane Selwyn est devenu votre rêve à vouS.
Si le rêve de Diane Selwyn devient notre rêve, c'est parce
que David Lynch montre un rêve qui incame la fonction même
de tout rêve, et, au-delà, la recherche de tout sujet amoureux,
lorsqu'il parle et rêve. Car <de rêve n'est pas un chaos de
sons discordants issus d'un instrument frappé au hasard 1 »,
il fait au contraire surgir une harmonie sécrétée par ses asso-
ciations étranges et finit par délivrer un senso Il y a dans ce
rêve de I'héro"ine à la fois une harmonie et un désaccord,
quelque chose qui prend chair et délivre un sens et quelque
chose qui reste insensé, renvoyant à l'essence même du rêve.
Et cette disjonction s'articule à travers des scenes qui nous
disent que la rêveuse cherche un accord impossible, qu'elle
cherche une orchestration que personne ne trouve. Le rêve est
l'effet de notre «immersion dans le langage» qui «est trau-
matique» car le langage «comporte en son centre un non-
rapport. Le but visé, la retrouvaille avec le partenaire perdu
n'aura pas lieu»2.
Tout rêve est une tentative de dire et d'écrire quelque chose
sur I'amour pour surmonter ce traumatisme du non-rapport, de
l'équation introuvable, de l'absence de tout déterminisme en

I. Sigmund Freud, L'[nterprétotioll des rêves, op. cit., p. 113.


, 2. Éric Laurent, Lost in Cognition. Psychollo/yse et sciences cogllitives,
Editions Cécile Defaut, 2008, p. 104.

171
LES AMOUREUSES

ce qui conceme le lien à l'autre sexe. La quête de sens que le


rêve de Diane Selwyn opere est animée par cette tentative de
retrouver l'objet d'amour perdu, ici l'objet d'amour devenu
objet de sa haine et de sa vengeance. Or, le désir de fusionner
avec Camilla peut être lu comme un désir de relier ce qui
restera à jamais séparé. Au-delà du désir de retrouver celle
qu'elle aimait, Diane est en proie au désir de faire exister un
rapport sexuel parfaitement raccord, ou chaque image pren-
drait la suite de la précédente, comme au cinéma, com me
par magie.
David Lynch touche ainsi du doigt ce rapport étrange entre
I'amour et I'impossibilité de sa visée. Car si «l'amour existe
lorsque le désir est si grand qu' il dépasse les limites de l' amour
naturell », c'est aussi que le sujet amoureux ne trouve pas dans
la nature - ni dans les genes, ni dans la mécanique organique,
ni dans les connexions neuronales -le programme qu'il doit
suivre pour réussir à instaurer ce lien fragile. Et c'est même
parce que ce programme manque que I' amour est possible.
L'amour est justement ce qui peut naitre entre deux êtres,
sans faire partie d'aucun programme. L'amour est toujours
hors programme.
Ce hors-programme est alors le lieu même qui pennet de
rêver qu' il pourrait exister des vraies rencontres, des ren-
contres miraculeuses ou deux ne font plus qu'un. Les images
du rêve de Diane qui rendent compte de ce mythe de la ren-
contre absolue sont celles qui tentent de se passer du langage,
comme si les mots étaient toujours un obstacle à I'entente par-
faite, comme si le probleme du mot «amour», c'est en effet
qu' il était intraduisible d 'un être à I' autre. Alors, les ren-
contres sans obstacle ont lieu au-delà ou en deçà du langage,
dans une musicalité ou dans un silence qui pennet aux êtres

1. D'apres Guido Cavalcanti, troubadour du XII" siecle, cité par Denis


de Rougemont in L' Amour et /' Occident, op. cit.,p. 185.

172
DIANE

de ne plus être séparés les uns des autres par les malentendus
du discours. Les scenes ou les mots n'ont plus besoin d'être
entendus, ou l'on peut lire ce qui se dit sur les lêvres comme
s'il s'agissait d'une confidence secrete, nous introduisent à
cette rencontre qui ne raterait pas.
Ce rêve de la rencontre miraculeuse se poursuit en tentant
d'écrire des mots, de les donner à lire au creur des images,
comme si l'écriture était elle aussi un passage secret vers ce
qui peut relier les êtres au-delà des mots. Ces formules du
rêve apparaissent comme les hiéroglyphes d'un parchemin
exprimant dans une langue inconnue le secret de l'amour:
«Welcome to Los Angeles », «Mulholland Drive », «Camilla
Rhodes », «EI Club Silencio » ... Ces lettres apparaissent
dans le rêve comme des formules magiques dont le sens
ne cesserait de rester inaccessible. «Mulholland Drive» est
un nom qu'on lit sur un panneau sans comprendre ce qu'il
indique. Est-ce un point d'arrivée, un point de départ? Nous
lisons les lettres mais elles nous confrontent nous aussi au
non-sens, à l'absence de destination. «Camilla Rhodes »,
pourquoi elle? «This is lhe girl. » Mais qui est-elle? «EI
Club Silencio », que s'est-il passé là-bas, quel est le sens de ce
spectacle?
Au lieu de nous éc1airer, ces écritures nous plongent
davantage dans I' obscurité. Chaque mot nous introduit à
une énigme de plus, com me si nous ne parvenions pas à
saisir ce qu' il y a derriere ces lettres. Le signifiant -maltre, à
partir duquel se déploieraient tous les autres, comme en un
effort infini d'en extirper toute la teneur, c'est celui que per-
sonne ne prononce jamais, celui que chacun peut lire des que
Betty débarque à L.A. Chut. .. Silencio ... il se tient là der-
riere toutes les paroles, derriere tous les autres signifiants,
Camilla Rhodes, Mulholland Drive ... Abracadabra! C'est
HOLLYWOOD: forêt maudite ou enchantée, forêt des images
et du langage dans leque I le sujet peut aussi bien se perdre

173
LES AMOUREUSES

que parvenir à faire des rencontres inou'ies qui lui donnent


acces à sa propre existence.
Tout se passe comme si ces lettres blanches sur la colline,
HOLLYWOOO, tentaient de se traduire pour faire sens et que
chaque traduction échouait en quelque sorte à nous dire ce
que signifie HOLLYWOOD. Hollywood est là quelque part,
entre ces lettres, mais ou? Diane a rêvé de ce lieu magique
ou se cacherait Hollywood, maitre mot de toute sa destinée
tragique: entre Betty et Rita, entre leurs corps, quelque chose
que nous n'avons jamais vu ailleurs s'est produit comme si
HOLLYWOOO était ce miracle entre elles, ce miracle entre
ces deu x «I », qu'elle a retrouvés comme par magie dans le
prénom de «Camilla », et ou elle est parvenue à se faufiler
au plus profond de son rêve.
C'est le destin du sujet lui-même de toujours surgir au lieu
du manque et de ne pouvoir s'éprouver qu'à travers ces ren-
contres manquées. L'être de Oiane palpitait là, entre ces deux
«I» de Hollywood, entre l'une et I'autre, le jour ou I'autre lui
a dérobé ce talisman qui lui aurait enfin donné acces à son
rêve, au rêve d'être, à Hollywood, pour toujours.
À travers le rêve de Diane Selwyn, David Lynch, entre
Freud et Lacan, nous emmene sur la route qui va du non-sens
au sens inconscient, la route de l' amour lui-même, puis,
rebroussant chemin, il nous emmene sur la route qui va du sens
au non-sens, nous dévoilant l'impossibilité de trouver le secret
de l'amour. Oiane a poursuivi son voyage toute seule,« n'en-
tendam pas qu'il n'y avait plus de musique I ». L'orchestre a
cessé de jouer, la salle s' est vidée, Oiane continue d' entendre
quelque chose, sa voix se joignant à celle de Camilla, pour
se fondre en elle.

1. Marguerite Duras, Le Ravissement de Lol V.Stein. op. cit., p. 21.


Le cinéma, une c1épour découvrir
le secret de I'amour

Nous avons cru au cinéma, comme Diane a cru que l'amour,


c'était comme au cinéma: «Like you've known each otherfor
ever.» Parce que nous entendons quelque chose même s'il n'y
a pas d' orchestre. Comme Diane, comme tout être humain
perdu dans la forêt du langage, nous essayons de symboliser
«Ie rapport sexuel ». Et c'est parce que nous nous heurtons à
I'impossibilité d'y parvenir que nous parlons. Ce que nous ne
parvenons pas à inserire dans la réalité, ce lien naturel entre
deux êtres dont nous rêvons comme d 'un programme écrit à
I' avance, nous voudrions I' entendre. Et parfois, nous entendons
des mots qui s' assemblent les uns à la suite des autres, nous
entendons comme une musique, et I'amour surgit.
Mulholland Drive nous fait vivre I'expérience de I'amour,
alors même que nous ne rencontrons que des images. Car
David Lynch nous prend par la main, comme si nous nous
connaissions depuis toujours, et nous fait découvrir nos côtés
secrets à travers les tourments de Diane Selwyn, nous fait
éprouver I' angoisse à laquelle nous confronte I' incompré-
hensible à travers le questionnement de son héro'ine, nous
initie à l'énigme de la féminité qui se cacherait derriere des
lettres mystérieuses dont nous désirons percer le sens, nous
fait entendre ce que nous n'avons jamais entendu ...
Lynch nous a conduits au creur de notre propre désir, en
nous laissant nous perdre dans ce labyrinthe que dessinent
les indices semés par le langage, en nous laissant chercher le

175
LES AMOUREUSES

passage secret qui nous délivrerait enfin de I'incompréhensible


de I' amour et de la féminité. Il est ainsi parvenu, non seulement
à atteindre la racine mystérieuse de tout rêve, la quête de sens
suscitée par tout ce qui échappe au sens, mais aussi la racine
mystérieuse de ce pouvoir hypnotisant du cinéma lorsqu'il
nous introduit à notre propre identité. Comme Diane Selwyn,
nous avons été fascinés par les images d'un film qui semblait
détenir le secret du désir amoureux. C'est notre propre aveu-
gIement que David Lynch nous a fait entrevoir en nous ensor-
celant avec ces deux créatures hol1ywoodiennes. Nous aussi,
nous avons cru que nous al1ions percer le mystere de I'ex-
périence amoureuse, nous aussi, nous nous sommes Iaissé
prendre la main le long de ce sentier obscuro Le cinéma est
devenu, à travers Mulholland Drive, un passage secret nous
conduisant au creur même de I'énigme de I'amour.
Lynch est parvenu à mettre en images la fonction même du
cinéma, par le biais de cette fascination éprouvée par Diane
Selwyn pour le cinéma. Cel1e qui regarde le making of des
stars, cel1e qui observe les scenes se toumer sans el1e, cel1e
qui reste muette devant le baiser échangé entre Camilla et
Adam, qui est-ce? C'est el1e, mais c'est aussi nous: c'est cel1e
ou celui, qui, dans la sal1e, regarde le film de David Lynch,
envouté par ce spectac1e insensé.
Les Iumieres s' éteignent: «And ... Action! » Les yeux
grands ouverts, je regarde. Et « le regard est cet envers de la
conscience I» qui me conduit mystérieusement vers I'objet
de mon désir. Je regarde un homme et une femme s'échanger
un baiser, deux femmes se rencontrer. Je suis ce regard qui
veut saisir le mystere du désir et de I'amour. Le mouvement
des images me donne acces au mouvement même de mon
âme désirant ce qui lui manque.

1. Jacques Lacan, Le Séminaire, Livre XI: Les Quatre Concepts jonda-


mentaux de la psychanalyse, op. cit.• p. 97.

176
DIANE

Et puis le film s'arrête. The end. C'est la fino


Et me voilà brutalement éjecté(e) dans la réalité. Sortant de
la saBe de cinéma, de retour dans le monde quotidien, je me
souviens de quelque chose, des images désaccordées que je
vais chercher à orchestrer, parce que j'ai aimé ce film, et que
je veux savoir pourquoi je l'ai aimé sans comprendre. Mu/-
holland Drive nous révele que le cinéma vient répondre à une
quête dont chaque être humain est porteur, une quête de sens
sur l'amour, qui est aussi une quête de connaissance de soi.
Le cinéma est destiné à rester en nous comme un sou-
venir, et les images d'un film à se mêler aux images de notre
existence. 11nous reste à chacun des bribes de cinéma, des
images çà et là, qui font partie de notre histoire, com me un
premier baiser échangé en silence devant l'écran de notre
vie. Comme si les images faisaient trait d'union avec les
souvenirs de notre vie à nous et nous aidaient à harmoniser
ce qui ne s'harmonise pas dans la vie réelle. Peut-être que
cela n'a aucun rapport, que notre vie n'a aucun rapport avec
le tilm de notre vie, mais pourtant nous cherchons un lien,
nous cherchons la clé qui nous permettra de saisir le sens de
notre destino Nous espérons pouvoir enfin mettre chaque évé-
nement en rapport avec les autres pour que tout prenne sens,
tout s'ordonne comme dans un tilm qui nous donnerait à voir
ce que nous n'avions jamais vu de nous-même.
Le cinéma nous perrnet de relier ce qui n'a pas de lien, et il
nous aide à supporter 1'horreur de cette «absence de rapport
sexuel» qui est, selon Lacan, «le lot des êtres parlants». Diane
a cru que le cinéma détenait la clé qui pouvait nous intro-
duire aux pays des merveilles, celui dans lequel il n'y aurait
plus de ratage, plus de rendez-vous manqué avec soi-même,
avec son destino Diane a cru que le cinéma lui donnerait la
clé du mystere de la féminité. Et nous avons cru avec Diane
au pouvoir du cinéma. Parce que des que l'on parle, on rêve,
et que le film de Lynch devient notre rêve. On ne peut rêver

177
LES AMOUREUSES

que de ce qui nous manque, et c' est pour cela que nous avons
besoin du cinéma, pour rêver les yeux ouverts à ce qui fait
défaut dans la réalité, pour entendre cette partition de I'amour
dont personne ne sait écrire les notes.
La magie noire du cinéma peut nous faire croire que les
instruments jouent ensemble, que les voix se répondent et
s'entremêlent comme des notes de musique qui nous feraient
entendre une mélodie, mais c'est une illusion. Quelle que soit
la langue que tu parles, il n'y a pas d'harmonie entre les voix:
«No hay orchestra!»
Et pourtant? attends chut. .. silencio ... écoute ... Tu
entends quelque chose oui, là il y a une clarinette ... là il Y
a un trombone ... mais chaque instrument joue tout seuL ..
Attends, écoute encore là ... quelque chose se joue ...
c'est comme une mélodie comme au cinéma ... on voit et
on entend quelque chose on a l'impression qu'il y a un
orchestre ... comme lorsque plusieurs instruments jouent le
même morceau ...
Comme lorsqu' un homme et une femme dansent ensemble .
Comme lorsque deux êtres se parlent avant de s' embrasser .
Comme lorsque deux voix se répondent. ..
Com me lorsque David Lynch nous prend par la main ...
Là, il se produit quelque chose ... c 'est fugitif ... cela peut
disparai'tre comme par magie ... alors ...
Chut. .. silencio.
ÉPILOGUE

L' odyssée des amoureuses

Cendrillon, ce soir-Ià, n'a pas entendu les douze coups de


minuit, parce qu 'elle a entendu autre chose: la voix de son
prince, Viens, suis-moi. Et elle a cru qu' il y avait quelque
chose, une musique sur laquelle elle allait pouvoir continuer
à danser. Mais finalement, elle s'est retrouvée seule, dans le
silence du petit matin. Ses deux souliers étaient là, à côté d'elle
sur la pelouse. Personne ne s'est inquiété de savoir à qui ils
appartenaient. Sa belle robe blanche, un peu trop longue pour
elle, était maintenant toute froissée, aprês cette nuit dehors.
Cette premiêre nuit.
Les amoureuses du XXle siêc\e, comme Lux, comme Christa,
comme Diane, ne vivent pas dans un conte de fées. Elles nous
apprennent que les contes de fées n' existent pas, que les contes
de fées ne parlent que de ce qui n'existe pas: I'amour déjà
écrit. L'amour comme si on se connaissait depuis toujours,
I' amour comme au cinéma. Les amoureuses nous révêlent
que I'éros léger qui serait celui de notre époque, pouvant être
vécu sans laisser de traces, ni rien cOlher de plus que ce que
1'0n aurait décidé d'y investir, I'éros conçu comme un contrat
égalitaire, ou tout serait déposé sur le papier afin d 'éviter les
malentendus et de ne recueillir que du plaisir, cet éros n'est
qu'un rêve.
C'est encore le rêve d'un amour déjà écrit. C'est le rêve de
celles et ceux qui croient aux contes de fées. C'est le rêve de

179
LES AMOUREUSES

celles et ceux qui croient qu 'il peut y avoir un accord trans-


parent, donnant-donnant, entre deux êtres, entre un homme
et une femme, entre deu x femmes, ou entre deux hommes. Et
qu'il suffit de savoir ce que l'on veut et qui on est. Comme
ça, chacun est quitte, sans jamais prendre le risque qu'il ne
se passe autre chose que ce que 1'0n attendait. C'est peut-être
le rêve de ceux qui croient dans le progres, un progres qui
résoudrait enfin les discordances et permettrait de faire dis-
paraitre toute destinée tragique.
Le mythe du premier amour réinterprété par Sofia Coppola
à travers le personnage de Lux Lisbon nous arrache à ce rêve
de légereté. Lux ne sait pas ce qu'est l'amour mais elle a une
premiere expérience sexuelle avec un jeune homme. Et elle
découvre alors que ce n 'était pas de 1'amour et qu 'elle ne sait
plus qui elle est, maintenant qu'elle s'est leurrée sur ce qu'elle
était pour lui. Cendrillon n 'est jamais une jeune femme sans
histoire. Cendrillon a une mere, et lorsque le prince charmant
s'évapore au petit matin, Cendrillon retoume à la maison, sans
pouvoir maintenant échapper à celle qui ne veut pas qu'elle
devienne une femme.
Christa non plus ne croit pas aux contes de fées. Et c'est
parce qu'elle est amoureuse de Georg qu'elle sait ce qu'elle
doit faire pour sauver cet amour. L'homme qu'elle aime a
cru que peut-être la RDA, le socialisme démocratique, serait
un conte de fées. Peut-être que là, les hommes et les femmes
deviendraient tous égaux et ne souffriraient plus parce que le
Parti s' occuperait du banheur de tous en assurant la sécurité de
I'État. Christa, elle, sait ce que veut le Parti. Elle sait ce qu 'il
y a derriere le conte de fées du socialisme démocratique: une
volonté de «stériliser le milieu culturel ou la passion plonge
ses racines I ». Alors elle lui annonce, comme une prophétesse:
«Ne laísse pas le malheur entrer dans ta víe.» Mais Georg

I. Denis de Rougemont. L' Amou/' et I' Occident. op. cit .• p. 323.

180
ÉPILOGUE

Dreyman est idéaliste et ne voit pas le malheur entrer dans sa


vie pour lui voler celle qu' il a pourtant peur de perdre.
Le mythe d'une amoureuse piégée par le totalitarisme,
raconté par Florian Henckel von Donnersmarck, est aussi celui
d 'une femme qui réveille un autre homme de son sommeil
socialiste démocratique. Le lieutenant Gerd Wiesler s'était
construit comme «l' épée et le houclier du Parti ». Mais en
surveillant Christa, il pose l'épée et le bouclier. Cela n'était
pas écrit, mais c'est arrivé. II a découvert la voix d'une amou-
reuse et il a compris qu'il avait vécu dans un conte de fées, un
cauchemar totalitaire, mais qui était son utopie à lui : croire
que! 'État pouvait faire le bonheur des citoyens en surveillant
la vie des autres.
L'amour de Christa pour Georg libere Wiesler de ses
croyances dans le «systeme humaniste» de la RDA. Cet amour
lui ouvre les yeux et quelque chose en sort, pour la premiere
fois. Lui, le lieutenant qui sait faire avouer les traltres, entend
quelque chose qu'il n'avaitjamais entendu avant: des mots,
une sonate, une voix. Des larmes coulent alors sur ses joues,
des larmes qui le relient à son âme. Le jour ou Christa décide
de défendre son amour jusqu' au bout, le jour ou Christa prend
le risque de ne plus répondre aux demandes du ministre, ce
jour-Ià, Wiesler s'engage pour la liberté contre la sécurité de
I,État. Comme si cette amoureuse au pays du totalitarisme
avait fait naltre en lui un nouvel amour, l'amour de la liberté
comme une nouvelle éthique, dans la vie de cet homme qui
n'en avait aucune.
Enfin, la Belle au Bois dormant de Hollywood, Diane
Selwyn, elle aussi, nous a arrachés au conte de fées, ce conte de
fées qu' était son rêve. Elle a ouvert les yeux et elle a compris
ou son rêve d 'un amour complet I'avait conduite: à la vérité
de son histoire à elle. L'amoureuse de David Lynch a rêvé sur
ces lettres, commesur une formule magique: HOLLYWOOD.
Mais son rêve d'amoureuse, devenu notre rêve à nous, nous

181
LES AMOUREUSES

a ouvert les yeux. «Time to wake up, pretty girl!» Derriere


ces lettres blanches, il n 'y avait aucune formule magique. I1
n 'y avait que quelques sons, que tu as entendus. Là, une voix:
«And action!» Là, une autre: «You're driving me wild.»
Mais le secret de ce que tu étais, de ce que tu pouvais
devenir, personne d'autre que toi ne le détenait, parce que
personne ne détient le secret du langage de l'amour. Per-
sonne ne sait comment faire pour accrocher un regard et pour
entendre une déclaration. Cela arrive, ou n'arrive pas. Celle
qui détient le secret des amoureuses, c'est elle, la créature que
David Lynch fait porteuse du demier message du voyage sur
la route de Mulholland Drive. C'est elle, la reine aux levres
bleutées qui regnesur ce spectacle sans paroles. Et elle ne dit
qu'une chose à Diane, elle ne nous dit qu'une chose à nous
aussi: «Silencio.»
L'amoureuse du XXIe siecle découvre le royaume du silence
dans une civilisation ou I'on prétend tout expliquer, ou chaque
expérience se veut transparente et rationnelle. Là ou I'on rêvait
de «tout savoir», il existe un royaume ou rien n'est écrit. Et
c' est pour cela qu' il faut iriventer des paroles, faire résonner
des voix, essayer d'accorder des instruments qui jouent tout
seuls. Et alors, on entend quelque chose ... L'amoureuse du
XXIe siecle nous fait entendre ce qu'aucun conte de fées n'a
jamais écrit, ce qu' aucune formule ne peut expliquer.
Ces héro'ines mises en scene par le cinéma, Lux, la jeune
fille de la premiere fois manquée, Christa, la femme d'un
idéaliste derriere le Rideau de fer, et Diane, la jeune actrice
amoureuse du cinéma qui fabrique les mythes féminins sans
épargner celles qui veulent devenir des stars, ces héro'ines nous
racontent chacune que les êtres humains ne peuvent approcher
la région de I'amour sans risquer de découvrir ce qu' ils sont,
sans que quelque chose ne se déchire en eux qui réveille un
manque les initiant à un «désir d' Autre chose ». Elles nous
racontent que I'amour est un chemin vers la connaissance de

182
ÉPILOGUE

soi à partir de quelque chose de nous-même que I' on a perdu.


C'est leu r âme que Ies amoureuses recherchent en réveillant
celle des autres. Et cette recherche de l'objet perdu peut aussi
bien Ies condu ire à tomber à Ieur tour dans un abime verti-
gineux qu'à s'aventurer vers l'inconnu à la découverte d'un
monde nouveau. Le même manque d'être est à la fois cause
de perdition et cause de création. Comme des papillons de
nuit attirés par la Iumiere, Ies amoureuses, en toumant en rond
autour de ce qui Ies aveugle, peuvent tout aussi bien se brUler
les ailes que trouver la voie qui les eonduira eomme par magie
à s'envoler vers un autre monde. «Cette part perdue s'avere
done être le moteur de la répétition, le moteur aussi de I' amour
comme pont jeté vers I' Autre par la grâce du symbolique '.»
Car sans Ie désir inconscient de partir en quête de cette part
perdue, il n'y aurait pas de eheminement vers I' Autre.
Au cours de cette odyssée, sans port d'attache, on peut
s'égarer parce qu'on n'y voit rien, on peut se perdre parce
qu 'on a quitté quelque chose pour se rendre ailleurs sans savoir
par ou iI fallait passer, sans savoir comment se sauver pour
arriver à destination. Parce que Ia« grâce du symbolique» n'est
écrite nulle part, ni dans les contes, ni au cinéma, ni ailleurs.
Elle surgit d'une improvisation sans partition et permet à deux
êtres d'avancer I'un vers l'autre sans savoir dans quelle Iangue
iIs devront se parler pour pouvoir se répondre. La beauté de
I' expérience amoureuse réside dans « I' événement irrationneI
d'une déeision prise en dépit de tout, et qui fonde une nou-
velle existence, initiant un risque nouveau 2 ».
Les amoureuses, celles qui se sont perdues dans la répétition
eomme celles qui sont parvenues jusqu' au monde de I' Autre,
laissent une trace de Ieur odyssée, comme un passage secret

I. Pierre-Gilles Gueguen. «La part perdue ». in La Cause freudiennc.


nO 37, L' !nconscient homosexucl. octobre 1997, p. 70.
2. Denis de Rougemont, L'Amolll' et I'Occident. op. cit., p. 329.

183
LES AMOUREUSES

de l'autre côté du miroir du monde. Et cette trace creuse en


chacune, en chacun, un vide qu'aucune formule magique ne
peut remplir, un vide silencieux, qui ouvre la voie à la décou-
verte d'un nouveau monde.
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Jean-Paul Sartre, L' Être et le Néant. Essai d' ontologie phénoméno-
logique, Gallimard, «Te!», 1991.
Max Weber,Le Savant et lePolitique (trad.J. Freund), Plon,« 10/18 », 1959.
Max Weber, L' Éthique protestante et l' esprit du capitalisme (trad.
J.-P. Grossein), Gallimard, «Tel »,2004.
Fiches techniques des films

PREMIERE PARTIE: LUX

Virgin suicides (États-Unis, 1999)

Réal isation et scénario: Sofia Coppola, d' apres le roman de Jeffrey


Eugenides
Photo: Edward Lachman
Musique: Air
Producteurs: Francis Ford Coppola, Julie Costanzo, Dan Halsted
et Chris Hanley

Interpretes
- Lux Lisbon: Kirsten Dunst
- Trip Fontaine: Josh Hartnett
- Mrs Lisbon: Kathleen Tumer
- M. Lisbon : James Woods

Couleurs, 96 minutes
DEUXIEME PARTIE : CHRISTA

Das Leben der Anderen (Allemagne, 2006)


La Vie des autres (2007)

Réalisation et scénario: Florian Henckel von Donnersmarck


Photo: Hagen Bogdanski
Musique originale: Gabriel Yared, Stephane Moucha
Producteurs: Max Wiedemann, Quirin Berg

Interpretes:
- Christa Maria Sieland: Martina Gedeck
- Gerd Wiesler: Ulrich Mühe
- Georg Dreyman: Sebastian Koch
- Anton Grubitz: Ulrich Tukur
- Ministre Bruno Hempf: Thomas Thieme

Couleurs, 137 minutes

TROISIEME PARTIE: DIANE

Mulholland Drive (États-Unis, 2001)

Réalisation et scénario: David Lynch


Photo: Peter Deming
Musique: Angelo Badalamenti
Producteur: Alain Sarde
Interpretes:
- Betty /Diane Selwyn: Naomi Watts
- Rita/Camilla Rhodes: Laura Elena Harring
- Adam Kesher: Justin Theroux

Couleurs, 146 minutes

© 2001 STUDlOCANAL-ThePicture Factory


Remerciements

Je remercie EIsa Rosenberger, mon éditrice, qui a su laisser le


temps à ce projet de murir en moi pour ensuite m 'apporter une
lecture ires minutieuse et fine me poussant à alter toujours plus au
creur de ce voyage avec Ies amoureuses.

Je tiens également à évoquer un tres beau cours de psychanalyse


sur les amoureuses chez Freud et Lacan, d 'Esthela Solano, à la
section clinique du département de psychanalyse de l'université
de Paris VIII-Saint-Denis, en 2000-2001. Ce cours m'a transmis le
désir de poursuivre sur cette voie, à partir des amoureuses de notre
époque, teltes que le cinéma peut les faire vivre.

Je remercie aussi Christiane Alberti, membre du Comité scien-


tifique des XXXVlIe Journées de I'École de la cause freudienne
sur «Le rapport sexuel au XXle siecle», sous la direction d'Hervé
Castanet, pour ses remarques précieuses sur le statut du rêve de
Diane, à propos de mon intervention sur« Les amoureuses de Mul-
holland Drive », le II octobre 2008.

Enfin, je remercie Xavier Leguil qui a suivi l'élaboration de


mon travail et l'a astucieusement baptisé «Le making of des
amoureuses ».
Table

PROLOGUE: Le « making of» des amoureuses ............ 9

PREMIERE PARTlE: LUX

Une amoureuse et ses sreurs ooooo. . 21


I. La perte de la virginité o o .. o . o o ooo. . . . . . . 25
11. «Devine qui je suis» o. . . . . . . . . 31
111. «lei, vous êtes en sécurité» o. o oo. . . . . . . . 37
IV. Tu m'as étoufTée o o. . . 45
Sofia et Luxo oo oo o. . . . . . . 57

DEUXIEME PARTIE: CHRISTA

Une amoureuse sous surveillance o. . . 63


I. Un homme sans humanité ..... o o. o o. . . . 67
11. «Au théâtre?» ... o . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 73
111. «Probablement un accouplement» ooo. . 77
IV. «Reste un peu avec moi» o .. o . o oo oo. . 81
V. «Si tu ne choisis pas, tu n'es pas humain» .. 85
VI. Reste avec lui o. oo oo o. o. . . 89
VII. <de la tenais, la calme et pâle aimée» . o . o o. . 93
VIII. «Celui qui écoute cette musique peut-il être un
homme mauvais ? »0 o oo o o o 97
IX. «N'y a-t-il rien queje puisse faire pour me sauver?» 101
L'amour, une enclave de Iiberté au sein du
totalitarisme o ooo o o o' 109
TRülSIÉME PARTIE: DIANE

11était une fois Diane Selwyn . . . . . . . . . . . . . . . . . .. 115


1. Comment Diane est-elle tombée amoureuse de
Camilla? 121
lI. Comment Diane a-t-elle été éjectée de sa place
d'amoureuse? . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .. 129
111. Le rêve de Diane . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 137
IV. Un voyage au creur de l' incompréhensible . . . . . . . .. 169

ÉPILOGUE: L'odyssée des amoureuses. . . . . . . . . . . . . . . . .. 179

Bibliographie . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .. 185
Fiches techniques desfilms . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .. 187
Remerciements . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .. 189
RÉALlSATlON: PAO ÉDlTlONS DU SEUIL
lMPRESSION: CORLET NUMÉRIQUE. À CONDÉ-SUR-NOIREAU
DÉPÔT LÉGAL: AVRIL 2009. N°97618-4 (126197)
IMPRIMÉ EN FRANCE
our- être de son temps, I'amoureuse du XXJe siecle doit-

P elle 'en tenir à la recherche d'un éros léger, sans


entrave et sans conséquences? Lorsqu'elle n'y parvient
pas, doit-elle consentir à laisser sa passion aux mains de ceux
qui n'y voient qu'un dysfonctionnement neuro-cognitif? À
I'envers de ces visions réductrices de I'expélience amoureuse,
le cinéma nous en révele la valeur initiatique.
Avec Virgin SuiCides ( . Coppola), La Vie des autres (F.Henckel
von Donnersmarck) etMulholland Drive (O. Lynch), Clotilde
Leguil nous dévoile le making of des amoureuses. Au cours de
leur voyage, Lux, Christa et Diane, les héro'ines de ces films, se
perdent dans un monde étrange ou rien n'était écrit comme
elles s'y attendaient. Si I'une nous apprend que I'expérience çle
la «premiere fois. ratée peut confronter une jeune filie à une
angoisse indicible, I'autre nous révele en quel sens I'amour
peut devenir un lieu de résistance à la déshumanisation tota-
litaire, et la troisieme nous confronte à la signification demiere
de la recherche du secret de la féminité.
L'expérience amoureuse, à travers la destinée de ces trois
héro'ines de notre temps, se donne alors comme un passage
secret vers la connaissance de soi.

ClolilJe Leguil, psychanalyste, est membre de l'École de la


Cause freudienne, agrégée de philosophie et normalienne.
Elle a préfacé les nouvelles traductions de Freud aux
Éditions du Seuil (2010),a contribué à L 'Anti-Livre noir de la
psychanalyse sous la direction de Jacques-AJain Miller (Seuil,
2006), et est I'auteur de La Pensée éthique contemporaine (avec
Jacqueline Russ, • Que sais-je ? ., P F, 2008).Les Amoureuses
a reçu le prix CEdipe de libraires 2010.

www.seuil.com

couverture: © Chloé Poizat


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9 782020 976183 IS8 978.2.02.097618.3/lmprimé en France 04.09-4

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