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AURÉLIEN ROBERT *
Dans une lettre adressée à son ami médecin Giovanni Bianchi da Reggio,
l’astronome italien Matteo Garimberti da Parma s’interroge sur la nature du
bonheur humain. Après de rapides prodromes rhétoriques rappelant l’inutilité
du savoir philosophique seul, sans les actes qui rendent véritablement heureux,
le texte propose un panorama des grandes écoles philosophiques de l’Anti-
quité, passant du Lycée au Portique, pour finalement s’arrêter dans le Jardin.
Malgré le caractère apparemment scolaire de l’entreprise, il est remarquable
que cette épître inédite ne se contente pas d’une simple doxographie, neutre et
sans engagement de la part de son auteur, mais exposée en filigranes les
premiers linéaments d’une vision syncrétique de l’éthique grecque fortement
inspirée par l’œuvre de Sénèque. Si Aristote ouvre la voie théorique à une
réconciliation de la vertu stoïcienne et du plaisir épicurien, c’est toutefois
Épicure qui vient clore ce texte, et c’est avec lui que le lecteur demeure en
dernier ressort, lui qui, à en croire notre auteur, défendit l’idée d’une volupté
vertueuse.
L’UNIVERSITAIRE ET L’HUMANISTE
1. Les principales informations que nous possédons sont contenues dans les répertoires
biographiques établis aux XVIII e et XIX e siècles. Cf. I. Affò, Memorie degli scrittori e letterati
parmigiani, vol. II, Parma, Stampa Reale, 1789, p. 104-107 ; G. B. Janelli, Dizionario biografico dei
parmigiani illustri e benemeriti nelle scienze, nelle lettere e nelle arti, Genova, Tipografia di Gaetano
Schenone, 1877, p. 180.
2. G. Vedova, Memorie intorno alla vita ed alle opere del cardinale Francesco Zabarella
padovano, Padova, Minerva, 1829, p. 19
3. Cf. E. Sandrini, « La matricola del Collegio medico di Parma », Annali di storia delle
università italiane 6, 2002, p. 211-228.
4. Sur ce point voir N. Siraisi, Arts and Sciences at Padua. The Studium of Padua before 1350,
Toronto, Pontifical Institute of Medieval Studies, 1973, chap. III.
5. Aucune source ne l’indique, mais c’est tout à fait probable. Pour des éléments de compa-
raison, voir G. Federici-Vescovini, Astrologia e scienza. La crisi dell’aristotelismo sul cadere del
Trecento e Biagio Pelacani da Parma, Firenze, Nuove edizioni Enrico Vallecchi, 1979.
6. L. Thorndike, A History of Magic and Experimental Sciences, New York, Columbia
University Press, 1934, vol. III, p. 599.
son orientation astrologique, l’ouvrage fut mal accueilli par quelques scienti-
fiques de la Renaissance et le célèbre astronome allemand Johannes Müller von
Königsberg, dit Regiomontanus, s’est même fendu d’un De directionibus contra
archidiaconum Parmensem, dont le but explicite était de corriger les erreurs de
Matteo Garimberti.
En dehors de ses travaux en astronomie, il convient de rappeler que Matteo
Garimberti enseigna aussi la rhétorique dans les années 1380 et eut comme
élève Benigno de’ Medici (1372-1472), éminent personnage issu d’une branche
de la grande famille florentine 1. La Lettre sur le bonheur dont on trouvera ici
l’édition critique témoigne de cette familiarité avec la rhétorique latine des
premiers humanistes.
Outre les relations qu’il a pu entretenir avec Pétrarque et Francesco
Zabarella, son appartenance aux milieux humanistes paraît confirmée par
l’identité du destinataire de la lettre. Giovanni Bianchi da Reggio, médecin de
profession, actif non loin de Parme, comme l’indique le testament de Pinotto
de Pinottis, en 1384, au moment de la fondation de l’hôpital de Reggio Emilia 2,
fait aussi montre d’un intérêt particulier pour les textes latins classiques et
humanistes, comme l’indiquent les nombreux manuscrits possédés et même
copiés par lui entre 1388 et 1416 dans la région de Modène 3. En somme,
Matteo Garimberti, trop facilement classé dans le rang des universitaires
besogneux, témoigne en fait de l’effervescence intellectuelle de cette période de
transition en Italie. À ce titre, sa Lettre sur le bonheur constitue un document
remarquable.
UN TÉMOIGNAGE RARE
1. Le plus vieux manuscrit pourrait dater de la fin du XIV e siècle. Voir notre description infra.
2. Voir à ce sujet L. Bernard-Pradelle, Histoire, éloquence et poésie à Florence au début du
Quattrocento, Paris, Classiques Garnier, 2008, en part. p. 114-118.
3. E. Garin, « Ricerche sull’Epicureismo del Quattrocento », La cultura filosofica del
Rinascimento, Firenze, G. C. Sansoni, 1979, p. 72-92.
4. S. Greenblatt, Quattrocento, Paris, Flammarion, 2013. Qu’il nous soit permis de renvoyer à
notre compte rendu de ce livre : A. Robert, « Lucrèce et la modernité », La vie des idées, juillet 2013,
URL : http: //www.laviedesidees.fr/Lucrece-et-la-modernite.html. On peut lire un récit semblable
dans les études suivantes : J. Kraye, « The revival of Hellenistic philosophies », in J. Hankins (ed.),
The Cambridge Companion to Renaissance Philosophy, Cambridge, Cambridge University Press,
2007, p. 97-112 (bien qu’elle mentionne quelques textes médiévaux, la vision globale reste
discontinuiste) ; et C. Wilson, « Epicureanism in early modern philosophy », in J. Warren (ed.),
The Cambridge Companion to Epicureanism, Cambridge, Cambridge University Press, 2009,
p. 266-286.
1. Nous avons identifié quelques références précises aux Lettres et au De vita beata de Sénèque
et les avons indiquées dans les notes qui accompagnent l’édition du texte de la Lettre de Matto
Garimberti.
2. Parmi les innombrables travaux sur la réception de Sénèque, mentionnons simplement
L. D. Reynolds, The Medieval Tradition of Seneca’s Letters, Oxford, Oxford University Press, 1965 ;
id., « The Medieval Tradition of Seneca’s Dialogues », The Classical Quarterly 18, 1968, p. 355-372.
3. Le De finibus a modestement circulé aux XI e et XII e siècles, avant d’être de plus en plus cité
à partir du XIII e siècle, comme en témoignent le Speculum historiale de Vincent de Beauvais ou la
Moralis philosophia de Roger Bacon. Au XIV e siècle, Dante le cite à plusieurs reprises dans le
Convivio et Pétrarque en possédait une copie manuscrite. Sur la circulation du texte, voir
H. et M. Rouse, « The medieval circulation of Cicero’s “Posteriors Academics” and the De finibus
bonorum et malorum », in M. B. Parkes et A. G. Watson, (eds.), Medieval Scribes, Manuscripts and
Libraries. Essays presented to N. R. Kern, London, Scholar Press, 1978, p. 331-369. L. D. Reynolds,
« The transmission of the De finibus », Italia medioevale e umanistica 35, 1992, p. 1-30.
Avec Aristote, Matteo Garimberti veut convaincre son ami qu’il convient
de ménager une place à la vertu et au plaisir dans la poursuite du souverain
bien, c’est-à-dire du bonheur. Il commence donc par une définition de la vertu
qui lui permet de développer une idée esquissée dès le début de la Lettre, à
savoir que seule une vie active est pleinement heureuse. Il laisse ainsi de côté
l’idéal de vie contemplative théorisé dans le livre X de l’Éthique à Nicomaque,
pièce maîtresse de la plupart des relectures chrétiennes d’Aristote au Moyen
Âge, et préfère mettre en évidence l’aspect pratique de l’éthique aristotéli-
cienne : si, comme le présuppose l’ensemble de la Lettre, on identifie le souve-
rain bien au bonheur, et si ce bonheur correspond à une vie parfaite et
conforme à la vertu, comme Aristote le répète sans cesse dès le livre I de
l’Éthique à Nicomaque, alors la vie heureuse requiert une forme d’activité et
même des actes, puisque les vertus morales s’acquièrent et se pratiquent dans
et par l’action.
Matteo Garimberti semble donc restreindre son analyse à la vertu morale,
dont il dit, à l’instar d’Aristote, qu’elle ne peut exister sans l’acte corres-
pondant, n’étant elle-même qu’un habitus, c’est-à-dire une disposition
contractée dans l’action. Cet habitus acquis par répétition de l’acte vertueux
forge le caractère et permet ainsi d’orienter au mieux l’action vers l’excellence
et le souverain bien (optimum dans notre texte). L’absence des vertus intellec-
tuelles, et notamment de la sagesse pratique (prudentia en latin, phronesis en
grec), peut paraître étrange, dans la mesure où Aristote affirme clairement qu’il
n’y a point de sagesse pratique sans vertu morale, point de vertu morale sans
sagesse pratique (Éthique à Nicomaque, VII, 13, 1144b30-1145a6). Il semble
que Matteo Garimberti réserve cet aspect du problème à la seconde partie sur
les Stoïciens, lesquels ont davantage insisté sur la nature du raisonnement qui
accompagne la vertu.
La suite de la présentation de l’école péripatéticienne est nettement plus
intéressante, puisqu’elle tend à montrer que la critique adressée par Aristote à
l’hédonisme, notamment à la doctrine d’Eudoxe, n’implique pas la thèse selon
laquelle tout plaisir est un mal, ni même l’idée qu’aucun plaisir ne doive être
poursuivi. La vie heureuse requiert non seulement l’excellence, et donc la vertu,
mais aussi le plaisir. Comme le précise notre auteur :
Par conséquent, la vertu et le plaisir n’atteignent pas la perfection du bien, mais
sont subordonnés au souverain bien (optimum) ; c’est pourquoi on ne les
poursuit pas seulement pour elles-mêmes, mais aussi en vue d’autre chose (ce
sont certes des biens, mais pas en un sens absolu). Il suit que les choses que nous
voulons pour elles-mêmes et pour le souverain bien (optimum), de manière
absolue, ne sont jamais conservées sans la vertu, ni perçues sans le plaisir 1.
Si la vertu assure une plus grande stabilité dans la vie morale, le plaisir, lui,
fonctionne comme un critère de reconnaissance de l’action vertueuse et du
bonheur (nunquam sine virtute tenetur, nec sine voluptate percipitur) : nulle
vertu sincère, nul bonheur complet sans plaisir. Les deux biens s’accompagnent
l’un l’autre, le plaisir étant comme une propriété venant s’ajouter à la vertu.
D’un côté, l’on reconnaît la vertu au plaisir que l’agent prend à agir de la sorte,
de l’autre, on reconnaît les bons plaisirs au fait qu’ils accompagnent l’exercice
de ce qu’il y a de plus excellent dans la nature de l’homme, qu’il s’agisse de la
vertu morale ou de la vertu intellectuelle.
Matteo da Garimberti s’empresse donc de rappeler que pour Aristote
certains plaisirs nous éloignent du bonheur et le rendent parfois impossible :
« le plaisir, en effet, affaiblit les puissances, émousse les sens, amollit l’esprit,
rend l’intellect moins vif » 1. Mais ce n’est pas le cas de tout plaisir, puisque le
plaisir sérieux (studiosa voluptas) est au service du bonheur (non dux, sed
comes felicitatis). L’homme vertueux vise le bonheur et peut jouir du plaisir qui
en découle, bien que ce ne soit pas son objectif de départ. Il faut donc
distinguer ce qui est de l’ordre d’une « loi de la nature » qui nous dispose à
poursuivre toujours le plaisir (Sic igitur lex nature disposuit ut voluptatem
omnia prosequantur, tristitiam vero fugiant et repellant), et ce qui dépend de
nous, à savoir de nous orienter d’abord vers la vertu, de sorte que le plaisir
qu’on en tire participe d’un bonheur véritable. C’est ce qui nous permet de
distinguer les bons et les mauvais plaisirs. En ce sens, le plaisir peut être à la
fois un symptôme de la vertu et un critère de reconnaissance de la félicité.
L’argumentation est brève, mais ce souci d’économie s’explique par le fait
que Matteo Garimberti s’adresse à quelqu’un qui connaît déjà la pensée
d’Aristote (Tu vero perypateticorum sententiam imitaris merito quidem, cum sis
Aristotelis factus interpres). Notre astronome se contente donc de résumer les
grandes lignes de la pensée aristotélicienne. Malgré la difficulté d’établir les
sources précises de ce résumé, il est cependant certain que notre auteur s’écarte
de l’exposé de Cicéron dans le De finibus, dans lequel Pison dresse un portrait
d’Aristote en stoïcien, empruntant quelques formules à l’Éthique à Nicomaque,
pour mieux prendre appui sur Théophraste et surtout sur Antiochus
d’Ascalon, qui n’appartient pas à l’école péripatéticienne.
Le cœur de l’argumentation rapportée par Pison repose sur une hiérarchi-
sation radicale de l’âme et du corps, et, par suite, des fins que l’homme doit
poursuivre. La conclusion qu’il tire de cette anthropologie, par ailleurs assez
proche de celle défendue par Aristote, est la suivante : puisqu’il convient de
suivre ce qu’il y a de meilleur dans l’homme – l’âme – et ce qu’il y a de meilleur
en elle – à savoir l’excellence intellectuelle et morale, autrement dit la vertu –
le plaisir se voit donc totalement exclu du souverain bien et de la vie heureuse,
puisqu’il n’est rien d’autre qu’un simple agrément du corps. Voici les paroles
le Pison :
1. p. 428.
Dans mon énumération des avantages du corps, on pensera peut-être que j’ai
omis le plaisir, mais c’est là une question à remettre à une autre fois. Que
le plaisir compte ou non parmi les choses que j’ai appelées premières selon la
nature, cela n’a aucune importance pour notre sujet. Car si le plaisir, comme
je le crois, n’entre pas dans la somme des biens de la nature, j’ai eu raison de
l’omettre. S’il en fait partie, comme certains le veulent, cette omission n’est en
rien préjudiciable à notre compréhension du bien suprême. Si, à la liste
constituée des premiers avantages naturels, on ajoute le plaisir, ce sera y ajouter
un simple avantage corporel, mais la constitution du bien suprême que j’ai
présentée n’en sera nullement modifiée 1.
Cette présentation ne correspond pas tout à fait à la position d’Aristote,
lequel accepte l’existence de plaisirs intellectuels et propose en outre d’autres
critères permettant de distinguer les bons et les mauvais plaisirs. Nul ne sait si
l’intention de Matteo Garimberti était ici de rendre justice à Aristote contre
Cicéron, mais ce qu’il présente est nettement plus fidèle à l’analyse complexe
du plaisir présentée dans l’Éthique à Nicomaque.
La question du plaisir est abordée à deux reprises dans l’Éthique à
Nicomaque, au livre VII, puis au livre X 2, même si dès les premiers livres le
lecteur comprend que la vertu est intimement liée au plaisir. Car le plaisir est la
marque d’un caractère sincèrement et authentiquement vertueux (I, 9, 1099
a5 sq.). Un homme ne peut être authentiquement vertueux sans y prendre du
plaisir. C’est aussi le moteur de l’éducation morale des jeunes gens (II, 2, 1104
b8 sq.). Il faut les amener à la vertu en leur montrant son caractère plaisant. Plus
encore, le plaisir pris à la vertu est immanent, il ne dépend de rien d’autre que
l’action vertueuse elle-même :
De la même façon, les actions justes sont agréables à celui qui aime la justice, et,
d’une manière générale, les actions conformes à la vertu plaisent à l’homme qui
aime la vertu. Mais tandis que chez la plupart des hommes les plaisirs se
combattent parce qu’ils ne sont pas des plaisirs par leur nature même, ceux qui
aiment les nobles actions trouvent au contraire leur agrément dans les choses
qui sont des plaisirs par leur propre nature. Or tel est précisément ce qui carac-
térise les actions conformes à la vertu, de sorte qu’elles sont des plaisirs à la fois
pour ceux qui les accomplissent et en elles-mêmes. Dès lors la vie des gens de
bien n’a nullement besoin que le plaisir vienne s’y ajouter comme un surcroît
postiche, mais elle a son plaisir en elle-même. Ajoutons, en effet, à ce que nous
avons dit, qu’on n’est pas un véritable homme de bien quand on n’éprouve
aucun plaisir dans la pratique des bonnes actions, pas plus que ne saurait être
jamais appelé juste celui qui accomplit sans plaisir des actions justes, ou libéral
1. Cicéron, Fins des biens et des maux, V, XVI, 45, trad. fr. J. Kany-Turpin, Paris, GF-
Flammarion, 2016, p. 241-242.
2. La présentation qui suit s’appuie notamment sur l’excellent livre de J. C. B. Gosling et
C. C. W. Taylor, The Greeks on Pleasure, Oxford, Oxford University Press, 1982, ainsi que sur la
présentation détaillée de la position aristotélicienne dans S. Broadie, Ethics with Aristotle, New
York-Oxford, Oxford University Press, 1991, p. 313-365.
celui qui n’éprouve aucun plaisir à faire des actes de libéralité, et ainsi de suite.
S’il en est ainsi, c’est en elles-mêmes que les actions conformes à la vertu
doivent être des plaisirs 1.
On voit se dessiner dans ce texte une distinction fondamentale entre ce qui
est un plaisir par soi, c’est-à-dire par sa propre nature, et ce qui n’est un plaisir
que par accident. C’est précisément cette distinction qui est approfondie, sous
deux angles différents, dans les livres VII et X, en opposition à Platon et
Speusippe d’un côté, à l’hédonisme d’Eudoxe de l’autre.
Dans le livre VII, l’analyse du plaisir s’inscrit dans une réflexion plus large
sur l’intempérance, l’incontinence et la bestialité. Il s’agit donc de distinguer les
plaisirs liés à ces tempéraments et ceux liés à la vertu de tempérance et, par
suite, à l’activité parfaite et au bonheur. C’est donc le caractère moral de la
personne qui fera du plaisir un bien ou un mal. Pour Aristote, il existe donc
incontestablement des plaisirs vicieux et même bestiaux, mais cela ne permet
pas de déduire qu’aucun plaisir n’est un bien, comme le proposait Platon dans
le Philèbe, ni même que la plupart des plaisirs sont mauvais, ou encore qu’il n’y
a rien de commun entre le plaisir et le souverain bien. Selon le Stagirite, la
principale erreur de Platon et d’autres après lui est d’avoir considéré tout
plaisir comme un mouvement, et plus précisément comme un processus de
génération (genesis). La stratégie platonicienne consistait en effet à montrer
que tout plaisir correspond à un processus, de sorte que le plaisir n’est ni une
fin ni un bien, puisque le processus est distinct de la fin et du bien vers lesquels
il tend. A fortiori, on ne peut donc pas identifier le plaisir au souverain bien.
C’est précisément ce que refuse le Stagirite.
Après avoir relativisé la thèse platonicienne, en montrant que les processus
qu’il identifie aux plaisirs peuvent être bons ou mauvais selon les individus et
les circonstances (manger pour combler sa faim peut-être bon ou mauvais,
douloureux ou plaisant), Aristote montre dans un second temps que Platon a
confondu le processus, qui parfois précède un plaisir, et l’état de plaisir lui-
même. Ces processus, précise Aristote, de même que les plaisirs qui en
découlent, sont des biens seulement par accident, dans la mesure où le lien
entre le processus et l’état qui en découle est accidentel. Mais l’erreur de Platon
est plus profonde, parce qu’il pensait que tous les plaisirs étaient de ce type. Or
il existe des plaisirs par soi, qui de surcroît ne dépendent pas d’un processus
physique et ne viennent pas annuler et remplacer une douleur préexistante.
Pour démontrer ce point, Aristote commence par rappeler que certains
biens sont des activités et non des processus. Ils correspondent alors à l’actuali-
sation d’une puissance, à la perfection d’une disposition, comme dans le cas de
l’activité contemplative (VII, 1153a1-2) et des activités vertueuses
(VII, 1153a21 sq.). Ces activités, explique-t-il, sont plaisantes par elles-mêmes.
Aucune douleur ne précède l’acte de philosopher ou l’action courageuse.
1. Aristote, Éthique à Nicomaque, I, 9, 1099a10-20, trad. fr. J. Tricot, Paris, Vrin, 1997,
p. 66-67.
Le plaisir que l’on en tire est identifiable à un état dont l’actualisation coïncide
avec l’activité elle-même. Il est instantané (ce n’est donc pas un mouvement à
proprement parler), total (sans parties, donc sans succession, et sans excès
possible) et ne peut donc être identique aux mouvements décrits dans la
Physique.
On voit donc émerger l’idée selon laquelle les plaisirs dénoncés par Platon
ne représentent pas l’activité humaine la plus excellente, mais la part enfantine
et animale de l’activité humaine. Les animaux et les enfants ne poursuivent que
des plaisirs du premier type, relatifs et accidentels, tandis que l’homme raison-
nable peut jouir de plaisirs d’un autre type, purs et par soi, comme le plaisir de
la contemplation ou celui qui accompagne l’action vertueuse. Aristote ne dit
pas qu’il faut condamner purement et simplement ces plaisirs animaux.
Il convient néanmoins de les subordonner aux plaisirs plus nobles de la
contemplation et de la vertu. C’est pourquoi, explique Aristote, « ni la
prudence, ni aucune disposition en général n’est entravée par le plaisir
découlant d’elle-même, mais seulement par les plaisirs étrangers, puisque les
plaisirs nés du fait de contempler et d’apprendre nous feront contempler et
apprendre davantage » 1. Le plaisir n’est donc pas seulement concomitant à
l’activité de la raison ou à l’action vertueuse, il nous invite en outre à persévérer
dans ces activités, ce qui en fait un élément fondamental de la vie morale d’un
individu.
Aristote va plus loin et critique ceux qui affirment que l’homme peut être
heureux sans aucun plaisir, y compris dans les pires douleurs ou face aux plus
grandes infortunes (VII, 1154b18-21). À ses yeux, cette position, défendue plus
tard par une partie des Stoïciens, n’a guère de sens. Non seulement il n’y a pas
de bonheur sans plaisir, mais rien ne s’oppose selon lui à ce que le souverain
bien soit un certain type de plaisir (VII, 14, 1153b1 et suivantes).
La thèse générale est claire : la qualité morale du plaisir dépend à la fois de
la nature du plaisir poursuivi (selon qu’il est lié à un bien nécessaire ou
seulement souhaitable, selon qu’il est un plaisir par soi ou seulement par
accident), du caractère de la personne (vicieux ou vertueux) et donc de la
structure du choix rationnel qui l’accompagne. Le plaisir vertueux, qu’il soit lié
à la vertu morale ou à la vertu intellectuelle, a trait aux plaisirs par soi, c’est-à-
dire à ceux qui sont directement liés à une activité, qui plus est à une activité de
l’âme (VII, 15, 1154b 19-20 par exemple). Au contraire, le plaisir par accident
agit comme un simple remède et accompagne le plus souvent la restauration
d’un état antérieur, en remplaçant une douleur ou en comblant un manque.
Malgré certaines différences notables, on retrouve les principaux éléments
de cette démonstration dans le livre X de l’Éthique à Nicomaque. Le contexte
est toutefois différent, puisque cette nouvelle discussion fait suite au chapitre
sur l’amitié, où il est apparu que l’amitié peut être à la fois vertueuse et
plaisante. Dès lors, il s’agit moins, dans ce nouveau cadre, de décrire la
1. Il serait trop long de rappeler ici ces analyses difficiles. Pour un aperçu, voir S. Maso,
C. Natali et G. Seel (eds.), Reading Aristotle’s Physics VII, 3. What is alteration ?, Las Vegas-Zurich-
Athens, Parmenides Publishing, 2012.
DROITURE STOÏCIENNE
1. Bien que Matteo Garimberti s’inspire surtout de Sénèque dans cette partie (notamment de
la Lettre 66), cette description est aussi très proche de celle de Cicéron dans le livre III du
De finibus (en particulier XIV, 45-47).
2. Il emprunte directement cette métaphore à Sénèque, De vita beata, XIV, 1, Paris, Les Belles
Lettres, 1994, p. 17.
3. L’éthique stoïcienne est bien entendu plus complexe que le résumé proposé ici. Parmi les
nombreuses introductions en français sur le sujet, voir R. Müller, Les Stoïciens. La liberté et l’ordre
du monde, Paris, Vrin, 2006. Pour une présentation plus originale : Th. Bénatouïl, Faire usage : la
pratique du stoïcisme, Paris, Vrin, 2006.
1. Comme l’a montré Mary Beth Ingham, les philosophes médiévaux ont souvent lu la
doctrine aristotélicienne de la phronesis à travers des lunettes stoïciennes. Cf. M. B. Ingham, La vie
de la sagesse. Le stoïcisme au Moyen Âge, Paris/Fribourg, Cerf/Academic Press Fribourg, 2007.
2. Épicure pourrait faire sienne cette formule.
d’un point de vue moral, il la rend simplement plus nécessaire d’un point de
vue existentiel, en venant s’y ajouter de manière systématique. Sur ce point,
Péripatéticiens et Stoïciens se rejoignent. Mais, dès lors que l’on accepte cette
association naturelle entre plaisir et vertu, ne faut-il pas aussi accepter que ce
soit finalement en raison du plaisir qu’elle procure que nous prenons la vertu
comme fin, même si, dans chaque action particulière, nous raisonnons comme
si nous agissions en vue de l’action vertueuse et en vue d’elle seule ? Choisirait-
on la vertu si elle était neutre ou toujours douloureuse ? C’est sur ce point que
le témoignage d’Épicure vient apporter de nouveaux éléments conceptuels.
Dans le De vita beata, qui constitue l’une des sources les plus importantes
de la lettre de Matteo Garimberti, Sénèque aborde la pensée d’Épicure sous
deux angles différents. D’un côté, il veut montrer que l’hédonisme qu’on
attribue au fondateur du Jardin est un malentendu d’origine populaire, la plèbe
ayant utilisé ce nom pour justifier ses excès ; il s’agit donc de rappeler combien
la vie du philosophe dément formellement ce portrait et démontre au contraire
une vertu qui tend vers l’ascétisme. D’un autre côté, il veut aussi souligner
l’erreur philosophique qui consiste à identifier le plaisir au souverain bien,
puisque la vertu est supérieure au plaisir, comme l’indique de manière para-
doxale la vie d’Épicure.
Matteo Garimberti ne s’appesantit pas sur le premier aspect et choisit
d’aborder directement le second. Il commence donc par rappeler que pour
Épicure le bonheur n’est certes rien d’autre que le plaisir lui-même, mais un
plaisir honnête et vertueux, non le plaisir honteux et vicieux de ceux qui n’ont
d’épicuriens que le nom (felicitatem in voluptate constituit, non desidiosa
quidem sed honesta). Comme chez Aristote, c’est la vertu qui qualifie le plaisir
qui rend heureux. C’est la raison pour laquelle plaisir et vertu vont toujours de
paire, sans ordre temporel ni véritable hiérarchie. Ils sont concomitants,
comme chez les Stoïciens. On ne peut simplement pas séparer les deux : on ne
peut vivre vertueusement sans vivre avec plaisir, et réciproquement (voluptas a
virtute separari non potest, nec honeste quisquam vivere nisi qui iocunde, nec
quisquam iocunde nisi qui honeste).
Cette présentation introductive est conforme à l’esprit de la Lettre à
Ménécée, dans laquelle le fondateur du Jardin écrit ceci :
Quand donc nous disons que le plaisir constitue la fin, nous ne parlons pas des
plaisirs des libertins ni de ceux qui consistent à jouir – comme le croient
certains qui, ignorant de quoi nous parlons, sont en désaccord avec nos propos
1. Cicéron, De finibus…, op. cit., I, XIII, 42, p. 69 : « Car vos prestigieuses, vos belles vertus, qui
les trouverait dignes de louanges et attractives, si elles ne produisaient pas de plaisir ? »
2. p. 432.
3. p. 432.
plaisirs vertueux durent longtemps, on peut les goûter tout le temps, à volonté,
dès que la pensée se dirige vers le bien, ils jaillissent sans cesse de cette source
intarissable (ex fonte exeunt emanationis perpetue, quem nullus haustus
exsiccat, quantumcumque perpetuus). On reconnaît ici la distinction épicu-
rienne entre plaisirs cinétiques et plaisirs catastématiques, qui a pour origine la
théorie aristotélicienne du plaisir présentée dans l’Éthique à Nicomaque 1.
Les plaisirs malsains sont tous des plaisirs cinétiques, en mouvement, tandis
que les plaisirs vertueux sont d’abord des plaisirs catastématiques, stables, qui
correspondent à des états, lesquels suivent parfois des mouvements, comme ce
qui mène à l’absence de douleur (aponia) et l’absence de troubles (ataraxia)
selon Épicure. Au terme de ce mouvement argumentatif, on a l’impression que
l’éthique aristotélicienne permet de penser l’ataraxie indépendamment des
plaisirs cinétiques.
Si le début de cette dernière partie tend à rapprocher l’éthique d’Épicure de
celle d’Aristote, la fin indique des similitudes structurelles avec le stoïcisme.
Car le plaisir vertueux mis en avant par les Épicuriens joue exactement le
même rôle que la vertu stoïcienne, c’est-à-dire qu’il permet au sage une forme
d’invulnérabilité (invincibilis est… non vulneratur) relativement aux choses qui
ne dépendent pas de lui. L’homme vertueux éprouvera constamment ce plaisir,
y compris dans les moments difficiles, dans l’exil ou sous la torture, et même
au seuil de la mort. Il en jouira intérieurement, quoi qu’il se passe au-dehors.
C’est son antidote face à la souffrance du corps et face aux coups de la fortune :
« l’homme heureux est toujours sans tristesse, pas moins joyeux dans l’adver-
sité que dans la prospérité » 2. Telle serait la leçon d’Épicure, ultime clef pour
réconcilier les écoles philosophiques de l’Antiquité.
1. Cette proximité entre Aristote et Épicure a déjà été remarquée par les commentateurs. Voir,
par exemple, P.-M. Morel, Épicure. La nature et la raison, Paris, Vrin, 2009, p. 194-198. Pour une
étude plus générale, voir P. Merlan, Studies in Epicurus and Aristotle, Wiesbaden, Harrasowtiz,
1960.
2. p. 433.
exemple, dès la Lettre 2, Sénèque écrit ceci : « Voici mon butin aujourd’hui ;
c’est chez Épicure que je l’ai trouvé, car j’aime aussi à passer dans le camp
d’autrui. Comme transfuge ? Non pas : comme éclaireur » 1. Ce trésor arraché à
l’ennemi, c’est la maxime suivante : « Belle chose que l’allégresse dans la
pauvreté ». Quoi de plus universel, de plus impersonnel que cette pensée ?
Même chose dans toutes les lettres qui suivent, avec toujours cette question :
pourquoi emprunter à Épicure pour finalement soutenir des thèses plutôt
stoïciennes ?
Un premier élément de réponse se trouve dans la huitième lettre, dans
laquelle Sénèque écrit ceci :
Tu demanderas peut-être pourquoi je fais tant de belles citations d’Épicure
plutôt que de nos auteurs. Mais pourquoi toi-même regarderais-tu ces pensées
comme propriété d’Épicure, non du public ? Combien de poètes disent le mot
que les philosophes ont dit ou devraient dire ! 2.
La propriété intellectuelle n’existe pas en matière de pensée, pas plus qu’il
existe un principe d’autorité qui rendrait un propos plus brillant dans la
bouche de tel philosophe plutôt qu’un autre. S’il faut bien rendre à César ce qui
lui appartient, s’il convient de rappeler l’identité de l’auteur d’un propos
édifiant, toute parole, une fois prononcée, devient publique, propriété de tous.
Comme le résume Sénèque :
Tout ce qui est vérité est ma vérité. Je ne cesserai pas de t’administrer de
l’Épicure, afin que les gens qui jurent sur la parole du maître et considèrent non
ce qui est dit, mais qui l’a dit, sachent que les excellentes choses sont la chose de
tous 3.
Une pensée vraie, sage, forte, convient à tout le monde, c’est-à-dire aussi à
toutes les écoles : « Le mot est d’Épicure, mais tous les philosophes de toute
provenance t’en rebattront les oreilles, Péripatéticiens, Académiciens,
Stoïciens, Cyniques » 4. Dans d’autres lettres, c’est à Homère, Virgile, Horace
qu’il emprunte une maxime, ici il loue un argument d’Aristote, là il critique
celui de Platon. Peu importe, il faut s’approprier le vrai, temporairement du
moins, pour produire à nouveau du vrai.
L’exposé le plus remarquable de ce qui s’apparente à une véritable méthode
en histoire de la philosophie se trouve dans la lettre 84, où Sénèque propose
deux comparaisons pour expliquer cette théorie de l’appropriation. Il convient
d’abord d’imiter les abeilles, nous dit Sénèque, en faisant des autres
philosophies notre miel :
déployant toute l’industrie, toute la force inventive de notre esprit, confondons
en une seule saveur ces sucs variés, de façon que, même si la source de tel
emprunt apparaît nettement, il apparaisse tout aussi nettement que l’emprunt
n’est point une reproduction du modèle 1.
La pureté de ce miel est donc apparente, il peut provenir de mille fleurs. Il ne
s’agit donc pas d’une apologie du plagiat. Bien au contraire, Sénèque nous
invite à butiner, digérer, pour mieux inventer et produire de la nouveauté.
Cette démarche, continue Sénèque, est rendue possible par le fait que les
philosophes forment un chœur, dont les voix sont multiples et singulières,
la mélodie une et universelle. Chez lui, la reine de la ruche ou le chef de chœur
appartient cependant à l’école stoïcienne, même si son identité sera complétée
et élargie au gré de ses butins successifs en dehors du Portique. Chez Matteo
Garimberti, il est plus difficile d’évaluer l’équilibre des voix qui composent le
chœur qu’il laisse entendre. C’est probablement Aristote qui dirige, en donnant
d’emblée le ton, même si les deux autres voix semblent contribuer tout autant à
l’ensemble. C’est que la démarche de notre astronome humaniste va plus loin
que celle de son illustre prédécesseur : il ne se limite plus à l’emprunt de
maximes morales au contenu universel, mais souhaite faire émerger une
véritable communauté argumentative.
ÉDITION
1. Bibliotheek der Universiteit van Amsterdam : Catalogus der Handshriften, II, Amsterdam,
J.H. de Bussy, 1902, p. 214-215.
2. Cf. H. O. Coxe, Catalogi codicum manuscriptorum Bibliothecae Bodleianae pars tertia
Graecos et Latinos Canonicianos complectens, Oxford, Oxford University Press, 1854, col. 561-562.
3. A. F. D’Elba, The Renaissance of Marriage in Fifteenth-century Italy, Cambridge-London,
Harvard University Press, 2004, p. 106 n. 130.
4. P. O. Kristeller, Iter italicum : A Finding List of Uncatalogued or Incompletely catalogued
Humanistic Manuscripts of the Renaissance in Italian and Other Libraries, London-Leiden-Boston-
Köln, The Warburg Institute-Brill, 1998, vol. II : Italy, p. 370.
Après comparaison des leçons des trois manuscrits, nous pouvons proposer
le stemma codicum suivant 1 :
(remaniement)
A O V
Pour l’établissement du texte, nous avons donc privilégié les accords entre
A et O, A et V, O et V. Lorsque le sens du texte interdisait de suivre l’accord de
deux témoins, en de très rares occasions nous avons opté pour la leçon d’un
seul manuscrit.
Abréviations utilisées :
add. : addidit
del. : delevit
mg : in margine
om. : omisit
1. Je remercie chaleureusement Joël Chandelier et Dominique Poirel pour leur précieuse aide
pour l’établissement du texte.
A f. 22ra /
O f. 32ra / | DE INQUISITIONE EIUS IN QUO CONSISTIT HUMANA FELICITAS
V f. 118r
nodus hic non facile solvitur : magnorum enim virorum | diversitas diffi- A f. 22rb
cultatem in rebus ostendit 1.
OPINIO ARISTOTELIS 2
OPINIO STOYCI 17
Sed quid stoycus velit attende 18. Virtus, inquit, summum et perfectum
bonum existit, cui nichil deest, quodque 19 non magis augeri potest quam
minui. Quod enim augeri potest, sue perfectionis modum 20 non implet ; quod
vero 21 minuitur, dignitatem perfectionis ammittit a. Erras, inquit, cum
interrogas quid 22 sit illud propter quod virtutem petam. Queris enim aliud
supra summum. Interrogas : quid petam extra virtutem ? Ipsam. Nichil enim
a. La définition de la vertu dans ces premières phrases dépend largement de Sénèque, Epistulae
ad Lucilium, LXVI, 9, Paris, Les Belles Lettres, 1987, p. 117-118 : « Quid accedere perfecto potest ?
nihil, aut perfectum non erat, cui accessit : ergo ne virtuti quidem, cui si quid adici potest, defuit.
Honestum quoque nullam accessionem recipit […] Crescere posse imperfectae rei signum est. »
habet melius ipsa a. Quid ergo 1 est virtus ? Habitus 2 | recta ratione perfectus b, V f. 126v
nunquam ab opere vacans, si copia materie sibi non desit, si nulla vis illam
oppresserit, nisi cum nature fuerit indulgendum. Danda quidem interdum est
corpori quies animoque tranquillitas, ne lacessita virtus inde deficiat, sed fortior
spirituum renovatione 3 resurgat. At si virtus attolli vel 4 remitti non potest, non
magis in actione perficitur quam quiete. Fructuosior tamen efficitur, seque
deducit in publicum. Bellum enim meliorem non facit militem, sed ostendit,
| non alterum exhibet quam accepit. Eque probus quidem est 5 miles utroque O f. 33rb
tempore, pacis et belli, sed pacis tranquillitate quiescit, quia tunc illum nulla
necessitas irritat. At offensa patria, totus concitatur in hostes 6, probitatemque
suam concivibus 7 impartitur, sicque fructuosior redditur belli conditione quam
pacis, suamque fortitudinem experitur et aperit. Sicut etiam in universo, quod 8
Iovis est opus, illius celsitudo, potentia, bonitasque refulgent per partes diffuse,
suo tamen 9 principio non minus unite, et anichilato 10 mundo seu constituto
Iupiter eque perfectus 11, mundo tamen constituto totum | movens, regens 12, A f. 23ra
ordinans et disponens, resoluto vero, acquiescens sibi, suis cogitationibus
traditus c, sic et virtus operationes suas perficit et decorat in illis que 13 diffusa
relucet, integra 14 se tota consistens et cum instat ad opus, exercet se circa
fortunas, incedens equanimis inter utrasque ; cum vero ab opere vacat aut nature
indulget, aut in se retunditur secumque consistit, pura contemplatione 15
congaudens, nullo | extrinsecus egens sibique sufficiens, sicque nil magis prestat V f. 127r
operatio virtuti quam Iovi mundus eternus. Neque seipsa studiosa dicitur ope-
ratio neque prava, sed studiosa fit virtute, prava vero malitia. Secundum enim
voluntatis preceptum 16 operatio modulatur.
| Preconsiliata quidem 17 voluntas, id bonum precipit quod honestum ; O f. 34va
impetuosa vero, rationis iudicium non expectans, ad turpe prorumpit. Sed
quod quidem 18 melius est sola ratio discernit, que semper hortatur 19 ad
optima. Appetitus vero quod sibi placet, hoc approbat. Et ad illud voluntatem
invitat et allicit, sive rationem exaudiat, sive rationem 20 excludat. Sicut enim
monitionibus paternis, obtemperantibus liberis, ipsorum actus in paternum
feruntur propositum et, ipsis transgressoribus 21 factis, nonnunquam illos
a. De « Erras, inquit… » jusqu’à «…ipsam » : citation de Sénèque, De vita beata, IX, 4, Paris,
Les Belles Lettres, 1994, p. 11.
b. Sénèque va jusqu’à identifier la virtus et la recta ratio dans la lettre LXVI, 32, p. 127 (voir
aussi toute la lettre LXXVI).
c. Ce passage sur Jupiter reprend partiellement la lettre IX à propos de la vie du sage.
Cf. Epistulae ad Lucilium, IX, 16, Paris, Les Belles Lettres, 1995, t. I, p. 31.
errantes paternon corripit, sed pius in liberos suique oblitus 1 propositi malum
illorum impetum sequitur, simul cum eis precipitans in errorem, sic cum
appetitus humanus rationem exaudit, voluntas recte vult, recte imperat, sibique
subiectas potentias 2 in unum conciliat, omnes quidem ordinans decenter in
optimum. Sed cum appetitus se rationis examini non supponit, non quod decet
sed quod placet insequitur. Cui 3 ratione neglecta, voluntas male suasa
consentit. In quod quanto pronior fertur, tanto longius distat ab optimo. Sola
igitur ratio nos in optimum dirigit et ab omni errore 4 custodit. Hec enim
A f. 23rb verum a falso et bonum a malo distinguit, | solum tamen | quod honestum est
V f. 127v
approbat, laudat et acceptat. Quod vero turpe est arguit, vituperat et recusat.
Est igitur ratio propria et potissima virtus in homine. Est quidem voluntas
ratione liberior, non autem perfectior. Voluntas enim et appetitus, non seipsis
O f. 33vb | sed ratione perfecta sunt. Ratio vero se ipsa recta est 5, se ipsa perfecta est.
Sicut enim in temperamento consistit sanitas 6, sic et 7 in rectitudine ratio,
ideoque 8 voluntatem et appetitum errare contingit, rationem vero minime.
Quoddam enim divinum est ratio 9, quod homini dat esse perfectum. Hac 10
enim homo diis immortalibus appropinquat, ipsiusque operatio perfectissima
redditur a.
A prestantissimo quidem non nisi prestantissimum provenit. Effectus enim
suis proportionantur principiis. Inde exivit proverbum 11 : opus probat
artificem. Cum autem virtus maximus potentie sit conatus, si quedam virtus
inest homini propria, sicut unicuique naturaliter 12 inest, necesse est hanc
altiori 13 potentie convenire ; hec autem est ratio. Quare virtus in rationali parte
consistit et rationis est culmen. Virtus igitur nichil aliud est quam ratio
perfecta b, que operantem et opus perficit, dirigit et honestat.
Duplicibus autem operationibus existentibus, hiis 14 immanentibus in
archano concilio, his vero exterioribus circa sensibilem materiam versantibus,
immanentes quidem perfectissime sunt, ad quas perficiendas se sola satis est
V f. 128r virtus ; | ad exteriores vero sola non sufficit, sed et corpore et exterioribus
fortune bonis est indigens, que non sub nostro sed sub ipsius fortune 15 cadunt
imperio. At 16 virtus proprium est homini bonum, omnibus indifferenter eque
O f. 34ra paratum 17. Ad quod cuique licet, | tam ex infimo quam ex supremo 18 gradu,
conscendere 19, nullo exteriori adminiculo concurrente. Non enim de foris
advenit sed intus colitur, ideoque non convenit tam perfectum bonum
tamquam perpetuum fortune submittere. Hec enim omnia que iuris sui sunt
alterno versat circuitu, unde sepe que dedit, hec eripit. Virtus autem, semel 1 A f. 24ra
| possessa, nunquam suum deserit possessorem. Perpetua quidem est virtus,
que nunquam dediscitur 2 nec forte concutitur. Non enim a fortuna dari 3
potest, nec eripi. Quare non illam mutant fortuita, sed probant, nec exercitio 4
crescit, nec quiete 5 minuitur.
At neque virtus propter voluptatem intenditur, sed hec virtuti supervenit,
non integrans quidem neque consumans, sed consequens et 6 concomitans 7
summum bonum, sicut umbra corpus 8 insequitur et circuit a. Sicut enim
pulchritudo iuventutem non perficit, sed sua venustate delectat, sic et voluptas
virtutem meliorem non reddit, sed sua dulcedine complacet. Et sicut agrum
agricola colit ut inde fructum percipiat, nec tantum 9 opus assumitur propter
flores internascentes, quamvis aciem oculorum oblectent ; sed aliud ferenti V f. 128v
propositum fuit, hoc supervenit, sic et voluptas | non est merces nec causa
virtutis sed accessio, nec quia delectat placet, sed quia placet 10 delectat b.
OPINIO EPYCURI 12
a. Paraphrase de Sénèque, De vita beata, XIV, 1, p. 17 : « Et si placet ista iunctura, si hoc placet
ad beatam vitam ire comitatu, virtus antecedat, comitetur voluptas et circa corpus ut umbra
versetur […]. »
b. La fin de cette partie est une paraphrase du De vita beata, IX, 2, p. 11 : « Sicut in eruo quod
segeti proscissum est aliqui flores internascuntur, non tamen huic herbulae quamuis delectet
oculos tantum operis insumptum est (aliud fuit serenti propositum, hoc superuenit) sic et uoluptas
non est merces nec causa uirtutis sed accessio, nec quia delectat placet, sed, si placet, et delectat. »
c. Sénèque, De vita beata, VII, 1 : « Itaque negant posse uoluptatem a uirtute diduci et aiunt
nec honeste quemquam uiuere ut non iucunde uiuat, nec iucunde ut non honeste quoque. »
malibus autem | nichil acceptabilius est, nichil gratius voluptate, ideoque non
quod nutribilius sed quod voluptuosius eligunt. Nec ulla operatio
placet neque virtus eligitur 1 nisi que gaudium comitatur aut spem de futuro
V f. 119r promittit. Operationem enim 2 auget voluptas 3 et perficit, quam econtra 4
tristicia minuit et corrumpit. Idcirco propter | se voluptatem eligimus et
propter se tristiciam fugimus. Quare voluptas summum bonum existit, quod
potissime queritur. Hec enim appetitum maxime terminat 5, desiderium
implet, indigentiam solvit, dolorem sedat, tristiciamque repellit 6, et breviter 7
O f. 34va sua fruitione gaudiosa cuncta vincit incommoda, et ipsum vivere, quod est ani-
malibus optimum, salvat et perficit, propter | quod maxime eligibilis est. Nec
interrogare quempiam expedit, cuius gratia delectetur. Propter enim ipsum
delectari delectationem omnia prosequuntur.
At voluptates omnes hedem 8 quidem genere sunt, specie vero diverse. Ope-
rationes enim singule 9 proprias voluptates intendunt. Hec enim quisque liben-
tissimus operatur que maxime diligit ; unde musicus melodiis maxime delec-
tatus intendit, speculativus vero doctrinis, ambitiosus honoribus, adulter
venereis, intemperatus saporibus, avarus 10 vero divitiis, et breviter quisque,
quod sibi videtur, hoc approbat et huic totus intendit. Voluptates igitur opera-
tionibus attestantur 11. Quare non omnes honeste sunt, sed plurime sunt
probose. Ymo que probose sunt, non simpliciter voluptates sunt, sed male
dispositis sic videntur, qui extimatione 12 corrupta non secundum certitu-
dinem 13 iudicant, sicut nec laborantibus sana sunt que videntur, aut dulcia vel
amara, neque alba que videntur obtalmicis 14, sed propter non secundum
A f. 24ra naturam disponi hos nonnunquam errare contingit. Hec solum 15 enim
V f. 119v
dicuntur vere et simpliciter voluptates, que sibi virtutem asso|ciant 16 | et
studiosam operationem sequuntur et que solis prudentibus sic videtur 17,
quibus semper sana mens est. Ideo non falluntur, sed omnia secundum rectitu-
dinem iudicant 18. Quare probrosas voluptates reiciunt tamquam impeditas 19
O f. 34vb et ad beatam vitam inutiles. Non enim hec perdurant, sed veniunt
transeuntque celerrime, | tuncque cum maxime replent tedio sunt et dum inci-
piunt spectant ad finem. Honestas vero voluptates sibi procurant et adipisci
conantur tamquam perfectivas et in finem optimum reponentes ipsamque
beatitudinem complectentes. Hec quidem 20 perpetue sunt implentque sine
fastidio 21 et semel gustate 22 complacere non desinunt, nunquam deficiunt,
nunquam supersunt, modum servant. Ex fonte 23 quidem exeunt emanationis
perpetue, quem nullus haustus exsiccat 24, quantumcumque perpetuus.
Hic vere pascitur 1 animus, hic veris deliciis quietatur 2, propter quod non his
utitur beatus sed fruitur.
Quid ergo ? Beatus voluptatemne percipit, cum malis fortuitis lacessitur,
cum expoliatur 3, cum in exilium 4 deportatur, cum torquetur 5, cum uritur aut
cum in miserorum rota contexitur et mortem sibi videt proximam imminere ?
Ad hec omnia quidem et his cognata 6 beatus accedit intrepidus nec illa subire
recusat cum expedit. Et si difficilia videantur, non illa sentit tamquam 7 extra
omnem patientiam positus. Quemadmodum enim | venenum corpori accedens V f. 120r
nullum vestigium imprimit si 8 corpus ipsum valatum antidoto reperit, sed 9 aut
correptum omnino 10 quiescit 11, aut resolutum penitus delitescit, sic et beatus
summis et perpetuis fruens deliciis nec tristia 12 sentit nec incommoda percipit,
sed harum dul|cedine fotus 13, omnem tristiciam omnemque dolorem excludit. O f. 35ra
Est enim summa beatorum voluptas, simplex ergo 14 et impermixta : non enim
contingit contraria simul 15 pura coniungi. Beatus ergo semper est sine tristicia,
gaudiosus non minus in adversis quam prosperis. Sicut enim maxime | ope- A f. 24rb
rosum est ardua et difficilia vincere, sic et maxime iocundum est eadem
superasse. Omnis enim in opere proprio delectatur et secundum dignitatem
proprii operis sibi mensuram determinat voluptatis. Aut 16 beatus quidem
occurrentia sibi sentit incommoda, sed illa percurrit indempnis et ferrum et
ignem et vincula et ceteras pestes sicut salamandra ex medio flammarum ignis
exit incolumis. Hunc enim mala fortuita non movent nec irritant, immobilis
est 17, invincibilis est, firmus est, sicut in plano tetragonus. Iaculatur, non
vulneratur, lacessitur, non leditur, iniuriisque circumseptus 18 non fugit sed
resistit et equaminiter tollerat. Corpus enim proprium et exteriora 19 bona, que
ad famulatum 220 vite concessa sunt, aliena reputat et ad usum accomodata,
ideoque non fruitur illis sed | utitur, et cum expedit fortune restituit. Animus V f. 120v
vero noster est liber est nullique 21 fortune subiectus, qui si rectus fuerit
concutitur non movetur, expugnatur non vincitur. Dulci namque voluptate
perfruitur, qua cunctas molestias corporis 22 levit, omniaque vincit incommoda
et, quanto acerbius pertractatur, tanto dulcius delectatur. Hoc enim maxime
placet quod maximo labore quesitum est, ideoque tunc gaudent maxime bella-
tores cum post asperum durumque bellum victores redeunt cum triumpho.
1. Explicit…Parmensem] Deo gratias. Amen. Finis. Laus Christo. 1445 die 16 Januarii
complectum fuit hoc opus videlicet scriptum in castro Montis Silicis Paduani districtus O ; Trium
sectarum de summa mortalium felicitate opiniones expliciunt V.