Académique Documents
Professionnel Documents
Culture Documents
org/methodos/92
Methodos
Savoirs et textes
2 | 2002 :
L'esprit. Mind/Geist
Analyses et interprétations
GUILLAUME SIBERTIN-BLANC
Résumés
Français English
Par sa conceptualisation des normes, Michel Foucault renouvelle profondément la
philosophie théorique et pratique de la culture, par rapport aux principaux postulats qui la
commandent depuis le XVIIIe siècle. On a pu montrer qu’il ouvrait celle-ci sur une pensée de
la production immanente des normes. Il s’agit ici de mettre cette hypothèse à l’épreuve d’une
compréhension vitaliste de la positivité des normes, qui assigne celle-ci à une puissance
créatrice de nouvelles possibilités d’existence, de nouvelles allures de vie. Comment articuler
la perspective d’un processus immanent de production à celle de la création et de la
nouveauté ? On s’oriente alors vers un naturalisme vitaliste, capable de conférer aux
« possibilités d’existence » leur teneur ontologique, leur effectivité pratique, et leur primat
axiologique et épistémologique. C’est dans ce contexte que l’on tente d’évaluer chez Gilles
Deleuze un certain nombre de déplacements terminologiques et conceptuels par rapport à
Foucault : du possible au potentiel, de la stratégie au problématique, de la généalogie à la
géologie, de l’histoire aux devenirs.
1 de 23 28-01-20 19:12
Pour un naturalisme vitaliste https://journals.openedition.org/methodos/92
possible to potential, from strategy to problematic, from genealogy to geology, from history to
becomings.
Entrées d’index
Mots-clés : culture, Deleuze, Foucault, naturalisme vitaliste, norme, philosophie de la
culture
Keywords : Foucault, norms, philosophy of culture, vitalist naturalism Deleuze
Texte intégral
« Cette critique n’est pas transcendantale (...) : elle est généalogique dans sa
finalité et archéologique dans sa méthode. (...) cette critique sera généalogique
en ce sens qu’elle ne déduira pas de la forme de ce que nous sommes ce qu’il
nous est impossible de faire ou de connaître; mais elle dégagera de la
contingence qui nous a fait être ce que nous sommes, la possibilité de ne plus
être, faire ou penser ce que nous sommes, faisons ou pensons. »3
2 de 23 28-01-20 19:12
Pour un naturalisme vitaliste https://journals.openedition.org/methodos/92
ou de la Raison des Lumières, et s’inscrit dans une philosophie de l’histoire qui lit
dans la crise actuelle les conséquences du développement de cette rationalité. Le
second attendu conceptuel sous lequel est pensée la culture est corrélatif au
premier, et pose le problème des fins de la culture et de son rapport à l’histoire, du
point de vue de la conscience de soi actuelle. D’une manière générale, la philosophie
moderne a pensé les fins de la culture à partir d’un concept de la raison et de la
liberté. La culture est l’esprit objectif, la sédimentation de l’histoire de la
civilisation, dont le sens est téléologique et normatif : en elle doit s’objectiver et
s’exprimer la réalisation d’une essence, Raison ou Liberté. Inversement, cette
essence, assignant à la culture son telos, en fonde la valeur essentielle (la culture
comme monde du Sens), dans la phénoménalité et l’historicité même des
communautés humaines. Par là même la culture scelle un certain rapport de la
pensée à l’histoire, puisque la pensée doit se retrouver en cette dernière; la pensée
prenant la culture comme objet doit s’y reconnaître en y reconnaissant le résultat de
sa propre histoire, le mouvement de réalisation de son essence ou vérité. À cet
égard, la problématique de « la crise de la culture », telle qu’on la trouve thématisée
chez E. Husserl et H. Arendt, ou encore, dans une autre perspective, chez les tenants
de l’École de Francfort, n’invalide pas ce schéma, mais l’utilise plutôt de manière
négative pour comprendre la crise comme absence, manque de reconnaissance,
impossibilité pour la conscience de se ressaisir dans la culture actuelle dont elle se
sait être en même temps le produit.
3 Enfin, ces deux postulats impliquent un certain rapport de la culture à la nature.
Si la culture se définit comme le monde du Sens, c’est-à-dire le monde dans lequel la
conscience s’élève à la conscience de soi en se reconnaissant comme Esprit
identique à soi à travers l’histoire de son propre développement, la nature apparaît
comme l’autre de la culture, ou pour le dire avec Hegel, « l’esprit hors de soi » : elle
est l’altérité dans laquelle l’esprit éprouve sa propre négativité, et dans la négation
de laquelle il se produit comme culture.
« Dans cette vérité, la nature est disparue, et l’esprit s’est produit comme Idée
parvenue à son être-pour-soi, dont l’objet, aussi bien que le sujet, est le
concept. (...) si, dans la nature, le concept a son objectivité extérieure
accomplie, cette sienne extériorité séparant d’avec soi est supprimée, et il est,
en celle-ci, devenu pour lui-même identique à lui-même », culture5.
3 de 23 28-01-20 19:12
Pour un naturalisme vitaliste https://journals.openedition.org/methodos/92
6 Sous ces deux aspects, archéologie des « formes de rationalité qui organisent les
manières de faire » et de leur constitution historique (versant technologique des
pratiques), généalogie des limites dans la forme du «franchissement possible»
(versant stratégique des pratiques), la «critique permanente de notre être
historique» en quoi consiste l’ontologie de nous-mêmes repose sur l’analyse des
normes, de leur constitution en dispositifs de pouvoir et de savoir, et de leur
fonctionnement dans l’immanence de la praxis sociale. Foucault a montré en effet
que les normes définissent un type spécifique de pouvoir ou de «relations de
pouvoir»10, non pas transcendantes à l’objet auquel elles s’appliquent (paradigme
« juridico-discursif »11 de la loi transcendante par rapport à son objet), mais
immanentes aux objets qu’elles constituent aussi bien, aux productions culturelles,
discursives et non discursives. Ainsi concernant la culture scientifique, la pensée
philosophique a la charge, non pas d’énoncer « une théorie générale de toute
science et de tout énoncé scientifique possible », mais de proposer une « recherche
de la normativité interne aux différentes activités scientifiques, telles qu’elles ont été
effectivement mises en œuvre »12, c’est-à-dire telles que cette normativité a
effectivement réalisé les conditions effectives de leurs discours, de leur formation et
de leur circulation, de leurs domaines d’objectivité et des pratiques qu’elles y
engagent, de leur articulation à des procédures de pouvoir.
4 de 23 28-01-20 19:12
Pour un naturalisme vitaliste https://journals.openedition.org/methodos/92
7 L’article de Foucault sur « Qu’est-ce que les Lumières ? » soulève cependant une
difficulté précise concernant le rapport de la philosophie des normes et des
investigations archéologiques qu’elle requiert à la pensée de la culture comme
pensée pratique actuelle tendue vers la tâche de « penser autrement ». Dans un
article consacré à Foucault13, Pierre Macherey a montré que l’immanence de la
norme aux phénomènes auxquels elle s’applique, si elle exclut le paradigme
juridique d’un pouvoir qui s’imposerait de l’extérieur, sous forme d’oppression ou
de répression, sur des spontanéités transgressives, implique non seulement de
comprendre la constitution par la norme de son objet, mais aussi l’auto-constitution
de la norme elle-même dans son activité normalisatrice. Il met ainsi en valeur la
radicale positivité d’une norme «qui se donne tout entière dans son action, c’est-
à-dire dans ses phénomènes, ou encore dans ses énoncés, sans du tout retenir en
deçà de ceux-ci, ou les surplombant, un absolu de pouvoir d’où elle tirerait son
efficacité»14. Or si l’auto-production de la norme dans son processus normatif même
conduit bien à soutenir, contre l’idée que «le pouvoir des normes est artificiel et
arbitraire», «le caractère nécessaire et naturel des normes», cette dimension des
dispositifs de savoir-pouvoir semble introduire une difficulté quant à la
compréhension de l’orientation généalogique définie dans l’article mentionné
précédemment, et quant à l’articulation de cette orientation à la méthode
archéologique revendiquée.
8 En effet, si l’archéologie a bien à charge, pour Foucault, d’analyser la manière
dont un certain nombre de dispositifs normatifs « nous ont amenés à nous
constituer et à nous reconnaître comme sujets de ce que nous faisons, pensons,
disons »15 (constitution par la norme de son objet-sujet), et la manière dont ces
dispositifs mêmes se sont constitués comme « disciplines à la fois collectives et
individuelles », « procédures de normalisation au nom des pouvoirs de l’État, des
exigences de la société ou des régions de la population », etc.16 (auto-constitution de
la norme dans le procès historique de sa propre effectuation), la finalité
généalogique définie par Foucault empêche d’inscrire pleinement l’ontologie
historique de nous-mêmes dans une compréhension naturaliste des normes. C’est
en réintroduisant une distinction entre « ce qui nous est donné comme universel,
nécessaire, obligatoire » et « ce qui est contingent et dû à des contraintes
arbitraires »17 que Foucault peut définir la finalité de l’ontologie historique comme
« critique pratique dans la forme du franchissement possible ». S’il y a, en vertu de
l’immanence des normes, une naturalité et une nécessité des normes dans le
processus par lequel elles s’auto-constituent en constituant leur objet, la manière
dont Foucault définit «l’éthos philosophique», c’est-à-dire le rapport de la pensée à
la culture dans la tâche actuelle de « penser autrement », conduit plutôt à la
recherche des lignes de contingence et d’arbitraire sur lesquelles une résistance aux
dispositifs de savoir-pouvoir devient possible. Autrement dit, la « critique
pratique » vise à dégager du procès nécessaire par lequel la norme se déploie à
travers ses effets en les intégrant à son propre processus les limites non nécessaires
au niveau desquelles un franchissement permet d’échapper à la nécessité de la
norme.
9 C’est dans cette perspective que prend sens le détour par le Was ist Aufklärung ?
de Kant. On a pu montrer, à propos d’un cours au Collège de France de 1983
consacré à ce même texte, les distorsions que l’analyse foucaldienne faisait subir à la
référence kantienne. Dans l’article de 1984, en revanche, cette référence prend une
fonction centrale et éclaire la manière dont Foucault déplace le programme
5 de 23 28-01-20 19:12
Pour un naturalisme vitaliste https://journals.openedition.org/methodos/92
6 de 23 28-01-20 19:12
Pour un naturalisme vitaliste https://journals.openedition.org/methodos/92
12 Il est à noter que Foucault, dans son article sur Le Normal et le pathologique, ne
fait guère mention d’une des thèses centrales développées par Canguilhem, à
laquelle semble pourtant se référer P. Macherey en rappelant l’expression
pascalienne de « force de la vie » : la thèse de la normativité vitale. Par le concept de
normativité vitale, Canguilhem définit le dynamisme de la vie immanent au vivant
comme création de valeurs, position de nouvelles normes. En vertu de ce
dynamisme, les normes actuelles relèvent d’une puissance (valorisation) qui est
elle-même un acte (position de normes selon une détermination de valeur) et qui
préside à leur constitution. C’est à partir de cette normativité vitale, comme position
de norme, que le vivant s’individualise, et que le milieu est constitué
corrélativement par l’individu vivant. La création de nouvelles normes est alors
aussi bien création de nouvelles possibilités d’existence, ou pour reprendre le mot
de Nietzsche, de nouveaux « modes d’existence ». Mais ces possibilités ne sont plus
comprises à partir de la nécessité des dispositifs actuels de normes dont elles
constitueraient les failles ou les lignes de contingence ; elles ont elles-mêmes la
positivité de la puissance de vie qu’elles expriment et qu’elles effectuent. Qu’apporte
la thèse canguilhemienne de la normativité vitale à la position du problème de la
culture ? En quoi la compréhension du processus de production par les normes de
ses objets, et d’auto-constitution des normes à travers l’histoire de son effectuation,
se trouve-t-elle renouvelée dès lors que l’on rapporte ce processus à une « force de
la vie », à une puissance de création des valeurs et des normes qui doit désormais en
assumer la positivité et la nécessité ?
13 Deux risques apparaissent ici. En soulignant la nécessité de comprendre
l’intrication dans un même processus, d’une part, de la production par les normes
des objets qui en constituent le champ d’application, et d’autre part, de l’auto-
production des normes elles-mêmes dans cette activité, P. Macherey nous prévient
du risque d’essentialiser cette productivité normative dans une « force vitale dont le
‘pouvoir’ préexisterait à l’ensemble des effets qu’il produit », dans «une obscure
puissance qui détiendrait dans son ordre, à l’état virtuel, le système de tous leurs
effets possibles»23. Ce risque pèse lourdement sur le projet d’une philosophie
vitaliste de la culture tel que nous l’avons esquissé, puisqu’une telle force vitale
essentialisée réoccuperait la place du logos, de l’Esprit ou du sens originaire
destitués, sans pouvoir rendre compte pour autant du devenir ou de la mutation des
cultures. À ce risque essentialiste répond une alternative tout aussi insatisfaisante,
qui consisterait à faire de cette force vitale le lieu d’un pouvoir de normativité
purement arbitraire. Il faut donc penser la normativité vitale elle-même dans son
immanence aux normes, comme processus d’auto-constitution des normes dans les
effets qu’elles produisent.
14 Or c’est bien cette difficulté que Gilles Deleuze résout selon une orientation
spinoziste, en rapportant les formes socioculturelles à un unique plan de réalité
pour l’intégralité des phénomènes, et les dispositifs de savoir-pouvoir à une
puissance vitale (conatus) univoque qui produit ses objets comme ses effets, et qui
s’auto-produit dans le processus de son effectuation selon la nécessité même de ce
processus. Ce que Deleuze appelle désir n’est pas une instance mentale déterminée
de manière interne au sujet désirant, selon une structure ou une économie
pulsionnelle du psychisme, mais le processus même de l’auto-production du réel
comme Nature. La Nature ne renvoie pas à « un pôle spécifique de la nature »24 par
7 de 23 28-01-20 19:12
Pour un naturalisme vitaliste https://journals.openedition.org/methodos/92
15 Mais à travers l’Homo natura, « non pas l’homme en tant que roi de la création »
ou « empire dans un empire », c’est bien l’ontologie spinoziste qui commande la
compréhension deleuzienne du désir, « unité de l’histoire et de la nature, de l’Homo
natura et de l’Homo historia »30. Et de la même manière que Spinoza refusait de
fonder une éthique et une philosophie politique sur une essence humaine, le désir,
comme auto-production du réel sur un unique plan d’immanence Nature, exclut la
possibilité de fonder la philosophie de la culture dans une anthropologie. C’est là le
sens de la naturalisation de la culture, selon laquelle les mêmes dynamismes
traversent tous les plans du réel, matériels et psychiques, naturels (au sens
restreint) et sociaux, la même puissance vitale s’auto-produisant dans la production
même du réel. Or cette naturalisation implique chez Deleuze une requalification du
problème de la culture, par rapport à l’ontologie historique, critique et pratique, de
Foucault.
8 de 23 28-01-20 19:12
Pour un naturalisme vitaliste https://journals.openedition.org/methodos/92
16 C’est en effet dans des notes rédigées à l’attention de Foucault que Deleuze est
amené à préciser le sens de cette auto-production du désir dans les productions
désirantes que sont les « agencements », et que l’on peut pour l’instant identifier
aux dispositifs de savoir-pouvoir foucaldiens (nous verrons que le concept
d’agencement recouvre en fait une réalité plus large, du fait précisément de son
rapport au «principe d’immanence» du désir) :
« Pour moi, agencement de désir marque que le désir n’est jamais une
détermination ‘naturelle’, ni ‘spontanée’. Par exemple la féodalité est un
agencement qui met en jeu de nouveaux rapports avec l’animal (le cheval),
avec la terre, avec la déterritorialisation (la course du chevalier, la Croisade),
avec les femmes (l’amour chevaleresque)... etc. Des agencements tout à fait
fous, mais toujours historiquement assignables. Je dirais pour mon compte
que le désir circule dans cet agencement hétérogène, dans cette espèce de
‘symbiose’ : le désir ne fait qu’un avec un agencement déterminé, un co-
fonctionnement. (...) [Le] désir ne comporte aucun manque ; ce n’est pas une
donnée naturelle; il ne fait qu’un avec un agencement d’hétérogènes qui
fonctionne ; il est processus, contrairement à structure ou genèse ; il est affect,
contrairement à sentiment ; il est ‘haecceité’ (individualité d’une journée,
d’une saison, d’une vie), contrairement à subjectivité ; il est événement,
contrairement à chose ou personne .»31
9 de 23 28-01-20 19:12
Pour un naturalisme vitaliste https://journals.openedition.org/methodos/92
« Je ne cesse pas de suivre Michel sur un point qui me paraît fondamental : ni
idéologie ni répression – par exemple, les énoncés ou plutôt les énonciations
n’ont rien à voir avec de l’idéologie. Les agencements de désir n’ont rien à voir
avec de la répression. Mais évidemment, pour les dispositifs de pouvoir, je n’ai
pas la fermeté de Michel, je tombe dans le vague, vu le statut ambigu qu’ils ont
pour moi : dans S. et P., Michel dit qu’ils normalisent et disciplinent ; je dirais
qu’ils codent et reterritorialisent (je suppose que, là aussi, il y a autre chose
qu’une distinction de mots). Mais vu mon primat du désir sur le pouvoir, ou le
caractère second que prennent pour moi les dispositifs de pouvoir, leurs
opérations gardent un effet répressif, puisqu’ils écrasent non pas le désir
comme donnée naturelle, mais les pointes des agencements de désir. (...) J’ai
donc besoin d’un certain concept de répression non pas au sens où la
répression porterait sur une spontanéité, mais où les agencements collectifs
auraient beaucoup de dimensions, et que les dispositifs de pouvoir ne seraient
qu’une de ces dimensions. »35
10 de 23 28-01-20 19:12
Pour un naturalisme vitaliste https://journals.openedition.org/methodos/92
11 de 23 28-01-20 19:12
Pour un naturalisme vitaliste https://journals.openedition.org/methodos/92
comme agencement de désir, de sorte que le champ social se caractérise non plus
seulement et essentiellement par les dispositifs, mais aussi bien par les « lignes de
fuites » qui le traversent, c’est-à-dire les agencements, logiquement premiers, qui
réalisent le désir comme production primaire et puissance vitale, et que les
agencements-dispositifs ont à charge de bloquer, « boucher », « colmater ».
« La stratégie ne pourra être que seconde par rapport aux lignes de fuite, à
leurs conjugaisons, à leurs orientations, à leurs convergences ou divergences.
Là encore, je retrouve le primat du désir (...). Les lignes de fuite, les
mouvements de déterritorialisation ne me semblent pas avoir d’équivalent
chez Michel, comme déterminations collectives historiques. Pour moi, il n’y a
pas de problème d’un statut des phénomènes de résistance : puisque les lignes
de fuite sont les déterminations premières, puisque le désir agence le champ
social, ce sont plutôt les dispositifs de pouvoir qui, à la fois, se trouvent
produits par ces agencements, et les écrasent ou les colmatent. »39
12 de 23 28-01-20 19:12
Pour un naturalisme vitaliste https://journals.openedition.org/methodos/92
13 de 23 28-01-20 19:12
Pour un naturalisme vitaliste https://journals.openedition.org/methodos/92
14 de 23 28-01-20 19:12
Pour un naturalisme vitaliste https://journals.openedition.org/methodos/92
« Il se peut que rien ne change dans l’histoire, mais tout change dans
l’événement, et nous changeons dans l’événement : ‘Il n’y a rien eu. Et un
15 de 23 28-01-20 19:12
Pour un naturalisme vitaliste https://journals.openedition.org/methodos/92
problème dont on ne voyait pas la fin, un problème sans issue... tout d’un coup
n’existe plus et on se demande de quoi on parlait’ ; il est passé dans d’autres
problèmes ; ‘il n’y a rien eu et on est dans un nouveau peuple, dans un
nouveau monde, dans un nouvel homme’. Ce n’est plus de l’historique et ce
n’est pas de l’éternel, disait Péguy, c’est de l’Internel (...) Et n’est-ce pas
quelque chose de semblable qu’un penseur loin de Péguy avait désigné du
nom d’Intempestif ou d’Inactuel : la nuée non-historique qui n’a rien à voir
avec l’éternel, le devenir sans lequel rien ne se ferait dans l’histoire, mais qui
ne se confond pas avec elle. Par-dessous les Grecs et les États, il lance un
peuple, une terre, comme la flèche et le disque d’un nouveau monde qui n’en
finit pas, toujours en train de se faire : ‘agir contre le temps, et ainsi sur le
temps, en faveur (je l’espère) d’un temps à venir’ (...) – mais l’avenir n’est pas
un futur de l’histoire, même utopique, c’est l’infini Maintenant, le Nûn que
Platon déjà distinguait de tout présent, l’Intensif ou l’Intempestif, non pas un
instant, mais un devenir. »51
16 de 23 28-01-20 19:12
Pour un naturalisme vitaliste https://journals.openedition.org/methodos/92
17 de 23 28-01-20 19:12
Pour un naturalisme vitaliste https://journals.openedition.org/methodos/92
une pensée préexistante en droit, mais de faire naître ce qui n’existe pas encore (...).
Penser, c’est créer, il n’y a pas d’autre création, mais créer, c’est d’abord engendrer
‘penser’ dans la pensée.»60 Si Deleuze peut éviter de reconduire le problème du
«penser autrement» à celui d’une résistance possible, ainsi que le fait Foucault, c’est
parce qu’il conçoit les phénomènes de mutation, de transformation dans la culture,
à partir d’une puissance pleinement positive qui constitue pour la pensée son
dehors, des forces qui la forcent à penser autrement. Si la pensée de la culture est
dans un rapport intime avec une situation critique de la culture, s’il y a à
proprement parler un problème de la culture, ce n’est pas au sens où la crise
exprimerait la perte d’un Sens originaire, le dévoiement de la rationalité
occidentale, ou l’aliénation de la conscience actuelle en manque de reconnaissance
(on n’a toujours pas expliqué par là l’émergence même d’une nouvelle culture,
l’événement de la mutation) ; ce n’est pas non plus au sens où la pensée de la culture
apparaît sur les lignes de résistance d’une situation présente ou sur les points de
changement possible dans un dispositif de pouvoir partiellement contingent; c’est
au sens où la pensée se trouve prise dans un devenir, dans l’apparition, au sein
d’une forme culturelle, d’une différence qui en brise l’identité et qui ne peut être
comprise en tant que différence à partir de la formation historique de cette identité
culturelle61. Dès lors, la position vitaliste du problème de la culture engage une
nouvelle noétique, dont on peut seulement dégager ici les principaux attendus
conceptuels : il s’agit de restituer l’émergence du « penser » dans la nécessité d’un
devenir, la création d’un acte de penser qui ne peut se ramener à la conscience et à
ses corrélats subjectifs (reproduction, remémoration, recognition, reconnaissance),
une pensée elle-même créatrice d’une différence irréductible à l’identité à soi dans
l’objectivité (Raison) et dans l’histoire (Esprit). Si en effet la pensée entre en rapport
avec la culture quand elle se trouve saisie par de nouvelles « forces réelles »62
affectant ses rapports au corps, au langage, au savoir et au pouvoir, ces forces
mêmes brisent en tout état de cause l’intégrité de la forme synthétique d’un Je
pense, de l’identité à soi de la conscience et de ses corrélats subjectifs. Dans cette
perspective, la philosophie de la culture engage une nouvelle noétique chargée
d’établir les conditions effectives sous lesquelles la pensée, saisie par ces nouvelles
forces qui traversent la culture, travaille à son propre devenir-actif, à faire d’elle-
même une puissance créatrice de devenir, ou à faire en sorte, comme l’écrivait
Foucault à propos de Boulez, « qu’elle lui permette sans cesse de faire autre chose
que ce qu’il faisait »63.
37 Une telle noétique implique qu’une allure de vie n’a nul besoin d’être attribuée à
un sujet, une conscience ou un individu préalablement définis. C’est bien plutôt tel
mode d’existence qui préside à la production de telle subjectivité ; autrement dit, un
type de subjectivité est induit par les valeurs et les normes posées par tel ou tel
mode d’existence. Et c’est non seulement l’esprit subjectif, mais le champ entier de
la culture qui doit à présent être pensé à partir des modes d’existence qui s’y
creusent et le traversent. La culture se présente à la pensée comme un problème,
parce qu’un mode d’existence se distingue d’une forme culturelle comme la
différence pure, de l’identité dialectisée de l’identité et de la différence, de l’identité
à soi de l’esprit dans l’identité dialectique de la culture (esprit fini, subjectif et
objectif) et de la nature (différence ou négativité). Dès lors aussi, si les formations
culturelles ne sont plus pensées à partir de l’identité à soi de la conscience mais à
partir des différences créatrices qui les creusent, des puissances qui en forcent la
mutation, la nature ne peut plus être l’Autre de la culture, l’esprit hors de soi ou la
18 de 23 28-01-20 19:12
Pour un naturalisme vitaliste https://journals.openedition.org/methodos/92
négativité dans l’épreuve de laquelle l’esprit se ressaisit dans l’élément du sens. Elle
est au contraire l’élément de la différence pure où s’engendre chaque fois le devenir.
Elle n’est donc ni une origine ni une préhistoire mais le dynamisme immanent qui
traverse la culture, en brise les formes d’identité et de reconnaissance. C’est sur ce
plan d’immanence « Nature » que s’inventent de nouveaux modes d’existence, « que
la lutte change, se déplace, et que la vie reconstitue ses enjeux, affronte de nouveaux
obstacles, invente de nouvelles allures, modifie les adversaires »64.
38 Le « penser autrement » ne s’effectue qu’en vertu d’une puissance pleinement
positive qui déborde déjà les normes, les dispositifs normatifs de pouvoir et de
savoir actuels. Un tel devenir-actif de la pensée n’a rien d’une opération miraculeuse
et spontanée puisqu’il requiert, on l’a vu, une activité de problématisation (qui n’est
en rien réservée à la philosophie, tant le devenir-actif de la pensée concerne aussi
bien l’art, la science, et tous les domaines de la praxis sociale) qui investit les
possibilités effectives (potentiels) de mutation du champ social. Mais par le devenir
actif et créateur de la pensée doit être comprise plus précisément la manière dont
s’effectuent ces conditions problématiques, autrement dit, la manière dont les
puissances de mutation de la culture s’actualisent dans le conditionné. Or ces
potentiels sont dits problématiques, parce qu’ils ne s’actualisent pas de manière
apodictique dans des agencements déterminés. Ils appellent la création
d’agencements capables de résoudre la problématique déterminée. La synthèse des
conditions (rapports différentiels de forces et potentiels) et du conditionné
(agencements de désir déterminés) requiert une activité créatrice qui n’exclut pas la
nécessité intrinsèque du mouvement objectif de problématisation du champ social
(synthèse des conditions du problème, détermination complète des potentiels ou
puissances de mutation du champ social), mais qui constitue l’acte de résolution de
cette problématique, ce que G. Simondon appelle précisément une
« individuation »65.
39 Mais à expliciter la nature d’une telle individuation et sa valeur créatrice, il faut
encore tenir compte de la distinction faite dans les notes de 1977 entre les deux
types d’agencements, les agencements-dispositifs et les agencements-lignes de fuite.
G. Simondon distingue deux moments dans l’individuation par laquelle un état
métastable problématique résout son incompatibilité interne. Un état de système
problématique résout son incompatibilité initiale par invention d’une structure
nouvelle qui compatibilise les potentiels, les intègre et les différencie ; on retrouve
ici l’activité propre aux agencements-dispositifs chez Deleuze, comme organisation
– intégration, différenciation – des rapports différentiels de forces, par formation
des matières, et par formalisation et finalisation des fonctions diagrammatiques.
Mais antérieurement à cette structuration, Simondon dégage un phénomène de
« résonance interne » des potentiels qui en réalise une première actualisation par
des mouvements purement intensifs, dans un « espace topologique » polarisé selon
des « axes », des « gradients » et des « seuils ». Ainsi s’appuie-t-il sur les études de
Dalcq relatives aux dynamismes organisateurs de l’œuf pour suggérer l’existence
dans la matière vivante de « certains champs que l’on connaît mal », mais qui
pourraient se constituer selon de tels processus de polarisation vitale et de
production d’asymétries intensives
19 de 23 28-01-20 19:12
Pour un naturalisme vitaliste https://journals.openedition.org/methodos/92
Notes
1 Il s’agit d’un texte paru initialement dans P. Rabinow (éd.), The Foucault Reader, New
York, Pantheon Books, 1984, p. 32-50 ; rééd. Dits et écrits (D. E.), Paris, Gallimard, 1994, t.
IV, p. 562-578, sous le titre « Qu’est-ce que les Lumières ? ».
2 Id., p. 574.
3 Ibid.
4 Il est vrai que Foucault, à la fin du cours de 1983 consacré à Was ist Aufklärung ?, inscrit
son travail dans une orientation (celle d’une «ontologie de l’actualité») qu’il trouve ouverte
« de Hegel à l’École de Francfort en passant par Nietzsche et Max Weber ». Nous indiquerons
20 de 23 28-01-20 19:12
Pour un naturalisme vitaliste https://journals.openedition.org/methodos/92
21 de 23 28-01-20 19:12
Pour un naturalisme vitaliste https://journals.openedition.org/methodos/92
26 AO, p. 9.
27 Id., p. 31.
28 Id., p. 13.
29 Id., p. 10 s.
30 Id., p. 328.
31 « Désir et plaisir », Magazine littéraire, n° 325, octobre 1994, p. 60-63. Ce texte, publié
par François Ewald, comprend une série de notes rédigées par Deleuze à l’attention de
Foucault en 1977.
32 La Volonté de savoir, p. 109.
33 P. Macherey, op. cit., p. 219. Cf. M. Foucault, La Volonté de savoir, p. 109.
34 AO, p. 36 s. Deleuze et Guattari reprochent cependant à Reich de réintroduire, malgré son
opposition aux culturalistes, la distinction que ceux-ci font entre les systèmes rationnels et les
systèmes projectifs irrationnels : « Il en revient (...) à une dualité entre l’objet réel
rationnellement produit, et la production fantasmatique irrationnelle. Il renonce à découvrir
la commune mesure ou la coextension du champ social et du désir. C’est que, pour fonder
véritablement une psychiatrie matérialiste, il lui manquait la catégorie de production
désirante, à laquelle le réel fût soumis sous ses formes dites rationnelles autant
qu’irrationnelles. » Et cette coextension du champ social et du désir requiert chez Deleuze
l’inscription du désir dans un naturalisme défini comme ontologie de l’immanence, dans
l’horizon ouvert par Spinoza et requalifié à partir du concept marxiste de production.
35 « Désir et plaisir », op. cit., p. 61.
36 Nietzsche et la philosophie (NPh), Paris, P.U.F., 1962, p. 93.
37 G. Deleuze-C. Parnet, Dialogues, Paris, Flammarion, 1977, p. 109.
38 « Désir et plaisir », op. cit., p. 62.
39 Ibid.
40 G. Canguilhem, Le Normal et le pathologique, Paris, P.U.F., 1966, p. 137.
41 Id., p. 216.
42 MP, p. 281.
43 G. Deleuze, Foucault, Paris, Éditions de Minuit, 1986, p. 80.
44 Id., p. 79.
45 Id., p. 124.
46 Id., p. 122.
47 M. Foucault, D. E., t. IV, p. 545 s.
48 Foucault, p. 124.
22 de 23 28-01-20 19:12
Pour un naturalisme vitaliste https://journals.openedition.org/methodos/92
Auteur
Guillaume Sibertin-Blanc
E.N.S., Lyon
Droits d’auteur
Les contenus de la revue Methodos sont mis à disposition selon les termes de la Licence
Creative Commons Attribution - Pas d'Utilisation Commerciale - Pas de Modification 4.0
International.
23 de 23 28-01-20 19:12