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Le nominalisme de la médecine contemporaine

Éléments d’archéologie du big data en médecine


Mathieu Corteel

Introduction

Dans La naissance de la clinique, en filigrane de ses travaux sur la folie,


Michel Foucault mettait en évidence le dépassement sémantique et sémio-
tique de la nosographie médicale du XVIIIe siècle par le développement
de la médecine clinique apparu entre la fin du XVIIIe et le début du XIXe
siècle. Ce bouleversement épistémologique constitue ce sur quoi la mé-
decine contemporaine allait développer sa méthode d’investigation sur le
pathologique  ; et ce par une observation attentive de l’inscription de la
maladie dans le corps. Le regard médical, en devenant l’instance première
dans la connaissance du pathologique, se devait d’organiser la totalité des
manifestations d’une maladie au sein d’une sémantique. Le rapport no-
minaliste entre les mots et la maladie constitue l’élément fondateur du
tournant clinique. Avant l’apparition de ce regard médical dit « clinique »,
le savoir médical était tributaire d’une nosologie essentialiste qui manquait
la positivité de la pathologie, en la réduisant à des schémas généraux par
mécompréhension de la spécificité de la maladie et de la singularité du
malade. Les maladies étaient considérées comme des « universaux », ayant
une réalité propre – elles existaient indépendamment de leurs inscriptions
dans un corps. De fait, la médecine classique constitua un réalisme no-
sologique au travers d’une inscription ontologique de la maladie dans un
système de classification propre au « jardin des espèces » du botaniste Lin-
né. Elle réduisait ainsi la maladie à des tables et tableaux qui permettaient
d’ordonner les caractéristiques phénotypiques de ces dernières, sans tou-
tefois accorder un crédit suffisant à l’observation des variations internes.
«  Le grand souci des classificateurs au XVIIIe siècle est animé par une
constante métaphore qui a l’ampleur et l’obstination d’un mythe : c’est le
transfert des désordres de la maladie à l’ordre de la végétation »1.

1
M. Foucault, Histoire de la folie à l’âge classique, Paris, Gallimard, 1972 p. 206.

materiali foucaultiani, a. V, n. 9-10, gennaio-dicembre 2016, pp. 41-68.


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Cette classification qui lésait la connaissance médicale, développa


une méprise de la singularité du patient et de l’événement de la maladie,
par un besoin constant de subsomption des pathologies sous des espèces
générales. « Ne traitez jamais une maladie sans vous être assuré de l’espèce »2.
De cette injonction directive de Gilibert, la médecine nosologique du
XVIIIe faussa toute sa pratique. En effet, cette mécompréhension par
subsomption conduisait inévitablement les médecins à des apories et des
traitements étranges, tels que l’absorption de limailles de fer recommandée
par Sydenham pour traiter l’hystérie3. On considérait alors les maladies à
partir du désordre microbiotique des « esprits animaux » selon l’ordre des
humeurs4. Sauvages, Gilibert, Sydenham et Cullen – les grands théoriciens
de cette «  spatialisation de la maladie  » qui perdura jusqu’au tournant
clinique initié par Cabanis, Pinel, Corvisart et Bichat – développèrent en
conséquence des traitements inefficaces.
Leur conception classificatrice des pathologies qui spatialise la
maladie en tableau par une hiérarchisation en familles, genres, espèces,
perpétuait l’archaïsme de la médecine de Galien. Ils préservaient ainsi
une vision essentialiste de la maladie au travers d’une sémantique des
universaux, qui faussait immanquablement toute la sémiotique du
regard médical. En effet pour ces derniers, comme la connaissance de
la maladie se donnait avant l’inscription de cette dernière dans le corps
– par un détour qui l’essentialise – la manifestation de la maladie dans
la profondeur du corps était minimisée voir occultée. Comme l’écrit
Foucault à cette intention, «  la règle classificatrice domine la théorie
et jusqu’à la pratique  : elle apparaît comme la logique immanente des
formes morbides, le principe de leur déchiffrement et la règle sémantique
de leur définition »5. En rendant par là le regard médical hermétique à

2
J.E. Gilibert, L’anarchie médicinale ou la médecine considérée comme nuisible à la société,
Neuchâtel, 1772, t. I, p. 198.
3
M. Foucault, Histoire de la folie à l’âge classique, op. cit., p. 328.
4
Les théories médicales de l’époque classique sont héritières de la conception
des «  esprits animaux  » de Descartes, qui dans Les passions de l’âme (1649) mettait en
évidence le mécanisme de ces derniers dans la relation des affects corporels à l’esprit
par l’intermédiaire de la glande pinéale (zone de recoupement entre le corps et l’âme).
Selon Descartes, les variations des passions étaient liées à une trop grande humidité ou
sécheresse de certains organes, notamment la bile ou le cerveau. Ceci modifie la théorie
macrobiotique des humeurs de Galien en déplaçant ces mouvements morbides dans un
ordre microbiotique.
5
M. Foucault, La naissance de la clinique (1963), Paris, P.U.F., 2009, p. 2.
Le nominalisme de la médecine contemporaine 43

la spatialité propre du corps, autrement dit, à l’inscription de la maladie


dans le corps, l’épistémé classique n’arrivait pas à faire correspondre de
manière efficiente sa sémantique universaliste avec une sémiotique
nominale du regard médical en lien avec la singularité du patient.
Le tournant clinique qui va se développer à la fin du XVIIIe siècle
au travers d’un regard médical s’ouvrant aux variations des symptômes
et des signes de la maladie apportera la positivité de la connaissance du
pathologique par l’acceptation de la fragilité qui existe dans le rapport entre
les mots et les choses au sein du diagnostic clinique (ce que l’on dit de ce
que l’on voit), et dans la combinatoire des signes pour le pronostic (ce que
l’on prévoit par le calcul de l’incertain). La perception du médecin devenue
discursive et réfléchie s’affranchit ainsi d’une quête des universaux au sein
de son savoir pour tendre vers une compréhension précise de la singularité
du patient et de sa maladie. Comme l’écrit Corvisart à cette intention  :
« toute théorie se tait ou s’évanouit toujours au lit du malade »6.
L’observation silencieuse devient la part structurante de l’Organon
médical qui lie la perception avec le langage théorique pour favoriser « la
genèse de la composition »7. Cette genèse qui par méthode analytique relie
l’ensemble des déductions pour comprendre la maladie au delà de l’hic et
nunc en transformant le symptôme en signe, apporte au tableau stérile
de la nosologie, la dynamique temporelle nécessaire à son efficience. Il
s’agit dès lors de relever les signes permettant de temporaliser la maladie
en ouvrant le savoir médical au delà du simple support perceptif de la
singularité du malade (pour évidemment la comprendre et la traiter) vers
une accumulation d’informations permettant l’expansion heuristique
de la médecine clinique. Comme l’écrit Michel Foucault à propos de
l’institution clinique :

Ce qui constitue maintenant l’unité du regard médical, ce n’est pas le


cercle du savoir dans lequel il s’achève, mais cette totalisation ouverte, infinie,
mouvante, sans cesse déplacée et enrichie par le temps, dont il commence le
parcours sans pouvoir l’arrêter jamais : déjà une sorte d’enregistrement clinique
de la série infinie et variables des événements. Mais son support n’est pas la

6
J.N. Corvisart, Préface à la traduction d’Auenbrugger, Nouvelle méthode pour reconnaître
les maladies internes de la poitrine, Paris, 1808, p. VII.
7
Ibid.
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perception du malade en sa singularité, c’est une conscience collective de toutes


les informations qui se croisent8.

Cette accumulation d’informations s’effectuant par le schéma d’une


intelligence collective permettant un approfondissement gnoséologique de
la recherche médicale sera une base fondamentale pour toute la médecine
moderne. À cela s’ajoute l’utilisation du calcul de probabilités dans le travail
du médecin. L’on découvre à la même époque que la probabilité permet
de dépasser le manque de certitude dans le diagnostic et le pronostic sur
les maladies. Le manque de connaissance reconnu par les médecins sur
les variables des maladies est un vecteur de positivité dans la recherche en
même temps que le motif d’introduction de la mathématique statistique
dans les processus gnoséologiques de la médecine clinique.

À l’époque de Laplace, soit sous son influence, soit à l’intérieur d’un


mouvement de pensée du même type, la médecine découvre que l’incertitude
peut être traitée, analytiquement, comme la somme d’un certain nombre de
degrés de certitude isolables et susceptibles d’un calcul rigoureux. Ainsi, ce
concept confus et négatif, qui tenait son sens d’une opposition traditionnelle à
la connaissance mathématique, va pouvoir se retourner en un concept positif,
offert à la pénétration d’une technique propre au calcul9.

Bien qu’il ne soit pas aisé de replacer les développements de la


médecine contemporaine dans une filiation de cette rupture nominaliste
de la médecine clinique face à l’essentialisme de la nosologie du XVIIIe,
certains développements actuels nous y invitent. Les avancées récentes
dans l’élaboration des systèmes de traitement des données médicales,
permises par le développement du big data, semblent parachever ce projet
épistémologique de la médecine clinique en ouvrant la totalisation du savoir
à l’accumulation d’informations multiples et à leur traitement nominal.
Cette accumulation de données qui s’établit à plusieurs niveaux constitue
ainsi une nouvelle manière d’énoncer la maladie : 1) les données de la
bioinformatique l’énonce au niveau des cellules (histologie) et de l’ADN ;
2) les données de la neuroinformatique au niveau des tissus du cerveau par
l’imagerie cérébrale ; 3) les données cliniques au niveau du patient (âge,

8
Ibid., p. 29.
9
Ibid., p. 97.
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sexe, résultats sanguins, etc.) ; 4) les données de la santé publique au niveau


de la population.
Ces différents niveaux d’énonciation qui définissent respectivement
divers usages du big data en médecine sont aujourd’hui soumis à une
convergence au travers d’un dispositif translationnel qui entend combiner
ces derniers au sein d’une sémantique plus vaste. La bioinformatique
translationnelle qui entend favoriser la combinatoire par un support
numérique capable de calculer un nombre exponentiel de variables ouvre
la sémantique à de nouvelles modalités épistémologiques. En effet, le
changement de support sémantique qui s’établit par le développement
du big data en médecine convoque le philosophe dans l’étude de son
épistémé.
Depuis le tournant clinique le rapport entre l’énoncé (ou diagnostic) et
la maladie trouve son support technologique au travers d’une sémantique
qui décrit le visible et s’inscrit en ligne directe avec une sémiotique médicale
capable d’établir un pronostic. Le symptôme, en devenant signe, permet
le développement positif du pronostic par un travail de mise en relation
entre les mots et les choses. Avec les données médicales combinées par les
nouveaux dispositifs (big data), l’on énonce l’invisibilité de la maladie aux
échelles microscopiques et macroscopiques avec une célérité dépassant
le regard médical. Cette énonciation, qui ne s’appuie non plus sur une
observation de symptômes mais sur des signes numérisés, convoque le
rapport au patient dans une dynamique de connaissance inversée. La
logique de composition des pathologies est décrite avant même l’apparition
des symptômes dans la spatialité du corps. Le signe préexiste au symptôme.
En effet, l’analyse prédictive, en anticipant la maladie, destitue le patient
comme centre de la connaissance. Les données qui se basent dès lors sur
le potentiel pathologique constituent un système sémiotique. Ce sont les
signes d’une composition à venir de la maladie dans le corps. Lors du
diagnostic (énonciation de la maladie au moyen d’un support sémantique),
de quoi les données sont-elles les données ? En quoi les signes supplantent-
ils les symptômes dans la formation de données pour le pronostic ?
Le travail sur le potentiel pathologique qui investit le patient sous l’angle
de la donnée, définit un nouveau dispositif sémantique et sémiotique.
Comment donc ce nouveau dispositif de calcul de données hétérogènes
(big data) se mêle-t-il au regard du praticien et à sa logique pour favoriser la
connaissance de la maladie ? Enfin, si l’on considère l’aspect machinique qui
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affranchit « le thème anthropologique »10 de la maladie que l’on considère


en tant que système complexe non-humain, il apparaît clairement que le
support sémantique, qui initialement définissait un tournant nominaliste
dans le savoir, est aujourd’hui exacerbé par l’imagerie médicale qui
développe des systèmes complexes sur le modèle de la multitude pathogène.
Le passage d’un système ontologique à une sémiotique structure de fait la
connaissance en faisant l’économie du sujet dans le but de favoriser la
connaissance de la maladie à travers sa logique de composition. Le savoir
médical aujourd’hui considérablement augmenté de supports sémantiques
qui traduisent en signes et données les manifestations pathologiques, se
détache de l’Anthropos pour tenter de comprendre la complexité de la
maladie. Ce geste qui fut inauguré avec la médecine clinique, et peut-être
plus particulièrement avec l’étude des tissues de Bichat, constitue une
conception du pathologique en termes de lésion parfois asymptomatique
et donc détaché du patient qui ne peut être confondu avec sa maladie.
L’invisibilité silencieuse de la maladie conduit ainsi à déconstruire le
sujet en favorisant l’utilisation de nouveaux supports sémantiques (les
données) ainsi que des technologies de calcul (algorithme). En quoi le
nominalisme médical et cette déconstruction du sujet favorisent-ils par le
développement de ces nouveaux dispositifs technologiques, une approche
qui ne réduit pas la complexité de la maladie au malade ? Afin de répondre
à cet ensemble de questions je reprendrai les éléments de l’archéologie
du savoir médical développés par Michel Foucault dans La naissance de
la clinique, pour dans un premier temps expliciter comment s’élabore
dans le savoir médical contemporain, le passage du couple symptôme-
signe au couple donnée-signe. Dans un second temps, j’interrogerai cette
utilisation technologique dans son rapport au regard et à la raison morale
du médecin, afin de définir l’affranchissement du thème anthropologique
dans son rapport au raisonnement du médecin.

Le tournant sémiotique : du couple symptôme-signe au couple signe-donnée 

La sémantique des symptômes fonde le diagnostic médical par


le jeu de la visibilité et de l’invisibilité des manifestations morbides. Le
symptôme témoignant du retrait de la maladie, fait transparaitre à travers le

10
M. Foucault, L’archéologie du savoir (1969), Paris, Gallimard, 1986, p. 26.
Le nominalisme de la médecine contemporaine 47

corps malade offert au regard médical, le phénomène11 d’une substance


pathogène qui se dérobe toujours à l’œil attentif, dans la profondeur
opaque de la chair. En cela, il incombe au médecin de dire ce qu’il voit et
ne voit pas par des outils sémantiques fragiles, car ne pouvant embrasser
dans son entièreté l’aspect nouménal de la maladie. Il traduit la maladie
dans la langue des pathologies en laissant le savoir ouvert aux apparitions
morbides. On pourrait dire de la maladie qu’elle est au sens kantien du
terme un « concept limitatif  » pour le médecin, c’est-à-dire qu’elle limite
les prétentions de sa perception dans le procès de description qu’il traduit
lors du diagnostic. Il le sait, il ne peut inclure toutes les manifestations
d’une maladie par traduction langagière. Il inclut consciemment le
fossé existant entre les mots et les choses dans sa pratique. L’emploi du
concept de maladie est en cela toujours négatif pour lui, au sens où il
restreint les limites de son impression sensible dans le cheminement de sa
connaissance12. La valeur sémantique des symptômes est toutefois riche
au sens ou ces derniers constituent le matériau privilégié par le médecin
pour accéder à l’invariance de la maladie. « Le symptôme – de là sa place
royale – est la forme sous laquelle se présente la maladie : de tout ce qui
est visible, il est le plus proche de l’essentiel ; et de l’inaccessible nature
de la maladie, il est la transcription première »13. Malheureusement, peu
flexibles sont les mots qui traduisent la plasticité des maladies dans
le savoir médical. La maladie se dérobe non seulement à la vue mais
aussi au langage. Sur ce point Bergson disait avec justesse  «  qu’une
idée, si souple que nous l’ayons faite, n’aura la même souplesse que les
choses »14. C’est seulement par la mise en évidence de cette fragilité du
savoir qu’apparaît la vérité de la maladie. Traduire jusqu’à la plus infime
marque qui parsème les corps, afin de faire taire les maux, devient dès
lors un idéal – celui de la médecine clinique. « La médecine ne donne
plus à voir le vrai essentiel sous l’individualité sensible ; elle est devant

11
J’entends par « phénomène », les choses telles qu’elles nous apparaissent au sens
de l’Erscheinung dans son emploi au sein de la Kritik der reinen Vernunft de Emmanuel Kant.
12
E. Kant, « Critique de la raison pure » (1781-1787), trad. fr. A.J.-L. Delamarre et
F. Marty, dans Œuvres philosophiques I. Des premiers écrits à la critique de la raison pure, Paris,
Gallimard, 1980, p. 984.
13
M. Foucault, La naissance de la clinique, op. cit., p. 89.
14
H. Bergson, «  La philosophie de Claude Bernard  » (1913), dans La pensée et le
mouvement, Paris, Alcan, 1939, p. 264.
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la tâche de percevoir, et à l’infini, les évènements d’un domaine ouvert.


C’est cela la clinique »15.
Avec l’apparition de la clinique, le savoir médical entend non plus relier la
sémantique des pathologies avec une ontologie qui attribue aux universaux
une réalité propre, mais avec une sémiotique permettant de retracer la
constitution des maladies dans le temps. Le tournant nominaliste, initié
par la médecine clinique, en reconnaissant la faillibilité du savoir médical
ainsi que l’inscription temporelle des signes d’une maladie, inaugure un
système qui fonde la signifiance d’une maladie par l’union du symptôme et
du signe. Le signe qui annonce ce qui va se passer par le pronostic, et, qui
par un tour anamnestique, restitue l’ordre de composition de la maladie,
temporalise en offrant au savoir la capacité de reconnaître les pathologies.
« À travers l’invisible, le signe indique le plus loin, l’en dessous, le plus tard.
En lui, il est question de l’issue, de la vie et de la mort, du temps et non de
cette vérité immobile, de cette vérité donnée et cachée, que les symptômes
restituent en leur transparence de phénomène »16.
Étant donné que la maladie en soi n’est plus l’objet de la recherche
clinique, la collection des symptômes est ce que l’on nommera « la vérité
de la maladie ». Le symptôme devient ainsi le signifiant et le signifié de la
maladie. Signifiant car constituant une totalité par la vérité de la maladie en
tant que collection ouverte de symptômes ; signifié par lui-même dans un
retour tautologique et une opposition au non-pathologique. « Singulière
ambiguïté puisque dans sa fonction signifiante, le symptôme renvoie à la
fois au lien des phénomènes entre eux, à ce qui constitue leur totalité et
la forme de leur coexistence, et à la différence absolue qui sépare la santé
de la maladie ; il signifie donc par une tautologie, la totalité de ce qu’il est,
et par son émergence, l’exclusion de ce qu’il n’est pas »17. Ceci fonde pour
Foucault ce qu’il nomme un « langage d’action »18 qui énonce la maladie
avec vivacité en rendant compte par une externalisation linguistique d’une
vérité intérieure.
Ce système nominal clinique reliant la sémantique des symptômes et
la sémiotique des signes d’une maladie est rendu possible par l’entremise
d’une conscience qui temporalise par différence (succession, simultanéité,

15
M. Foucault, La naissance de la clinique, op. cit., p. 97.
16
Ibid., p. 90.
17
Ibid., p. 91.
18
Ibid., p. 92.
Le nominalisme de la médecine contemporaine 49

fréquence, etc.). Par cette irruption de la conscience du médecin, c’est le


calcul sur la totalité des symptômes ainsi que la structure de leur composition
qui s’établit. On passe d’une spatialisation de la maladie à un calcul de
probabilités sur cette dernière par la temporalité du signe. La spatialisation
de la maladie dans un ordre sémantique permet dans un premier temps
une organisation de l’intuition sensible par la subsomption graphique de
l’écriture en tant que support externe. Quant à la temporalisation
sémiotique, elle intériorise l’ensemble des appréhensions par le calcul. « Le
symptôme devient donc signe sous un regard sensible à la différence, à la
simultanéité ou à la succession, et à la fréquence. Opérations spontanée
différentielle, vouée à la totalisation et à la mémoire, calculatrice aussi ; acte
par conséquent qui joint, en un seul mouvement, l’élément et la liaison des
éléments entre eux »19.
Le savoir clinique développe ainsi par le support de la conscience une
capacité à reconnaître les pathologies par des opérations synthétiques a
posteriori (inférence à partir des symptômes) et a priori (inférence à partir
des signes). L’aperception du médecin par la traduction des manifestations
pathologiques et le calcul de probabilités sont constitutifs d’un savoir
dont l’outil principal est la cognition humaine. En ce sens, la médecine
clinique est tributaire, par le couple du symptôme-signe, d’une cognition
humaine qui recueille au lit du malade l’ensemble des traits de sa maladie.
Cette faculté de connaître proprement humaine s’établit par une série
de synthèses qui relient le phénomène avec le concept. Selon Kant,
ces opérations synthétiques sont au nombre de trois  : 1)  l’esthétique
transcendantale définit une première synthèse par les a priori de l’intuition
que sont l’espace et le temps (il s’agit de la synthèse de l’appréhension
sensible)  ; 2) le schématisme définit une seconde synthèse en rendant
homogène le schème (nombre) au concept et à l’intuition par le concours
de l’imagination comme faculté de répétition ou d’itération ; 3) la logique
de l’entendement permet d’ordonner selon les catégories (concepts purs
de l’entendement) l’ensemble d’une perception par reconnaissance20.
19
Ibid., p. 93.
20
Ces trois synthèses, telles que je les décris ici, sont présentes dans la Kritik der
reinen Vernunft de 1781. Cette première version définit l’imagination en tant que faculté
cognitive active dans le schématisme. Dans la version de 1787, cet aspect disparaît.
L’entendement est dès lors ce qui fonde toute liaison. En ce qui concerne la cognition
du médecin, il me semble que l’imagination joue un rôle central dans la production des
séries de représentation morbide par sa capacité de reproduction temporelle et spatiale.
50 Mathieu Corteel

Les trois synthèses kantiennes fondent par l’observation clinique un


type de savoir qui permet une recognition d’une maladie ; ce qui néanmoins
ne réduit pas l’amplitude phénoménale de sa manifestation. De fait, la
perception clinique laisse toujours ouverts les modèles au champ de la
manifestation morbide. La combinatoire sémiotique qui s’établit par
le schème numéral établit le lien entre les deux dernières synthèses de
manière transcendantale, sans ne jamais exclure le regard sur la maladie.
Dans le raisonnement clinique, l’attention aux manifestations morbides
ne disparaît jamais. Ainsi, la médecine clinique développe le principe
d’une recherche médicale qui doit, dans un premier temps, laisser parler
la maladie et traduire ses expressions dans un support sémantique, par
une méthode d’observation qui recueille au lit du malade les symptômes.
Il s’agit du diagnostic. À partir de cette première synthèse sémantique
apparaissent les signes de la maladie qui vont tendre à saisir l’ordre de
composition de la maladie. C’est là qu’apparaissent le schème numérique
et le calcul ; il s’agit du pronostic. Dans le savoir clinique, l’on tend vers
le calcul des données, par le passage d’un jugement assertorique (sur la
base de symptômes) à un jugement apodictique (sur la base de signes).
Le raisonnement se fonde donc sur la diversité empirique, par la variété
combinatoire qui met en évidence certaines analogies ; l’on s’intéresse
aux fréquences par l’observation de la multiplicité des faits individuels ;
enfin les degrés de certitude et d’incertitude liés à une maladie permettent
d’approcher la complexité de cette dernière.
L’aspect transcendantal de la clinique, qui apparaît avec le pronostic
sous la forme d’un jugement synthétique a priori, n’essentialise
aucunement la maladie sous des «  universaux  ». Les catégories
permettant la reconnaissance restent de l’ordre du « concept limitatif  »,
en ce sens elles sont avant tout nominalistes ; ce sont des outils logiques
qui favorisent le calcul et n’ont pas prétentions à l’existence. Il s’agit de
rendre efficient le calcul par une ouverture temporelle de la cognition
face à la maladie. Avec la clinique, la temporalité du signe fonde une
nouvelle approche, non plus ontologique mais sémiotique de la maladie.
Ainsi, l’identification des maladies se fait par le calcul de probabilité
qui anticipe la propagation du mal dans le corps et non plus par une
classification qui réduit la complexité à un monisme des espèces. « Ce
retournement conceptuel a été décisif  : il a ouvert à l’investigation un
domaine où chaque fait constaté, isolé, puis confronté à un ensemble a
Le nominalisme de la médecine contemporaine 51

pu prendre place dans toute une série d’événements dont la convergence


ou la divergence étaient en principe mesurable »21. C’est là pour Foucault
l’origine du calcul de probabilités en médecine.
Le nominalisme des manifestations morbides est aujourd’hui exacerbé
par la machine, car les données que calcule cette dernière ne sont plus
tributaires des symptômes qui laissent toujours en retrait l’aspect nouménal
de la maladie. La manifestation a posteriori d’une maladie n’est plus le corrélat
nécessaire du savoir médical. Le phénomène morbide qui se dévoile reste
le premier accès à la maladie mais dans le sens d’une intuition générale de
l’ordre de l’examen clinique ; il faut par la suite particulariser et préciser
la maladie par des examens paracliniques (imagerie, biologie, etc.). Le
savoir médical est en cela tributaire du calcul des données. Ces dernières
sont recueillies par des moniteurs, des microscopes, ou bien au moyen de
prélèvements (sanguins, salivaires, etc.) qui ne font appel qu’au schème
du nombre. Ce qui signifie, au niveau paraclinique, que l’on ne s’intéresse
plus au phénomène ou symptôme d’une maladie pour fonder le calcul
mais directement aux modalités des signes, c’est-à-dire à leur présence
ou absence chez un patient. Sur la base de cette présence ou absence de
signes, les données apporteront les précisions nécessaires à la connaissance
particulière d’une pathologie. Car, les données sont le schème numéral des
signes, c’est-à-dire une synthèse non pas définie par la faculté humaine
d’imagination, mais par la faculté machinique d’imagerie médicale. Par
l’imagerie médicale le support sémantique passe de l’écriture au nombre et
donc d’une spatialisation à une temporalisation. Les catégories deviennent
des « ontologies sémantiques »22 et le jugement devient itération. Sous la
forme d’une reconstruction tridimensionnelle d’un organe, d’un film
montrant l’évolution temporelle d’un organe, ou encore sous la forme d’une
imagerie quantitative23 (extraction d’informations quantitatives à partir
d’image médicale), le support devient numérique et la cognition devient
quant à elle machinique. Cette numérisation – d’une grande aide pour la
médecine contemporaine – est ce qui fonde le développement du big data en
médecine. Elle apporte un tour computationnel au nominalisme clinique.

21
M. Foucault, La naissance de la clinique, op. cit., p. 97.
22
Une ontologie sémantique est un modèle informatique sous lequel s’organisent les
concepts et les métadonnées par des relations de sens et de subsomption.
23
A. Todd-Pokropek, « Imagerie médicale quantitative », ADSP, n° 42, mars 2003,
p. 83.
52 Mathieu Corteel

Ces données qui ne sont pas le résultat d’une perception humaine


mais leur corrélat permet l’adjuvance du regard médical. Il faut en effet
une conscience humaine pour prélever, mettre en place un moniteur, et
comprendre les résultats. Seulement, la collecte est faite par des machines
pour des machines qui calculent ces données. L’homme modélise les
données pour former des systèmes complexes mais la machine agit au sein
de ces derniers ; en ce sens que les synthèses ici ne sont plus des jugements
synthétiques mais des synthèses sémiotiques pures. Leur système de
reconnaissance permet une structuration machinique du savoir. En effet,
le champ ouvert de la connaissance d’une maladie est devenu trop ample ;
il comporte trop de variables pour un esprit humain.

Le fait que les données ne soient pas parlantes en elles-mêmes est bien
connu. Mais encore faut-il se former une estimation correcte des types de travaux
qui permettent de rendre parlantes des formes particulières de données. Dans les
analyses moléculaires de la génétique du développement, par exemple, les effets
observés acquièrent du sens grâce à la construction de modèles provisoires (et
souvent parfaitement élaborés), formulés pour intégrer les nouvelles données
aux observations préalables tirées d’expériences similaires. À mesure que les
observations deviennent plus complexes, l’ordinateur devient un partenaire de
plus en plus indispensable pour les représenter, les analyser et les interpréter24.

Le big data en médecine apparaît lorsque l’ordinateur devient nécessaire


pour le traitement des données. L’imagerie médicale en devenant de plus
en plus performante et les fichiers qu’elle comporte de plus en plus lourds,
il fallut récemment développer des ordinateurs disposant d’une capacité de
traitement plus puissante. Aujourd’hui cette capacité de traitement massif
de données se développe par la création d’algorithmes prédictifs qui usent
du développement exponentiel de l’imagerie pour fonder des pronostics de
manière a priori. En se basant non plus sur la manifestation des symptômes
mais sur une traduction de signes en données, l’imagerie médicale permet
une virtualisation de la maladie. En définissant une dimension objective
propice au calcul itératif, elle énonce de la chose analysée son potentiel
pathogène en la reconnaissant dans des modèles abstraits. En supplantant
le symptôme dans l’observation, le signe permet d’établir le système de la

24
E. Fox Keller, Expliquer la vie. Modèles, métaphores et machines en biologie du développement
(2004), trad. fr. S. Schmitt, Paris, Gallimard, p. 259.
Le nominalisme de la médecine contemporaine 53

reconnaissance pathologique sur un support numérique ; ce qui permet


parfois d’énoncer la maladie avant sa manifestation phénoménale (ex  :
maladies génétiques). Le big data explore le facteur annonciateur d’une
sémiotique schématisée par un recoupement massif de données. En effet,
le big data se définit généralement par sa capacité de collecte et de traitement
massif de données, mais il ne se limite pas seulement à ça. La définition la
plus pertinente pour la médecine est décrite selon la règle des cinq « V » :
1) V = Volume  : le traitement s’établit sur une quantité de données de
l’ordre du pétaoctets 1015 octets. 2) V = Vélocité : le traitement des données
se fait en temps réelle. 3) V = Variété  : les données sont hétérogènes.
4) V = Véracité, la qualité des données est importante  ; il faut donc
évaluer ces dernières pour savoir si elles sont erronées ou incomplètes.
5) V = Valeur, il s’agit de l’utilité des données pour les services auxquels
elles s’appliquent. Dans le domaine de la médecine clinique les points 4)
et 5) sont cruciaux, car la validité des données et les ordres d’importance
sont ce qui permet l’efficience du système.
Ainsi, il s’agit de modéliser les données au travers d’ontologies
sémantiques qui prennent en compte ces critères. Paradoxalement, cette
modélisation des données définit des modèles généraux pour décrire
des singularités  pathologiques complexes, ce qui témoigne de l’aspect
nominaliste de ces systèmes. Les modèles généraux ne sont pas des réalités
en soi, mais des outils sémantiques. L’ordinateur augmente la capacité
prédictive du pronostic par une synthèse catégorielle. Tout ceci tend
à rendre compte du potentiel pathogène d’une maladie par des calculs
itératifs qui dépassent la capacité cognitive du médecin. Comment tout
ceci s’accorde-t-il avec la pratique du clinicien ? Le transfert de cognition
que fait le praticien envers la machine lui laisse t’il le pouvoir légiférant
dans la connaissance de la maladie ?

Le logos médical et la machine : la vérité sensible et l’impératif moral du médecin


comme facultés législatrices de la connaissance du pathologique

Les systèmes complexes qui abordent la maladie dans sa multiplicité au


travers de sa virtualité mettent entre parenthèses le malade pour développer
une connaissance numérique du pathologique. Cette connaissance
nécessaire à la médecine dépasse l’art du soin dans la perspective d’une
54 Mathieu Corteel

ouverture de la cognition humaine à ce qui est non-humain, ou devrait-


on dire non traitable par la cognition humaine  ; la maladie est dès lors
considérée comme une entité complexe non réductible à l’énonciation
qu’en fait le malade ou la description qu’en fait le médecin. Nous avons vu
que les synthèses du schème numérique et des catégories sémantiques (ou
ontologies sémantiques) permettaient de traduire la maladie dans un sens
nominaliste, où l’on considère cette dernière non dans l’unité d’une essence
fixe, mais dans la multiplicité d’un devenir. Ainsi, par la temporalité de
l’imagerie médicale, le calcul itératif développe une connaissance dépassant
les capacités de la cognition humaine. Le nombre de variables excédant
de loin les capacités du médecin, ce dernier doit s’aider nécessairement
de la machine. Seulement, le rapport du médecin au malade ne peut être
réductible à de l’information sous le schème du numérique. Une part
importante de la cognition du médecin reste inconditionnelle. Elle se doit
de s’adapter face à la maladie par un silence théorique et langagier. Face au
patient, la déontologie prescrit un rapport moral qui considère ce dernier
comme une fin et jamais comme un moyen25. Le patient ne doit pas être
confondu avec sa maladie, ce que la machine n’est pas en mesure de faire.
En cela, le logos médical dans sa dimension sensible et morale, ne peut
être réduit à un système expert. Il est légiférant dans la connaissance de la
maladie en première et dernière instance. Le travail de ce logos est de mettre
la maladie sous l’empire du jugement en la détachant du malade sans ne
jamais nuire à ce dernier. Le malade n’est pas la maladie, seulement celle-ci
l’habite dans l’espace de son corps et le temps de sa conscience. Si bien
qu’elle devient pour lui une propriété, un agrégat de sa personne, et cet
aspect le médecin ne peut le négliger. Il doit donner au patient les armes
pour juger cette maladie en lui laissant le choix dans son traitement. Ainsi,
la cognition du médecin ne peut pas se confondre avec le traitement des
données et inversement. Cela signifie que pour comprendre pertinemment
ce que pourrait être une relation d’efficience entre la machine et le
médecin : il ne faut ni considérer le savoir médical comme une machine,

L’impératif catégorique kantien présente pour la pratique médicale une dimension


25

non réductible à l’expertise de la machine. Cette dernière ne peut satisfaire à l’exigence


morale. Le respect de la singularité et de l’autonomie du patient doit avant tout passer
par une reconnaissance des choix propres et le respect inconditionnel du patient et de
son corps.
Le nominalisme de la médecine contemporaine 55

ni rendre anthropologocentrée26 cette dernière. Ceci ne mènerait qu’à la


formation d’apories.
Je propose ici une mise en lumière dans le rapport de la cognition
du médecin à la machine. Cette mise en lumière suppose une distinction
claire entre les systèmes experts des années 1970-1980 et le big data. Bien
que ces deux dispositifs établissent des continuités dans l’ordre du savoir,
force est de constater que le big data se défait du fantasme de reproduire la
cognition du médecin. Là où les systèmes experts tentaient de reproduire
la discursivité propre au médecin dans la formulation de diagnostics et
pronostics divers, le big data se détache de cette discursivité pour traiter
des données au-delà des capacités cognitives de l’humain. La rapidité et les
variables s’attèlent à la tache de la reconnaissance des maladies dans des
modèles prédéfinis en laissant au médecin la synthèse clinique initiale ainsi
que la légifération sur les résultats obtenus.
Le rapport heuristique de l’homme et de la machine qui apparaît
en médecine durant les années 1970, à travers l’élaboration de systèmes
experts (sciences cognitives et intelligence artificielle) se fonde sur une
approche conjecturale de la cognition médicale (logique bayésienne
et logiques floues). En effet, comme je le mentionnais plus haut, les
signes que relève le médecin face à un patient sont faillibles ; si bien que
l’incertitude est activement intégrée dans la cognition du médecin. Ceci
constitue un lieu commun depuis le tournant clinique. «  On apprend
en clinique à juger de la valeur des signes […] la prise de conscience
des limites de fiabilité des signes diagnostiques est essentielle à une
méthodologie médicale rigoureuse  »27. Comme le met en évidence
Anne Fagot-Largeault, l’attribution d’une valeur aux signes face à
l’incertitude fonde ce qu’elle nomme une « heuristique conjecturale »28.
Cette méthode s’oppose à «  l’heuristique catégorique  » des nosologies
essentialistes ; elle est en cela nominaliste et intègre dans son procédé
le calcul de probabilité. C’est d’ailleurs par le calcul de l’incertitude (ou

26
Par l’adjectif néologique « anthropologocentré », je qualifie une syntaxe propre
à l’humain qui ne peut se décentrer de la logique propre de ce dernier. Ce qualificatif
englobe toute tentative de rendre humain le non-humain par une logique anthropocentrée
– ce concept reprend l’idée de l’anthropocentrisme en y incluant le « logos » (logique).
27
A. Fagot-Largeault, «  Le concept de maladie sous-jacent aux tentatives
d’informatisation du diagnostic médical », dans Médecine et philosophie, Paris, P.U.F., 2010,
p. 151.
28
Ibid., p. 150-151.
56 Mathieu Corteel

de probabilité) que les sciences cognitives ont développé des systèmes


experts restituant partiellement la cognition du médecin face à une
maladie. Cependant cette synthèse de la cognition falsifia la cognition de
l’homme et de la machine, par une volonté impérieuse de substitution.
En voulant remplacer l’homme par la machine, les sciences cognitives
des années 1970-1980 se sont méprises sur la spécificité de la machine
et de l’homme dans le savoir médical. La formalisation de la logique
bayésienne et des logiques floues dans des systèmes experts à usage
médical a élaboré une aporie cognitive qui consiste à confondre les
mécanismes de cognition de l’humain et de la machine.
À partir de la méthode bayésienne, les sciences cognitives
élaborèrent des systèmes d’aide à la décision sur le principe de
l’incertitude. Ce modèle fut très présent durant les années 1980  ; il
permit le développement de systèmes experts très performants dont
le plus connu reste celui de l’hôpital de Leeds29. Le problème ne vient
pas du système en lui-même, mais de son impact sur le raisonnement
clinique. «  La théorie bayésienne est ouvertement normative, en ce
sens qu’elle inclut des règles de décision explicites. Sa “philosophie
de la rationalité” a incontestablement, depuis une vingtaine d’années,
influencé le raisonnement clinique  »30. L’aspect normatif de la
théorie bayésienne développe une formalisation machinique dans la
cognition du médecin. Seulement, comme ces dispositifs développent
des déductions probabilistes et non catégoriques, ils se doivent
nécessairement de ne pas inférer avec la raison morale du médecin, qui
est précisément l’instance catégorique définitive – dans la formulation

29
Dans la ville de Leeds on développa un système d’aide à la décision dans un
service de chirurgie. « Testé sur des dossiers de patients dont le diagnostic était connu,
il servit d’abord à l’enseignement des étudiants. Puis il fut essayé sur des cas nouveaux :
malades hospitalisés pour un syndrome abdominal aigu. Les données de l’interrogatoire
et de l’examen physique étaient soumises à l’ordinateur, qui calculait la probabilité des
diagnostics. Le médecin de garde prenait sa décision indépendamment de l’ordinateur.
Une étude rétrospective montra que le diagnostic correct (vérifié par la chirurgie) était
fait plus souvent par l’ordinateur (environ 90%) que par le clinicien le plus expérimenté
(environ 80%), et a fortiori le chef de clinique (environ 70%) ou l’interne (environ 50%).
Un certain nombre de personnes, qui avaient été opérées à tort, eussent évité la chirurgie
si l’on s’était fié au calcul effectué par la machine. Les médecins de garde furent désormais
associés au travail informatique » (ibid., p. 154).
30
Ibid., p. 152-153.
Le nominalisme de la médecine contemporaine 57

du jugement. L’impératif catégorique kantien31, en tant que procédure


morale, doit se substituer au calcul bayésien au moment de la prise de
décision finale. La machine doit être une aide à la décision et non la décision
en elle-même. Sans cette légifération de la raison morale comme dernière
instance, les risques de léser la dignité du patient en raison du critère de
l’efficience clinique sont importants. La machine ne doit pas aliéner la
cognition médicale par la normativité propre à la méthode bayésienne.
De plus, comme le met en évidence Anne Fagot-Largeault, avec ce
dispositif « nul programme universel n’est en vue. Seule est transposable de
Leeds à Colombes la méthode générale de raisonnement (bayésienne), qui
tient en une équation. La base de données, qui fait l’efficacité diagnostique
de cette méthode, est au mieux une base de données locales, constamment
remise à jour. En informatique médicale aussi, la décentralisation fait
son chemin  »32. En cela l’on comprend que le modèle de calcul est
transposable mais que les données ne le sont pas ; d’un hôpital à un autre,
les manifestations d’une maladie diffèrent. « Une appendicite ne se traduit
pas par les mêmes symptômes à Paris qu’à Londres, la séméiologie des
maladies varie selon les populations »33. La vérité sensible du médecin est
ainsi convoquée comme instance première pour manifester la singularité
d’une maladie. L’ordre de composition qui s’établit par la synthèse active
de l’imagination n’est pas réductible au système de reconnaissance de la
machine. L’on ne peut généraliser à partir de la logique bayésienne les
manifestations d’une maladie. Seul le modèle de calcul reste viable mais
en seconde instance – dans l’analyse de ce qui a préalablement été perçu
et schématisé.
L’observation clinique est fondatrice par rapport au savoir et doit dans
son approche taire les logiques pour appréhender la maladie.

31
Nous retenons ici la seconde formulation de l’impératif catégorique : « Agis de
façon telle que tu traites l’humanité, aussi bien dans ta personne que dans toute autre,
toujours en même temps comme fin, et jamais simplement comme moyen » (E. Kant,
Métaphysique des mœurs, I. Fondation. Introduction, trad. fr. A. Renaut, Paris, Flammarion,
1994, p. 108) qui est d’une part la formulation autour de laquelle gravite toutes les autres
et qui plus est, manifeste la spécificité humaine dans sa formulation.
32
A. Fagot-Largeault, «  Le concept de maladie sous-jacent aux tentatives
d’informatisation du diagnostic médical », art. cit., p. 158.
33
Ibid., p. 157.
58 Mathieu Corteel

Le regard qui observe ne manifeste ses vertus que dans un double silence :
celui, relatif, des théories, des imaginations et de tout ce qui fait obstacle à
l’immédiat sensible ; et celui absolu, de tout langage qui serait antérieur à celui
du visible. Sur l’épaisseur de ce double silence, les choses vues peuvent enfin être
entendues, et entendues par le seul fait qu’elles sont vues34.

Cette épaisseur du silence dont parle Foucault rend bien compte de


l’aspect hermétique du regard médical relativement à toute médiation
(théorique, logique, synthétique, etc.) et absolument face à toute
énonciation préalable de la maladie. La théorie et la logique des signes sont
tues relativement, car elles se doivent de réapparaître une fois que le regard
médical aura élevé au visible ce qui était enfoui dans la profondeur du corps.
Quant au langage qui ne laisserait pas s’exprimer la maladie dans le visible,
il faut le taire absolument. Il faut reconduire par le regard, la logique de
composition d’une maladie ; parler son langage. Il y a un devenir-maladie
du logos. Le médecin doit penser comme la maladie pour rendre perméable
sa vision aux manifestations morbides de cette dernière. « Le regard de
l’observation et les choses qu’il perçoit communiquent par un même logos
qui est ici genèse des ensembles et la logique des opérations »35. Ce logos
qu’entretient le médecin face à la maladie constitue l’instance inaliénable
qui apporte au calcul bayésien les éléments sémiotiques relatifs à un patient
précis. Comme les symptômes n’apparaissent pas nécessairement dans le
même ordre ou la même composition selon les populations et les individus,
il faut laisser au regard médical sa vérité sensible. La capacité dialogique
(ou de neutralité) du regard médical, qui laisse la maladie s’exprimer par
les symptômes sans interférer avec eux, est ce qui permet précisément le
devenir-maladie du logos. Il ne faut pas rendre les manifestations morbides
anthropologocentrées en leur prêtant une syntaxe humaine. Il s’agit au
contraire pour le médecin de déconstruire son langage en le modulant sur
la syntaxe de la maladie et la logique de composition de cette dernière par
le silence. « Le regard médical s’accomplira dans sa vérité propre en silence
sur elle ; si tout se tait autour de ce qu’il voit […] dans la clinique ce qui
se manifeste est originairement ce qui parle »36. Il s’agit de faire parler la
maladie à travers sa logique propre.

34
M. Foucault, La naissance de la clinique, op. cit., p. 108.
35
Ibid., p. 109.
36
Ibid., p. 108.
Le nominalisme de la médecine contemporaine 59

En ce qui concerne les logiques floues, elles ne tendent pas par la


machine à normer la logique médicale, mais bien au contraire, leur
prétention est de synthétiser la cognition du médecin ainsi que la
logique de composition de la maladie. En ce sens elles tendent à rendre
anthropologocentrée la logique computationnelle de la machine. En effet,
comme le met en évidence Anne Fagot-Largeault : « Les promoteurs de
ces méthodes (logiques floues) visent explicitement à simuler la logique
humaine, en inculquant aux ordinateurs un mode de raisonnement inexact,
présumé être le mode de raisonnement humain habituel »37. Elle ajoute par
ailleurs,  que les logiques floues entendent rendre compte de la maladie
par l’usage de concepts approximatifs, en ce sens la maladie prend dans
la machine des allures de concept limitatif comme dans la cognition du
médecin.

Une maladie est l’union d’un certain nombre de symptômes (flous). La


procédure diagnostique consiste à trouver à quel degré l’ensemble des symptômes
du patient intersecte avec telle ou telle maladie. Les chiffres correspondent à des
estimations subjectives. Les promoteurs des techniques floues espèrent montrer
que les concepts approximatifs utilisés par les experts ont autant d’efficacité
heuristique que les probabilités (précises, et fondées sur des données empiriques
patiemment colligées) sans lesquelles les bayésiens affirment qu’on ne peut
raisonner correctement38.

À partir de cette double dynamique, les promoteurs de cette méthode


entendent développer une machine qui par des inférences non pas logiques
mais plausibles, synthétise la logique de composition des maladies au sein
de la cognition du médecin. Le système expert MYCIN39, capable de
choisir l’antibiotique le plus adapté au traitement d’infection bactérienne,

37
A. Fagot-Largeault, «  Le concept de maladie sous-jacent aux tentatives
d’informatisation du diagnostic médical », art. cit., p. 158.
38
Ibid., p. 158-159.
39
Ce système expert fut développé à Stanford dans le cadre de l’Heuristic Programming
en 1970 par Edward Shortliffe. Il ne fut cependant jamais employé en dehors de son
cadre expérimental. Son fonctionnement consiste à développer des diagnostiques sur la
base d’environ six cents règles prédéfinies. À partir d’une série de questions auxquels doit
répondre le patient de manière binaire (oui/non) la machine définit le traitement adéquat.
Le problème fut que la machine prenait environ 30 minutes pour formuler un résultat –
ce qui est un temps trop long dans la pratique clinique.
60 Mathieu Corteel

a la particularité de prendre en compte le doute du patient lui-même sur


ses propres signes ; ce que ne permet pas faire un système bayésien dont
le programme est moins flexible.
Le système flou a donc une capacité d’interlocution vis-à-vis du
patient. De plus, son programme est « modulaire »40, ce qui lui conforte
un très haut taux de compétence dans l’aide à la décision, mais aussi une
capacité pédagogique non négligeable. « En fait, MYCIN a été doté d’un
système pédagogique auxiliaire (GUIDON) qui utilise la compétence de
MYCIN pour guider l’apprentissage du raisonnement clinique, en ajustant
ses objectifs au niveau de l’étudiant ; pour ce système, le « bon » diagnostic
est celui que donne MYCIN »41. Ce système expert très performant est un
outil intéressant mais ne peut en aucun cas se substituer à la cognition du
médecin qui mêle de manière inconditionnelle, perception et inférence.
Le problème de ce genre de systèmes experts est qu’il mêle confusément
la reconnaissance de signes avec le raisonnement médical. Seulement,
dans l’observation clinique « l’opération essentielle n’est plus l’ordre de la
combinatoire, mais l’ordre de la transcription syntactique »42. Confondre
la combinatoire (même floue) avec cette transcription est ce qui fait que ce
genre de système ne parvient pas à se rendre dialogique face à la maladie.
Il l’anticipe et la préconçoit inévitablement. C’est donc pour cela qu’il ne
peut être efficient par exemple face à des maladies rares.
En cela, le regard médical reste toujours l’instance fondatrice dans
l’appréhension d’une maladie et la raison morale du médecin l’instance
législatrice dans le savoir. Comme l’écrit Anne Fagot-Largeault :

La logique des raisonnements médicaux a fait l’objet de nombreuses


et passionnantes études au cours des années 1970, lorsqu’on en espérait une
possible informatisation du diagnostic ou, du moins, une aide de l’ordinateur
à la décision. Le rêve de remplacer le médecin par un système expert s’étant
estompé, l’assistance informatique au jugement médical s’est ensuite déplacée
vers l’imagerie et le vers le stockage d’informations43.

40
« Qui permet de modifier une règle, ou d’ajouter un module, sans bouleverser
l’ensemble du programme » (A. Fagot-Largeault, « Le concept de maladie sous-jacent aux
tentatives d’informatisation du diagnostic médical », art. cit., p. 161).
41
Ibid., p. 160.
42
M. Foucault, La naissance de la clinique, op. cit., p. 117.
43
A. Fagot-Largeault, « Calcul des chances et diagnostic médical », dans Médecine et
philosophie, op. cit., p. 36.
Le nominalisme de la médecine contemporaine 61

Ces tentatives d’informatisation du jugement médical sont toutefois


très intéressantes car elles mettent en évidence l’aspect inaliénable de
la cognition du médecin. De ce fait, mettre au jour les limites de ces
systèmes constitue un des aspects important de l’archéologie du savoir en
médical, car ceci permet de comprendre les développements récents du big
data en médecine qui constitue une alternative à ces systèmes. En effet, le
big data n’est ni normatif ni anthropologocentré. Il fait l’économie de ce
projet de substitution. Il ne tend pas à formater le jugement du médecin
et encore moins à prendre la forme de ce dernier. Il s’agit avant tout d’un
dispositif de stockage et d’imagerie, et non d’un système expert entendant
remplacer le médecin dans sa pratique. Le calcul itératif des algorithmes
permet d’intégrer au savoir médical un grand nombre de données passées
sous le schème de l’imagerie numérique.
Ce que le big data a de spécifique par rapport à l’ensemble des systèmes
experts, c’est qu’il tend à particulariser le pronostic par une accumulation
massive de données hétérogènes. Par exemple, en bioinformatique, le
big data permet le profilage des gènes par une classification dynamique
des données génétiques en microcatégorie (microarray). Ceci favorise une
classification plus précise des cancers et des leucémies, et donc permet une
particularisation des traitements pour les patients44. Au niveau clinique, son
application permet aussi une meilleure organisation de certains services
hospitaliers. L’algorithme APACHE II, déjà utilisé dans plusieurs hôpitaux,
permet par exemple de calculer à partir d’une modélisation des données du
patient et de l’hôpital, les probabilités de réadmission et de mortalité d’un
patient en unité de soins intensifs. Ce calcul prédictif prévient le risque de
laisser repartir un patient trop tôt en régulant le séjour de ce dernier dans
l’unité selon sa spécificité propre et la gravité de sa pathologie. Cet usage
permet d’assurer une efficience et une synergie plus grande du service, en
offrant une particularisation du traitement45. L’algorithme VFDT (Very
Fast Decision Tree) permet quant à lui d’établir un autre type d’usage clinique
du big data, par une gestion en temps réel des données des patients ayant

44
M. Herland, T.M. Khoshgoftaar et R. Wald, « A Review of Data Mining Using
Big Data in Health Informatics », Journal Of Big Data, vol. 1, n° 2, 2014, in <http://www.
journalofbigdata.com/content/1/1/2> (consulté le 6 août 2017), p. 8.
45
A.J. Campbell, J.A. Cook, G. Adey et B.H. Cuthbertson, « Predicting Death and
Readmission after Intensive Care Discharge », British Journal of Anesthesia, vol. 100, n° 5,
p. 656-662.
62 Mathieu Corteel

une maladie non transmissible (diabète, maladie cardio-vasculaire, etc.). Il


favorise un pronostic particularisé par la transmission et le traitement des
données du patient en temps réel.
Ceci ne substitue pas le corps individuel du patient par des données, et
encore moins le regard du médecin par la machine46. Bien que les résultats
se basant sur les données numériques des patients permettent d’anticiper le
développement de certaines maladies avant même l’apparition de certains
symptômes ; il est faux de croire que ces machines découvrent quoi que ce
soit de nouveau. Les maladies rares et orphelines leurs échappent quoi qu’il
arrive. En cela, la suppléance du big data dépasse l’écueil de la substitution,
car ici ce qui importe ce n’est pas de développer un dispositif médical qui
ferait l’économie du médecin, mais au contraire de faciliter sa pratique
par une meilleure organisation des services et un meilleur traitement de
données. La vérité sensible de la maladie que perçoit le médecin reste
l’instance fondatrice – il faut passer du symptôme à la donnée. Quant à
l’impératif moral, il reste l’instance légiférante dans le jugement face à la
maladie. Leur accommodement à la machine qui traite les données est ce
qui permettra l’évolution de la médecine dans les années à venir.
Je ne pense pas en cela que la médecine contemporaine développe
dans ce rapport à la machine «  une mort de la clinique  ». Le travail de
recherche est toujours entretenu dans un lien à la cognition du médecin
dans le rapport sémiotique et sémantique vis-à-vis du malade. L’EBM
(evidence based medicine) – qui se trouve être aujourd’hui le protocole de la
recherche médicale – laisse une place importante à la cognition du médecin
et au rapport clinique. Le médecin restitue l’ordre de composition des
pathologies par son regard qu’il confronte aux données de la recherche,
c’est-à-dire, à la littérature médicales (articles). Bien évidemment les données
de la recherche sont définies par la combinatoire de la machine. L’épistémé
qui parcourt le discours médical contemporain est computationnelle.
Seulement, le geste épistémique qui replace l’individualité du patient dans

46
La vision technophobe développée sur la base du Post-scriptum sur les sociétés de
contrôle écrit par Deleuze en 1990 (G. Deleuze, Pourparlers, Paris, Éditions de Minuit, 1990,
p. 240-247), est une réaction vis à vis des systèmes experts mais ne peut porter sur le
big data, qui particularise le diagnostic en ne réduisant pas le patient à des données et le
médecin à une machine. « Dans le régime des hôpitaux : la nouvelle médecine « sans médecin
ni malade  » qui dégage des malades potentiels et des sujets à risque, qui ne témoigne
nullement d’un progrès vers l’individuation, comme on le dit, mais substitue au corps
individuel ou numérique le chiffre d’une matière « dividuelle » à contrôler » (ibid., p. 247).
Le nominalisme de la médecine contemporaine 63

l’ordre du discours reste celui du praticien dans le rapport au malade. Les


décisions s’établissent toujours dans le concours de l’expérience clinique,
des données de la recherche (littérature médicale) et de la préférence du
patient. La capacité du médecin à confronter ses observations avec les
données de la recherche nécessite bien évidemment l’outil informatique,
seulement, l’instance légiférante au niveau du savoir reste le médecin.
Quant à la prise de décision thérapeutique, elle ne peut s’initier qu’à partir
du dialogue entre le médecin et le malade.
Par ailleurs, la perspective critique de Nancy Cartwright47 à l’endroit
des essais cliniques randomisés (Randomized control trial) pourrait
être dépassée par le big data. Le biais qu’elle met en évidence dans
l’échantillonnage de données et la causalité pourrait être dépassé par la
bioinformatique translationnelle qui, dans une perspective exhaustive,
entend développer une combinatoire à partir de la multiplicité hétérogène
des données dans une approche non-causale. Les preuves – dans le projet
de développement du big data – entendent dépasser l’échantillonnage des
données en élaborant une perspective synoptique qui dépasse les catégories
génériques qui excluent des groupes de participation minoritaires aux
essais cliniques (femme, enfant, personnes âgées, etc.). Les preuves
tendent ainsi à dépasser l’exclusion des populations minoritaires. De
plus, la combinatoire qui s’établit à partir du calcul bayésien et floue,
dépasse dans l’algorithme le schème causal humain à partir de la capacité
de calcul de la machine. L’avancée actuelle de ce dispositif dans le
domaine médical n’étant encore qu’à l’état embryonnaire, je me permets
de reléguer ce point à un statut hypothétique.

Conclusion

Le nominalisme de la médecine contemporaine qui se développe au


travers du big data, s’établit dans une corrélation du savoir entre trois étants
qui se recoupent autour d’une substance étrangère qu’est la maladie. Le
praticien, le malade et la machine, gravitent autour de la maladie pour fonder
un savoir ouvert sur ses manifestations et son mode d’existence propre. La

47
N. Cartwright, « Evidence-Based Policy. What’s to Be Done about Relevance »,
Philosophical Studies, vol. 143, n° 1, 2009, p. 127-136.
64 Mathieu Corteel

maladie qui échappe toujours à son énonciation parle un langage étranger


à la syntaxe anthropologique, et par ce fait impose un silence théorique au
praticien. Il faut laisser parler les symptômes et progressivement se défaire
du patient – le mettre entre parenthèses – pour laisser le corps exprimer
la maladie. Par suite, le savoir médical réapparaît, il éclaire un parchemin
organique en établissant le corps comme support linguistique pour fonder
le diagnostic. C’est à partir de ce support de chair et d’os qu’il entre en
communication avec la maladie. Le support linguistique du corps permet
d’appréhender la dynamique morbide en propre au travers de signes
qui, apparaissant et disparaissant, laissent transparaître dans l’incertain,
la fréquence et le schème numérique. À partir de cette numérisation, le
calcul machinique – à un niveau transcendantal – apporte les éléments du
pronostic. Le médecin légiférant doit encore une fois moduler son langage
sur un support autre. Cette fois il s’agit de la machine. Le support numérique
se doit d’être un outil qui aide à sa décision, et aujourd’hui l’on ne peut
en faire l’économie. Le médecin doit donc parler un langage de machine.
Le développement du savoir médical en dépend, seulement la dernière
instance de ce savoir reste le médecin, qui recouvre sa langue première
pour s’ouvrir au patient. Le médecin retire au savoir les parenthèses qu’il
avait mises sur le patient, pour le considérer comme une fin et éclairer son
jugement dans la dignité. Le nominalisme de la médecine s’établit donc sur
trois langues étrangères, celle de la maladie par le support du corps, celle
de la machine par un support numérique et enfin celle du médecin face au
malade dont le support est la conscience humaine.
Cette gravitation autour de la maladie impose une approche sur
divers supports hétérogènes qui chacun à sa manière nominalise le savoir.
Comme nous l’avons vu au niveau de l’observation des symptômes, le
langage se tait pour écouter les manifestations morbides dans une langue
étrangère toujours sensible aux variations. Le corps est une singularité
pour chaque maladie  ; il est l’herméneutique de la maladie. Quant au
niveau transcendantal du calcul itératif, les ontologies sémantiques ne sont
que des outils numériques qui permettent l’organisation de concept sans
pour autant prétendre à une réalité propre. La complexité dans laquelle
ces ontologies s’établissent, tend avec une prétention limitée, à manifester
la complexité de la maladie, en reconnaissant sous des modèles, la logique
de composition de cette dernière. Le support numérique développe une
apophantique formelle aidant au jugement par la preuve. Enfin le support
Le nominalisme de la médecine contemporaine 65

de la conscience humaine, lui aussi apophantique, élève le jugement à un


niveau moral et décisionnel.
Cette logique de composition nominale déconstruit le sujet et
dépasse l’épistémé moderne de la finitude humaine. Car dans ce procédé,
même la dernière instance – celle de la raison humaine – n’est pas unitaire
mais multiple. Il ne s’agit pas ici de dialectique mais d’une énaction entre
la machine et l’humain. La finitude de la cognition humaine s’attèle à
d’autres supports qui l’excèdent, et, lui permettent une ouverture de son
savoir dans la reconnaissance des multiples masques de la maladie. Le
théâtre morbide de la maladie, devient plurivoque. Le médecin parle en
lui plusieurs langues, et développe des rapports multiples à la maladie
en la différenciant du malade. Il voit le Même se conjuguer dans la
répétition des signes et la différence dans la normativité du patient.
Et quand il s’adresse à ce dernier, il invoque un humain complexe qui
ne se réduit pas à son état actuel de malade. Être malade est un mode
d’existence précis, mais le patient dépasse ce simple mode d’existence. Il
est toujours l’autre de sa maladie. Son existence ne s’épuise pas dans le
savoir singulier de sa maladie.
De plus, le numérique accentue cette complexité en se défaisant de
l’antropologocentrisme. La complexité de la maladie traduite dans un
support numérique échappe à la subjectivité humaine et à son langage.
En cela une archéologie du savoir de type foucaldien se doit, vis-à-vis du
big data, de comprendre cette rupture dans le savoir médical. La maladie
est étrangère, la machine l’est tout autant. Faire de ces deux entités le
miroir de l’homme constitue une erreur qu’il faut à tout prix éviter pour
comprendre le savoir médical contemporain. Ceci nécessite une approche
qui ne soit pas tributaire d’une anthropologie moderne. Il faut replacer le
savoir médical dans l’ordre de la continuité et de la discontinuité de l’épistémé
computationnelle qui dépasse l’épistémé moderne. L’archéologie du big data
se doit de mettre au jour le tournant discursif qui s’inscrit dans le savoir
médical à partir du nominalisme de la clinique. Le calcul de l’incertitude qui
parcourt la formation de diagnostics et pronostics divers à partir du XIXe
siècle, fait émerger une épistémé computationnelle dans le savoir médical.
Il s’agit à partir de cela de voir comment le discours probabilitaire va
établir une distanciation entre les mots et les choses pour progressivement
atteindre une autonomie narrative. À la question de « qui parle ? » le big
data répondra « les données ». Les flexions dans le discours médical nous
66 Mathieu Corteel

invitent – par le développement du discours probabilitaire – à comprendre


comment la place de la finitude de la cognition humaine va laisser place à la
computation dans le jeu incessant de la combinatoire.
La discursivité médicale tend depuis le XIXe siècle vers une mort de
l’homme dans la connaissance de la maladie. Seulement, elle retourne
dans un rapport clinique – mêlé d’éthique et de morale – à la légifération
humaine. Le savoir médical porte le poids axiologique de l’humain
alors que « l’homme s’effacerait, comme à la limite de la mer un visage
de sable  »48. L’approche épistémologique s’adjoint ainsi nécessairement
à un rapport complexe qui ne peut pas faire l’économie des valeurs de
l’ars medicinae. Sans quoi, l’on proclamerait une « mort de la clinique »49.
La parole serait remplacée par les mots d’ordre de l’ordinateur. L’ordre
du discours médical devenu numérique proclamerait un éloignement
progressif du malade et du praticien, en privilégiant la relation épistémique
de la machine et de la maladie. Cette hypothèse recouvre davantage le
fantasme technologique des technophobes, qu’une réalité actuelle. Le
regard médical ouvert au schème numérique n’épuise pas sa capacité
herméneutique dans les données. Il ouvre son champ de perception à un
plan synoptique et dynamique qui dépasse la simple observation. Je me
refuse cependant de parler de progrès. Car, la médecine restera quoi qu’il
arrive un savoir fragile mais nécessaire dont l’objet fuyant qu’elle aborde
l’excède ontologiquement.
La maladie – étant un système de relation et non une entité – s’adaptera
toujours aux modalités du savoir pour tromper le regard. Au même
titre qu’il y a un a priori historique qui parcourt les discours médicaux
dans le lien du visible et de l’invisible ; il y a un a priori historique de la
maladie. Comme l’a montré Mirko Drazen Grmek à partir du concept
de «  pathocènose  », il y a à travers l’histoire des transformations de la
maladie. Ainsi « au Néolithique supérieur, avec le passage au mode de vie
sédentaire ; au Moyen Âge avec les migrations des peuples venant d’Asie ; à
la Renaissance, avec la découverte de l’Amérique ; et enfin, à notre époque,
avec l’unification mondiale du pool des germes pathogènes et avec la chute

48
M. Foucault, Les mots et la choses. Une archéologie des sciences humaines, Paris, Gallimard,
1966, p. 398.
49
D. Couturier, G. David, D. Lecourt, J.D. Sraer et C. Sureau (dir.), La mort de la
clinique ?, Paris, P.U.F., 2009.
Le nominalisme de la médecine contemporaine 67

spectaculaire de la plupart des maladies infectieuses »50 la pathocènose se


modifie. Nous influençons la mutation des maladies dans le mouvement
de nos sociétés et de notre savoir au même titre que ces dernières initient
des changements sociétaux. Le rapport externe des maladies s’établit dans
un double jeu dont les règles nous échappent. Les découvertes de Pasteur
dans le domaine de la bactériologie initient l’hygiénisme des sociétés
occidentales et font disparaître les maladies infectieuses. Seulement, les
sociétés se transforment et les maladies mutent. Le monde actuel et le
mouvement incessant de populations travaillent la pathocènose au même
titre que cette dernière travail les politiques sanitaires. Le virus s’adapte
et nous sommes un facteur de son adaptation. La pharmaceutique le fait
muter dans la dynamique sanitaire de son traitement. L’émergence du big
data qui renforce la médecine prédictive par la vaccination et le traitement
a priori des agents pathogènes verra sans aucun doute naître des maladies
qui échappent à sa perspective synoptique. En cela le regard clinique
réaffirme son lien nécessaire à la maladie. Parler le langage morbide
nécessite la poétique sémiotique et sémantique de l’œil, du corps et de
l’algorithme. Seulement, l’étrangeté de la maladie faussera inlassablement
nos traductions. L’herméneutique médicale sera toujours excédée par
l’ontologie de la maladie.

Mathieu Corteel
Université Paris-Sorbonne
mathieu.corteel@paris-sorbonne.fr

Nominalism in Contemporary Medicine. Elements for an Archaeology of Big Data in Medicine

This article aims to describe the organization of contemporary medical


knowledge and in particular, relying on Foucault’s The Birth of the Clinic, the
epistemological continuity between this knowledge and the medical knowledge
of the 19th century. The calculation of probability which emerges from the
clinical incertitude founds a computational episteme that is present, today, in the

50
M.D. Grmek, « Le sida est-il une maladie nouvelle ? », Médecine et maladies infectieuses,
1988, p. 579.
68 Mathieu Corteel

discourse on diseases. Medical knowledge establishes – between the machine, the


physician and the patient – a synoptic perspective on the disease which, through
a narrative detachment, tends to prevent the development of diseases thanks to
the collect of digital data that show the invisible of the disease by relying less and
less on its visible morbid manifestations (symptoms). However, the physician
remains the first and last authority within the order of medical knowledge; in
order to translate the ineffable language of the disease, he only has to combine
his own cognition and the computation of the machine. Thus, big data seems
to announce not so much the “death of the clinic” than the obliteration of the
anthropological theme in the computational metaphor.

Keywords: Medicine, Clinic, Semiotics, Semantics, Big Data, Disease, Foucault.

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