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La diététique dans les Secrets des secrets français et

ses enjeux épistémologiques

Parmi les textes pseudépigraphes d’Aristote circulant au Moyen Âge, c’est


certainement le Secret des secrets qui remporta le plus grand succès1. Dans le
cadre fictif de cette œuvre de caractère encyclopédique2, qui prend la forme
d’une lettre qu’Aristote aurait adressée à son disciple Alexandre, les conseils
du philosophe s’articulent en trois grands volets : les vertus cardinales et le
comportement du roi idéal ; l’hygiène et la diététique du roi ; la physiogno-
monie et la manière de choisir ses fidèles. À ce canon viennent s’agréger des
passages sur les sciences occultes et alchimiques selon les versions. Le texte,
dont l’original arabe semble remonter au xe siècle3, est accessible en Occident
dès 1120 environ, sous la forme d’une traduction latine, sélective et abrégée,
exécutée par Jean de Séville. À en juger par le grand nombre de manuscrits
conservés4, c’est toutefois dans sa deuxième version, préparée par Philippe
de Tripoli aux alentours de 1230, que la popularité du Secretum secretorum est
portée à son comble. Nul doute qu’un travail de grande ampleur mériterait
de lui être consacré en ce qui concerne la tradition manuscrite et la prépara-
tion d’une édition moderne. Il convient, à ce sujet, de noter que ce texte a, en

1. Selon L. Thorndike (A History of Magic and Experimental Science, t. 2, During the First
Thirteen Centuries of Our Era, New York, 1923, p. 267), le Secret des secrets était « the most
popular book in the Middle Ages ».
2. Nous retenons cette désignation par souci de brièveté, et ce, malgré R. Forster, qui sou-
ligne que le Secret des secrets oscille entre encyclopédie et miroir du prince selon les versions
(« Enzyklopädie oder Fürstenspiegel ? Arabische, lateinische und deutsche Fassungen des
pseudo-aristotelischen Secretum Secretorum », dans Allgemeinwissen und Gesellschaft, Akten
des internationalen Kongresses über Wissenstransfer und enzyklopädische Ordnungssysteme, éd.
P. Michel, M. Herren et M. Rüesch, Winterthur, 2007, p. 257‑273).
3. M. A. Manzalaoui, « The Pseudo-Aristotelian Kitāb Sirr al-asrār : Facts and Problems »,
dans Oriens, 23‑24 (1974), p. 147‑257 ; M. Grignaschi, « L’origine et les métamorphoses du
Sirr-al-’asrâr », dans Archives d’histoire doctrinale et littéraire du Moyen Âge, 43 (1976), p. 9‑112.
4. Pour des relevés et différents essais de classification des manuscrits latins du Secretum secre-
torum, voir R. Förster, « Handschriften und Ausgaben des pseudo-aristotelischen Secretum
secretorum », dans Centralblatt für Bibliothekswesen, 6/1 (1889), p. 1‑22 ; G. F. Warner et
J. P. Gilson, Catalogue of Western Manuscripts in the Old Royal and King’s Collections, Londres,
1921 ; F. Wurms, Studien zu den deutschen und lateinischen Prosafassungen des pseudo-aristo-
telischen Secretum Secretorum, thèse de l’Université de Hamburg, 1970 et, plus récemment,
C. B. Schmitt et D. Knox, Pseudo-Aristoteles Latinus. A Guide to Latin Works Falsely Attributed
to Aristotle before 1500, Londres, 1985, p. 54‑76.

Trajectoires européennes du Secretum secretorum du Pseudo-Aristote (xiiie-xvie siècle)


éd. Catherine Gaullier-Bougassas, Margaret Bridges et Jean-Yves Tilliette
Turnhout, 2015, (Alexander Redivivus, AR. 6) pp. 107-136
© F H G DOI 10.1484/M.AR.5.103386
108 Yela Schauwecker

Occident, très rapidement fait l’objet d’un certain nombre de modifications,


que reprennent d’ailleurs quasiment tous les manuscrits transmis en langue
latine, y compris ceux utilisés par Roger Bacon dans l’édition glosée qu’il en
proposa vers 12755. On ne possède, à vrai dire, aucun manuscrit latin qui trans-
mette un état antérieur à ces « remaniements6 ». Jadis avancée par R. Steele
avant d’être reprise par d’autres7, l’idée d’une révision officielle a toutefois
été réfutée de manière convaincante par S. J. Williams8, qui estime que ces
modifications remontent à l’exemplaire arabe sur lequel a travaillé Philippe
de Tripoli9. Quelle que soit la relation des textes transmis avec la traduction
première de Philippe de Tripoli, c’est néanmoins à eux que nous nous rap-
porterons dans nos analyses, voire, plus précisément, à l’édition préparée et
annotée par Roger Bacon10.
Près d’un demi-siècle après que le Secretum fut traduit par Philippe, les
traductions latines sont suivies de traductions dans presque toutes les langues
européennes. Le Secretum secretorum fait ainsi partie des premières œuvres du
corpus aristotélicien à être mises en langue vernaculaire pour un public laïque11.
Dans sa thèse qui ne fut malheureusement jamais publiée, W. Hermenau s’est
jadis occupé des remaniements français du Secretum secretorum et de leur rap-
port avec le texte de Philippe de Tripoli12. J. Monfrin a, quant à lui, mené deux

5. S. J. Williams, The Secret of Secrets. The Scholarly Career of a Pseudo-Aristotelian Text in


the Latin Middle Ages, Ann Arbor, 2003, p. 181.
6. Pour les détails concernant ces modifications, voir S. J. Williams, ibidem, p. 142‑145.
Quant à l’absence de manuscrit latin antérieur à ces modifications, ibid., p. 163.
7. Notamment M.  A.  Manzalaoui et M.  Grignaschi dans leurs ouvrages sur le sujet, et
S. J. Williams, ibid., p. 147‑148.
8. S. J. Williams, ibid, p. 147‑166, et 188 : « [...] the expurgations hypothesis [is rendered]
totally indefensible. In a word, it’s a myth. »
9. S. J. Williams, ibid., p. 166‑181.
10. Secretum secretorum cum glossis et notulis, éd. R. Steele, Opera hactenus inedita Rogeri
Baconi, Oxford, 1920, t. 5.
11. Sur la diffusion du Secretum secretorum dans les langues vernaculaires, voir M. Grignaschi,
«  La diffusion du Secretum secretorum (Sirr-al-asrâr) dans l’Europe occidentale  », dans
Archives d’histoire doctrinale et littéraire du Moyen Âge, 47 (1980), p. 7‑70, et, plus récemment
S. J. Williams, « The Vernacular Tradition of the Pseudo-Aristotelian Secret of Secrets in the
Middle Ages : Translations, Manuscripts, Readers », dans Filosofia in volgare nel medioevo, éd.
N. Bray et L. Sturlese, Louvain-la-Neuve, 2003, p. 451‑482. Voir aussi G. Cecioni, « Il Secretum
secretorum attribuito a Aristotile e le sue redazioni volgari », dans Propugnatore, 2 (1889),
p. 102.
12. W. Hermenau, Eine Untersuchung und vier zum ersten Male herausgegebene Texte. I. Das
lateinische Secretum Secretorum. II.  Die französische Versbearbeitung des Pierre d’Abernun.
III.  Die Prosaversion  B.  IV.  Die Prosaversion  C, thèse de l’Université de Göttingen, 1922,
 La diététique dans les Secrets des secrets français 109

études à ce sujet : l’une entend déterminer l’influence exercée par le texte latin
et l’usage que les traducteurs français en ont fait13, tandis que l’autre cherche
à identifier les sources sur lesquelles s’est fondé Jofroi de Waterford pour sa
traduction-adaptation du Secretum secretorum14, exécutée aux alentours de
1300 en collaboration avec Servais Copale (ms. de Paris, BnF, fr. 1822). L’étude
de J. Monfrin se cantonne toutefois à la première partie de cette œuvre, c’est-
à-dire aux seuls chapitres traitant de l’enseignement moral.
Nous nous proposons d’étudier la section de diététique du Secretum secre-
torum telle qu’elle a été transmise dans les différentes traductions françaises,
afin d’y relever à la fois les passages sans intervention des traducteurs et ceux
qui ont été modifiés. Comme les différentes traductions sont, pour la plupart,
inédites et assez peu étudiées, il ne nous sera possible de livrer ici qu’une
première étude15. Cet examen permettra néanmoins de montrer que les tra-
ducteurs ont dû prendre toute une série de décisions oscillant souvent entre
deux pôles : celui du respect du modèle, d’une part, et celui de l’aspiration à
se conformer aux savoirs de leur époque, d’autre part. Nous verrons ainsi que
si certains, SecrSecrPr1 par exemple, ont opté pour une traduction qui soit la
plus fidèle possible, d’autres ont pris certaines libertés, ce qui est notamment
le cas de Jofroi de Waterford (SecrSecrPr2, vers 1300). Les interventions des
traducteurs vont de la correction simple et mineure jusqu’au remplacement
de passages jugés obsolètes par des connaissances alors nouvelles, en passant
par la restructuration de chapitres entiers : le caractère encyclopédique et la
structure relativement lâche du Secretum permettaient de procéder à de telles

dactylographiée et difficilement lisible. Voir, pour une sorte de résumé, son compte rendu
de l’édition du Secretum secretorum commentée par Roger Bacon publiée par R. Steele, dans
Zeitschrift für romanische Philologie, 45 (1925), p. 375‑382.
13. J. Monfrin, « La place du Secret des secrets dans la littérature française médiévale », dans
Pseudo-Aristotle, The Secret of Secrets. Sources and Influences, éd. W. F. Ryan et C. B. Schmitt,
Londres, 1982, p. 73‑113.
14. J.  Monfrin, «  Sur les sources du Secret des secrets de Jofroi de Waterford et Servais
Copale », dans Mélanges de linguistique romane et de philologie médiévale offerts à M. Maurice
Delbouille, éd. M. Tyssens, Gembloux, 1964, t. 2, p. 509‑530.
15. Nous renvoyons aux versions individuelles en recourant aux sigles qui leur sont attribués
par le Dictionnaire étymologique de l’ancien français, DEAF. Pour tout renseignement supplé-
mentaire, se rapporter à la bibliographie du DEAF, qui est consultable sur internet à l’adresse
suivante : http://www.deaf-page.de. L’ordre de présentation suivra celui des sigles attribués par
le DEAF. Dans le cas des versions inédites conservées dans plus d’un manuscrit, compte tenu de
l’état de la recherche, du cadre limité de la présente étude et de la complexité du sujet, le choix
d’un manuscrit s’est fondé sur des raisons pratiques plutôt que scientifiques : je dois admettre
que j’ai souvent dû me contenter tout simplement d’un manuscrit disponible et lisible.
110 Yela Schauwecker

modifications sans que le ton général de l’œuvre en fût changé ou altéré, et


ont constitué un facteur essentiel de son succès. Au final, la comparaison fait
ressortir clairement le caractère individuel des traductions, à tel point que
chacune justifierait une étude à part.
Il nous a ensuite paru intéressant de faire la lumière sur les motivations qui
ont présidé aux divers remaniements et d’en tirer éventuellement des conclu-
sions sur la stratégie et les principes suivis par les traducteurs. Une fois encore,
cependant, compte tenu du volume extrêmement important de matériel dont
nous disposons – sept versions complètes et plus de vingt sujets abordés dans
la seule section diététique – force est de constater qu’une telle analyse excé-
derait le cadre du présent article. Nous avons donc pris le parti de nous res-
treindre à l’analyse approfondie de deux passages paradigmatiques : la division
des saisons et le groupe des membres principaux.
Avant d’aller plus loin, nous n’oublierons pas de signaler l’importance de
l’édition que Roger Bacon, ce grand amateur16 du Secretum, avait préparée
vers 1275, et qui, du fait de son caractère facilement accessible et suffisamment
proche des versions françaises, peut aisément servir de point de référence. Nous
verrons, en outre, que d’autres écrits de ce grand érudit méritent également
d’être invoqués lorsqu’il s’agit d’élucider l’histoire du Secretum. Car si le texte
de son édition explicite assez peu les passages que nous étudions pour cette
contribution, ses œuvres spécialisées exposent des propos particulièrement
clairs. Sur ce point, c’est à Jofroi de Waterford que semble être revenue la pri-
meur de cet exercice, tout à la fois passionnant et périlleux17, qui consiste à inté-
grer discrètement la pensée baconienne à sa traduction. L’étude attentive des
écrits spécialisés de Roger Bacon, notamment de son Optique (Opus majus, V)
et de son Comput, livre, en effet, la clef de plusieurs interventions relevées dans
nombre de traductions et plus particulièrement dans la version de Jofroi de
Waterford (SecrSecrPr2). Le corpus faisant l’objet de notre étude se compose
de la totalité des versions complètes transmises en ancien français, sauf une18.

16. S. J. Williams, The Secrets of Secrets, op. cit., p. 180.


17. J. Hackett, « Roger Bacon. His Life, Career, and Works », dans Roger Bacon and the
Sciences, éd. J. Hackett, Leyde, 1997, p. 13‑17 et P. Sidelko, « The Condemnation of Roger
Bacon », Journal of Medieval History, 22 (1996), p. 69‑81.
18. L’analyse ne tiendra donc pas compte des versions suivantes : SecrSecrPr3, puisque c’est
une version assez libre et sélective ; SecrSecrPr7, puisqu’elle ne conserve que la section phy-
siognomonique, de même que SecrSecrPr10, qui ne transmet que certains chapitres isolés, sous
une forme christianisée. La seule version intégrale à ne pas être prise en considération ici est
SecrSecrPr5, conservée dans un seul et unique manuscrit auquel je n’ai pu accéder durant la
période d’élaboration du présent article.
 La diététique dans les Secrets des secrets français 111

Les versions considérées sont donc les suivantes :


– SecrSecrAbern, vers 1270 (après 1267), texte de Pierre d’Abernun,
conservé dans le ms. de Paris, BnF, fr.  25407 (anglo-normand, 4e quart
du xiiie siècle) ; publié par O. A. Beckerlegge, Le Secré de secrez by
Pierre d’Abernun of Fetcham, Oxford, 1944.
– SecrSecrPr1, xiiie siècle (?), traduction assez fidèle, inédite, transmise
dans son intégralité dans un seul manuscrit, celui de Paris, BnF, fr. 571,
la partie concernée est transcrite en dialecte anglo-normand (milieu
du xive siècle). En outre, le ms. de Londres, British Library, Royal
12 CXII, en dialecte anglo-normand, datant d’environ 1335, contient
seulement la physiognomonie.
– SecrSecrPr2, vers 1300, texte de Jofroi de Waterford, traduction assez
fidèle de certains passages, tandis que d’autres sont remaniés et aug-
mentés, voire substitués ; conservée dans le ms. de Paris, BnF, fr. 1822,
incomplète (traits anglo-normands et wallons, vers 1300). Une partie
de la perte du texte est restituée grâce au fragment de Londres, Society
of Antiquaries, 101 fly-leaf, qui permet de compléter le fol. 130 v du
manuscrit de la BnF. Le fragment présente, lui aussi, des traits anglo-
normands et wallons (1ère moitié du xive siècle). La section concernant
la diététique a été éditée par Y. Schauwecker : Die Diätetik nach dem
Secretum secretorum in der Version von Jofroi de Waterford, Teiledition
und lexikalische Untersuchung, Wurzbourg, 200719.
– SecrSecrPr4, anglo-normand, 1ère moitié du xive siècle (?), traduction
abrégée et christianisée, contenue dans le manuscrit de Londres, British
Library, Royal 20 B.V ; publiée par O. A. Beckerlegge, « An Abridged
Anglo-Norman Version of the Secretum secretorum », Medium Aevum,
13 (1944), p. 1‑17.
– SecrSecrPr6, vers 1400, version très répandue, transmise dans 25 manus-
crits environ (dite aussi, suivant W. Hermenau, version C), transcrite
et étudiée selon le manuscrit de Berlin, Staatsbibliothek, Hamilton 46
(xve siècle). Une transcription, préparée par D. Lorée, du texte du
manuscrit de Baltimore, Walters Art Museum, W 308, datant du xve
siècle20, est accessible sur internet21.

19. Pour la section sur la diététique nous citerons les lignes de notre édition, pour les autres
parties de l’œuvre les folios du ms. de Paris, BnF, fr. 1822.
20. Datation du DEAF : environ 1460.
21. http://www.sites.univ-rennes2.fr/celam/cetm/S2.htm#46. Voir aussi l’édition critique
de D. Lorée, à paraître à Paris chez Champion.
112 Yela Schauwecker

– SecrSecrPr8, xive siècle, transmise dans 3 manuscrits, inédite, transcrite


et étudiée selon le manuscrit de Montpellier, Bibliothèque de la faculté
de médecine, H 164, effectué à Metz (4e quart du xive siècle).
– SecrSecrPr9, xive siècle, version assez fidèle et complète, transmise
dans quatre manuscrits, inédite ; transcrite et étudiée selon le ms. de
Paris, BnF, fr. 1088 (dialecte picard, xve siècle).

Les passages diététiques traitent des éléments suivants, même si tous les
éléments ne sont pas compris dans chaque version :
1. -Il faut se méfier des femmes
2. -La jeune fille venimeuse
3. -Le conseil des astronomes en médecine
4. -La valeur de l’astronomie
5. -La répartition de l’astronomie
6. -Valeur de la santé
7. -La petite cosmologie
8. -Mesure, Abstinence
9. -Viandes convenables, purgations
10. -Diversité des diètes
11. -Bon estomac, mauvais estomac
12. -Coutume
13. -Régime par saisons
14. -Régime par moments de la journée
15. -La chaleur naturelle, la mort I
16. -Choses qui renforcent le corps
17. -Choses qui rendent le corps faible
18. -Les quatre membres principaux
19. -La panacée
20. -La mort II
21. -Viandes grosses, moyennes, subtiles
22. -Eau, vin, viandes diverses.
Cet ordre a généralement été conservé par les traducteurs. Il n’en demeure pas
moins que le contenu de certaines séquences a fait l’objet de modifications,
d’ajouts, de suppressions. Mais penchons-nous tout d’abord sur les passages
dépourvus d’intervention du traducteur.
Les dictons et certains énoncés bien connus, telle la fameuse formule
d’Hippocrate selon laquelle on ne vit pas pour manger mais on mange pour
vivre, sont reproduits à l’identique dans pratiquement toutes les versions
 La diététique dans les Secrets des secrets français 113

considérées22, ce qui répondait certainement aux attentes du public. D’autres


passages semblent aussi n’avoir subi pratiquement aucun changement, pro-
bablement en raison de la volonté de maintenir la présentation de l’ouvrage
comme lettre d’Aristote adressée à Alexandre. C’est le cas, par exemple, de
l’épisode de la jeune fille venimeuse, certainement introduit pour illustrer
le conseil de la méfiance à l’égard des femmes. Un jour, dit-on, Alexandre
avait reçu en guise de don une « pucelle venimeuse » de la part de la reine
d’Inde. Nourrie avec du venin de serpent dès son plus jeune âge, la jeune fille
provoquait la mort de quiconque la touchait. Aristote ravive le souvenir de
cette histoire et rappelle à Alexandre que celui-ci aurait certainement trouvé
la mort ce jour-là s’il ne l’avait averti au dernier moment du danger que lui
faisait courir la jeune fille23.
Nous observerons que les conseils relevant du noyau plus restreint de la
diététique semblent également être reproduits de manière relativement fidèle
dans toutes les versions. Ainsi peut-on voir que les principes de santé tels qu’ils
sont énoncés par Hippocrate – viandes convenables et nécessité des purga-
tions – sont repris dans toutes les traductions24, comme le sont également ses
instructions au sujet de la sieste25. De même, la diététique organisée en fonc-
tion des moments de la journée, qui vient d’un ouvrage de Dioclès de Caryste,
et qui occupe une partie assez importante du Secretum, ne semble faire l’objet
que de changements mineurs d’une version à l’autre, limités à certains détails,
voire à l’ordre de ceux-ci. La citation des premières indications de cette section
dans chacune des versions analysées permet de se faire une idée précise du
niveau de ressemblance existant entre elles :
SecrSecrAbern, v. 1620‑39 : O Alisandre, ceo covient ke sacez / Ke quant
de dormir vus levez, / K’ailez un petit entempreement / A estendre voz
menbres oelment ; / E si devez vostre chief pinnier ; / Kar les menbres aforce
l’adrescer / E le pienner les humurs, bien le sachez, / Estreit hors ke sunt
muntez / A la teste del estomac dreit / Quant tens de dormir esteit. […] Puis
aprés bien vos vestez / De noble vesture et aürnez ; / Kar vostre corage, en
verité, Se delitera en beauté.

22. SecrSecrAbern, v. 1476‑77 ; SecrSecrPr1, fol. 130 r ; SecrSecrPr2, l. 205‑206 ; SecrSecrPr4,


n°70 ; SecrSecrPr8, fol. 9 r ; SecrSecrPr9, fol. 13 v.
23. SecrSecrAbern, v. 1243‑63 ; SecrSecrPr2, l. 17 ; SecrSecrPr4, n°60 ; SecrSecrPr8, fol. 7 v ;
SecrSecrPr9, fol. 11 v ; SecrSecrPr6, fol. 38 r.
24. SecrSecrAbern, v. 1502‑59 ; SecrSecrPr1, fol. 130 r ; SecrSecrPr2, l. 213 ; SecrSecrPr4, n°71 ;
SecrSecrPr8, fol. 9 r ; SecrSecrPr9, fol. 13 v ; SecrSecrPr6, fol. 44 v.
25. SecrSecrAbern, v. 1770‑77 ; SecrSecrPr1, fol. 131 r ; SecrSecrPr2, l. 331 ; SecrSecrPr4, n°83 ;
SecrSecrPr8, fol. 10 v ; SecrSecrPr9, fol. 15 v ; SecrSecrPr6, fol. 50 v.
114 Yela Schauwecker

SecrSecrPr1, fol. 130 r : Contenance aprés dormir : O Alixandres, vous devez


un pou aler e vos membres evelement estendre e vostre chief peiner car la
estension des membres esforce le cors e le peiner del chief les fumositez qi
al chief montent el tens de dormir a l’estomach remeine. En esté vos lavez
d’eaue froide car ce destreint e retient la chaline du cors e del teste e ce iert
come en appetit de mangier. Puis vos vestez bons vestemenz e vos ornez de
tres bel ornement car vostre corage naturelment mout s’en delitera.
SecrSecrPr2, l. 259‑283 : Alixandres, quant tu lieves de dormir, tu dois un
petit aler, esbatre et tes menbres estendre ovellement, car ce enforcist le cors
et conforte. Et ta teste dois pinier ke les vapors, qui monterent a la teste el
tens de dormir, puissent avoir issue. En estei fait boen de laver les estremitez
d’eiwe froide a retenir la chalor naturel dedens le cors et ce fera talent de
mangier. [pour restituer l’ordre chronologique, SecrSecrPr2 intercale ici déjà les
paragraphes sur le soin dentaire et les onguents] Puis veste toi noblement de
riches vesteures et de belles, car li cuers del home soi delite naturelment en
belles choses.
SecrSecrPr4, n°75 : O Alisandre, quant tu leveras de ton dormir y te covient
aller tut belement, tes members estendre egaument, car ceo vaut molt a les
superfluités des membres degaster et a enforcer les. Et peynez ton chief de
peyne d’yvoyre car ceo houste les superfluités du cheief, et aprés si te vestez
de vestementz honestes tiels come y covient al roy, kar nature s’esjoyt molt en
tiels choses, et la digestion s’en confort […].
SecrSecrPr8, fol. 10 r : O Alixandre, quant tu serais releveis aprés le dormir,
tu doies un poc aleir et estandre tes manbres et paingnier ton chief. Car es-
tandre lez manbres anforcet lez cors et li paingnies aprés dormir ostet lez
fumees dou chief et espurget les humours dou chief. An esteit laveir des piés
acunnes foix en yaue froide, car telle choze retient et restrant la challour natu-
relz dou cors et ameut le desir de maingier. An aprés tu te dois vestir de bialz
vestemans et se te dois aorneir de roialz aornemant dez plus biaus que tu aies
car ton couraige ce deliterait mout an belles chozes.
SecrSecrPr9, fol. 14 v : Alixandre, quant vous vous leverez de dormir, alez ung
petit et voz membres estandez egamment vostre chief pignier, car le pignier
de la teste esvigorist le corps et tous les membres et enchace et oste les fumees
et les cheveux corrompuz pour la fumee de l’estomac quant on dort en temps
d’esté. Lavez vostre chief d’aigue froide car elle contrainct et tient la chaleur
a la teste ou au cervel et donne bon appetit de mengier et vous vestés de belles
robes bien faictes, mectés et de bel atour, car naturellement le couraige se
delete en la beauté de ses choses.
SecrSecrPr6, fol. 47 r : Alixandres, chier filz, quant tu te leveras de dormir,
va ung pou estendant tes membres esgaulment et peigne ung pou ton chief.
 La diététique dans les Secrets des secrets français 115

Car saches que estendre ses membres esgaulment donne force et le peignier
lieve et oste les vapeurs qui viennent en dormant en la teste et les esloignent
de l’estomac. En esté lave ta teste d’eaue froide et elle te retiendra la chaleur
de la teste, et si te sent cause de toy donner appetit de menger. Aprés fay que
tu soyes vestuz de beaulx et precieux vestemens car le cuer d’ome se delite fort
ou regard de beaux vestemens et de belles robes.
Ces courts extraits amènent plusieurs observations. On constate tout d’abord
que la manière dont ces conseils sont formulés diffère visiblement d’un extrait
à l’autre, ce qui nous permet, et il est important d’insister sur ce point, d’iden-
tifier les textes comme sept traductions véritablement indépendantes l’une de
l’autre. En revanche, force est de constater que les passages cités n’ont pour
ainsi dire subi aucune modification sur le plan du contenu proprement dit.
Concernant la structure même des textes traduits, il convient ensuite de
signaler la suppression de certains chapitres ou leur remplacement pur et
simple par des passages correspondants tirés d’autres ouvrages. Ainsi Jofroi
de Waterford saisit-il l’occasion que lui offrent les chapitres alimentaires pour
intégrer une traduction – somme toute assez fidèle quant au contenu, mais
fortement restructurée et abrégée en certains endroits – du De dietis uni-
versalibus et particularibus d’Isaac Israeli. Il a, en outre, substitué aux pas-
sages traitant des parties du corps et de leurs remèdes respectifs des chapitres
tirés du Liber de conservanda sanitate de Pierre d’Espagne26. Ce faisant, il se
conforme à la manière de procéder dont il avait averti le lecteur au début de
son ouvrage (SecrSecrPr2, l. 6‑1027) : « Por ce ne volons mie del tout sievre
ceste translations, mais nos entendons ce qu’est mesordenei mettre en droit
ordene, et ce que il i a trop recoper et la ou il a trop poi en enter, et ce qu’il i
a fauz amender. Car bien savons qu’en la lenghe grigoise, en quoi Aristotles
tos ses livres escrit, nulle de cestes defautes n’i avoit. » Il prend par ailleurs le
soin, du moins dans le cas du Liber de dietis, d’indiquer sa source (fol. 143 v) :
« Ce que i avons mis de la nature et de la diversitez de viandes et de boires est
translatez des livres Ysaac qui sunt apellez Dietes universales et particulers. »
Pierre d’Abernun a, pour sa part, intégré dans son ouvrage, aux vers 1868
à 2237, des passages tirés du début du livre IV du Liber Almansoris rédigé par

26. Y. Schauwecker, « Das Secretum im Secré des segrez von Jofroi de Waterford im Spiegel
der Wissenschaftsgeschichte », dans Sciences et langues au Moyen Âge. Wissenschaften und
Sprachen im Mittelalter, éd. J. Ducos, Heidelberg, 2011, p. 315‑328, p. 321‑324.
27. Il convient de signaler que le passage tel qu’il se trouve dans les autres versions, en des
endroits variés, insiste plutôt sur le fait qu’il n’y avait pas de fautes dans la version originale
aristotélicienne.
116 Yela Schauwecker

le médecin persan Rhazès. Sa traduction se révèle très fidèle à la traduction


latine contenue dans le manuscrit de Paris, BnF, lat. 704628.
Sur le SecrSecrPr4, nous ne pouvons suivre J. Monfrin lorsqu’il affirme
que le traducteur aurait remplacé les passages diététiques du Secretum par
des extraits tirés du début du livre IV du Canon d’Avicenne. Certes, il semble
tout à fait possible que ces passages remontent en tout dernier lieu à Avicenne,
comme c’est d’ailleurs le cas de bien d’autres passages du Secretum. Il convient
néanmoins de noter que les passages concernés reproduisent les mêmes conseils
que ceux que prodigue le Secretum, qui plus est dans le même ordre, tandis que
le texte environnant constitue bel et bien une traduction du Secretum. Je me
rangerai donc de préférence à l’avis attribué à M. Beckerlegge29, selon lequel
la traduction des passages concernant la diététique et l’hygiène est de facture
très libre, et je préciserai que l’on a plutôt affaire à une paraphrase sélective
et condensée.
Ceci nous conduit à l’analyse des passages ayant subi un traitement que
nous qualifierons d’intermédiaire, c’est-à-dire ceux qui ont fait l’objet de
modifications et d’adaptations à des degrés divers. Nous verrons qu’ils consti-
tuent assurément les éléments les plus intéressants de l’analyse, en ce sens
qu’ils laissent précisément entrevoir la pensée et le travail épistémologique des
traducteurs30. Néanmoins, avant de concentrer notre attention sur les deux
blocs de chapitres les plus remarquables pour la thématique qui nous intéresse,
à savoir la diététique selon les saisons et les passages relatifs aux quatre parties
du corps, nous nous arrêterons sur les formules d’adresse, car celles-ci aussi
ont subi un certain nombre de modifications d’une version à l’autre, soit dans
l’intention de marquer la distance et de rehausser le cadre fictif de l’œuvre, la
lettre qu’Aristote est supposé avoir envoyée, soit, au contraire, pour en souli-
gner la familiarité du ton.
Dans les versions les plus anciennes, SecrSecrAbern et SecrSecrPr1,
l’adresse retenue de manière plus ou moins consistante est celle de la deu-
xième personne du pluriel, par exemple : « Alixandre, je voïl que vos sa-
chez » (SecrSecrPr1, fol. 128 v) ; « O Alixandre, remembrez » (SecrSecrPr1,
fol. 129 r) ; « O Alisandre ne vus afïez » (SecrSecrAbern, v. 1231) ; « O

28. J. Monfrin, « La place », art. cit., p. 77.


29. Cette observation, indique J. Monfrin (ibidem, p. 82), lui a été transmise, probablement
de manière verbale, par « M. Beckerlegge » à qui l’on doit la publication de SecrSecrPr4.
30. J. Ducos, « Translater Aristote : transfert linguistique ou épistémologique ? », dans
Transfert des savoirs au Moyen Âge. Wissenstransfer im Mittelalter, éd. S. Dörr et R. Wilhelm,
Heidelberg, 2009, p. 9‑26.
 La diététique dans les Secrets des secrets français 117

Alisandre, le fait remenbrez » (SecrSecrAbern, v. 1241). Le recours à cette


forme d’adresse marquant la politesse correspond au cadre fictif de l’ouvrage.
Les versions moyennes (ni les plus anciennes ni les plus tardives), issues
de la première moitié du xive siècle, semblent insister sur le cadre fictif du
texte, en ce qu’elles adoptent un ton paternel. Ainsi, Jofroi de Waterford
(vers 1300) use en général de la deuxième personne du singulier, par exemple :
« Alixandres, sor toutes riens gardes toi de vennim et de poscions venni-
mouses » (l. 11) ; « Mais je toi di, Alixandres, que […] » (l. 39). Il est d’ailleurs
intéressant de voir que les passages interpolés, où le texte s’écarte du modèle
latin, ne sont généralement pas précédés de cette formule d’adresse. Jofroi n’a
donc pas cherché à les fondre dans la structure propre de l’œuvre. SecrSecrPr4
(première moitié du xive siècle) accentue à son tour la tonalité paternelle de
l’œuvre en employant, à côté de l’adresse régulière à la deuxième personne du
singulier, des formules du type : « Beauz fitz » (n°15) et « Beal douz fitz, ne
t’enclinetz pas » (n°35) ; « Et si tu te voletz deliter » (n°37) ; « O Alisandre,
sachez […] » (n°531). Cette formule d’adresse est d’ailleurs reprise vers 1400
par SecrSecrPr6, la plus tardive des versions du Secretum proposées en ancien
français : « Alixandre, chier filz, fay que tu ayes » (fol. 36 v) ; « Alixandre,
chier filz, ne te fïe point […] » (fol. 37 v) ; « Alixandre chier filz, je te prie »
(fol. 39 r). Notons, en passant, que, de prime abord, ces traductions anciennes
et moyennes du Secret ne laissent nullement entrevoir l’identité du lecteur
auquel elles sont destinées, pas plus, d’ailleurs, que ne le font les ouvrages
spécialisés précoces proposant un contenu diététique32.
SecrSecrPr8, analysé pour la présente étude à partir d’un manuscrit datant
des dernières années du xvie siècle33, tandis que le texte même remonte au
xive siècle, prend, lui, ses distances en insistant de manière explicite sur le
cadre fictif de l’œuvre : « Aristotes dit a Alexandre : Chier filz, n’aies nulle
fïance […] » (SecrSecrPr8, fol. 7 v) ; « Alixandres, dit Aristotes, quant tu ave-
reis maingiet » (SecrSecrPr8, fol. 11 r) – même si des formules plus familières
émaillent également le texte : « Alisandre, garde tou dou velim » (fol. 7 v) ;
« Alexandre souvaingne tou » (fol. 7 v).
SecrSecrPr9, qui date de la fin du xive siècle, recourt généralement à la
formule d’adresse marquant la politesse à la deuxième personne du pluriel. En

31. Dans ce manuscrit, la lettre z est employée pour transcrire le s. La forme Sachez relève
donc de la deuxième personne du singulier, non pas du pluriel.
32. M. Nicoud, Les régimes de santé au Moyen Âge, Rome, 2007, p. 142‑143.
33. P. Meyer, « Notice d’un manuscrit messin : Montpellier 164 et Libri 96 », dans Romania,
15 (1886), p. 166‑191, p. 178.
118 Yela Schauwecker

outre, cette version emploie à plusieurs reprises des adresses tout empreintes
de respect comme « vous, haulz emperieres, vous vous devez garder enten-
tivement » (fol. 14 v), « hault roy » (fol. 17 r, 19 v), qui donnent à l’œuvre
l’air de s’« adresser » à la personne même du lecteur auquel elle est destinée.
Si les traducteurs ont pris la liberté d’intervenir sur ces formules d’adresse,
cela tient fort probablement au fait qu’ils ne considéraient pas celles-ci
comme faisant véritablement partie intégrante de l’œuvre. Il semble, en ef-
fet, que l’autorité du texte n’ait été admise que pour une certaine portion
considérée comme le noyau même du Secretum34. Ce faisant, les traducteurs
éprouvaient une moindre hésitation lorsqu’il s’agissait d’intervenir sur des
passages qui n’en relevaient pas, comme par exemple les phrases introductives
ou les copules.

Les saisons

Prenons, par exemple, le régime de santé adossé au cycle annuel des saisons,
une approche héritée de la Diététique de Dioclès de Caryste, contemporain
d’Aristote, dont il fut probablement l’un des étudiants35. Les quatre chapitres
sont construits de manière rigoureusement identique : développement consa-
cré à une seule saison, à ses dates limites et à sa durée ; description de la nature
et comparaison présentant une femme dans l’âge correspondant à la saison
évoquée, ainsi que conseils diététiques qui en découlent. À première vue, la
structure des chapitres concernés reprend assez fidèlement celle des chapitres
de la traduction de Philippe de Tripoli36. Il convient toutefois de signaler que
les traductions françaises ont transformé les indications des dates limites, en
les exprimant selon le mode de datation fondé sur le compte progressif des

34. Pour plus de détails sur ce sujet, Y. Schauwecker : « Transfer of Knowledge and Textual
Authority : The Liber introductorius by Alchabitius in Latin and in French », exposé donné
pour The Medieval Translator, Louvain, 2013, à paraître.
35. H. von Staden, «  Jaeger’s Skandalon der historischen Vernunft  : Diocles, Aristotle
and Theophrastus », dans Werner Jaeger Reconsidered, éd. W. M. Calder III, Atlanta, 1992,
p. 227‑265.
36. La traduction de Jean de Séville, plus ancienne que celle de Philippe de Tripoli, ne com-
prend ni la description « lyrique » des saisons, ni leurs délimitations astronomiques, aux-
quelles le traducteur a substitué l’indication suivante, plus abrupte : « a medio Marcii usque
ad medium Junii ver habeatur […]. » (éd. H. Suchier, « Epistola Aristotilis ad Alexandrum
cum prologo Johannis Hispaniensis », dans Denkmäler provenzalischer Literatur und Sprache,
t. 1, Halle, 1883, p. 472‑480, p. 478 : 95‑97).
 La diététique dans les Secrets des secrets français 119

jours du mois37, tandis que ces mêmes dates sont conservées selon le mode de
datation romain, comptées donc à partir des calendes du mois suivant, dans le
texte de Roger Bacon. Nous reproduisons ici le chapitre consacré au printemps
tel qu’il est transmis dans SecrSecrPr1, la traduction la plus fidèle :
SecrSecr1, fol. 131 v : Veire qe comence quant li soleil entre en le signe de
moton et pardure nonante trois jour e vint e trois hures e la quarte part d’une
hure, ce est del disme jour de marz issant jusk’al vintisme quart jour de juin.
En cest tens sunt li jur e la nuit d’une longur ovels. Li cors d’ome enclu-
cist (?), l’air enbelist, li vent ventent, li noifs remettent, les eawes decurrent,
li fontaine derivent, les seves montent as summez des arbres e as chiefs des
raims, cressent blez, reverdisse prez, flurissent e encolorissent flurs. Arbres
florisanz renovelent, terres sunt ornees des fruiz, bestes engendrent, pastures
surdent, tutes riens reprent forces, oiseaus chantent, crient li russinol. La terre
entierement receit son ornement e sa beauté e devient come espuse bele come
damosele avenante, ornee des riches ornemenz e diverses colurs k’ele apierge
as gens en la feste des noces. Veir est chaud e moiste e atempré e resemble l’air.
Sanc renovele e l’espant par touz les membres e profite en ce k’il est atempree
d’ovele compexion. En lui doit l’on user tels mengiers, ce a savoir pucins des
gelins e uns oiseals qi sunt diz « coturnices » e oefs, mes ne mie outre sis, e
lectuses salvage qe li vilein apellent « scarias », et lait de chevre. Nul tens
n’est meillour ne plus covenables a seignee e mout profit en lui us e mocion
de cors e solucion de ventre e movement de bain e de suur e de beivre des
espices a digestion e totes purgacions receivre. Car ce qe par digestion ou par
seignee de achier [est dechacié] cest tens par sa moisture restore.
Citons, à titre de comparaison, le même passage dans la version de Jofroi de
Waterford, puisque cette version est généralement celle qui s’écarte le plus
du texte latin :
SecrSecrPr2, fol. 105 r : Les compotistres dient que ver comence a la feste que
nos apellons a la chaiere saint Piere et dure jusques a la feste saint Urbain.
[…] Li tens de ver est chaut et moiste a la semblance de l’air, et por cel tens
toutes choses comenchent a renoveler et revertir en estaut, les tempestes soi
comenchent a retraire, les noif soi demettent ens es montaingnes, les rivieres
corrent, entor les mons les fontainnes sordent, les humors d’arbes et d’erbes
montent de la racine jesques az rams, les semences lievent, les blez croissent,
les pres raverdissent, les flors colourent la terre, les arbres soi vestent de fuil-
hes, boutonnent et germent. Les bestes engendrent, la pasture renovelle,
toutes vives choses reprennent lur vertus. Li oisel chantent, li rossignos lur

37. Sauf la première, que plusieurs manuscrits français ont conservée selon le mode de data-
tion romain.
120 Yela Schauwecker

orgues mostrent. Toute la terre rechoit entierement son aornement et sa bia-


tei, et resemble une tres belle jovencelle qui bien s’est atiree de toutes ma-
nieres d’aornemens por soi mostrer az noches. Et por ce que cel tens est chaut
et moiste, le sanc, qui est de semblable complexion, croist en ceste saison plus
que en nul autre tens de l’an et s’espant par touz les menbres du cors. En cel
tens fait bon de mangier viandes atemprees, com sunt pouchins de gelines,
colons, faisans et les oef de geline et letuse savage, qui « scariole » est apellee,
et lait de chievre et boire bon vin et atempré. Nul tens n’est plus convenables
a sengnier, movement de cors et purgation de ventre, compaingnie de femme,
baing et soujors et possions od beverages d’espiserie. Et mecines laxatives
sunt a user en cel tens, car quanqui est vuit par sengnier ou par autre mescine
cel tens restore hastivement par sa chaline et par sa moistece (l. 362‑363 et
l. 366‑383).
Ainsi que nous pouvons le constater, ni Jofroi, ni le traducteur de SecrSecrPr1,
ni, d’ailleurs, les traducteurs des autres versions, n’interviennent de manière
significative sur le corps même du passage : les aliments conseillés et la compa-
raison avec la belle jeune femme sont repris dans toutes les versions analysées.
Ce qui n’est, par contre, pas le cas pour la division saisonnière énoncée en
introduction : seules deux versions, SecrSecrPr1 et SecrSecrPr6 retiennent en
effet, à l’instar du texte de Philippe et du texte arabe, la répartition du cycle
saisonnier au moyen des solstices et des équinoxes38. Ces deux versions fixent
le début des saisons à l’aide des moments où le soleil entre dans le signe res-
pectif (aries, cancer, libra, capricornus). La version de Jofroi, par contre, adopte
une division qui devance le découpage astronomique d’environ un mois, car
les jours de fêtes ecclésiastiques qu’il nomme correspondent au 22 février, au
25 mai, au 22 août et au 23 novembre.
Le problème du décalage entre la division astronomique et les états obser-
vables de la nature avait, après Galien39, été abordé par Avicenne, qui, pour sa
part, avait adopté une répartition inégale des quatre saisons :
Tu dois savoir que les saisons selon les médecins sont autres que les saisons
selon les astronomes. Les quatre saisons selon les astronomes correspondent
aux mouvements du soleil dans chaque quart du zodiaque en commençant
au point vernal. Selon les médecins, le printemps dans les terres tempérées
est la saison au cours de laquelle il n’est pas nécessaire d’utiliser des choses
échauffantes en raison du froid, ni de ventiler en raison de la chaleur. C’est

38. La diététique des saisons ne figure ni dans la version de Pierre d’Abernun, ni dans
SecrSecrPr4.
39. D. Jacquart, « Le temps médical au Moyen Âge, ou l’introuvable précision », Bibliothèque
de l’École des Chartes, 157 (1999), p. 157‑170, p. 161.
 La diététique dans les Secrets des secrets français 121

le début de la frondaison. Cette saison est le temps existant entre l’égalité


naturelle ou un peu avant elle ou un peu après elle, et le moment où le soleil
est au milieu du Taureau40.
Ces observations revêtent une signification tout à fait particulière lorsqu’elles
sont replacées dans le contexte du conflit épistémologique opposant les astro-
nomes et les tenants de la philosophie naturelle : d’une part, on a le modèle
aristotélicien, clairement privilégié au sein de la hiérarchie médiévale du sa-
voir, et faisant, à ce titre, partie intégrante du quadrivium. Celui-ci, au moyen
de calculs fondés sur la course du soleil dans le zodiaque, aboutissait à définir
des moments précis pour le début des saisons. D’autre part, est développée
une approche concurrente, fondée, dès Galien, sur un autre modèle qui faisait
venir la division saisonnière des moments où le changement climatique res-
pectif se faisait sentir dans la nature. Celle-ci constituait l’approche également
privilégiée par les médecins, qui imputaient tout changement survenant dans
le monde sublunaire – génération aussi bien que corruption – à la compo-
sition changeante des qualités primaires41. Interprété de la sorte, le change-
ment climatique était plus apte que le cours régulier des astres à déterminer le
moment où le régime de l’homme – conçu comme un microcosme – devait
être adapté.
Le plus souvent, donc, ainsi que le rappelait opportunément Avicenne
cité plus haut, les dates déterminées par le calcul ne coïncidaient pas avec le
changement climatique observé42. Il est par conséquent surprenant de voir
Roger Bacon, tout grand savant et philosophe naturel qu’il était, retenir, dans
son « édition » du Secretum, la division astronomique des saisons.
C’est ici qu’il convient de se référer aux écrits spécifiques de Roger Bacon,
notamment son Comput, qui date de 1267 et précède donc d’une dizaine
d’années son Secretum secretorum43. Il y fournit des explications laissant fina-
lement peu de doutes sur sa position. Il commence ainsi par faire état de la
division des saisons selon les auctores astronomie (p. 27 : 31), une division plus
ou moins identique à celle qui nous est transmise dans son Secretum. Il ajoute
ensuite que cette segmentation est également celle que préconise Hippocrate,

40. Avicenne, Canon, I, 2, 2, 1, 3, traduit par D. Jacquart, d’après l’édition de Lyon de 1498, qui
est accompagnée du commentaire de Jacques Despars (« Le temps médical », art. cit., p. 167).
41. B. Obrist, « Le diagramme isidorien des saisons, son contenu physique et les représen-
tations figuratives », Mélanges de l’École française de Rome. Moyen Âge, 108 (1996), p. 95‑164,
p. 105.
42. D. Jacquart, ibidem, p. 157‑170.
43. Compotus Fratris Rogeri, éd. R. Steele, Opera hactenus inedita Rogeri Baconi. Oxford, 1926,
t. 6, p. 1‑199.
122 Yela Schauwecker

mais précise que les jours charnières étaient quelque peu décalés chez Jean
Damascène. Vient l’énumération des jours de fête à l’aide desquels s’opère
la division de l’année selon les « auctores compoti nos precedentes », donc
des computistes plus anciens, « qui inveniuntur aliter distinxisse, nescio qua
auctoritate vel racione », « que l’on voit distinguer autrement, sans que l’on
sache l’autorité à laquelle ils se rapportent » (p. 28 :15‑16). Certains croient
toutefois, poursuit Roger Bacon, que cette division se conforme plus à l’ap-
proche des médecins qu’à celle des astronomes dans la mesure où les médecins
se soucient moins de la quantité des saisons que de la qualité des jours, les nou-
veaux rapports des qualités primaires se faisant sentir avant que le soleil n’entre
dans les quatre signes respectifs. Le fait que ce soit plutôt cette approche qui
recueille ses faveurs ressort clairement des propos suivants : « Set contra sic
dicentes est auctoritas Ypocratis adducta44 […] » – la foi dans les autorités
étant, pour lui, la sorte de connaissance à laquelle il attribue le moins de valeur.
Roger Bacon poursuit son traité en exposant ensuite les objections avancées
par les adversaires de la division physique des saisons.
Abordant un dernier argument critique, il nous laisse ensuite dans le doute
quant à la question de savoir si cet argument représente une objection for-
mulée par les adversaires de la répartition physique, à savoir que les médecins
ne seraient eux-mêmes pas non plus en mesure de déterminer des dates fixes
pour le début des saisons, ou s’il s’agit, au contraire, d’un argument allant à
l’encontre de la répartition aristotélicienne, en ce sens que, si les médecins ne
sont pas en mesure de déterminer le début des saisons de manière appropriée,
il en va alors de même, a fortiori, pour les astronomes : « Et propter hec, eciam
secundum medicos, non possunt distingui artificialiter, nec eorum quantitas
certa ostendi45. » Arrivé au terme de sa démonstration, Roger Bacon finit
toutefois par formuler de manière assez claire une opinion qui n’en revêt pas
moins des allures paradoxales : « Ideo prima opinio [= la division astrono-
mique] sola vera est, et per artem datam46. »
Quoi qu’il en soit, Roger Bacon, qui n’avait évidemment pas dissimulé sa
préférence pour la division saisonnière des médecins dans son Comput, retient,
une dizaine d’années plus tard dans son Secretum, la division astronomique.

44. P. 29 : 8 : « Mais ceux qui contestent cette position allèguent (en guise d’argument)
l’autorité d’Hippocrate. »
45. P. 29 : 20 : « Et, par conséquent, même selon les médecins, [les saisons] ne peuvent pas
être distinguées artificiellement, ni délimitées de manière définitive. »
46. P. 29 : 22 : « Et, par conséquent, la première opinion [= la division astronomique] est la
seule et véritable [manière de trouver les dates des saisons] et elle est trouvé par l’art. » Nous
nous permettons d’ajouter : l’art qu’il vient justement de condamner...
 La diététique dans les Secrets des secrets français 123

A-t-il alors jugé qu’il n’était pas nécessaire d’intervenir ? La réponse est sans
doute plus complexe qu’il n’y paraît. Dans le Secretum, après les délimitations
des saisons, les diverses traductions, mais aussi la version latine de Philippe de
Tripoli, intercalent une description de la nature47, que l’on pourrait qualifier
de « lyrique ». Cependant, il est fort probable que cet « élan poétique »
remplisse une tâche plus prosaïque : celle de donner également voix à la clas-
sification des saisons selon les médecins en exposant les phénomènes obser-
vables permettant de distinguer les propriétés et les qualités des saisons. Si
l’on accepte cette interprétation, le Secretum, tel qu’il est présenté par Roger
Bacon, et tel qu’il est transmis dans la plupart des versions françaises, se trouve
donc à cheval entre le modèle mathématique aristotélicien et le modèle phy-
sique (néo)-platonicien, la répartition astronomique étant ici citée de manière
explicite, tandis que la division physique, rendue de manière plus discrète,
prend la forme de descriptions de la nature.
Sur ce point, le texte de SecrSecrPr8 a, quant à lui, retenu les indications
astronomiques de son modèle, non sans d’ailleurs insister sur le début des
propriétés du printemps, et donc sur le changement des qualités. À la fin du
chapitre, il insère ensuite les dates précises du début de chacune des saisons,
en se conformant cette fois-ci à l’approche physique :
SecrSecrPr8 (fol. 11 r et v) : Printans et ces proprieteis ancommancet quant li
soloilz antre ou signe qu’est aipellers « aries », c’est a dire an romman « lou
mouton ». [corps du chapitre] Et anconmancet li tans de printamps le jour
de saint Piere c’on dit « vers sus Piere » qu’est a la fin dou moix de fewrier
et duret jesques a la Saint-Urbein qui est le septime jour a la fin dou moix de
may.
De même, pour l’été, il signale que celui-ci dure « jesques a la feste saint
Syphorien qui est le dizime jour de lai fin dou moy d’awoust » (fol. 11 v), pour
ensuite signaler que « l’autompne duret jesques ai feste saint Clement qui est
lou septime jour de lai fin dou mox de novembre » (fol. 11 v) et que l’hiver
s’étend du « jour de saint Piere c’on dit ‘ vers sus Piere ’ qui est lou septime
jour a la fin dou mois de fevrier » (fol. 12 r48). On le voit, les dates indiquées
dans cette traduction correspondent plutôt aux débuts physiques des saisons,

47. Ces passages descriptifs ne se trouvent ni dans le texte arabe ni dans la traduction de Jean
de Séville. Nous ne saurions dire si cette insertion est due à Roger Bacon ou si elle se trouvait
déjà dans le texte de Philippe de Tripoli, dans la mesure où nous ne possédons aucun manuscrit
contenant la version originale de Philippe (S. J. Williams, The Secret of Secrets, op. cit, p. 163).
48. Il n’est peut-être pas sans intérêt de voir que ce texte, bien qu’il ait choisi d’adopter une
tout autre répartition saisonnière, est la seule version à retenir le mode de datation romain.
124 Yela Schauwecker

ce que le texte semble parfaitement assumer, bien que cela s’inscrive ouverte-
ment en faux par rapport au début de chaque chapitre respectif.
En revenant maintenant à l’œuvre de Jofroi, qui avait d’abord attiré notre
attention sur les remaniements que l’on vient d’exposer, la différence par rap-
port à SecrSecrPr8 n’est pas substantielle, mais graduelle, en ce que cette ver-
sion supprime complètement les indications astronomiques au profit d’une
division saisonnière selon les médecins. Il ne désigne toutefois pas les dates
de manière explicite et recourt, pour cela, à la délimitation christianisée des
saisons au moyen des jours de fêtes ecclésiastiques, telle que la proposent jus-
tement, souligne-t-il, les savants de l’Église en charge du comput :
SecrSecrPr2, l. 362‑365 : Les compotistres dient que ver comence a la feste
que nos apellons a la chaiere saint Piere et dure jusques a la feste saint Urbain.
Puis comence l’estei et dure jusques a la feste saint Simphorian. Puis comence
amptone et dure jusques a la feste saint Climent, et d’illuques dure iver
jusques a la feste saint Piere.
À ce point de notre étude, arrêtons-nous un instant sur quelques curiosités que
présentent les divisions saisonnières dans les manuscrits français. Concernant
la durée des saisons, par exemple, on remarquera ainsi que la durée du prin-
temps, que le texte arabe fixe à 93 jours et 23 ¼ heures et qu’adopte Roger
Bacon, est retenue de cette façon dans tous les manuscrits consultés la trans-
mettant. En revanche, la durée des autres saisons a été transformée dans cer-
tains manuscrits. Ainsi, alors que SecrSecrPr9 et SecrSecrPr6 signalent, avec
Roger Bacon, une durée de 92 jours et 23 ⅓ heures pour l’été, SecrSecrPr1 ne
donne que 72 jours et 23 ⅓ heures49. La différence est plus nette dans le cas
des autres saisons : pour l’automne, qui comprend, selon les calculs de Roger
Bacon, 88 jours et 17 3/5 heures, SecrSecrPr1 signale 88 jours et 27 3/5 heures,
SecrSecrPr9 88 jours et 17 ¾ heures, tandis que SecrSecrPr6 adopte une durée
de 98 jours et 27 heures. Il en va de même pour l’hiver, qui compte 89 jours,
7 heures et 49 minutes selon Roger Bacon, et 89 jours et 23 heures selon
SecrSecrPr9, alors que SecrSecrPr6 signale une durée de 79 jours et 23 heures,
tandis que SecrSecrPr1 indique une durée de 79 jours et 4 heures. La prudence
nous invite, au vu de la discussion menée au Moyen Âge sur cette question50,
à ne pas interpréter tous ces nombres déviants comme de simples erreurs de
copiste.

49. Comme les nombres dans SecrSecrPr1 sont transcrits en toutes lettres, il est possible que
le copiste n’ait fait que reproduire une erreur de transcription déjà présente dans le modèle où
les nombres étaient probablement écrits en chiffres romains.
50. D. Jacquart, « Le temps médical », art. cit., p. 157‑170.
 La diététique dans les Secrets des secrets français 125

À noter, par ailleurs, que la notation des nombres, elle aussi, varie entre les
manuscrits. Une fois encore, SecrSecrPr1 affiche de grandes similitudes avec
l’édition de Roger Bacon en ce qu’il transcrit les nombres en toutes lettres :
nonante trois, setante deus, oitante oit, seisante dis e noef. SecrSecrPr9 note les
chiffres sur une base de 10, en mettant en exposant le facteur par lequel le
nombre dix doit être multiplié. Il en résulte un curieux mélange de chiffres
romains et arabes : x9iii pour 93, et x9ii pour 92. Le nombre 88, en revanche,
est transcrit comme suit : iiiixxviii, où le multiple de dix est placé en expo-
sant, tandis que le facteur par lequel l’exposant doit être multiplié est retenu
comme base. Cette dernière notation correspond à celle qui est également
employée de manière cohérente dans le manuscrit que nous avons consulté
pour SecrSecrPr6.
Penchons-nous maintenant sur les noms des mois et des signes. Dans le
cas du signe de la « lune », transcrit au lieu de la « livre » (< libra) dans
la phrase « Antonne commence quant le soleil entre ou premier degré du
signe de la lune » (SecrSecrPr6, fol. 56 r), on se trouve fort probablement
devant une simple erreur de transcription. L’indication, encore une fois dans
SecrSecrPr6, selon laquelle l’hiver commence lorsque le soleil entre dans le
signe du « sagitaire », ne résulte probablement pas d’une simple erreur, mais
d’un problème pratique d’équivalence entre les signes et les mois correspon-
dants, le changement de mois ne coïncidant pas, en effet, avec le moment où
le soleil entre dans le nouveau signe. Citons ainsi, à titre d’exemple, le mois de
décembre, dont la première moitié est placée sous le signe du sagittaire tandis
que la seconde est placée sous celui du capricorne : il serait aussi justifié de pla-
cer ce mois sous la dominance du premier signe que sous celle du second. Les
exemples iconographiques ne manquent d’ailleurs pas pour illustrer la vivacité
de l’une ou de l’autre de ces traditions51. L’indication dans SecrSecrPr6 res-
sortirait donc de la première tradition qui met en correspondance le mois de
décembre avec le sagittaire, et non pas de l’autre tradition associant le mois
de décembre au signe du capricorne.
Quant au manuscrit SecrSecrPr9, il contient, lui aussi, deux passages in-
téressants. Le premier affirme que l’automne dure jusqu’au « xxiii jours de
belier », au lieu de « novembre », ce terme étant également repris dans la des-
cription de l’hiver, qui commence le « xxiii jours du moys belier » (fol. 17 v).
S’agit-il d’une simple confusion entre deux animaux similaires du bestiaire

51. G. Wissowa, « Römische Bauernkalender », Apophoreton. XVII. Versammlung deutscher


Philologen und Schulmänner. Überreicht von der Graeca Halensis, Berlin, 1903, p. 28‑51, p. 36
et 37.
126 Yela Schauwecker

zodiacal, le capricorne et le bélier ? Ou le copiste a-t-il eu sous ses yeux une


abréviation du type Bel’, pour Belance (variante de Balance, équivalant au
latin libra), qu’il aurait mal interprétée ? Quoi qu’il en soit, c’est d’autant plus
curieux que l’indication du « xxiii jours » aurait, en principe, dû être suivie
du nom d’un mois plutôt que de celui d’un signe.
L’autre passage s’explique fort probablement par l’influence de ce qui
constituait alors une sorte de calendrier romain, pour lequel nous retiendrons
ici la désignation traditionnelle de « ménologe rustique », même si elle ne
semble pas être la plus appropriée52. Dans ce type de calendrier, chaque mois
était associé au nom d’un dieu protecteur. Une liste complète de ce type nous
est conservée dans Astronomica (« noscere tutelas adjectaque numina signis »,
II, 423‑43753, « savoir quels sont les dieux qui président à chaque signe »),
or cette liste attribue le signe du capricorne à Vesta (« atque angusta fovet
Capricorni sidera Vesta », II, 435, « le capricorne étréci est choyé par Vesta »).
Mais d’autres mises en relation sont évidemment possibles, ainsi qu’en témoigne
par exemple le relief de Monnus à Trèves54, dont seule la moitié supérieure est
conservée. Sur celui-ci, Mercure est ainsi associé au mois de mai, Junon au mois
de juin, Neptune au mois de juillet, Vulcain au mois de septembre, Bacchus au
mois d’octobre et Isis au mois de novembre. Si l’on entreprenait de reconstituer
la moitié inférieure du relief en se fondant sur le même schéma et en associant
ainsi le dieu au mois durant lequel tombe la fête principale de celui-ci, le mois
de décembre serait alors certainement associé à Saturne55.
On peut dire, en somme, que la division des saisons a fait l’objet de mul-
tiples interventions. Même la version se conformant le plus fidèlement au
modèle latin (SecrSecrPr1) a abandonné le mode de datation romain au profit
du compte progressif des jours du mois. Les textes en ancien français ne sont
pas exempts d’une certaine hésitation quant à la durée des saisons, une incons-
tance qui peut être imputable soit à de nouveaux calculs56, soit à des erreurs
de transcription. Les plus tardifs, notamment SecrSecrPr9 et SecrSecrPr6,
semblent par ailleurs avoir été influencés par d’autres traditions calendaires
en ce qui concerne les noms des signes et des mois. Pour la division des saisons,
la répartition solaire a été retenue par SecrSecrPr1 et SecrSecrPr9. SecrSecrPr8,

52. A. L. Broughton, « The Menologia rustica », Classical Philology, 31 (1936), p. 353‑356.


53. Marci Manilii Astronomicon libri quinque, éd. A. G. Pingré, Paris, 1786, t. 1, p. 166 (texte
datant du 1er siècle après J.-C.).
54. Publié dans Antike Denkmäler, I, p. 47‑49, voir G. Wissowa, « Römische Bauernkalender »,
art. cit., p. 39.
55. Depuis 45 avant J.-C., en effet, les « Saturnalia » avaient lieu entre le 17 et le 23 décembre.
56. D. Jacquart, « Le temps médical », art. cit., p. 164.
 La diététique dans les Secrets des secrets français 127

tout en gardant la répartition astronomique, la fait suivre des dates et des


jours de fêtes ecclésiastiques les plus proches du début observable des saisons,
ce qui ne manque pas de générer des contradictions ouvertes dont la version
s’accommode malgré tout. Le manuscrit SecrSecrPr2 va encore plus loin et
supprime les indications astronomiques au profit de la division saisonnière
médicale attribuée, in fine, aux travaux des computistes. Quant à l’impression
selon laquelle SecrSecrPr1 tend plutôt à reproduire son modèle de la manière
la plus fidèle qui soit, tandis que SecrSecrPr8 et, dans une plus large mesure,
SecrSecrPr2 ne cachent pas leur prétention scientifique, on la trouvera confir-
mée dans l’examen suivant des chapitres concernant les parties du corps.

Les quatre parties du corps

Les chapitres portant sur les quatre parties du corps, que l’on chercherait
d’ailleurs en vain dans la traduction de Jean de Séville, ont fait l’objet de plu-
sieurs changements et modifications. Ainsi, la quadripartition arabe articulant la
tête, la poitrine, l’estomac/ventre et la vessie57 fait place à la tripartition de la tra-
dition gréco-latine : cœur, cervelle et ventre. Mais le ventre, auquel le Secretum
avait d’abord consacré un bref passage calqué sur la définition de Galien, ne peut
pas vraiment être placé au nombre des membres principaux, dans la mesure où il
n’est pas composé de deux parties, ni ne constitue le point central d’un système
à part passant par tout le corps58. Pour proposer une tripartition conforme à
celle des médecins antiques, le texte aurait dû, au lieu du ventre, énumérer le
foie. Mais la hiérarchie de ces quatre parties du corps, voire des membres prin-
cipaux, et leur définition faisaient déjà l’objet de vifs débats chez les médecins
de l’Antiquité59. Avicenne, enfin, s’exprime sur la validité de ce vieux schéma des
membres principaux auxquels il adjoint deux groupes de membres auxiliaires.
Concernant les membres principaux énumérés par les médecins antiques
(cœur, cerveau et foie), Avicenne ne les change pas60. Toutefois, au lieu de la
définition de Galien selon laquelle un membre principal constitue notamment

57. Secretum secretorum, éd. R. Steele, Opera hactenus inedita Fratri Rogeri Baconi, Oxford,
1920, t. 5, p. 202‑203. Nous remercions ici M. Kiwitt, qui a eu l’extrême gentillesse de vérifier
pour nous cette traduction sur l’édition du texte arabe établie par A. Badawi, Fontes graecae
doctrinarum politicarum islamicarum, Pars Prima, Le Caire, 1954, p. 196‑197.
58. G. Klier, « Die drei Geister des Menschen : die sogenannte Spirituslehre in der Physiologie
der frühen Neuzeit », Sudhoffs : Archiv Zeitschrift für Wissenschaftsgeschichte, 50 (1999), p. 50.
59. Avicenne, Canon, éd. O. C. Gruner, Londres, 1930 (réimpression New York, 1970), § 120.
60. Avicenne, Canon, § 123.
128 Yela Schauwecker

le point central d’un système passant par tout le corps, le classement d’Avi-
cenne se fonde, lui, sur l’idée que ces membres sont nécessaires à la vie de
tout individu. Il ajoute au groupe des membres principaux certains organes
reproducteurs, puisque ceux-ci sont nécessaires pour le maintien de l’espèce.
Parmi les membres auxiliaires, il distingue ensuite ceux qui sont de nature pré-
paratoire, c’est-à-dire nécessaires pour assurer le fonctionnement des membres
principaux, comme le sont les poumons, l’estomac, le foie, et certains membres
reproducteurs. Les autres, de nature purement auxiliaires et n’entrant en opé-
ration qu’après l’action des membres principaux, sont l’aorte, les veines et les
nerfs, ainsi que certains organes sexuels primaires, tels que le pénis et l’utérus.
Ces remarques faites, revenons donc au Secretum. La quadripartition pré-
sentée dans le texte arabe du Secret n’est retenue dans aucune version rédigée en
ancien français. Quant à la tripartition gréco-latine de la version augmentée des
précisions d’Avicenne, la seule version à la reproduire (à la restituer ?) correcte-
ment se trouve dans SecrSecrPr6, soit la version la plus tardive. Les autres ver-
sions en ancien français se montrent hésitantes. SecrSecrPr1 indique que les par-
ties du corps sont au nombre de quatre, mais n’en cite que trois : le « chief », le
« piz » et les « genitaires ». SecrSecrPr9 rejoint SecrSecrPr1 en ce qui concerne
les membres indiqués, mais il a toutefois le souci d’adapter à trois le nombre des
membres principaux. SecrSecrPr8 annonce quatre membres, mais ne cite que le
« chief », qu’il fait suivre d’une petite phrase concernant l’estomac61 :
SecrSecrPr8, fol. 13 r : Quant lez superfluitez sont ainsamblés ou chief ces
signes s’anxevet : c’est asavoir obscuriteis et tenebrositeus dez eulz, grieftei
de sorcilz, doulour de tamples et debaitemans, sons et corrouremans (?) des
oreilles. Medicine si anseingnet le remede an cest chozes.
Maix ce lez superfluiteis sont ainsanblees an l’estomach et ces signes sainxe-
vet (= s’ensuivent (?)) : li bouche est auci com sallee. Et sait li hons la tous
dont il cowient por amanrir ceste malaidie : poc boire et poc mangier et vo-
mir menut et sovant, car vomir profitet mout ancontre lez goutes et ancontre
toutes autres meniere de malaidie.
Cette hésitation tient éventuellement au fait qu’il était facile d’identifier ce
passage comme erroné, ne serait-ce que parce que l’énumération du ventre ne
cadrait pas vraiment avec les doctrines anciennes. À cela s’ajoute le fait qu’à
un moment assez précoce de la tradition occidentale du Secretum62, le ventre

61. Nous reviendrons sur cet aspect dans une autre étude.
62. Voir S. J. Williams, The Secret of Secrets, op. cit., p. 145, qui ne signale que trois manus-
crits contenant le chapitre sur le ventre, notamment Paris, BnF, lat. 6756 ; Vatican, Biblioteca
Apostolica Vaticana, Borghesiani 170 et une traduction italienne.
 La diététique dans les Secrets des secrets français 129

a été remplacé par les yeux, qui n’avaient pourtant encore jamais été placés
au nombre des membres principaux63. Il est, sur ce point, remarquable que la
plupart des traducteurs/copistes (SecrSecrPr1, SecrSecrPr8, SecrSecrPr9) aient
traité ce passage de manière relativement discrète plutôt que d’intervenir afin
de le rendre conforme à la doctrine des autorités.
Mais comment les yeux ont-ils bien pu faire leur apparition dans ce
contexte ? L’hypothèse la moins élégante serait de taxer l’auteur de cette inter-
polation d’inculture en matière médicale. Cela semble toutefois d’autant plus
improbable que cette interpolation a été reprise dans la plupart des manuscrits
en langue latine, alors que les traductions françaises ont, elles, pris soin de ne
pas la reproduire. Se peut-il, dans ces conditions, que les yeux aient pu, dans
une certaine mesure, donner lieu à des considérations justifiant qu’ils soient
considérés comme membre principal ?
Pour tout dire, plusieurs éléments convergents indiquent que cette idée est
parfaitement compatible avec la pensée aristotélicienne, pour laquelle la vue
permet à l’homme de reconnaître les différences entre les choses. C’est un axe
théorique auquel la plume de Roger Bacon donne une expression adaptée :
« visus solus ostendit nobis rerum differentias. » (« seule la vue nous per-
met de reconnaître et de distinguer les choses64. ») Cette proposition, telle
qu’elle est rendue par Roger Bacon, n’insiste plus tellement sur la pensée qui
reconnaît à partir des images, mais bien plutôt sur les yeux qui transmettent
le monde à l’esprit. Or si la vision, nécessairement liée au monde perceptible,
donc éphémère, était considérée comme trompeuse et inférieure à la faculté
de pensée par Aristote, elle occupe, par contre, une place privilégiée dans la
pensée des philosophes naturels. Inscrivant leurs travaux dans la tradition de
Platon et des (néo-)platoniciens, ceux-ci cherchaient à comprendre la nature
à partir des phénomènes observables. Vues sous cet angle, les interventions
retrouvées à l’intérieur du passage sur les quatre parties du corps pourraient
donc parfaitement relever d’un débat épistémologique propre au Moyen Âge.
Examinons ce qu’en disent les Perspectivae de Roger Bacon (Opus
­majus, V, 1, ch. 165) : « Car tout ce qui est dans les cieux et sur la terre est

63. Les yeux ne sont mentionnés ni parmi les membres principaux, ni parmi les membres
auxiliaires chez Avicenne.
64. D. C. Lindberg, éd. et trad. angl., Roger Bacon and the Origins of Perspectiva in the Middle
Ages. A Critical Edition and English Translation of Roger Bacon’s Perspectiva, with Introduction
and Notes, Oxford, 1996, p. 2, l. 20‑21.
65. Roger Bacon, Perspectiva, éd. cit., p.  2‑5, l. 20‑31  : «  Nam Aristoteles dicit in primo
Metaphysicae quod visus ostendit nobis rerum differentias, per illum enim exquirimus certas
experientias omnium quae in celis sunt et in terra. Nam ea quae in celestibus sunt considerantur
130 Yela Schauwecker

considéré [considerantur] par les instruments de la vision, comme le disent


Ptolémée et les autres astronomes. […] Et d’autre part, tout ce qui est ici,
dans ce monde, est éprouvé [experimur] par le sens de la vue, car l’aveugle
ne peut rien éprouver [experiri] dans ce monde qui soit digne d’être éprouvé
[quod dignum sit experiri]. Et le sens de l’ouïe nous fait croire, car nous
croyons les docteurs, mais nous ne pouvons pas éprouver [experiri66] ce que
nous apprenons de nouveau [addiscimus] sinon par le sens de la vue. » On
le voit, l’introduction de l’œil parmi les membres principaux s’accorde tout
à fait à la valeur que Roger Bacon attribue au sens de la vue. Néanmoins, la
seule version du Secret à faire état des yeux est celle de Jofroi de Waterford.
Celui-ci prend pour point de départ la quadripartition telle qu’elle est pré-
sentée par Avicenne. Nous reproduisons ce passage remarquable dans son
intégralité :
SecrSecrPr2, l. 495‑517 : Les menbres principaus sunt quatre, c’est a savoir le
cuer et la cervelle, le foie et les menbres genitaus. Mais li troi premiers sunt
necessaires a home por li meismes, mais le quart est necessaires por engen-
dreure, par qui humainne nature est savee en pluisors que ne puet en un seul
home toz jors durer.
A ces menbres principaus servent autres menbres. Les artaires, par lesquez les
esperis passent, viennent du cuer et servent a li, et de li passent par tot le cors,
dont les sages mires par le poç connoissent l’estaut du cuer. De la cervelle
issent les nerfs, et d’illuc s’espandent par tot le cors. Les esperis donnent vie a
tout le cors et les nerfs donnent movement. Et por ce veons apertement que,
quant om trait a la mort, les esperis failhent, et ce puet om aparcevoir par les
cops du pous. Et quant li ners du piet est trenchiés, home devient clop. Et
quant les ners en lur racine, c’est a dire pres de la cervelle, sunt trop moistes
par les fumees qui montent du boire a la cervelle, home devient foible et ne
puet aler fors chanchelant et quantqui de torner a destre torne a senestre. Du
foie sordent les vainnes es quez le sanc, qu’est amis a la nature, cort parmi
tout le cors por li conforter. Et por ce, quant home at trop sengniet, il piert
confort et vigor de cors.
Al cuer sert li poumons por li refroidir, car li poumons trait a soi l’air et
avente le cuer, qu’il ne soit estains par tres grant chalor. L’esplen sert a foie
et al cuer et a l’estomac, et por ce l’esplen est assis entre le cuer et le foie por

per instrumenta visualia, ut Ptolemaeus et ceteri docent astronomi. […] Que vero hic in terra
sunt experimur per visum, quia cecus nihil potest de hoc mundo quod dignum sit experiri. Et
auditus nos facit credere, quia credimus doctoribus ; sed non possumus experiri que addiscimus
nisi per visum. »
66. D. C. Lindberg traduit même, de manière plus explicite (ibidem, p. 5, l. 2) : « […] but we
cannot experimentally test […]. »
 La diététique dans les Secrets des secrets français 131

lur chaline atemprer. A l’estomac donne appetit par melancolie k’il l’envoit.
L’estomac sert a tot le cors, si cum uns comuns chadrons sert a toute la mai-
son. Le fiel est chaut et conforte l’estomac et les entrailhes. Les dens servent
a l’estomac, car il copent et detrenchent la viande, qu’elle soit plus ligiere a
defire. Le yoz et les oreillhes servent al cors et a l’anrme […].
Comme on le voit, la tripartition gréco-latine est adoptée ici dans sa version
augmentée d’Avicenne. Après avoir expliqué le classement des membres prin-
cipaux selon Avicenne au début du passage, Jofroi évoque ensuite la définition
de Galien et insiste sur le fait que chaque système mentionné passe par « tot
le cors ». La structure du traité laisse, de plus, entrevoir le double classement
des membres auxiliaires, car l’exposé des membres purement auxiliaires est
intégré à celui des membres principaux, tandis que les membres préparatoires
sont exposés dans le paragraphe suivant67. Cet exposé, qui amalgame ainsi
les doctrines des savants antiques et arabes de même que la pensée aristo-
télicienne et (néo)-platonicienne, n’est pas sans rappeler les méthodes pré-
valant alors dans le milieu universitaire parisien de la fin du xiiie siècle68. Il
nous semble ici important de signaler à quel point les deux approches nous
paraissent souvent opposées de manière trop rigoureuse par les historiens : les
tentatives de réconciliation des doctrines des deux philosophes remontent,
en effet, à l’Antiquité tardive, à l’époque des moyen-platoniciens. Ces der-
niers, tout en admettant que Platon et Aristote s’étaient spécialisés dans des
domaines différents, ne voyaient pas de contradiction fondamentale entre les
deux systèmes69.
Ensuite, Jofroi n’omet pas, pour chaque membre principal, d’avancer la
preuve de ce qui vient d’être dit sous forme d’observations faisant clairement
ressortir la vérité de la relation établie (par exemple, nerf – mouvement,
SecrSecrPr2, l. 502). Or ces observations ne relèvent pas de la logique pure et
simple, mais de la réalité concrète et du champ de l’observation70.

67. Par la manière dont sont ajoutés les dents, les oreilles et les yeux, le traité de Jofroi rap-
pelle un peu la métaphore platonicienne du « corps micropolis », voir G. Klier, « Die drei
Geister », art. cit., p. 50‑51.
68. Y. Schauwecker, « Das Secretum [...] im Spiegel der Wissenschaftsgeschichte », art. cit.,
p. 315‑328, p. 319‑321.
69. S.  Gersh, «  Platonism – Neoplatonism – Aristotelianism  : A Twelfth-Century
Metaphysical System and its Sources », dans Renaissance and Renewal in the Twelfth Century,
éd. R. L. Benson et G. Constable, Harvard, 1982, p. 512‑534, p. 513 et 531.
70. En ce qui concerne li ners trenchiés, voir Avicenne, Canon, § 121, qui précède immédiate-
ment le passage sur les parties du corps : « One must rather realize that the faculty could not
be there at all were it not for the liver, and that therefore if the path were obstructed the bone
132 Yela Schauwecker

Ce remaniement et cette augmentation du canon des membres princi-


paux71 permettent à Jofroi de procéder en souplesse à l’intégration des yeux
tout en anticipant la transition vers les chapitres suivants.

Les remèdes et les aliments

La teneur des chapitres que le Secretum consacre aux parties du corps com-
prend la description des symptômes lorsque des superfluités s’amassent dans le
membre concerné. Viennent ensuite un ou plusieurs traitements et remèdes,
suivi(s) d’un avertissement contre les maladies susceptibles de se manifester si
les thérapies prescrites sont négligées. Dans la plupart des versions en ancien
français, la teneur de ces chapitres a été conservée plus ou moins en l’état :
SecrSecrPr1, fol. 132 v : Cors humain est en .iiii. parties devisé, la primere
partie est li chief. E quant superfluitez el chief surhabundant, par ces signes
les aperceverez : ce sunt tenebrur des oilz, pesantume des surcilz, repercus-
sion ou bature des temples e sonit es oreilles, estupeure des narilz. Quant
aucuns sent cestes choses avenir en coi prenge effcentrin (?) e le quise en duz
vin ovec les racines de pulegie jusk’a la moitié degastee e tienge chascun ma-
tin cele liqur en sa bouche jusq’il sen sent de la value. E use en ses mengiers
grains de mustrade e en quise el pois d’un denier ovec pudre confit des douze
oignemenz e l’use avant son dormir. Se il ce laisse et faire le despise, douter
poet perilluses maladies, ce est asavoir corupcion de veüe, dolur de cervele e
mouz autre, desquels toutes dieus touz tens vos defende.
Une fois encore, Jofroi est le seul à intervenir profondément sur ce passage,
dans lequel il supprime les traitements et remèdes qu’il remplace par une
énumération des aliments favorables et nocifs pour le membre respectif :
SecrSecrPr2, l. 520‑538 : A la cervelle fait bien : boen air et cler sens vent,
sens fumee, sens nuee, aloé, time, aloigne, agarike, coloquintida, sené, touz
les mirabolans, chanchons, melodie et chascun delitable son, muge, cubebes,
carpobalsamun, xilobalsamon, betoingne, majorane, fuilhe de lorier, ave-
roigne, squinantum, amomum, molilotum, anete, poliol montan, epithyme,

would cease – exactly as holds in the case of movement when some nerve-connection with
the brain is severed. »
71. Jofroi n’était apparemment pas le seul à regrouper les membres principaux en ajoutant
notamment la rate, la vésicule biliaire et les reins, et en abandonnant le (?) schéma classique de
la quadripartition, voir O. Riha, « Mikrokosmos Mensch : Der Naturbegriff in der mittelal-
terlichen Medizin », dans Natur im Mittelalter, éd. P. Dilg, Berlin, 2003, p. 111‑123, p. 118. À
noter, toutefois que les sources ne sont pas indiquées.
 La diététique dans les Secrets des secrets français 133

mente, calamente, ozimum, rue, sage, castereum, mostarde, mastic pelette,


toutes les graunz gommes, nois muget, boen vin beu mesurablement, joie de
cuer, la teste souvent pinier et maiement, quant om lieve de dormir, les piés
sovent laver od eiwe chaude et avoic bonnes erbes ; voilhier et dormir mesu-
rablement, une fois le mois plus boire que ne soloit.
Cestes choses funt mal a la cervelle : argent vif, chascune cervelle de bestes,
estre la cervelle de chien et de goupil, car la poudre de lur cervelle donnee en
boire vaut molt a ceus qui ont epylensye. Et sorquetot chascune glotenie et
ivresce, tart soper, dormir maintenant aprés mangier, et maiement se la cer-
velle soit fieble, tourble air et espés, grans pensees, tristeces, dolor et corouz,
sorfait de lecherie, charge sur la teste, durkresce de ventre, molt ou sovent
mangier poisons, chascune viande qui soit molt flemastike, grant chalor et
grant froit, fromage et lait et calheboz. Et sur toute riens fait mal mangier
ains que la premiere viande soit defitte, baingnier aprés mangier, molt voil-
hier. Opium, yveroingne beu od mangier funt mal a la cervelle, froides erbes
et crues, et fruis de semblable nature, trop dormir, vomit avoiques grant an-
goisse, porias, auz, oingnons, cressons, eruca.
Ce faisant, Jofroi a reproduit des passages du traité De conservanda sanitate
de Pierre d’Espagne. Rédigé vers 1250 sous la double influence des facultés de
médecine de Salerne et de Paris, ce traité comportait des chapitres consacrés
au cerveau, aux oreilles, aux dents, aux yeux, aux poumons, au cœur, à l’esto-
mac, au foie et à la rate, tout comme le fait Jofroi. SecrSecr2 traite non seule-
ment des organes dans le même ordre que Pierre d’Espagne – ce qui, nous en
convenons, ne saurait nullement constituer une preuve définitive permettant
d’inférer une quelconque dépendance, eu égard aux principes traditionnels
d’organisation sous-jacents rencontrés dans les traités médicaux du Moyen
Âge –, mais il structure également ses énumérations des aliments et des autres
conseils dans un ordre rigoureusement identique, ce qui ne laisse finalement
que peu de doute sur l’origine de ses propos.
En procédant à ce remplacement, Jofroi suit une tendance également ob-
servée dans les ouvrages spécifiques consacrés à la diététique, au sein desquels
l’aspect thérapeutique du régime est de plus en plus délaissé pour laisser place
à la conservation de la santé. Le plus souvent rédigés à la demande de puis-
sants personnages, les régimes de santé témoignent, à partir du xive siècle, de
l’intérêt que porte une certaine élite à sa santé et à la conservation de celle-ci72.
On comprend, dans ce contexte, que le Secretum secretorum ait pu sembler

72. M. Nicoud, « Savoirs et pratiques diététiques au Moyen Âge », La figure de Jules César au
Moyen Âge et à la Renaissance, éd. B. Méniel et B. Ribémont, Cahiers de recherches médiévales
et humanistes, 13 spécial (2006), p. 239‑247, p. 242.
134 Yela Schauwecker

prédisposé, ne serait-ce que par le caractère fictif de son cadre, à intégrer une
section diététique digne de ce nom, d’où les rapports observés par ailleurs avec
les écrits diététiques spécialisés73.
En intégrant cette attention essentielle au maintien de la santé, certains
régimes distillent des recommandations plus normatives que prescriptives et
revêtent les allures de véritables dictionnaires alimentaires74. Ayant parfaite-
ment assimilé le « dictionnaire alimentaire » d’Isaac Israeli, la diététique de
Jofroi n’a, sur ce point, rien à envier aux écrits spécialisés diététiques de son
temps. En revanche, l’influence d’Arnaud de Villeneuve, dont on pourrait dire
qu’il joua, au cours des premières années du xive siècle, le rôle de « fixateur »
du genre du régime de santé75, ne se fait pas encore sentir dans l’ouvrage de
Jofroi. Si ce dernier retient certes l’énumération des res non naturales comme
facteurs décisifs du maintien de la santé, c’est en effet davantage par mimé-
tisme avec les traités diététiques traditionnels76, ainsi que sous l’influence du
galénisme77.
Ainsi qu’il nous a été donné de le constater, les différences affichées par
les traductions du Secretum secretorum sont donc rarement dues à de simples
erreurs de copiste. Même là où aucune intervention délibérée n’est identi-
fiable de la part des traducteurs ou des copistes, les variations sont néanmoins
assez souvent explicables, comme, par exemple, dans le cas du nom du mois
« saturne » apparaissant dans SecrSecrPr9. Les différences entre les versions
en ancien français font clairement ressortir les passages où les traducteurs ont
jugé nécessaire d’intervenir sur le savoir transmis. On peut donc, sans crainte
de se tromper, affirmer qu’elles reflètent l’évolution des connaissances, voire
même, en certains endroits, le débat épistémologique entre les philosophes
scolastiques et les philosophes naturels, autrement dit entre la logique aristo-
télicienne et l’observation (néo-)platonicienne.
L’étude que nous venons de mener à titre d’exemple sur deux blocs thé-
matiques du Secretum mériterait certainement d’être reprise dans un cadre

73. M. Nicoud, Les régimes de santé au Moyen Âge, Rome, 2007, p. 63‑65.


74. M. Nicoud, « Savoirs et pratiques diététiques », art. cit., p. 243 et 247.
75. M. Nicoud, Les régimes de santé au Moyen Âge, op. cit., p. 153‑154 : « Délaissant une orga-
nisation chronologique par saisons ou par mois qui ne permettait pas de rendre compte de
tous les facteurs agissant sur la santé, les auteurs de manuels diététiques, à partir de la seconde
moitié du xiiie siècle, préfèrent suivre l’énumération des ‘choses non naturelles’ ». Voir aussi
M. Nicoud, « Diététique et saisons » dans Le temps qu’il fait au Moyen Âge, éd. J. Ducos et
C. Thomasset, Paris, 1998, p. 59‑68, p. 67.
76. M. Nicoud, « Savoirs et pratiques diététiques », art. cit., p. 240.
77. Cette observation s’accorde bien à la datation du texte de Jofroi vers 1300.
 La diététique dans les Secrets des secrets français 135

plus général, en se fondant non seulement sur la section diététique, mais


également sur l’ensemble du texte, et en s’appuyant sur des éditions tenant
compte de tous les manuscrits conservés. Nul doute, en effet, que l’examen
de la forme de ces interventions (remplacement, omission, suppression ou
correction explicite) permettra alors de tirer des enseignements sur la relation
qu’entretenaient les traducteurs à l’égard des autorités. Compte tenu de la
variété des sujets abordés dans ce texte encyclopédique, la matière a en effet
de quoi fournir des cas particuliers en nombre suffisant pour dresser dans un
premier temps un tableau relativement exhaustif de la qualité du traitement
que chaque traducteur réserve aux auteurs, puis relier la comparaison au cadre
plus large du développement scientifique et épistémologique de leur époque.

Yela Schauwecker
 Sens, Texte, Informatique, Histoire
Université de Paris-Sorbonne

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