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(Doi 10.1484/m.ar.5.103386) - La Diététi
(Doi 10.1484/m.ar.5.103386) - La Diététi
1. Selon L. Thorndike (A History of Magic and Experimental Science, t. 2, During the First
Thirteen Centuries of Our Era, New York, 1923, p. 267), le Secret des secrets était « the most
popular book in the Middle Ages ».
2. Nous retenons cette désignation par souci de brièveté, et ce, malgré R. Forster, qui sou-
ligne que le Secret des secrets oscille entre encyclopédie et miroir du prince selon les versions
(« Enzyklopädie oder Fürstenspiegel ? Arabische, lateinische und deutsche Fassungen des
pseudo-aristotelischen Secretum Secretorum », dans Allgemeinwissen und Gesellschaft, Akten
des internationalen Kongresses über Wissenstransfer und enzyklopädische Ordnungssysteme, éd.
P. Michel, M. Herren et M. Rüesch, Winterthur, 2007, p. 257‑273).
3. M. A. Manzalaoui, « The Pseudo-Aristotelian Kitāb Sirr al-asrār : Facts and Problems »,
dans Oriens, 23‑24 (1974), p. 147‑257 ; M. Grignaschi, « L’origine et les métamorphoses du
Sirr-al-’asrâr », dans Archives d’histoire doctrinale et littéraire du Moyen Âge, 43 (1976), p. 9‑112.
4. Pour des relevés et différents essais de classification des manuscrits latins du Secretum secre-
torum, voir R. Förster, « Handschriften und Ausgaben des pseudo-aristotelischen Secretum
secretorum », dans Centralblatt für Bibliothekswesen, 6/1 (1889), p. 1‑22 ; G. F. Warner et
J. P. Gilson, Catalogue of Western Manuscripts in the Old Royal and King’s Collections, Londres,
1921 ; F. Wurms, Studien zu den deutschen und lateinischen Prosafassungen des pseudo-aristo-
telischen Secretum Secretorum, thèse de l’Université de Hamburg, 1970 et, plus récemment,
C. B. Schmitt et D. Knox, Pseudo-Aristoteles Latinus. A Guide to Latin Works Falsely Attributed
to Aristotle before 1500, Londres, 1985, p. 54‑76.
études à ce sujet : l’une entend déterminer l’influence exercée par le texte latin
et l’usage que les traducteurs français en ont fait13, tandis que l’autre cherche
à identifier les sources sur lesquelles s’est fondé Jofroi de Waterford pour sa
traduction-adaptation du Secretum secretorum14, exécutée aux alentours de
1300 en collaboration avec Servais Copale (ms. de Paris, BnF, fr. 1822). L’étude
de J. Monfrin se cantonne toutefois à la première partie de cette œuvre, c’est-
à-dire aux seuls chapitres traitant de l’enseignement moral.
Nous nous proposons d’étudier la section de diététique du Secretum secre-
torum telle qu’elle a été transmise dans les différentes traductions françaises,
afin d’y relever à la fois les passages sans intervention des traducteurs et ceux
qui ont été modifiés. Comme les différentes traductions sont, pour la plupart,
inédites et assez peu étudiées, il ne nous sera possible de livrer ici qu’une
première étude15. Cet examen permettra néanmoins de montrer que les tra-
ducteurs ont dû prendre toute une série de décisions oscillant souvent entre
deux pôles : celui du respect du modèle, d’une part, et celui de l’aspiration à
se conformer aux savoirs de leur époque, d’autre part. Nous verrons ainsi que
si certains, SecrSecrPr1 par exemple, ont opté pour une traduction qui soit la
plus fidèle possible, d’autres ont pris certaines libertés, ce qui est notamment
le cas de Jofroi de Waterford (SecrSecrPr2, vers 1300). Les interventions des
traducteurs vont de la correction simple et mineure jusqu’au remplacement
de passages jugés obsolètes par des connaissances alors nouvelles, en passant
par la restructuration de chapitres entiers : le caractère encyclopédique et la
structure relativement lâche du Secretum permettaient de procéder à de telles
dactylographiée et difficilement lisible. Voir, pour une sorte de résumé, son compte rendu
de l’édition du Secretum secretorum commentée par Roger Bacon publiée par R. Steele, dans
Zeitschrift für romanische Philologie, 45 (1925), p. 375‑382.
13. J. Monfrin, « La place du Secret des secrets dans la littérature française médiévale », dans
Pseudo-Aristotle, The Secret of Secrets. Sources and Influences, éd. W. F. Ryan et C. B. Schmitt,
Londres, 1982, p. 73‑113.
14. J. Monfrin, « Sur les sources du Secret des secrets de Jofroi de Waterford et Servais
Copale », dans Mélanges de linguistique romane et de philologie médiévale offerts à M. Maurice
Delbouille, éd. M. Tyssens, Gembloux, 1964, t. 2, p. 509‑530.
15. Nous renvoyons aux versions individuelles en recourant aux sigles qui leur sont attribués
par le Dictionnaire étymologique de l’ancien français, DEAF. Pour tout renseignement supplé-
mentaire, se rapporter à la bibliographie du DEAF, qui est consultable sur internet à l’adresse
suivante : http://www.deaf-page.de. L’ordre de présentation suivra celui des sigles attribués par
le DEAF. Dans le cas des versions inédites conservées dans plus d’un manuscrit, compte tenu de
l’état de la recherche, du cadre limité de la présente étude et de la complexité du sujet, le choix
d’un manuscrit s’est fondé sur des raisons pratiques plutôt que scientifiques : je dois admettre
que j’ai souvent dû me contenter tout simplement d’un manuscrit disponible et lisible.
110 Yela Schauwecker
19. Pour la section sur la diététique nous citerons les lignes de notre édition, pour les autres
parties de l’œuvre les folios du ms. de Paris, BnF, fr. 1822.
20. Datation du DEAF : environ 1460.
21. http://www.sites.univ-rennes2.fr/celam/cetm/S2.htm#46. Voir aussi l’édition critique
de D. Lorée, à paraître à Paris chez Champion.
112 Yela Schauwecker
Les passages diététiques traitent des éléments suivants, même si tous les
éléments ne sont pas compris dans chaque version :
1. -Il faut se méfier des femmes
2. -La jeune fille venimeuse
3. -Le conseil des astronomes en médecine
4. -La valeur de l’astronomie
5. -La répartition de l’astronomie
6. -Valeur de la santé
7. -La petite cosmologie
8. -Mesure, Abstinence
9. -Viandes convenables, purgations
10. -Diversité des diètes
11. -Bon estomac, mauvais estomac
12. -Coutume
13. -Régime par saisons
14. -Régime par moments de la journée
15. -La chaleur naturelle, la mort I
16. -Choses qui renforcent le corps
17. -Choses qui rendent le corps faible
18. -Les quatre membres principaux
19. -La panacée
20. -La mort II
21. -Viandes grosses, moyennes, subtiles
22. -Eau, vin, viandes diverses.
Cet ordre a généralement été conservé par les traducteurs. Il n’en demeure pas
moins que le contenu de certaines séquences a fait l’objet de modifications,
d’ajouts, de suppressions. Mais penchons-nous tout d’abord sur les passages
dépourvus d’intervention du traducteur.
Les dictons et certains énoncés bien connus, telle la fameuse formule
d’Hippocrate selon laquelle on ne vit pas pour manger mais on mange pour
vivre, sont reproduits à l’identique dans pratiquement toutes les versions
La diététique dans les Secrets des secrets français 113
Car saches que estendre ses membres esgaulment donne force et le peignier
lieve et oste les vapeurs qui viennent en dormant en la teste et les esloignent
de l’estomac. En esté lave ta teste d’eaue froide et elle te retiendra la chaleur
de la teste, et si te sent cause de toy donner appetit de menger. Aprés fay que
tu soyes vestuz de beaulx et precieux vestemens car le cuer d’ome se delite fort
ou regard de beaux vestemens et de belles robes.
Ces courts extraits amènent plusieurs observations. On constate tout d’abord
que la manière dont ces conseils sont formulés diffère visiblement d’un extrait
à l’autre, ce qui nous permet, et il est important d’insister sur ce point, d’iden-
tifier les textes comme sept traductions véritablement indépendantes l’une de
l’autre. En revanche, force est de constater que les passages cités n’ont pour
ainsi dire subi aucune modification sur le plan du contenu proprement dit.
Concernant la structure même des textes traduits, il convient ensuite de
signaler la suppression de certains chapitres ou leur remplacement pur et
simple par des passages correspondants tirés d’autres ouvrages. Ainsi Jofroi
de Waterford saisit-il l’occasion que lui offrent les chapitres alimentaires pour
intégrer une traduction – somme toute assez fidèle quant au contenu, mais
fortement restructurée et abrégée en certains endroits – du De dietis uni-
versalibus et particularibus d’Isaac Israeli. Il a, en outre, substitué aux pas-
sages traitant des parties du corps et de leurs remèdes respectifs des chapitres
tirés du Liber de conservanda sanitate de Pierre d’Espagne26. Ce faisant, il se
conforme à la manière de procéder dont il avait averti le lecteur au début de
son ouvrage (SecrSecrPr2, l. 6‑1027) : « Por ce ne volons mie del tout sievre
ceste translations, mais nos entendons ce qu’est mesordenei mettre en droit
ordene, et ce que il i a trop recoper et la ou il a trop poi en enter, et ce qu’il i
a fauz amender. Car bien savons qu’en la lenghe grigoise, en quoi Aristotles
tos ses livres escrit, nulle de cestes defautes n’i avoit. » Il prend par ailleurs le
soin, du moins dans le cas du Liber de dietis, d’indiquer sa source (fol. 143 v) :
« Ce que i avons mis de la nature et de la diversitez de viandes et de boires est
translatez des livres Ysaac qui sunt apellez Dietes universales et particulers. »
Pierre d’Abernun a, pour sa part, intégré dans son ouvrage, aux vers 1868
à 2237, des passages tirés du début du livre IV du Liber Almansoris rédigé par
26. Y. Schauwecker, « Das Secretum im Secré des segrez von Jofroi de Waterford im Spiegel
der Wissenschaftsgeschichte », dans Sciences et langues au Moyen Âge. Wissenschaften und
Sprachen im Mittelalter, éd. J. Ducos, Heidelberg, 2011, p. 315‑328, p. 321‑324.
27. Il convient de signaler que le passage tel qu’il se trouve dans les autres versions, en des
endroits variés, insiste plutôt sur le fait qu’il n’y avait pas de fautes dans la version originale
aristotélicienne.
116 Yela Schauwecker
31. Dans ce manuscrit, la lettre z est employée pour transcrire le s. La forme Sachez relève
donc de la deuxième personne du singulier, non pas du pluriel.
32. M. Nicoud, Les régimes de santé au Moyen Âge, Rome, 2007, p. 142‑143.
33. P. Meyer, « Notice d’un manuscrit messin : Montpellier 164 et Libri 96 », dans Romania,
15 (1886), p. 166‑191, p. 178.
118 Yela Schauwecker
outre, cette version emploie à plusieurs reprises des adresses tout empreintes
de respect comme « vous, haulz emperieres, vous vous devez garder enten-
tivement » (fol. 14 v), « hault roy » (fol. 17 r, 19 v), qui donnent à l’œuvre
l’air de s’« adresser » à la personne même du lecteur auquel elle est destinée.
Si les traducteurs ont pris la liberté d’intervenir sur ces formules d’adresse,
cela tient fort probablement au fait qu’ils ne considéraient pas celles-ci
comme faisant véritablement partie intégrante de l’œuvre. Il semble, en ef-
fet, que l’autorité du texte n’ait été admise que pour une certaine portion
considérée comme le noyau même du Secretum34. Ce faisant, les traducteurs
éprouvaient une moindre hésitation lorsqu’il s’agissait d’intervenir sur des
passages qui n’en relevaient pas, comme par exemple les phrases introductives
ou les copules.
Les saisons
Prenons, par exemple, le régime de santé adossé au cycle annuel des saisons,
une approche héritée de la Diététique de Dioclès de Caryste, contemporain
d’Aristote, dont il fut probablement l’un des étudiants35. Les quatre chapitres
sont construits de manière rigoureusement identique : développement consa-
cré à une seule saison, à ses dates limites et à sa durée ; description de la nature
et comparaison présentant une femme dans l’âge correspondant à la saison
évoquée, ainsi que conseils diététiques qui en découlent. À première vue, la
structure des chapitres concernés reprend assez fidèlement celle des chapitres
de la traduction de Philippe de Tripoli36. Il convient toutefois de signaler que
les traductions françaises ont transformé les indications des dates limites, en
les exprimant selon le mode de datation fondé sur le compte progressif des
34. Pour plus de détails sur ce sujet, Y. Schauwecker : « Transfer of Knowledge and Textual
Authority : The Liber introductorius by Alchabitius in Latin and in French », exposé donné
pour The Medieval Translator, Louvain, 2013, à paraître.
35. H. von Staden, « Jaeger’s Skandalon der historischen Vernunft : Diocles, Aristotle
and Theophrastus », dans Werner Jaeger Reconsidered, éd. W. M. Calder III, Atlanta, 1992,
p. 227‑265.
36. La traduction de Jean de Séville, plus ancienne que celle de Philippe de Tripoli, ne com-
prend ni la description « lyrique » des saisons, ni leurs délimitations astronomiques, aux-
quelles le traducteur a substitué l’indication suivante, plus abrupte : « a medio Marcii usque
ad medium Junii ver habeatur […]. » (éd. H. Suchier, « Epistola Aristotilis ad Alexandrum
cum prologo Johannis Hispaniensis », dans Denkmäler provenzalischer Literatur und Sprache,
t. 1, Halle, 1883, p. 472‑480, p. 478 : 95‑97).
La diététique dans les Secrets des secrets français 119
jours du mois37, tandis que ces mêmes dates sont conservées selon le mode de
datation romain, comptées donc à partir des calendes du mois suivant, dans le
texte de Roger Bacon. Nous reproduisons ici le chapitre consacré au printemps
tel qu’il est transmis dans SecrSecrPr1, la traduction la plus fidèle :
SecrSecr1, fol. 131 v : Veire qe comence quant li soleil entre en le signe de
moton et pardure nonante trois jour e vint e trois hures e la quarte part d’une
hure, ce est del disme jour de marz issant jusk’al vintisme quart jour de juin.
En cest tens sunt li jur e la nuit d’une longur ovels. Li cors d’ome enclu-
cist (?), l’air enbelist, li vent ventent, li noifs remettent, les eawes decurrent,
li fontaine derivent, les seves montent as summez des arbres e as chiefs des
raims, cressent blez, reverdisse prez, flurissent e encolorissent flurs. Arbres
florisanz renovelent, terres sunt ornees des fruiz, bestes engendrent, pastures
surdent, tutes riens reprent forces, oiseaus chantent, crient li russinol. La terre
entierement receit son ornement e sa beauté e devient come espuse bele come
damosele avenante, ornee des riches ornemenz e diverses colurs k’ele apierge
as gens en la feste des noces. Veir est chaud e moiste e atempré e resemble l’air.
Sanc renovele e l’espant par touz les membres e profite en ce k’il est atempree
d’ovele compexion. En lui doit l’on user tels mengiers, ce a savoir pucins des
gelins e uns oiseals qi sunt diz « coturnices » e oefs, mes ne mie outre sis, e
lectuses salvage qe li vilein apellent « scarias », et lait de chevre. Nul tens
n’est meillour ne plus covenables a seignee e mout profit en lui us e mocion
de cors e solucion de ventre e movement de bain e de suur e de beivre des
espices a digestion e totes purgacions receivre. Car ce qe par digestion ou par
seignee de achier [est dechacié] cest tens par sa moisture restore.
Citons, à titre de comparaison, le même passage dans la version de Jofroi de
Waterford, puisque cette version est généralement celle qui s’écarte le plus
du texte latin :
SecrSecrPr2, fol. 105 r : Les compotistres dient que ver comence a la feste que
nos apellons a la chaiere saint Piere et dure jusques a la feste saint Urbain.
[…] Li tens de ver est chaut et moiste a la semblance de l’air, et por cel tens
toutes choses comenchent a renoveler et revertir en estaut, les tempestes soi
comenchent a retraire, les noif soi demettent ens es montaingnes, les rivieres
corrent, entor les mons les fontainnes sordent, les humors d’arbes et d’erbes
montent de la racine jesques az rams, les semences lievent, les blez croissent,
les pres raverdissent, les flors colourent la terre, les arbres soi vestent de fuil-
hes, boutonnent et germent. Les bestes engendrent, la pasture renovelle,
toutes vives choses reprennent lur vertus. Li oisel chantent, li rossignos lur
37. Sauf la première, que plusieurs manuscrits français ont conservée selon le mode de data-
tion romain.
120 Yela Schauwecker
38. La diététique des saisons ne figure ni dans la version de Pierre d’Abernun, ni dans
SecrSecrPr4.
39. D. Jacquart, « Le temps médical au Moyen Âge, ou l’introuvable précision », Bibliothèque
de l’École des Chartes, 157 (1999), p. 157‑170, p. 161.
La diététique dans les Secrets des secrets français 121
40. Avicenne, Canon, I, 2, 2, 1, 3, traduit par D. Jacquart, d’après l’édition de Lyon de 1498, qui
est accompagnée du commentaire de Jacques Despars (« Le temps médical », art. cit., p. 167).
41. B. Obrist, « Le diagramme isidorien des saisons, son contenu physique et les représen-
tations figuratives », Mélanges de l’École française de Rome. Moyen Âge, 108 (1996), p. 95‑164,
p. 105.
42. D. Jacquart, ibidem, p. 157‑170.
43. Compotus Fratris Rogeri, éd. R. Steele, Opera hactenus inedita Rogeri Baconi. Oxford, 1926,
t. 6, p. 1‑199.
122 Yela Schauwecker
mais précise que les jours charnières étaient quelque peu décalés chez Jean
Damascène. Vient l’énumération des jours de fête à l’aide desquels s’opère
la division de l’année selon les « auctores compoti nos precedentes », donc
des computistes plus anciens, « qui inveniuntur aliter distinxisse, nescio qua
auctoritate vel racione », « que l’on voit distinguer autrement, sans que l’on
sache l’autorité à laquelle ils se rapportent » (p. 28 :15‑16). Certains croient
toutefois, poursuit Roger Bacon, que cette division se conforme plus à l’ap-
proche des médecins qu’à celle des astronomes dans la mesure où les médecins
se soucient moins de la quantité des saisons que de la qualité des jours, les nou-
veaux rapports des qualités primaires se faisant sentir avant que le soleil n’entre
dans les quatre signes respectifs. Le fait que ce soit plutôt cette approche qui
recueille ses faveurs ressort clairement des propos suivants : « Set contra sic
dicentes est auctoritas Ypocratis adducta44 […] » – la foi dans les autorités
étant, pour lui, la sorte de connaissance à laquelle il attribue le moins de valeur.
Roger Bacon poursuit son traité en exposant ensuite les objections avancées
par les adversaires de la division physique des saisons.
Abordant un dernier argument critique, il nous laisse ensuite dans le doute
quant à la question de savoir si cet argument représente une objection for-
mulée par les adversaires de la répartition physique, à savoir que les médecins
ne seraient eux-mêmes pas non plus en mesure de déterminer des dates fixes
pour le début des saisons, ou s’il s’agit, au contraire, d’un argument allant à
l’encontre de la répartition aristotélicienne, en ce sens que, si les médecins ne
sont pas en mesure de déterminer le début des saisons de manière appropriée,
il en va alors de même, a fortiori, pour les astronomes : « Et propter hec, eciam
secundum medicos, non possunt distingui artificialiter, nec eorum quantitas
certa ostendi45. » Arrivé au terme de sa démonstration, Roger Bacon finit
toutefois par formuler de manière assez claire une opinion qui n’en revêt pas
moins des allures paradoxales : « Ideo prima opinio [= la division astrono-
mique] sola vera est, et per artem datam46. »
Quoi qu’il en soit, Roger Bacon, qui n’avait évidemment pas dissimulé sa
préférence pour la division saisonnière des médecins dans son Comput, retient,
une dizaine d’années plus tard dans son Secretum, la division astronomique.
44. P. 29 : 8 : « Mais ceux qui contestent cette position allèguent (en guise d’argument)
l’autorité d’Hippocrate. »
45. P. 29 : 20 : « Et, par conséquent, même selon les médecins, [les saisons] ne peuvent pas
être distinguées artificiellement, ni délimitées de manière définitive. »
46. P. 29 : 22 : « Et, par conséquent, la première opinion [= la division astronomique] est la
seule et véritable [manière de trouver les dates des saisons] et elle est trouvé par l’art. » Nous
nous permettons d’ajouter : l’art qu’il vient justement de condamner...
La diététique dans les Secrets des secrets français 123
A-t-il alors jugé qu’il n’était pas nécessaire d’intervenir ? La réponse est sans
doute plus complexe qu’il n’y paraît. Dans le Secretum, après les délimitations
des saisons, les diverses traductions, mais aussi la version latine de Philippe de
Tripoli, intercalent une description de la nature47, que l’on pourrait qualifier
de « lyrique ». Cependant, il est fort probable que cet « élan poétique »
remplisse une tâche plus prosaïque : celle de donner également voix à la clas-
sification des saisons selon les médecins en exposant les phénomènes obser-
vables permettant de distinguer les propriétés et les qualités des saisons. Si
l’on accepte cette interprétation, le Secretum, tel qu’il est présenté par Roger
Bacon, et tel qu’il est transmis dans la plupart des versions françaises, se trouve
donc à cheval entre le modèle mathématique aristotélicien et le modèle phy-
sique (néo)-platonicien, la répartition astronomique étant ici citée de manière
explicite, tandis que la division physique, rendue de manière plus discrète,
prend la forme de descriptions de la nature.
Sur ce point, le texte de SecrSecrPr8 a, quant à lui, retenu les indications
astronomiques de son modèle, non sans d’ailleurs insister sur le début des
propriétés du printemps, et donc sur le changement des qualités. À la fin du
chapitre, il insère ensuite les dates précises du début de chacune des saisons,
en se conformant cette fois-ci à l’approche physique :
SecrSecrPr8 (fol. 11 r et v) : Printans et ces proprieteis ancommancet quant li
soloilz antre ou signe qu’est aipellers « aries », c’est a dire an romman « lou
mouton ». [corps du chapitre] Et anconmancet li tans de printamps le jour
de saint Piere c’on dit « vers sus Piere » qu’est a la fin dou moix de fewrier
et duret jesques a la Saint-Urbein qui est le septime jour a la fin dou moix de
may.
De même, pour l’été, il signale que celui-ci dure « jesques a la feste saint
Syphorien qui est le dizime jour de lai fin dou moy d’awoust » (fol. 11 v), pour
ensuite signaler que « l’autompne duret jesques ai feste saint Clement qui est
lou septime jour de lai fin dou mox de novembre » (fol. 11 v) et que l’hiver
s’étend du « jour de saint Piere c’on dit ‘ vers sus Piere ’ qui est lou septime
jour a la fin dou mois de fevrier » (fol. 12 r48). On le voit, les dates indiquées
dans cette traduction correspondent plutôt aux débuts physiques des saisons,
47. Ces passages descriptifs ne se trouvent ni dans le texte arabe ni dans la traduction de Jean
de Séville. Nous ne saurions dire si cette insertion est due à Roger Bacon ou si elle se trouvait
déjà dans le texte de Philippe de Tripoli, dans la mesure où nous ne possédons aucun manuscrit
contenant la version originale de Philippe (S. J. Williams, The Secret of Secrets, op. cit, p. 163).
48. Il n’est peut-être pas sans intérêt de voir que ce texte, bien qu’il ait choisi d’adopter une
tout autre répartition saisonnière, est la seule version à retenir le mode de datation romain.
124 Yela Schauwecker
ce que le texte semble parfaitement assumer, bien que cela s’inscrive ouverte-
ment en faux par rapport au début de chaque chapitre respectif.
En revenant maintenant à l’œuvre de Jofroi, qui avait d’abord attiré notre
attention sur les remaniements que l’on vient d’exposer, la différence par rap-
port à SecrSecrPr8 n’est pas substantielle, mais graduelle, en ce que cette ver-
sion supprime complètement les indications astronomiques au profit d’une
division saisonnière selon les médecins. Il ne désigne toutefois pas les dates
de manière explicite et recourt, pour cela, à la délimitation christianisée des
saisons au moyen des jours de fêtes ecclésiastiques, telle que la proposent jus-
tement, souligne-t-il, les savants de l’Église en charge du comput :
SecrSecrPr2, l. 362‑365 : Les compotistres dient que ver comence a la feste
que nos apellons a la chaiere saint Piere et dure jusques a la feste saint Urbain.
Puis comence l’estei et dure jusques a la feste saint Simphorian. Puis comence
amptone et dure jusques a la feste saint Climent, et d’illuques dure iver
jusques a la feste saint Piere.
À ce point de notre étude, arrêtons-nous un instant sur quelques curiosités que
présentent les divisions saisonnières dans les manuscrits français. Concernant
la durée des saisons, par exemple, on remarquera ainsi que la durée du prin-
temps, que le texte arabe fixe à 93 jours et 23 ¼ heures et qu’adopte Roger
Bacon, est retenue de cette façon dans tous les manuscrits consultés la trans-
mettant. En revanche, la durée des autres saisons a été transformée dans cer-
tains manuscrits. Ainsi, alors que SecrSecrPr9 et SecrSecrPr6 signalent, avec
Roger Bacon, une durée de 92 jours et 23 ⅓ heures pour l’été, SecrSecrPr1 ne
donne que 72 jours et 23 ⅓ heures49. La différence est plus nette dans le cas
des autres saisons : pour l’automne, qui comprend, selon les calculs de Roger
Bacon, 88 jours et 17 3/5 heures, SecrSecrPr1 signale 88 jours et 27 3/5 heures,
SecrSecrPr9 88 jours et 17 ¾ heures, tandis que SecrSecrPr6 adopte une durée
de 98 jours et 27 heures. Il en va de même pour l’hiver, qui compte 89 jours,
7 heures et 49 minutes selon Roger Bacon, et 89 jours et 23 heures selon
SecrSecrPr9, alors que SecrSecrPr6 signale une durée de 79 jours et 23 heures,
tandis que SecrSecrPr1 indique une durée de 79 jours et 4 heures. La prudence
nous invite, au vu de la discussion menée au Moyen Âge sur cette question50,
à ne pas interpréter tous ces nombres déviants comme de simples erreurs de
copiste.
49. Comme les nombres dans SecrSecrPr1 sont transcrits en toutes lettres, il est possible que
le copiste n’ait fait que reproduire une erreur de transcription déjà présente dans le modèle où
les nombres étaient probablement écrits en chiffres romains.
50. D. Jacquart, « Le temps médical », art. cit., p. 157‑170.
La diététique dans les Secrets des secrets français 125
À noter, par ailleurs, que la notation des nombres, elle aussi, varie entre les
manuscrits. Une fois encore, SecrSecrPr1 affiche de grandes similitudes avec
l’édition de Roger Bacon en ce qu’il transcrit les nombres en toutes lettres :
nonante trois, setante deus, oitante oit, seisante dis e noef. SecrSecrPr9 note les
chiffres sur une base de 10, en mettant en exposant le facteur par lequel le
nombre dix doit être multiplié. Il en résulte un curieux mélange de chiffres
romains et arabes : x9iii pour 93, et x9ii pour 92. Le nombre 88, en revanche,
est transcrit comme suit : iiiixxviii, où le multiple de dix est placé en expo-
sant, tandis que le facteur par lequel l’exposant doit être multiplié est retenu
comme base. Cette dernière notation correspond à celle qui est également
employée de manière cohérente dans le manuscrit que nous avons consulté
pour SecrSecrPr6.
Penchons-nous maintenant sur les noms des mois et des signes. Dans le
cas du signe de la « lune », transcrit au lieu de la « livre » (< libra) dans
la phrase « Antonne commence quant le soleil entre ou premier degré du
signe de la lune » (SecrSecrPr6, fol. 56 r), on se trouve fort probablement
devant une simple erreur de transcription. L’indication, encore une fois dans
SecrSecrPr6, selon laquelle l’hiver commence lorsque le soleil entre dans le
signe du « sagitaire », ne résulte probablement pas d’une simple erreur, mais
d’un problème pratique d’équivalence entre les signes et les mois correspon-
dants, le changement de mois ne coïncidant pas, en effet, avec le moment où
le soleil entre dans le nouveau signe. Citons ainsi, à titre d’exemple, le mois de
décembre, dont la première moitié est placée sous le signe du sagittaire tandis
que la seconde est placée sous celui du capricorne : il serait aussi justifié de pla-
cer ce mois sous la dominance du premier signe que sous celle du second. Les
exemples iconographiques ne manquent d’ailleurs pas pour illustrer la vivacité
de l’une ou de l’autre de ces traditions51. L’indication dans SecrSecrPr6 res-
sortirait donc de la première tradition qui met en correspondance le mois de
décembre avec le sagittaire, et non pas de l’autre tradition associant le mois
de décembre au signe du capricorne.
Quant au manuscrit SecrSecrPr9, il contient, lui aussi, deux passages in-
téressants. Le premier affirme que l’automne dure jusqu’au « xxiii jours de
belier », au lieu de « novembre », ce terme étant également repris dans la des-
cription de l’hiver, qui commence le « xxiii jours du moys belier » (fol. 17 v).
S’agit-il d’une simple confusion entre deux animaux similaires du bestiaire
Les chapitres portant sur les quatre parties du corps, que l’on chercherait
d’ailleurs en vain dans la traduction de Jean de Séville, ont fait l’objet de plu-
sieurs changements et modifications. Ainsi, la quadripartition arabe articulant la
tête, la poitrine, l’estomac/ventre et la vessie57 fait place à la tripartition de la tra-
dition gréco-latine : cœur, cervelle et ventre. Mais le ventre, auquel le Secretum
avait d’abord consacré un bref passage calqué sur la définition de Galien, ne peut
pas vraiment être placé au nombre des membres principaux, dans la mesure où il
n’est pas composé de deux parties, ni ne constitue le point central d’un système
à part passant par tout le corps58. Pour proposer une tripartition conforme à
celle des médecins antiques, le texte aurait dû, au lieu du ventre, énumérer le
foie. Mais la hiérarchie de ces quatre parties du corps, voire des membres prin-
cipaux, et leur définition faisaient déjà l’objet de vifs débats chez les médecins
de l’Antiquité59. Avicenne, enfin, s’exprime sur la validité de ce vieux schéma des
membres principaux auxquels il adjoint deux groupes de membres auxiliaires.
Concernant les membres principaux énumérés par les médecins antiques
(cœur, cerveau et foie), Avicenne ne les change pas60. Toutefois, au lieu de la
définition de Galien selon laquelle un membre principal constitue notamment
57. Secretum secretorum, éd. R. Steele, Opera hactenus inedita Fratri Rogeri Baconi, Oxford,
1920, t. 5, p. 202‑203. Nous remercions ici M. Kiwitt, qui a eu l’extrême gentillesse de vérifier
pour nous cette traduction sur l’édition du texte arabe établie par A. Badawi, Fontes graecae
doctrinarum politicarum islamicarum, Pars Prima, Le Caire, 1954, p. 196‑197.
58. G. Klier, « Die drei Geister des Menschen : die sogenannte Spirituslehre in der Physiologie
der frühen Neuzeit », Sudhoffs : Archiv Zeitschrift für Wissenschaftsgeschichte, 50 (1999), p. 50.
59. Avicenne, Canon, éd. O. C. Gruner, Londres, 1930 (réimpression New York, 1970), § 120.
60. Avicenne, Canon, § 123.
128 Yela Schauwecker
le point central d’un système passant par tout le corps, le classement d’Avi-
cenne se fonde, lui, sur l’idée que ces membres sont nécessaires à la vie de
tout individu. Il ajoute au groupe des membres principaux certains organes
reproducteurs, puisque ceux-ci sont nécessaires pour le maintien de l’espèce.
Parmi les membres auxiliaires, il distingue ensuite ceux qui sont de nature pré-
paratoire, c’est-à-dire nécessaires pour assurer le fonctionnement des membres
principaux, comme le sont les poumons, l’estomac, le foie, et certains membres
reproducteurs. Les autres, de nature purement auxiliaires et n’entrant en opé-
ration qu’après l’action des membres principaux, sont l’aorte, les veines et les
nerfs, ainsi que certains organes sexuels primaires, tels que le pénis et l’utérus.
Ces remarques faites, revenons donc au Secretum. La quadripartition pré-
sentée dans le texte arabe du Secret n’est retenue dans aucune version rédigée en
ancien français. Quant à la tripartition gréco-latine de la version augmentée des
précisions d’Avicenne, la seule version à la reproduire (à la restituer ?) correcte-
ment se trouve dans SecrSecrPr6, soit la version la plus tardive. Les autres ver-
sions en ancien français se montrent hésitantes. SecrSecrPr1 indique que les par-
ties du corps sont au nombre de quatre, mais n’en cite que trois : le « chief », le
« piz » et les « genitaires ». SecrSecrPr9 rejoint SecrSecrPr1 en ce qui concerne
les membres indiqués, mais il a toutefois le souci d’adapter à trois le nombre des
membres principaux. SecrSecrPr8 annonce quatre membres, mais ne cite que le
« chief », qu’il fait suivre d’une petite phrase concernant l’estomac61 :
SecrSecrPr8, fol. 13 r : Quant lez superfluitez sont ainsamblés ou chief ces
signes s’anxevet : c’est asavoir obscuriteis et tenebrositeus dez eulz, grieftei
de sorcilz, doulour de tamples et debaitemans, sons et corrouremans (?) des
oreilles. Medicine si anseingnet le remede an cest chozes.
Maix ce lez superfluiteis sont ainsanblees an l’estomach et ces signes sainxe-
vet (= s’ensuivent (?)) : li bouche est auci com sallee. Et sait li hons la tous
dont il cowient por amanrir ceste malaidie : poc boire et poc mangier et vo-
mir menut et sovant, car vomir profitet mout ancontre lez goutes et ancontre
toutes autres meniere de malaidie.
Cette hésitation tient éventuellement au fait qu’il était facile d’identifier ce
passage comme erroné, ne serait-ce que parce que l’énumération du ventre ne
cadrait pas vraiment avec les doctrines anciennes. À cela s’ajoute le fait qu’à
un moment assez précoce de la tradition occidentale du Secretum62, le ventre
61. Nous reviendrons sur cet aspect dans une autre étude.
62. Voir S. J. Williams, The Secret of Secrets, op. cit., p. 145, qui ne signale que trois manus-
crits contenant le chapitre sur le ventre, notamment Paris, BnF, lat. 6756 ; Vatican, Biblioteca
Apostolica Vaticana, Borghesiani 170 et une traduction italienne.
La diététique dans les Secrets des secrets français 129
a été remplacé par les yeux, qui n’avaient pourtant encore jamais été placés
au nombre des membres principaux63. Il est, sur ce point, remarquable que la
plupart des traducteurs/copistes (SecrSecrPr1, SecrSecrPr8, SecrSecrPr9) aient
traité ce passage de manière relativement discrète plutôt que d’intervenir afin
de le rendre conforme à la doctrine des autorités.
Mais comment les yeux ont-ils bien pu faire leur apparition dans ce
contexte ? L’hypothèse la moins élégante serait de taxer l’auteur de cette inter-
polation d’inculture en matière médicale. Cela semble toutefois d’autant plus
improbable que cette interpolation a été reprise dans la plupart des manuscrits
en langue latine, alors que les traductions françaises ont, elles, pris soin de ne
pas la reproduire. Se peut-il, dans ces conditions, que les yeux aient pu, dans
une certaine mesure, donner lieu à des considérations justifiant qu’ils soient
considérés comme membre principal ?
Pour tout dire, plusieurs éléments convergents indiquent que cette idée est
parfaitement compatible avec la pensée aristotélicienne, pour laquelle la vue
permet à l’homme de reconnaître les différences entre les choses. C’est un axe
théorique auquel la plume de Roger Bacon donne une expression adaptée :
« visus solus ostendit nobis rerum differentias. » (« seule la vue nous per-
met de reconnaître et de distinguer les choses64. ») Cette proposition, telle
qu’elle est rendue par Roger Bacon, n’insiste plus tellement sur la pensée qui
reconnaît à partir des images, mais bien plutôt sur les yeux qui transmettent
le monde à l’esprit. Or si la vision, nécessairement liée au monde perceptible,
donc éphémère, était considérée comme trompeuse et inférieure à la faculté
de pensée par Aristote, elle occupe, par contre, une place privilégiée dans la
pensée des philosophes naturels. Inscrivant leurs travaux dans la tradition de
Platon et des (néo-)platoniciens, ceux-ci cherchaient à comprendre la nature
à partir des phénomènes observables. Vues sous cet angle, les interventions
retrouvées à l’intérieur du passage sur les quatre parties du corps pourraient
donc parfaitement relever d’un débat épistémologique propre au Moyen Âge.
Examinons ce qu’en disent les Perspectivae de Roger Bacon (Opus
majus, V, 1, ch. 165) : « Car tout ce qui est dans les cieux et sur la terre est
63. Les yeux ne sont mentionnés ni parmi les membres principaux, ni parmi les membres
auxiliaires chez Avicenne.
64. D. C. Lindberg, éd. et trad. angl., Roger Bacon and the Origins of Perspectiva in the Middle
Ages. A Critical Edition and English Translation of Roger Bacon’s Perspectiva, with Introduction
and Notes, Oxford, 1996, p. 2, l. 20‑21.
65. Roger Bacon, Perspectiva, éd. cit., p. 2‑5, l. 20‑31 : « Nam Aristoteles dicit in primo
Metaphysicae quod visus ostendit nobis rerum differentias, per illum enim exquirimus certas
experientias omnium quae in celis sunt et in terra. Nam ea quae in celestibus sunt considerantur
130 Yela Schauwecker
per instrumenta visualia, ut Ptolemaeus et ceteri docent astronomi. […] Que vero hic in terra
sunt experimur per visum, quia cecus nihil potest de hoc mundo quod dignum sit experiri. Et
auditus nos facit credere, quia credimus doctoribus ; sed non possumus experiri que addiscimus
nisi per visum. »
66. D. C. Lindberg traduit même, de manière plus explicite (ibidem, p. 5, l. 2) : « […] but we
cannot experimentally test […]. »
La diététique dans les Secrets des secrets français 131
lur chaline atemprer. A l’estomac donne appetit par melancolie k’il l’envoit.
L’estomac sert a tot le cors, si cum uns comuns chadrons sert a toute la mai-
son. Le fiel est chaut et conforte l’estomac et les entrailhes. Les dens servent
a l’estomac, car il copent et detrenchent la viande, qu’elle soit plus ligiere a
defire. Le yoz et les oreillhes servent al cors et a l’anrme […].
Comme on le voit, la tripartition gréco-latine est adoptée ici dans sa version
augmentée d’Avicenne. Après avoir expliqué le classement des membres prin-
cipaux selon Avicenne au début du passage, Jofroi évoque ensuite la définition
de Galien et insiste sur le fait que chaque système mentionné passe par « tot
le cors ». La structure du traité laisse, de plus, entrevoir le double classement
des membres auxiliaires, car l’exposé des membres purement auxiliaires est
intégré à celui des membres principaux, tandis que les membres préparatoires
sont exposés dans le paragraphe suivant67. Cet exposé, qui amalgame ainsi
les doctrines des savants antiques et arabes de même que la pensée aristo-
télicienne et (néo)-platonicienne, n’est pas sans rappeler les méthodes pré-
valant alors dans le milieu universitaire parisien de la fin du xiiie siècle68. Il
nous semble ici important de signaler à quel point les deux approches nous
paraissent souvent opposées de manière trop rigoureuse par les historiens : les
tentatives de réconciliation des doctrines des deux philosophes remontent,
en effet, à l’Antiquité tardive, à l’époque des moyen-platoniciens. Ces der-
niers, tout en admettant que Platon et Aristote s’étaient spécialisés dans des
domaines différents, ne voyaient pas de contradiction fondamentale entre les
deux systèmes69.
Ensuite, Jofroi n’omet pas, pour chaque membre principal, d’avancer la
preuve de ce qui vient d’être dit sous forme d’observations faisant clairement
ressortir la vérité de la relation établie (par exemple, nerf – mouvement,
SecrSecrPr2, l. 502). Or ces observations ne relèvent pas de la logique pure et
simple, mais de la réalité concrète et du champ de l’observation70.
67. Par la manière dont sont ajoutés les dents, les oreilles et les yeux, le traité de Jofroi rap-
pelle un peu la métaphore platonicienne du « corps micropolis », voir G. Klier, « Die drei
Geister », art. cit., p. 50‑51.
68. Y. Schauwecker, « Das Secretum [...] im Spiegel der Wissenschaftsgeschichte », art. cit.,
p. 315‑328, p. 319‑321.
69. S. Gersh, « Platonism – Neoplatonism – Aristotelianism : A Twelfth-Century
Metaphysical System and its Sources », dans Renaissance and Renewal in the Twelfth Century,
éd. R. L. Benson et G. Constable, Harvard, 1982, p. 512‑534, p. 513 et 531.
70. En ce qui concerne li ners trenchiés, voir Avicenne, Canon, § 121, qui précède immédiate-
ment le passage sur les parties du corps : « One must rather realize that the faculty could not
be there at all were it not for the liver, and that therefore if the path were obstructed the bone
132 Yela Schauwecker
La teneur des chapitres que le Secretum consacre aux parties du corps com-
prend la description des symptômes lorsque des superfluités s’amassent dans le
membre concerné. Viennent ensuite un ou plusieurs traitements et remèdes,
suivi(s) d’un avertissement contre les maladies susceptibles de se manifester si
les thérapies prescrites sont négligées. Dans la plupart des versions en ancien
français, la teneur de ces chapitres a été conservée plus ou moins en l’état :
SecrSecrPr1, fol. 132 v : Cors humain est en .iiii. parties devisé, la primere
partie est li chief. E quant superfluitez el chief surhabundant, par ces signes
les aperceverez : ce sunt tenebrur des oilz, pesantume des surcilz, repercus-
sion ou bature des temples e sonit es oreilles, estupeure des narilz. Quant
aucuns sent cestes choses avenir en coi prenge effcentrin (?) e le quise en duz
vin ovec les racines de pulegie jusk’a la moitié degastee e tienge chascun ma-
tin cele liqur en sa bouche jusq’il sen sent de la value. E use en ses mengiers
grains de mustrade e en quise el pois d’un denier ovec pudre confit des douze
oignemenz e l’use avant son dormir. Se il ce laisse et faire le despise, douter
poet perilluses maladies, ce est asavoir corupcion de veüe, dolur de cervele e
mouz autre, desquels toutes dieus touz tens vos defende.
Une fois encore, Jofroi est le seul à intervenir profondément sur ce passage,
dans lequel il supprime les traitements et remèdes qu’il remplace par une
énumération des aliments favorables et nocifs pour le membre respectif :
SecrSecrPr2, l. 520‑538 : A la cervelle fait bien : boen air et cler sens vent,
sens fumee, sens nuee, aloé, time, aloigne, agarike, coloquintida, sené, touz
les mirabolans, chanchons, melodie et chascun delitable son, muge, cubebes,
carpobalsamun, xilobalsamon, betoingne, majorane, fuilhe de lorier, ave-
roigne, squinantum, amomum, molilotum, anete, poliol montan, epithyme,
would cease – exactly as holds in the case of movement when some nerve-connection with
the brain is severed. »
71. Jofroi n’était apparemment pas le seul à regrouper les membres principaux en ajoutant
notamment la rate, la vésicule biliaire et les reins, et en abandonnant le (?) schéma classique de
la quadripartition, voir O. Riha, « Mikrokosmos Mensch : Der Naturbegriff in der mittelal-
terlichen Medizin », dans Natur im Mittelalter, éd. P. Dilg, Berlin, 2003, p. 111‑123, p. 118. À
noter, toutefois que les sources ne sont pas indiquées.
La diététique dans les Secrets des secrets français 133
72. M. Nicoud, « Savoirs et pratiques diététiques au Moyen Âge », La figure de Jules César au
Moyen Âge et à la Renaissance, éd. B. Méniel et B. Ribémont, Cahiers de recherches médiévales
et humanistes, 13 spécial (2006), p. 239‑247, p. 242.
134 Yela Schauwecker
prédisposé, ne serait-ce que par le caractère fictif de son cadre, à intégrer une
section diététique digne de ce nom, d’où les rapports observés par ailleurs avec
les écrits diététiques spécialisés73.
En intégrant cette attention essentielle au maintien de la santé, certains
régimes distillent des recommandations plus normatives que prescriptives et
revêtent les allures de véritables dictionnaires alimentaires74. Ayant parfaite-
ment assimilé le « dictionnaire alimentaire » d’Isaac Israeli, la diététique de
Jofroi n’a, sur ce point, rien à envier aux écrits spécialisés diététiques de son
temps. En revanche, l’influence d’Arnaud de Villeneuve, dont on pourrait dire
qu’il joua, au cours des premières années du xive siècle, le rôle de « fixateur »
du genre du régime de santé75, ne se fait pas encore sentir dans l’ouvrage de
Jofroi. Si ce dernier retient certes l’énumération des res non naturales comme
facteurs décisifs du maintien de la santé, c’est en effet davantage par mimé-
tisme avec les traités diététiques traditionnels76, ainsi que sous l’influence du
galénisme77.
Ainsi qu’il nous a été donné de le constater, les différences affichées par
les traductions du Secretum secretorum sont donc rarement dues à de simples
erreurs de copiste. Même là où aucune intervention délibérée n’est identi-
fiable de la part des traducteurs ou des copistes, les variations sont néanmoins
assez souvent explicables, comme, par exemple, dans le cas du nom du mois
« saturne » apparaissant dans SecrSecrPr9. Les différences entre les versions
en ancien français font clairement ressortir les passages où les traducteurs ont
jugé nécessaire d’intervenir sur le savoir transmis. On peut donc, sans crainte
de se tromper, affirmer qu’elles reflètent l’évolution des connaissances, voire
même, en certains endroits, le débat épistémologique entre les philosophes
scolastiques et les philosophes naturels, autrement dit entre la logique aristo-
télicienne et l’observation (néo-)platonicienne.
L’étude que nous venons de mener à titre d’exemple sur deux blocs thé-
matiques du Secretum mériterait certainement d’être reprise dans un cadre
Yela Schauwecker
Sens, Texte, Informatique, Histoire
Université de Paris-Sorbonne