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MARTIN MARIER

LE DIEU DE PLA TON


ESSAI SUR LE DAIMON -SOCRA TE COMME PARADIGME DE LA
RA TION ALITÉ PLA TONICIENNE

Thèse présentée
à la Faculté des études supérieures et postdoctorales de l'Université Laval
dans le cadre du programme de doctorat en philosophie
pour l'obtention du grade de Philosophiae Doctor (Ph.D.)

FACULTÉ D E PHILOSOPHIE
UNIVERSITÉ LAVAL
QUÉBEC

2012

Martin Marier, 2012


LE DIEU DE PLATON. ESSAI SUR LEDAIMON-SOCRATE COMME PARADIGME DE LA RATIONALITÉ PLATONICIENNE

A Céline, Mathias et Céleste


LEDIEU DEPLATON. ESSAISUR LE DAIMON-SOCRATECOMMEPARADIGMEDELA RATIONALITÉ PLATONICIENNE

« Si le dieu a nommé Socrate qui est ici devant vous,


c'est qu'il se servait de mon nom pour me prendre comme paradigme,
il a utilisé mon nom, comme pour vous dire : "Parmi vous, humains,
celui-là est le plus savant qui, comme l'a fait Socrate,
a reconnu que réellement il ne vaut rien face au savoir" »
(Platon, Apologie, 23a-b).
LE DIEU DE PLATON. ESSAISUR LEDMMON-SOCRATE COMME PARADIGME DE LA RATIONALITÉ PLATONICIENNE

RÉSUMÉ

L'Occident a cherché à comprendre la mystérieuse figure du Socrate historique à


l'intérieur des différentes traditions philosophiques, religieuses et littéraires qui s'en
réclament. La lecture que nous proposons ici relance l'interprétation de ce personnage
dans une toute nouvelle direction et, surtout, celle que proposa Platon, sur de nouvelles
bases exégétiques. Elle s'appuie sur l'impensé même de toute la réception occidentale
postérieure de ce personnage : sa mimesis « logocentrique » dont tinrent cependant
compte l'ensemble des auteurs des sokratikoi logoi de l'Antiquité. Toutes les sources de
première main présentent d'abord Socrate — avec le sérieux qui s'impose ou encore
d'une manière ironique ou comique — sous les traits d'un daimon psychique tutélaire (et,
en quelque sorte « apomnématique ») de sa confrérie agissant par son logos sur la psyché
de ses interlocuteurs comme un Intellect hypostatique. Loin des interprétations
habituelles, l'ensemble des témoignages anciens rend compte d'une unité incontournable du personnage
au cœur même de sa mise en scène mimétique. Ainsi, les secrets entourant cet être fascinant ne
se comprennent historiquement qu'à partir de son activité mantique révélant un savoir-
faire démiurgique supérieur et divin, une sophia hypostatique sanctionnée par l'oracle
delphique. Au cœur de la cité, le Socrate platonicien est, d'une façon similaire — et
selon de nouvelles perspectives anthropogoniques, politogoniques et cosmogoniques
— , le personnage conceptuel et métaphysique même, le n o m o s religieux civique même et l'expression
même du « bien-hénade ». Selon la mimesis typique aux sokratikoi logoi, la place centrale qu'il
occupe à l'intérieur des dialogues qui étaient lus à lAcadémie à'Athènes est la même que celle qu'il
occupe au sein du système métaphysique de Platon. Trouvant son double ou son alter ego
intelligible à l'intérieur des différentes figures discursives selon les sujets abordés au
cours des entretiens, il est à la fois, par exemple, le nomothète divin du Cratyle, l'Éros
du Banquet et du Phèdre, l'Intellect démiurgique séparé du Timée, et le Bien-Un de la
République. Bref, il tient véritablement le rôle de l'axe circulaire de l'édifice du monde
intelligible comme un producteur psychique divin causal, paradigme même d'un genos
intellectuel rationnel. Socrate n'est pas un personnage comme un autre : c'est le daimon-
raison même à partir duquel une ontologie, une épistémologie, etc., ne s'enseignent pas,
mais se livrent d'une manière divine à l'intérieur de h.psyché de ses interlocuteurs.

m
LE DIEU DE PLA TON. ESSAI SUR LE DAI M O N -SOI:RA TE COMME PARADIGME DEIARA TIONALITÉ PLA TONICIENNE

Avantpropos

Quelques personnes devraient être remerciées pour le support qu'elles m'ont apporté.
Tout d'abord, je tiens à remercier le professeur J.-M. Narbonne, mon directeur à
l'Université Laval, qui accueillit une lecture différente du personnage Socrate en fief
néoplatonicien. Source d'objections, d'exigence à la rigueur et à la précision, il fut une
motivation tout au long de la scolarité et de la rédaction. Je tiens à remercier le
professeur P. Bonnechère, de l'Université de Montréal, qui fut un interlocuteur
privilégié tant pour son érudition de la religion grecque que par sa connaissance
approfondie du personnage de Socrate. Il fut sensible à la proposition d'une autre
lecture qui, notamment, tiendrait compte des mises en scène des dialogues platoniciens.
Ses commentaires et objections constructives du point de vue d'un historien ont été
inestimables et, par la qualité de ses interventions, fut toujours une inspiration. Je
remercie aussi en ce sens le professeur G. Naddaf, de l'Université York, prélecteur
critique qui, par ses observations toujours justes, aida grandement à améliorer ma thèse.
Sensible à l'apport de la mantique grecque et à la daimonologie, il fut ouvert aux
reformulations philosophiques parfois complexes du personnage de Socrate. Ses
connaissances du monde grec et des phusikoi m'ont également permis d'approfondir
certaines perspectives historiques. Je tiens à remercier le professeur G. Leroux qui, par
ses oppositions et critiques inspirées, m'a permis de nuancer certains propos et, surtout,
d'entrevoir pour le futur un retour à une reconceptualisation encore plus philosophique
de mon propos. Je ne peux oublier le professeur L. Brisson, au CNRS, qui a pris le
temps de faire quelques suggestions concernant certains chapitres de ma thèse —
notamment sur la notion de démiurge chez Platon. Je tiens aussi à remercier un autre
interlocuteur : le professeur B. Baas qui, de l'Université Strasbourg, fut d'une sollicitude
hors du commun malgré la distance. Ses remarques précieuses au début de notre
rédaction ont permis d'aborder de front certaines thématiques : il comprit
immédiatement les critères littéraires d'une philosophie grecque immergée à l'intérieur
de l'indissociable contexte daimonique et mythique. Je rends hommage au professeur
(maintenant retraité) de l'Université libre de Bruxelles, L. Couloubaritsis qui, sensible à
la question de la généséologie et de l'hénologie appliquée au personnage de Socrate, fut
par ses ouvrages une inspiration philosophique durant mes études et fut enthousiaste à
la lecture de certains de mes textes qui furent immédiatement publiés dans la Revue de
philosophie ancienne. Je remercie également d'autres personnes dont les contributions
officieuses furent indéfectibles au cours de ces dernières années : en premier lieu, Céline
Laçasse, la femme de ma vie, qui, comme une Nymphe, favorisa la présence
philosophique du logos de Socrate, de Platon et de Plotin dans la maison. En second
lieu, je suis reconnaissant envers mes enfants, Mathias et Céleste, ma famille, mes amis
et collègues philosophes pour leurs encouragements, leur support et les échanges
parfois impromptus, mais toujours constants (M. Dionne, F Dumais, F. Dugré — un
véritable amoureux de philosophie grecque —, D. Laçasse, L. Mailloux, G. Marier,
I. Marier, J.-P. Marier, P. St-Georges), savent quelles furent leurs contributions.

IV
LE DIEU DE PLA TON. ESSAI SUR LE DAIMON __>__ TE COMME PARADIGME DELARA TIONALITÉ PLA TONICIENNE

TABLE DES MATIÈRES

RÉSUMÉ iii
AVANT-PROPOS iv
TABLE DES MATIÈRES .va vii

INTRODUCTION 1

1. LES ANTÉCÉDENTS D E PLATON CONCERNANT LA N O T I O N D E


DAIMON 9

1.1. LES ORIGINES ÉTYMOLOGIQUES DU DAIMON CHEZ H O M È R E 9


1.2. L E D A I M O N E T LE GENOS DANS LES TRAGÉDIES GRECQUES 17
1.3. LES PHILOSOPHES PRÉSOCRATIQUES ET LA QUESTION D U DAIMON 24
1.4. L E D_4_MON-SOCRATE DANS LES N U É E S D'ARISTOPHANE 29

2. LE D_4ZM0iV-SOCRATE CHEZ PLATON 51

2.1. L A MISE E N SCÈNE DU P H É D O N 54


2.2. L A GARDE D U GENOS SOCRATIQUE PAR LA COMMUNAUTÉ PHILOSOPHIQUE 55
2.2.1 Thésée et la parenté héroïque ancestrale 61
2.2.1.1 La démiurgie du Socrate platonicien selon Proclus 89
2.2.1.2 Le démiurge platonicien : une conception philosophique
concrète 93
2.2.1.3 La démiurgie che2 Aristote 106
2.2.1.4 Thésée et Socrate : démiurges, pantomimes et éducateurs
de la cité 109
2.2.2 Le nouveau genos de la Grèce 121
2.2.3 L'exhortation à la vertu de Platon envers Philippe II 127
2.2.4 Le surclassement des modèles et généalogies civiques traditionnelles 139
2.2.4.1 L'autre forme de surclassement : le nomos en question 149
2.2.4.2 Le paradigme Socrate de l'Apologie 150
2.2.4.3 Socrate, VYiotnmt-nomos 163
2.2.4.4 Démiurgie et divinisation civique tutélaire 178
2.2.4.5 L'oracle et la divinisation civique tutélaire 183
2.2.5 La passation civique du poste de garde philosophique 196
2.3. LE SIGNE DAIMONIQUE DU PROLOGUE DU P H É D O N 205
2.3.1 Le départ du vaisseau vers Délos 207
2.3.2 Le retour du vaisseau de Délos 217
2.3.3 Figure 1. Le prologue (Phédon, 57a-62b) : l'intervention divine d'Apollon... 220
2.4. L E SENS DES DERNIÈRES PAROLES D E SOCRATE 220
2.4.1 Figure 2. Les dernières paroles de Socrate 240
LE DIEU DE PLATON. ESSAI SUR LE DAIMON-SOCRATE COMME PARADIGME DE LA RATIONALITÉ PLATONICIENNE

3. NOMOS ET IMPIETE 241

3.1. L'ACADÉMIE DU POINT D E VUE ARCHÉOLOGIQUE 252


3.1.1 L'Académie et l'équilibre urbain avec Athènes 255
3.1.1.1 Athéna poliade 257
3.1.1.2 Prométhée 261
3.1.1.3 Éros 265
3.1.1.4 Héraclès 267
3.1.1.5 Hermès, les Muses et les Charités 268
3.1.2 Figure 3. L'espace généalogique sacré mis en place par l'Académie et les
dialogues de Platon 283
3.1.3 L'impiété de Socrate et le prytanée sacré dans l'Apologie 284

4. LE D_4ZM0N-SOCRATE COMME INTELLECT HYPOSTATIQUE DU BIEN


DANS LA RÉPUBLIQUE, LE BANQUET K£ LE. PHÉDON. 353

4.1. LA MISE EN SCÈNE D E L'INTELLECT-SOCRATE D E LA RÉPUBLIQUE 354


4.2. LA MISE EN SCÈNE DE L'INTELLECT-SOCRATE DU BANQUET 360
4.3. LA MISE EN SCÈNE D E L'INTELLECT-SOCRATE DU P H É D O N 367
4.3.1 Socrate, le « météorologue » du Phédon 378
4.4. SOCRATE, DEVIN ET DAIMON V E L'ALLÉGORIE D E LA CAVERNE 388
4.4.1 Les antres socratiques et platoniciennes 395
4.4.2 L'eau, lapbusis et les cavernes 429
4.4.2.1 La daimonologie matérielle du Phédon, de la République et
du Timée 435
4.4.3 L'expérience socratique du couple mémoire-oubli à l'intérieur
de la caverne 446
4.4.4 Les daimones porteurs de statues 461
4.4.4.1 Le « mouvement» de la pensée 466
4.4.4.2 La noesis démiurgique au-delà du muret de la caverne 485
4.4.5 Le chant intelligible du logos philosophique de la caverne 490
4.4.6 Le Soleil comme char astral du bien 494
4.4.6.1 Socrate, principe héliocentrique intelligible du bien 501
4.4.6.2 Socrate, toujours au cœur du « KÛKÀOÇ » 515
4.4.7 Figure 4. Tableau sur la mise en scène de la République 538
4.4.8 Figure 5. Tableau général sur les aspects platoniciens du personnage de
Socrate 539

CONCLUSION 541

ANNEXE ,. 545
(Le Socrate de Xénophon et L'impiété dAristote et le déracinement généséologiqué)

BIBLIOGRAPHIE 567

VI
LE DLEU DE PLA TON. ESSAI SUR LE DAIMON -SOCRA TE COMME PARADIGME DELARA TIONALITÉ PLA TONICIENNE

Table des matières des illustrations :

Figure l. Le prologue (Phédon, 57a-62b) : l'intervention divine d'Apollon / p.220


Figure 2. Les dernières paroles de Socrate /p. 240.
Figure 3. L'espace généalogique sacré mis en place par l'Académie et les dialogues de
Platon//». 283.
Figure 4. Tableau sur la mise en scène de la République / p. 538.
Figure 5. Tableau général sur les aspects platoniciens du personnage de Socrate /p. 539.

Vil
LE DIEU DE PLA TON. ESSAI SURLEDAIMON -SOCRA TE COMME PARADIGME DE IARA TIONAUTÉ PLA TONICIENNE

■nu
LEDIEUDEPLATON. ESSAI SUR LE DAIMON-SOCRATE COMME PARADIGME DE LA RATIONALITÉ PLATONICIENNE

INTRODUCTION

Qui est Socrate'? Ayant vécu entre 470 et 399 av. J.-C, cet Athénien est la source
d'inspiration de plusieurs logoi dans l'Antiquité, les comédies d'Aristophane, les
dialogues de Platon et les écrits de Xénophon, dont les différences — croit-on souvent
— sautent aux yeux plus que les ressemblances. Peut-être est-il victime d'une injustice,
puisqu'on lui refuse l'idée même d'en être le point focal cohérent. Ceci revient en
quelque sorte à lui refuser son unité comme personnage. Dans un ordre d'idées
complémentaires, L. Couloubaritsis a expliqué longuement combien la philosophie
émergente dont Socrate est le plus digne représentant est tributaire de l'approche
mythique par laquelle une hénade ou une unité paradigmatique est la règle d'unification
socio-politique et culturelle d'une parenté intellectuelle1. Le pari que nous formulons ici
d'emblée est que ce scheme cognitif, métaphysique et cosmogonique se développe non
seulement avec, mais autour du personnage de Socrate dans les dialogues de Platon et
dans toutes les autres sources de la période classique qui le concernent. Nous plongeant
au coeur du paradoxe socratique et des sokratikoi logoi qui le caractérisent depuis

Voir l'ouvrage d'histoire de la philosophie incontournable de L. Couloubaritsis, A u x origines de la


philosophie européenne, De la pensée archaïque au néoplatonisme (Bruxelles, De Boeck, 1992; 3 e éd. 2000; 4e
édition 2004, et sa suite Histoire de la philosophie ancienne et médiévale, Éditions Grasset & Fasquelle, 1998, p.
38.
LE DIEU DE PLA TON. ESSAI SUR LE DAIMON-SOCRA TE COMME PARADIGME DEIARA nos<ALITÉ PLA TONICIENNE

l'Antiquité, notre quête est celle de la compréhension de la mimesis rationnelle d'un être
qui, paradoxalement, est le « personnage impensé » même de la philosophie. Visible sans
l'être vraiment, il semble être au cœur des dialogues le métaphysique même, le point
aveugle au centre de l'œil. La théorie (0_COQ_.V), qui partage la racine étymologique
grecque avec le théâtre (OéaxQov), lieu où l'on voit, désigne dans ce contexte la
contemplation théorique (Qecoçia) d'un protagoniste qui, dans le contre-jour de son jeu
en clarté et obscurité, se retire comme un dieu (Qeàç) de la Raison (Àôyoç)2. Socrate le
dieu théorétique même occupant la place du théâtre de la philosophie? Notre hypothèse est donc

celle-ci : Platon reproduit d'une manière spectaculaire la structure même de l'intelligible et de la

rationalité dans la mimesis socratique de ses mises en scène. La présence de Socrate chez lui

s'explique avant tout en tant que personnage conceptuel représentant l'hénade daimonique pour les

membres de son genos. Les lectures publiques des dialogues se révéleraient alors ipso facto
comme la poesis scellant le destin de la rationalité qui, à chaque ligne, serait ainsi générée
pour le bien de la cité. En somme, on peut dire que Socrate est pour Platon la
rationalité même ou, si l'on reprend la terminologie de la généséologie, le ^/.wow-hénade
de la Raison.
Par voie de conséquence, notre approche est différente de celles des grands
commentateurs de Socrate. Si ce personnage est différent sur plusieurs aspects
secondaires — ainsi fragmenté sous certains projecteurs irréconciliables du « Socrate
d'Aristophane » (Sa) du « Socrate de Platon » (SP) et du « Socrate de Xénophon » (Sx) —
, nous considérons qu'il existe un concept « unitaire » du Socrate originel qui, pourtant,
subordonne ces distinctions. À notre avis, il faut considérer les choses autrement, c'est-
à-dire comprendre que, dans l'état actuel des recherches, plusieurs notions socratiques
secondaires sont condamnées à deux — voire trois — interprétations sans espoir
d'unification. Ainsi, par exemple, la question de la pauvreté de fortune du Sa et du SP
face au Sx trouve un acchoppement évident : concernant cet aspect, nous ne sommes
donc pas en mesure de trancher pour l'instant si Socrate était « riche » ou non. Il en va
de même à propos de plusieurs sujets dits « socratiques », ce qui ne veut pas dire que,

La racine est thea.


LE DLEU DE PLATON. ESSAI SUR LEDAÏMON-SOCRATE COMME PARADIGME DE LA RATIONALITÉ PLATONICIENNE

les parties valant pour le tout, toute unification est vouée à l'échec. Au contraire, on
oublie souvent un fait trivial, mais incontournable : Socrate est un personnage qui
s'appuie sur une mise en scène publique et historique aisément reconnaissable par tous,
qui nous fournit un concept originel et, surtout, distinct des notions secondaires que
l'on a coutume de lui attribuer. De fait, nous verrons par exemple que 1) la présence de
l'oracle delphique comme principe de daimonisation de Socrate est confirmée chez le
Sa, le SP et le Sx ; 2) les trois aspects du libellé d'accusation et de sa condamnation à mort
sont parfaitement développés chez le Sa, le SP et le Sx et forment des critères stables qui
forment la pierre angulaire du Socrate historique chez tous les auteurs (qui peuvent
ensuite récupérer à leur façon d'autres aspects secondaires du Socrate historique qui,
sans invalider complètement les conceptions du maître, en fournissent un autre
éclairage qui est néanmoins en opposition avec les autres aspects secondaires des autres
auteurs) et ; 3) la mimesis démiurgique typique aux sokratikoi logoi se trouve à l'intérieur
de toutes les mises en scène du Sa, du SP et du Sx. Sans vouloir fermer la liste ici, on peut
dire que ce sont ces thématiques qui dressent le cadre fondamental du Socrate
historique à partir duquel les autres aspects secondaires prennent sens. Chez
Aristophane, Platon et Xénophon, elles constituent l'unité même du Socrate historique
tout autant que celui qui peut être récupéré et interprété3. C'est pourquoi notre analyse
s'inspire de tous les dialogues de Platon, mais aussi de tous les écrits d'Aristophane et
de Xénophon.

L'usage du savoir intellectuel de Socrate (se trouvant chez le Sa, le SP et le Sx) à


partir d'une structure hénadique et daimonique reliée au genos laisse apparaître un
système du logos bien élaboré et bien organisé dont Socrate occupe en quelque sorte le
sommet. À cet égard, tout au long de notre recherche, nous reprenons la terminologie
de L. Couloubaritsis qui parle de « généséologie » plutôt que de « généalogie » pour
qualifier non une parenté par le sang avec les ancêtres, mais une parenté intellectuelle

« Socrate » est ici analysé comme un « tout » à partir des aspects mentionnés, ce qui a l'avantage évident
de ne laisser tomber aucune source. Cette démarche unifiée est d'autant importante à notre avis que,
dans le cas de Platon, rien ne nous empêche de penser que les dialogues auraient pu être retravaillés
(même d'une manière perpétuelle au sein de l'Académie) des années après leur rédaction première et bien
après leurs lectures publiques originales.
L E DIEU D E PLA TON. ESSAI SUR L E DAIMON -SOCRA TE COMME PARADIGME D E L A R A TIONALITÉ PLA TONICIENNE

qui se développe grâce à une pratique apomnématique des modèles ancestraux, une
glorification des paradigmes immortels, etc. N'apparaît-il pas que Platon utilise encore
le personnage soixante ans après sa mort avec ce scheme généséologique déjà en place à
son époque pour imposer à Athènes la Raison tout au long de ses dialogues?4
M. Détienne a déjà bien expliqué que, dès Pythagore, le rationalisme s'est défini comme
une sorte d'abstraction appartenant à la catégorie du daimon dont Socrate est, à notre
avis, l'aboutissement le plus éclatant5. Selon toute vraisemblance, l'usage universel d'une
pratique généalogique est relié à la pratique de la sophia qui encadre un logos intelligible
dont il est le daimon ou le paradigme fondateur que l'Académie propose à la cité
d'Athènes.

Le travail que nous proposons ici se situe d'emblée au carrefour de la


philosophie et de la mythologie, mais aussi de la mise en scène littéraire et donc de la
généséologie religieuse de l'Antiquité que l'on repère chez Platon. À ce titre, la lecture
du Phédon est incontournable. Sans se restreindre à ce dialogue et en abordant ces
thématiques renvoyant aux autres textes platoniciens, la façon dont le statut
intermédiaire de Socrate en tant qu'être daimonique et immortel est présentée servira
d'analyse de base afin de mieux comprendre par la suite la perspective philosophique. Il
s'agit de l'entretien le plus complexe en ce qui concerne la théâtralité — Socrate perçoit
le signe daimonique du dieu et meurt à la fin en livrant son mystérieux testament
philosophique (les fameuses dernières paroles du Phédon en témoignent : « Nous devons
un coq à Asclépios ») —, et il laisse en même temps un héritage essentiel pour les autres
dialogues, puisque les autres concepts noétiques fondateurs du platonisme (l'être, les
formes intelligibles, la participation, le bien, etc.) y apparaissent aussi comme par magie.
La présence philosophique d'un Socrate médiateur entre les hommes et les dieux
semble se développer avec l'Intellect hypostatique et généséologique producteur de la
noesis et des « elôq ». Bref, le Phédon se situe au carrefour de multiples enjeux cruciaux du
platonisme dont Socrate serait — à la suite de notre hypothèse — sans doute le

4
L. Couloubaritsis, op. cit., note 1, p. 43, dira: «Un rapport de fond relie donc Platon avec le passé
préphilosophique et le futur philosophico-religieux ».
5
M. Détienne, Homère, Hésiode et Pythagore. Poésie et philosophie dans le pythagorisme ancien, Bruxelles, Latomus,
1962, p. 64.
LE DIEUDE PLATON. ESSAI SUR LE DAIMON-SOCRATE COMME PARADIGMEDELA RATIONALITÉ PLATONICIENNE

paradigme fondateur inspiré du pythagorisme, mais aussi de l'ensemble de la rationalité


grecque.
Notre recherche se développe en quatre chapitres. Le premier (1) introduira aux
antécédents du platonisme concernant la notion de daimon d'Homère au présocratiques
en passant par les tragiques Eschyle, Sophocle et Euripide. Nous tenterons de
comprendre les principaux champs d'interventions des dieux et des êtres intermédiaires
sur les mortels selon la perspective grecque. À ce titre, il apparaîtra que, s'ils désignent
indistinctement la notion de « divinité » (dieu ou daimon) depuis la période archaïque, les
daimones exercent avant tout leurs puissances sur la psyché des membres de leur genos,
c'est-à-dire sur les pensées des membres de leurs « farnihers » ou de leur progéniture.
Ces éléments s'avéreront déterminants lorsque nous analyserons cette notion chez
Aristophane et en particulier la comédie des Nuées où Socrate, à la manière d'un daimon
s'envolant dans les airs pour « météorologiser », intervient sur l'âme des disciples de sa
confrérie qui « socratisent » par parenté intellectuelle avec lui. Ainsi, nous pourrons
constater par la suite que ce terme prend chez Platon une tournure métaphysique à
partir de données historiques, religieuses et littéraires concrètes.
Le second chapitre (2) examine dans le détail pourquoi Socrate représente dans
les dialogues platoniciens — et en particulier tout au long du Phédon — le daimon qui est
en réalité le genos même de la rationalité qui intervient sur la psyché de ses interlocuteurs.
Dans la perspective philosophique, il est la première expression généséologique de la
Raison qui surclasse les modèles civiques ancestraux dont le fondateur du synoecisme
athénien est Thésée. À ce titre, nous verrons que plusieurs indices nous permettent de
croire que l'exercice de sa pensée agit comme Y alter ego même de l'Intellect et, sous sa
forme intelligible, incarne en quelque sorte le « voûç » hypostatique et séparé du Timée et
des Lois. Nous analyserons comment le Phédon présente les membres du genos rationnel
de l'Intellect-Socrate comme sa nouvelle généalogie civique que Platon cherchera à
enraciner (cjwtôv) selon différentes expressions noétiques tout au long de ses dialogues.
À la suite du maître, sa progéniture occupe le poste de garde civique de la Raison pour
le bien commun de la cité dont l'expression politique se concrétise dans la figure des
LE DIEU DE PLA TON. ESSAI SUR LE DAIM ON -SOCRA TE COMME PARADIGME DELARA TIONALITÉ PLA TONICIENNE

gardiens-philosophes de la République. Ainsi la réflexion identifiée à la partie dominante


de l'âme apparaît comme l'échange mimétique typique des sokratikoi logoi dont
l'Intellect-Socrate est l'expression et la solution de rechange à Thésée et à sa pantomime
éducative pour la jeunesse. Nous verrons que le genos assumant un rôle parental crédible
pour les fils d'Athènes tout en protégeant une véritable parenté avec les dieux naît du
Socrate « historique ». Selon Platon, ceci revient à faire tourner le cycle des genê de la cité
sous un autre régime afin de les soumettre à un autre genre de révolution politique et
cosmique. À vrai dire, le « principe » (àoxr)) correspond ici à une sorte d'état naturel
royal platonicien qui s'impose d'une manière métaphysique tout autant que concrète. La
mission de la philosophie se comprend comme une théocratie ou une « noocratie »
(voûç) originelle dont les tractions rationnelles agissent dans la cité à partir de la
démiurgie du Socrate historique. Nous comprendrons alors mieux en quoi consiste
l'impiété du maître dans l'Apologie et pourquoi Platon, Speusippe et l'Académie ont
préféré convertir l'action de sa sophia en un Intellect démiurgico civique. Il ressortira
que le terme de « o_cj)ôç » était utilisé à propos des sculpteurs à cette époque et que la
« ao(f»_tt » de la philosophie désigne plutôt la capacité à sculpter les pensées des citoyens,
réformer l'âme, les lois, la cité, le cosmos, les raisonnements, etc. Ainsi, de l'Apologie au
Timée, en passant par la République et le Politique, Socrate est, sur le plan de toutes les
mises en scène du corpus, le sculpteur divin des pensées des mortels, l'« homme-nomos »
surclassant les dieux ancestraux et les autres nomoi civiques par ses réformes. À ce titre,
nous analyserons le rôle de l'oracle d'Apollon qui est historiquement le passage obligé
pour toute acceptation et transfiguration comme principe tutélaire d'une généalogie
nomothétique particulière à l'époque — de celle des Athéniens avec Thésée tout
comme celle de Socrate dans l'Apologie et celle des philosophes-rois dans la République de
Platon. Nous mettrons en lumière la mise en scène du Phédon de laquelle nous
comprendrons par la suite le sens du fameux signe daimonique de Socrate et le sens des
dernières paroles de Socrate avant sa mort.

Le troisième chapitre (3) explique les relations entre le nomos et l'impiété afin de
montrer comment la psyché, notion daimonique par excellence chez Socrate et Platon,
LE DIEU DE PLATON. ESSAI SUR LE DAIMON-SOCRATE COMME PARADIGME DE LA RATIONALITÉ PLATONICIENNE

remet en question les dieux traditionnels. Ces analyses permettront d'analyser autrement
certains témoignages qui indiquent que le maître aurait peut-être bénéficié d'une statue
en bronze sur le territoire d'Athènes à partir de laquelle Platon aurait cherché à
exploiter les monuments déjà présents sur le site de l'Académie. Ainsi, le « potentiel »
religieux et « géopolitique » de ce parc public, heu des promeneurs, aurait été intégré au
fil des entretiens selon une solide stratégie exotérique pour ébranler le nomos d'Athènes
et célébrer Socrate comme un dieu tutélaire dans le but de réaliser pleinement le projet
politique des philosophes-rois. Tout comme Thésée et les autres divinités classiques, il
apparaîtra alors que Platon aurait cherché à implanter la figure généséologique du
philosophe concrètement sur le territoire d'Athènes à partir des représentations
urbaines se trouvant sur le site de l'Académie. En entretenant un équilibre ésotérique et
exotérique avec la doxa de la cité, nous verrons dans le détail comment les statues et
représentations traditionnelles des dieux sur le territoire auraient sans doute été
rabaissées par Platon au profit d'un dieu-Socrate dont il avait à défendre la légitimité.
Nous verrons dans le détail que le prytanée — qui est à cette période l'incarnation du
genos politique athénien même et de son synoecisme, la réunion des bourgades de
-'Attique — est complètement réformé par Socrate et se révèle justement au cœur de la
compréhension de son impiété dans ^Apologie. C'est la nature du lien avec le cœur du
genos politique sacralisé par le dieu tutélaire Thésée qui serait en question. Lorsque le
philosophe demande à y être nourri, c'est également la daimonologie et la généalogie
religieuse même de ce bâtiment qu'il semble vouloir restructurer d'une manière
philosophique. Nous examinerons dans le détail comment ce putsch de la Raison est
accompli par Socrate grâce à la sanction d'Apollon afin de contraindre Athènes à une
charts dont il est le récipiendaire. Il oblige les citoyens à des rapports asymétriques et
inégalitaires avec ce qui deviendra dans les autres dialogues une « nutrition » de l'âme
par les formes intelligibles qui sont distinctes d'une « nourriture » concrète purement
échangiste. Nous verrons aussi comment la figure de l'étranger telle qu'elle émerge dans
le corpus cherche à prémunir Platon de l'accusation d'impiété. Nous examinerons par la
même occasion les raisons exactes de l'impiété d'Aristote. Nous passerons en revue le
LE DIEU DE PLA TON. ESSAI SUR LE DAIMON-SOCRATE COMME PARADIGME DE LA RATIONALITÉ PLATONICIENNE

surclassement des dieux d'Athènes par le genos-Socrate à l'intérieur de tout le corpus


platonicien.
Le quatrième et dernier chapitre (4) de notre recherche examinera les mises en
scène de l'Intellect-Socrate dans la République, le Banquet et le Phédon. Comme dans le
Timée, nous expliquerons qu'à travers le chant intelligible du dialogue philosophique,
celui-ci est le producteur causal (le « poète » véritable) et divin de la forme intelligible. Il
est le « voûç » hypostatique au plus près de ses objets intelligibles qui, par une
« autocinétique » de la psyché, subordonne la météorologie de l'époque, c'est-à-dire les
« pensées météores » des membres de son genos. A ce titre, nous verrons comment la
philosophie restructure les théories cosmologiques de l'époque et réforme l'expression
daimonique de la Lune et du Soleil. Nous apprécierons comment Platon a fait de
Socrate la première expression généséologique de l'Intellect en vue du Bien. Nous
expliquerons également la nature exacte du char Hélios astral. Nos résultats nous
permettront de proposer une interprétation daimonique de la fameuse allégorie de la
caverne de la République.
LE DIEU DE PLATON. ESSAI SUR JLBDAIMON-SOCRATE COMME PARADIGME DE LA RATIONALITÉ PLATONICIENNE

1. LES ANTECEDENTS DE PLATON CONCERNANT LA N O T I O N DE


DAIMON

1.1. LES ORIGINES ÉTYMOLOGIQUES __>_/DAIMON CHEZ HOMÈRE

Plusieurs auteurs dont G. François et L.-A. Dorion ont montré déjà que le
« daimonique » en général peut désigner tout autant l'activité d'un dieu (9eôç) que celle
d'un daimon (ôaipcov)6. Il est effet intéressant de noter que tous les auteurs de l'Antiquité
considèrent les dieux sous les traits de daimones lorsqu'ils interviennent sur la psyché des
mortels 7 . Il apparaîtra de plus en plus d'ailleurs que la notion de psyché — dont le statut

G. François, Le polythéisme et l'emploi au singulier des mots theos et daimon dans la littérature grecque d'Homère à
Platon, Paris, Les Belles Lettres, 1957 et L.-A Dorion « Socrate, le daimonion et la divination » dans Les
dieux de Platon : actes du colloque organisé à l'Université de Caen Basse-Normandie les 24, 25 et 26
janvier 2002, éd. par J. Laurent, Caen, Presses universitaires de Caen, 2003, p. 169-192.
Citons seulement quelques exemples où les dieux Olympiens sont considérés comme des daimones par
Euripide. Aphrodite et Artémis le sont tour à tour dans VHippolyte, 13 et 1092. Poséidon est perçu de
même dans les Troyennes, 49 et Rbésos, 241, et Dionysos dans Cyclope, 524 et Bacchantes, 219; 256; 272; 299;
418 et 769.
LE DIEU DE PLA TON. ESSAI SUR LE DAIMON-SOCRA TE COMME PARADIGME DELARATIONALITÉ PLA TONICIENNE

indistinct s'apparente à un fantôme matériel chez la plupart des poètes et auteurs pour
recouvrir un sens plus ésotérique chez les phusikoi — se transformera d'une manière
explicite en entité daimonique dans le pythagorisme pour atteindre une forme
intellective et épistémologique dans le socratisme et le platonisme. En prévision de
l'appréciation de cette mutation, nous fournirons certaines indications sur la psyché tout
au long de nos analyses. Nous prendrons soin de noter son statut exact selon les
auteurs. Toutefois, la question immédiate est plutôt ici de savoir pourquoi les êtres
divins agissent ainsi sur l'âme, sur laquelle en priorité et en quelles circonstances. À ce
titre, l'hypothèse même que Socrate devrait être considéré en quelque sorte comme le
daimon ou la divinité psychique de la Raison occidentale demande quelques précisions
sur le plan lexical qui nous aideront à trouver le point de départ de notre travail. Une
telle proposition, si elle a du sens, devrait être capable de s'appuyer sur des origines
étymologiques et sur les indices d'une daimonologie « en devenir » ou « en
construction » avant Platon. Or l'on remarque quelques éléments récurrents qui
peuvent d'emblée nous lancer sur une première piste. Des écrits d'Homère à ceux de
l'Académie en passant par les hommes politiques, les poètes et les tragiques de
l'Antiquité, l'on constate que les dieux ont leur « protégés » ou leurs « préférés » (Zeus
aime les Achéens, Apollon appuie les Troyens, etc.), mais l'on voit surtout que les
termes «daimon» et «.genos» sont souvent utilisés ensemble et abondamment — de

même que les mots de même famille (ÔCUJJ.ÔVIOÇ; oaqpcov; yéveoiç; yewaïoç; yevvâco;
etc.). Un travail en profondeur portant sur toute la période ancienne devrait être réalisé
à cet égard et révélerait hors de tout doute leurs proximités conceptuelles — sans parler
de leurs liens détaillés avec h psyché. P. Chantraine pense que le terme «ôai» dans sa
forme la plus originelle et archaïque désigne une interrogation adressée à l'autre

A notre connaissance, les liens entre daimon et genos n'ont jamais été exploités en profondeur. Pour la
question du daimon, citons en premier lieu l'ouvrage de G. François, op. cit., note 6. Cette étude, bien
qu'incomplète, non exhaustive et peu loquace sur le plan de l'interprétation, a le mérite d'être la seule à
toucher directement l'usage du terme daimon et ses différentes acceptions chez les Grecs. Une histoire ou
un tour d'horizon général tant soit peu systématique en langue française date du XIXe siècle : J.A. Hild,
Les démons dans la littérature et la religion des Grecs, Paris, Hachette, 1881. Citons aussi G. Soury, La
démonologie de Plutarque, Paris, Les Belles Lettres, 1942. Concernant la daimonologie platonicienne, tout est
encore à faire. Saluons le travail atypique et lumineux de M. Détienne, De la pensée religieuse à la pensée
philosophique. La notion de daimon dans le pythagorisme ancien, Paris, Les Belles Lettres, 1963 et op. cit., note 5.

10
LE DLEUDE PLATON, ESSAI SUR LE DAIMON-SOCRATE COMME PARADIGME DE LA RATIONALITÉ PLATONICIENNE

(l'équivalent familier de « ôf] » après les interrogatifs comme « xi » et « nwç »)9. Dans
l'Iliade d'Homère, par exemple, Ulysse demande à Dolon où sont Hector et les postes
de garde Troyens : « nœç ôai xarv aAAcuv TQCOCOV (jjuAaKai te xal eùvai; » (Iliade, X, 408).
L'expression indiquerait peut-être une forme d'insertion avec la question pouvant
laisser croire à un contexte daimonique. Le terme de « cb_Aa£ » désignera en effet chez
Platon le gardien-philosophe agissant, occupant et défendant les genê de la cité comme
un daimon dans la République™. Est-ce un hasard ? Les deux autres passages de l'Odyssée
où ce terme apparaît selon la même thématique généséologique interdisent de le penser.
Tout d'abord, à la toute fin, tout juste avant de lui dévoiler son existence, Ulysse discute
avec son père Laërte aveugle qui lui demande sa race : « j'ai besoin de savoir : quel est
ton nom, ton peuple, et ta ville et ta race ? Où donc est le navire qui chez nous t'amena
et ton divin équipage? (nov bai vnûç. -orrjKE 0oq;) » (Odyssée, XXIV, 297-9). D'une
manière identique à l'Iliade, le segment « ôat » se greffe autour d'une question —
comme l'a bien souligné P. Chantraine —, mais en se présentant toujours comme une
perspective généalogique ou civique. Pourrions-nous voir entre cet archaïsme et le
réseau conceptuel du genos ou de la « famille » une problématique commune susceptible
de nous aider dans notre recherche ?
Le premier chant de l'Odyssée semble vouloir le confirmer. S'adressant à son fils
Télémaque, Athéna, méconnaissable pour le mortel, y fait le souhait qu'Ulysse retrouve
un jour le pays de ses pères (nazçiJboç). Il s'agit sans conteste de la mise en scène d'une
faveur divine qui lie la protection de la déesse à Ulysse et à son genos jamais démentie
dans toute l'épopée. Tel un daimon, elle s'adresse à lui par des mots ailés (rtxeQoevxa
7IQOOT]ÙÔ_-) en affirmant justement appartenir en quelque sorte à un lignage
daimonique 11 : «Je me nomme Mentes : j'ai l'honneur d'être fils du daimon-s&ge
(baicpQOvoc;) Anchialos » (Odyssée, I, 180). L'entrelacement de la racine «ôat» et du
« chçôvipoç » dont le résultat intraduisible est « ôaî(f)Qovoç » — et donc — du lieu
commun entre le daimon et la « <}>QÔvqo-iç, » comme il se trouve à l'intérieur du Phédon

9
P. Chantraine, Dictionnaire étymologique de la langue grecque. Histoire des mots, I : *A- *D, Paris, Klincksieck,
1968, p. 246-8. Odyssée, I, 225; XXTV, 299 et Iliade, X, 408.
10
République, VII, 540b-c.

U
LE DIEU DE PLATON. ESSAISUR LEDAIMON-SOCRATECOMME PARADIGME DE LA RATIONALITÉ PLATONICIENNE

sont encore manifestes12. Le Cratyle, d'ailleurs, n'hésite pas à faire le lien en mentionnant
Hésiode : « c'est parce qu'ils [les daimones] étaient sages et savants (ôxi (jjQÔvipoi KCÙ
&ar|fj.oveç fjcrav) qu'Hésiode les a nommés daimones» (Cratyle, 398b)13. À l'opposé de ce
que l'on pourrait croire, il ne s'agit pas d'une « affinité factice créée de toutes pièces par
Platon ». À ce titre, il apparaîtra que la remarque de Socrate demeure parfaitement
valable et montre par la même occasion que, par delà Homère et Hésiode, cet
archaïsme avait cours dans le langage ordinaire : « Et anciennement, dans notre langue,
ce nom lui-même se rencontre. [On a donc raison de dire] que l'homme de bien devient
un daimon, suivant le nom que lui vaut la sagesse (cfjçovqaecoç) » (Cratyle, 398c)14. Si l'on
se fie à la définition ici donnée, on peut penser d'emblée que Socrate, qui sera qualifié
de celui qui est le plus phronimos dans le Phédon, est, par extension avec le Cratyle, un
daimon^. Concernant Athéna, disons simplement que pour Plutarque et Apulée, elle
peut être aussi classée comme un daimon à l'intérieur de ces passages16. Les Lois disent
également que, dans l'Odyssée, la déesse indique à Télémaque qu'il devra penser
(vorjo_iç) que son daimon ou son dieu lui fournira une partie de son âme17 : « Des
paroles, Télémaque, il en est une partie que tu concevras dans ton cœur, et une autre
que quelque bon daimon te fournira, car tu n'as pu, je pense, ni naître ni grandir sans
quelque bon vouloir des dieux » (Lois, VII, 804a). Le contexte daimonique interpelle
toujours sans conteste les critères de naissance et une sorte de « protection
généalogique ». En d'autres termes, le mot « daimon » semble concentrer ou inclure
également une perspective sur le genos. Si l'on revient au contexte homérique, on
remarque qu'en entendant les paroles ailées auxquelles font références les Lois,
Télémaque cherche d'ailleurs à y répondre à l'intérieur de ce cadre : « Que je sois bien

» Voir aussi Odyssée, I, 121; II, 269 et Iliade, 1,1201 et V, 123.


12
Le terme est aussi utilisé par Socrate dans YHippias mineur, 371b.
13
L. Robin, La théorie platonicienne de t amour, Paris, 1908, p. 133 se fonde sur Gorgias, 507e-508a.
14
A ce titre notre interprtation se distingue de celle de L. Robin, op. cit., note 13, et de M. Détienne, op. cit.,
note 8, p. 101-2 qui croient y voir le caractère pythagoricien de l'exégèse du Cratyle. Or bien qu'elle ne
l'exclue pas, Platon indique bien qu'il s'agit d'élément se trouvant d'abord dans le langage ordinaire
archaïque et, comme nous l'avons mentionné, chez Homère et Hésiode.
15
Phédon, 118a.
16
De Genio Socratis, 580c-d. Pour Apulée, le daimon de Socrate, comme Athéna, n'est pas une voix, mais la
figure seule du daimon lui-même qui peut être vue (Deo Socratis, chap. 20).
17
Odyssée, III, 26-28.

12
LE DIEU DE PLATON. ESSAISUR LEDAJMON-SOCRATE COMME PARADIGME DE LA RATIONALITÉ PLATONICIENNE

son fils [le fils d'Ulysse] ? Ma mère me le dit : moi, je n'en sais pas plus; à quel signe un
enfant reconnaît-il son père ? Ah ! que ne suis-je né (yévexo) de quelque heureux
mortel, qui, sur ses biens, aurait attendu la vieillesse ! » (Odyssée, I, 214-221). C'est alors
qu'en voyant les insolents prétendants au genos d'Ulysse et à sa royauté assis à la table, le
daimon-AÛiéna. réplique : « Ne crois pas que les dieux aient refusé leur signe à cette
descendance (yeverrv), quand c'est un pareil fils qu'enfanta (èyeivaxo) Pénélope. Mais
dis-moi sans feinte à ton tour, point par point : pourquoi ce festin et pourquoi cette
compagnie (xiç bat ô|_uÀoç) ? Un banquet de mariage ? » (Odyssée, I, 222-225). Le terme
d'« ôpiÀoç » renvoie ici aux fréquentations au sein du genos d'Ulysse et à la table même
de la famille. Ulysse, dont le fils ne peut confirmer s'il est un mortel comme les autres,
est l'archétype généalogique ici présenté toujours sous la protection d'Athéna. Ceci
nous permet de comprendre toute la gravité de la situation : son oikos est envahi par des
bâtards ou des « familiers » illégitimes.

Par conséquent, la racine « bai » intégrée à une question possède une valeur
associée à la généalogie et à la daimonologie. À ce titre, il est raisonnable de se
demander si le genos ne rendrait pas plutôt compte a priori d'une communauté donnée
réunie par un archétype daimonique ou, si l'on veut, par un daimon tutélaire fondateur.
P. Chantraine souligne encore que sur le plan étymologique, le verbe « ôaiopcu »,
désignant entre autres le « partage », la « distribution » ou la « division de la juste part
allouée » possède un hen direct et indéniable avec le « ôatpcov »18. B. Baas n'hésite pas à
dire que le daimon est ni plus ni moins le nom même du partage19. Il est clair que l'action
de donner, de partager ou de diviser ce qui revient aux dieux et aux hommes est
déterminée en premier lieu par les daimones. Ceux-ci se trouvent en effet à occuper un
« Heu intermédiaire » permettant de guider, de juger ou de conduire la psyché
fantomatique à l'« endroit » où, justement, « elle tire un partage avec les divinités ». De
même, le terme archaïque de « baiç » est utilisé à partir d'Homère pour désigner le
banquet où le festin des dieux auquel les vivants peuvent espérer retirer une juste part.

18
P. Chantraine, op. cit., note 9, p. 247. Voir aussi É. DesPlaces, La religion grecque, Paris, Éditions A. et
J. Picard et cie, 1969, p. 113.

13
LE DIEU DE PLATON. ESSAI SUR LE DAIMON-SOCRATE COMME PARADIGME DE LA RATIONALITÉ PLATONICIENNE

C'est exactement ce que précise le Phèdre où il est stipulé que l'envolée des âmes
daimoniques des dieux se réalise plus facilement que celle des autres : « Quand ils vont
au festin, au banquet (ôalxa), ils gravissent l'escarpement qui mène à la voûte soutenant
le Ciel » (Phèdre, 247a). On peut dire que le verbe « ÔaLouai » trouverait son origine
étymologique dans une « puissance daimonique qui distribue ». À la suite de ces
analyses, il semble bien que ce partage ait lieu en priorité avec les membres d'un même
genos dans la mesure où la juste part autorisée par le daimon tutélaire s'applique, comme
chez Homère et dans tout le monde grec, entre « les fils légitimes », « les membres de la
famille » ou « la véritable parenté à la table du banquet ».

Un passage de l'Ion de Platon confirme la légitimité de nos perspectives. Socrate


tente d'expliquer à Ion ce qu'est l'art divinatoire dans l'Odyssée d'Homère. Pour étayer
son propos, il cite d'abord le chant XX où, de la même manière qu'à l'intérieur des
passages du chant I déjà cités, Télémaque, toujours accompagné d'Athéna, est encore
aux prises avec les prétendants attablés au cœur de l'oikos d'Ulysse qui se moquent de
lui. Le contexte est encore celui de son genos en perdition face à ces invités indésirables
et belliqueux20. Pénélope invoque Zeus et Artémis afin qu'ils interviennent par les vents
et à travers les nuées21. La mise en scène d'Homère est à son paroxysme lorsque
Philoetios demande à Ulysse méconnaissable de quel dème il peut se réclamer, de quel
peuple, de quel genos et de quel héritage (naxoiç), pour lui confier par la suite qu'il
pleure le maître de la maison dont la table est bafouée par des intrus22 : « En son propre
manoir, sans pitié pour son fils, sans pensée pour les dieux et pour leur châtiment, ils ne
comptent déjà que partager les biens du maître disparu ! [...] Mais je pense toujours à
notre pauvre maître : s'il pouvait revenir et balayer d'ici les seigneurs prétendants ! »
(Odyssée, XX, 214-225). À ce moment même, alors qu'Eumée, le porcher, invoquait les
dieux pour le retour d'Ulysse, un signe divinatoire provenant d'un oiseau se manifeste23.

19
B. Baas, «Le démon de Socrate », dans Socrate, Paris, Les Presses universitaires de Strasbourg, 1990, pp.
109-132 à la p. 128.
20
Odyssée, XIX, XX.
21
Odyssée, XX, 61 et suiv.; 104.
22
Odyssée, XX, 190-197.
23
« Mais voici qu'à leur gauche apparut le présage, un aigle qui montait vers l'azur en tenant une pauvre
colombe » (Odyssée, XX, 242-3).

14
LE DŒU DE PLATON. ESSAISUR LE DAIMON-SOCRATECOMMEPARADIGMEDELA RATIONALITÉ PLATONICIENNE

Non seulement les liens profonds entre le divin, le fait d'être « ailé » et l'ornithologie
que nous expliquerons plus avant se manifestent ici comme la marque ou la prédiction
de la vengeance d'Ulysse et de son genos en général, mais Athéna intervient encore pour
exciter Ulysse face à l'impudence des prétendants assis à sa table : « Mais Pallas Athéna
ne mettait fin ni trêve aux cuisantes insultes des fougueux prétendants : la déesse
voulait que le fils de Laërte, Ulysse, fut mordu plus avant jusqu'au coeur » (Odyssée, XX,
242-3). Elle les fera éclater d'un rire irrépressible, au grand dam du devin Théoclymène
qui y vit là le signe divin de la vengeance d'Ulysse et l'intervention des dieux : « Pauvres
gens ! de quel mal êtes-vous donc la proie ? [...] Je vois le sang couler aux murs, aux
belles niches. Et voici que l'auvent se remplit de fantômes ! ils emplissent la cour ! Ils
s'en vont du côté du naroît, à l'Érèbe [dans l'Hadès] : dans les cieux, le Soleil s'éteint, et
la brume de mort recouvre tout ! » (Odyssée, XX, 351-8).
En relatant ces développements de l'Odyssée d'Homère, le Socrate de l'Ion expose
quant à lui l'art mantique ou divinatoire du devin, mais aussi malgré lui les thématiques
communes de la généalogie et de la daimonologie impliquées dans cette intervention
divine. Il cite d'une manière littérale les vers de l'épopée en y ajoutant au début le terme
de « ôai|j.6v-Oi » insistant sur le contexte de possession daimonique planant sur tout
l'épisode : « Daimones (ôaipôvioi) de quel mal êtes-vous donc la proie ? [...] Je vois le
sang couler aux murs, aux belles niches. Et voici que l'auvent se remplit de fantômes !
ils emplissent la cour ! Ils s'en vont du côté du naroît, à l'Érèbe [dans l'Hadès] : dans les
cieux, le Soleil s'éteint, et la brume de mort recouvre tout! » (Ion, 539a). Platon
considère d'emblée que tout le développement de l'Odyssée cité (Athéna, le vol d'oiseau,
etc.) est la manifestation même d'une possession daimonique. Il renchérit
immédiatement après en citant d'une manière littérale une autre intervention divine telle
qu'elle se trouve dans l'Iliade. Au chant XII, les Troyens Polydamas et Hector se
préparent à attaquer les nefs des Achéens.jusqu'à ce qu'aigle, portant un serpent dans
ses serres, le jette au milieu des « familiers » Troyens (ôpiÀco)24. Croyant à un présage de

2
< Iliade, XII, 200-7.

15
LE DIEU DE PLATON. ESSAISUR LE DAIMON-SOCRATE COMME PARADIGME DE LA RATIONALITÉ PLATONICIENNE

Zeus, Polydamas avertit alors Hector d'arrêter son attaque25. D'une manière similaire à
l'Odyssée où les interventions daimoniques répétées d'Athéna et le signe de l'aigle se
manifestent en vue du sauvetage du genos d'Ulysse, le signe divinatoire s'adresse à la
généalogie des Troyens ou à ses « familiers » ou à sa « compagnie ». Par conséquent,
sans prétendre qu'il existerait de facto une étymologie commune reliant la généalogie et la
daimonologie, on peut confirmer que l'un impliquerait l'autre sur le plan conceptuel et
vice-versa.
Chez Hésiode, nous retrouvons des signes que les dieux agissent sur les mortels
selon les mêmes caractéristiques, c'est-à-dire reliant par le fait même le genos à la
daimonologie, comme « gardiens des mortels ». Dans le Bouclier d'Héraclès, on dresse la
généalogie d'Héraclès remontant jusqu'à Zeus lui-même tandis que, d'une manière
générale, celui-ci fait étalage d'un daimon qui lui prescrit les rudes épreuves qui lui
vaudront une gloire parmi les immortels 26. D'une façon plus explicite et
complémentaire, Les Travaux et lesjours montrent que les genê divins générés par le maître
de l'Olympe forment justement les daimones, la race d'or, intervenant sur les mortels
comme des gardiens 27. Ainsi, ceux-ci correspondent à un « genre » (yévoç) précis, à des
êtres intermédiaires entre les hommes et les dieux. Le travail et la Justice du mortel sont
pour ainsi dire récompensés par ces divinités 28. On peut dire que plusieurs indices tirés
de ces textes anciens nous inclinent toujours à penser que notre recherche qui porte sur
l'existence du daimon-Soctzte platonicien nous oblige aussi ipso facto à nous questionner
sur la réalisation de sa puissance philosophique sur son genos 29.

25
« L'oiseau a lâché son serpent avant d'avoir atteint son aire, il n'est pas arrivé à le donner à ses petits. Eh
bien! de même, si nous enfonçons la porte et les murs des Achéens, [...] nous y laisserons là une
multitude de Troyens, mis en pièce par le bronze des Achéens » (Iliade, XII, 220-226).
26
BoucSer, 94.
27
Travaux, 109 et suiv.
28
Travaux, 315. Il ne faut donc pas s'étonner outre mesure si le terme de daimon est aussi présent à
l'intérieur de la Théogonie, 991, où Hésiode expose la génération des dieux.

16
LE DLEU DE PLATON. ESSAI SUR LEDAIMON-SOCRATE COMME PARADIGME DE LA RATIONALITÉ PLATONICIENNE

1.2. LE DAIMON ET LE GENOS DANS LES TRAGÉDIES GRECQUES

La terminologie commune au daimon et au genos déjà présente che2 Homère et


dans une certaine mesure chez Hésiode devient un fait reconnu et largement exposé au
fil des tragédies grecques. Dans les Chéophores d'Eschyle, le serment de la vengeance
d'Electre et d'Oreste sur la tombe de leur père Agamemnon assassiné nécessite l'œuvre
du « daimonique » (Ô_uu.6voç)30. Le respect de la tombe de ce genos par des libations va
jusqu'à l'appel des puissances daimoniques infernales : « Puissant messager des vivants
et des morts, entends-moi, Hermès infernal, et charge-toi de mon message : que les
daimones souterrains, témoins vengeurs du meurtre de mon père, prêtent l'oreille à ma
voix » (Chéophores, 123-6). Tout au long de la pièce, la libération de la fameuse
malédiction qui pèse sur sa famille nécessite une intervention daimonique31. Le sort
funeste réservé à la maison des Atrides est présent sous la même forme dans
YAgamemon où Clytemnestre accomplit encore ce destin à Mycenes avec le meurtre de
son mari lors de son retour de Troie. Elle exhorte le daimon de la race des Plisthénides,
genos Pélopide (sous l'emprise de la malédiction causée par Atrée lorsqu'il a fait un festin
au père d'Egisthe avec les enfants de celui-ci), d'empêcher les homicides dans le palais
royal par la suite32. La daimonologie est reliée avec le lot affligeant du genos des Atrides
et le cycle de ses naissances33. Sans désigner la « personnalité » de la divinité, c'est
toutefois toujours un daimon anonyme qui intervient sur les âmes qui composent cet
oikos : « C'est lui, le daimon (bal\xova) qui largement s'engraisse aux frais de cette race
(yévvqç), qui, dans nos entrailles, nourrit cette soif de sang. Avant même qu'ait fini le
mal ancien, un abcès nouveau apparaît. [...] ce daimon est terrible pour cette maison
(olKOvépov oai.fj.ov_x) » (Agamemnon, 1475-2). Dans les Euménides, cette situation se
retournera contre Clytemnestre qui, à vrai dire, se retrouvera jugée comme une
meurtrière et sera condamné à errer dans le royaume des morts comme une ombre ou

29
M. Détienne, op. cit., note 8, p. 12 et 126.
30
Chéophores, 513.
31
Chéophores, 214 et 436.
32
Agamemnon, 1570-95.
33
Agamemnon, 519; 635; 769; 1175; 1342; 1660-7.

17
LE DIEU DE PLA TON. ESSAI SUR LE DAIMON -SOCRA TE COMME PARADIGME DELARA TIONAUTÉ PLA TONICIENNE

un fantôme qui ne reçoit la visite ni des dieux, ni des daimones ni des mortels d'aucune
patrie 34. D'une manière qui ressemble à Homère et Hésiode, les êtres daimoniques
incarnent les archétypes mêmes des races mortelles et peuvent être considérés comme
des dieux patriotiques 35. Les rapports vernaculaires entre les généalogies et leurs
daimones sont aussi présents dans les autres pièces d'Eschyle, comme Les sept contre
Thèbes, les Suppliantes et les Euménides 36.

Toutefois, ce sont les Perses qui présentent le meilleur panorama concernant les
hens explicites entre le daimon et son genos. La pièce montre Darius, le roi Perse, qui est
considéré par Eschyle et les Grecs comme un daimon, le double psychique d'un dieu
tutélaire (0eôç) intervenant sur son oikos comme un spectre divin ou une espèce d'image
immortelle37. Jugé comme étant celui dont l'heureuse fortune a dépassé la félicité de
tous les mortels, c'est lui que la Reine et son fils Xerxès invoquent pour sauver la race
des Perses qui ont été défaits par les Grecs à Salamine et à Platée38. Lorsque le messager
apporte la nouvelle au palais en affirmant qu'un daimon a détruit l'armée et que les dieux
protègent la cité d'Athènes39, il apparaît que seul le « divin Darius » (ôaipova Àao-Iov)
peut rediriger son peuple, changer son destin et lui apporter le bonheur40. Il est reconnu
même dans la Lettre VII de Platon que le roi fut considéré de tous comme un
paradigme bienfaiteur par ses semblables41. En présentant ses célèbres qualités de bon
législateur, la stratégie d'Eschyle est de montrer que même ce noble archétype
protecteur du genos perse doit s'incliner face à celui de l'Hellène et doit constater que
s'est réalisée la prophétie venant d'anciens oracles qui prédisaient la supériorité de cette

34
Euménides, 101.
35
Sept contre Thèbes, 77,106 et 827 et Suppliantes, 85.
36
Les sept contre Thèbes, 523; 705; 812 et 960; Suppliantes, 893 et 922; Euménides, 1015.
î» Perses, 155; 602; 711.
38
Perses, 711 et 911-21.
39
Perses, 345-7; 354; 472; 515; 724-5; 845; 941 et 1004.
40
Perses, 601-21 et 641.
41
« Darius donna le paradigme de ce que doit être le bon législateur et le bon roi : car les lois (vôuoi) qu'il a
établies ont permis à l'Empire perse de se maintenir en bon état jusqu'à maintenant » {Lettre VII, 332b).

18
LE DLEU DE PLATON. ESSAI SUR LE DAIMON-SOCRATE COMME PARADIGME DE LA RATIONALITÉ PLATONICIENNE

race sur la sienne42. Selon Darius, les daimones et les dieux grecs sont intervenus en effet
pour défendre les leurs contre l'armée de son fils Xerxès qui, d'une manière impie,
dépouillait les statues divines, incendiait les temples et détruisait les autels43. On peut
dire d'une manière générale que, comme chez Homère et Hésiode, les liens profonds
entre la daimonologie et le genos sont encore développés, mais aussi que, sans répudier
complètement les conceptions archaïques des dieux classiques Olympiens, le daimon —
comme Darius — peut personnifier le roi ou le prototype d'un genos intervenant sur la
psyché des mortels composants sa progéniture. Ainsi, pour les spectateurs des Perses
d'Eschyle, la divinité peut se concevoir comme le dieu psychique tutélaire d'une
généalogie.

**

On voit que chez Sophocle (497-406 av. J.-C), toutes les occurrences se
rapportant au daimon impliquent aussi le genos44. Dans le Philoctète, le héros mène la flotte
des Magnètes à Troie avant d'être abandonné par les Grecs à Lemnos : « Ah quel sort,
quel sort est le mien! (alal aiaï, ôai|ac_v ôaiptov) » (Philoctète, 1186). Ailleurs dans la
pièce, son destin est celui qui a été décidé pour lui par les daimones et les dieux45. En
récupérant la thématique tragique d'Eschyle, l'Electre de Sophocle invoque le tombeau
de son père Agamemnon assassiné par Clytemnestre et qu'elle doit accomplir le funeste
sort (daimon) de la famille avec une vengeance exemplaire46. À la suite d'Œdipe-roi où le
genos du roi de Thèbes apparaît tout au long de la pièce comme étant hé à un funeste
daimon, Sophocle tente de le réhabiliter dans sa pièce Oedipe à Colone47. Ayant tué son
père et partagé la couche avec sa mère, le nouveau Roi, épris de honte, se crève lui-
même les yeux. C'est que le destin d'Œdipe s'est égaré dans les airs avec sa propre voix,
lieux où se se trouvent habituellement le gardien des hommes : « Hélas! Hélas!

42
Perses, 158; 203; 739-752 et 911.
43
Perses, 800-842.
44
En tout, 52 occurrences.
45
Philoctète, 446; 464; 1100; 1116 et 1464.
46
Electre, 1156.
47
Œdipe-Roi, 244; 828; 884; 1193; 1258; 1278; 1479 et 1301; Œdipe à Colone, 75; 708; 864; 1336; 1443; 1749
et 1771.

19
L E DLEU D E PLA TON. ESSAI SUR LE DAIMON-SOCRATE COMME PARADIGME DELARA TIONALITÉ PLA TONICIENNE

Malheureux que je suis! Où m'apportent mes pas, misérable? Où s'envole ma voix, en


s'égarant dans l'air? Ah! Mon daimon (là» ocûuov), où as-tu été te précipiter? » (Œdipe-Roi,
1310). Au sens strict, le Coryphée affirme même que c'est le daimon qui le poussa à
s'enlever la vue : « Oh! Qu'as-tu fait? Comment as-tu donc pu détruire tes prunelles?
Quel daimon poussa ton bras?» (Œdipe-Roi, 1328). On retrouve aussi la perspective du
daimon reliée à la généalogie dans XAntigone, les Trachiniennes et l'A/ax 46. On peut dire
d'une manière plus brève que comme chez Homère, Pindare et Eschyle, le daimon est
toujours mis en rapport avec le destin du genos et c'est lui qui guide ses actions 49. On
remarque aussi que, mis à part peut-être les Perses, bien qu'il soit considéré sous l'angle
du genos, le daimon de tous les poètes et auteurs des tragédies se cache sous l'anonymat
lorsqu'il intervient sur les membres de sa progéniture. Il semble que, la plupart du
temps, c'est moins l'agir d'un archétype particulier qui compte que son action psychique
qui, en réalité, se mêle à celles accomplies par l'ensemble des ancêtres et daimones qui
forment son genos.

Dans les tragédies d'Euripide, les occurrences du terme daimon témoignent des
mêmes rapports conceptuels avec le genos, mais présentent aussi les contours d'une
daimonologie plus élaborée que ses prédécesseurs qui, nous le verrons, a sans aucun
doute influencé Platon50. Aussi, ces rapports demanderaient à eux seuls un travail à part
que nous ne pouvons faire ici. Nous nous contentons de relever les passages les plus
marquants où le statut daimonique de certains modèles généséologiques est explicite. Il
est clair que, dans toutes ses pièces de théâtre, le daimon incarne le destin patriotique
d'un genos5:. Il est lié à des événements comme la chute de Troie ou au sort des
individus comme Agamemnon, Andromache, Hécube, Héraclès, Ion, Iphigénie, Jason,

48
Antigone, 831 et 921 ; Trachiniennes, 910; Ajax, 504; 534 et 1130.
4
» Electre, 657; 916; 999; 1305.
50
En tout, 145 occurrences chez Euripide.
5
> Par exemple, Phéniciennes, 18; 413; 491; 999; 1000; 1060; 1199; 1266; 1653 et 1662; Hélène, 455; 663; 669;
915; 1606 et 1678.

20
LE DLEUDE PLATON. ESSAI SUR LE DAIMON-SOCRATE COMME PARADIGME DE LA RATIONALITÉ PLATONICIENNE

Médée, Oreste, Thésée, etc.52. Il juge la juste cause de ces archétypes et celle de leur
progéniture en les sauvant ou, au contraire, en provoquant leur perte 53 . Ainsi, les
tragédies ne se rapportent jamais à un seul personnage, mais à la patrie. En d'autres
termes, la stérilité du genos, sa perpétuité et la bonne santé de ses enfants, l'enracinement
et la valeur du tombeau familial sur le territoire, tout cela dépend du daimon. On
remarque cependant qu'à la façon de Darius dans les Perses d'Eschyle, la valeur d'un
paradigme peut en quelque sorte devenir l'étalon archetypal et se confondre ou devenir
elle-même le dieu tutélaire de l'arbre généalogique.
Dans VAlceste, par exemple, le daimon d'Admède qui doit mourir représente le
destin de son oikos, de ses enfants et de sa destinée54. Il sera sauvé par sa femme Alceste
qui, sous l'égide d'Apollon, voudra prendre sa place dans l'Hadès avant d'être
ressuscitée par Héraclès. Le tombeau de celle-ci n'est pas celui d'une mortelle, mais doit
être honoré à l'égal des dieux. Les hommes devront dire qu'en mourant pour son mari
et son genos « elle est un daimon bienheureux »55. Cette transfiguration est d'autant plus
frappante qu'elle est la réponse aux vieux parents d'Alceste qui, ayant refusé de se livrer
à la mort malgré leur âge avancé, ont laissé leur fils mourir et Alceste préserver
l'honneur de leur famille. Paradoxalement, c'est elle qui est liée au daimon de l'oikos56. Le
scheme généséologique implique ici non une parenté par le sang, mais une parenté
psychique intellectuelle. Cette fusion daimonique au genos du mari se voit aussi dans les
Troyennes où, pour demeurer fidèle à la valeur de ses parents, Hécube, qui erre avec les
femmes de Troie, ne souhaite pas entrer dans la couche d'aucuns Grec, mais veut plutôt
« aller dans le pays bienheureux de Thésée (Oqaécoç £ÙôaL(j.ova x<^Qav) »57- Cette

52
Pour Troie, Rhésos, 317; 884 et 995. Pour les individus cités, voir dans l'ordre, Iphigénie à Aulis, AAA et
U36; Andromache, 98; 1182; Hécube, 198; 722 et Troyennes, 1202; Alceste, 499; Ion, 1374 et 1622; Iphigénie en
Tauride, 202 156; 867 et 204; Médée, 1231; 619; 671; 1110; 1347; 1410; Oreste, 394; 504; 667; Suppliantes,
551.
53
Suppliantes, 591; 610; Oreste, 394; 504; 667; Ion, 752; Médée, 619; 671; 1110; 1347; 1410; Hécube, 96.
54
Alceste, 384; 913 et 935.
55
Alceste, 995-1003.
56
Alceste, 561; 1140. Pour un exemple opposé impliquant un oikos souillé par un mauvais daimon, voir les
actes de Médée face à Jason dans Médée, 129; 966; 1208 et 1391.
57
Troyennes, 200-220.

21
LE DIEU DE PLA TON. ESSAI SUR LE DAIMON -SOCRATE COMME PARADIGME DE LA RATIONALITÉ PLA TONICIENNE

« eudaimonie » est celle qui est le résultat du genos des citoyens d'Athènes et du héros
paradigmatique qui les recueilleront avec hospitalité58.
Chez Euripide, le genos de Thésée possède les traits d'un daimon protecteur tout
autant que d'un daimon néfaste, selon le propos qu'il choisit de présenter aux
spectateurs. Dans ÏHippolyte, le destin de son dème et de son oikos est souillé par son
acte de vengeance envers son fils vertueux, lui qui a pourtant résisté aux assauts des
charmes de Phèdre qui s'est suicidée59. Convaincue de l'injustice du « bâtard » Hippolyte
(le fruit de l'union avec une étrangère d'Athènes) envers sa femme, la raison de Thésée
est égarée par les daimones et souhaite la mort de son fils60. Ainsi, le but de la tragédie est
de montrer que l'archétype généalogique même d'Athènes est à vrai dire Hé à un daimon
néfaste au détriment de sa progéniture61. Le héros tutélaire de la cité affirme même que
c'est à cause de son genos ancestral que les divinités lui infligent un sort néfaste : « De
quelque lointain passé je ramène le destin fatal que les daimones m'infligent pour les
fautes d'un ancêtre » (Hippolyte, 832)62. Contre toute attente, Xoikos de Thésée et la cité
d'Athènes seront sauvés grâce à Hippolyte qui, sous la demande des dieux injustes,
pardonnera les actes de son père. C'est lui qui, en réalité, est le véritable protecteur du
dème et répond aux prières du Coryphée : « O daimon, s'il est possible, ne jette pas à bas
cette maison, entend ma requête! » (Hippolyte, 870). C'est donc par un renversement
inattendu que la supériorité du genos de Thésée se préserve.
Dans les Hêraclides, Iolaos, d'une manière similaire aux Troyennes qui errent en
Grèce, conduit les fils et les filles d'Héraclès vers Athènes, cité où ils trouveront refuge
et seront protégés grâce à l'oracle et au sacrifice de Macarie : « C'est ainsi que par
honneur, et par respect pour la parenté (cruyy-veç), quand je pouvais tranquille habiter
dans Argos, à tant de travaux je participai, moi seul, aux côtés d'Héraclès, du temps

qu'il était avec nous; et maintenant que le Ciel est son séjour (ènei Kax' ovoavov), voici

ces enfants que j'abrite sous mes ailes (TITEQOÎÇ) » (Hêraclides, 6-10). On retrouve le

58
A l'opposé, c'est un daimon néfaste qui intervient sur le bonheur d'Héraclès le père, et sur ses enfants
dans Héraclès, 885.
59
Hippolyte, 241 et 1267.
60
Hippolyte, 1415.
61
Hippolyte, 1406.

22
LEDLEUDEPLATON. ESSAISUR LE DAIMON-SOCRATE COMME PARADIGME DE LA RATIONALITÉ PLATONICIENNE

langage ailé typique à la daimonologie de l'époque. Iolaos représente ici-bas le genos


d'Héraclès « habitant le Ciel » et le fait de participer aux mêmes travaux que lui souligne
toujours le partage du sort commun de sa progéniture63. La République de Platon dira
d'une manière presque identique que le paradigme du genos royal de sa cité idéale se
trouve dans le Ciel (èv ovgovcç)64. Ces liens entre la généalogie et la daimon sont toujours
confirmés dans l'Hélène où il est mentionné que pour « les gens bien nés (eùyevEiç), les
daimones n'ont pas de haine» (Hélène, 1678)65. De même, à l'inverse, l'arrachement
d'Hélène à sa patrie est perçu comme l'acte d'un daimon66. Dans cette tragédie, la femme
de Ménélas a d'ailleurs été littéralement enlevée par Hermès à travers les airs, cachée en
Egypte pour épouser Théoclymène, fils de Protée, et remplacée à Troie par une « image
(_!ôCOÀOV) ouranienne », « un nuage » ou « un fragment d'éther »67. Fille du Zeus ailé,
Euripide suggère à plusieurs reprises qu'« elle porte des ailes » et que, fille de Némésis,
« son nom sera posthume pour les mortels »68. Le voyage d'Hélène possède même
toutes les caractéristiques de l'envolée daimonique et chimérique : « Hermès m'avait
prise, entouré d'un nuage, transportée dans les airs à travers les couches éthérées »
(Hélène, 43-45)69. Eschyle avait d'ailleurs parlé d'elle comme d'un daimon, une Erinys et
une dunamis surnaturelle dans son Agamemnon1®. La « course » daimonique d'Hélène avec
les dieux est d'ailleurs soulignée : « Quant à l'endroit où t'a mené Hermès, fils de Maïa,
sitôt qu'il t'eut ravie par la course des airs (oùoavôv ÔQÔpov), à Sparte, .'enlevant à

62
Plutarque dira: « Les fautes des parents, c'est sur les enfants que les font retomber les dieux » (Mor. 556e).
63
Le chœur rendra ensuite hommage à Macarie, fille d'Héraclès, qui, supportant les décrets des dieux et sa
mise à mort en faveur de son genos, partage en quelque sorte la vertu et la conduite de son père : « Cette
conduite est digne de son père (narçoç), et digne de sa noble naissance (euyevi-ic); et si tu honores la
mort des braves, j'y participe (|_.T_xa>) avec toi» (Hêraclides, 626-9). La participation est toujours ici de
l'ordre d'un modèle généalogique préexistant : le « père » Héraclès « habitant le Ciel ».
<* République, IX, 592b et X, 596c.
65
La mise en scène tourne autour du respect du tombeau de Protée, de Y oikos et de la patrie. Voir Hélène,
758-60; 914-5; 935; 998 et suiv.; 1165 et 1649.
66
« Quel sort, quel dieu alors t'arrache à ta patrie ? » (Hélène, 669).
67
Hélène, 11; 34-35; 582-5; 605; 683; 704-707; 751; 1136 et 1219.
68
Hélène, 617-9; 1148 et 1674. Zeus est l'être daimonique volant dans I'éther (Hélène, 215-6 et 1036). Voir
Iliade, III, 156.
69
Voir aussi Hélène, 245-6 et 1671. Au sujet du logos particulier et messager d'Hermès, voir Cratyle, 408a.
70
Agamemnon, 445 et 779. Ici, il semble que c'est à l'intérieur de ce contexte que l'on doit toujours entendre
la terminologie de la participation. L'un des Dioscures annonce en effet la divinisation d'Hélène en
même temps qu'ils l'escorteront avec son époux Ménélas dans sa patrie : « Quand tu arriveras au terme
de ta vie, tu compteras parmi les dieux. E n compagnie des Dioscures, tu participeras (|__G££__;) aux
libations, aux banquets que nous offrent les hommes » (Hélènes, 1666).

23
LE DIEU DE PLA TON. ESSAI SUR LE DAIMON-SOCRATE COMME PARADIGME DEIARA TIONAUTÉ PLA TONICIENNE

Paris, refusée à ses embrassements, je veux dire cette île en face de l'Attique, son nom à
l'avenir pour les mortels sera Hélène » (Hélène, 1669). La pièce se termine en affichant
l'apothéose divine de la fille de Zeus qui sera conduite dans l'éther par les chevaux de
ses demi-frères tyndarides qui sont devenus des dieux ouraniens et sont changés en
astres71. Souhaitant retourner dans sa patrie, Hélène disait d'ailleurs de manière
A

prophétique en revoyant Ménélas au courant de la tragédie que « O Dieux !, car on


trouve un dieu en retrouvant les siens ! » (Hélène, 560). Hélène retrouvant son genos et
son pays, il n'est donc pas étonnant de voir le choeur clore la pièce avec un
commentaire qui en dit long : « Le daimonique prend diverses formes (xcôv aAAcuv
ôaïuôvarv), et les dieux, contre toute attente, diversement mènent les choses » (Hélène,
1688etsuiv.).

1.3. L E S P H I L O S O P H E S PRÉSOCRATIQUES E T LA QUESTION D t / D A I M O N

Les notions de daimon et de genos qui sont interreliés d'une façon constante chez
Homère, Hésiode, Pindare, les poètes et les tragédies grecques connaissent également
une récupération singulière chez les philosophes présocratiques et, en général, ceux que
l'on a nommés les «phusikoi ». Nul doute qu'il y a dans le passage même de la pensée
religieuse à la pensée philosophique une mutation dont le daimon occupe une place
centrale qui aide l'homme grec de l'époque archaïque à construire une conception
cohérente de l'être humain. M. Détienne a expliqué comment s'opèrent à l'origine les
rapports entre la psyché et le daimon à l'intérieur du pythagorisme ancien qui ont
probablement influencé à certains égards les conceptions les plus communes que l'on
entrevoit dans les tragédies grecques72. Comme l'a mentionné E.F. Edinger, à l'origine,
la notion de psyché était différente de la nôtre et de celle des premiers philosophes

71
« Venez, Tynadrides, dirigeant par l'éther les pas de vos coursiers (inniôv), parmi les feux tournoyants
des étoiles; vous qui demeurez aux cieux (oùçâvioi), descendez, vous, sauveurs d'Hélène » (Hélène, 1495-
1500). L'allusion est d'autant plus forte que Théoclymène demandera au messager qui lui rapporte la
fuite d'Hélène vers sa patrie si elle s'est en allé « à tire-d'aile » (Hélène, 1516). Voir aussi Hélène, 140.
72
M. Détienne, op. cit., note 8.

24
Z_ DIEU DE PLA TON. ESSAI SUR LE DAIMON ____. TE COMME PARADIGME DELARA TIONAUTÉ PLATONICIENNE

rationalistes73. On recourait à des images symboliques qui cherchaient à présenter une


épistémologie naissante, certes, mais où la philosophie et la psychologie étaient aussi en
premier heu religieuses. Cette perspective commune est précisément celle de Pythagore
lui-même qui, d'une manière encore tout aussi explicite que les anthropodaimones
d'Homère et des tragédies grecques, est quant à lui considéré « comme un dieu ou un
daimon qui habite la Lune » ou, si l'on veut comme l'expression même d'un principe
divin intériorisé74. Selon la plupart de ses disciples, il était « plus qu'un homme » et
appartenait sans aucun doute à la race d'or des daimones d'Hésiode 75 . À ce titre, les
Travaux et les jours forment sans doute le point de départ des spéculations
philosophiques des phusikoi. Le Soleil et la Lune sont présents à l'intérieur de ce qu'il
convient d'appeler leur « daimonologie de principes matériels ». Certaines sources
laissent penser que les spéculations sur la nature de XAstronomie nautique de Thaïes
auraient déjà prédit les éclipses du Soleil, les equinoxes et les solstices76. L'on sait que,
pour les Anciens, l'étude de ces phénomènes astronomiques pouvait révéler pour celui
qui s'en montrait digne les portes des passages des âmes vers l'au-delà. Les Nuées et les
Oiseaux d'Aristophane citent d'ailleurs Thaïes comme le prototype du phusikoi obsédé
par l'étude du Ciel et de la Lune 77 . Même si l'on peut dire que les premiers physiciens
concevaient la matière comme la cause originelle — l'infini pour Anaximandre ou l'air
pour Anaximène —, on pourrait penser qu'il s'agissait d'une nature matérielle psychique
intégrée a priori à la daimonologie solaire et lunaire. Diogène Laërce rapporte qu'un peu
comme Socrate, Apollon l'avait déclaré le plus savant des hommes de Milet et que c'est
au Ciel que s'en est allée sa gloire78. Le nom « Thaïes » est d'ailleurs très près en lui-
même de la « mer » (thalassa), suggérant par là que sa psyché, incarnant conceptuellement
le premier principe — l'eau —, doit être considérée comme un principe daimonique.
On peut penser que Thaïes fut implicitement considéré comme un daimon ou comme

73
E.F. Edinger, The psyché in Antiquity, Toronto, Inner City Books, 1999, p. 9.
74
Jamblique, Vie de Pythagore, 30, p. 18, 1 et 4.
75
Élien, Histoire var., IV, 17. À ce sujet, voir M. Détienne, op. cit., note 8, p. 94-7.
76
Le titre de l'ouvrage de Thaïes est incertain. Voir Lois, XII, 945e. Pour le reste, voir Diogène Laërce,
Thaïes, 23.
77
Nuées, 180 et Oiseaux, 1009.
78
Diogène Laërce, Thaïes, TI et 39.

25
L E DIEU D E PLA TON. ESSAI SUR LE DAIMON-SOCRATE COMME PARADIGME D E LA RATIONALITÉ PLATONICIENNE

un modèle. Selon certaines sources, ses théories astronomiques l'auraient en tout cas
amené à déclarer le premier que les âmes sont immortelles et que le monde est rempli
de daimones1'). La thèse que la Terre flotterait sur l'eau est perçue par Aristote comme un
principe de la génération déjà présent chez les anciens : « Ils faisaient d'Océan et de
Thétys les ancêtres de la génération et disaient que le serment des dieux se fait par l'eau,
à laquelle les poètes donnent le nom de Styx [...] » (Métaphysique, A, III, 983b). On
constate que le péripatéticien Aétius dans les traces du maître au Ier siècle av. J.-C.
affirme à ce sujet que : « Thaïes disait que Dieu est l'Intellect du monde, que le tout est
animé et plein de daimones; et encore, qu'à travers l'humidité élémentaire chemine une
force divine qui la meut » (Opinions, I, VII, 2). À l'intérieur d'une animation daimonique,
l'eau et l'humidité qui la caractériseraient d'une manière complexe cachent des
conceptions physiques émanant d'une étude cosmique, psychique et daimonique
élaborée. Pour l'école milésienne, les notions de phusis et à'arche désignent en quelque
sorte des concepts de croissances psychiques de l'univers.

Comme chez Pythagore et Thaïes, la daimonologie serait aussi possiblement la


pierre angulaire de la philosophie du traité De la nature et des fragments d'Heraclite. La
condensation et la raréfaction pneumatique du monde et de son logos représentent en
fait la divinisation psychique du feu originel comme arche80. L'assertion selon laquelle
« l'univers entier s'écoule à la manière d'un fleuve » et qui est par ailleurs récupérée par
Platon dans ses dialogues ne posséderait peut-être jamais le sens exclusivement
ontologique ou épistémologique peu original qu'on lui prête souvent. Le mobilisme
universel exposerait alors plutôt un flux qui se compose d'éléments matériels à partir
desquels les daimones immortels vivent la mort des mortels et les mortels meurent la vie
des immortels81 : « Sur ceux qui entrent dans les mêmes fleuves, s'écoulent d'autres et
d'autres eaux, et les âmes, elles, sont exhalées par l'humidité » (DK B12). Cette façon de
concevoir la psyché ressemble beaucoup à la perspective du Socrate du Phédon stipulant
que les pensées des hommes morts de l'Hadès conservent une certaine force pour les

79
Scolie à RJpublique, X, 600a. Voir J.-P. Dumont, Les écoles présocratiques, Paris, Gallimard, 1991, p. 18.
«o E.F. Edinger, op. cit., note 73, p. 33.
f» DKB 62 et D K B77a et b.

26
LE DIEU DE PLA TON. ESSAI SUR __• DAIMON -SOCRA TE COMME PARADIGME DE LA RATIONALITÉ PLATONICIENNE

vivants puisque c'est à partir d'eux que ceux-ci naissent et que naissent leurs pensées
également82. Le contexte polythéiste de l'époque confirme bien pourquoi, un peu
comme chez Heraclite, le « "revivre" (TO àva(3-c_cn<ea0ai.), ce serait un devenir
(yéveaiç) allant des morts aux vivants (TOÙÇ ÇcôvTaç) » (Phédon, 72a). Ces échanges
réciproques et ce type de génération de la matière que l'on retrouve dans le mythe final
de ce dialogue et à l'intérieur de la pérégrination psychique du Socrate volant dans les
airs sont des transformations in vivo parfaitement perceptibles pour les âmes qui existent
dans l'Hadès83. De même chez Heraclite : « Pour les âmes, la mort c'est devenir eau;
pour l'eau, la mort c'est devenir terre; mais de la terre naît l'eau, et de l'eau l'âme » (DK
B36). L'eau ici invoquée par le phusikoi est vraisemblablement et comme chez Thaïes
celle du Styx ou une eau se retrouvant dans l'Hadès. Ainsi, l'âme peut devenir eau et,
inversement, à son tour, l'eau de ce fleuve peut se générer en entité psychique. Ce type
de matière constituerait le pneuma divin du cosmos et posséderait certaines
caractéristiques daimoniques sublunaires84. Invoquant d'ailleurs les tractions divines de
l'intellect dans le cosmos et la cité, l'étranger d'Athènes des Lois de Platon dénonce la
pensée de ces physiciens qui croient que l'âme provient du feu, de l'eau, de la terre ou
de l'air85. S'il a pu dire que « le caractère (fjOôç) de l'homme est son daimon », à l'inverse
de Pythagore et de Thaïes, toutefois, nous ne possédons aucun indice aussi infime soit-
il pour le qualifier à partir de cet énoncé et affirmer qu'il fut considéré par ses
contemporains comme un homme « supérieur et divin »86.

Le cas de la divinisation de Parménide semble plus évident. À l'opposé de


Thaïes, ce ne sont pas les témoignages ou les oracles delphiques à son propos qui lui
auraient conféré l'aura d'un daimon ou d'un être inspiré des dieux, mais certaines de ses
affirmations contenues à l'intérieur de ses fragments du poème De la nature. Après
d'autres, P. Kingsley a expliqué dans le détail comment le contexte pneumatique même

82
Phédon, 70b-76e.
83
« Les âmes respirent dans l'Hadès » (DK B98).
84
« Les transformations du feu : d'abord, mer, de la mer une moitié terre, une moitié souffle brûlant » (DK
B31).
85
Lois, X, 891 c-892c.
86
DKB119.

27
LE DIEU DE PLATON. ESSAI SUR LE DAIMON-SOCRATE COMME PARADIGME DE LA RATIONALITÉ PLATONICIENNE

de l'envolée psychagogique vers le Soleil et la Lune du Poème de Parménide est


semblable à celui Pythagore87. Il s'agit sans conteste d'une pérégrination poétique
typique des Grecs qui fait de son âme la réceptrice privilégiée d'une possession
daimonique qui sera le modèle de ses disciples qui, gardiens de la pensée du maître, en
recevront les enseignements éthérés et sotériologiques. Plusieurs témoignages indiquent
qu'Empédocle d'Agrigente aussi s'inspire de Pythagore dont l'âme pouvait quitter le
corps en le relâchant à chaque instant88. Médecin et thaumaturge, son âme s'était
incarnée dans un oiseau ou un poisson89. Comme l'a remarqué M. Détienne, cette
philosophie possède une signification eschatologique à partir de laquelle on peut dire
que l'âme est le daimon de l'homme90. Ainsi, les métensomatoses sont celles d'un daimon
qui peut être à la fois « prophète, poète, médecin ou prêtre »91. Cumulant toutes ces
fonctions, Empédocle est lui-même un daimon vivant qui, dans son enthousiasme et
selon la légende de l'Etna bien connue, s'autoproclame « dieu vivant »92. L'horizon des
présocratiques est de l'ordre d'une intériorisation de cette notion à partir de laquelle il
ne s'agit pas seulement d'« avoir » un daimon, mais de le réaliser afin de le « devenir ».
Diogène Laërce n'hésite pas à rapporter ses paroles orgueilleuses : «Je vous salue. Me
voici parmi vous comme un dieu (0_ôç) immortel. Je ne suis plus mortel, et tous vous
me rendez l'honneur qui me convient? » (Vie d'Empédocle, 66). D'autres extraits des Vies
indiquent que, face à sa disparition qui engendra une lumière vive dans le Ciel, les
hommes se décidèrent de faire un sacrifice et des prières pour souligner l'honneur que
font les dieux à l'homme qui est devenu un dieu93.

87
P. Kingsley, Dans les antres de la sagesse, Paris, Les Belles Lettres, 2007.
88
Empédocle, frag. 110.
89
Empédocle, frag. 117.
90
M. Détienne, op. cit., note 8, p. 98-9.
91
Empédocle, Frag. 146.
92
Empédocle, Frag. 112.
93
Vie d'Empédocle, 68 et 70.

28
LE DD2UDE PLATON. ESSAI SUR LEDAIMON-SOCRATE COMME PARADIGME DELA RATIONALITÉ PLATONICIENNE

1.4. LEDAIMON-SOCRATE DANS Z_E_ NUÉES D'ARISTOPHANE

Même si les comédies d'Aristophane (445-385 av. J.-C.) cherchent à faire rire, il
faut dire qu'au même titre que les tragédies, elles sont une mine d'or de renseignements
sur les mœurs, la religion, les aspects sociaux et culturels des Athéniens. On remarque
que, dans les grandes lignes, la terminologie du daimon demeure la même que celle de
ses prédécesseurs c'est-à-dire implique le genos. Dans la pièce Ploutos, l'être daimonique
est un esprit intermédiaire qui agit sur les membres des familiers 94. On y invoque Zeus,
dieu de la justice, Apollon, les dieux et les daimones qui interviennent par leurs actions
psychiques pour influencer le sort et le destin de Xoikos des hommes 95. C'est qu'Athènes
fait de l'aveugle Ploutos (un miraculé qui a retrouvé la vue grâce à Apollon) leur
bienfaiteur en invoquant la sanction d'un gardien éthéré : « Comme il aime notre cité, ce
daimon, comme il est savant (eue 4>iÀÔ7-OÀiç TLÇ éaG' ô bai\xcov Kal aocj)6ç) » (Ploutos, 726).
La question de la sophia divine des dieux et ses liens avec le daimon apparaissent ici bien
avant les dialogues platoniciens où, comme nous le verrons dans le détail, une
équivalence stricte est formulée entre le savoir et l'être divin en général. Ainsi, les
comédies laissent transparaître des indices qui suggèrent que les être divins qui agissent
sur les généalogies qui forment les groupes politiques de la cité interviennent sur les
hommes avec des attributs qui seront soit récupérés tels quels ou bien transformés par
Platon. On peut dire que, si l'on considère les trente-huit occurrences du corpus, les
daimones y sont toujours en rapport avec une perspective politique sur le genos 96.

La comédie les Nuées (424 av. J.-C.) d'Aristophane traite du daimon en lien avec le
personnage de Socrate. Ce dernier semble être l'aboutissement de cette notion qui, à
certains égards, semblait littéralement incarnée par la psyché des phusikoi présocratiques
(thalassa, c'est-à-dire la mer ou l'eau comme principe daimonico-psychique de Thaïes
lui-même, par exemple). Dans la pièce, le maître est présenté d'une manière
déconcertante. Il habite le « pensoir » ((j>QOVTiaTr)Qiov), « Heu » même d'une confrérie

94
Ploutos, 7 et 123.
95
Ploutos, 80-2; 230 et 853.
96
Par exemple, Cavaliers, 85; 106 et 1107-12; Thesmophories, 1047 et 1054; Lysistrata, 1287; Paix, 39; 300; 946;
1250; Guêpes, 525; 1475; Grenouilles, 1529.

29
LE DLBU DE PLA TON. ESSAI SUR LE DAIMON -SOCRA TE COMME PARADIGME DELARA TIONALITÉ PLA TONICIENNB

qui « produit de la pensée (cbçôvqatç) »97. Il y enseigne des arguments bizarres en lien
direct avec une conception physique, géologique, astronomique, météorologique qui, si
elle semble s'en inspirer, ne trouve aucun équivalent chez les présocratiques. D'une
manière parallèle à ce mystérieux enseignement, Aristophane présente aux spectateurs
une image de Socrate qui fera date : celui-ci, assis dans une corbeille, arpente les airs et
la région du Soleil pour mieux diriger l'intellect et les pensées de ses disciples.
Strepsiade, père endetté à cause de l'amour de son fils Phidippide pour les courses de
chevaux, veut connaître l'art argumentatif de cet hurluberlu — par une argutie
subversive incompréhensible, le Raisonnement (Àôyoç) Injuste pourrait triompher sur
le Juste — qui lui permettrait peut-être de se débarrasser de ses créanciers. En entrant
au pensoir, il voit le maître suspendu : « Hé ! Socrate, qu'est-ce que tu fais ?» (Nuées,
224). Et lui de répondre : «Je vole ! Et ma pensée tourne avec le Soleil ! (À_oo|3aTCÔ Kal
neo-4>o6v_-i TÔV fjÀiov) » (Nuées, 225)98. Cette phrase ne pose aucun problème
d'interprétation puisque « àzoofiatô) » désigne le fait de voler dans les airs comme les
daimones ailés avaient l'habitude de le faire et le segment « 7ieçi(}>ç6v_ô TÔV rjAiov »
désigne quant à lui un Socrate qui, en quelque sorte, médite Hélios en sa périphérie. En
effet, tous les personnages des Nuées s'envoleront vers l'astre au sens où ils se tiendront
auprès du maître ou, à tout le moins, — au niveau psychique — croiront s'envoler
grâce à la psychagogie de celui-ci99. Le tableau n'est donc pas celui d'une réflexion
ordinaire concernant le Soleil, mais celui d'un raisonnement littéralement réalisé à ses
alentours. Socrate utilisera le même terme pour désigner l'activation de la pensée
aérienne de la psyché de Strepsiade plus tard100. L'orateur Eschine soulignera aussi que
cette expression rend compte de la contemplation éminente d'êtres divins supérieurs
aux humains comme Achille, Patrocle et Homère101. Ces indices tendent à faire du
Socrate d'Aristophane un daimon, celui qui — par sa psyché et son intellect oeuvrant

Mot créé par Aristophane pour désigner les sophistes qui se qualifiaient de penseurs (cj>çovTiaT-ù).
98
Traduction retouchée de E. Deschantel. On peut aussi traduire à partir de la version anglaise de
B.B. Rogers, Cambridge, Harvard University Press, 1924 : «Je marche sur l'air et je contemple le Soleil ».
L'idée générale est la même.
99
Nuées, 311, 563 et 770.
100
Nuées, 740.
101 Eschine, Discours, 1, section 141.

30
LE DIEU DE PLATON. ESSAI SUR LEDAIMON-SOCRATE COMME PARADIGME DE LA RATIONALITÉ PLATONICIENNE

autour du char astral Hélios — intervient sur les pensées des disciples de sa confrérie.
Nous proposons de les analyser selon quatre points de vue.

Le premier concerne justement les éléments importants de l'envolée divine du


personnage « Socrate ». La corbeille lui permettant de voler dans les airs fournit une
base scénique au reste de la pièce102. Comme la plupart des commentateurs,
A.J. Festugière affirme que cette suspension est une calomnie quelque peu absurde
adressée au Socrate historique sur laquelle il ne vaudrait même pas la peine de s'attarder
alors que M. Croiset pense d'une manière générale que cet objet désigne tout
simplement un appareil en suspension103. Le terme grec de « Kp£|_ia9Qaç », c'est-à-dire
le « panier » ou la « corbeille », renvoie à une série de synonymes utilisés ailleurs tels que
« TiuTivaôç », « KOcjîLVÔç », « àoç-xàç » et « KaÀaGoç »104. La version de cet objet le plus
répandu à l'époque avait été fabriquée par un certain Diitréphès qui s'était enrichi grâce
à la vente de celui-ci. Il était muni de deux anses qu'il était coutume d'appeler des
« ailes » (7_T_Qà)105. Les Oiseaux (414 av. J.-C.) d'Aristophane y font d'ailleurs clairement
référence : « Devenir ailé (U7_67_T£QOV), cela ne vaut-il pas tout ? Voyez Diitréphès qui
n'a que d'ailes que celle de ses paniers (TiuTivaia) » (Oiseaux, 797)106. Même si le terme
grec n'est pas identique à celui des Nuées, les « prérogatives psychiques ailées » de cette
pièce ne font aucun doute, Pisthétairos exhortant par la suite un serviteur d'apporter
une corbeille d'ailes (icaAaôov TIÇ 7_T_QÔ)V) aux êtres humains afin que ceux-ci puissent
justement se transformer en êtres aériens comme le Socrate de l'autre comédie : « Toi,

102
I.R. Alfageme, « La structure scénique du prologue chez Aristophane », dans Aristophane : la langue, la
scène, la cité, éd. par P. Thiercy et M. Menu, Italie, Levante, 1997, p. 33, a noté avec raison que la mise en
scène aristophanesque doit se comprendre à partir d'une opsis scénique lui conférant une unité
primordiale.
103
M. Croiset, Aristophane et les partis à Athènes, Paris, Fontemoing, 1906, p. 143, pense qu'il s'agit d'un
appareil en suspension lui permettant d'observer le ciel, A.J. Festugière, Socrate, Paris, La table ronde,
2001(1977), p. 83, affirme de cette suspension dans les airs qu'il s'agit d'une calomnie adressée à Socrate.
104
Aristophane utilise chacun de ces termes une seule fois; « mmvaôc », « KCXJHVOÇ » et l'« àQçucôç » dans les
Oiseaux, 798 et 1442. Aristophane joue avec l'image des ailes en Acharniens, 987-8, passage dans lequel
Dicéopolis, emportant des volailles sous chaque bras avait en quelque sorte des ailes.
105
H. Van Daele, traducteur, Paris, Les Belle Lettres, 1948, note 2, p. 62.
106
Oiseaux, 1442.

31
LE DIEU DE PLATON. ESSAI SUR LE DAIMON-SOCRATE COMME PARADIGME DE LA RATIONALITÉ PLATONICIENNE

va au plus vite remplir d'ailes (TCTEQCÔV) toutes les corbeilles et tous les paniers (tàç
ctQQ-xouc KCÙTOÙÇ KOCJHVOUÇ) » (Oiseaux, 1309). Les différentes expressions désignant cet
objet « ailé » jouent toujours le rôle de dresser le panorama d'une envolée aérienne chez
Aristophane. Bref, tout porte à croire que ce n'est rien de moins qu'un daimon-Soctate
« volant dans les airs avec sa corbeille ailée vers le Soleil » que l'on nous présenterait
dans les Nuées. Mais quelle en serait la signification ?
Des deux catégories d'êtres avancés, « êtres divins ailés » et « les autres non
ailés », Socrate semble appartenir à la première. Certes, Aristophane nous dresse quant à
lui une caricature du maître affirmant être capable de voler, mais ces paramètres de
départ laissent croire que les Nuées n'auraient aucun problème à présenter le Socrate
historique tel un immortel ailé. Le maître possède même tous les traits d'un être
daimonique ou un dieu psychique distinct du commun des mortels fréquentant l'éther
et les divines nuées. Strepsiade crie à Socrate de descendre des hauteurs vers lui afin que
celui-ci puisse intervenir sur son âme et pour lui permettre de s'envoler par la suite. Et
lui de répondre de sa supériorité divine : « Mortel ! (écprijacçri) Pourquoi m'appelles-
tu ? » (Nuées, 223). Ici, il est clair que le maître l'apostrophe d'une manière confirmant
qu'il estime faire partie de l'autre catégorie différente des mortels, et se distingue de
cette « éphémère créature humaine » ne durant en quelque sorte « qu'un seul jour »
(Ècj)q(j.EQOç). Ce passage est par ailleurs en parfaite continuité avec le début des Nuées où
le « pensoir » et la formation dirigée par Socrate sont comparés à la descente dans
l'antre de Trophonios par Strepsiade : « Donne-moi d'abord en mains un gâteau de
miel, car j'ai peur d'entrer là, comme si je descendais dans l'antre de Trophonios »
(Nuées, 506-508). Trophonios, daimon tutélaire de Lébadée, rendait ses oracles aux initiés
au cours d'une incursion ou d'une « catabase » (Kaxafiàoiç) à l'intérieur d'une caverne.
P. Bonnechère a expliqué d'une manière détaillée que la scène d'initiation de la pièce se
comprend sous la perspective d'une révélation divine telle que nous la retrouvons dans
le culte lébadéen107. La mantique inspirée — dont le modèle se retrouve aussi dans le
De Genio Socratis de Plutarque, mais est surtout décrit chez Pausanias —, l'acquisition du

32
LE DŒU DE PLATON. ESSAISUR LE DAIMON-SOCRATE COMME PARADIGME DE LA RATIONALITÉ PLA TONICIENNE

savoir, la quête de Pimmortalité, la fécondation de la psyché par un être daimonique


supérieur se répéteraient selon la même structure générale à l'intérieur de cette
expérience mystique 108. Bref, comme Trophonios ayant disparu de la surface de la Terre
pour accéder à un type de vie supérieur, Socrate semble bel et bien présenté sous les
traits d'un daimon tutélaire de sa confrérie 109. Il ne le désigne pas par le terme de « daimon
ailé », mais, par l'entremise de la mise en scène et de la référence au culte labadéen, tend
à le montrer sous cet attribut 110. Phidippide le qualifiera d'une manière explicite de
« daimon funeste » pour tout citoyen Athénien : « Socrate le mauvais daimon (ô
KaKOOaipc-V EcoKQaTqç) » (Nuées, 104) 111. M. Delaunois pense y voir une allusion nette
au « ôcupôviov oTipetov » 112. Mais ni le contexte, ni aucun autre indice ne justifient cette
interprétation, d'autant plus que l'expression a plutôt tendance à se rapporter au fait
d'être « malheureux d'une manière daimonique » ou à désigner « le daimon qui en nous
est mauvais » 113. En insistant sur le daimon engendrant par la suite le malheur, les
Cavaliers d'Aristophane montrent cette tonalité par la bouche des « malheureux »
serviteurs : « Mais ton daimon (TOU ôai(j.ovoç), j'ai bien peur de trouver en lui un daimon

de malheur (KaKOÔai[j.ovoç) » (Cavaliers, 111-3). M. Détienne a montré de plus que ce

type d'énoncé, de même que son opposé, l'« eudaimonie » (eùôaipovia), indique le
« malheur » ou le « bonheur » de l'individu au sens où avoir un daimon au sens religieux
désigne aussi à cette époque un devenir daimon sur le plan de lapsychèU4. Réaliser son daimon
revient à être soi-même un daimon. Toute la sophia que Socrate se targue de posséder

107
P. Bonnechère, « La scène d'initiation des Nuées d'Aristophane et Trophonios : nouvelles lumières sur le
culte lébadéen », Revue des études grecques, tome 111,1998, 436-480.
108 Pour plus de détails, nous renvoyons au même article en entier, ainsi qu'à P. Bonnechère, Trophonios de
Lébadée. Cultes et mythes d'une cité boétienne au miroir de la mentalité antique, Boston, Brill, 2003.
109 P. Bonnechère, op. cit., note 108, p. 68.
110
Ceci est d'autant plus vrai qu'Aristote, Poétique, 1448a, précise que les pièces d'Aristophane proposent ce
type de mimesis affichant des personnages agissants (71ca.T0v.ac) et en acte (&ç_vxaç).
111
Aussi Nuées, 1505. C'est pourquoi d'ailleurs celui qui le fréquente ou subi les conséquences de ses actions
est aussi « K_xKoôaîfi_v ». Voir Nuées, 268; 504; 699; 791; 1201; 1263; 1294 et 1324. Platon affirme à
l'inverse dans le Banquet, 173d, que tous les hommes sont malheureux à part Socrate.
112
M. Delaunois, « Le comique dans les Nuées d'Aristophane », LAntiquité classique, LV, 1986, p. 86-112, à la
p. 104.
113
Contrairement à ce que soutiennent cetains traducteurs, il ne signifie pas seulement « malheureux ». Le
terme est plutôt « Kaicôç ». Voir par exemple, Hélène, 464 et 856.

33
LE DLEU DE PLATON. ESSAI SUR LE DAIMON-SOCRATE COMME PARADIGME DE LA RATIONALITÉ PLATONICIENNE

dans les Nuées et qu'Aristophane cherche à dénoncer est en effet de ce type de registre
conceptuel115.
D'autres arguments pour appuyer notre analyse s'observent tout au long des
Oiseaux d'Aristophane. Cette pièce met en scène Pisthétairos et Evelpidès, écoeurés de
l'injustice des hommes, quittant Athènes pour vivre selon l'ordre de la nature comme
des oiseaux. Admis parmi eux, ils deviendront même leurs conseillers et, un peu à la
manière de la cité idéale (àTorcoç) de la République de Platon, tenteront de fonder avec
eux une cité de justice en apesanteur se situant au-delà de la Terre et sous le Ciel :
« Coucouville-les-Nuées » (Ne^eAoKOKKiryimv). Ils ne savent plus en quel point du
globe ils se situent et ne peuvent repérer leur patrie, « pas plus qu'Exékestidès lui-
même » (Oiseaux, 11). Celui-ci est reconnu ailleurs dans la pièce comme étant le
prototype même de l'esclave ou du Barbare voulant se faire passer pour un Athénien116.
Le prélude d'Aristophane est clair : les deux protagonistes sont totalement déracinés du
genos de. l'Attique. Comme ils le diront eux-mêmes, ils ne veulent plus habiter aucune
ville humaine117 : « Nous ne sommes pas des hommes » (Oiseaux, 63). Ces lieux
divinatoires incarnent un nouveau cadre civique ancien perdu et oublié par les
généalogies et les traditions civiques118. V.-H. Debidour a bien remarqué que cette mise
en scène est peut-être la plus grave et la plus impie du comique, puisqu'elle situe son
emplacement à l'endroit psychique exact où Socrate affirme voler dans les airs dans les
_V#<?.'.r pour remettre en question les dieux et les nomoi traditionnels119. On doit préciser
que les Oiseaux d'Aristophane dressent le même constat limpide déjà expliqué au sujet
des daimones et des dieux ancestraux : ils sont ailés et parcourent le Ciel, les nuées et les

114
M. Détienne, op. cit., note 8, p. 64,112 et 116. Être « _ùôcu|_ov » désigne le « bonheur » ou un le fait d'être
« bienheureux » au sens où l'étymologie indique que celui qui est dans cette disposition « est pourvu d'un
bon daimon ». Voir Brisson, Lois, p. 141.
115
Voir par exemple Nuées, 268; 506; 699; 791; 1064; 1112; 1201; 1263; 1294; 1325 et 1505, mais aussi, en
particulier Oiseaux, 86; 672; 882; 1051;1569 et 1604. On peut conclure de manière générale avec
P. Bonnechère , op. cit., note 108, p. 467 et op. cit., note 108, p. 281, que le terme de « icaKo_-uu_v » est
toujours en relation avec la perspective d'initiation et, donc, pourrions-nous ajouter, de la daimonologie
en tant que telle.
116
Oiseaux, 762 et 1527.
117
Oiseaux, 123 et suiv.
1,8
Oiseaux, 541-549.
119
Théâtre complet, introduction, Paris, Gallimard, 1965, p. 22-23.

34
LE DLEU DE PLATON. ESSAISUR LE DAIMON-SOCRATECOMME PARADIGME DE LA RATIONALITÉ PLATONICIENNE

régions éthérées120. Alors que les êtres humains en sont incapables, le chœur résume
que le fait de voler dans les airs est l'une des caractéristiques essentielles des immortels :
«Allons, hommes, qui par nature vivez obscurs [...] fantômes inconsistants pareils à
des ombres, êtres dépourvus d'ailes (à7tTfjv£ç), éphémères (ecjjqpeQoi), infortunés
mortels [...] prêtez votre attention à nous les immortels (àOavàToiç), toujours
existants » (Oiseaux, 685-690). Aristophane montre les deux genres d'êtres parfaitement
distincts dans sa comédie : 1) les mortels ou les « éphémères » (è(j>fj|j.£Qoi) privés d'ailes
(à7TTfjveç) et 2) les immortels (à6av_.T0iç) ailés (7ITEQCÔV). Toujours d'une manière
parfaitement cohérente avec le Socrate ailé s'adressant à l'« éphémère » Strepsiade qui
lui laissera guider son âme aérienne vers le haut à l'intérieur des Nuées, Pisthétairos est
présenté à son tour comme un daimon conduisant la psyché des membres de son genos qui
s'envolera également vers les nuées et l'éther121. Celui-ci représente l'homme
fréquentant les immortels pour se diviniser lui-même tout en étant désigné
explicitement comme un daimon ÇQ ôaipôvie)122. Dieu yolant dans les airs au même titre
que les autres divinités olympiennes, la pièce se clôt sur sa victoire sur le règne de Zeus
et sur sa consécration ironique comme être daimonique supérieur : « Hourrah pour le
glorieux vainqueur, ô le plus haut des daimones (cb ôaipôvcov Ù7t_QTaT£) » (Oiseaux, 1765).
Certes, les Nuées est une pièce différente des Oiseaux. La première date de 424
alors que la seconde date de 414 av. J.-C. En dépit de ces écarts, les convergences
thématiques entre les deux textes sont trop importantes pour être le simple effet du
hasard123. Il est d'entrée de jeu impossible de ne pas faire le rapprochement entre le
„fo.OTo«-Pisthétairos ailé tel qu'il est affiché par Aristophane dans les Oiseaux et le daimon-
Socrate ailé des Nuées. Cet accord théorique trouve une version particulièrement claire
vers la fin de la pièce. À côté de l'envolée psychique du ^-w/wo/z-Pisthétairos à l'intérieur

120
Oiseaux, 565; 647; 655; 685 et suiv. 770 et suiv.; 1172-3; 1177-8; 1382; 1392 et suiv.; 1470 et suiv.; 1520
et suiv.; 1537; 1554 et suiv.; 1706 et suiv.; 1763-5.
121
Oiseaux, 1382; 1396; 1392 et suiv. «Sus au Soleil, indomptable, resplendit de ses rayons fulgurants!
Évaporons, secouons de nos formes immortelles (à9_iva _âç iôéaç) le brouillard qui les embue, pour que
notre coup d'oeil puisse planer au loin sur la Terre » (Nuées, 267). ,
122
Oiseaux, 655 et 1436.

35
LE DLEU DE PLATON. ESSAI SUR LE DMMON-SOCRATE COMME PARADIGME DE LA RATIONALITÉ PLATONICIENNE

des nuées et des lieux divins éthérés, le chœur des Oiseaux, décrivant aux spectateurs ces
endroits ouraniens ne pouvant être fréquentés que par l'espèce ailée, mentionne alors
Socrate : « Et près des Sciapodes, il est un lac où Socrate, qui ne se lave point, conduit
les âmes vers le haut tyvyjxywyEÏv ECÔKOC-TEÇ) » (Oiseaux, 1553)124. Soulignons qu'ici, le
maître est déjà présent dans les endroits fréquentés par les daimones et les dieux ailés. La
référence est brève, mais incontournable puisque l'« àyayy'f] » psychique déployée par
Aristophane vient confirmer toute la cohérence de l'image du Socrate ailé des Nuées. La
représentation la plus ancienne du Socrate historique semble être celle d'un homme
affirmant appartenir à la catégorie des immortels, c'est-à-dire — selon une version
caricaturale — prétendant incarner un être daimonique entre les hommes et les dieux et
ayant le pouvoir de diriger les âmes des socratiques, c'est-à-dire les membres psychiques
de son genos. Selon le comique, le Socrate historique affirmait haut et fort appartenir au
genos daimonique entre les hommes et les dieux.

On retrouve de plus un lien complémentaire entre Socrate et les dieux


« coureurs » dans les Oiseaux. Afin de donner suite à la volonté du ^/W-W-Pisthétairos
de ne laisser passer dans l'éther sans sa permission aucun dieu olympien traditionnel, le
chœur et le coryphée disent : « Une guerre surgit, guerre indicible entre moi et les dieux

(OEOÙÇ). Allons, veillez sur l'air enveloppé de nuées [...] afin qu'aucun dieu (9ec_v), à
notre insu, ne traverse par ici. Que chacun regarde alentour d'un œil vigilant. Car tout
près cette fois un bruit d'ailes se fait entendre, comme celui d'un daimon (&atf_.6vioç)
planant dans les airs (7t£Ôaçaiou) » (Oiseaux, 1189-1197). Le battement des ailes du
daimon que le spectateur des Oiseaux entend voler est Iris, messagère immortelle des
dieux planant à travers l'espace de la cité des oiseaux vers les hommes pour leur rendre
service et les entretenir sur les choses sacrées, sacrifices, prières, etc.125 Pisthétairos,
l'exhorte d'arrêter sa « course » : « Hé, toi !, où, où voles-tu ? Tiens-toi tranquille, ne
bouge point d'ici, arrête, suspends ta course (TOÛ ÔQÔUOU) » (Oiseaux, 1200). Cet épisode

123
Voir M.-P. Noël, « Aristophane et les intellectuels : le portrait de Socrate et des sophistes dans les Nuées »
dans Le Théêtre grec antique : la comédie, Actes du Xe colloque de la Villa Kérylos à Beaulieu-sur-mer les 1" & 2
octobre 1999, éd. par J. Jouanna, Paris, Les Belles Lettres, 1999, p. 111-128.
124
Oiseaux, 1553.
i* Oiseaux, 708; 1123; 1217-8; 1230; 1234; 1260-1 et 1554 et suiv.

36
LE DLEU DE PLATON. ESSAI SUR LEDAIMON-SOCRATE COMME PARADIGME DE LA RATIONALITÉ PLATONICIENNE

des Oiseaux est en parfait accord avec le projet qu'avaient Pisthétairos de faire apparaître
les oiseaux, ces « Barbares volants et courants » dès le début de la pièce : « Ah ! Si tu
pouvais les convoquer ! » (Oiseaux, 201). Et Épops de répondre : « C'est facile. Je vais
entrer à l'instant dans le fourré, puis j'éveillerais mon doux rossignol, et nous les
appellerons. Et eux, à notre voix, dès qu'ils l'entendront, accourront (ÔQÔUCO) en
vitesse ». Cette conception daimonique est confirmée chez plusieurs auteurs de
l'Antiquité dont Euripide qui, à l'intérieur de la tragédie Hélène, dit de la même manière
que les oiseaux « courent » dans les nuages en s'envolant dans les airs126. Cette pièce fait
aussi référence à la déesse Démeter qui court dans le Ciel et aux daimones « menant »
(ôpôpoç) les choses à bon port 127 . Et de manière quasi identique aux comédies
d'Aristophane, les Phéniciens montrent l'invocation d'Antigone aux dieux afin qu'ils
puissent « courir pareils aux nuées » et « rapides comme le vent »128. En outre, la
comédie considère tout de même ces lieux divins comme étant ceux des dieux Barbares
(|3àQ|3aQoi 9EOL) à partir desquels la royauté archaïque des peuples étrangers prend tout
son sens129. Nous avons vu en effet que, dans les Perses d'Eschyle, le roi Darius est un
daimon, un dieu tutélaire intervenant dans l'exercice de son Empire —, mais aussi sur
Xerxès et son oikos — tel un spectre divin ou une image immortelle130. En fondant
Coucouville-les-Nuées, Pisthétairos, ayant répudié le genos grec au début de la comédie,
remet en question par le fait même les dieux traditionnels pour s'autodiviniser « à la
manière Barbare ». Poséidon, frère de Zeus, déclare que les circonstances divines
semblent faire en sorte que cet être paradoxal naisse au détriment des dieux Grecs
ancestraux : « Malheur à toi ! Tu es bien le dieu le plus barbare (paQ^accoxaxov QECJV)

que j'aie vu» (Oiseaux, 1571-2). En s'envolant en ces lieux divins, Pisthétairos s'est
approprié l'appellation de « divinité » et a fait sienne la supériorité royale politique des

,26
Hélène, 1488.
127
Hélène, 1074-5 et 1301-1320.
128
Voir aussi Phéniciens, 164; Médée, 1182; Iphégénie à aulis, 11; 207; 216; 427 et 970; Bacchantes, 726; 748 et
1066; Ion, 1555; Hippolyte, 1226.
129
Oiseaux, 1520-1552.
130
Perses, 155; 159; 176; 215; 232; 548; 598; 647; 657; 703; 787 et 852. Le terme de « coureur » apparaît aux
vers 200 et suiv.

37
LE DLEU DE PLA TON. ESSAI SUR LE DAIMON -SOCRA TE COMME PARADIGME DE LA RATIONALITÉ PLATONICIENNE

étrangers en questionnant les dieux impies comme Prométhée 131. À l'intérieur de ces
lieux où les daimones comme Iris et les divinités barbares sont « en course », le chœur
d'Aristophane, pour étayer son propos face aux spectateurs, évoque alors la
psychagogie de Socrate déjà citée à partir de laquelle il dirige les âmes vers le haut 132.
L'« àyaryf) » ailée qui se réalise à partir de ces lieux divins est, selon toute
vraisemblance, celle d'un « Socrate daimonique et en course » dirigeant les âmes. Par
ailleurs, c'est peut-être implicitement grâce à son amour pour les créatures (les chevaux)
qui en général « courent » qui amènera Phidippide à accepter l'enseignement du maître
dans les Nuées 133.

**

Alors que le premier aspect des indices de l'existence d'un daimon-Socrate portait
sur son statut ailé et divin, le second concerne la présence conjointe de la Lune. D'une
façon similaire aux présocratiques eux-mêmes, le maître s'envole vers Hélios et la Lune.
Nous avons mentionné que certains pythagoriciens tardifs considéraient que Pythagore
habitait Séléné134. Les Nuées, quant à elles, défendent un point de vue similaire lorsque
le coryphée intervient tel un messager de la Lune afin de saluer les citoyens Athéniens
et les exhorter à régler (àyEiv) leur emploi journalier sur elle, c'est-à-dire sur ce nouveau
dieu surclassant Zeus135. Il faut noter en passant que Cléon, que certains jugent à tort
selon Aristophane comme un modèle civique, sera jugé selon un contexte oraculaire,
solaire et lunaire136 : « La Lune s'écarta de sa route, et le Soleil, contractant vite sa
mèche en lui-même, refusa de luire pour vous, si Cléon était stratège » (Nuées, 595-6).
Le comique joue sur le fait qu'une éclipse de Lune et, ensuite, de Soleil, avait eu lieu en
octobre 425 et en mars 424 à l'époque où Cléon fut élu stratège en récompense de son
succès à Pylos. On peut penser que ces astres jouaient un rôle à l'intérieur d'une

131
« Qu'est-ce que la royauté ? ». Le Titan lui avait répondu qu'elle est « Une fort belle fille qui adrninistre la
foudre de Zeus et tout le reste ensemble, la sagesse dans le conseil, les bonnes lois, la modération, etc. »
(Oiseaux, 1538-40).
132
Oiseaux, 1553.
133
Nuées, 25 et suiv.
134
Aristote, fr. 192.
135
Nuées, 600 et suiv.

38
LE DLEU DE PLATON. ESSAI SUR LEDAIMON-SOCRATE COMME PARADIGME DE LA RATIONALITÉ PLATONICIENNE

daimonologie civique originale dont Socrate — peut-être davantage que les autres
Athéniens — se faisait le porteur et l'ardent défenseur. Un disciple de sa confrérie
indique au début de la pièce que ces prérogatives doivent en effet lui être attribuées : « il
observait la Lune pour étudier son cours et ses révolutions » (Nuées, 171). C'est
pourquoi Aristophane présente aussi cette tonalité socratique dans la bouche de
Strepsiade qui, homme « prélunaire » et sans talent, devrait suivre les enseignements du
maître137. Cet apprenti affirme que, grâce à lui, il pourrait se débarrasser de ses
créanciers puisqu'il possède désormais en quelque sorte le pouvoir d'harponner la Lune
et de la garder sous clef138. Étant donné que le paiement doit se faire au lever de l'astre,
s'il disparaissait, personne ne pourrait l'obliger à rembourser les intérêts de ses dettes à
qui que ce soit.

***

Le troisième aspect qui tend à faire de Socrate s'envolant vers Hélios le daimon
ailé par excellence se comprend à partir de la mise en scène de sa météorologie dirigeant
la psyché, l'intellect et les pensées de ses disciples à partir de ces lieux pneumatiques
éthérés139. Ce sont encore les Oiseaux qui s'imposent aussi par certains développements.
Désirant faire partie des oiseaux, le poète Cinésias demande à Pisthétairos de le munir
d'ailes vers la fin de la pièce : « Pourvu d'ailes par toi, je veux dans un vol sublime aller
prendre dans les nuées de nouveaux préludes balancés par les airs » (Oiseaux, 1382-3).
L'homme prétend en outre posséder l'art dithyrambique permettant d'une certaine
façon de voler : « [Mon art] dépend de tout ce qui est aérien, ténébreux, aux sombres
reflets et mû par des ailes » (Oiseaux, 387 et suiv.). À ce titre, il pourrait décrire l'Empire
de l'air de Coucouville-les-Nuées140. Pisthétairos, cependant, ne prête nullement
attention à cette forme d'envol, puisque c'est plutôt ses logoi ailés à lui qui permettront
entre autres à un Sycophante de prendre son envol par la suite : « Vois-tu, en te parlant

136
Nuées, 549 et 584.
137
Nuées, 398.
138
Nuées, 750.
139
Nuées, 94; 97; 242; 267; 319; 412; 420; 709 et 717.
140 On est très proche du contexte du Phèdre, 238c-d, où le délire de Socrate est inspiré du ton
dithyrambique.

39
LE DIEU DE PLA TON. ESSAI SUR LE DAIMON-SOC/M TE COMME PARADIGME DELARA TIONALITÉ PLA TONICIENNE

(TOÏÇ AôyoLç), je t'en donne, des ailes. [...] Tous les hommes, grâce aux logoi, s'élèvent

sur des ailes. [...] Je l'affirme. Par eux l'intellect s'envole (ô voûç pETEcoQ-ÇETai) et
l'homme est exalté » (Oiseaux, 1437). Comment le logos peut-il permettre à l'intellect de
« météorologiser » ou, si l'on veut, en quelque sorte, « de s'envoler sur des ailes » ?
On doit faire remarquer d'emblée que, de toutes les sources de l'Antiquité, les
Nuées d'Aristophane sont les plus explicites à ce sujet. Parmi les hommes-
météorologues (àvôoaç pETECOQO^èvcncaç), le Socrate historique aristophanesque est
désigné comme le sophiste-météorologue ([a£TE<_ooao(£iaTC-v) par excellence141. Que
cela signifie-t-il ? Nous savons déjà que le logos Injuste triomphant sur le Juste permettra
au fils Phidippide de répéter les connaissances issues de l'envolée de son père
Strepsiade. Grâce à Socrate, ils affirmeront posséder la science des sujets concernant les
météores (TCOV [J.£TECÔÇC_V rtçayuâTtov)142. Il n'y a aucun doute sur le fait que la
météorologie ne désigne pas seulement la matière que l'on étudie à l'intérieur du
« pensoir » des Nuées, mais correspond exactement aux météores psychiques engendrés
par Socrate à l'intérieur de l'âme de ses disciples. Il faut rappeler en effet que Socrate
descend littéralement des hauteurs d'Hélios afin de conduire la pensée de Strepsiade
vers les divines nuées : « Recueille-toi, vieillard, sois tout oreilles à la prière que je vais
dire. O souverain seigneur, air infini, qui soutiens la Terre suspendue dans l'espace,
brillant éther, et vous, vénérables déesses, nuées, qui portez le tonnerre et la foudre,
levez-vous, apparaissez, ô maîtresse, au penseur (rq> cj>çovTi_Tfi), des météores

(pETècoçoi) » (Nuées, 263-6). Sous cette conduite divine, non seulement Socrate dirigera
l'apprenti en volant au sens littéral, mais c'est en quelque sorte leur psyché et leur intellect
(voûç) respectif qui prendront leur essor dans les airs143 : « N'enroule pas toujours ta
pensée sur toi-même, mais laisse ton esprit prendre son essor dans l'air » (Nuées, 761-3).
Le Coryphée reprend : « Allons, Socrate, essaie d'initier le vieillard à ce que tu veux lui

141
Nuées, 333 et 359. Pour un tour d'horizon de la météorologie, voir La météorologie dans JAntiquité. Entre
science et croyance, actes réunis par C. Cusset, St-Étienne, Publications de l'Université de Saint-Etienne,
2003.
142
Nuées, 1284.
143
Nuées, 305; 319 et 323.

40
LE DD2U DE PLATON. ESSAI SUR LEDAIMON-SOCRATE COMME PARADIGME DE LA RATIONALITÉ PLATONICIENNE

enseigner, sonde son intellect (TÔV voûv), éprouve son jugement » (Nuées, 489-90).
Conduit dans les lieux éthérés par le maître, il est clair que l'intellect ou la pensée des
disciples en général s'envole au sens strict144. Mais quel est le hen entre l'intellect et la
« météorologie » ? Quel est le statut de l'intellect ou de la pensée de Socrate lui-même ?
Et comment, lorsqu'il est dirigé par le « Socrate solaire ailé », l'intellect ou la pensée des
autres peut-il prendre un essor ailé vers les nuées, le Ciel et l'éther ?145

Il est remarquable de constater que, sur le plan de cette source jusqu'ici


inexploitée à ce sujet, la version originaire du Socrate authentique défendant une
conception de l'Intellect et de la noesis se retrouverait aussi ici, et non uniquement dans
les dialogues platoniciens — l'on pense évidemment à l'envolée de l'âme vers Hélios
dans l'allégorie de la caverne. Elle laisse croire de manière raisonnable que les disciples
ou héritiers de Socrate seraient pour ainsi dire dirigés par cet Intellect hypostatique.
Cette perspective limpide est confirmée à la suite de la rencontre de Strepsiade qui, au
tout début, voit Socrate dans les hauteurs : « Alors, c'est d'une corbeille que tu regardes
de haut les dieux, et non la Terre au moins » (Nuées, 226-7). Et lui de répondre :
«Jamais, en effet, je n'aurais pu démêler exactement les sujets concernant les météores

(rà TE pETÉcooa nçây^xaia), si je n'avais suspendu mon intelligence (TÔ vôqpa) et


confondu ma pensée (TCJ CJÎQOVTLOTTÏ) subtile avec l'air similaire » (Nuées, 228-30)146. Il
affirme en quelque sorte que sa pensée, son intelligence ou son intellect possède un statut particulier.

Comme nous l'avons déjà expliqué, il s'envolera par la suite dans les airs et vers l'éther
divin en conduisant l'apprenti tout en le prévenant des conditions de cet essor : « Tâche

au moins, quand je te proposerai quelque pensée savante (aocj)ôv) sur les météores (TCÔV
|T£T£-OQC-V), de la happer au vol » (Nuées, 489-90). On doit préciser que la question du
« voûç » divin et solaire du Socrate platonicien trouverait ici une version
« préphilosophique » se révélant comme la condition et le principe même de
l'apparition de la pensée « météorologique » du novice dans la pièce. Sans doute est-ce
là ce qui provoque la descente des divines nuées, résumait encore un autre membre de

144
Nuées, 403; 477; 575; 579; 635; 729; 1010 et 1121.
145
Oiseaux, 163-4.

41
LE DIEU DE PLATON. ESSAI SUR LEDAIMON-SOCRATE COMME PARADIGME DE LA RATIONALITÉ PLATONICIENNE

la confrérie au début de la pièce, elles qui « dispensent savoir (yvcûpqv), dialectique


(ôioAéÇiv), intellect (voûv), langage prestigieux, verbosité, puissance de choc et
d'envoûtement» (Nuées, 316-8)147. Les Nuées défendraient la tonalité psychique
singulière du personnage historique comme initiateur d'une version de la dialectique, du
jugement, du savoir, de l'intellect et de la noesis bien avant son utilisation platonicienne;
ainsi la cogitation (CJJQOVT-EIÇ) attentive (<£QOVTIÔO) de Strepsiade, à la suite du maître, se

déploiera selon une « ûn£Q({>Qov£o.ç » particulière148. La même chose se produira pour


la psyché de son fils Phidippide qui, ayant subi les enseignements du maître, la possédera
à son tour et se croira permis de disposer des nomoi comme bon lui semble149. À ce
sujet, on peut bien penser, avec J.-M. Galy, que l'impiété telle que nous la retrouverons
dans l'Apologie de Platon ne serait alors qu'une forme typique de désobéissance civile
face aux traditions de l'époque; ce trait commun remettant en cause les nomoi civiques
ne permettrait pas de distinguer Socrate des autres dissidents politiques150. Mais il
semble bien qu'en s'envolant par l'intellect afin de réaliser sa psychagogie, le maître
puisse prétendre à une certaine audace excentrique le distinguant des autres selon
Aristophane. D'une façon unique qu'il vaut la peine souligner, l'intellect de Socrate ou
son intelligence est en effet dans les passages des Nuées la condition même de l'envol et
de la météorologie (pETEcoooAoyia). Et on ne possède aucun témoignage de l'Antiquité
attribuant cette capadté à qui que ce soit avant Socrate. Selon une élaboration complexe, celui-
ci est l'aboutissement daimonique d'un logos ailé et solaire intervenant sur le genos formé
de sa confrérie. Il n'y a aucun doute sur le fait que, sous une forme similaire, le langage
conceptuel, fondateur et soi-disant spécifique du Socrate platonicien est ciblé dans les
Nuées d'Aristophane plus d'une trentaine d'années avant la rédaction des premiers
dialogues de Platon. Au reste, B. Vancamp a déjà bien montré par ailleurs que
l'accouchement maïeutique de la pensée des disciples tel qu'il nous est présenté dans la

146
La référence platonicienne à ce passage d'Aristophane se trouve en Apologie, 18b.
147
K. Dover, op. cit., p. XLII et M.-P. Noël, op. cit., p. 116.
148
Nuées, 730 et suiv.
149
Nuées, 1400.

42
LE DLEU DE PLATON. ESSAI SUR LEDASMON-SOCRATE COMME PARADIGME DE LA RATIONALITÉ PLATONICIENNE

comédie est un sujet typiquement socratique151. En plus de n'apparaître de manière


élaborée que dans les Nuées, la question de l'intelligence particulière de Socrate et de son
activité météorologique permettant l'envolée psychique de ses disciples concentre à elle
seule la plupart des occurrences des onze comédies conservées composant l'œuvre
d'Aristophane152. Et à l'intérieur des autres pièces, bien que différent, le contexte d'une
envolée noétique dans les airs s'impose encore.
Les Oiseaux exposent à plusieurs endroits de quelle manière l'intellect et les
pensées des habitants de Coucouville-les-Nuées sont dirigés par Pisthétairos. Nous
avons noté que tel le Socrate des Nuées, les logoi inspirés des daimones comme
Pisthétairos permettent à l'intellect de l'âme des hommes de s'élever sur les ailes du logos

afin de « météorologiser » par la suite (pET£_OQiC£T_u) : « N'as-tu pas entendu parler [...]

les pères parler de leur jeune garçon de la sorte : "C'est épatant comme à mon garçon

les propos de Diitréphès ont donné des ailes pour l'équitation" ? Le mien, dit un autre,

se sert des ailes pour la tragédie, son intellect a pris son envolée (ô voûç pETEcopiCETai) »

(Oiseaux, 1447). Le contexte est presque identique au daimon-Soctate ailé et

« métérologue » des Nuées conduisant l'intellect aérien de ses disciples. D'une manière

générale, Pisthétairos accomplit dans cette pièce une « ÈTiivoiav » pour les autres, c'est-
à-dire un dessein singulier par lequel ses logoi divins leur permettront de voler153. Il
enseignera la vérité sur les « météores » et les « régions supérieures »154. Amis par
l'intelligence (TOV voûv), les éphémères mortels (écjrqpEQioi) doivent tourner toutes leurs
pensées et leur « voûç » vers les dieux immortels155 : « êtres dépourvus d'ailes,

éphémères, infortunés mortels, prêtez votre attention (TOV VOÛV) à nous les immortels »

(Oiseaux, 685 et suiv.). Le « noème » ou l'intellection est produit de Pisthétairos à

150
J.M. Galy, « Les moyens de la caricature dans les comédies d'Aristophane », dans Le théâtre grec antique :
La comédie : actes du Wème colloque de la villa Kérylos à Beaulieu-sur-Mer, les 1er et 2 octobre 1999, sous la
présidence de J. Leclant et la dir. de J. Jouanna, Paris, Académie des inscriptions et belles-lettres, 2000.
151
B. Vancamp, « L'historicité de la maïeutique socratique : réflexions critiques », L'Antiquité classique, 1992,
LXI, p. 111-8. Voir Nuées, 135 et suiv.
152
Nuées, 228; 316; 489; 702 et 744. Voir par exemple Guêpes, 1052; Cavaliers, 178-200 et 1203 et Tesmphories,
462.
153
Oiseaux, 405.
154
Oiseaux, 690 et 818.

43
LE DIEU DE PLA TON. ESSAI SUR LE DAIMON -SOCRA TE COMME PARADIGME DELARA TIONALITÉ PLA TONICIENNE

Evelpidès à l'intérieur des Oiseaux : « Bravo ! Terre et glu, mille millions de maillons de
trémails! Une idée (vôqpa) plus ravissante que celle-là, je n'en ai jamais entendu
encore ! En foi de quoi, je la fonderais bien avec toi, cette cité, si les autres oiseaux
étaient d'accord» (Oiseaux, 178-200). Bien que son statut d'intellect hypostatique ou
d'intelligence supérieure aux autres soit moins évident que celui du Socrate solaire des
Nuées tel qu'affiché dix ans plus tôt, la divinisation ailée du daimon-VisÛiétaiios
représente un exemple d'impiété et de sa capacité à engendrer la noesis ressemblant en
tout point à celui du maître de Platon. En conclusion, tout indique que la météorologie
du Socrate historique des Nuées est la science psychique de son logos procédant de son
« voûç » hypostatique et agissant sur l'intellect, la pensée et la psyché des « éphémères »
leur permettant de s'élever dans les airs ou de « météorologiser ».

Le quatrième aspect qui cache les indices d'un daimon-Socrate parfaitement


développé chez Aristophane concerne le libellé d'accusation historique : (a) la
corruption de la jeunesse athénienne (b), la remise en question du nomos et des dieux
civiques (c) et les thématiques daimoniques se retrouvant toutes telles quelles et dans un
rapport parfait avec le libellé d'accusation historique de l'Apologie de Platon156 : « Socrate
est coupable (a) de corrompre la jeunesse (TOÛÇ VÉOUÇ) et (b) de reconnaître non pas les
dieux (9EOÛÇ) que la cité reconnaît (q rcôÀiç VO(J.UCEL), mais au lieu de ceux-là (où
vofjriCovTCi), (c) d'autres divinités (ETEOCI ocupovta) » (Apologie, 24b-c). Le dernier aspect
concernant la daimonologie est considéré indubitablement dans la bouche même du
Socrate aristophanesque qui défend l'idée que l'on peut entrer en relation avec les
choses divines (Ta 0EÏa rtçâyuara) et discuter (ÀéyEiv) avec les nuées, « nos daimones à
nous (Taîç r)|„ETÉQaai ôaiuoaiv) » (Nuées, 253)157. D'une manière quelque peu
étonnante, G. Vlastos choisit de ne pas prêter foi à ce témoignage d'Aristophane et, de
manière arbitraire, refuse ensuite de regarder de plus près la validité historique des trois

»« Nuées, 117; 371 et 663.


156
Xénophon, Mémorables, 1,1,1; Diogène Laërce, Vie de Socrate, 30.
LE DIEUDEPLATON. ESSAISUR LE DMMON-SOCRATE COMME PARADIGMEDELA RATIONALITÉ PLATONICIENNE

aspects du libellé d'accusation158. Les « daimones à nous » aristophanesques


correspondent-ils aux «daimonia» de l'acte juridique? Plusieurs questions émergent
quant à savoir si ce sont réellement ces entités impies qui offrent l'essentiel des motifs
reprochés au maître dans Y Apologie. À la suite de nos remarques, n'est-ce pas plutôt
l'autoproclamation divine de la part du daimon-Socrate aérien, psychique et solaire dans
la cité qui devait déranger certains citoyens athéniens? Nous avons expliqué en effet que
c'est le statut unique de son intellect ou de son intelligence subordonnant les météores
et leurs manifestations dans les nuées qui semblait en quelque sorte dénoncé. Ce fil
conducteur est incontournable et concerne les causes historiques exactes de son impiété
civique. Nous y reviendrons. On doit dire d'emblée toutefois que les deux autres
éléments (a et b) sont affichés très clairement, puisque ceux qui fréquentent Socrate ne
croient plus en Zeus et aux divinités ancestrales tout en répudiant certaines formes de
nomoi civiques et en particulier ceux stipulant que le fils doit obéir et respecter son
père159. Le jeune Phidippide des Nuées est, en effet et à tout point de vue, corrompu par
Socrate et cherche même à battre son paternel160. D'une manière similaire aux Oiseaux,
ces lieux impies entre les hommes et les dieux servent à remettre en question les
pratiques religieuses nomothétiques traditionnelles161. Les dieux ancestraux sont
bafoués par le maître et sa confrérie. Comme le résume Socrate lui-même selon une
terminologie similaire au « Oeoùç vopiCav » de l'acte Juridique : « Les dieux ? Les dieux,
ce nomos n'a pas Heu d'être (vouiajj/oÙK ÈOTI) » (Nuées, 248). Cette aventure n'a donné
finalement à Strepsiade que des problèmes puisque le triomphe du raisonnement injuste
sur le juste lui a fait croire pendant quelque temps que les nuées socratiques
intermédiaires auraient pu convaincre ses créanciers de mettre un trait sur les dettes de
son fils. A la question d'Amynias qui l'exhorte à le rembourser sans quoi il portera
plainte, Strepsiade réplique : « Est-ce que Zeus, quand il pleut, fait tomber de l'eau
neuve à chaque fois, ou bien si c'est toujours la même, que le Soleil a repompé de bas

157
Les puissances daimoniques sont aussi citées en Nuées, 51 A; 577; 1260 et 1264.
158
G. Vlastos, « Socrate », dans Philosophie grecque, sous la dir. De M. Canto-Sperber, Paris, PUF, 1997, p.
124.
159
Nuées, 849.
160
Nuées, 1185 et suiv.; 1400 et 1420.
i" Oiseaux, 723; 755; 1035; 1225; 1237; 1351; 1367; 1427 et 1515.

45
LE DIEU DE PLA TON. ESSAI SUR LE DAIMON -SOCRA TE COMME PARADIGME DE LA RATIONALITÉ PLA TONICIENNE

en haut ? » (Nuées, 1274). La stratégie de l'apprenti est limpide puisque cet argument
déphasé va aboutir à un raisonnement captieux, car si l'on ne peut réellement dire si
c'est le Soleil du premier du mois (le jour du remboursement des dettes) qui repompe
l'eau neuve de la pluie, on ne peut dire si l'argent neuf sera disponible tout comme on
ne peut dire si la pluie va tomber : « Et tu serais en droit de rentrer dans ton argent,
quand m es si ignare es affaires célestes ? » (Nuées, 1274)162. La question de savoir si
Socrate avait finalement soutenu de pareilles absurdités aériennes importe peu pour le
moment. Il s'agit, du reste, d'une caricature face à laquelle le philosophe cherche à se
distancer dans l'Apologie163. Nous avons aussi expliqué que lorsque comparé à la
conduite daimonique de l'Intellect de Socrate, les sciences de la nature apparaissent de
toute manière comme un sujet secondaire. Ce qu'il faut retenir est le rapport
thématique particulièrement cohérent avec les trois motifs d'accusations du libellé sur le
plan des sources de première main. Tel que l'affirme le jeune Phidippide corrompu :
« C'est Tourbillon qui règne : il a mis Zeus à la porte » (Nuées, vers 1471). Le
Raisonnement Juste, double du fils ayant entré avec Socrate dans le pensoir, tente de se
défendre contre le Raisonnement Injuste, double du maître dans la pièce, d'un ton
parfaitement conséquent avec le libellé de l'Apologie : « Ah ! quelle folie que la tienne et
celle de la cité qui te nourrit, corrupteur de la jeunesse » (Nuées, vers 925-8). À la fin des
Nuées, le père, loin de l'influence de Socrate et constatant l'étendue des dégâts, reprend
peu à peu ses esprits, veut se venger et envoie un esclave mettre le feu au pensoir164. La
pièce se clôt devant l'embrasement de la confrérie avec un Strepsiade qui résume le
sentiment des Athéniens face à l'absurdité d'un « Socrate solaire volant dans les airs » :
«Je vole ! Et ma pensée tourne avec le Soleil ! (à£ço|3aT__t Kai 7t£Qicj>QÔvcï) TÔV fjAiov).
[...] Qu'aviez-vous aussi [Socrate et ses disciples] à outrager les dieux et à scruter le
fondement de la Lune ? [A l'esclave] Vas-y ! pousse, expédie, cogne ! Tu as mille raisons,
et surtout sachant qu'ils offensaient les dieux» (Nuées, 1506-9). Bref, la psyché de
Strepsiade — comme celle de son fils — est dépravée à cause de Socrate165. Les nuées

162
Voir aussi Nuées, 770.
163
Apologe, 19c.
164
Nuées, 1453 et 1472-1495.
165
N**r, 709 et 719.

46
LE DIEU DE PLATON. ESSAI SUR LEDAOION-SOCRATE COMME PARADIGME DE LA RATIONALITÉ PLATONICIENNE

ne sont pas les vraies divinités et le « Socrate solaire aérien agissant à partir de l'éther en
périphérie de la Lune » pour conduire le « voûç » et la « 4>çôvqaiç » des autres comme
un Intellect divin et supérieur n'est pas un modèle adéquat pour la jeunesse athénienne.
Ainsi les aspects que l'on reprochait au Socrate historique ont tendance à être affichés
dans la comédie d'Aristophane plus de vingt-cinq ans avant sa condamnation à mort en
399 av. J.-C. À côté du statut exact du maître à partir des différentes mises en scène,
nous tenterons de comprendre à partir de là les circonstances de l'apparition et de la
signification du libellé d'accusation de l'Apologie de Platon. On remarque en plus que
cette tonalité est défendue par nul autre qu'Aristophane dans le cadre du Banquet, et
qu'il y dresse un profond plaidoyer contre l'orgueil de ces êtres humains qui, de manière
parallèle au Socrate des Nuées, du Phédon et de la République, « entreprirent l'escalade
(àvàpaaiv) du Ciel dans l'intention de s'en prendre aux dieux » (Banquet, 190c)166.
D'une manière claire, l'impiété est d'ailleurs encore le résultat de ce non-respect envers
les dieux traditionnels167.

Les indices des quatre aspects du daimon-Socrate d'Aristophane se sont


pratiquement imposés d'eux-mêmes. Aristophane n'est toujours cité que du bout des
lèvres et n'est jamais considéré comme une source sérieuse. Chez J. Burnet, E. Callot,
A.J. Festugière, X.S. Gérasimos, A.D. Godley, N. Gulley, J. Mazel, C. Mossé,
E.B. Osborn, C. Phillipson, C Piat, G. Vlastos, etc., on ne se contente que de dénoncer
le côté caricatural et biaisé de toutes les informations qui s'y trouvent 168 . On insiste sans
explication sur les différences en occultant, entre autres, la mise en scène fondatrice et
historique de l'engendrement de l'Intellect et de la noesis des membres de la confrérie
par le Socrate aérien. Certains, comme A. Doling, M.H. Hansen, P.A. Vander Waerdt

166
La référence aux Nuées est explicite en Banquet, 221b. La terminologie de l'« anabase » est encore la même
que celle du Phédon, 113d-e.
167
Banquet, 193a-d.
168
É. Callot, La doctrine de Socrate, Paris, Bibliothèque philosophique, 1970; A.-J. Festugière, Socrate, Paris, La
Table ronde, 2001(1934), G. Xénophon Santos, Socrates, Philosophy in Plato's early dialogues, London,
Routledge & Kegan Paul, 1979; A.D. Godley, Socrates and Athenian Society, Londres, éd. Seeley and co.
Limited, 1896, N . Gulley, The philosophy of Socrates, London, Toronto Macmillan, New York, St Martin's
Press, 1968; J. Mazel, Socrate, Paris, Fayard, 1994, C. Mossé, -399, le procès de Socrate, Bruxelles, Éditions
Complexe, 1987; E.B. Osborn, Socrates and his friends, London, Hodder and Stoughton, 1936;
C. Phillipson, The trial of Socrates, London, Stevens, 1928; C. Piat, Socrate, Paris, Alcan, 1912; G. Vlastos,
Socratic Studies, Cambridge, Cambridge University Press, 1994.

47
L E DIEU D E PLA TON. ESSAI SUR L E DAIMON -SOCRA TE COMME PARADIGME DELARA TIONALITÉ PLATONICIENNE

et E. Zeller, ont estimé pouvoir faire totalement abstraction des comédies et de


minimiser l'importance de Platon en leur préférant a priori Xénophon d'une façon
arbitraire169. J.-C. Carrière a montré qu'en citant le Banquet et le Phèdre de Platon —
nous verrons au premier chapitre que c'est aussi le cas de l'Apologie de Xénophon à
propos de la question de l'oracle delphique qu'il intègre mal —, Xénophon devrait
pourtant être considéré comme une source secondaire lorsque comparée à Aristophane
et Platon170. Nous y reviendrons. D'autres, plus isolés, comme T. Gomperz et K. Joël,
préfèrent plutôt l'unique témoignage d'Aristote concernant Socrate171. T. Brickhouse,
L. Brisson, A. Busse, N. Cross, P. Deman, L.-A. Dorion, W. Jaeger, S. Kofman,
H. Maier, L. Robin, N. Smith, A.E. Taylor, etc., tendent à considérer plus exactement
tous ces auteurs de l'Antiquité d'une manière quelque peu indéfinie comme des
« sources socratiques générales »172. M. Montuori a le mérite de souligner quant à lui
que cette façon d'aborder le problème occulte en fait à la base toute compréhension
réelle et unifiée du Socrate historique et aurait tendance à exclure a priori toute solution
viable173. Ce nivellement, prêchant par trop de généralités au niveau des sources, permet
d'éviter de se prononcer. Malgré l'omission concernant le Socrate volant dans les airs,
ses nombreux paralogismes et commentaires et imprécisions dont nous ne pouvons
accepter aucune conclusion, il faut souligner l'effort de L. Strauss pour redorer le

169
A. Dôring, Die Lehre des Sokrates als socials Reformsystem. Neuer Versuch %ur Losung des Problems der sokratischen
Philosophie, Munich, 1895; M.H. Hansen, The trial of Sokrates from the Athenian Point of view, Copenhagen,
The Royal Danish Academy of Sciences and Letters, 1995, p. 5, affirme sans aucun examen profond que
son Apologie « n'est pas une fiction comme Platon et s'avère ainsi plus valable ». P.-A. Vander Waerdt,
« Socratic justice and self-sufficiency : the story of the Delphic oracle in Xenophon's Apology of
Socrates», Oxford studies in ancient philosophy, 1993, 11, 1-48; E. Zeller, «La philosophie des Grecs
considérée dans son développement historique », trad. É. Boutroux, Tome III, Socrate et les socratiques,
trad. M. Belot, Paris, 1884.
170
J.-C. Carrière, « La philosophie des Grecs considérée dans son développement historique », dans Le rire
des anciens, Paris, Presses de l'École normale supérieure, 1998, p. 243-271.
171
T. Gomperz, Les penseurs de la Grèce. Histoire de la philosophie antique, Tome II, Paris, s.d., traduit de
l'Allemand par T. Deman, Le témoignage d'Aristote sur Socrate, Paris, Les Belles Lettres, 1942; K. Joël, Der
echte und der xenophontische Sokrates, I, Band, Berlin, 1893.
172
L. Brisson, « Les accusations portées contre Socrate », dans Socrate et les socratiques, éd. J.-B. Gourinat et
G. Romeyer Dherbey, Paris, J. Vrin, 2001, p. 81 ; L.-A. Dorion, Socrate, Paris, Presses universitaires de
France, 2004; T. Brichouse et N.Smith, Plato's Socrates, New york, Oxford University Press, 1994;
T. Brichouse et N. Smith, Platon and the trial of Socrates, New York, éd. Roudedge, 2004; N. Cross, Socrates.
The man and his mission, New York, Books for Libraries Press, 1914; K.J.Dover, «Socrates in the
Clouds », dans The Philosophy of Socrates, New York, Anchors Books, 1971, p. 50-76; S. Kofman, Socrate(s),
Paris, éd. Galilée, 1989.
173
M. Montuori, Socrates. A n approach, Amsterdam, éd. J.C. Gieben, 1988, p. 10.

48
LE DLEU DE PLA TON. ESSAI SURLEDAXMON -SOCRA TE COMME PARADIGME DELARA TIONALITÉ PLA TONICIENNE

blason d'Aristophane comme source littéraire fiable174. Les meilleures interprétations


demeurent toutefois celles considérant que le comique ferait partie des « intellectuels »
de l'Antiquité à part entière et que son point de vue sur le Socrate historique mérite
toute notre attention. E. Bowie, M. Nussbaum et M. P. Noël, par exemple, estiment
qu'Aristophane connaît mieux le maître qu'il n'y paraît et qu'on l'y trouve plusieurs
éléments communs à Platon175. Nous avons expliqué dans le même ordre d'idées qu'en
ce qui concerne les Nuées, on juge d'emblée la plupart du temps que la caricature
présentée ne pourrait fournir aucun élément sérieux et précieux pour la compréhension
du Socrate authentique et pour le Socrate platonicien. Insistant toujours sur les
antinomies, les interprètes ont presque toujours omis de vérifier de manière plus
détaillée s'il n'y avait pas une conception « préphilosophique » cohérente et unique de
cet individu susceptible ensuite de fournir quelque renseignement philosophique à toute
épreuve pour la compréhension du corpusplatonicum. Nous n'en avons donné qu'un trop
bref aperçu, mais précédant toutes les autres sources — dont Platon — de plus d'une
trentaine d'années, nous avons montré que les comédies en général, et plus
particulièrement les Nuées, n'ont pas été exploitées à leur juste mesure et se révèlent
comme des écrits inestimables et, à tout le moins, sous-estimés des études
platoniciennes.

174
L. Strauss, Socrate et Aristophane, trad, de O. Sedeyn, Combas, Éditions de l'Éclat, 1993 (version originale :
Socrates and Aristophanes, Chicago, University of Illinois, 1966).
175
E. Bowie, « Le portrait de Socrate dans les Nuées d'Aristophane », dans Le rire des Anciens. Actes du colloque
international (Université de Rouen, École normale supérieure, 11-13 janvier 1995), Paris, Études de
littérature ancienne, 1998; M. Nussbaum, « Aristophanes and Socrates on learning practical widsom »,
Yale Classical Studies, 26, 1982, p. 43-97; M.-P. Noël, «Aristophane et les intellectuels: le portrait de
Socrate et des sophistes dans les Nuées», dans Le théâtre grec antique: la comédie, Paris, Les Belles Lettres,
1999.

49
LE DIEU DE PLA TON. ESSAI SUR LE DAIMON-SOCRA TE COMME PARADIGME DE LA RATIONALITÉ PLA TONICIENNE

50
LE DLEU DE PLATON. ESSAISUR LEDAIMON-SOCRATE COMME PARADIGME DE LA RATIONALITÉ PLATONICIENNE

2. LE DAIM_>_VSOCRATE CHEZ PLATON

Le premier chapitre s'attardait sur la notion de daimon présente dans les


antécédents du platonisme nous confirme que, comme ce que nous avions supposé
dans notre introduction, il y a des liens évidents et toujours explicites entre celle-ci et le
genos — mais aussi sur la psyché sur laquelle nous aurons l'occasion de revenir au
troisième chapitre. Il est clair que, conformément à la tendance socratique, le daimon
platonicien n'est pas une entité psychique matérielle ou fantomatique, mais doit être
considéré sous les traits d'une psyché purement intellectuelle. Notre recherche devra
donc analyser la méthode qu'utilise Platon pour récupérer le daimon ou le transformer.
En outre, on remarque que, d'habitude, le commentateur moderne évite de s'attarder
sur le concept de daimon pour se rabattre à tort sur une expression supposée plus
pertinente, le fameux « signe daimonique » (ôaïuôviov OT)(J:EIOV) de Socrate. Il faut
mentionner que certains travaux récents ont paru à ce sujet sans qu'aucune conception

51
LE DLEU DE PLA TON. ESSAI SUR LE DMMON-SOCRA TE COMME PARADIGME DELARA TIONALITÉ PLATONICIENNE

décisive ou piste sérieuse n'ait été proposée176. Après J. Burnet, L.-A. Dorion aborde
cette problématique en défendant l'idée que cette expression ne référerait à aucun
daimon particulier, mais — comme nous l'avons déjà mentionné — à la divinité en
général chez Platon177. Pour juste que soit cette analyse, elle demeure extrêmement
générale et partielle, d'autant plus qu'on aimerait la voir justifiée devant le passage de la
République où Socate affirme que son but n'est pas a priori de théoriser ce type de
distinction : « Mon cas personnel — le signe daimonique (TÔ ôau-ôviov OT||J.£-OV) — ne
mérite pas qu'on en parle; parmi ceux qui m'ont précédé, il ne s'est produit que
rarement, et peut-être même chez personne » (République, VI, 496c-d). Pourquoi Platon
défend-il noir sur blanc l'idée que ce signe particulier ne mérite pas une analyse plus
approfondie ? On doit avouer qu'il s'agit d'une remarque troublante puisqu'elle va
directement à l'encontre de l'hypothèse de la plupart des interprètes défendant depuis
G. Vlastos qu'il s'y cache nécessairement de complexes ramifications conceptuelles.
Pourquoi insister alors sur ce qui semble être une fausse piste ou, à tout le
moins, une mauvaise entrée en la matière ? Parce que, bien qu'encore difficile à
systématiser, on considère néanmoins instinctivement la daimonologie comme la pierre
angulaire de la philosophie, son « impensé » que Platon chercherait à construire et que
nous devrions nous approprier pour mieux la comprendre178. On voit qu'un premier
leitmotiv doit porter sur l'idée surprenante — mais de première main sur le plan des
sources et jusqu'ici inexploitée — d'un possible « daimon-Socrate » comme psyché
hypostatique volant dans les hauteurs du Soleil dans les Nuées d'Aristophane et dont il
faudrait vérifier les échos chez Platon. Nous verrons pourquoi l'étymologie grecque des
dieux « coureurs » au-delà de la voûte céleste tirant son appellation de la conception
daimonique et barbare des astres à laquelle semble correspondre Socrate de manière
dérivée. Le second leitmotiv s'attardera à la question de savoir en quel sens le Socrate

Voir P. Destrée et N. Smith, Socrates' Divine sign : Religion, Practice, and Value in Socratic Philosophy, Canada,
Apeiron, vol. XXXVIII, 2, juin 2005.
Pour une liste de ces auteurs, voir L.-A. Dorion, dans J. Laurent, Les dieux de Platon : actes du colloque
organisé à l'Université de Caen Basse-Normandie les 24, 25 et 26 janvier 2002, Caen, Presses universitaires de
Caen, 2003, p. 174-5.

52
LEDLEUDEPIATON. ESSAISURLEDAIMON-SOCRATE COMME PARADIGME DE LA RATIONALITÉ PLATONICIENNE

« météorologue » des Nuées trouve correspondance chez Platon. Les principes matériels
des présocratiques seront intégrés à l'intérieur d'une perspective rationnelle où le Soleil
et la Lune ont leur place. Le troisième devra comprendre les articulations exactes de
notre hypothèse de la mise en scène généséologique de la secte socratique comme
réceptrice psychique et noétique du daimon tutélaire « Socrate ». Nous avons vu que sur
le plan historique, l'intellect, la dialectique, les pensées, etc. apparaissaient comme étant
« psychiquement » dirigés par lui. Si cela s'avérerait exact, nous pourrions émettre une
supposition : la métaphysique de Platon, les formes intelligibles platoniciennes auraient
été imbriquées à partir de cette conception originaire et historique du maître.
L'Académie dépendrait en quelque sorte de l'activité généalogico-noétique de cet
Intellect hypostatique tutélaire. Le quatrième leitmotiv doit éclairer le sens de l'impiété
du Socrate historique et platonicien comme nous en avons aussi relaté la présence dans
les Nuées. Et le cinquième devra comprendre le sens de la possible contiguïté entre
l'existence psychique du maître et la substance solaire de laquelle hélios-Apollon-
Phébus est utilisé par Platon comme le char astral d'une âme exceptionnelle
« agathoïde ». Ces fils conducteurs — qui forment par ailleurs des sections distinctes,
mais non exclusives au long de notre recherche — possèdent tous la tonalité
préphilosophique du Socrate historique. Si nos hypothèses pouvaient être confirmées
d'une autre façon par une source primaire telle que le Phédon, cet angle théâtral serait
peut-être le plus fondamental pour la compréhension de tous les auditeurs des
dialogues de Platon. Comme nous l'avons mentionné dans notre introduction, notre
travail cherchera à montrer d'abord à l'aide de ce dialogue que la daimonisation ou la
divinisation du maître est peut-être à cet égard l'« impensé » de la philosophie
platonicienne et de toute l'interprétation moderne du Socrate authentique.

178
Ceci explique pourquoi G. Vlastos affirme sans ambage dans Socrate, ironie et philosophie morale, traduit de
l'anglais par C. Dalimier, Paris, Aubier, 1994, p 97, que le daimonion est le point aveugle du socratisme et
du platonisme.

53
LE DLEUDE PLATON. ESSAISUR LE DAIMON-SOCRATE COMME PARADIGMEDE LA RATIONALITÉ PLATONICIENNE

2.1. LA MISE E N SCÈNE .DC/PHÉDON

Le récit du Phédon commence avec les interrogations du pythagoricien


Échécrate179 : « Toi-même, Phédon, est-ce que tu étais présent auprès de Socrate le jour
où, dans sa prison il a bu le poison ? [...] Qu'est-ce donc qu'a dit cet homme avant sa
mort ? Et comment est-il mort ? » (Phédon, 57a). Dès l'origine, ce qu'il a dit exactement
et la manière dont il est mort, bref, les dernières paroles, déterminent nettement la trame
littéraire en chiasme composant le dialogue. Phédon, qui est convoqué de façon
historique à ce sujet — et nous en verrons la raison —, nous fait savoir que Socrate n'a
pourtant pas été tué le lendemain de sa condamnation180 : « Le sort a voulu en effet que,
la veille du jugement, la poupe du navire que les Athéniens envoient à Délos ait été
couronnée (Tûxq TIÇ axnû cruv_|3q ETUX-V yàç rfj TiooTEpaLa rfjç ôncqç q noûuva
ÈOTEpiaévq TOÛ TtAoiou ô EIÇ AfjÀov ÀOqvaloi nepTtouoiv) » (Phédon, 58a). Alors que
D. Bostock ne s'y arrête pas du tout dans son étude sur le Phédon et que L. Robin n'en
propose qu'un rapide résumé, J. Burnet et M. Taylor estiment quant à eux que cet
extrait tiré du prologue est entièrement historique181. C'est M. Dixsaut qui souligne de
manière plus intéressante que la formulation « Tûxq TIÇ / ITUXEV y à ç » que Platon
emploie ici implique un événement exceptionnel comme l'est tout événement de type
« daimonique »182. On retrouve cette formulation chez les auteurs de tragédies et ce lien
entre «rûxq» et l'action d'un «daimon» ailleurs dans le corpusplatonicum™3. Nul doute
qu'elle présente l'intervention du destin sous la forme d'une pronoia dont on trouve ici
certaines ramifications philosophiques. Certes, on sait que les vents contraires
retarderont le bateau de Délos d'une façon singulière et repousseront ainsi la mort de

179
Voir M. Dixsaut dans son introduction au Phédon, Paris, Garnier-Flammarion, 1991, p. 36-37.
180
Trente jours plus tard, selon Xénophon, Mémorables, lV,8,2.
181
D. Bostock, Plato's Phaedo, Oxford, Clarendon Press, 1986. Voir aussi la magnifique traduction de
L. Robin, Phédon, Paris, Les Belles Lettres, I960, p. XX et suiv.; J. Bumet, Phaedo, Oxford, Clarendon
Press, 1911. Voir L. Robin, op. cit., p. XX.
1,2
M. Dixsaut, op. cit., note 179, p. 17. CJ. Rowe pense au contraire que la formulation n'implique que le
hasard des événements, p. 108-109. P. Bonnechère,, op. cit., note 108, p. 233-5.
183
Timée, 25e; Hippias majeur, 304c; Lois, V, 732c; IX, 877a; République, X, 619. Eschyle, Perses, 331; Sophocle,
Œdipe à Colone, 1480; Euripide, Hélène, 699 et 1370-1374; Iphigénie àAulis, 478; 511; 858; 864; 907; 1136 et
478; Iphigénie en Tauride, 865; Cyclope, 606; Medée, 671; Rhésos, 729; Phéniciens, 413; Héraclès, 215; 1396 et
1653; U s Suppliantes, 102 et 1201; Hippolyte, 831.

54
LE DLEU DE PLA TON. ESSAI SUR LE DAIMON _____ TE COMME PARADIGME DELARA TIONALITÉ PLA TONICIENNE

Socrate184 et qu'il faudrait entendre ici sous une forme générale une intervention divine
providentielle semblable à celles que l'on rencontre chez Homère, mais en quel sens
doit-on la transposer exactement dans le cadre du Phédon ?

2.2. LA GARDE DUGENOS SOCRATIQUE PAR LA COMMUNAUTE PHILOSOPHIQUE

Cet épisode est, de toute évidence, très riche sur le plan symbolique, puisque le
pèlerinage maritime se fait en l'honneur d'Apollon qui, selon le mythe, envoya Thésée
sauver sept jeunes hommes et autant de jeunes filles de la gueule du Minotaure. Comme
l'a bien remarqué K. Dorter, le nombre des socratiques présents à la mort de Socrate et
dont Platon nous dressera la liste par la suite sera également de quatorze185. Mais, à
l'inverse de ce qu'il soutient, cet arrangement théâtral n'est pas à rapprocher de
l'invocation aux dieux que fera le maître plus tard au sujet d'Ésope 186 . L'analogie de
cette mise en scène est plus simple : Socrate, l'envoyé d'Apollon, est plutôt, comme
Thésée, le sauveur des enfants de la cité187. Les deux peuvent en effet être qualifiés par
leur succès moral, et, chacun à leur manière, comme des civilisateurs Athéniens
conquérant les dangers au bénéfice des autres. Ces héros (comme Héraclès ou Orphée)
réalisent le lien entre les dieux et les hommes 188 . Il appert immédiatement que le
prologue est explicitement la pierre angulaire de l'interprétation des dernières paroles du
Phédon. Néanmoins, selon une majestueuse projection, c'est à rebours que le sens de
l'intervention daimonique nous sera expliqué.

Comme dans XApologie et le Criton, Socrate ne peut se libérer de son poste de


garde à partir duquel il soigne les âmes des citoyens189. Platon nous apprend que le

184
Criton 43b et Phédon, 58b.
185
K. Dorter, Plato's Phaedo. An interpretation, Toronto University Press, 1982, p. 5. T.F. Payne, The ship of
Theseus. The immortality of the soul as a political teaching in Plato's Phaedo, Claremont Graduate School
Claremont, 1976, fait un rapprochement entre la vie théorétique et le vaisseau de Thésée. Sur ce bateau,
Socrate correspondrait au capitaine alors que Thésée et les autres correspondraient à l'équipage (p. ii).
186
K. Dorter, op.cit., note 185, p. 9.
187
Phédon, 115b.
188
A ce titre, les Mystères d'Eleusis marquent une étape préparatoire à la « démocratisation du paradis ».
189
« Cependant, sans douté n'ira-t-il pas jusqu'à se tuer; car on affirme que c'est là une chose interdite »
(Phédon, 61d).

55
LE DLEU DE PLA TON. ESSAI SUR LE DAIMON-SOCRATE COMME PARADIGME DELARATIONALITÉ PLA TONICIENNE

suicide n'est philosophiquement autorisé que si le dieu en a donné la penrnission par un


signe inéluctable (\xéya TEKpqQLOv)190 : « Nous les hommes, sommes comme assignés au
poste de garde ((j>QOUQçi) et nul doit s'affranchir lui-même de ces hens ni s'évader »
(Phédon, 62b). Les commentateurs, quelque peu embarrassés et divisés, divergent sur la
question de savoir pourquoi on ne peut faire une telle chose, c'est-à-dire, précisément,
quitter par nous-mêmes ce « poste de garde » consistant à prendre soin des « choses »
d'ici-bas191. R. Hackforth et D.A. White pensent que c'est parce que l'incarnation est
une « une sorte de prison »192. P. Vicaire, selon le même esprit, traduit « <j>ço-Qai » par
« lieu où l'on nous garde », alors que L. Robin, suivant H. Chabrol, traduit le terme par
« une sorte de garderie » en avouant ne pas pénétrer le sens tout en assurant que, étant
donné le contexte, on ne peut traduire par « poste de garde »193. M. Dixsaut spécifie
qu'il annonce tout autant un heu où l'on est gardé et un poste de garde duquel on n'a
pas le droit de s'évader194. Socrate ne pourrait s'en affranchir parce que les dieux lui
auraient assigné la tâche de « soigner le corps » pour veiller au bon ordre de la cité et du
monde des hommes. Or si M. Dixsaut a raison en ce qui concerne l'aspect civique, on
peut penser qu'il ne s'agit pas de « soigner le corps » au sens strict dans ce passage du
Phédon. D. Gallop note justement et de façon brève que cet épisode concernant le
suicide philosophique doit être entièrement placé à la lumière du poste mihtaire195. Et
comme l'a bien rapporté récemment T.H. Nielsen, « 4>oouoai », qui peut désigner
plusieurs bâtiments ou un seul, est invariablement un poste de garde civique offensif ou
défensif à l'intérieur de tout le corpus grec196. Les Lois mentionnent en ce sens que
quitter la vie sans une véritable raison philosophique révélerait pour un citoyen son

190
Phédon, 62c. Voir aussi Apologie, 20e; 32a et Euthyphron, 6c. Les Lois, IX, 873c, dénoncent aussi le suicide
injustifiable.
»i Phédon, 62c.
192
R. Hackforth, Plato's Phaedo, Cambridge University Press, 1972, p. 36. D A . White, Myth andMetaphysic in
Plato's Phaedo, Canada, Associated University Presses, 1989, p. 36.
193
P. Vicaire, Phédon, Paris, Les Belles Lettres, 1969, p. 38. H. Chabrol, Phédon, Paris, Hatier, 1948, p. 17.
L. Robin, op. cit., p. XVIII p.8, note 2. J. Eckstein, The deathday of Socrates. Living dying and immortality — the
theater of ideas in Plato's Phaedo. Frenchtown, New Jersey, Columbia Publishing Corporation, 1981, p. 208,
préfère faire sauter le passage dans sa traduction.
194
Dixsaut traduit par « résidence », op. cit., note 179, p. 328, note 57.
195
D. Gallop, Phaedo, Oxford, Clarendon Press, 1975, p. 84.
196 T.H. Nielsen, « Phrourion. A note on the term in classical sources and in Diodorus Sicilus », Even more
studies in the Ancient Greek Polis, Verlag, 2002, p. 50 à 64, p. 50-51.

56
LE DLEUDEPLATON. ESSAISUR LEDAIMON-SOCRATE COMME PARADIGME DE LA RATIONALITÉ PLATONICIENNE

incapacité d'attaquer ou de protéger la cité, et se trouverait alors coupable de désertion


pour avoir abandonné ses responsabilités 197. Dans Y Apologie, Socrate dit d'ailleurs que sa
présence ici-bas, sa manière de vivre, revêt d'abord un sens mihtaire et civique. Il ne
peut abandonner le rôle que le dieu lui a confié, lui qui a toujours obéi aux
commandements des chefs de guerres durant toute son existence 198. Ce devoir est celui
d'une garde de la pensée que, envers et contre tous, le philosophe doit occuper tout au
long de sa vie. On peut penser qu'il est resté à sa fonction jusqu'au bout qu'elle qu'en
soit l'adversité : « Oui, Athéniens, je reconnais les dieux plus fermement qu'aucun de
mes accusateurs, et je m'en remets à vous et au dieu du soin de porter un jugement sur
ce qui vaudra mieux pour moi comme pour vous » (Apologie, 35d). Bref, le suicide n'en
sera pas un en vertu de la mission philosophique présidée par le dieu. Ainsi, « 4>oouoai »
ne s'inscrirait pas au préalable dans un trop commode et évasif dualisme « âme/corps »
dans le Phédon, mais au sein du poste de garde civique pour le bien commun de la cité
occupé par Socrate et dont l'expression politique se concrétiserait de manière analogue
dans la figure des gardiens-philosophes de la République.

Toutefois, c'est pourtant à n'y rien comprendre, le maître, en se tuant, semble


abandonner sa mission philosophique ayant pour nature de prendre soin de lui-même
et des autres à Athènes. C'est ce qu'affirme Cébès :

« [...] le dieu est notre épimélète (TÔV EmpEÀoûpEvov) et [...] nous (qpâç), nous
sommes ses possessions (ÈKEIVOU Kzé\iaxa). [...] on ne va pas s'imaginer, je
suppose, qu'on sera capable, une fois libéré, de mieux prendre soin de soi-
même. Non, seul un homme stupide pourrait à la rigueur croire qu'il doit
échapper à son maître, et serait incapable de tenir ce raisonnement : il ne faut
pas fuir loin de ce qui est bon, mais en rester au contraire le plus près possible »
(Phédon, 62d-e [trad. M. Dixsaut lég. modifiée]).

L'« épimélète » (ÈTupeÀETqç) est celui qui prend soin des choses qui sont à lui
(EKE.VOU KTEpara), c'est-à-dire, conformément à la République et aux Lois, des âmes
composant la cité199. Le philosophe semble justement correspondre à celui dont la

197
Lois, IX, 873c. Voir aussi Éthique à Nicomaque, III, 1116a.
198
Apologe, 28e.
199
Lois, X, 906a.

57
LE DIEU DE PLA TON. ESSAI SUR LE DAIMON-SOCRATE COMME PARADIGME DELARA TIONAUTÉ PLA TONICIENNE

mission consiste à s'occuper des pensées des mortels. C'est dans ces conditions que
Cébès soutient que Socrate ne devrait pas boire la ciguë, car il abandonnerait ainsi sa
mission divine et les soins qu'il prodigue à tous par l'entremise des dieux et de son
poste de garde civique. N o n seulement cette observation est troublante en ce qu'elle
s'avère, semble-t-il, particulièrement juste, mais surtout parce que c'est d'ailleurs ce que
soutient Socrate lui-même dans VApologie : «[...] Je suis au service du dieu » (Apologie,
23b). Insistant sur son obéissance à Apollon, il se garde bien d'être le maître de qui que

ce soit : « Pour ma part, je n'ai jamais été le maître (ÔLÔacncaAoç) de personne »

(Apologie, 33a). Peut-on croire que Socrate s'enlève la vie comme les autres mortels ?

Comment admettre alors qu'il puisse se suicider ? Simmias renchérit : « Pourquoi en

effet des hommes sages, s'ils le sont vraiment, fuiraient-ils des maîtres (beonàxaç)

meilleurs qu'eux-mêmes, et s'en sépareraient-ils avec autant de facilité ? » (Phédon, 63a).

La question est d'autant plus pertinente que Socrate semble être convaincu que dans un

instant, il sera auprès des dieux et, donc, n'a plus aucune raison de s'irriter200. Et c'est

alors que Simmias ajoute : « Peux-tu garder pour toi ces pensées alors que tu as en tête

de t'en aller ? N e nous en ferais-tu point part ? Car certes il s'agit là, c'est mon opinion,

d'un bien qui nous est commun à tous (KOLVÔV y à o ôf] .poiyE ÔOKEÎ Kal qpïv elvai

à y a 0 ô v TOÛTO) [...] » (Phédon, 63d). Nous savons que, à la suite des repas communs

caractéristiques de la vie militaire Spartiate, la communauté (KOIVÔÇ) revêt

habituellement une importance spécifique chez Platon 201 . Dans la République, les

femmes et les enfants sont partagés, les responsabilités quant aux moyens d'élever ces

derniers aussi, et chaque art, dont celui des sophistes, est l'affaire de tous et doit donc

être interrogé sur le plan d'une structure sociale 202 . Dans les Lois, l'étranger d'Athènes

parle même de la nécessité pour l'homme de saisir ce qui est meilleur pour le « devenir

commun de l'univers » (TO Koivq CTUVTEÏVOV)203. Il s'agit de considérer ce terme au sens

où — tels le Charmide, le Politique, le Limée et le Critias, par exemple — l'analyse

a» Phédon, 63c-d.
201
H. Joly, La question e s étrangers, Paris, J. Vrin, 1992, p. 69.
202 République, I, 346a; I, 351e; IV, 449a; V, 451d; V, 352c; V, 457b-d; V, 458c; V, 460b; V, 461a; V, 464a et
VII,543a;_r^_rfe,218b-c.
a» Lois, X, 903c.

58
LE DIEUDE PLATON. ESSAI SUR LEDAIMON-SOCRATE COMME PARADIGME DELA RATIONALITÉ PLATONICIENNE

philosophique réunirait les intérêts civiques du maître et ceux de son genos 204.
E.F. Edinger a bien noté que la koinonia réuni est un phénomène de la psyché, autrement
dit, qui, depuis Pythagore, réunit une communauté sous de mêmes affects unitaires ou
tutélaires 205. Cette perspective du Phédon, naïve en apparence, fait ressortir en effet que
la mort du philosophe n'est pas « sevrée d'amitié », mais se détermine plutôt sous les
contours d'une espèce de concertation 206. Platon cite souvent ailleurs le proverbe
« entre amis, tout est commun » 207. Cette maxime utilisée dans l'Antiquité est
transformée dans les dialogues et intégrée à l'activité philosophique tournée vers le soin
paradigmatique des âmes de la cité par Socrate. Elle ressemble par ailleurs aux
témoignages concernant les relations d'amitié stipulant partout dans le corpus
platonicien que « le semblable est ami du semblable » 208. Dans le même ordre d'idée, on
détecte à l'intérieur du Phédon la raison pour laquelle Socrate sera le narrateur de la
République : c'est qu'il s'avère qu'il est aussi l'origine d'une nouvelle généalogie, le nomos et
le modèle rationnel d'une nouvelle forme d'activité politique à partir desquels un
système de soin des âmes, la passation du poste de garde civique et un philosophe-roi
peuvent être conçus. Cette espèce d'homme est apparentée à sa constitution politique
qui est incarnée à son tour par le dieu tutélaire et a tendance à choisir un chef
semblable 209. Cette acception philosophique du concept de « ressemblance » (ôuoioiç)
fait partie de la fondation même du projet psychopolitique de la cité de la République™ :
« [...] il est plus avantageux pour chacun d'être soumis au principe divin et sage (0£iou
xai c|>Qovi|aou àQX-cr0ai), surtout si ce principe réside à l'intérieur de chacun, et si ce
n'est pas le cas, de se trouver guidé de l'extérieur, afin que soumis au gouvernement de
même principe, tous soient autant que possible semblables et amis (Ô|_IO_OL CO|J.£V Kai
cj)iÀoi) [...] » (République, IX, 590c-d). Il apparaîtra de plus en plus que la philia

204
Charmide, 166d; Politique, 2 6 0 b ; Timée, 20a-b et Critias, 112e.
205 E.F. Edinger, op. cit., note 73, p. 29-30.
2o« Phédon, 58c-d.
207
Lysis, 207c, Phèdre, 279c, République, IV, 424a, V, 449c et Lois, V, 739c. M. Dixsaut, op.cit., note 179,
p. 329, note 64; L.-A. Dorion, op. cit., note 37, p. 264-5; G. Leroux, op. cit., note 22, p. 597; note 2, p. 619.
L. Brisson et J.-F. Pradeau, op. cit., note 74, p. 398; L. Brisson, op. cit., note 486, p. 234. Voir aussi
Aristote; Politiques, 1263a6; Éthique à Nicomaque,VHl, 11,1159b et IX, 8,1168b.
208
Lois, IV, 716c; Lysis, 214a; Gorgias, 510b et Odyssée, XVII, 218.
a» République, VIII, 544a-b et IX, 591a.

59
LE DIEU DE PLATON. ESSAISUR LEDAIMON-SOCRATE COMME PARADIGME DE LA RATIONALITÉ PLATONICIENNE

authentique est celle d'une parenté intellectuelle qui, par son caractère divin, confère à
l'âme une autarcie dont ne peuvent jouir les hommes. Ainsi, le poste de garde comme
Socrate l'a occupé pendant toute sa vie pour le dieu et au bénéfice des autres le mène
toujours à s'exprimer d'une façon qui pourrait profiter à tous. Dans XApologie, il fait
savoir dans le même ordre d'idées qu'en consentant à l'exil et en continuant à
philosopher ailleurs, on viendrait l'écouter et il ferait assurément face alors à une autre
condamnation de toute façon211. C'est donc en gardant sa fonction qu'il demeure
indispensable pour son entourage et sa cité. De même dans le Criton, il est utile aux lois
selon une attitude analogue, donc, en ne s'évadant pas de la prison et en acceptant de
mourir212. Comme le dira la Lettre VU : « Car rechercher ce qui est le plus avantageux
aussi bien pour soi que pour la cité, quelles que soient les épreuves que l'on ait à
supporter, voilà qui n'a rien que de juste et de beau » (Lettre VU. 334e). Mais pourquoi
en est-il ainsi ? Pourquoi devrions-nous considérer que le suicide de Socrate est perçu
sous de tels rapports civiques ? Pourquoi le philosophe occupe-t-il son poste de garde
même face à la mort ?
Platon nous montre que la mission de Socrate étant accomplie, une intervention
divine lui permet de se suicider. Même si la mort n'est jamais souhaitable comme telle,
le philosophe peut se suicider d'une façon qui le distingue des autres hommes s'il
possède un signe incontournable des dieux. Et puisqu'il n'obéit plus à aucun maître humain
meilleur que lui — et ne pouvant quitter la cité et son poste de garde civique sous peine
de s'avérer inutile pour elle —, Socrate sait que, depuis le retour du navire d'Apollon à
Athènes, il n'est à vrai dire plus un homme vivant au sens où nous le concevons
habituellement : c'est un être au statut dvique immortel et intermédiaire qui, au bénéfice de tous, est
généré p a r le dieu afin de surclasser la figure tutélaire de Thésée. Sans plaider pour l'éviction
complète de celui-ci, Platon suggère — afin que soit respecté l'ordre naturel et glorieux
des « pères » composant les nomoi de la cité — que l'héroïsme de la rationalité socratique
doit désormais dépasser l'héroïsme archaïque dont le fils d'Egée, l'« Héraclès athénien »,

21° RépubiqueV,A15e.
211
Apologie, 37d et Criton, 52b.
212 Criton, 50c et 51b-d.

60
LE DLEU DE PLA TON. ESSAI SUR LE DAIMON -SOCRA TE COMME PARADIGME DELARA TIONALITÉ PLATONICIENNE

était le digne porte-parole et que, signe des dieux, le paradigme éducatif au cœur de la
cité doit nécessairement se transfigurer en daimon philosophique. Désormais, c'est la
Raison qui doit régner dans la cité et c'est Socrate qui en est la première expression chet^ Platon. Le

modèle « Thésée » a toujours protégé la cité d'Athènes par l'exercice d'une vertu
politique particulière, mais c'est maintenant à son tour de s'imposer au bénéfice de tous
les citoyens. Dès lors, tout le projet platonicien s'efforcera de persuader ceux-ci qu'ils
devront, afin de rester fidèles à eux-mêmes, à la communauté et à la cité, vaincre et
dépasser autant que possible l'éducation religieuse établie par les anciennes divinités.
C'est pourquoi, selon le traitement qu'en feront les platoniciens ultérieurs et les
stoïciens, il est dans l'ordre des choses que le nouvel « Héraclès » affrontant les dangers
sous toutes ses formes — les opinions, les pensées injustes, etc. — soit le philosophe, le
passeur curatif et bienfaiteur de tous les citoyens. Il est, désormais, une divinité officielle
d'Athènes et la résolution de Platon consiste de le faire reconnaître comme tel en
occupant l'espace sacré de la cité à partir du site de l'Académie. On pourrait alors
penser que le philosophe s'inspire de la daimonologie, joyau qui, depuis Pythagore et
aussi, comme nous l'avons noté, les phusikoi présocratiques, peut être désormais mis en
valeur afin de légitimer la Raison sur le terrain cosmogonique, anthropogonique et
politogonique. Mais de quelle manière s'imbriquent ces concepts dans le détail à
l'intérieur du corpus platonicien ?

2.2. i Thésée et la parenté héroïque ancestrale

Il faut avoir à l'esprit que Thésée, fils d'Egée roi d'Athènes et d'Aithra fille du roi
de Trézène, personnifie, à tort ou à raison, le héros protecteur et fondateur de la
puissance démocratique athénienne. Selon la légende, il accompagna Héraclès pendant
certains travaux et l'expédition des Argonautes avant d'être délivré des Enfers par lui
lors de son douzième travail à la recherche de Cerbère213. De plus, les deux faisant

213 A.I Boltounova, « Une péliké du style Kertch représentant la scène de la délivrance de Thésée par
Héraclès », dans Mélanges offerts à K. Michalowski, Warszawa, PWN, 1966 p. 287-292, à la page 287.

61
LE DIEU DE PLATON. ESSAI SUR LE DAIMON-SOCRATE COMME PARADIGME DE LA RATIONALITÉ PLATONICIENNE

partie du même arbre généalogique Pélopide (Alcmène, mère d'Héraclès, est la fille de
Pélops, et Pitthée, grand-père de Thésée et père d'Aithra, la mère, est le fils de Pélops),
ils sont réputés cousins214. Dans La folie d'Héraclès d'Euripide, Héraclès garde sa dignité
en étant sauvé par l'amitié de Thésée et de sa patrie après avoir tué ses propres enfants
sous l'emprise d'Iris et Lyssa qui accomplissaient ainsi la vengeance d'Héra en lui
troublant l'esprit215. Amphitryon, le mari d'Alcmène qui avait jadis laissé sa couche à
Zeus pour l'engendrement d'Héraclès confirme la liaison de leur destin à la cité
d'Athènes vers laquelle le conduit Thésée de manière anagogique à la fin de la pièce :
« Heureuse la patrie qui porte de tels fils! » (Héraclès, 1405). Héraclès n'agit plus alors
comme un cousin et compte Thésée comme son propre fils : « Moi qui n'ai plus
d'enfants, en toi je retrouve un fils» (Héraclès, 1401). En le sauvant lui et sa
descendance, le héros athénien incarne le nomos athénien, l'idéal éthique du Ve siècle et
l'humanisation des divinités comme Héraclès (ceux que l'on nomme les
anthropodaimones). C'est pourquoi qui invoque Thésée invoque nécessairement à
l'avenant, en ces circonstances, le genos d'Héraclès. Son importance est telle pour les
Athéniens que les prestigieuses Theseia sont nées tout droit du rituel des Panathénées.
Créées en 475 av. J.-C, elles réorganisent les fêtes héroïco funéraires, les Epiphania, qui
avaient heu depuis longtemps aux abords des nécropoles d'Athènes et durant lesquelles
chaque genos de la cité rendait hommage à ses ancêtres216.

Comme l'a bien noté D. Loayza, les rites cultuels et les éloges de ces différents
daimones suivaient une chronologie de « nature » qui accomplissait sous un ordre
historique un rapport indissociable entre les différentes générations de citoyens
athéniens qui devenaient ainsi égaux selon la nature, les droits et les lois de la cité217. La
structure urbaine du nomos est ainsi constituée de l'ensemble des pratiques militaires et

Euripide, Les Hêraclides, 189-227. Plutarque souligne le lien de parenté de Thésée et d'Héraclès : «Ils
étaient liés par la parenté, étant fils de cousines germaines. Aithra, en effet, était fille de Pitthée [roi de
Trézène], et Alcmène, fille de Lysidice était sœur de Pitthée, étant née, comme lui, d'Hippodamie et de
Pélops » (Thésée, 7-1).
La folie dHéraclès, v. 865-889. Les Trachiniennes de Sophocle montrent jusqu'à quel point peuvent aller les
déchaînements d'Héraclès.
Pour les conditions concrètes et détaillées de l'instauration de la polyandrie, du demosion sema et du patrios
nomos, voir C.W. Clairmont, Patrios nomos. Public burial in Athens during the Fifth and Fourth Centuries B.C.,
Angleterre, BAR, International Series, 161 (i), 1983.

62
LE DD2UDE PLATON. ESSAI SURLEDAIMON-SOCRATE COMME PARADIGME DELÀ RATIONALITÉ PLATONICIENNE

politiques, les lois instituées par les grands chefs du territoire athénien. Toutefois, les
hommes politiques importants et les héros patriotiques, comme ceux qui étaient morts
à la bataille de Marathon en 490 av. J.-C. — et que Platon nous dépeint par ailleurs dans
le Ménexène —, et religieusement célébrés pour l'héroïsme extraordinaire dont ils avaient
fait preuve, n'atteindront jamais la renommée sans précédent du daimon protecteur de la
cité et de son territoire qu'incarnait Thésée. Celui-ci, transfiguré en divinité athénienne
dès 476 av. J.-C, devient alors le héros national, le père nomothétique du synoecisme,
le roi rassemblant l'ensemble des bourgades de la région de l'Attique autour d'une
monarchie tempérée inclinant vers la démocratie218. Ceci explique d'ailleurs pourquoi la
plupart des citoyens athéniens se considéraient déjà comme les fils de Thésée avant
même l'inauguration des Theseia.

Les spécialistes s'accordent pour dire que l'apparition de ces festivités religieuses
officielles est favorisée par l'engouement populaire à la suite de l'ensevelissement des
ossements de Thésée dans un temple près de l'Agora rapportés de Skyros par Cimon.
L'enthousiasme fut tel que l'une des pratiques citoyennes préférées des Athéniens
consistait alors à retracer par la suite cette ascendance divine dans sa propre lignée.
Rapportant les bavardages de Phèdre et son amour pour les discours dans le Banquet,
Eryximaque insiste sur l'habitude des sophistes à écrire des éloges remontant ainsi
jusqu'au genos d'Héraclès219. Nul doute que ce fut là un filon en vogue profitable pour
les orateurs de l'époque à un tel point qu'il dû paraître trivial. C'est pourquoi Ctésippe
ne peut s'empêcher de tourner en ridicule Hippothalès qui, lui, amoureux de Lysis dans
l'entretien platonicien du même nom, ne manque pas une occasion de le glorifier en
vantant par ses chants son genos qui remonterait jusqu'au dieu220. Ce type de justification
de race est aussi vivement critiqué par Socrate dans le Théétète :

217
Voir Ménexène, 236d-237b et l'introduction de D. Loayza, Paris, Gamier-Flammarion, 2006, p. 39-41.
218 G. Cornet, « Les aventures de Thésée lors de son voyage de Trézène à Athènes : transfiguration d'un
jeune aventurier en héros national », Paris, Bulletin de t association Guillaume Budé, 2000 (1), pp. 28-43, à la
page 29. Voir aussi A. Blomart, « Les manières grecques de déplacer les héros : modalités religieuses et
motivations politiques », dans Héros et héroïnes dans les mythes et les cultes Grecs : actes du Colloque organisé à
[Université de Valladolid du 26 au 29 mai 1999, édité par V. Pirenne-Delforge et E. Suârez de la Torre,
Liège, Centre International d'Etude de la Religion Grecque Antique, 2000, pp. 351-364, à la page 357.
219
Banquet, 177b-c.
J» Lysis, 205c-d.

63
LE DIEU DE PLATON. ESSAI SUR LEDMMON-SOCRATE COMME PARADIGME DE LA RATIONALITÉ PLATONICIENNE

« Les généalogies que l'on va chantant, la noblesse d'un tel (yévq Û|_IVOÛVTCOV),
qui, de sept aïeux riches (yEvvaïôç), peut faire l'étalage, totalement obtus et
courts de vision il juge ceux qui les vantent : gens que leur manque d'éducation
empêche de tenir constamment leur regard sur l'ensemble et de faire ce calcul
que, aïeux et bisaïeux, chacun les a par myriades (nQoyôvcov puQiàÔEç ÉKaaTOJ
Y-YÔvaaiv àvaç>(.8|jT)T0i), myriades qu'on ne saurait nombrer, où riches et gueux,
rois et esclaves, Barbares et hellènes, ont eu dix mille et dix mille fois leur tour
en la lignée (puoioi yEyôvaoïv) de n'importe qui. Que l'on se glorifie d'une série
de vingt-cinq ancêtres en remontant ainsi jusqu'à Héraclès [...], lui ne voit là que
des chiffres étrangement mesquins [...]; et le sage se moque de ceux qui ne
savent faire ce calcul ni se désenfler de la sottise qui gonfle leurs âmes » (Théétète,
175a-b [trad. A. Diès]).

Ici comme ailleurs dans le corpus, Socrate dénonce la glorification superficielle du


genos qui, selon les Athéniens, mènerait ipso facto à une certaine noblesse d'âme221. De
plus, il faut noter que la personnification daimonique d'Héraclès est ici dans le ton des
Theseia, puisque celles-ci servent justement à rendre hommage aux héros morts qui,
comme ceux à qui on rend hommage dans la fameuse oraison funèbre du Ménexène,
peuvent protéger les vivants en continuant de déployer sur eux une certaine activité
nomothétique222. Socrate s'en sert pour juger sévèrement la sottise d'une parenté divine
autorisée par une pure construction qu'on ne peut selon toute vraisemblance réellement
retracer. Cette fabulation poétique est dangereuse à plus d'un titre. Comme l'affirme
l'étranger d'Athènes dans les Lois, cet exercice frivole consacré pourtant au sujet le plus
sérieux — à savoir la conception des dieux et la parenté que l'on peut avoir avec eux —
mène en outre directement à l'athéisme :

« C'est à celui qui estime que les dieux existent, mais qui nie qu'ils aient souci des
affaires humaines qu'il nous faut maintenant adresser nos exhortations.
"Excellent homme, dirons-nous, le fait que tu estimes qu'il existe des dieux
atteste sans doute chez toi une parenté (ouyy-VEia) avec les dieux qui t'attire
vers ce qui t'est familier (nçoç TÔ UV\K\>VTOV) et qui te pousse à l'honorer comme
à en admettre l'existence. Mais les succès privés ou publics d'hommes méchants
et injustes, succès qui en réalité n'apportent pas le bonheur (OÛK EÛÔaipovEç),
mais dont l'opinion publique célèbre vivement et non pas judicieusement la

221
Sur cette habitude de Socrate, voir Diogène Laërce, Socrate, 31.
222
Ménexène, 247a.

64
LE DIEUDE PLATON. ESSAISUR LEDAIMON-SOCRATE COMME PARADIGME DE LA RATIONALITÉPLATONICIENNE

félicité (eùôai(j.oviÇô[j.£vai), ce sont eux qui te poussent à l'impiété, glorifiés à


tort comme ils le sont aussi bien par les poètes que par tant d'autres discours.
Ou bien c'est aussi peut-être le fait de voir des hommes parvenir au terme de la
vieillesse, en laissant les fils de leurs fils au comble des honneurs, qui explique
ton trouble actuel quand tu remarques, soit que tu l'apprennes par ouï-dire, soit
que tu le voies toi-même de tes propres yeux, te heurtant à ces impiétés répétées
et terribles, que grâce à cela, partis d'une humble condition, ils sont parvenus à la
tyrannie et au pouvoir suprême. C'est alors que, évidemment troublé par tous les
faits de ce genre, mais retenu par la parenté (ôià caryyÉVEiav) qui te Ue aux dieux
d'en rejeter sur eux la responsabilité, entraîné à la fois par l'incompréhensibihté
de la situation et l'incapacité de charger les dieux, tu en es venu à l'état d'esprit
qui est le tien actuellement, qui te fait juger que les dieux existent, mais qu'ils
dédaignent les affaires humaines et qu'ils n'en ont aucun souci" » (Lois, X, 899d-e
[trad. L. Brisson et J.-F. Pradeau]).

Ce passage fait écho à la dénonciation de l'étranger d'Athènes qui stipulait


auparavant que les pires mauvaises actions proviennent des débordements et des
insolences de la jeunesse « lorsqu'elle s'exerce contre le sacré »223. Il peut être analysé
sous au moins trois aspects importants. Tout d'abord, l'« eudaimonie » est un sujet
abordé à l'intérieur de la recherche de modèles civiques adéquats. Le « bonheur »
véritable serait ici de manière opposée le lot de dieux ou de paradigmes civiques
supérieurs. Nous devons souligner d'emblée que cette caractéristique divine est
incarnée par Socrate lui-même dans l'Apologie : « [Celui qui a été vainqueur à Olympie
avec un cheval de course ou avec un char attelé de deux ou quatre chevaux] vous donne
des satisfactions illusoires, alors que moi je vous rends réellement heureux (EÛÔaiucov)
[...] » (Apologie, 36d). La question peut être posée d'une manière raisonnable : Socrate
est-il réellement la solution de rechange aux différents modèles divins ayant cours dans
la cité ? Nous y reviendrons en temps opportun. En second heu, cet extrait divulgue
que Platon ne cherche pas à renier tout hen de parenté (oiryYÉVELâ) avec les dieux, mais
à le concevoir sous une autre forme224. En d'autres termes, le genos comme celui de
Thésée ou d'Héraclès devrait être fondé par une autre sorte de parenté rationnelle qui
constitue un authentique hen avec les dieux. On a omis cette perspective limpide que

Lois, X, 884a.

65
L E DLEU D E P L A T O N . ESSAI SUR L E D A I M O N - S O C R A T E C O M M E PARADIGME D E LA RATIONALITÉ P L A T O N I C I E N N E

l'on découvre dans cette portion des Lois et qui revêt pourtant une importance
particulière dans tout le corpus225. Le concept de race qui mine le politique dans la cité
se transforme peu à peu sous une autre forme, c'est-à-dire sous une généséologie
rationnelle. Le « nationalisme » ou le « patriotisme » athénien ne disparaît pas avec
Platon : il est bien plutôt transformé sous une Raison universelle qui s'adresse d'abord à
tous les fils de la cité. Ainsi, le philosophe n'est pas apatride, sans dieu, sans hen avec le
divin au profit d'un Tout qui ne trouverait aucune expression civique. Cet homme
rationnel est un réiste au sens le plus noble du terme, c'est-à-dire qui arrive à conquérir
l'universel en imposant sa réflexion à la cité, au pays et, ensuite, seulement, au Tout.
Ensuite, Platon laisse entendre que c'est cet autre genre de paternité avancé dans
les Lois qui pourrait sauver les fils de la cité de l'impiété résultant de l'influence néfaste
de ces modèles injustes. L'âme est assortie au type de parenté auquel elle appartient et,
l'imitant, fait habituellement l'éloge de ce qui lui est connaturel226. Comme l'indique
l'étranger d'Athènes, la confusion de l'athéisme vient du fait que la vertu n'est jamais
louée pour elle-même et pour la supériorité qu'elle procure227. Dans le théâtre
d'Euripide, par exemple, elle ne s'avère jamais souhaitable en soi et peut aller jusqu'à
causer la « perte » du vertueux. Le chœur de l'Hippolyte, entre autres, dresse le tableau
accablant de l'infortune du fils qui, malgré sa fermeté morale face à l'injustice dont il a
été victime de la part de Thésée, se dirige vers une mort infamante228. Euripide se révèle
en fait comme un mauvais poète pour la cité. Comment respecter en effet un éducateur
décrivant des dieux qui ne semblent parfois pas recommander la vertu pour elle-

2
* Lois, X, 888a-d. L'Étranger d'Athènes avait déjà dit qu'un jeune homme peut changer au cours de sa vie
à ce sujet. On pourrait gloser longuement sur ce passage qui s'inscrit contre les principes irreligieux qui
sont devenus monnaie courante à l'époque où Platon rédige les Lois. Voir aussi Lois, X, 886a-b.
225
Comme l'indique en effet Aristote dans l'Ethique à Nicomaque, la force contraignante de la cité et les
coutumes agissent comme arguments unissant à leur façon parents et enfants : « En effet, la force
contraignante que possèdent dans les cités les dispositions légales et les coutumes est exactement celle
que possèdent dans les familles les arguments paternels et les habitudes du foyer. On peut même dire
que celle-ci est encore plus grande, vu les liens de parenté et les marques de bienfaisance, car on peut
compter au préalable sur l'affection des enfants et leur inclination naturelle à obéir à leurs parents »
(Ethique à Nicomaque, X, 1180b). Voir aussi Ethique à Nicomaque, VIII, 1162a; IX, 1165a; I X 1165a et
Politiques, II, 1269a.
226
Théétète, 167b; Politique, 307d; République, II, 378c; VI, 491c et VIII, 559e.
227
République, X, 608c et Lois, I, 630d-631d; III, 688a-d; 696a-b; IV, 705d; 718d-e; VI, 770b-771a; VII, 788c
etVIII,836d.
228
Hippolyte, v. 980-1005 et 1130-1150.

66
LE DLEUDE PLATON. ESSAI SUR LE DAIMON-SOCRATE COMME PARADIGME DE LA RATIONALITÉ PLATONICIENNE

même ? C'est ce qu'affirme la déesse Artémis à l'endroit d'Hippolyte : « Ah !


Malheureux ! De quelle épreuve portes-tu le joug ? C'est la noblesse de ton cœur qui
t'as perdu » (Hippolyte, 1389-90). Dans la perspective de Platon, l'athéisme des Lois est
en fait l'aboutissement logique de la parenté avec les divinités représentées de façon
décevante par des modèles qui, comme chez Euripide ou Homère, n'arrivent pas à la
concevoir d'une manière adéquate dans la cité actuelle. Cette pensée est en réalité le
résultat malheureux de la recherche inconsciente d'une figure divine différente des
dieux traditionnels de la part des fils Athéniens.
Le terme « oûp.c(n}TOv » utilisé dans l'extrait précédent des Lois désigne la seule
parenté qui, au sens philosophique, naît d'une façon vraiment « familière » ou qui
« s'enracine naturellement » mais qui semble à la fois toujours avortée par la perversion
des jeunes face à la glorification civique de l'injustice. Que signifie-t-elle et en quel sens
peut-on dire qu'elle est la seule véritable forme de parenté ? Et à quoi fait-elle référence
dans les dialogues ? Règle générale, Platon relie celle-ci à l'enracinement (4>UTÔV) d'un
premier engendrement de la raison identifiée à la partie dominante de l'âme comme on
la retrouve dans le Timée :

« En ce qui concerne l'espèce d'âme qui en nous domine, il faut se faire l'idée
que voici. En fait, un dieu a donné à chacun de nous, comme daimon, cette
espèce-là d'âme dont nous disons, ce qui est parfaitement exact, qu'elle habite
dans la partie supérieure de notre corps et qu'elle nous élève au-dessus de la
Terre vers ce qui, dans le Ciel, lui est apparenté (ovyyéveiav). C'est à cette
région en effet, à partir de laquelle poussa la première naissance de l'âme (q
7_Q_-iTq Tfjç tjjuxqc yéveoiç), que l'espèce divine accroche à notre tête, c'est-à-dire
nous enracine (cfnjTÔv) [...] » (Timée, 90a [trad. L. Brisson lég. modifiée])229.

D'une part, ce morceau aborde une problématique rappelant les capacités du


daimon-Socrate des Nuées d'Aristophane se déplaçant dans les airs et le Ciel afin de
guider les autres humains comme Strepsiade. D'autre part, comme le Phédon et la

229
Conformément à nos analyses, É. Des Places fait de cette « suggeneia » grecque le but de toute vie
humaine issue de l'autorité patriarcale, qu'elle soit de l'ordre du père ou de l'autorité divine. On peut
penser que l'origine de l'anthropomorphisme s'apprécie à partir de cette tendance à vouloir rapprocher
les dieux de soi. Selon lui, « sumphutos » est synonyme de « suggenes » chez Platon. Voir par exemple Lois,
IV, 710a.

67
LE DIEU DE PLATON. ESSAI SUR LEDAIMON-SOCRATE COMME PARADIGME DE LA RATIONALITÉ PLATONICIENNE

République, le daimon est identifié à la partie rationnelle de notre âme230. C'est lui qui nous
élève vers ce qui nous est apparenté (cnryyévEiav). Dans les Nuées, l'être intermédiaire
que représente Socrate lui-même affirme de manière similaire qu'il peut amener
Strepsiade à connaître les « choses divines » (rà Qeia nçâyiiaia) et « entrer en relation »
(cruyyEVEoGai) avec les divinités (&aifj.oaiv)231. Cette faculté immortelle est même
rapprochée de l'Intellect (voûç), de la modération (4>çôvqo"iç) et du raisonnement
(ôiovoia) ailleurs dans le corpus platonicien232. La première naissance de l'âme (q Ttoortq
TTJÇ vjjuxqç yévEaiç) vers la région de l'Intellect, vers ce qui lui est réellement apparenté,
serait donc dans ce fragment du Timée un enracinement (C|>UTÔV) délimité par la
daimonologie et le dieu-démiurge qui l'accompli.

Mais qui est le démiurge et en quoi consiste cette naissance daimonique ? On


peut dire avant toute chose que le terme « démiurge » rend compte de plusieurs usages
en Grèce ancienne : les artisans, les magistrats, le devin, le médecin, le charpentier,
l'aède, le pantomime, le nomothète, etc.233 Autrement dit, il est celui qui, quelle que soit
son activité civique, pétrit, mélange, etc., des matériaux quels qu'ils soient. Ici, la
première naissance de l'âme — l'âme faisant office d'élément préexistant — réfère au
fond à la genèse de son immortalité :

« [...] les œuvres dont je suis, moi, le démiurge et le père (&quiouQY°Ç TUXTT|Ç),
sont indissolubles [aAura], parce qu'elles tiennent leur naissance (yEvô(j.£va) de
moi : tel du moins est mon souhait. [...] C'est pourquoi, bien que vous ne soyez
ni immortels ni totalement indissolubles (àGàvaroi |_.èv OÛK ÈOTÈ oùô' OAUTOI TÔ
nâ\mav), vous ne connaîtrez certainement pas la dissolution et n'aurez pas la
mort pour lot (oùri uèv ôq Avdr\oeoQé ye oùôè TEÛ£ea0E Oavcrrou |_x>Loaç) »
(Timée, 41a-b [trad. L. Brisson]).

Le démiurge est celui qui fabrique les vivants en donnant aux mortels le principe
immortel et la capacité philosophique d'imiter cette naissance par la suite. Ces
développements du Timée assurent d'une certaine manière qu'avant l'arrivée de la

230
Phédon 107d et République, X, 617e. Voir L. Brisson, Le Même et t Autre dans la structure ontologique du Timée de
Platon, Paris, Klincksieck, 1974, p. 278, note 804.
231
Nuées, 250-3.
252 Timée, 90c. L. Brisson, op.cit., note 230, p. 417.

68
L E D L E U D E P L A T O N . ESSAI SUR L E DAIMON-SOCRATE COMME PARADIGME D E LA RATIONALITÉ PLATONICIENNE

philosophie et de sa démiurgie particulière, on ne possédait aucune conception


rationnelle et donc réelle du monde et de l'immortahté de l'âme. L'enfantement et la
forme de parenté des Lois se distinguant des autres généalogies et modèles civiques
inadéquats tournent donc autour de cette espèce de justification philosophique. On
pourrait toutefois se demander si l'on peut en dire davantage — notamment sur la
figure quelque peu abstraite et métaphysique du démiurge qui, comme l'a déjà
mentionné L. Brisson, pose certaines difficultés d'interprétation 234 . Ce père divin
permet la naissance immortelle à partir d'un matériau antérieur, l'âme, qui n'est pas sans
poser de problèmes. Qui sont ceux qui la reçoivent ou naissent de manière
philosophique ? Et à quoi cette naissance servira-t-elle? Le démiurge précise :

« O r s'ils tenaient de moi leur naissance et leur participation à la vie (Taûra


yevô[ie.va Kal p.ou [itxaoxàvra), ces êtres seraient les égaux des dieux. Afin
donc que ces êtres soient mortels et pour que le tout soit réellement tout,
appliquez-vous, selon votre nature, à être les démiurges de ces vivants, prenant
pour modèle (ui|_ioûf_.£voi) sur la puissance que j'ai déployée pour assurer votre
naissance (yévEaiv). Et, en ce qui concerne la partie qui en eux doit porter le
même nom que les immortels (àSavàrotç), cette partie qu'on appelle divine
(GELOV) et qui commande (qyEpovouv) chez ceux d'entre eux qui ne cessent de
pratiquer la justice et qui souhaitent vous suivre, cette partie que j'ai semée et
que j'ai pris l'initiative de faire venir à l'existence, je vais vous la confier. Pour le
reste, enlacez à cette partie immortelle une partie mortelle, fabriquez les vivants,
faites-les naître (yevvâTE). Donnez-leur de la nourriture, faites-les croître et,
quand ils périront, recevez-les de nouveau auprès de vous » (Timée, 41c [trad.
L. Brisson]).

L'immortalité est une partie semée dans l'âme de l'extérieur et les seconds
démiurges, fils du premier démiurge, sont ceux qui la reçoivent afin de nourrir les autres
vivants et, pour ainsi dire, la faire fructifier avec eux. Ces êtres seront alors les égaux des
dieux et participeront à une forme de vie (Taûra yevôuEva Kal (3iou pETaaxôvra)
supérieure puisqu'immortelle. Cet extrait expose aussi trois aspects importants sur
lesquels nous nous attardons.

233
A. Macé, «Activité démiurgique et corrélation des propriétés matérielles », Études platoniciennes, II, Paris,
Les Belles Lettres, p. 97-128, aux pages 102-103.
234
L. Brisson, op.cit., note 230, p. 30 et suiv.

69
LE DIEU DE PLATON. ESSAISURLEDAIMON-SOCRATECOMMEPARADIGME DELA RATIONALITÉ PLATONICIENNE

Tout d'abord (1), il faut mentionner que ce passage fait penser au Ménexène où il
est stipulé que les éducateurs et les modèles de toute parenté civique (quelle que soit sa
forme) tiennent le rôle de fournir une image ancestrale face à laquelle les citoyens
doivent prendre connaissance de leur excellence propre : « Il faut, à mon avis, se
conformer à l'ordre de la nature qui les fit excellents [les éducateurs], et les louer de
même. Or s'ils furent excellents, c'est qu'ils sont nés (q>ûvai) de ceux qui le furent eux-
mêmes. Célébrons donc en premier leur excellente naissance puis la façon dont ils
furent nourris et éduqués » (Ménexène, 237a) 235. La nourriture étant un concept qui
s'applique tant à l'âme qu'au coips à l'époque, la philosophie cherche à mieux
circonscrire ce domaine. On peut voir que le Ménexène présente l'embryon de certains
grands principes généséologiques du platonisme. Un peu comme les modèles de la
véritable parenté des Lois et les démiurges du Timée, les pères morts ou vivants de la cité
ne cessent d'agir comme les balises de l'implantation territoriale et civique 236 de leur
progéniture dont la philosophie se dissocie encore une fois dans le dialogue par sa
disposition à l'immortalité 237. Bref, la terminologie de ce type d'enracinement marqué
par la daimonologie ferait référence tout autant à une naissance civique comme dans le
Ménexène qu'à une naissance cosmique comme on la retrouve dans le Timée et les Lois.
En second heu (2), il est troublant de constater que l'engendrement de la
nouvelle parenté intellectuelle du Timée, du Ménexène et des Lois est avant tout associé à
rimmortalité de l'âme par filiation philosophique des disciples avec l'éducateur
« Socrate » dans le Phédon. Celui-ci est sans équivoque le point focal de la transmission
de cette dunamis ou de l'implantation de cette « semence » comme on l'atteint dans la
démiurgie plus abstraite des autres dialogues238. Est-ce à dire que Socrate serait
introduit comme un démiurge ou son doublon mimétique ? Un passage pourrait le
laisser croire. Il s'agit de celui où Platon nous rapporte le rêve qui a obsédé le maître

235
Aussi Ménexène, 237d et 239a.
236
Voir G. Naddaf, L'origine et l'évolution du concept grec de phusis, Lewiston,: E. Mellen Press, 1992, p. 152-153.
237
« Ce n'est pas l'immortalité, en effet, qu'ils souhaitent pour leurs enfants, mais l'excellence et la gloire
[...]» (Ménexène, 247d). En outre, d'autres propositions concernant toute la cité sont aussi soulignées
dans les Lois, VI, 771b-c, où l'étranger d'Athènes affirme que le dieu a subdivisé les douze tribus ou
familles civiques selon l'ordre cosmique des douze mois de l'année afin que toute cité suive sa parenté
naturelle (OO>|_<}>VTOV) selon ses capacités.

70
LEDLEUDEPLATON. ESSAI SUR LEDAIMON-SOCRATE COMME PARADIGME DE LA RATIONALITÉPLATONICIENNE

durant toute sa vie afin de l'exhorter à « produire » la musique particulière qu'est la


philosophie : « "Socrate, fabrique une œuvre musicale et travaille" ('D EcoKQaTEç", âdpq,
"pouaiKqv 7_oi.£i Kal èoyàCou") » (Phédon, 60e). D'une part, L. Brisson a déjà bien
marqué que la nature du démiurge du Timée était intimement liée à cet aspect
producteur et, donc, si l'on veut, quelle que ce soit sa nature, à une opération de l'ordre
du « noiEÎv » 239. Pourquoi Platon tient-il à l'attribuer à Socrate ici ? D'autre part, la
« musique » produite par lui serait différente puisque, on pourrait penser qu'elle se
composerait d'une idée-nombre inspirée de la daimonologie pythagoricienne qui, selon
le platonisme, agirait comme une note musicale intelligible ayant sa place dans la
partition harmonique et pneumatique de la réalité. Quoi qu'il en soit, unie au reste du
dialogue, cette allusion sur le possible statut d'un « Socrate producteur » doit attirer
notre attention, d'autant plus que Platon parle tout au long de l'entretien de
l'importance de la parenté (cruyyéveia) rationnelle de l'âme avec le « principe invisible »
qui est « pur », sans « maux » et « immortel » comme il la construit lui-même 240 : « Et
comme elle est apparentée à cette manière d'être (îcal cbç cruyyEvqç oûaa), elle reste
toujours en sa compagnie (aùroû àei p£T'ÈKE.VOU TE yiyverai), chaque fois précisément
que, se concentrant elle-même en elle-même, cela lui devient possible » (Phédon, 79d). Il
ajoutera que « chaque espèce d'âme verra son heu de destination déterminé par sa
ressemblance avec son activité épimélétique (OÙKOÛV, f\ b' ôç, ofjAa ôq Kai T__\Aa fj âv
EKaoxa loi Kara Tàç aÙTÔrv ô(j.oiôrqTaç rqç pEÀÉrqç) » (Phédon, 82a). Ici, le génitif « TTJÇ
|a£À£Tqç » renvoie aux occupations de l'âme dans une perspective de soin d'elle-même.
On peut dire que l'âme s'exerçant à la mort s'en va vers ce qui lui est ami ou semblable
(EIÇ TÔ âfj.oiov), l'invisible ou l'éternel (TÔ àiôèç), le divin (TÔ OELÔV) et l'immortel
(àGàvarov). Bref, c'est la geste même de la généséologie qu'incarne Socrate pour ses
disciples qui semble représentée par Platon dans le Phédon.

La fin du Phédon énonce ainsi selon ces formulations la génération de


l'immortahté de toute âme qui, sous la conduite de son daimon le menant à ce qui lui est

238
Phédon, 82b-c; 87b-c et Banquet, 209a.
239
L. Brisson, op. cit., note 230, p. 29 et 31.
2« Phédon, 79b-e; 84b et 86b.

71
LB DLEU DE PLA TON. ESSAI SUR LE DAIMON -SOCRA TE COMME PARADIGME DELARA TIONALITÉ PLA TONICIENNE

réellement « parent » — un peu à la manière de l'exposition de la daimonologie du Timée


et de la notion de participation tournée vers une vie d'ordre supérieur et divin —,
s'avère bonne en ce qu'elle possède d'âme et, pour ainsi dire, de puissance de vie en
elle-même : « Nous devrons penser que les âmes de tous les vivants (7IC_VTC_V Çcpcov)
sont toutes semblablement bonnes (ôfioicoç àyaGai ECTOvrai), s'il est vrai que leur
définition est de s'enraciner naturellement (netyvKaoiv) comme des âmes » (Phédon,
94a). C'est lorsque l'âme naît en tant qu'âme en atteignant sa définition rationnelle
réelle, parente et entière qu'on ne peut douter de sa bonté. La République indique aussi à
sa façon que l'âme atteint ses fonctions propres par cette psychagogie « eudaimonico-
agathoïde »241. Il faut souligner le fait trivial, mais indiscutable, que personne d'autre
que Socrate n'est habilité à défendre l'immortalité de l'âme dans ce dialogue242. Nous
devons ajouter que ce logos particulier désigne rien de moins que la naissance de Socrate
lui-même auprès du dieu bon et sage (naçà TÔV àyaOôv Kai <r£çévi(j.ov GEÔV) dans le
Phédon : « là où tout à l'heure, plaise à dieu, mon âme aussi devra se rendre; cet âme qui,
par enracinement connaturel (netyvKvia), est aussitôt séparée du corps » (Phédon, 80d).
D'une manière similaire aux Nuées, l'âme de Socrate s'enracinera ici en s'envolant vers le
Ciel et le Soleil. Et, d'une façon encore semblable au Ménexène, au Timée et aux Lois,
cette terminologie indique une série de problématiques entourant la ressemblance
philosophique avec un modèle divin. Or on constate qu'elle est reprise non seulement
pour l'établissement paradigmatique de Socrate dans l'au-delà, mais aussi pour désigner
le moment fatidique de la passation civique de la philosophie — nous y reviendrons —,
bref, sa naissance (TTECJJUKE) OÙ la transfiguration daimonique du maître et l'entrée des
amis et disciples dans la prison les feront coexister l'un à l'autre comme une
communauté immortelle et mortelle par filiation, comme si deux têtes étaient
accrochées ensemble dans le prologue du Phédon243. L'idée que Socrate est le producteur

241
République, I, 353e-354a. Ce développement est d'autant plus éloquent qu'il débouche sur un hommage à
Socrate : « Que cela soit pour toi, Socrate, ton festin des Bendidies » (République, I, 354a).
242
République, X, 608d.
243 « Quelle chose déconcertante, mes amis, semble être ce que les hommes appellent l'agréable, et quel
étonnant rapport sa nature [9a_>|_aaï_c 7«<)>UK-] entretient avec ce qu'on tient pour être son contraire, le
pénible : en l'homme, aucun des deux ne consent à coexister avec l'autre, mais si on poursuit l'un et
qu'on l'attrape, on peut presque dire qu'on est obligé d'attraper toujours aussi l'autre; comme si, bien

72
LE DIEUDEPLATON. ESSAI SUR LEDAIMON-SOCRATE COMME PARADIGME DE LA RATIONALITÉ PLATONICIENNE

ou le fabricant de l'âme immortelle n'est pas absurde et fait même partie de la mise en
scène platonicienne.
Nous avons expliqué que le Cratyle montre que le démiurge (ôqpiouoyôç)
nomothète (vopoOÉTqç) est incarné par Socrate qui redéfinit l'ensemble de la
daimonologie de l'Antiquité. C'est à lui, l'artisan qui à une puissance divine pour
imposer ces premiers noms aux choses, à qui il revient d'imposer la rectitude des noms
en les fabriquant d'une façon convenable. Socrate réalise une révision complète du
statut des dieux, des daimones d'Hésiode, du Soleil et de la Lune, des saisons et des
éléments matériels des présocratiques qui, comme dans la démiurgie du Timée, sont tous
sans conteste les composantes mêmes de la daimonologie de l'époque qui est en
construction. Nous avons expliqué également de quelle manière les Grecs croyaient peu
à peu que les âmes des morts occupaient ces lieux, les astres et la matière dont la Lune
était le principe près de l'être et des daimones insulaires agissant sur les pensées des
mortels. Nous pouvons même dire en passant que tous les concepts nommés dans le
Cratyle seraient redéfinis selon cette perspective. Bref, tous les noms construits par le
nomothète-Socrate présenteraient en réalité en quelque sorte un index onomastique de
la daimonologie de Platon.

Si cette figure se découvre dans le Cratyle sous les traits d'un législateur civique
qui « nomme les choses » ou du démiurge-nomothète, nous la voyons aussi dans la
République244. L. Brisson dit de manière juste qu'elle se confondait en outre avec celle
d'une sorte de maître de persuasion oeuvrant avec le langage un peu comme le faisaient
les sophistes245. La Grèce archaïque des démiurges-agriculteurs (comme on les
retrouvait entre autres chez Hésiode) avait laissé des traces afin de permettre
l'apparition d'un groupe n'ayant plus rien à voir avec les hommes de métier, mais se
convertissant et s'affichant peu à peu comme se techniciens de la démiurgie politique.
Ces producteurs se targuaient plutôt d'être des «producteurs de citoyens» et les

qu'étant deux, ils étaient attachés à une unique tête » (Phédon, 60b). Nous verrons que cet épisode ne
prend pas uniquement place à l'intérieur d'une analyse de l'agréable et du pénible, mais met en scène la
transfiguration de Socrate en daimon et celle des disciples en épimélète-gardiens de la philosophie. Voir
aussi République, IX, 583e.
244
République, IV, 427a.
245
L. Brisson, op. cit., note 230, p. 50, 98-99.

73
LE DIEU DE PLATON. ESSAI SUR LE DAIMON-SOCRATE COMME PARADIGME DE LA RATIONALITÉ PLATONICIENNE

défenseurs de l'enseignement de la vertu civique. Comme mentionné de manière


perspicace par G. Naddaf, cet art produisit une antithèse entre nature (cj)UCTiç) et
nomos246. C'est pourquoi la technique démiurgique (ôq|j.iouQy_Kq TÉxvq) originelle que
retrace le sophiste Protagoras avec l'aide du mythe de Prométhée dans le Protagoras
exigeait pour les premiers habitants de la Terre une sorte de « supplément d'origine » :
la démiurgie politique ou la technique politique (noAiTiKq TÉxvq)247. Bien qu'elle aida les
hommes à survivre grâce au feu volé, la première technique démiurgique s'avéra en fait
insuffisante en ce qu'elle ne pouvait fonder l'art politique et les cités, bref, produire du
politique248. C'est la Raison qui devra engendrer celui-ci d'une façon nouvelle. De ce
point de vue, Socrate apparaîtrait dans le Protagoras comme une solution de rechange ou
personnifierait l'artisan recherché enseignant la vertu civique distincte de celle
provenant des autres démiurges : les hommes de métier et les sophistes. À partir de ces
constats, le Sophiste divisera aussi l'art de production du non-être de celui qui est
véritablement divin249 : la philosophie.

La question peut donc être posée d'une manière raisonnable : Socrate est-il le
véritable démiurge ou « producteur » platonicien ? Nous venons de dire que le double
de Socrate est le nomothète (vo|_.o0ÉTqç), c'est-à-dire l'artisan démiurgique divin
(ôqjLuouçyôç) redéfinissant les mots et leurs concepts dans le Cratyle. Une chose est
certaine : si l'on accepte qu'il est le premier créateur de l'immortaUté de l'âme au sens
philosophique dans le Phédon, il en est aussi d'une certaine façon le père démiurge. Il
appert en outre que la venue de celle-ci « à la rationalité de son être » — tout comme la
création du monde en général à l'intérieur du Timée250 —, ne serait ainsi jamais à
comprendre uniquement sous les apparences d'une naissance chronologique, mais sous
la perspective d'une activité philosophique in vivd2^. On peut donc accepter la
terminologie « créationniste » comme le fait G. Naddaf, c'est-à-dire au sens où ce dieu

2
« G. Naddaf, op. rit., note 236, p. 287, 297 et 308-309.
247
Protagoras, 322a-323a.
248
C'est pourquoi la question porte aussi sur la production d'hommes de valeur comme Périclès n'aurait pas
réussi à la transmettre à ses familiers. Voir Protagoras, 320b.
249
Sophiste, 265a-b. Voir L. Brisson, op. cit., note 230, p. 86.
250 Timée, 9 2 c .
25' Voir Plotin, Ennéades, III,2[47], 1,25 et IV,8[6], 1,40 et suiv.

74
LEDLEUDE PLATON. ESSAISUR LE DAIMON-SOCRATE COMME PARADIGME DE LA RATIONALITÉ PLATONICIENNE

travaille à partir d'un matériau préexistant252. La Raison philosophique permet de restructurer ce


qui est déjà présent. À notre avis, il faut entendre dans le même ordre d'idée la venue à
l'être du monde précosmique du Timée de la même façon que celle de l'âme
prépsychique du Phédon. Tout comme le monde était comparé à un état primordial ou à
un chaos informe avant l'arrivée du premier démiurge, l'âme ne possédait pas
réellement sa « faculté » immortelle avant l'ordre imposé par Socrate. Pour lui de même
que pour le démiurge, l'âme apparaît comme un être préexistant auquel il doit donner
une naissance immortelle. Évidemment, ceci ne voudrait jamais dire que les
interlocuteurs du corpusplatonicum ne posséderaient pas une âme avant de le rencontrer
— tout comme le monde était, d'une manière ou d'une autre, présent sous sa forme
chaotique avant le premier démiurge —, mais que l'avènement de leur réelle parenté
immortelle serait toujours alors fixé par Socrate et, semble-t-il, par un modèle rationnel
démiurgique semblable ou l'imitant. C'est en tout cas d'abord le maître qui, en étant
établi lui-même auprès du dieu de manière connaturelle, fabrique en même temps le
premier modèle parent, divin et philosophique de l'immortalité de l'âme avant même le
démiurge et la daimonologie évoquée dans le Timée. Devant l'athéisme des Lois, on
pourrait dire qu'il est le paradigme créant une philosophie religieuse singulière face aux
autres dieux traditionnels injustes dans la cité. Cet archétype artisanal permet à ses
disciples de répéter envers les mortels la même activité d'imitation démiurgique afin de
consolider et de perpétuer d'autres naissances immortelles et une éducation
philosophique de laquelle une nouvelle parenté pourra émerger253.

En troisième et dernier lieu (3), l'extrait déjà cité concernant la daimonologie du


Timée met en scène la naissance des seconds démiurges par le père démiurge divin. La
partie immortelle leur est confiée avec la transmission de la capacité démiurgique. Ils
deviennent pour ainsi dire les auxiliaires ou les gardiens de l'implantation générique à
l'intérieur du cosmos et de la cité afin de favoriser une meilleure naissance des

25 2 G. Naddaf, op. cit., note 236, p. 374-381.


253
Timée, 24a; 28a; 31a; 39e. On pourrait aussi citer le Banquet, 206c-e, où Diotime affirme qu'Éros engendre
.'immortalité. Or, le véritable Éros dans le cadre de ce dialogue est Socrate. Voir aussi Banquet, 208a-b et
e.

75
LE DLEU DE PLATON. ESSAI SUR LE DAIMON-SOCRATE COMME PARADIGME DE LA RATIONALITÉ PLATONICIENNE

« enfants »254. Comme le dira plus loin Timée selon une terminologie similaire au
Phédon, l'homme qui acquiert la connaissance et les pensées vraies est ainsi apparenté à
ce qu'il y a de divin en nous (TÔ) Ô'ÈV qf_.lv Oetcp cruyyEVEÏç)255. Et prendre soin de son
élément divin en lui revient en réalité à maintenir en bonne forme le daimon en lui :

« [...] il est absolument nécessaire, je suppose, qu'il ait des pensées immortelles
et divines (àdâvaxa KCÙ delà), si précisément il atteint à la vérité; que, dans la
. mesure, encore une fois, où la nature humaine est capable d'avoir part à
l'immortalité (àGavaoîaç), il ne lui en échappe pas la moindre parcelle : enfin
que, puisqu'il ne cesse de prendre soin de son élément divin (TÔ OEÏOV) et qu'il
maintient en bonne forme le daimon qui en lui partage sa demeure, il soit
supérieurement heureux (evbai^xovà) » (Timée, 90d [trad. L. Brisson]).

Comme le rappelle à sa façon la République, le daimon ne devrait pas nous choisir,


mais c'est nous qui, au contraire, devrions le choisir parmi les paradigmes dans
l'Hadès256. D'une façon semblable aux lieux où l'on est conduit par un daimon dans le
Phédon (où l'on a un « daimon en partage » — terminologie reprise par Plotin), le soin de
l'élément divin et immortel se réalise ici par une conduite daimonique257. Nous avons
déjà indiqué que la racine « bai » possède des hens évidents avec le partage
généséologique chez Homère, les tragiques grecs et Aristophane. Celle-ci semble chez
Platon être également tout à fait intégrée à sa philosophie, à sa rationalité et à sa
démiurgie. Puisqu'on ne pense qu'à partir de pensées qui ont forgées la réalité des
mortels, la pensée de l'immortahté est ici l'expression d'une daimonologie partagée.
Si l'on revient au Timée, une question se pose toutefois : qui est cet homme
faisant aussi partie en quelque sorte des seconds démiurges ? En quoi est-il différent du
premier démiurge créateur de l'ordre cosmique ? Face à ceci, nous proposons une
réponse claire qui doit toutefois être précédée d'une remarque méthodologique.
Nous devons noter que l'erreur qui persiste est de confondre le pouvoir
démiurgique de ces deux êtres. Même s'ils s'avèrent complémentaires dans la

254
Timée, 18c-d.
255
Phédon, 79d et Timée, 90c.
» République, X, 617d et 618a.
257
Phédon, 107d. A ce sujet, voir aussi le traité des Ennéades de Plotin, Sur le daimon que l'on a reçu en partage,
III,4[15].

76
LE DIEU DE PLATON. ESSAI SUR LEDAIMON-SOCRATE COMME PARADIGME DE LA RATIONALITÉ PLATONICIENNE

pneumatologie cosmique du Timée, ils doivent néanmoins être distingués. Si, au sens
strict, leur pouvoir n'est pas absolu, puisque ceux-ci composent le monde à partir d'une
matière préexistante, on pense depuis longtemps que l'action démiurgique est dirigée
par les formes intelligibles. Or l'essentiel de notre objection consiste à souligner que
rien n'autorise une telle lecture, si ce n'est seulement en ce qui concerne les seconds
démiurges. Dès le début, on peut certifier en effet que le discours de Timée ne porte
pas sur l'exercice du père démiurge comme tel, mais sur tout démiurge ou, si l'on veut,
sur tout second démiurge qui, à chaque fois, prend un paradigme pour cause (CÙT-OU) afin
d'en engendrer l'idée (rqv Lôéav)258 :

«Aussi, à chaque fois qu'un démiurge fabrique quelque chose en posant les yeux
sur ce qui toujours reste identique et en prenant pour paradigme (7iaQa_Eiy|j;aTi)
un objet de ce genre, pour en reproduire l'idée (rqv lôéav) et les propriétés, tout
ce qu'il réalise en procédant ainsi est nécessairement beau; au contraire s'il fixait
les yeux sur ce qui est engendré (yeyovôç), s'il prenait pour paradigme
(7-aQaÔEiyfj.c.Ti) un objet engendré (yEvvqTcô), le résultat ne serait pas beau »
(Timée, 28a-b [trad. L. Brisson]).

Le vocabulaire se rapportant à la daimonologie s'impose dans le Timée : nous en


avons un exemple avec le terme de paradigme ici présent pour désigner une entité qui
n'est pas une idée intelligible, puisque celle-ci est reproduite seulement par le second
démiurge259. Il appert que toute production formelle platonicienne est le lot d'un
modèle agissant comme cause pour le second démiurge quel qu'il soit. En d'autres
termes, le paradigme est la cause de tout acte démiurgique de second degré, ou, si l'on
veut, de toute naissance « agathoïde » intelligible. Cette perspective est la même qu'à
l'intérieur de la République où la production démiurgique de la forme ou de « ce qui
existe vraiment » est distincte du second niveau de fabrication260. L'auteur premier des
objets intelligibles est un dieu démiurgique différent261. Dans ce cas, les seconds
démiurges fonderaient leur métaphysique sur le monde des formes non au sens où elles

258
Timée, 28a.
259
Infra. Nous verrons en temps et lieu que la notion de « paradigme » désigne justement avant tout le
daimon comme prototype cosmique ou civique. Il représente un bienfaiteur qui agit comme une image
immortelle sur la. psyché des mortels.
260
République, X, 596c-597b.

77
LE DLEU DE PLA TON. ESSAI SUR LE DAIMON -SOCRA TE COMME PARADIGME DE LA RATIONALITÉ PLA TONICIENNE

seraient déjà disponibles, mais au sens où c'est tout d'abord en contemplant le


paradigme ou le premier démiurge qu'elles émergent, qu'elles sont produites et se
dévoilent comme préexistantes, belles, éternelles, immuables, etc. Une preuve
supplémentaire de ce que nous avançons se trouve dans la suite du texte où Timée se
demande sur quel paradigme le second démiurge doit achever son œuvre :

« Si notre monde est beau et si son démiurge est bon (ô TE oquiouoyôç àyaOôç),
il est évident que le démiurge a fixé ses regards sur ce qui est éternel (TÔ àt&iov) :
autrement — hypothèse qu'il n'est même pas permis d'évoquer —, c'est sur ce
qui est engendré (yEyovôç). Il est évident pour tout le monde que le démiurge a
fixé les yeux sur ce qui est éternel (TÔ àiôiov); ce monde en effet est la plus belle
des choses qui ont été engendrées (yEyEvqfiévoç), et son fabricant, la meilleure
des causes. Par suite, ce qui a été engendré, c'est en conformité avec ce qui peut
être appréhendé par la raison et par la pensée (TTQÔÇ TÔ Aôyco Kal 4>Qovq_Et),
c'est-à-dire en conformité avec ce qui reste identique, qu'il a été fabriqué par le
démiurge » (Timée, 29a [trad. L. Brisson]).

La lecture est ici difficile. On ne sait si le bon démiurge de l'univers (ô TE


ôquiouçyôç àyaOôç) correspond au premier démiurge ou au second — ou encore si le
terme « àyaOôç » peut s'appliquer au deux. Toutefois, le risque de confondre le pouvoir
du premier démiurge avec le second fixant quant à lui ses yeux sur ce qui est éternel (TÔ
àiÔLOv) est moindre si l'on ne perd pas de vue que le premier démiurge était clairement
perçu tout juste avant comme la cause paradigmatique de la production formelle
intelligible dirigeant l'activité du second démiurge. Autrement dit, à moins qu'on ne
veuille l'inférer de manière gratuite, nulle trace du monde intelligible platonicien
préexistant au premier démiurge. Comme mentionné dans l'autre passage, l'idée (iôéa)
est au contraire reproduite par le second démiurge qui fixe ses regards sur l'éternité du
paradigme, c'est-à-dire sur le premier démiurge262. Bref, à l'opposé de ce que l'on a cru,
le monde intelligible est une production dont le caractère inengendré, préexistant,
causal et intemporel se révèle conforme et identique pour la raison et la pensée du
second démiurge à chaque fois qu'il fabrique ou produit un discours sur la génération
de l'univers comme tente de le faire Timée à l'intérieur du dialogue. En somme, la

2
« République, X, 597c-d.

78
LE DLEUDE PLATON. ESSAI SUR LEDAIMON-SOCRATE COMME PARADIGME DE LA RATIONALITÉ PLATONICIENNE

théorie des idées n'est pas accessible à celui qui se contente de contempler le monde,
mais à celui qui, d'abord, pense avec Socrate. Ceci est d'ailleurs encore en parfait accord
avec les différents passages aristophanesques où l'intellection est produite sous sa
gouverne généséologique.
À la suite de ces remarques méthodologiques, la question de savoir qui est
l'homme faisant aussi partie des seconds démiurges dans le Timée trouverait une
réponse parfaitement conséquente. Certes, c'est celui qui, contemplant le premier
démiurge (dont la première expression productrice semble être Socrate), prendra soin
de cette partie immortelle de l'âme et l'enchaînera d'une certaine manière à la partie
mortelle263, mais qui est-il dans le cadre du Timée ? Face à la défection politique
généralisée et au jeu démiurgique puéril et habituel des sophistes (tel qu'on le retrouve
entre autres dans le Protagoras et le Sophiste), Socrate a fait un constat important à ce
sujet au début du dialogue :

« Reste alors les gens de votre genre (yévoç), qui, par leur nature et par leur
formation, participent à la fois de la politique et de la philosophie. En effet,
Timée que voici, qui vient de la cité si bien policées de Locres en Italie, où, par la
fortune et par la naissance (yévEi), il n'est inférieur à personne, s'est vu dans sa
cité confier les plus hautes charges et décerner les plus grands honneurs; en
outre, il s'est, à mon sens, élevé aux sommets de la philosophie en son ensemble.
Quant à Critias, j'imagine, nous tous qui sommes d'ici savons qu'il n'est novice
en rien de ce qui nous occupe, Et pour ce qui est d'Hermocrate, sa nature
(4>ûa£coç) et sa formation sont à la hauteur de toutes ces questions » (Timée, 19e-
20b [trad. L. Brisson]).

Au sujet de ce morceau, G. Naddaf démontre bien que le programme diadique


du Timée, du Critias et de l'Hermocrate (jamais écrit par Platon et qui a été partiellement
remplacé par le III e livre des Lois) est annoncé selon un souci constant de transposer la
cité idéale dans le domaine de l'existence réelle264. Si l'on revient à cet extrait, le fils du
père démiurge est de toute évidence incarné par le personnage Timée dans l'entretien.
Par son mythe vraisemblable, il fera en sorte que toute vie trouve sa place dans le Tout,

262
Proclus affirme que l'artisan ne créé pas d'après des formes idéales dans la République X, 596b.
263
Voir Timée, 42e et 92c.
264
G. Naddaf, op. cit., note 236, p. 3, 347-370 et 445.

79
LE DIEU DE PLATON. ESSAI SUR LEDAIMON-SOCRATE COMME PARADIGME DE LA RATIONALITÉ PLATONICIENNE

mortelle autant qu'immortelle. Critias est aussi ensuite invoqué, semble-t-il, comme
troisième niveau de démiurgie comme on le verra dans le Critias et Hermocrate pour le
quatrième niveau. La trame de la passation civique de principes démiurgiques que nous
rencontrons trouve ici une forme particulièrement déconcertante tout autant que
cohérente. Car, d'une manière conforme à nos suppositions sur la nature du premier
démiurge, c'est Socrate qui, après avoir posé au préalable l'importance de la parenté de
Timée et de Critias avec le genos philosophique, leur laisse la parole en même temps qu'il
transmet cette capacité démiurgique : « Maintenant que j'ai rempli ma tâche, je vous ai
donc à mon tour assigné celle que je vous ai indiquée » (Timée, 20b). Ayant accompli
son « œuvre » philosophique, sa mission divine et présenté une réelle parenté rationnelle
et un ordre singulier par sa dunamis artisanale, ce père peut déléguer la tâche daimonique
aux autres de manière qui le démarque de tous les autres modèles civiques et éducateurs
traditionnels265. Ce point mérite d'être souligné, car il semble que l'on puisse confirmer
ici que Socrate est la cause démiurgique, intellectuelle et paradigmatique de l'apparition
des formes intelligibles comme nous la voyions sous sa forme aérienne, ridiculisée et
absurde dans les Nuées d'Aristophane. Platon dresserait ainsi une mise en scène
annonçant que la démiurgie du comparse Timée et celle de Critias et Hermocrate
s'exerceraient à son tour en étant suspendue au paradigme-Socrate transcendant et
supérieur jugeant du bien-fondé de la fabrication de l'immortalité de l'âme et de la
nouvelle représentation philosophique du cosmos266. Timée ne manque pas de rendre
hommage à Socrate en ce sens : « il ne conviendrait pas que, après avoir été traités hier
par toi comme doivent l'être les hôtes, ceux de nous qui sont là n'eussent à cœur de te
rendre la politesse » (Timée, 17b). La mention de l'hôte d'ordinaire protégé par le Zeus
protecteur des étrangers depuis Homère, figure divine sur laquelle nous aurons
l'occasion de revenir, se retrouve encore d'ailleurs dans le Lexique platonicien de Timée267.
Selon Hermocrate, la triade des dialogues démiurgiques tut annoncée selon ces

»S Timée, 20b-d.
266
Sur la parenté avec le démiurge, voir J. Opsomer, « T o find the maker and father. Proclus exegesis of
Plato Tim. 28c3-5 », Études platoniciennes, II, Paris, Les Belles Lettres, p. 261-283.
267
Lexique platonicien, 58. Homère, Hymne à Apollon, 452-5; Odyssée, XTV, 56-8 et V, 208 : « Il serait impie,
étranger, de mépriser un hôte, fût-il moindre que toi : car les mendiants, les étrangers, viennent de Zeus »
[trad. P.JaccottetJ.
LE DLEUDE PLATON. ESSAISUR LE DAIMON-SOCRATE COMME PARADIGMEDELA RATIONALITÉ PLATONICIENNE

prérogatives : « Assurément, Socrate, comme vient de le dire Timée, nous ne


manquerons pas de faire de notre mieux, et d'ailleurs nous n'avons aucune raison pour
nous dérober. Aussi bien, hier, dès que, après t'avoir quitté, nous fumes arrivés chez
Critias, dans la chambre d'hôte qui est aussi celle où nous logeons, et même avant sur la
route, nous nous sommes mis à réfléchir à ce projet. C'est alors que Critias nous fit un
récit d'après une antique tradition orale. Ce récit, Critias, reprends-le maintenant pour
Socrate, pour qu'il détermine s'il peut servir ou non pour remplir la tâche assignée »
(Timée, 20c-d). Le premier démiurge est celui qui sème et créer la genèse immortelle
pour les seconds démiurges comme cette tâche est accomplie par Partisan-Socrate pour
ses disciples dans le Phédon : « Voilà pourquoi, quand hier vous m'avez demandé de
développer la question de l'organisation de la cité, j'ai, après réflexion, accédé de bon
cœur à vos désirs, convaincus que, pour prendre la suite de cet exposé, nul autre que
vous, si vous y consentiez, ne seraient plus compétents » (Timée, 20b). On pourrait
penser sans trop extrapoler que Socrate serait la première expression discursive et
généalogique trouvant son double intelligible à l'intérieur de la figure métaphysique du
premier démiurge. L'un renverrait toujours à l'autre. Ces deux acteurs, l'un abstrait et
l'autre possédant certaines caractéristiques plus concrètes, se fonderaient sans doute en
un seul être dans le corpus. À ce titre, plusieurs problèmes d'exposition doctrinaux ont
sans doute affecté cette conciliation platonicienne : « Trouver le fabricant et le père de
l'univers exige un effort et, lorsqu'on l'a trouvé, il n'est pas possible d'en parler à tout le
monde » (Timée, 28c). La mimesis cosmique de Socrate n'étant la sienne qu'au sens
intelligible, le théâtre rationnel de la philosophie se joue à un niveau insoupçonné qui
peut être aisément discrédité par la plupart des gens. Les Lois affirment d'une manière
très proche que les âmes qui administrent, mènent la ronde du Ciel et prennent soin de
l'univers entier ressemblent aux daimones et aux dieux que le philosophe est obligé de
comparer au pilote pour ne pas se faire ridiculiser par les autres268. Timée avait pourtant
doublement placé sa démiurgie sous la direction de Socrate et donné quelques autres
pistes pouvant aider les auditeurs du dialogue tout juste avant son récit :

Lois, X, 897c; 898c et 905e-906c-d.

81
LE DIEU DE PLA TON. ESSAI SUR LE DAIMON -SOCRA TE COMME PARADIGME DELARA TIONAUTÉ PLA TONICIENNE

« Si donc, Socrate, en bien des points et sur bien des questions — les dieux et la
génération de l'univers — nous nous trouvons dans l'impossibilité de proposer
des explications qui en tous points soient totalement cohérentes avec elles-
mêmes et parfaitement exactes, n'en sois pas étonné. Mais si nous proposons
des explications qui ne sont pas des images plus infidèles qu'une autre, il faut
nous en contenter, en nous souvenant que moi qui parle et vous qui êtes mes
juges (oi KQiTai) sommes d'humaine nature (4>ûaiv àvOocoTuvqv l\o\x.tv), de
sorte que, si, en ces matières, on nous propose un mythe vraisemblable, il ne
sied pas de chercher plus loin » (Timée, 29c-d [trad. L. Brisson]).

Ici, on ne sait trop si le démiurge Timée veut dire qu'il considère ses juges
comme étant « humains, trop humains » ou plutôt comme d'« origine humaine » sans
exclure leur daimonisation — dont celle de Socrate. On peut croire que celui-ci est
différent des autres interlocuteurs du dialogue et que Timée pratiquera sa mise en ordre
philosophique de l'univers et la justifie face au « juge » Socrate comme il apparaît sous
les traits d'un homme daimonique soumettant les autres dieux à son analyse dans
l'Hadès à la fin de l'Apologie 269. Ces deux artisans cosmiques (Socrate et Timée) ne sont
pas sur le même plan : le maître semble être considéré sous des auspices bien
supérieurs. Même si son origine humaine est peut-être invoquée dans le Timée, nos
analyses nous permettent de dire qu'on ne devrait jamais le considérer sous cet attribut
unique. On imagine à peine les répercussions de la mise en valeur de ce personnage au
moment où, mort depuis longtemps (le Timée a été écrit entre 370-347 alors que la
condamnation de Socrate date de 399 av. J.-C), il intervient toujours dans le dialogue
philosophique pour ensuite disparaître de façon mystérieuse tout en demeurant d'une
certaine manière très présent : « Il sera parfait et brillant, à ce que je vois, le régal
oratoire que vous aller m'offrir» (Timée, 27b). La terminologie du démiurge entre en
scène immédiatement après ces quelques indications : le tableau étant fixé, Socrate
disparaît et le démiurge fait son entrée. Les deux êtres n'en formant vraisemblablement
en réalité qu'un seul, Platon peut ensuite dresser la description démiurgique sans faire
aucune mention de Socrate. C'est sans doute pourquoi il faudrait comprendre le récit
vraisemblable (EIKÔÇ Aôyoç) du Timée comme une démiurgie intellective dont la mimesis

269
Apologe, 40e-41a.

82
L E DLEU DE PLATON. ESSAISUR LE DAIMON-SOCRATE COMME PARADIGME DE LA RATIONALITÉ PLATONICIENNE

est reproduite à différents niveaux discursifs tout au long de l'entretien270. La


cosmologie de Timée sera pour ainsi dire offerte au maître comme un rapport d'image à
modèle271. On aurait donc affaire à un «sokratikoi logoi» dans la plus pure tradition
socratique272.
Cette mise en scène stratégique n'est pas isolée dans l'Antiquité et se retrouve
même d'une manière presque identique dans les Nuées d'Aristophane. Non seulement la
figure de Socrate comme premier démiurge de ses disciples tend à être montrée, mais
Phidippide, sous sa conduite — un peu comme la pensée cosmologique de Strepsiade a
été conduite par le daimon Socrate dans les airs273 —, n'incarnera rien de moins que la
mimesis du maître selon le contexte des cercles socratiques. Strepsiade, père de
Phidippide, dit à Socrate que son fils possède les capacités de recevoir son
enseignement et lui demande de lui révéler les secrets de renverser les deux
Raisonnements (le Juste et l'Injuste) qui lui permettront de régler ses dettes à ses
créanciers :

« Ne t'inquiète pas, instruis-le. Il est industrieux de nature (8u(-ioaocbôç EOTLV


4>ôcr£i). Il était encore tout mioche, pas plus haut que cela, qu'il modelait chez
nous des maisons, sculptait des bateaux, construisait de petits chariots de cuir et,
avec l'écorce des grenades, faisait des grenouilles à merveille. Tâche qu'-
apprenne les deux raisonnements : le Fort, tel quel, et le Faible, qui, en plaidant
l'Injuste, renverse le Fort; sinon les deux, du moins l'Injuste, à tout prix » (Nuées,
877-85 [trad. H. Van Daele]).

Le terme de « 0upoaocjx)ç » composé du « Gupôç » et du « oocpôç » désigne une


« volonté sophistique » possédant un hen avec le savoir-faire démiurgique de Socrate.
Dans l'Ethique à Nicomaque, Aristote mentionne que le terme de « aocjîôç » était utilisé à
propos des sculpteurs274. On se rappelle que peut-être était-ce le métier du philosophe
et de son père Sophronisque. Le terme de « oocpla » désigne l'habilité du charpentier et

270
Timée, 29c; 30b; 40e; 48b; 53d; 55d; 56a; 57d; 59d; 68b; 90e. Voir G. Naddaf, op. cit., note 236, p. 371-2 et
L. Brisson, Platon les mots et les mythes, Paris, 1982, p. 163.
271
Timée, 29b-c.
272
Voir T. Deman, Le témoignage d'Aristote sur Socrate, Paris, Les Belles Lettres, 1942, p. 25-33.
273
« Tâche au moins, quand je te proposerai quelque savante idée sur les choses célestes, de la happer au
vol ! » (Nuées, 489).
274
Éthique à Nicomaque, 1141a.

83
LE DIEU DE PLA TON. ESSAI SUR LE DAIMON -SOCRATE COMME PARADIGME DELARA TIONALITÉ PLA TONICIENNE

donc, dans le contexte socratique, la capacité de sculpter les pensées de l'autre. Ainsi, loin d'être
une simple « sagesse », la sophia se veut utile au sens où elle permet de réformer l'âme,
les lois, la cité, le cosmos, les raisonnements, etc. Nous savons de plus que c'est
justement ce genre d'enseignement qui l'a conduit à être accusé d'impiété et de
corrompre la jeunesse dans l'Apologie. Dans le même ordre d'idées, le passage des Nuées
annonce une réphque de Socrate qui renvoie à la figure plus métaphysique du démiurge,
double du Socrate du Timée : « Lui-même apprendra de la bouche même des deux
Raisonnements. Moi, je me retire » (Nuées, 888-9). Le maître et Phidippide se retirent
alors, laissant le Raisonnement Juste et l'Injuste s'entretenir ensemble comme les
duplicatas des deux personnages. Après avoir abordé et épuisé tous les sujets
socratiques qui mèneront aux accusations historiques275, le Juste entre chez Socrate en
déclarant passer dans le camp de l'Injuste qui, quant à lui, entrera par la suite avec un
Phidippide désormais sophiste et « KaKooaipcuv » (ayant donc réussi à prouver sa valeur
socratique de « 9upoao<|>ôç »)276. Comme dans le Timée, la mimétique démiurgico
discursive de la pensée du maître sur ses disciples est présentée comme une première
version d'un alter ego intelligible de son activité concrète. On peut croire que la
démiurgie du dialogue cosmologique était une stratégie de mise en scène parfaitement
reconnaissable pour les auditeurs de l'Académie.

On repère ce panorama à l'intérieur de la République. Le programme éducatif


philosophique de ce dialogue propose une nouvelle constitution et de nouveaux
dirigeants pour la cité d'Athènes. Glaucon s'exclame alors : « Ils sont magnifiques,
Socrate, les dirigeants (TOÙÇ cxçxovTaç) que tu viens de façonner (à7t£_Qyaaai) à la
manière d'un sculpteur de statues (àvôçiavTonoiôç) » (République, VII, 540c)277. Cet
extrait rappelle en outre l'autre où Socrate affirme être un « producteur de philosophie »
dans le Phédon. Et comme dans le Timée, Platon suggère encore que le terme de
« démiurge » renvoie à Socrate. Le maître est l'investigateur nomothétique de la politeia
platonicienne et de la parenté rationnelle des gardiens-philosophes qui deviendront par

275
Nuées, 927-8; 935-8; 961 et suiv; 1036 et suiv.
276
Nuées, 1110-3.
Sur cette capacité proprement socratique, voir Diogène Laërce, Socrate, 33.

84
LE DIEU DE PLATON. ESSAI SUR LEDAIMON-SOCRATE COMME PARADIGME DE LA RATIONALITÉ PLATONICIENNE

la suite — de manière un peu plus explicite que ce que l'on pourrait percevoir dans le
Phédon — les seconds démiurges de la cité : « Les gardiens deviendront les meilleurs
démiurges de la cité » (République, IV, 421b-c)278. Parmi ces démiurges façonnant
l'homme juste pour le distinguer de l'homme injuste se retrouve Adimante et le
sculpteur-Glaucon : « Oh, oh! Mon cher Glaucon, avec quelle énergie tu polis, pour
parvenir à porter un jugement, le portrait de ces deux hommes, on dirait que m polis
une statue! » (République, VII, 540c). La construction de la cité se réalise selon une
fondation nomothétique commune : « Adimante, dans la situation présente, nous ne
sommes pas poètes, ni toi, ni moi, mais fondateurs de cité » (République, II, 378e-
379a)279. À la façon du Timée, la République présente la figure des démiurges incarnés à
différents niveaux par les personnages du dialogue. Socrate dit même que Glaucon est
cet artisan expert : « Tu es incrédule ? Considères-tu absolument impossible qu'un tel
artisan puisse exister? Ou seulement que le créateur de toutes ces choses puisse exister
d'une certaine manière, mais non d'une autre? N'as-tu pas le sentiment que toi-même,
tu serais en mesure de produire toutes ces choses d'une certaine manière? » (République,
X, 596d). Comme dans le Timée — et le Socrate du Phédon —, ceux-ci sont capables de
produire et de reconfigurer les végétaux, tous les êtres vivants, la Terre et le Ciel en eux-
mêmes, les dieux, et mettre de l'ordre dans tout ce qui existe dans le Ciel et sous Terre
dans l'Hadès 280 . Ceci correspond au second palier de démiurgie — une production
apparente et vraisemblable dépendant de son modèle intelligible —, le premier
désignant Socrate lui-même281. C'est en effet toujours parce que la fabrication est
suspendue à lui que la cité cosmique et pneumatique pourra se constituer : « Très vite,
tu produiras le Soleil, les astres du Ciel, et aussi rapidement la Terre, rapidement
toujours toi-même et les autres animaux, et les meubles et les plantes, et tout ce dont on
parlait à l'instant» (République, X, 596d-e). Cette entreprise philosophique nécessitera
une loi stipulant qu'un dieu bon — sommet de la démiurgie — ne peut engendrer

278
Voir aussi République, V, 456d-e et IX, 588b-d, où Socrate, tel le Phédon, est le producteur des gardiens et
le fabricant d'images inspirant les autres démiurges.
279
Voir aussi République, II, 369c, et VII, 519c où Socrate affirme façonner la cité en paroles avec ses
interlocuteurs.
280
République, VI, 500e; 501 a et X, 596c.
281
République, X, 596d-e et 597a-b.

85
LE DIEU DE PLA TON. ESSAI SUR LE DAIMON-SOCRA TE COMME PARADIGME DELARA TIONALITÉ PLATONICIENNE

d'aucune façon le mal282. Bref, la présentation des différents arts démiurgiques


(musique, médecine, peinture, etc.) culmine dans la figure de Socrate comme démiurge
de la technique politique et de la justice283. Rappelant le Timée, cette réalisation
démiurgique n'est pas extérieure, mais d'abord intérieure à l'âme284. La pensée
philosophique n'a d'utilité que si elle reconfigure la cité, l'homme et le cosmos. On doit
accepter l'idée étonnante que Socrate est d'une certaine façon la première expression
démiurgique de la psyché à partir de laquelle les auxiliaires devront rebâtir les lois et
l'éducation de la cité comme dans le Politique et les Lois. Il incarnerait justement le
paradigme qui existe dans le Ciel à partir duquel les démiurges fondateurs de la cité
idéale devront bâtir leurs constitutions285. Le Timée affirme que ceci est conforme à la
phusis et connaturelle aux différentes « naissances civiques »286. On constate que la
parenté philosophique à l'œuvre dans la cité idéale de la République est toujours sculptée
par Socrate et assurera une généalogie divine à ceux qui seront amis de la vérité, de la
justice et de la modération287. Cette forme de vie supérieure résulterait d'un regard
particulier vers un modèle divin capable de purifier l'âme afin de lui donner une réelle
parenté comme on voyait sa création rationnelle dans le Phédon : « Il faut porter son
regard sur l'amour de la sagesse et nous représenter ce à quoi elle s'attache et ce dont
elle recherche la compagnie (ô(j.iAu_rv), en raison de sa parenté avec ce qui est divin,

immortel et éternel (c_ç cruyyEvqç oùaa TCÔ TE OEICO Kal àQavâxcp Kal TÔ> ael ÔVTI) [...] »
(République, X, 611d-e).
Pour surprenants qu'ils puissent paraîtres, ces mises en scène philosophiques ne
sont pas isolées chez Platon, bien au contraire. En plus du Cratyle, du Banquet, du
Phédon, de la République, du Timée et des Lois cités, nous verrons que c'est Socrate qui
enracine (4>ÙEIV) dans l'âme les discours légitimes et rationnels engendrant rimmortalité

282
République, II, 379c-380c.
283
Voir aussi République, I, 335b; 349d-350c, passage dans lequel la question de la parenté est aussi invoquée.
Le maître commence aussi ses interrogations philosophiques par les arts les plus connus en République, I,
333a et suiv., et III, 415a.
284
« Engendrer la justice ne produit-il pas pour les principes de l'âme une structure qui par nature les fait
commander et se soumettre les uns aux autres » {République, IV, 444d). Voir aussi République, IV, 443b-e.
285
République, IX, 592a-b.
286
Timée, 1 7 c e t l 8 d .
287
République, III, 415a; V, 458c et VI, 487a.

86
LE DIEUDE PLATON. ESSAI SUR LEDAIMON-SOCRATE COMME PARADIGME DE LA RATIONALITÉ PLATONICIENNE

et surpassant en vertu et en puissance (à|_.£tvarv Kal ôuvaTarteQoç) le simple discours


poétique ou rhétorique dans le Phèdre. Parent éloigné de Théodore et Socrate le Jeune
dans le Politique, le maître est le modèle politique de la ressemblance des âmes
converties à l'activité philosophique288. Une âme naissant dans ce heu de l'Intellect et se
tournant vers ce qui est apparenté se trouverait en compagnie des dieux et, d'une
certaine façon, dans l'Hadès en la compagnie du juge, devin et paradigme Socrate dans
l'Apologie2*9. L'âme de Théétète possède une parenté épistémologique avec lui en
recevant comme sa progéniture un cadeau divin et en engendrant en lui-même la
pensée de la science dans le Théétète290. Bien que la figure du maître en soit absente, les
Lois mentionnent que la royauté et la véritable noblesse de la naissance d'un homme se
remarquent justement par la manière dont la nature humaine est mêlée à la puissance
particulière et daimonique d'un dieu291. On peut penser que ce dieu ayant tous les
attributs des divinités des Barbares se trouve à être Socrate qui, comme le Timée, donne
une généalogie divine à l'étranger tout juste avant de lui laisser la parole dans le
Sophiste292. Celui-ci aura ainsi à son tour le pouvoir de guider la pensée de Théétète tout
au long du dialogue293. La suite de notre travail n'aura de cesse de confirmer ce que
nous n'avons pu que suggérer jusqu'ici : le philosophe platonicien est celui qui imite le
paradigme Socrate ou fait partie de son genos rationnel.

Par conséquent, plusieurs indices nous inclinent à croire que la transfiguration


daimonique et immortelle de Socrate dans le Phédon — et celle démiurgique du Timée —
est l'exemple d'une réponse typique à la controverse de la guérison de l'athéisme
comme on l'observe dans les Lois. Le genos assumant un rôle parental crédible, une
amitié divine réelle créant un enracinement immortel et une éducation viable des fils de

288
Politique, 257d; 275b-c; 285a-b; 288e-289a et 308c.
289
Apologie, 41a et Phédon, 61d.
290
Théétète, 144e; 146a-b; 148d-e; 150b-d et 151b.
291
Lois, III, '691e. « Ce n'est pas un bœuf que nous prenons pour diriger des bœufs, ni une chèvre pour
diriger des chèvres, mais c'est nous qui exerçons une autorité sur ces animaux, nous qui sommes d'un
genre supérieur. Ainsi donc, faisant de même, le dieu, qui avait de l'affection pour les hommes, mit à
notre tête le genre d'êtres qui nous était supérieur, celui des daimones qui, avec une grande facilité pour
eux et un grand consentement de notre part, prirent soin de nous; en nous procurant paix, retenue,
bonne législation, et abondance de justice, ils préservèrent l'espèce humaine des guerres civiles et
l'établirent dans Yeudaimonie» (Lois, IV, 713d-e).
292
Sophiste, 216a-217d; 224a et 233a.

87
L E DIEU DE PLATON. ESSAI S UR LE DAIMON -SOCRA TE COMME PARADIGME DE LARA TIONAUTÉ PLA TONICIENNE

la communauté et de la cité tout en protégeant une véritable parenté avec les dieux
serait en fait née de Socrate294. De toute évidence, selon Platon, il est le seul modèle
rationnel pouvant contraster avec les autres à l'œuvre à l'intérieur des rites cultuels
héroïques. Ce qui mène l'homme à de fausses conceptions théologiques et à l'injustice
provient d'une religiosité superficielle doublement alimentée par les discours poétiques
et imitations de toutes sortes qui sont à l'œuvre dans la cité. Eschine qui s'adresse au
jury athénien contre Ctésiphon adopte la même critique que Platon : « La jeunesse vous
demande sur quel paradigme elle doit régler sa vie. [...] Proclame-t-on au théâtre que
l'on couronne pour sa vertu, pour sa vaillance et son patriotisme un homme de vie
honteuse et dépravée : voyant cela, le jeune homme est corrompu » (Contre Ctésiphon,
III, 245-246). Selon Platon, l'âme est injuste parce qu'elle a des modèles injustes :
« Ceux qu'il faut accuser de ces maux, ce sont toujours les parents plutôt que les
enfants, les éducateurs plutôt que ceux qui ont été éduqués » (Timée, 87b). C'est la
raison pour laquelle Socrate affirme dans la République que le conflit ne sera pas réglé
tant que l'injuste s'en remettra à son genos paternel afin d'introduire le trouble dans la
cité295, perpétuant à son tour pour sa lignée une fausse conception de la Justice : « Ses

enfants, les enfants de ses enfants, et toute une postérité pour sa lignée (yévoç), voilà,
disent-ils, ce que laisse derrière lui l'homme saint et fidèle à ses serments. Ce sont de
tels propos qui constituent leurs éloges de la justice » (République, II, 363d)296. On peut
dire globalement que le genre d'héroïsation nostalgique de la parenté ancestrale
caractérisque de l'après-guerre péloponnésienne personnifiée par Thésée à Athènes
constituerait la cible principale de Platon dans la mise en scène du Phédon. Le genos
athénien n'est d'aucun recours lorsqu'il s'agit d'être un homme de bien297.

293
Sophiste, 235a et 237b.
294
Voir aussi des passages comme Phédon, 82b-c; République, V, 460c; VI, 490b; Sophiste, 216a; 233a; Timée
29b; 46e; 90c; Politique, 258a; 272d-e; Lois, X, 892a et Lettre VU, 344a.
295
République, II, 366b-c; VIII, 564b-d.
296 Pour une idée similaire, voir République, II, 378b et VIII, 549c-550b.
297
République, I, 330a.

88
LE DŒU DE PLATON. ESSAI SUR LEDAIMON-SOCRATE COMME PARADIGME DE LA RATIONALITÉ PLATONICIENNE

2.2.1.1 La démiurgie du Socrate platonicien selon Proclus

Le néoplatonicien Proclus (412-485) aborde les questions de la démiurgie et de


la généséologie de la République et du Timée à l'intérieur de deux longs commentaires
pouvant peut-être nous aider à confirmer autrement nos avancées. Selon lui, la
philosophie platonicienne est inséparable de la daimonologie. Il précise en parlant du
Timée que « S'il est donc vrai que Platon a en quelque autre heu fondu ensemble les
traits particuliers de Pythagore et de Socrate, il le fait manifestement aussi en ce
dialogue-ci » (Comm. Timée, 7, 23-25). D'une manière fidèle à notre interprétation,
Proclus considère que le nom « Socrate » ne référerait jamais simplement à un homme
ordinaire chez Platon, mais à un être intermédiaire possédant pour sa confrérie et son
genos un caractère daimonique. Il souligne même qu'il agit nécessairement comme un
premier démiurge pour les « seconds » démiurges qui auront aussi à reconstruire la cité
et le cosmos Grecs dans le leitmotiv de ces deux dialogues298. Et il explique l'essentiel
de la mise en scène généséologique du Timée de Platon dans un passage qu'il vaut la
peine de citer :

« Quelle peut donc bien être la raison, pourrait-on demander, pour que dans ce
dialogue, où l'on traite de l'ensemble du cosmos, les auditeurs soient tout juste
trois ? C'est que, dirai-je, il convient que le "père du discours" soit analogue au
"Père des œuvres" — la cosmopoiia en paroles (Aôyov KÔ<j\xonoûa) est en effet
l'image de la cosmopoiia intellective (rqç voûv KÔapoTtoiiaç) — et que d'autre
part la triade de ceux qui "reçoivent" les propos de Timée soit analogue à la
triade démiurgique qui "reçoit" l'unique et universelle action créatrice du Père.
De cette triade d'auditeurs, le sommet est Socrate (TÔ àKoÔTarov EOTI
EcoKQaTqç), qui, parce que son genre de vie le rapproche de Timée, s'attache
directement à lui, de même que, dans la triade paradigmatique, le premier terme
est uni à celui qui précède les trois » (Comm. Timée, 9, 13-22 [trad.
A.J. Festugière]).

Dans la mise en scène du Timée, le paradigme-Socrate correspond au père-


démiurge qui, par son activité daimonique fondatrice, est la première cause au sommet

298
« Hier donc, si je m'abuse, les propos que je tenais sur l'organisation de la cité portaient pour le principal
sur cette question: quelle était, selon moi, la constitution la meilleure et quelle sorte d'hommes elle
exigeait » (Timée, 17b-c).

89
LE DŒU DE PLA TON. ESSAI SUR LE DAIMON -SOCRATE COMME PARADIGME DELARA TIONALITÉ PLA TONICIENNE

de la triade. C'est pourquoi « Socrate est analogue au premier des trois pères » (Comm.
Timée, 58, 1). La mimesis démiurgique révélée par Socrate accomplit une chaîne
généséologique299. Timée rappellait d'ailleurs ainsi l'exigence du démiurge à l'intérieur
du dialogue platonicien :«[...] appliquez-vous, selon votre nature ôcaTa cjnxnv), à être

les démiurges de ces vivants, prenant modèle sur la puissance (ôùvauiv) que j'ai
déployée pour assurer votre naissance (û(j,ETéoav yévErjiv) » (Timée, 41c). Selon Proclus,
Timée, de toute façon, ne s'étend pas longuement sur la démonstration de l'immortalité
de l'âme justement parce que le maître l'avait dignement expliqué la veille lors de la
discussion et du tissage du modèle céleste de la constitution de la République100. Le
néoplatonicien affirme que la triade démiurgique renverrait d'abord à des principes
daimoniques directement liés au pythagorisme que nous ne pouvons aborder ici.

Certes, Proclus n'est pas Platon : à ce titre, certaines visées de son commentaire
sont différentes. Ce qui doit toutefois retenir notre attention est que, conformément à
notre analyse, Socrate est bel et bien au sommet de la démiurgie et est considéré
comme le premier père ou le paradigme des œuvres de la production intellective et le
premier terme agissant comme la cause des autres niveaux de démiurgie. Notre analyse
sur le démiurge comme double métaphysique du Socrate platonicien est encore
confirmée. Proclus renchérit plus loin dans son commentaire en faisant même de la
réalisation intelligible de Socrate le principe de l'activité daimonique des dieux-
démiurges :

« Puisque [...] Socrate est le sommet de la triade des auditeurs et qu'il se rattache
à la monade qui dispose les discours à la ressemblance des dieux démiurgiques, il
vaut la peine d'observer comment, d'une part, il met Timée à part des autres et
se réfère à lui comme à celui qui ordonne tout l'entretien, et comment, d'autre
part, il lui subordonne les autres comme inférieurs en dignité. Cette observation
a chance de nous faire remonter aux causes divines (tàç 9eiaç alrLaç), en
lesquelles le premier terme de la triade, uni à la monade primordiale (rfj
TtQc_TouçycJ> |j.ovàôi), élève tout le reste vers cette monade, et d'une part
provoque la monade à créer, d'autre part excite les puissances actives des autres
dieux en vue de les faire créer » (Comm. Timée, 24, 2-12 [trad. A.J. Festugière]).

299
Comm. Timée, 29,16-20 et 222, 22-27.
300
République, X, 611 d-612a et Comm. Timée, 29,1 -14 et 228, 23 et suiv.

90
LEDŒUDE PLATON. ESSAI SUR LE DAIMON-SOCRATE COMME PARADIGME DE LA RATIONALITÉ PLATONICIENNE

Nous avons ici une preuve supplémentaire que la mise en scène du démiurge
Socrate du Timée n'est pas une lubie surinterprétative de notre part, mais doit
effectivement être interprétée comme une observation primordiale qui a permis aux
lecteurs postplatoniciens de remonter aux causes divines (ràç 0£_aç airtaç). Timée est
le second démiurge alors que Socrate, premier démiurge, est sans conteste un dieu
(GEÔÇ) : « D'autre part, puisque partout, c'est de leurs causes que les êtres seconds
reçoivent la détermination de leurs mesures et de leur perfection, pour cette raison
Socrate demande à Timée de lui dire s'il a bien embrassé toute la figure de la cité
terrestre : car tout Intellect s'appuie sur le dieu (ÔEÔV) qui le précède et c'est en
regardant vers ce dieu qu'il se détermine lui-même » (Comm. Timée, 55, 1-6). Il n'y a
aucune ambiguïté chez Proclus : le premier dieu qui déterniine la démiurgie cosmique
de Timée est Socrate. Plusieurs indices penchent maintenant en faveur de
l'interprétation des dialogues platoniciens comme la manifestation même d'une
daimonologie inspirée du pythagorisme trouvant en lui un modèle : « Tu vois quel beau
sujet Platon a confié à Timée, quel bel auditeur il lui a amené en Socrate, quel beau
modèle il a donné pour le commencement du récit. Le sujet concerne l'ensemble de la
démiurgie » (Comm. Timée, 214, 18-20). Proclus croit également dans le long passage cité
que Socrate « provoque la monade à créer », c'est-à-dire est en quelque sorte « uni à la
monade primordiale » (Tq nçcoTOopyô) povàôi). En d'autres termes, le néoplatonisme
considère à certains égards que cette figure possède un rapport direct avec la fameuse
énigme de l'Un. Que signifie-t-elle ?

Elle témoigne tout d'abord qu'une lecture sérieuse des dialogues platoniciens
doit considérer la possibilité que Socrate incarne pour l'Académie le principe
métaphysique de la démonstration intelligible. Proclus a souligné en effet que, dans le
cadre du Timée, la démiurgie discursive de Socrate est en réalité un genos civique incarné
et particulier de la démiurgie plus abstraite de l'Intellect. Ici, toutefois, la question est de
savoir si, étant uni à la monade de la même manière à l'intérieur des dialogues
platoniciens, Socrate pourrait en quelque sorte représenter une « hénade agathoïde »
dont nous aurons éventuellement à expliquer l'existence daimonique chez Platon et qui

91
LE DIEU DE PLA TON. ESSAI SUR LE DAIMON -SOCRA TE COMME PARADIGME DELARA TIONALITÉ PLA TONICIENNE

serait alors sans conteste au cœur de la question de l'Un-Bien de la République et du


corpus platonicum en général. Nous y reviendrons en temps et heu. La perspective de
Proclus nous indique toutefois que cet aspect méconnu mérite à tout le moins d'être
mentionné, car s'il s'avérait exact, l'hénade, la dyade et les autres principes
pythagoriciens seraient « contextualisés » à l'intérieur des dialogues platoniciens à la
façon d'une daimonologie qui nous a échappée jusqu'à aujourd'hui. Le néoplatonicien
considère quant à lui que Socrate fait partie des hénades divines causes de la
démiurgie301 : « Tandis qu'il récapitulait comme il faut, au moyen de chapitres distincts,
toute la figure de la cité terrestre, Socrate s'est élevé vers l'unité indivisible de l'Intellect,
pour imiter le dieu qui a organisé conformément à l'intelligible, et à la façon d'un père,
la cité du Ciel » (Comm. Timée, 54). Comme l'a noté A.J. Festugière, Paffirmation que le
maître s'élève vers l'indivisibilité de l'intellect reviendrait à faire de Socrate le démiurge
platonicien lui-même302. En d'autres termes, il reproduirait d'une certaine façon l'Un-
Bien à l'intérieur du discours dianoétique. Le modèle démiurgique des gardiens et
philosophes de la cité étant rempli de force à partir de principe, le platonisme se
définirait à partir de l'attribution apomnématique et paradigmatique du dieu sectaire
« Socrate »303 : « Socrate est donc à bon droit celui qui rappelle le souvenir des discours
(ô ÛTtouipvqTiKÔv TCÔV Àôycov), puisque c'est lui qui décrit la cité terrestre, dont la cité
céleste est le paradigme » (Comm. Timée, 28, 12-14). Selon les lecteurs platoniciens, la
mise en scène des dialogues fait de celui-ci un personnage conceptuel, le démiurge
universel occupant le sommet de toute prédication cosmique et civique comme elle se
réalise dans le discours du Socrate de chair et de sang et les seconds démiurges. Nous
avons expliqué que la nouvelle parenté philosophique se distinguant des dieux et
modèles traditionnels tourne autour de Socrate et de l'InteUect-démiurge, personnalités
ne formant en réalité qu'un seul et même être, comme les deux côtés de la même

301
Comm. Timée, 36.
302
Comm. Timée, p. 88, note 1.
303
Comm. Timée, 361, 12-19. Voir aussi Comm. République, 363, 11-19 : « E t quand Socrate veut pousser à
l'unification de la cité, ce n'est pas en la ramenant à l'un-matière qu'il en machine l'unification, mais en la
portant à l'un-cause finale et qui est en lui-même un bien, grâce auquel et à partir duquel se fait pour
toute chose l'unification. Par suite, comme Socrate recherche cet un-là, non l'un de l'individu, ainsi que

92
L E D I E U D E PLATON. ESSAI SUR L E DAIMON-SOCRATE COMME PARADIGME D E LA RATIONALITÉ PLATONICIENNE

médaille. Proclus montre encore le maître sous ces mêmes attributs dans certains
passages de son Commentaire au Cratyle*® 4.

2.2.1.2 Le démiurge platonicien : une conception philosophique concrète

À l'opposé de ce qu'on pourrait croire, notre réflexion sur la démiurgie


platonicienne permet d'établir que les hens métaphysiques avec Socrate se combinent
également à une application politique concrète. Nous avons dit que le terme
« démiurge » rend compte de plusieurs usages en Grèce ancienne : les artisans, les
magistrats, le devin, le médecin, le charpentier, l'aède, le pantomime, le nomothète,
etc.305 Mais ce sont les influences politiques de certains démiurges pouvant restructurer
les nomoi civiques qui semblent intéresser a priori Platon dans ses dialogues et qui semble
être le plus près d'une récupération historique plausible de l'activité du « sculpteur »
Socrate historique comme on en retrouve une version différente tant dans le Cratyle, le
Phédon, la République que le Timée. Le matériau employé par cet « ouvrier » est tout
simplement différent, puisqu'il est composé de lois, amendements et législations. Cette
sorte d'artisan civique possède des pouvoirs qui l'autorise à créer, à réviser et à s'assurer
de la bonne gestion et de l'application des ententes politiques. Rapportant la paix
conclue entre les Athéniens, les Argiens, les Mantinéens et les Éléens, l'Histoire de la
guerre du Péloponnèse de Thucydide la relate afin de favoriser la réalisation des termes du
traité :

« Ce serment sera prêté à Athènes par le sénat et par les magistrats de la cité et
ce sont les prytanes qui feront prêter ce serment. À Argos, par le sénat, les
quatre-vingts et les Artynes, et ce sont les Artynes qui le feront prêter. À
Mantinée par les démiurges, le sénat et les autres magistrats; et ce seront les
Théôres et les Polémarques qui le feront prêter. À Élis, par les démiurges, les

nous l'avons dit, mais l'un qui maintient ensemble la cité, il imagine une sorte de communauté qui dans la
plupart des cas est cause de concorde et garde la cité à l'abri des factions ».
304
In Crat. X, 4, 6-24; LI, 19,4-24; 20, 2-7. Voir M. Van Den Berg, Proclus' Commentary on th Cratylus in
Context, Irlande, Brill, 2008, p. 93-101 et 139-146.
305
A. Macé, «Activité démiurgique et corrélation des propriétés matérielles », Études platoniciennes, II, Paris,
Les Belles Lettres, p. 97-128, aux pages 102-103.

93
LE DLEUDE PLATON. ESSAISUR LEDAIMON-SOCRATECOMME PARADIGME DELA RATIONALITÉ PLATONICIENNE

magistrats en fonction et les six-cents; et ce seront les démiurges et les


Thesmophylaques qui le feront prêter» (HGP, V, XLVII, 9-10 [trad. J. Capelle
et J. Voilquin]).

Même s'il est difficile de comprendre la nature de ce groupe politique, on sait


néanmoins grâce aux Politiques d'Aristote que, comme les prytanes et les nomothètes,
ceux-ci participaient à l'enregistrement des lois et des constitutions306. L. Brisson a
exphqué mieux que quiconque comment le démiurge de l'Antiquité travaille selon
différentes acceptions. À côté de l'aspect producteur et causal, il faut dire qu'il revêt les
attributs de la providence (rcoovoia), du modeleur de cire (KqQ07tAàaTqç), de l'ouvrier
(TÉKTCOV)307, mais aussi du magistrat, du colonisateur et du fondateur de cité308. De plus,
L. Brisson a bien montré encore que si Platon utilise le terme plus indéfini de
« &qpLOUçyôç » pour désigner l'artisan divin du monde dans le Timée, c'est pour en
exploiter le double sens désignant tout autant le « pâvauaoç », c'est-à-dire le forgeron,
le métallurgiste, le potier, etc., que le « x£iQ<_va£ », c'est-à-dire le chef309. Les
ramifications de cette expression ne sont donc pas seulement métaphysiques, mais
développent aussi un savoir-faire civique. Comme nous les voyons chez Thucydide, les
démiurges possèdent un important poids politique et diplomatique dans les relations
entre les cités310. Et bien que, à l'opposé des autres prytanes qui siègent au prytanée, ils
ne prennent peut-être pas leurs repas à la tholos311, ils possèdent néanmoins selon toute
vraisemblance un important rôle plénipotentiaire. Mais peut-on réellement faire le
rapprochement de cette figure politique établie de manière historique avec celle
métaphysique et plus abstraite du démiurge-Socrate comme nous la retrouverions dans
la République et le Timée ?

Tout d'abord, le contexte du démiurge du Timée est dressé de façon concrète par
le voyage de Solon en Egypte en vue d'imbriquer par la suite le démiurge-Socrate

306
Politiques, II, 12. M.H. Hansen, La démocratie athénienne à l'époque de Périclès : structure, principes et
idéologie, trad. S. Bardet, Paris, Les Belles Lettres, 1993.
307
L. Brisson, op. cit., note 230, p. 33-35; Timée, 28c; 33b; 36e et 74c.
308
Critias, 112a.
309
L. Brisson, op. cit., note 230, p. 86-87.
310
Voir aussi Démosthène, XVIII, 157.
311
P. Schmitt-Pantel, « Les repas au prytanée et à la Tholos dans l'Athènes classique. Sitesis, trophe, Mistos:
réflexions sur le mode de nourriture démocratique », AION, 1980, II, 55-68.

94
LE DLEUDE PLATON. ESSAISUR LEDAIMON-SOCRATE COMME PARADIGME DE LA RATIONALITÉ PLATONICIENNE

rationnel à l'intérieur de ce dialogue. Discutant avec un prêtre, le roi grec est sans
conteste perçu par les Athéniens du temps de Platon comme un démiurge qui s'était
inspiré de constitutions étrangères afin de fabriquer celle qu'on lui connaît à son retour.
Cette donnée n'est pas du tout naïve puisque, comme le Socrate-poète et le démiurge
du Phédon et de la République, l'activité démiurgique de ce législateur est rapprochée de la
poésie : « Si Solon n'avait pas fait de la poésie un passe-temps, [...] ni Hésiode ni
Homère ni aucun autre poète n'eût, à mon avis, jamais été plus célèbre que lui » (Timée,
21c-d). Ces constatations précèdent l'introduction d'éléments typiquement platoniciens
par le prêtre égyptien qui défendra quant à lui pour les Grecs une parenté rationnelle
distincte de la généalogie traditionnelle312. Platon présente de cette façon un Solon
émerveillé d'apprendre qu'il faudrait reconfigurer les genê athéniens d'une autre manière
en tentant de faire renaître « les meilleures lois » (EÙvoportârq) qu'Athènes possédait à
l'origine313. Prêt à réactualiser ces nomoi, toute la stratégie du Timée tourne autour de
l'image d'un Solon désireux de les réaliser du mieux qu'il le peut. La venue de la
constitution parfaite issue de l'activité démiurgique de Socrate est ainsi souhaitée et
s'ajoute à la mise en scène. Car il n'est pas banal non plus de remarquer que Critias, qui
possède le genos philosophique (souligné par le maître au début de l'échange), avait un
arrière-grand-père nommé Dropide ayant des hens de parenté avec Solon. Bref, la
trame du dialogue brouille tout en imbriquant quelque peu le discours du genos de
Socrate avec celui du nomos généalogique et démiurgique de Solon : « Ainsi, quand hier
tu parlais de la constitution politique et des hommes que tu disais, étais-je émerveillé,
alors, Socrate, que je me remettais en mémoire ce que je viens de dire, en constatant
que tu t'étais rencontré, par un hasard divin et sans en avoir le dessein, sur la plupart
des points avec ce que Solon avait raconté » (Timée, 23b).

Ensuite, le comportement de Solon, hôte du prêtre égyptien, fait penser à la


conduite politique caractéristique de l'étranger-démiurge de l'Antiquité. La fonction de
ce voyageur-observateur est reliée au fait de courir le monde, « sur terre et sur mer »

« En tout cas, les généalogies concernant les gens de chez vous que tu viens, Solon, de passer en revue,
diffèrent bien peu des mythes pour enfants » (Timée, 23b).
Timée, 23c.

95
LE DŒU DE PLA TON. ESSAI SUR LE DAIMON-SOCRATE COMME PARADIGME DELARA TIONALITÉ PLA TONICIENNE

comme l'affirment les Lois iU , afin d'enquêter pour ensuite informer et éduquer les
citoyens en vue d'un savoir politique véritable. Le sage ressemble ainsi au « théore » de
certaines délégations comme celle de Délos que l'on voit dans le prologue du Phédon. Il
instruirait sa cité grâce à ses « études » à l'étranger. Les lois de l'hospitalité de l'époque
autorisaient le droit de parole, mais surtout le droit de questionner certains nomoi — et
donc la religion civique — en faveur d'échanges politiques sans être accusé d'impiété
par ses hôtes et par les généalogies de sa cité d'origine. Nous avons déjà noté que les
sophistes et certains politiciens incarnaient certains de ces attributs, rendant parfois la
distinction difficile entre le statut d'hommes d'états, d'hommes de métier et de xenoi de
passage qui appartenaient tous d'une certaine façon à la catégorie des démiurges. Timée
et Hermocrate sont d'ailleurs aussi identifiés comme les hôtes de Critias315. Mais quel
sont les hens exacts de la figure de l'étranger, de l'hôte et de celle des démiurges avec
Socrate ? Nous présentons ici trois points de vue supplémentaires qui indiquent que le
philosophe était particulièrement visé par ce caractère.

Le premier (1) se fonde sur une lecture de XApologie. Nous savons que Socrate se
défend d'accusations provenant de ses anciens détracteurs comme Aristophane —
« Socrate mène des recherches de ce qui se passe dans le Ciel et sous la Terre, ne
reconnaît pas les dieux et fait de l'argument le plus faible le plus fort » — comme de ses
plus récents d'une façon qui n'est pas sans rapport avec ce qui nous préoccupe : « Et
c'est en s'appuyant sur ces calomnies que Mélétos de concert avec Anytos et Lycon me
sont tombés dessus, Mélétos exprimant l'hostilité des poètes (rôrv nomrcov), Anytos
celle des démiurges et politiciens (T_>V ôqpiouQyârv Kal TGTV noAiTiKÔrv), et Lycon celle

des orateurs (TÔTV QqTÔQcov), c'est-à-dire celle des dirigeants politiques (àoxôuevoç) »
(Apologie, 23e-24a)316. Alors que Mélétos représente le groupe des « producteurs »
d'éducation pour les jeunes (les « poètes »), Lycon incarne les orateurs et les archontes,
titulaires les plus élevés de la cité occupant les charges politiques. On sait que le Socrate
de la République fonde sa cité idéale et ses lois en dénonçant ces imitateurs tout en

31
< Lois, XII, 951c.
315
Timée, 20c-d.

96
LE DIEUDE PLATON. ESSAISUR LEDAIMON-SOCRATE COMME PARADIGME DE LA RATIONALITÉ PLATONICIENNE

reconnaissant également que sa méthode est susceptible de déplaire à ce groupe : « À


vous [interlocuteurs ou disciples], je peux le dire, car vous n'irez pas me dénoncer aux
poètes tragiques et à tous ces autres poètes de Pimitation » (République, X, 595a). On sait
également d'une manière générale que Socrate réfute la valeur politique de ces deux
groupes tout en défendant sa supériorité d'éducateur et de fondateur de cité dans
plusieurs dialogues : aussi, le lecteur habituel de Platon n'est pas surpris de voir ces
forces dressées contre lui. Ce que l'on s'explique moins, cependant, est la présence des
démiurges qui, elle, renvoie aux politiciens. On aurait plutôt tendance à croire que les
orateurs étaient ceux faisant partie de la « vraie » catégorie des politiciens et on se
demande pourquoi on les distingue ici. Plusieurs interprètes choisissent d'ailleurs de
traduire le segment « TC_V ôqpiouoyc-tv Kal rârv TTOÀITIKCÔV » par « des artisans ou des
hommes de métier » d'une manière séparée des « politiciens » pour ajouter ceux-ci au
groupe représenté par Lycon. Le but n'étant pas de faire le procès de ces traducteurs,
on doit cependant se demander si le manque de nuances et d'explications ne montre
pas en réalité une profonde incompréhension de l'utilisation platonicienne du
personnage de Socrate dans les dialogues. Il est clair en tout cas que la présence de ce
groupe n'a manifestement pas obtenue tout le mérite qu'elle aurait dû317. Les démiurges,
de toute évidence, apparaissent ici aux côtés des politiciens plutôt qu'à côté des autres
groupes pour des raisons précises qu'il faudrait exphquer. Une chose est néanmoins
certaine : les accusateurs-démiurges sont au nombre de ceux qui détestent le Socrate
historique sans doute à cause de sa démiurgie dont il est raisonnable de soupçonner
certains échos à l'intérieur des mises en scène des dialogues platoniciens.

Un second point de vue (2) démontre qu'à côté des poètes et orateurs, Socrate
était visé par le groupe des démiurges. Il exphque également le hen entre les démiurges
et les politiciens en même temps qu'il les sépare des orateurs tout en adoptant à partir
du Ménon un angle de lecture différent, mais complémentaire de ce passage de l'Apologie.
Platon mentionne le personnage d'Anytos, fils d'Anthémion, qui est aussi, hors de tout
doute, le délégué même des accusateurs-démiurges et politiciens (TCÔV ôqpiouoyc-v tcai

316
Segment repris tel quel par Diogène Laërce, Socrate, 39.
317
Diogène Laërce, II, 39, souligne aussi le segment « xôrv 6T||_IOUÇY_>V K_Ù tôrv TtoAi.tiO-fv ».

97
LE DIEU DE PLATON. ESSAI SUR LEDAÏMON-SOCRATE COMME PARADIGME DE LA RATIONALITÉ PLATONICIENNE

TCÔV TtoÀLTLKCôv) de l'Apologie. Les spécialistes s'entendent en effet sur son compte pour
dire qu'il fut un démiurge, c'est-à-dire un tanneur et sans doute un commerçant, bref,
un homme influent qui était considéré de ses contemporains comme un homme
politique. Force est de constater que le Socrate du Ménon est limpide : « Cet Anytos que
tu vois, Anthémion l'a bien élevé et l'a bien éduqué, comme en a décidé le peuple
Athénien ! En tout cas, ils le choisissent pour les charges les plus importantes » (Ménon,
90b). On voit qu'Anytos est un dérniurge-politicien élu par le peuple. On comprend
aussi qu'il possède la stature politique d'un représentant de la démiurgie ouvrière
incluant aussi celle des étrangers, car Platon, de la même façon que Solon, Timée et
Hermocrate dans le Timée, montre Ménon comme étant l'hôte recevant l'hospitalité de
celui-ci dans le dialogue. À l'exact opposé de ce qu'affirme M. Canto Sperber, on ne
peut inférer de manière gratuite qu'Anytos aurait un préjugé contre les xenoi comme
tel318, puisque Socrate, fidèle à son habitude, s'adresse justement à lui comme à un
connaisseur en la matière pour réfléchir sur le cas de Ménon en quête de sagesse
désirant apprendre « le savoir et la vertu qui permet aux hommes de bien gouverner
leurs maisons et leurs cités, de rendre un culte à leurs parents, de savoir comment
accueillir, de façon digne d'homme de bien, citoyens et étrangers (7toAÎTaç Kal £évouç),
et comment prendre congé d'eux » (Ménon, 91a). Cette perspective évidente, aussi
présente dans la République, laisse deviner en même temps que toute la question de la
gestion de l'hospitalité des citoyens ou étrangers qui travaillaient comme ouvriers ou
artisans répondait à des soucis athéniens d'ordre démiurgique et politique représentés
par le caractère d'Anytos319.

318
Voir l'introduction de M. Canto Sperber au Ménon, Paris, Garnier-Flammarion, 1993, p. 32.
319
République, IV, 419a. Cet individu a même tendance à être mis en balance avec Socrate en tant que
modèle pour la jeunesse de la cité. D'une manière semblable à Platon, Xénophon contraste les deux
protagonistes dans les dernières lignes de son Apologie. On a donc ici, d'autres indices sérieux sur le
parfait fil conducteur entre les démiurges, son paradigme politique Anytos et le démiurge-Socrate : « Au
reste, puisque Homère a attribué à certains de ses héros sur le point de mourir le don de prophétie, je
veux, moi aussi, faire une prédiction. J'ai fréquenté quelque temps le fils d'Anytos et il m'a semblé qu'il
avait un esprit assez vigoureux. Aussi je prédis qu'il ne continuera pas le métier servile que lui a fait
prendre son père, mais que, faute d'avoir un guide sérieux, il tombera dans quelque honteuse passion et
ira loin dans la voie du vice » (Apologie, 30 [trad. P. Chambry]). Cet extrait est cité par E.N. Platis pour
être mis en relation avec le Ménon où Socrate affirme à la barbe d'Anytos, reconnu pour avoir mal élevé
son fils, que la vertu sans connaissance épistémologique — et donc philosophique — ne peut s'enseigner
(Ménon, 89d-e). G. Vlastos critique ce rapport avancé par E. N. Platis sous le prétexte que le dialogue ne

98
LE DIEUDE PLATON. ESSAI SURLE DAIMON -SOCRATE COMME PARADIGME DE LA RATIONALITÉ PLATONICIENNE

En outre, on pourrait déceler dans la suite du Ménon la raison pour laquelle


l'Apologie de Platon séparait les démiurges des autres catégories d'accusateurs et leurs
différents délégués. Socrate demande à Anytos ce qu'il pense réellement des sophistes,
et lui de répondre : « Par Héraclès, prends garde à tes paroles, Socrate ! Qu'aucun des
miens en tout cas, ni de mes amis, homme de notre cité ou étranger, ne soit pris d'une
pareille folie, d'aller chez ces gens-là ! » (Ménon, 91c). Nous venons d'expliquer que
certains traducteurs comme M. Canto-Sperber ont cru y voir une xénophobie rampante
puisque ce groupe était presque toujours composé de métèques et d'étrangers. Mais le
contexte indique au contraire que Socrate s'adresse à lui en tant que soi-disant
spéciahste en la matière pour Ménon qui veut tout apprendre. Il faut lire ce passage
comme si Anytos aimerait que tous — y compris les étrangers, pour leur propre
bénéfice — se prémunissent des sophistes et, même, sans doute, des orateurs tout
acabit. Bref, la démiurgie politique qu'il représente ne porterait pas un mauvais
jugement sur les xenoi, mais, selon toute vraisemblance, sur l'« autre » catégorie de
démiurges. Nous avons déjà noté que l'influence politique de ce groupe s'était
probablement réalisée au détriment des démiurges et ouvriers dont L. Brisson, à la suite
de P. Vidal-Naquet, a souligné le difficile caractère de représentativité sur le plan du
pouvoir politique320. À ce titre, les sophistes et maîtres de rhétorique s'approprient la
typologie des démiurges et, comme elle est affichée dans le Protagoras, pour la convertir
en une technique de démiurgie politique. En montrant la réaction d'Anytos, le Ménon
signale aussi probablement en mortaise la frustration de ce groupe plus conservateur

face à un soi-disant savoir (aocf)Ôç) civique qui leur était autrefois réservé. H. Joly, à la

suite de M. Piérart et R. Martin, a bien souligné que même la configuration de

développerait jamais la question de savoir si Anytos aurait été un bon maître d'éducation pour son fils ou
non — ce que le contexte général de l'entretien tend pourtant à infirmer (G. Vlastos, Socrates, Plato, and
their Tradition (recueil d'articles), New Jersey, Princeton University Press, 1995, p. 22). On voit de plus que la
fin du Ménon de Platon engageait à une idée semblable puisque Socrate affirme face au tanneur que
l'homme politique véritable est un homme divin (0EÎOC àvfyç) (Ménon, 99d). E t Ménon de conclure :
« Toutefois, peut-être cet Anytos t'en veut-il de ce que tu dis » (Ménon, 99e). Si l'on compare ces idées
que l'on retrouve chez Platon avec la fin de l'Apologie de Xénophon, on peut penser que l'homme divin
est la figure démiurgique et civique par excellence qui a tendance à être incarnée par Socrate plutôt
qu'Anytos. Xénophon et Platon chercheraient à dire que, comparé au maître, le tanneur est un mauvais
modèle de démiurgie pour la jeunesse.

99
LE DLEU DE PLA TON. ESSAI SUR LE DAIMON -SOCRA TE COMME PARADIGME DELARA TIONALITÉ PLA TONICIENNE

l'urbanisme antique témoigne d'un regroupement d'individus sans égards à une origine
ethnique et renvoyant plutôt à une fonction ou à des activités civiques communes.
Ainsi, la question de la tolérance des Athéniens à l'endroit des étrangers est beaucoup
plus complexe qu'on aurait tendance à le croire321. Les Lois prévoient en outre de
nombreuses dispositions législatives pour accueillir les étrangers de passage selon quatre
catégories : le commerçant saisonnier ressemblant à un oiseau migrateur (il faut le
cantonner dans les marchés et dans les ports et n'avoir avec lui que des relations
minimales); 2) le « théore » qui vient pour le spectacle des yeux et des oreilles; 3) le xenos
en mission officielle et; 4) le répondant ou « proxène » de ces visiteurs-observateurs-
enquêteurs322. Nonobstant le caractère novateur de cette liste, il est clair qu'à la suite de
Socrate, Platon et l'Académie s'autoproclameraient comme les démiurges qui
posséderaient tous les droits et toutes les qualifications requises pour imposer à la cité
une réforme démiurgique en règle au détriment des gens comme Anytos! En d'autres
termes, rien n'assure que c'est leur statut d'étranger qui engendre l'animosité d'Anytos
et des démiurges envers le sophiste et l'orateur. Comme l'indiquent les reproches
adressés à Socrate dans l'Apologie, le Protagoras et le Ménon, c'est leur prétention à la
sagesse et à un savoir-faire démiurgique et politique surclassant le leur qui semble
déranger. On comprend donc un peu mieux la défense de Socrate de l'Apologie face à
ceux qui lui reprochent de s'autoproclamer « savant » selon la perspective démiurgique.

Le maître cherche même à savoir si « parmi les gens d'Athènes (TCÔV aorc_>v) et parmi

les étrangers (£Évcov), il ne s'en trouve pas un qui soit savant (o_(J>ôv) » (Apologie, 23b).
Le Socrate platonicien défend un savoir apriori démiurgique différent des
sophistes, orateurs et politiciens. On la retrouve encore dans le Protagoras où la
suprématie démiurgique de l'exercice politique de Socrate est montrée face à Protagoras
qui occupe le prytanée athénien en tant que politicien et démiurge étranger323. L'« ami
de la sophia» coupe l'herbe sous le pied de tous les prétendants à la démiurgie sous

320
L. Brisson, op. cit., note 230, p. 99; P. Vidal-Naquet, Encyclopedia universalis, 7, Paris, 1970, s.v. Grèce, p.
1017.
321
H. Joly, op. cit., note 201, p. 57. Voir aussi République, V, 463b.
322
Lois, XII, 952d et suiv.
323
Protagoras, 309c.

100
LE DŒUDE PLATON. ESSAI SUR LE DAIMON-SOCRATE COMME PARADIGME DE LA RATIONALITÉ PLATONICIENNE

toutes ses formes. On peut penser que le vide juridique expliquant les disparités et
différents statuts à ce sujet exaspérait les citoyens comme Anytos qui, un peu comme
dans le Ménon, voyaient des Athéniens « de souche » comme Socrate et des fils de noble
race athénienne être attiré vers ces démiurges étrangers et, au contraire, des étrangers se
comporter en démiurges-ouvriers et en « dignes Athéniens » au sens où l'entendaient les
gens plus conservateurs. Mis en relation avec le texte de Xénophon, le démiurge Anytos
représenterait la classe s'insurgeant contre Socrate qui, de même que che2 Platon,
formerait pourtant un meilleur paradigme de vertu pour la jeunesse athénienne. À notre
avis, le leitmotiv même du Ménon est à comprendre sous ces auspices puisque Ménon,
lui qui est pourtant l'hôte du tanneur, tend à lui préférer cet autre type de démiurgie. Il
est raisonnable de penser que ce groupe d'accusateurs de l'Apologie fut impliqué dans
une rivalité face à laquelle les étrangers choisissaient autant le camp d'Anytos que l'autre
camp. On se demande par ailleurs ce que les seuls artisans au sens archaïque du terme
auraient bien pu reprocher au Socrate historique, lui qui était peut-être sculpteur
comme son père Sophronisque, mais qui était surtout le philosophe détesté des
démiurges-politiciens et orateurs tout acabit. On peut croire que le maître était ciblé par
ce groupe de personnes pour une raison qui les dérangeait tout particulièrement. Nous
avons expliqué que le philosophe-démiurge est celui qui, comme Solon dans le Timée,
fabrique la cité et son nomos tout en reconfigurant le cosmos et les divinités — bref,
certains aspects de la religion athénienne — comme bon lui semble : ceci suffit à le faire
condamner à mort. O n comprend par la même occasion que la mise en scène du
démiurge Socrate ne s'avère pas si étonnante. Les accusations des démiurges de
XApologie envers Socrate se cristallisent réellement dans le Protagoras, la Republique et le
Timée puisque ce personnage ne dresse rien de moins qu'une sorte de surenchère
philosophique à toute conception démiurgique ancestrale athénienne. Ainsi, on peut
expliquer d'une autre manière que la figure du démiurge Socrate est une réalité
historique concrète.

Le troisième et dernier point de vue (3) démontrant que Socrate avait de bonnes
raisons d'être accusé par les démiurges porte sur ses réactions face au statut de

101
LE DLEUDE PLATON. ESSAI SUR LEDAIMON-SOCRATE COMME PARADIGME DE LA RATIONALITÉ PLATONICIENNE

l'étranger dans l'Apologie. Avant de dire qu'il est le cadeau « savant » au bénéfice
d'Athènes, Socrate avait dénoncé tous ceux qui, parmi les citoyens et étrangers,
prétendaient occuper leur fonction de démiurge de manière convenable : les sophistes
étrangers comme Gorgias de Léontinoi, Prodicos de Céos, Hippias d'Elis, un citoyen
de Paros en visite, les hommes politiques en général, les poètes et ceux qui composent
des tragédies324. On constate qu'à l'intérieur de ce contexte de poesis politique, il les
considère par la suite comme ayant les mêmes défauts que « ceux qui travaillent avec
leurs mains », c'est-à-dire, hors de tout doute, les démiurges que représente Anytos325.
Comme nous ne cessons de l'exphquer, la démiurgie de l'époque s'appréhende selon
cette perspective double : l'art manuel et politique. En outre, si les rapports que nous
avons relevés jusqu'ici entre la figure du démiurge et celle de Socrate ne peuvent être
sérieusement mis en doute dès l'Apologie, on se demande ce qui aurait poussé Platon à la
remplacer par celle de l'étranger-démiurge à partir du Sophiste. Certes, comme Socrate,
l'étranger d'Athènes peut tisser de nouveaux principes religieux et civiques dans le
Politique et les Lois, mais pourquoi ce philosophe apparaît-il aussi face au maître comme
une solution de rechange à la création de nouveaux nomoi civiques ? Ces démiurges ont
pourtant les mêmes caractéristiques que les dirigeants, les gardiens, les auxiliaires
rationnels qui ont été créés par le sculpteur Socrate dans la République et repris dans le
Timée. Qui Platon cherche-t-il à berner ? À notre avis, la situation généséologique et
politique athénienne (c'est-à-dire qui remettait en cause les généalogies ancestrales) que
nous avons expliquée exigeait que l'Académie se prémunisse de l'accusation d'impiété à
l'aide de stratégies exotériques. Il apparaîtra dans la suite de notre travail que l'on
pourrait croire que c'est à cet endroit précis que se trouverait l'explication des fameux
rapports entre l'ésotérisme et l'enseignement pubhc platonicien. La démiurgie du
philosophe platonicien de la République, du Politique et des Lois pouvant créer une politeia
et une constitution parfaite pratiquerait au fond une activité déléguée aux nomothètes
athéniens à partir de 403 av. J.-C. et aux démiurges étrangers dans certaines cités
admirées de Platon comme Sparte. L. Brisson a expliqué que le terme de « ôàfioi »

324
Apologie, 19e-22c.
325
Apologie, 22c-d.

102
LEDLEUDE PLATON. ESSAI SUR LE DAIMON-SOCRATE COMME PARADIGME DE LA RATIONALITÉ PLATONICIENNE

possède une origine Spartiate et désigne des officiers supérieurs abrités par la tente du
roi en guerre326. Le « ôqfj.iouoyôç » se nommait « ôapiooyôç » chez Homère : « Quels
hôtes va-t-on quérir à l'étranger ? Démiurges, devins et médecins, et dresseurs de
charpentes, ou chantre aimé du Ciel qui charme les oreilles ! Voilà ceux que l'on fait
venir du bout du monde ! » (Odyssée, XVII, 382 et suiv.). Ces accents démiurgiques se
retrouvent dans les Cavaliers d'Aristophane où un xenos Spartiate prend la parole face au
prytane Cléon afin d'exhorter les Athéniens à une trêve327. Nous savons en effet que
l'étranger bénéficiait de certains avantages que l'on refusait aux citoyens athéniens « de
souche » comme Socrate — ce qui expliquerait aussi sans doute les graves
incriminations de l'Apologie — dont celui de discuter des nomoi religieux de la cité
hôtesse aux frais de l'état328. C'est probablement ce qui se cache sous certaines
remarques apparemment banales de ce dialogue : « Si j'étais réellement un étranger,
vous me pardonneriez assurément de parler dans ce qui paraît conforme à la justice »
(Apologie, 17d)329. L'exil, même, le transformerait en un étranger-démiurge avec tous ses
avantages civiques : « Ah quelle belle vie ce serait, pour un homme de mon âge, que de
quitter sa cité pour aller de cité en cité, expulsé de toutes ! » (Apologie, 37d). Partout où il
irait, la jeunesse viendrait l'écouter avec toujours pour résultat que les pères et leurs
relations le feraient mettre en dehors de la ville, ce qu'il refuse au bénéfice de la ville
d'Athènes330. Criton nous dit d'ailleurs dans le Criton que, financée par les proxènes
Simmias et Cébès du Phédon, l'entreprise était pourtant assurée d'aboutir331. Mais
pourquoi Socrate parle-t-il de l'exil à l'étranger sous la protection de ce genre d'hôtes
comme d'une belle vie ? C'est que, comme l'indique Charmide dans le Banquet de
Xénophon, le statut de démiurge étranger permettait d'être nourri par la cité d'accueil,
de se dégager des taxes athéniennes et de certaines obligations envers l'état d'origine
tout en favorisant les voyages politiques : « [...] je ne suis plus menacé, c'est moi qui à

326
L. Brisson, op. cit., note 230, p. 94-97.
327
Cavaliers, 6A2 et suiv.
328
Dans les Oiseaux d'Aristophane, 1021, d'ailleurs, un inspecteur vient vérifier si les proxènes sont présents
à l'intérieur de la nouvelle ville fondée.
329
Contrairement à H. Joly, op. cit., note 201, p. 15, nous ne voyons aucune ironie ici.
33
« Voir aussi Criton, 52b.
331
Criton, 45b-c.

103
LE DIEU DE PLA TON. ESSAI SUR LE DAIMON -SOCRA TE COMME PARADIGME DELARA TIONALTTÉ PLA TONICIENNE

présent menace les autres; en qualité d'homme libre, j'ai la permission d'aller à l'étranger
ou de rester ici. [...] À présent on me prend pour un despote : avant j'étais visiblement
esclave. Je payais alors tribut au peuple : aujourd'hui c'est l'état qui, devenu tributaire
envers moi, me fournit ma nourriture » (Banquet, 4,31 et 4,32). En refusant l'exil,
Socrate est le seul démiurge rationnel « de souche » vraiment utile à la cité d'Athènes. Il
est donc moins étonnant de voir que les affinités philosophiques de Platon et de sa
mise en scène avec cette tonalité démiurgique d'ordinaire attestée à Athènes, à Sparte et
ailleurs dans la Grèce apparaissent ainsi à travers les accusations adressées au Socrate
historique.
Parmi ses avantages civiques, l'étranger-démiurge, orateur, sophiste ou politicien,
pouvait proposer à sa cité d'accueil l'introduction de cultes nouveaux afin de favoriser
les échanges politiques, économiques, militaires, etc., avec sa ville d'attache332. Après
une sorte de période d'attente pour sa citoyenneté à la suite de quoi ses propositions
pouvaient être jugées avantageuses pour la cité d'accueil, on mettait fin a son statut de
xenos et même parfois lui autoriser l'institution d'un de ses dieux sur le territoire
(comme on l'a fait à Athènes pour le dieu étranger Héraclès, par exemple) et le nom de
son père. Le nom du fils de cet envoyé plénipotentiaire devient celui de son grand-père
et sa filiation pouvait ainsi être considérée par la suite comme étant athénienne à part
entière333. On ne peut évidemment rien certifier à ce sujet, mais il est raisonnable de
penser que, par la figure de l'étranger-démiurge de l'Académie philosophique, Platon,
après son xenos, aurait ainsi pu instaurer à l'intérieur de sa nouvelle cité le nom de son
père ancestral, donc le nom de Socrate comme une divinité officielle avec plus de
liberté334. Devenant ainsi l'artisan et le médiateur de relations généalogiques à travers la
Grèce et l'investigateur de la conversion d'ennemis en amis, nous pourrions considérer
que la légitimité civique et officielle des philosophes et de son dieu tutélaire devenait

332
On peut penser qu'une commission de nomothètes réglaient ces relations. Voir Lysias, Contre Nicomachos,
et C. Mossé, op. cit., note 168, p. 136.
333
G. Herman, « Patterns of name diffusion within the greek worlds and beyond », Classical Quaterly, 40,
1990, 349-363, à la page 357.
334
Les Lois, IX, 878a, stipulent qu'il faut donner un nom de bon augure à sa progéniture à partir de ses
ancêtres.

104
LE DŒU DE PLATON. ESSAISUR LE DAIMON-SOCRATE COMME PARADIGME DE LA RATIONALITÉ PLATONICIENNE

parfaitement concevable335. La Lettre VII témoigne de cette perspective. Le nombre de


xenai que la figure du philosophe étranger pouvait cumuler créait hors de tout doute des
alliances politiques avantageuses et certainement bénéfiques du point de vue de l'accès à
une magistrature. Même si ce statut de philosophe n'était pas tout puissant — le
démiurge composant avec une matière préexistante sous ses formes cosmogoniques,
anthropogoniques et politogoniques —, ses hôtes avaient des obligations envers lui. Il
n'est pas difficile de comprendre pourquoi Platon aurait vu dans cette stratégie
religieuse un moyen avantageux d'imposer le genos de la figure philosophique de Socrate,
un ancêtre divin atypique des traditions athéniennes et de celles des autres cités tout en
cherchant à se prémunir de l'accusation d'impiété en étant protégé par le Zeus
hospitalier et protecteur des étrangers. Le philosophe doit parfois être prudent et
avancer à condition d'être protégé. Par conséquent, la figure du démiurge platonicien,
de l'Apologie aux Lois en passant par la République et le Timée, ne correspondrait pas
nécessairement à une pure abstraction dans les dialogues, mais aussi à une posture
philosophique concrète, celui-ci étant le modèle pouvant restructurer des matériaux
civiques, nomothétiques et cosmiques préexistants au bénéfice de la cité. On a vu que le
groupe des démiurges est composé des gardiens de la République et de ceux du Timée,
mais surtout de Platon lui-même qui veut construire sa cité, instaurer de nouveaux
nomoi et s'avance masqué dans les Lois sous la couverture de l'étranger d'Athènes en
faisant une allusion sur son âge avancé : « Ainsi en sera-t-il, si le dieu le veut, et pour
peu que nous triomphions aussi de la vieillesse » (Lois, VI, 752a)336. Étant donné
l'allusion de l'étranger sur sa propre vieillesse, on ne peut considérer que Platon
préparait de cette façon la succession de l'Académie pour le macédonien étranger
Aristote mais qu'il se mettrait lui-même en scène. Nous avons noté que les lois de
l'hospitalité de l'époque permettaient à Platon de proposer des nomoi et reconfigurer par
la même occasion le cosmos en faveur de divinités extérieures sans être accusé
d'impiété par ses hôtes et par les généalogies de sa cité d'origine.

335
G. Herman, op. cit., note 333, p. 357.
336
Voir L. Brisson et J.-F. Pradeau dans leurs notes aux Lois, Paris, Gantier-Flammarion, 2006, note 10, p.
404.

105
LE DŒUDE PLATON. ESSAI SUR LE DAIMON-SOCRATE COMME PARADIGME DE LA RATIONALITÉ PLATONICIENNE

2.2.1.3 La démiurgie che^Aristote

Quelques développements des Politiques d'Aristote nous renseignent sur cette


démiurgie comme elle s'exerçait dans l'Antiquité. Après avoir souhgné l'apport des
métèques en ce qui a trait à certaines constitutions politiques de la Grèce, le Stagirite les
intègre en vue d'une philosophie particulière, purement constitutionnelle et dégagée des
généalogies civiques. Destinant hors de tout doute son compte-rendu au cercle d'initiés
de l'école platonicienne habitué aux stratégies ésotériques et exotériques de l'Académie
concernant le démiurge, il cite en exemple les démiurges que représentaient Lycurgue et
Solon :

« Parmi ceux qui ont fait connaître leurs vues sur une constitution, certains n'ont
pris aucune part aux activités politiques quelles qu'elles soient, mais ont mené
tout au long une vie en simple particulier; à leur propos, s'il y avait quelque
chose de digne d'être mentionné, nous l'avons fait à peu près pour tous. Certains
autres en sont venus à légiférer, les uns dans leurs propres cités, les autres dans
certaines cités étrangères, en exerçant eux-mêmes des fonctions politiques. Et
parmi eux les uns n'ont été les démiurges (ôquiouçyot) que des lois (vôficov), les
autres l'ont été aussi d'une constitution (7.oAiT£_aç), comme Lycurgue et Solon,
car ceux-ci établirent à la fois des lois et une constitution » (Politiques, II, 12,
1273b [trad. P. Pellegrin]).

Le Stagirite expose à sa façon certains avantages incarnés par la figure du


démiurge que nous avons expliqué dont celui de proposer des vues nomothétiques et
politiques sur les constitutions à l'intérieur de leur cité d'origine ou ailleurs en Grèce. Ce
qui frappe d'abord, ce sont les caractéristiques personnelles des deux individus
mentionnés par Aristote et qui, comme nous le savons, ont eu une postériorité sur
Sparte et Athènes. On retrouve ici une stratégie nomothétique semblable à celle que
l'on perçoit dans la figure du démiurge Socrate de la République de Platon qui est par
ailleurs tout entière présente et critiquée dans les Politiques.
Tout d'abord, Lycurgue représentait le prototype même de l'apatride en exil
revenant sur le tard à Sparte, sa ville d'origine, avant de repartir après avoir fondé la

106
LE DIEU DE PLATON. ESSAI SUR LE DAIMON-SOCRATE COMME PARADIGME DE LA RATIONALITÉ PLATONICIENNE

fameuse constitution droite et rigoriste que Platon, avec d'autres, admirait tant337 : une
éducation stricte et autarcique et un régime guerrier et supérieur face à la décadence
démocratique des richesses. Les sources sont fragmentaires, mais la légende veut
qu'étant le frère du roi de Sparte Prytanis qui eut un fils qui lui était hostile, Charillos, il
quittât le territoire durant de nombreuses années pour étudier la culture, les mœurs, les
nomoi religieux et les constitutions des étrangers de la Crète, de l'Ionie, de l'Egypte et de
l'Inde. La démiurgie qu'invoque Aristote dans les Politiques fait donc référence à un
épisode nomothétique qui ressemble quelque peu à l'instauration de principes étrangers
à l'intérieur d'une cité d'origine comme Solon l'a fait pour Athènes. Cette constitution
de Sparte par Lycurgue est par ailleurs grandement inspirée de celle de la Crète338. De
plus, celui-ci, sans doute face à la xénophobie des citoyens Spartiates, leur fera prêter le
serment de ne pas modifier ces nouvelles lois avant qu'il ne revienne de Delphes après
avoir reçu les conseils de l'oracle. Arrivé à la ville sacrée, Apollon lui confirmera que les
lois fabriquées pour Sparte étaient convenables339. Estimant son œuvre accomplie,
Lycurgue se suicide, ne quitte jamais Delphes et contraint ainsi les Spartiates à respecter
leur serment et accepter de vivre selon les préceptes nomothétiques instaurés par sa
démiurgie. Nous retrouvons même dans cet épisode de Lycurgue l'épreuve de l'oracle si
caractéristique de XApologie et de l'énoncé des accusateurs-démiurges de Socrate. Selon
Plutarque, en effet, la pythie avait déjà fait de cet homme un être divin : « Aimé du dieu,
et dieu lui-même plutôt qu'être humain » (Vie de Lycurgue, V, 4). Cette divinisation de
Lycurgue est aussi mentionnée par le Socrate de Xénophon pour défendre l'autorité de
sa démiurgie340. Nous reviendrons plus avant sur l'oracle concernant Socrate, mais il est
manifeste que l'on trouve encore ici, dans la divinisation de Lycurgue agissant comme
un démiurge immortel paradigmatique sur le nomos civique de Sparte, un autre puissant
argument en faveur de notre interprétation concernant le daimon-Socrate comme
principe généalogique, démiurgique, sectaire et civique se distinguant des autres

337
Politiques,W,\\, 1296a.
338
Politiques, 11,10,127 lb.
339
Cet épisode ressemble aussi à celui de Démonax, chargé par l'oracle de Delphes d'instituer une nouvelle
constitution à Cyrène.
340
Apologie, 14-15.

107
LE DIEU DE PLATON. ESSAI SUR LE DAIMON -SOCRA TE COMME PARADIGME DELARA TIONALITÉ PLA TONICIENNE

modèles traditionnels. Nul doute que ces éléments historiques recoupent quelque peu le
statut des gardiens-démiurges de la République qui posséderont aussi leur oracle à leur
tour et la justification de la présence de la figure de l'étranger à l'intérieur du cercle
platonicien de l'Académie341.
Ensuite, Solon, l'un des sept sages et personnage du Timée, était de l'île de
Salamine avant d'être considéré sous les attributs d'un « eupatride », c'est-à-dire un
« bien né » athénien. Négociateur et commerçant, il voyagea beaucoup comme
Lycurgue. Les sources sont incertaines, mais il apparaît qu'à l'inverse de ce dernier et de
ce que laissât croire Platon, c'est après la rédaction de sa constitution démocratique
athénienne qu'il quitta l'Attique et partit au moins dix ans pour Chypre, pour l'Egypte et
pour la Lydie. Il revint à la fin de sa vie et quitte immédiatement face au régime
tyrannique de Pisistrate. Il parcourt alors la Méditerranée et l'Asie. On peut dire que
bien qu'étant considéré comme un Athénien, l'exercice de sa démiurgie comme il est
mentionné par Platon et Aristote faisait probablement penser à un exil assumé342.
Lycurgue comme Solon furent de grands voyageurs dont les relations avec les cités
étrangères ont permis à leur ville d'origine et celles à l'étranger de profiter de leur savoir.
C'est exactement ce que les Politiques soulignent par la suite en dressant toute une liste
de législateurs dont la démiurgie s'est réalisée la plupart du temps à l'intérieur de cités
étrangères à leur patrie : Zaleucos pour les Locriens Épizéphyriens, Charondas de
Catane pour sa cité et les autres cités chalcidiennes en Italie et en Sicile, Onomacrite de
Locres pour la Crète, Philolaos de Corinthe législateur des Thébains, Andromadas de
Rhégium, législateur des Chalcidiens de Thrace343.

341
République, VII, 540c.
342
Politiques, IV, 11,1296a.
343
Politiques, II, 12,1274b.

108
LE DŒU DE PLATON. ESSAI SUR LEDAIMON-SOCRATE COMME PARADIGME DE LA RATIONALITÉ PLATONICIENNE

2.2.1.4 Thésée et Socrate : démiurges, pantomimes et éducateurs de la cité

Si l'on accepte l'idée que Socrate trouve son alter ego comme père ou premier
démiurge platonicien dans l'Apologie, le Protagoras, le Ménon, la République et le Timée, une
série de problèmes émerge quant à la légitimité de ce caractère quelque peu original
dont les conséquences « poétiques » s'éprouvent tant au niveau cosmogonique,
anthropogonique que politogonique. En quel sens et jusqu'à quel point, par exemple,
devrions-nous le considérer comme le sculpteur du nomos et d'un paradigme rationnel
de l'univers à l'intérieur du corps des textes mêmes ? Quel serait alors son rôle en tant
que modèle démiurgique et civique face aux autres et en particulier Thésée ? Peut-on
confirmer que cette tonalité était défendue par le Socrate historique ? Avons-nous
d'autres témoignages de sa démiurgie datant de l'Antiquité ? Nous avons démontré que
les généalogies et leurs modèles étaient remis en question par la parenté rationnelle qu'il
incarnait. Nous devons aussi remarquer que la figure tutélaire de Thésée revient
toujours en filigrane et touche de près la démonstration sur la démiurgie.

Tout d'abord, on ne doit jamais perdre de vue que la divinisation de l'Héraclès


Athénien impliquait dans l'Antiquité une reconfiguration civique tout autant que
cosmique. La création d'un nouveau nomos religieux de la part de Thésée avait été
réalisée par une démiurgie similaire à celle de Socrate — et à celles de Lycurgue et
Solon — à l'intérieur des dialogues — et en particulier — de la République et du Timée.
Le héros apparaît en effet dans l'histoire d'Athènes comme le nouveau visage qui a mis
en ordre la cité, les calendriers rituels, l'espace sublunaire et cosmique. Nous verrons
plus avant que l'héritage nomothétique de cette activité daimonique, généalogique et
politique est inséparable de cette reconfiguration des propriétés providentielles de la
géographie astrale athénienne. Les Athéniens ne voyaient pas de contradiction à
l'intérieur des récits montrant la divinisation « humaine trop humaine » de certains
daimones civiques tutélaires et dieux comme on les retrouvait dans les tragédies et les
comédies, par exemple, pas plus que ne leur posait problème le statut démiurgique et

109
LE DIEU DE PLA TON. ESSAI SUR LE DAIMON-SOCRATE COMME PARADIGME DELARA TIONALITÉ PLATONICIENNE

daimonique de Socrate et des gardiens-philosophes comme ils s'incarnaient dans les


dialogues platoniciens.
Ensuite, certaines caractéristiques de l'héroïsation de Thésée ont laissé quelques
traces historiques et récits mythologiques qui sont exploités dans le prologue du Phédon.
On sait en effet que le retour de celui-ci à Athènes est entrecoupé d'un arrêt à Délos,
l'île du dieu Apollon, qui lui conférera le statut officiel de dieu civique et éducateur
tutélaire par la suite. Cet épisode est, au sens strict, une sanction démiurgique autorisant
le héros — un peu comme Lycurgue et Solon en avaient l'autorité — le droit divin de
reconfigurer les généalogies, le nomos civique et religieux d'Athènes et de
s'autoproclamer comme le nouveau modèle d'éducation imposé par Apollon. Avant
d'être reconnu par son père Egée, de partir pour la Crète et d'incarner le statut de
démiurge, Thésée était par ailleurs considéré comme un étranger, puisqu'il était le fruit
de l'union avec Aithra, fille du roi de Trézène. En conséquence du suicide de son père
et de l'oracle delphique, il possède ensuite toute la légitimité civique d'occuper le trône
royal, de faire les réformes législatives, religieuses et politiques. C'est pourquoi les
citoyens lui attribueront par la suite à travers les récits historiques et politiques de la cité
l'origine d'Athènes comme ceux-ci la reconnaissaient au temps de Socrate et Platon.
Plutarque ajoute que Thésée divisa les classes athéniennes en trois parties : les
Eupatrides, les Géomores et les Démiurges344. Le premier groupe occupait les
fonctions de prêtres et de magistrats. Bénéficiant de tous les avantages d'une noblesse
d'origine — c'est-à-dire un genos représentant la parenté même de l'état, des
constitutions, des institutions sociales, religieuses et politiques —, ces Athéniens, dont
le titre était pour chacun « paaiÀEÙç » ou « âçxov *> incarnaient la supériorité héréditaire
leur permettant d'exercer un pouvoir arbitraire qui ne cessera d'être remis en question
de toutes les classes inférieures dans l'Antiquité jusqu'à l'instauration de la démocratie
par Éphialte et Périclès345. Comme nous l'avons déjà expliqué, chaque genos important
de l'Attique sera représenté au prytanée par un chef ou un digne émissaire ancestral :

344
Thésée, 25. Voir aussi L. Brisson, op. cit., note 230, p. 88-89.
345
Voir M. Daremberg et E, Saglio, Dictionnaire des antiquités grecques et romaines, Graz, Australie, Akademische
Druck-u. Verlagsanstalt, 1969, p. 532-542.

110
LE DIEU DE PLA TON. ESSAI SUR LE DAIMON-SOCRATE COMME PARADIGME DE LA RATIONALITÉ PLA TONICIENNE

bref, l'exercice politique est avant tout une affaire de privilèges réservés à certaines
familles. La présence du second groupe, les Géomores (ou cultivateurs-propriétaires),
s'explique quant à elle par l'importance de leurs propriétés foncières. Ces aristocrates-
démiurges ressemblaient davantage à des commerçants comme Anytos à l'origine (bien
que nous ne sachions s'il fut propriétaire foncier) étaient intimement liés à la troisième
catégorie des ouvriers ou artisans-démiurges. Et puisqu'ils étaient détenteurs de terres,
ceux-ci, bien qu'étant de condition hbre, travaillaient. Or on constate que le démiurge
Socrate, savant qui a questionné sans relâche la noblesse athénienne, les étrangers et les
démiurges et politiciens en général, prétend aussi avoir le droit d'être présent au
prytanée dans l'Apologie546. Il apparaît qu'au moment où Platon présente les raisons de la
condamnation à mort du maître dans ce dialogue, il dresse une mise en scène où la
place au prytanée de certains héritiers de la généalogie politique de Thésée et des
démiurges traditionnels serait remise en cause. Comme nous l'avons déjà noté, on voit
d'emblée qu'une sorte d'autoproclamation réformant la représentativité généalogique
tutélaire est au cœur du plaidoyer de Socrate. Bref, conformément aux accusations du
libellé historique et de la catégorie des accusateurs-démiurges de l'Apologie, on peut
croire que celui-ci affirme qu'il est le philosophe-démiurge de la cité d'Athènes
fabriquant au bénéfice de tous, comme un cadeau pour la ville, un nouveau type de
parenté intellectuelle pour la jeunesse athénienne qui doit être représentée au prytanée.
Le rôle du philosophe dans sa cité est de détruire les modèles ancestraux au profit de
paradigmes raisonnables.

Si l'on revient au récit de Thésée, on sait que, tout juste avant la sanction
apollinienne régénérant les généalogies politiques des différents citoyens représentés au
prytanée, l'île de Délos possède un caractère de renouveau démiurgique civique et
éducatif. Nous retrouvons cette tonahté dans l'Hymne à Délos de Callimaque. Selon un
contexte démiurgique, tout juste avant d'être sacralisé comme paradigme tutélaire de la
cité, l'Héraclès athénien est le chorège d'une pantomime éducative. Autour de lui, les
jeunes sauvés du Minotaure imitent leur libérateur et pratiquent une danse chorale en

34fi
« Si donc c'est conformément à la justice que doit être fixée l'amende méritée, voilà celle que je fixe : être
nourri dans le prytanée » (Apologie, 36e-37a).

111
LE DLEU DE PLATON. ESSAISUR LEDAIMON-SOCRATE COMME PARADIGME DE LA RATIONALITÉ PLATONICIENNE

l'honneur d'Apollon afin de commémorer la victoire sur le labyrinthe347. Dicéarque,


étudiant d'Aristote et de Théophraste, mentionne que les Déliens la nomment la
« danse de la grue »348. On peut penser que cette poétique mimétique magnifiée par la
narration des auteurs de l'Antiquité possède comme pour le Solon du Timée tous les
avatars d'une reconfiguration nomothétique. Elle s'effectue tout juste avant la
consécration apolhnienne de Thésée qui incarne la fondation même du prolongement
cultuel, artistique et rituel de cet épisode Déhen comme nous le voyons dans le Phédon.
Nous possédons même une tradition iconographique archaïque situant l'intervention de
Thésée selon une juridiction musicale, dansante et chorale349. Comme l'a bien aperçu
C. Calame, tous les actes cultuels athéniens entourant sa divinisation sont représentés
sur les agrès du vaisseau de Délos comme nous les retrouvons dans le prologue du
dialogue de Platon350. Ajoutés à la problématique de l'autoproclamation socratique
comme démiurge tutélaire décrié de toute la cité dans l'Apologie, ces éléments sont
particulièrement cohérents. Est-ce un hasard ?

Notre analyse sur le rôle de la démiurgie chez Platon interdit de le penser. Les
enfants sauvés par Thésée apparaissent comme les danseurs ou les artisans imitant l'acte
créateur de leur père, bref, un peu comme les « seconds » démiurges de la République et
du Timée —toujours selon une perspective à la fois cosmogonique, anthropogonique et
politogonique — imiteraient Socrate. Il est raisonnable de penser que le récit du héros
athénien a servi à mettre en évidence la consécration apolhnienne du maître comme
dieu civique tutélaire et à souligner son autorité généalogique en vue d'instituer une
nouvelle éducation civique. Nous avons aussi déjà exphqué que c'est moins celui qui
occupe le statut de « démiurge » qui compte chez Platon que la passation concrète de
son activité mimétique envers sa progéniture. On pourrait également considérer que les
dialogues utiliseraient la figure de Socrate en la rapprochant parfois de la geste des
pantomimes des tragédies grecques. Comme l'a bien illustré S. Montiglio, la danse est

347
C. Calame, Thésée et l'imaginaire athénien, Paris, Éditions Payot Lausanne, 1990, p. 117-8.
348
Fragment 86. Voir C. Calame, op. cit., note 347, p. 138.
349
C. Calame, op. cit., note 347, p. 119.
350
C. Calame, op. cit., note 347, p. 121.

112
LE DLEUDEPLATON. ESSAISUR LEDAIMON-SOCRATE COMME PARADIGMEDELA RATIONALITÉ PLATONICIENNE

une action pratique au théâtre351. Depuis Homère déjà, elle « tisse », « raconte », « écrit »
et « trace » les paroles des acteurs un peu comme elle sort comme une chorégraphie
hors de la bouche de Socrate chez Platon352. Aristote mentionne dans sa Poétique que le
poète tragique doit idéalement rédiger « en mettant le plus possible les paroles sous ses
yeux » (Poétique, 17). C'est pourquoi on qualifiera les penseurs de « sages manuels » vers
le II e siècle, car ils sont les créateurs vivants d'une pantomime capable de figurer des
concepts. Athénée raconte par ailleurs que pour se moquer des stoïciens, le philosophe
Ménippe produisit des danseurs pour exécuter la conflagration du monde lors d'un
banquet353. La mimétique des dialogues platoniciens, et donc des « sokratikoi logoi »,
parlerait un langage universel comme on le voit dans les hiéroglyphes égyptiens
auxquels le philosophe était sans doute plus favorable. Elle consisterait pour ainsi dire
en une sorte de tissage pouvant jusqu'à illustrer en spectacle une pantomime
philosophique tout comme la mimétique divine intégrait Thésée comme un paradigme
artistique, rituel et politique athénien354. C'est peut-être la raison pour laquelle le
véritable tisserand et mime de la « trame » de la cité et de son nomos dans la République, le
Politique et les Lois fait d'abord partie du genos des philosophes-rois 355 . C'est aussi peut-
être la raison pour laquelle la poésie de Solon est présentée comme une mimétique ou
une pantomime des nomoi étrangers dans le Timée : « Il parlait de la geste la plus grande
(uEytorqç àvopaoroTàTqç) et la plus juste entre toutes de renom, qu'ait accomphe

(nçàiecoç) notre cité » (Timée, 21d). Le terme intraduisible d'« onomastique » reprend la
production des noms du Cratyle où le nomothète réahse une pratique législative (d'où le

351
S. Montiglio, « Paroles dansées en silence : l'action signifiante de la pantomime et le Moi du danseur »,
Phoenix, Vol. 53, 1999, p. 263-280 à la p. 263.
352
S. Montiglio, op. cit., note 351, p. 269-270 et 274.
353
Les Deipnosophistes, 14.629f.
354
Le poète tragique, dans la mesure où il dit l'invisible, façonne des paroles visibles, des paroles permettant
de reconstruire des images absentes. Les spectateurs, en écoutant, voient. Le danseur au contraire
façonne des images audibles, à savoir, des images qui permettent de reconstruire des paroles absentes.
Les spectateurs, en voyant, entendent. Voir S. Montiglio, op. cit., note 351, p. 267et 272. Voir aussi le
Timée, 17c; 24a; 28a-c et Plotin, Enneades, V,9[5],ll,4; VI,9[9],9 1 et suiv.
355
Voir aussi Ménexène, 236d et Lois, V, 734e; VII, 814e-815e. Voir Plotin, Enneades, III,2[47],16. Platon
affirme que la danse suscite l'admiration dans la mesure où elle imite la parole de la Muse et non si elle
est uniquement centrée sur les mouvements du corps. Voir Lois, VII, 795e. Lucien souligne que la
pantomime était attaquée par Platon dans la République, III, 395d-e. Elle est considérée comme
l'équivalent tragique et son substitut historique. Voir S. Montiglio, op. cit., note 351, p. 265 et 271.

113
LE DIEU DE PLATON. ESSAI SUR LEDAIMON-SOCRATE COMME PARADIGME DE LA RATIONALITÉ PLATONICIENNE

mot « 7TQâ£.ç ») 356. De même, Socrate est instruit par l'étrangère Diotime dans le
Banquet et en reproduit la pantomime éducative 357. Et la RJpublique insiste sur la
nécessité de fabriquer de nouveaux modèles de danse et d'éducation. En ce sens,
ébranler la musique, c'est aussi ébranler tous les nomoi religieux de la cité 358. Ce type de
considération qui se retrouve partout chez Platon se profile encore à l'intérieur des Lois
où les arts de la danse et du chant, dons des Muses et d'Apollon, se réahsent selon une
mimétique philosophique et pédagogique pour enseigner les jeux civiques sous la
direction du chœur de Dionysos 359. Les tractions de l'Intellect démiurgique agissent
alors dans la cité comme une musique ou une harmonie nomothétique pour les citoyens
qui font office de marionnettes. Ainsi, la philosophie possède un dieu rationnel ou un
daimon particulier à partir duquel une autre éducation, d'autres danses, chants et
harmonies — qui sont en réalité des lois à part entière — seront proposés 360. Alors que
la danse pyrrique devra consister dans l'essentiel en une préparation à la guerre, la danse
philosophique sera plus noble et honorera les dieux et les enfants des dieux, c'est-à-dire
les daimones 56' 1.

Si la démiurgie de Socrate inspirée des grands paradigmes athéniens comme


Thésée est confirmée de manière globale, la question est surtout de savoir si elle peut
être repérée de manière plus catégorique. M.-H. Delavaud-Roux a bien montré que les
Oiseaux et les Nuées d'Aristophane présentent des danses aériennes possédant un aspect
parodique362. Platon les dénonce dans les Lois362. Cette chorégraphie en apesanteur
enchaîne de rapides mouvements créant certainement un effet comique en hen direct
avec le Socrate en suspension dans sa corbeille et volant dans les airs dans la pièce364.
Force est de constater de plus que, à côté du contexte démiurgique des capacités de
Phidippide comme exposées par son père, les Nuées d'Aristophane exposent en fait une

356
Cratyle, 421a.
357
Banquet, 201 d et République, III, 412a-b.
358
République, IV, 424c.
359
Voir L. Brisson et J.-F. Pradeau, Les Lois de Platon, Paris, PUF, 2007, p. 32-36.
360
Lois, VII, 799e-801e; 804a-b.
361
Law, VII, 8 1 4 e - 8 1 6 d
362
Nuées, 540 et suiv. M.-H. Delavaud-Roux, Danser chez Aristophane, op. cit., p. 295-296.
363
Lois, VII, 814e-816e.

114
LE DLEU DE PLATON, ESSAISUR LEDAIMON-SOCRATE COMME PARADIGME DE LA RATIONALITÉ PLATONICIENNE

pantomime générale d'un Socrate spécialiste en rythme365. Voyant l'incompétence de


Strepsiade en ce qui concerne la dialectique, le maître conduira la pensée de son disciple
vers l'enseignement de la musique. Mais c'est encore une fois la mise en scène des
doubles — le Raisonnement Juste et l'Injuste — qui rappelle celle du Timée et critique
en réahté le nouvel enseignement de Socrate. Selon les Nuées, c'est l'enseignement de
P« ancienne musique » et donc l'ancienne éducation transmise « par les pères » qui est la
bonne 366 . Dans un contexte pantomimétique très proche des Lois, ces « vieilleries » sont
ce que les ancêtres considéraient comme étant la « vraie » éducation de la cité
d'Athènes : « C'est pourtant avec ces vieilleries-là que les guerriers de Marathon, grâce à
mon système d'éducation, furent formés. Mais toi [Raisonnement Injuste], tu enseignes
à ceux d'aujourd'hui à être de bonne heure enveloppés dans des manteaux : et je
suffoque quand, aux Panathénées, j'en vois qui, obhgés de danser, tiennent leur boucher
devant leur sexe, sans égard pour Tritogénie [Athéna] » (Nuées, 986-90)367. Nous avons
expliqué que ce Raisonnement Injuste est littéralement le double de l'enseignement de
Socrate. En mentionnant l'éducation traditionnelle d'Athéna face au socratisme,
Aristophane dénonce la pantomime de celui-ci. Nous savons en outre que les Lois
présentent une réforme mimétique similaire en hen avec Athéna et sans doute dirigée
par Socrate dans la première version du dialogue. Comme l'ont relevé L. Brisson et J.-
F. Pradeau, certains commentaires d'Aristote dévoilent en effet qu'il existait en fait une
version préalable aux Lois où, de manière semblable aux autres entretiens et à la
pantomimétique de la République et du Timée, Socrate était le meneur de la discussion368.
Ainsi, comme nous le voyons à l'intérieur des autres dialogues et dans les Nuées, celui-ci
aurait sans doute alors été désigné comme le principe démiurgique des tractions
civiques de l'Intellect. La législation des Lois propose à plusieurs endroits de combler les
problèmes engendrés par ces questions en réunissant la parenté civique sous ce type

364 Tel i e Banquet de Platon, le Socrate xénophontien n'est pas sans rapport avec la figure ridicule du Satyre
qui, à l'époque, avait l'habitude d'agir de manière grivoise et saccadée.
365
Nuées, vers, 636, 651 et 877 et suiv.
3
<* Nuées, 961-83.
367
Iliade, IV,515. A ce sujet, voir G. Devereux, « La naissance d'Athéna Tritongéneia », dans Femme et mythe,
Paris, Flammarion, 1982, p. 127-163.
368
L. Brisson et J.-F. Pradeau, op. cit., note 359, p. 14-5.

115
LE DIEU DE PLATON. ESSAI SUR LEDAIMON-SOCRATE COMME PARADIGME DE LA RATIONALITÉ PLATONICIENNE

d'Intellect qui, à partir de ses tractions, légifère concrètement l'activité des démiurges-
ouvriers qui pourront accéder à la domiciliation sous certaines conditions369. Bref, il est
raisonnable de penser encore une fois que le point de fuite démiurgique platonicien est
Socrate.
Force est de constater que, peut-être autant qu'Aristophane et Platon, le Banquet
de Xénophon présente une mimesis socratique. Dans ce dialogue portant sur l'amour,
une large place est consacrée aux divertissements et aux principes fondateurs de la
pantomime. Le commentaire déjà cité de Charmide sur les avantages de son statut
d'étranger-démiurge nous autorise à parler d'un contenu démiurgique à côté du
caractère festif de la mimétique rituelle, musicale, chorale et dansante — comme les
Athéniens se la représentaient sur l'île de Délos concernant Thésée et comme on la voit
dans les dialogues platoniciens. On y aperçoit le personnage du Syracusain, maître du
divertissement de cette soirée entre amis, qui fait son entrée avec un joueur de flûte,
une danseuse et un danseur qui joue aussi de la cithare. Après s'être entretenu avec lui,
Socrate exprime à ses vis-à-vis son envie de danser et son amour pour cet art. Toute la
stratégie de Xénophon est alors de montrer ensuite que le maître possède cet art
mimétique à la perfection. Des éducateurs qui seront cités, poètes, artisans, peintres,
marionnettistes, etc., Socrate, après avoir chanté, sera le spécialiste qui arrangera les
principes mêmes d'une pantomime qu'exécutera par la suite la troupe d'artistes : « Si ces
enfants, dans leur danse, accompagnée de la flûte, reproduisaient les attitudes que les
peintres donnent aux Charités, aux Heures et aux Nymphes, ils auraient eux-mêmes
beaucoup moins d'effort à faire et le banquet serait beaucoup plus charmant » (Banquet,
7.5). Les remarques du Socrate de Xénophon s'avèrent particulièrement cohérentes
avec celles de Platon non seulement en ce qu'elles font référence à la démiurgie et, entre
autres, aux Charités dont on savait que Socrate en avait été le sculpteur devant les
Propylées et qui avaient également été placées sur le site de l'Académie en l'honneur du
maître, mais aussi surtout parce qu'elles suivent la mention des invectives des Nuées qui
ont conduit au contenu du libellé d'accusation de l'Apologie : « N'est-ce pas toi, Socrate

Lois, VIII, 849a-850c; IX, 866c-d; 869d-882a; XI, 917c; 938c et 942a.

116
LE DIEUDE PLATON. ESSAI SUR LEDAIMON-SOCRATE COMME PARADIGME DE LA RATIONALITÉ PLATONICIENNE

qu'on appelle le penseur ? [...] On dit que tu ne penses qu'à ce qui se passe au haut des
airs [...] Ce n'est point des dieux, par Zeus, que tu t'occupes, à ce qu'on raconte, mais
de choses entièrement inutiles » (Banquet, 6.6-8). Les hens sont ici limpides : pour
Xénophon, de même que pour Aristophane et Platon, les accusations contre Socrate
dressent aussi ipso facto une mimétique démiurgique en cours invoquant aussi les principes
daimoniques des présocratiques se trouvant dans les airs aux côtés de considérations
sur les dieux.

Mais il y a plus. Le dialogue se conclut d'une façon qui est plus qu'intéressante
pour notre propos. Xénophon y aborde le « daimon de Socrate » et l'amour de l'âme
comme étant supérieur à celui du corps. Même les dieux, parmi lesquels figure Thésée,
ne sont pas célébrés pour avoir partagé le même ht, mais pour avoir accomph ensemble
les plus grands exploits vertueux. Comme chez Platon, la conversation tourne alors
autour des enfants et des généalogies civiques. Socrate vante à brûle-pourpoint Callias,
fier du nom de son père et de sa patrie, qui est supérieur à ses ancêtres par sa
disposition à la vertu. Bref, de manière conforme au contexte des accusations de l'acte
juridique contre le philosophe, la question des daimonia et des divinités traditionnelles
apparaissent toujours aux côtés de la démiurgie et de la généalogie. C'est alors que les
conversations s'arrêtent et que le Syracusain revient dans la salle après avoir préparé
une projection démiurgique fondée sur les principes mimétiques que le maître avait
exposés plus tôt. La proximité de la mise en scène avec les dialogues platoniciens —
notamment le Phédon, la République et le Timée — ne fait aucun doute. On constate en
effet qu'elle concerne directement l'épisode mythique et démiurgique de Thésée et, en
particulier, l'arrêt à Délos tout juste avant sa consécration divine : l'amour d'Ariane qui,
abandonnée par le héros sur l'île de Dia ou Naxos, tombe amoureuse de Dionysos. Le
dieu entre chez elle afin de l'inciter à l'amour d'une manière qui laissa tous les
spectateurs émus et excités : « À la fin, à les voir s'étreindre l'un et l'autre et s'en aller
comme pour gagner leur ht, ceux des convives qui n'étaient pas mariés jurèrent de l'être
bientôt, et ceux qui l'étaient, sautant à cheval, revolèrent vers leurs femmes pour en
jouir » (Banquet, 9.7). Le but de Xénophon est clair : dans le contexte généalogique qui

117
LE DIEU DE PLATON. ESSAI SUR LEDAIMON-SOCRATE COMME PARADIGME DE LA RATIONALITÉ PLATONICIENNE

expose à la fois la daimonologie et le libellé d'accusation, Socrate est la cause d'une


pantomime musicale parfaite tout en apparaissant comme le meilleur démiurge puisque
les principes transmis au Syracusain ont engendré une chorégraphie comme nul n'en
avait vu. Socrate est ainsi le principe de l'éducation démiurgique imitée par la troupe de
musiciens et de danseurs. La pantomime causale du philosophe transforme les rapports
amoureux d'Ariane dont la peine funeste avait été engendrée par Thésée. C. Vatin a
bien prouvé que cette scène est un épisode noir de la vie du héros rendant les
Athéniens mal à l'aise puisque la fille de Minos avait été sacrifiée pour
l'accomplissement de son destin royal et écartée de la mimétique éducative
athénienne370. On peut croire que Socrate est ici l'aïtion redressant la situation
embarrassante en guérissant Ariane par sa fonction démiurgique.
Xénophon montre-t-il que Socrate est le parfait fils de Thésée en superposant
ainsi sa démiurgie? Ou, à l'inverse, expose-t-il le surclassement de l'exercice
démiurgique du dieu tutélaire comme Platon le présente avec l'épisode de Délos? Il
s'agirait d'une stratégie étonnante, puisqu'elle serait alors en contradiction avec les
affirmations de l'Apologie et des Mémorables où l'on défend que le maître n'avait jamais
rien commis d'impie sur le plan généalogique. Xénophon expose-t-il un autre point de
vue ? Considérait-il que la démiurgie de Socrate ne pouvait offrir un motif d'accusation
sérieux aux autres démiurges de la cité ? Xénophon est-il incohérent? Nous ne
cherchons pas à apporter des réponses à ces questions pour l'instant. Nous pouvons
toutefois dire que ces rapports thématiques indiquent que Xénophon est parfaitement
au courant des Hens entre le nomos religieux de Thésée, la démiurgie, l'éducation et les
généalogies civiques et Socrate. Ils font partie du dossier socratique. De plus, il est
évident qu'au moment où cette mimétique nous est dessinée, le maître s'avère le
danseur parfait retraçant les principes démiurgiques qui, à travers la glorification
généalogique du jeune Callias surclassant ses ancêtres, ne sont pas sans écho avec les
accusations du groupe des démiurges de l'Apologie représenté par Anytos et la
corruption de la jeunesse371. On retrouve aussi chez Xénophon la démonstration d'une

370
C. Vatin, Ariane et Dionysos, Paris, Éditions Rue d'Ulm, 2004, p. 15.
371
Banquet, 9.1-9.7.

118
LE DIEU DE PLATON. ESSAI SUR LEDAIMON-SOCRATE COMME PARADIGME DE LA RATIONALITÉ PLATONICIENNE

transmission démiurgique (Socrate transmet ses principes aux autres démiurges) qui,
comme nous l'avons expliqué, est l'un des attributs essentiels du démiurge-Thésée et du
démiurge-Socrate platonicien. Ceci est par ailleurs aussi présent dans le Banquet de
Platon où le maître, fécondant les âmes des hommes, apparaît comme le démiurge
suprême d'un véritable accouchement, l'artisan de la justice, de la modération, du
mélange du tout cosmique et de l'ordonnancement des cités372. Même si les
conceptions du Banquet de Xénophon sont probablement différentes, elles exposent le
statut démiurgique du Socrate historique de manière très proche des motifs
daimoniques et généalogiques platoniciens sur lesquels nous aurons l'occasion de
revenir.

Un autre développement des Mémorables nous confirme qu'à côté des


accusateurs-démiurges de l'Apologie, la démiurgie concerne le personnage de Socrate
chez Xénophon. Consulté par Aristodème, le maître lui explique que parmi les
éducateurs et démiurges tout acabit (encore les poètes, les auteurs de tragédies, les
peintres, etc.), seules les œuvres d'un Intellect prévoyant forment les mouvements des
vivants. Un peu comme dans la République et le Timée de Platon, il enseigne que de telles
productions cosmiques font en sorte que chaque chose, les yeux pour la visibilité, les
oreilles pour l'ouïe, la bouche pour le goût, etc., trouve sa place chez tous les êtres
vivants373. Doit-on penser que — comme c'est le cas de son Banquet (qui s'inspire et cite
à la fois le Phèdre et le Banquet de Platon) —, Xénophon présente un discours inspiré des
dialogues platoniciens ? Nul ne saurait le dire : il serait plus juste de noter que l'on ne
possède aucune raison valable de douter des rapports du Socrate historique avec le
discours démiurgique et pantomimétique. Les accusateurs-démiurges de l'Apologie et la
mise en scène du Phédon, de la République et du Timée de Platon nous ont montré qu'il
s'agit d'un sujet typiquement socratique. D'une manière similaire, le but premier de
Xénophon à l'intérieur de ces développements est d'exphquer que le maître pouvait

372
Banquet, 208e-209a. Voir N.I. Boussoulas, « Démon socratique et Éros créateur dans le Banquet de
Platon », Hellenica, XXV, 1972, 56-77.
373
Voir République, I, 352e et VI, 507c et suiv.

119
LE DIEU DE PLA TON. ESSAI SUR LE DAIMON -SOCRA TE COMME PARADIGME DELARA TIONALITÉ PLATONICIENNE

conduire (7tooayay£Ïv) les hommes à la vertu et vers une compréhension démiurgique


particulière374 :

« Devant ces réalisations qui témoignent de tant de prévoyance, es-tu encore


dans l'embarras pour déterminer si elles sont l'œuvre du hasard ou d'un
intellect ? — Non, par Zeus répondit Aristodème; mais pour qui les considère
comme on vient de le faire, ces choses ont tout l'air d'être les réalisations de
quelque démiurge savant et qui aime les êtres vivants » (Mémorables, I, 4.1 [trad.
P. Chambry]).

À la suite de cet extrait, on peut tirer quatre conclusions du corpus


xénophontien concernant la démiurgie : 1) comme chez Platon, l'intellect est la
fondation même de la pratique socratique du démiurge; 2) comme che2 Platon et les
Grecs en général, ce démiurge n'est pas nécessairement le seul (Xénophon parle des
maîtres invisibles tout de suite après : « je ne vois pas les maîtres [du bel ordre
provenant de l'intellect] comme je vois les démiurges des choses qui se produisent ici-
bas »)375; 3) de manière semblable à Platon, les démiurges de l'ordre vivant du monde
acomplissent une activité invisible à l'œil les distinguant des autres démiurges (poètes,
tragiques, peintres, etc.), et; 4) Socrate est aussi pour les autres protagonistes le
médiateur principal de la compréhension de la démiurgie «réelle». Seul le dernier
aspect doit être nuancé, puisque, de façon distincte de la pantomime de son Banquet et
des dialogues platoniciens, Xénophon ne suggère jamais dans les Mémorables que Socrate
est le premier démiurge ou imite le père démiurge, la cause et l'acte fondateur des
seconds démiurges. Certes, la compréhension originale se réalise grâce à lui — prouvant
ainsi qu'il s'agit d'abord d'une problématique en hen direct avec le Socrate authentique
—, mais rien n'indique ici qu'il est lui-même le démiurge ou le principe même d'une
pantomime376. Mis à part cet élément, on doit répéter qu'on ne possède aucun
argument valable pour refuser au Socrate historique la démiurgie nomothétique et
cosmique telle qu'on la rencontre dans l'Antiquité. Chez Xénophon comme chez

374
Mémorables,!, 4.1.
375
Mémorables, I, 4.9.
376
Selon Xénophon, la conception du démiurge de Socrate a eu un tel impact, qu'elle a permis à ceux qui
étaient là de s'abstenir par la suite de ce qui est impie même dans la solitude. Voir Mémorables, I, 4.18-19.

120
LE DIEUDE PLATON. ESSAI SUR LE DAIMON-SOCRATE COMME PARADIGME DELÀ RATIONALITÉ PLATONICIENNE

Platon — et sans doute Aristophane — la figure du démiurge possède d'emblée une


expression privilégiée avec le paradoxe socratique377.

2.2.2 Le nouveau genos de la Grèce

Nous avons étabh que dès l'Apologie, les reproches adressés à la philosophie et à
Socrate expriment une relation privilégiée avec la mimesis démiurgique. La figure
artisanale de ce père démiurge possède une place importante à l'intérieur de la
République et du Timée où il symbolise tout autant une mise à l'épreuve du nomos civique
qu'une reconfiguration de la description du cosmos. Ce pouvoir se transmet — selon
les différents niveaux cosmogoniques, anthropogoniques et politogonique — aux
nouveaux modèles rationnels civiques que sont les gardiens-démiurges, les philosophes-
rois et la figure de l'étranger d'Athènes. Bref, un nouveau genos s'opposant aux autres
éduquera la jeunesse athénienne. En concevant leurs rapports avec la cité à partir de
filiations héroïques suspectes comme celles d'Héraclès et Thésée, les poètes, sophistes
et autres hommes politiques ne font qu'introduire la discorde et l'injustice dans l'âme
des citoyens378. C'est pourquoi Homère, par exemple, rapportant des modèles de vie
comme Agamemnon qui haïssent tout bonnement le genre humain, s'avère en fait un
mauvais éducateur379. La Raison doit éduquer autrement et d'une manière féconde pour
les âmes. Les constitutions politiques de l'Attique ont des généalogies depuis longtemps
improductives. Platon signale cette stérilité dont souffre la cité d'Athènes actuelle380 :

« Or pour ce qui est de la fécondité et de la stérilité de votre genos, ceux que vous
avez formés pour être les chefs de la cité, si compétents soient-ils, ne seront pas
en mesure, même en alliant le raisonnement à la perception, de discerner les
moments : ce cycle leur échappera et il leur arrivera d'engendrer des enfants

377
O n doit même souligner que face à cette démiurgie révélée par le maître, Aristodème affirmera de
manière débonnaire et distincte lourde de sens : « Non, Socrate, je ne regarde pas la divinité de haut,
mais je la crois trop magnifique pour avoir besoin de mon culte » (Mémorables, I, 4, 10).
378
Timée, 19d-e.
379
République, X, 620b.
38
° RépubHque,VIlI, 546b.

121
L E D I E U D E PLA TON. ESSAI SUR LE DAIMON -SOCRA TE COMME PARADIGME D E LA RATIONALITÉ PLATONICIENNE

quand il ne le faudrait pas (YEVvqoouai Ttalôâç ÎXOTE OÙ ÔEOV) » (République, VIII,


546a-b [trad. G. Leroux]).

L'infécondité du genos désigne une improductivité civique. Bien qu'il ne le


mentionne pas explicitement, les « moments » et des « cycles » s'inspirent aussi peut-
être du mythe hésiodique des races et, surtout, du genos d'or comme décrit dans les
Travaux et que Platon présente à plusieurs reprises dans la République?^. On y enseigne
d'une certaine manière que la génération des enfants de la cité devrait s'opérer à partir
d'un genos daimonique, philosophique et citoyen fécond. Ceux-ci naissent bel et bien,
mais, un peu comme Socrate le mentionne ici, d'une façon qui n'est à vrai dire plus
productive pour la cité. Dans le même ordre d'idées, les Lois dénoncent les généalogies
de la guerre de Troie qui, en tout état de cause, ne sont plus adaptées aux Grecs de
l'époque classique. Défendre la priorité éducative du démiurge Socrate sur les autres
héros traditionnels reviendrait à faire tourner le cycle de ces genê sous un autre régime
afin de les soumettre à un autre genre de révolution cosmique. C'est justement ce que
décrivent la République, le Politique et les Lois dans lesquels un autre tissage
philosophique de la cité — une autre poesis civique — et un « coup de barre » du fuseau
cosmique réorientant l'histoire deviennent possibles.

C'est ainsi que les Lois expliquent le développement historique du genos


d'Héraclès qui représente l'essentiel du cycle généalogique grec de l'époque. Pour étayer
ses thèses et afin de mieux intégrer par la suite les idées de l'Académie philosophique
dans la cité, Platon fait référence à un passage bien connu dans l'Antiquité. Il s'agit d'un
extrait de l'Iliade dans lequel Homère stipule qu'une première prise de Troie, bien
supérieure à la seconde qu'il nous raconte, fut accomplie par ce dieu382. C'est Tlépolème
qui, se qualifiant lui-même de fils d'Héraclès, engage le combat avec son ennemi troyen
Sarpédon en disant :

« Sarpédon, bon conseiller des Lyciens, quel sort te contraint donc à errer ici,
comme un homme qui ne sait rien du combat ? On ment, quand on te dit
descendant de Zeus porte-Égide. Tu es trop au-dessous de ces fameux héros qui

381
Travaux, v. 106-201.
382
Lois, III, 685c-d.

122
LE DLEu DE PLATON. ESSAI SUR LEDAIMON-SOCRATE COMME PARADIGME DE LA RATIONALITÉ PLATONICIENNE

naquirent de Zeus au temps des anciens hommes (TTQOTEQCOV àvÔQcoraov). Ils


étaient, eux, pareils à ce qu'était, dit-on, mon père à moi (Èpôv TraxÉQa), le
puissant Héraclès, aux desseins hardis, au coeur de lion. Ce fut lui qui vint ici
jadis chercher les chevaux de Laomédon et, avec six nefs seulement et un petit
nombre d'hommes, sut ravager la ville de Troie et épurer d'hommes ses rues.
Mais toi, ton cœur est lâche, et ton monde périt» (Iliade, V, 638-642 [trad.
P. Mazon]).

Le renvoi à ce morceau d'Homère est stratégique. Comparé à Héraclès, le cycle


des Hérachdes ou des Achéens lui est nettement inférieur. Platon rappelle dans les Lois
qu'au sein de cette grande famille se trouve les Mycéniens Pélopides, les rois de Grèce
comme Agammenon et Ménélas (fils d'Atrée et petits-fils de Pélops) qui, sans ambiguïté
dans l'esprit des Grecs, ne possédaient pas du tout l'art du commandement et étaient
jugés bien avant la seconde guerre de Troie comme étant les moins courageux383.
L'étranger d'Athènes affirme que les Grecs ont donné leurs appuis à cette guerre
uniquement parce qu'ils avaient en fait plutôt confiance au genos des Hérachdes.
Malheureusement, pour ainsi dire, la descendance du fils de Zeus comprenait aussi les
Pélopides. De plus, les hellènes étaient favorables à l'attaque de Troie suite à un conflit
politique en représailles à l'assaut passé des Troyens et des Assyriens contre Pélops lui-
même 384 . Cette version, qui est la plus répandue en Grèce à l'époque classique, vient
nuancer grandement plusieurs perceptions modernes. Tout d'abord, elle s'avère assez
officielle et approuvée de tous pour que Platon puisse l'invoquer sans longue précision.
Il faut entendre par là que l'Attique, fière de sa supériorité, n'aurait en fait jamais appuyé
une guerre sous le seul genos des Pélopides qui est en fin de compte à l'origine du conflit
politique. Ensuite, ce que les tragédies mettent souvent en relief est donc cette partie la
moins noble de la souche d'Héraclès. Les causes sentimentales et caractérielles —
comme l'avidité des richesses troyennes et le rapt d'Hélène — qui ont nourri
l'aveuglement d'Agammenon et de Ménélas représenteraient ainsi une sorte
d'excroissance familiale néfaste. Dans la perspective de Platon, le théâtre exposant ces
tribulations est l'expression même de l'erreur de la guerre de Troie.

383
Lois, III, 685d.
384
L. Brisson et J.-F. Pradeau, op. cit., note 336, p. 367, note 42.

123
LE DIEU DE PLATON. ESSAI SUR LEDAIMON-SOCRATE COMME PARADIGME DE LA RATIONALITÉ PLATONICIENNE

Nous avons déjà mentionné qu'Héraclès était le fruit de l'union d'Alcmène, fille
de Pélops, et de Zeus qui usurpa la couche du mari Amphitryon385. Or avant Platon,
toutes les tragédies d'Euripide divisaient en ce sens le genos vraiment divin provenant de
Zeus de celui de Pélops. Autrement dit, Héraclès ne serait pas un « vrai » Pélopide : il
serait de la race divine dont les Athéniens et l'Attique seraient plutôt les héritiers
incontestables. La pièce de théâtre Les Hêraclides montre sous ce relief Copreus, l'envoyé
du roi mycénien Eurystée — à la fois cousin et ennemi notoire d'Héraclès386 —, qui
croit agir en bon droit sur le genos d'Héraclès alors que les enfants du dieu tentent à
l'opposé de fuir le joug Pélopide387. Iolaos les conduit ainsi vers Athènes, cité libre et
vertueuse, en insistant sur le fait qu'ils n'ont rien en commun avec eux : «[...] de quel
droit viendrait-il nous réclamer comme Mycéniens?» (Hêraclides, 184 et suiv.). De
même, Héraclès maudira les Pélopides dont son cousin Eurystée est le descendant
mycénien immédiat dans La folie d'Héraclès d'Euripide388. Ceux-ci ont voulu annihiler sa
race après l'avoir chassée de Trachis. Peu importe si, par la suite, les Hérachdes, c'est-à-
dire les Spartiates, envahiront l'Attique vers 430 av. J.-C, il n'en reste pas moins que les
citoyens athéniens et toute la Grèce auront toujours à l'esprit que la subversion du genos
d'Héraclès a été réalisée et incarnée par Thésée. Comme l'a bien souligné C. Meier, les
citoyens, qui allaient au théâtre afin d'accomplir leur devoir civique, assistaient aux
tragédies non seulement en spectateurs, mais en citoyens389. La tragédie grecque n'est
jamais uniquement dans ces circonstances un spectacle ou phénomène littéraire, mais
une institution sociale à part entière. Dans Les Suppliantes, il n'est dès lors pas étonnant
de voir la formulation d'un souhait: les enfants d'Argos, les proches descendants des
Hérachdes, devraient toujours honorer Athènes et transmettre de génération en
génération le souvenir de ce qu'ils ont reçu d'elle390. Aux yeux des Athéniens, c'est la

385
Lafoie d'Héraclès, 1254-1287.
386
Les Hêraclides, 980-997.
387
U s Hêraclides, 127-154 et 307-337.
388
Lafoie d'Héraclès, 959-992.
389
C. Meier, De la tragédie grecque comme art politique, Paris, Les Belles lettres, 1991, p. 12.
390
Les Suppliantes, 1165-1180.

124
LE DIEU DE PLATON. ESSAISUR LEDAIMON-SOCRATE COMME PARADIGME DE LA RATIONALITÉ PLATONICIENNE

cité de Thésée qui a protégé le genos d'Héraclès envers et contre tous et qui stoppa
l'errance des Hérachdes ou les aida à chaque fois qu'ils ont été dans le besoin391.
Le filon dont tire parti Platon dans les Lois est équivalent. Il dit en effet qu'avant
cette expédition désastreuse, les rois Grecs apparaissaient aux yeux de tous comme des
frères, des conquérants guidés par les oracles delphiques et par le genos d'Héraclès,
autrement dit, par Zeus lui-même392. Et c'est pourquoi tous leur donnèrent leur
assentiment. Mais ils ont été bernés par une mauvaise partie de l'arbre généalogique qui,
sous les apparats de « fils de bonne famille », pour ainsi dire, s'étant approprié le
commandement alors qu'elle n'en avait pas réellement l'autorité393. Lorsque les Grecs
s'en sont aperçus, ajoute Platon, les espérances de conquêtes s'envolèrent alors très vite
au pays qui n'a jamais cessé d'être en guerre par la suite : « Car, si la pensée d'alors était
entrée dans les faits et avait réalisé l'harmonie, il leur aurait assuré à la guerre une force
irrésistible » (Lois, III, 686b). Il est indéniable que ces développements absolument
uniques des Lois ne méritent pas le peu d'intérêt qu'on lui a accordé jusqu'à
maintenant394. Dissociant le genos philosophique de ces territoires toujours en guerre,
Platon, laisse poindre un reproche plus profond. D'après la République, certaines classes
doivent obéir à d'autres. D'une manière équivalente, on remarque ici qu'une sorte de
géophilosophie distingue les généalogies grecques. Ainsi, les territoires dissidents
peuvent se ramener à une partie, à une sorte de topique familiale des Achéens et
Pélopides qui, à vrai dire, aux yeux de tous les Grecs aurait dû se subsumer à l'autre
partie, donc, à la « vraie » famille des Hérachdes qui, après Lacadémone et Athènes qui
est d'une certaine façon associée à cette famille depuis la fusion du genos d'Héraclès par

391 Thésée assure à Héraclès qu'à sa mort toute la cité athénienne lui déclarera son respect par des sacrifices
et des monuments de pierre. Voir Lafoie d'Héraclès, 1322-1356.
392 Platon rapporte que lorsque les Doriens arrivèrent en Grèce de la première guerre de Troie, ils
décidèrent de faire un serment contre les injustices et d'équilibrer leurs forces en trois parties et de
fonder trois cités : Argos, Méssène et Lacadémone (Lois, III, 683d). Mais les rois d'Argos et de Méssène
ont tenté d'accroître leur pouvoir malgré tout, détruisant l'hégémonie qui régnait sur toute la Grèce (Lois,
III, 684e). Les rois d'Argos et de Méssène sont accusés d'avoir ruiné la Grèce pour avoir ignoré le
précepte d'Hésiode : « Souvent, la moitié vaut mieux que le tout » (Lois, III, 691a). Voir aussi Répubique,
V, 466c.
393
Lois, III, 686a.
394
D'autant plus que le terme « av^<pùjvr\oaaa » de ce développement cache une harmonie daimonique
inspirée du pythagorisme.

125
LE DIEU DE PLA TON. ESSAI SUR LE DAIMON-SOCRATE COMME PARADIGME DELARA TIONALITÉ PLA TONICIENNE

Thésée mais qui, jugée trop « orgueilleuse » dans les Lois395, serait désormais mieux
représentée par une cité commandée par le genos du philosophe. Cette filiation politique
serait donc destituée chez Platon.
Les dialogues platoniciens distinguent une ascendance divine, un Intellect
philosophique où une classe supérieure de philosophes de l'Attique pourrait
commander les autres généalogies d'une autre façon depuis l'organisation de la guerre
de Troie. À notre avis, Platon joue la carte de la généséologie du point de vue de
l'étranger d'Athènes dans les Lois où le genos philosophique, avant l'Attique et
Lacadémone, pourrait, après son xenos que nous avons expliqué, s'avérer une noble
héritière du genos d'Héraclès, celui dont Thésée a rallié le joug en le protégeant sous son
aile dans La folie d'Héraclès d'Euripide, et offert l'asile le plus sûr pour ses enfants.
Lorsque l'on sait de quelle manière la guerre de Troie fut mal menée par les rois
Pélopides, on comprend que ces réflexions ne s'avèrent pas si surprenantes : la
configuration du territoire suite à la guerre de Troie aurait dû provenir d'un « autre »
type d'Hérachde ou d'un genos courageux et détenant l'art du commandement. Et à
l'encontre d'Euripide, Platon ne considère jamais que Thésée a le profil de l'emploi. Mis
à part l'Hippolyte, le poète à toujours présenté en effet ce héros comme le modèle
démocratique idéahsé auquel n'aurait certainement pas adhéré le philosophe396. La
stratégie des Lois de Platon apparaît clairement. D'un côté, elle défend le sentiment de
supériorité de la lignée des habitants de l'Attique avec les divinités Héraclès et Thésée.
De l'autre, elle cherche à convertir son xenos philosophique en un genos démiurgique « de
souche » supplantant tout ce qui a fait la grandeur d'Athènes jusqu'alors. L'histoire du
pays serait enfin parvenue à une origine fiable en atteignant une parenté supérieure. Le
père, désormais, ce n'est plus Thésée ou Héraclès. Par-delà les « mauvaises parties » de

395
Lois, VI, 753a.
396
« Elle est libre. Son peuple la gouverne. Ses chefs sont élus pour un an. L'argent n'y a nul privilège. Le
pauvre et le riche ont les mêmes droits » (Suppi'antes, 403-408). Les réponses du héraut thébain à Thésée
auraient pu être celles de Platon lui-même : « La cité qui m'envoie n'est pas conduite par une multitude,
mais dépend d'un seul homme. Elle n'a pas d'orateurs qui l'exaltent, et la tournent en tout sens au gré de
leur propre intérêt, ni de flatteurs pour l'enchanter et la servir d'abord, la perdre ensuite, et puis la
tromper de nouveau, afin de couvrir leurs erreurs et esquiver le châtiment. D'ailleurs, comment la masse,
qui gouverne mal ses propres pensées, pourrait-elle mener fermement la cité ?» (Suppiantes, 410-417
[trad. M. Delcourt-Curvers]).

126
LE DIEU DE PLA TON. ESSAI SUR LE DAIMON -SOCRA TE COMME PARADIGME DELARA TIONAIITÉ PLA TONICIENNE

la Grèce et, plus récemment, du genos de ce héros, le paradigme et les démiurges et


pantomimes qu'elle possède ressembleraient plutôt à ceux provenant d'Athènes que
l'on connaît déjà : Socrate, Platon ou les philosophes-rois. S'ils n'ont pas été
abandonnés, il faut dire que les arguments vernaculaires ont été transformés.

2.2.3 L'exhortation à la vertu de Platon envers Philippe II

Le philosophe se présente comme la seule véritable alternative panhellénique


pouvant exercer un véritable commandement sur les différentes régions de la Grèce
dans les Lois. La cité hégémonique en est le point de départ territorial et l'horizon
fondateur397. La panhellénisation platonicienne s'appréhenderait toutefois sous les
aspects d'un retour aux origines naturelles et généséologiques du peuple de la Grèce.
C'est de cette manière qu'une cité l'emporterait sur les autres et qui, ayant vaincu la
guerre qui l'opposerait à elle-même, constituerait une victoire pour tous les Grecs398.
C'est cette sorte d'organisation en accord avec elle-même qui suffirait à les protéger
contre les Barbares399. D'une façon quelque peu différente de ce qu'ont mentionné
S. Dusanic et J.-F. Pradeau, la question n'est jamais de savoir si Platon aurait réellement
proposé une issue concrètement impérialiste ou pacifiste aux problèmes de son
époque400. On a certes souvent souligné le caractère « conquérant » des Lois sans aucun
doute bien ancré dans l'esprit de son temps fortement galvanisé par ce genre de
panhellénisme401. Toutefois, les références philosophiques à Hésiode représenteraient
toujours dans le corpus platonicien une époque où les cités, les lois, les constitutions et
les considérations éthiques — bref un genos d'or daimonique subordonnant
l'impérialisme militaire comme il sera pris en main par les rois macédoniens Philippe et

397
Même l'Aphictionie delphique a été intégrée à cette vision impérialiste. Voir P. Sanchez, L'Ampbictionie
des Pyles et de Delphes, Stuttgart, Franz Steiner Verlag, 2001.
398
Lois, I, 625e-627d.
399
Lois, III, 685b-c; 693b-c; 693d-694d et 698b-c.
400
S. Dusanic, «Plato's Atlantis », L'Antiquité classique, 51, 1982, 25-52 et J.-F. Pradeau, Le monde de la
poitique. Sur le récit atlante de Platon (17-27) et Critias, Academia Verlag, 1997, p. 227-229.
401
Voir l'introduction de L. Brisson et J.-F. Pradeau, op. cit., note 336. Voir Lois, I, 642b-643a et les Poitiques,
II, 1271b.

127
LE DIEU DE PLATON. ESSAI SUR LEDAIMON-SOCRATE COMME PARADIGME DE LA RATIONALITÉ PLATONICIENNE

Alexandre — étaient en réalité très différentes et bien supérieures à celles que le grec
connaît et, selon Platon, desquelles tout le pays aurait dû s'inspirer402. On rencontre
même les traces de cette daimonisation dans les Politiques d'Aristote qui en dénoncent
l'usage platonicien403.
Comme nous l'avons vu, les Lois ne laissent planer aucun doute sur l'apport
philosophique de Platon concernant la volonté de réunir le pays entier sous le
commandement du philosophe-roi. C'est la raison pour laquelle c'est un Lacédémonien
(Mégille de Sparte), un Cretois (Clinias) et un étranger d'Athènes — tous des hommes
d'expérience en ce qui se rapporte aux législations et constitutions étrangères — qui se
réunissent pour traiter de lois afin d'échapper aux erreurs du passé grec. Si les deux
premiers appartiennent à la génération de ceux qui se sont livré entre eux une guerre
fratricide pendant le conflit péloponnésien, l'étranger d'Athènes possède un avantage
généséologique sur les deux autres puisqu'il a séjourné à Athènes où se situe
l'Académie. Il les convaincra de laisser de côté leurs conceptions et filiations héroïques
qui ont jusque-là causé leur perte afin de se tourner vers le genre de parenté
philosophique (la généséologie) pour fonder une colonie en Crète. Nous avons expliqué
de quelle manière les parties territoriales de la Grèce et les lignées traditionnelles
comme celles qui ont engendré la guerre de Troie auraient dû se soumettre à ce genos, et
donc, de quelle façon la colonie, au bénéfice de la Grèce, devrait le faire à l'avenir face à
un tel législateur en mettant fin au xenos de cet étranger et, de manière générale, pour
laisser de côté la parenté ancestrale par le sang: «Je déclare que cette cité que nous
allons fonder n'a pour ainsi dire ni père ni mère en dehors de la cité qui la fonde elle-
même » (Lois, VI, 754b). Les cultes familiaux et funéraires étant limités, Platon refuse
que les généalogies fassent de leurs morts des héros tutélaires politiques comme les
Athéniens l'ont fait pour Thésée404. Les sanctuaires domestiques en l'honneur des

402
Lois, III, 678b et 685b-686e. Même si les Lois sont un ouvrage de fiction rationnelle, une construction
mythique (Lois, VI, 752a), L. Brisson et J.-F. Pradeau, op. cit., note 359, p. 8, mentionnent à propos l'âge
de la maturité de Platon est aussi l'âge du savoir véritable où la politique devient enfin possible parce que
vraie.
«J PoMques, 1,1252b.
404
S.C. Humphreys, « Family tombs and tomb cult in ancient athens : tradition and traditionalism? », journal
of Hellenic Studies, 1980, p. 96-126. Voir L. Brisson et J.-F. Pradeau, op. cit., note 359, p. 121.

128
LEDLEUDE PLATON. ESSAISUR LEDAIMON-SOCRATE COMME PARADIGME DE LA RATIONALITÉ PLATONICIENNE

ancêtres de l'école comme ceux présents sur le site de l'Académie étant permis, les
membres et les enfants seraient plutôt unis sous le même commandement de l'Intellect
et cette cité à partir de laquelle pourra naître le panhellénisme sera parfaite405. Bref, la

fondation généalogique eugénique du « VOÛÇ » se réalise en quelque sorte à partir d'un


degré zéro ethnique et démographique. Territorialement et commercialement séparée,
éthiquement, politiquement et juridiquement dirigée, elle n'admet d'inimigration et
donc d'étrangers que pour autant que l'autarcie de l'Intellect civique en soit
préservée406. De la sorte, la purification philosophique est la solution idéale aux mauvais
genê et aux mauvais modèles civiques.

Nous croyons par ailleurs que le Critias, qui aurait été écrit vers les 358-356
av. J.-C, est une œuvre inachevée au profit des Lois due à la montée de la puissance
macédonienne. Le panhellénisme émergeait sensiblement déjà des préoccupations des
Grecs, d'Isocrate et d'une certaine élite intellectuelle plus de 50 ans avant l'arrivée
d'Alexandre Le Grand 407 . L'urgence de la rédaction des Lois vers 374 av. J.-C.
répondrait de manière philosophique à cette nécessité positive qui se mettait déjà en
place sous le règne de son père Philippe IL II n'est pas innocent de noter d'ailleurs que
le Critias dessine à la même époque une Athènes archaïque, cité totalement autarcique
dont les chefs, conformément à la République, étaient des gardiens ((j)ûAa£) exerçant une
activité philosophique autonome acceptée de tous les autres Grecs408. Nous n'entrerons
pas dans les détails du récit atlante et de sa signification aux côtés de cette Athènes
archaïque, mais disons brièvement que l'on peut croire que, en contraste au genre
héroïque, le genre royal philosophique empêchait toute dissension entre les autres
filiations dont la tendance était de prendre les armes les unes contres les autres :
« Pendant de nombreuses générations, tant que la nature du dieu domina en eux, les
rois restèrent dociles à la voix de leurs lois et gardèrent de bonnes dispositions à l'égard
du principe divin auquel ils étaient apparentés (JIQÔÇ TÔ oiryyevèç 9_îov <})iAo({)QÔV-oç

405
Lois, VI, 754b.
406
Lois, IX, 854b.
407
Nous ne pouvons souscrire à la version beaucoup trop générale de J.-F. Pradeau, op. cit., note 400, p. 316,
selon laquelle la rédaction du Critias aurait été abrégée à cause d'une « systématisation civique qui
s'avérerait la condition de possibilité de la philosophie ».

129
LE DIEU DE PLA TON. ESSAI SUR LE DAIMON-SOCRATE COMME PARADIGME DELARA TIONALITÉ PLA TONICIENNE

elxov) » (Critias, 120e)409. À chaque fois que l'âme établit sa science politique royale —
c'est-à-dire le beau, le juste et le bien —, elle tisse les hens divins avec l'être daimonique
que l'on retrouve entre autres dans le Politique : «[.-.] c'est une opinion divine qui naît
en un genre daimonique (ôaipov-co yiyveaOai yévet) » (Politique, 309c). L'être politique
royal est un genre daimonique avec lequel l'âme du philosophe doit conserver ses
dispositions de parenté rationnelle. Et c'est pourquoi on aperçoit dans la République la
fameuse allusion stipulant que tant que le genos des philosophes sculpté par Socrate ne
sera pas au pouvoir, il n'y aura pas de remède aux maux et aux mauvais modèles
d'éducation soutenus par les autres filiations410. Dans le Critias, Platon préserve une
daimonologie originelle et panhellénique ressemblant à l'état de nature que les Grecs
auraient tout avantage à reconstituer : « ces hommes administraient leur propre cité et la
Grèce» (Critias, 112e). Dès la République d'ailleurs — c'est-à-dire plus de 40 ans avant
I socrate —, la race grecque est considérée sous les apparences inédites411 d'une parenté
de souche : «J'affirme en effet que la race grecque est elle-même pour elle-même
proche et apparentée (EAAqviKÔv yivoç aùxô ainâ) OLKCLOV elvai Kai auyyevéç), et
qu'elle est étrangère et autre pour la race Barbare » (République, V, 470c)412.

Des signes de panhellénisme se rencontreraient peut-être dans YAlcibiade.


Socrate attire l'âme de l'« épimélète » Alcibiade qui possédera l'art royal tant qu'il
demeurera sous son influence daimonique par sa soif de pouvoir politique qui, en
passant, n'est pas sans rappeler certaines mentions du Critias4^. Le philosophe lui
garanti que s'il écoute ses conseils, le jeune homme pourra même surpasser Périclès,
tous les Grecs, les Perses et l'Europe entière : « Et si tu es tout-puissant ici, tu l'es aussi
dans le reste de la Grèce, et non seulement chez les Grecs, mais aussi chez les Barbares
qui habitent le même continent » (Alcibiade, 105b)414. Si on ne peut dire qu'on
montrerait hors de tout doute un réel panhellénisme ici, c'est cependant une fois de

408
Critias, 112d. Pour un avis contraire, voir J.-F. Pradeau, op. cit., note 407, p. 228.
409
Critias, 121b-c.
410
Répubique, VI, 501e.
411
Platon mentionne que ce qu'il défend est inhabituel en Répubique, V, 470b.
412
Voir aussi Répubique, V, 469b-c.
4,3
Alcibiade, 105a-d.
414
Voir aussi Répubique, VI, 494c.

130
LEDIEUDE PLATON. ESSAISUR LEDAIMON-SOCRATE COMME PARADIGME DE LA RATIONALITÉ PLATONICIENNE

plus la cité autarcique qui, comme dans les Lois, est en premier heu le modèle d'une
puissance qui, à partir de l'acte épimélétique de Socrate, est susceptible de s'étendre par
la suite sur l'ensemble des territoires. Développée aux côtés de la technique politique
royale, peut-être pourrions-nous y voir là le critère pour dater ce dialogue écrit dans le
cercle de l'Académie durant la même période que le Critias et les Lois.
Il faut mentionner également que le dossier concernant la réunion des cités
grecques sous un seul commandement est complexe à l'époque de Philippe II et met de
l'avant des idées pouvant être défendues dès le V e siècle par plusieurs intellectuels
comme Simonide. Même si l'on peut considérer qu'il s'est fait le porteur d'un
panhellénisme dès la République, c'est-à-dire bien avant Isocrate et quelques orateurs de
l'époque, Platon ne peut toutefois en revendiquer la réelle paternité. La pensée que le
temps des cités grecques était révolu et que celles-ci auraient tout avantage à se réunir
sous un seul commandement n'était pas originale. Mais nos analyses montrent jusqu'à
maintenant que la singularité platonicienne devait plutôt se comprendre de la
reconfiguration du territoire de la Grèce et de ses différents genê à partir d'un autre
modèle daimonique et divin. À l'opposé des hommes politiques et orateurs de toute
l'Antiquité grecque, le peu d'intérêt de Platon à l'égard de l'impérialisme macédonien
s'expliquerait par la mission philosophique tout entière fondée par une théocratie ou
une « noocratie » (voûç) originelle415. La seule réconciliation possible de la Grèce avec
elle-même aurait heu à un tout autre niveau : celui se concevant sous les traits d'un
« retour naturel » à ses sources daimoniques permettant une réelle parenté divine. Ainsi,
la téléologie de l'histoire de la Grèce n'acquiererait jamais sa légitimité à l'intérieur de
conquêtes macédoniennes ou même athéniennes — ou encore à partir d'une possible
hégémonie résultant des simples rapports de forces impériaux. Le philosophe est au
fond le seul possédant la vertu et la bonté, le genos d'or tel qu'il apparaît chez Hésiode, la
seule réelle autorité citoyenne et royauté politique possible. Ainsi, le rôle politique de la
philosophie a toujours été de faire en sorte que la Raison règne sur un territoire donné.
Face à la puissance grandissante de la Macédoine de Philippe au moment où l'Attique

415
Lois, III, 687e-688e et 712e-713a. Pour un point de vue opposé à celui de Platon, voir Isocrate, Phiippe,
38; 113-115; 127; 152 et 154.

131
LE DIEU DE PLA TON. ESSAI SUR LE DAIMON-SOCRA TE COMME PARADIGME DELARA TIONALITÉ PLATONICIENNE

voit son influence décliner, nous croyons que ce sont ces considérations qui ont incité
Platon à écrire une Lettre à Philippe entre 355 et 342 av. J.-C. :

« Perdiccas [ton frère] me semble avoir démontré que, suivant Hésiode, il


considère en haute estime la possession de la moitié de tout f Souvent, la moitié
vaut mieux que le tout"416], considérant comme il le fait que celui qui acquiert de
grandes possessions par la chance peut très bien ne pas être un des meilleurs
hommes (où xârv (3EAxioxcov elvai). Si cela s'avère exact, alors, tu devrais
reproduire ce résultat pour faire en sorte que par ton caractère aussi tu auras l'air
de son frère, lui qui a été si bien disposé de cette manière envers toi. Considère
que tous auront les yeux sur toi et observeront de quelle belle façon tu te
mesureras avec lui. Les meilleurs hommes voudront que tu rivalises ou
surclasses (Ù7TEQ|3__\AEIV) ton frère en honnêteté, pendant que les plus mauvais
hommes, envieux, prendront plaisir s'ils voient quelque discorde (7TAqi_.fj.EAqc-,)
apparaître entre vous deux. Tu devras considérer tes ennemis en conséquence et,
étant alors un des meilleurs hommes toi-même, tu t'opposeras à eux. Il
m'apparaît à moi que tu ne dois pas seulement dépasser les accomphssements
que ton frère a réalisés sur la moitié de l'état, mais aussi ces bénéfices qu'il t'a
personnellement donnés, de telle sorte que les bénéfices envers lui (TTQÔÇ xào
aâç £Ù£Qyea_aç) ne seront pas inférieurs. Tu dois alors estimer au-dessus de
tous les accomphssements de la sagesse (7toieîa9ai aoxjxjova) en toi-même et
prêter l'oreille à ton frère qui a agi envers toi comme il le fait maintenant. Salut »
(Lettre à Philippe [notre traduction]).

Il faut au préalable noter que nous sommes d'accord avec A.-F. Natoli pour
affirmer que, contrairement aux autres adaptations suspectes de la Lettre à Philippe que
nous possédons, celle-ci est authentique417. Parmi tous les auteurs de la période
classique, le terme « 7tAq(j.f_.eAqç » et l'expression « xcôv PEAXIOXC-V EIVCU » est
caractéristique de Platon418. Le segment « oôç » dans « TTQÔÇ xâa "oâç" Eveçysoiaç »
rappelle en outre une utilisation peu commune que l'on ne détecte de manière
semblable que dans le Gorgias419. Mais pour juste que soit l'étude de A.-F. Natoli
concernant l'authenticité, elle n'arrive malheureusement jamais à illustrer les motifs
exacts de cette lettre de Platon et un argument décisif pouvant la relier directement à sa

416
Hésiode, Travaux, 40.
417
A.-F. Natoli, The letter of Speusippus to Phiip II : introduction, text, translation and commentary : with an appendix
on the thirty-first Socratic letter attributed to Plato, Stuttgart, Steiner, 2004.
4,8
A.-F. Natoli, op. cit., note 417, p.163.
415 Gorgias, 486a. Voir A.-F. Natoli, op. cit., note 417, p.164.

132
LE DLEU DE PLATON. ESSAI SUR LEDAIMON-SOCRATE COMME PARADIGME DE LA RATIONALITÉ PLATONICIENNE

philosophie. Or on se rend immédiatement compte qu'en citant Hésiode, Platon, fidèle


à ses habitudes et à notre analyse, intégrerait hors de tout doute la daimonologie des
Travaux pour inciter Philippe à surclasser (UTTEQ^OAAELV) son frère Perdiccas en sagesse
(ac_4>Qocruvq)420. Platon ne manque pas de dire dans les Lois d'une manière qui rappelle
ce qui est écrit dans la lettre que les rois d'Argos et de Méssène auraient encouragé la
dissension en Grèce pour avoir ignoré le précepte du poète : « N'est-ce pas pour avoir
méconnu le mot si juste d'Hésiode : "Souvent la moitié vaut mieux que le tout" ? »
(Lois, III, 690e). La République faisait le même constat selon le même contexte
démiurgique421. Mort depuis peu et léguant son royaume à son frère Philippe, tout
l'effort de Platon est d'exhorter l'héritier à la vertu afin qu'il puisse accomplir les mêmes
excellents services filiaux. Chez Platon, on peut penser que la « ococjjQocruvq » serait
entièrement à comprendre sous une perspective généséologique dans les dialogues
platoniciens. De même, le verbe « UTTEQ^CCAAELV » est ici exploité pour désigner le
« surclassement » daimonique à l'intérieur d'une même famille. L'engagement civique à
la vertu concerne les deux frères de cette façon, c'est-à-dire Perdiccas qui est mort et
Philippe. C'est exactement ce que Socrate assignera comme tâche aux fils de la cité à
l'endroit de leurs daimones paternels décédés formant la même communauté qu'eux dans
le Ménexène422. Platon ajoute encore dans la République que selon Hésiode, les hommes
valeureux appartiennent à leur mort à la race d'or et parviennent à l'état de daimones
purs 423 . En encourageant Philippe à surclasser les membres de sa famille, Platon est
parfaitement cohérent avec sur ce qu'il a développé sur la parenté philosophique du
genos de Socrate.

Mais pourquoi Platon chercherait-il à envoyer sa lettre à un tyran impérialiste ?


Irait-il à l'encontre de ses principes philosophiques ? Pourrions-nous considérer qu'il
cherchait ainsi à gagner la confiance du roi de Macédoine après des années de relations
quasi inexistantes en vue de préparer le terrain pour une possible offre de service

42
° Répubique, V, 466c et Lois, III 677d et 690e.
421
Répubique, V, 466c.
422
Ménexène, 247a-b.
423
Répubique, V, 468e-469a.

133
LE DLEU DE PLATON. ESSAI SUR LE DAIMON-SOCRATE COMME PARADIGME DELA RATIONALITÉ PLATONICIENNE

démiurgique de l'Académie424 ? À notre avis, la Lettre à Philippe est un pis-aller de la part


de Platon qui n'aurait jamais défendu des motifs de conquêtes purement impérialistes.
Dans les Lois, la prise de pouvoir par la tyrannie n'est qu'un moyen pour le xenos de
s'accorder avec l'arbre généalogique en vue de prendre le pouvoir rapidement et, dans
l'état actuel des choses et à l'aide de la figure politique influente de Philippe qui est le
descendant d'Héraclès, de changer les lois plus facilement : « si, d'un côté, il est difficile
pour une cité de se doter de bonnes lois, de l'autre, une fois produit ce dont nous
parlons, c'est là de loin la chose la plus rapide et la plus facile à faire de toutes » (Lois,
-V, 712a)425. Ce fragment fait écho à celui de la République où il est stipulé que la
philosophie authentique et divine pourrait contraindre une cité à lui obéir si elle
s'emparait des fils de ceux qui sont au pouvoir426. Ces perspectives expliqueraient en
outre les voyages démiurgiques de Platon en Sicile à la cour du tyran Denys. Il faut
toutefois immédiatement noter que le ton de la Lettre à Philippe est sans complaisance et
défend une approche clairement philosophique et typiquement platonicienne n'ayant
rien à voir avec le style sirupeux de l'orateur Isocrate427. S'étant attaqué à Amyntas, le
père de Philippe, vers 380, celui-ci le citait en 366 comme un modèle à imiter et
mentionne avec empressement le nom de Philippe à partir de 356 jusqu'à en faire le
sauveur de la Grèce dans son Philippe vers les 346 av. J.-C.428. À partir de ce moment,
Isocrate louangera la plupart du temps la Macédoine comme la légitime héritière
d'Héraclès tout en proposant une parenté héroïque traditionnelle et une royauté

424
On sait de Diogène Laërce et d'Athénée que Philippe n'aimait pas Platon. Plutarque mentionne que
l'arrivée de Platon à la cours de Macédoine (Dion, 13; 22.3; 35.3 et Moraia 52d;). Selon Speusippe, Platon
aurait toujours défendu de bonnes relations entre Philippe et son frère et aurait même plaidé en faveur
du couronnement de Philippe. Mais comme l'a bien montré A.-F. Natoli,, op. cit., note 417, p. 32, 37-40,
les témoignages de Diogène Laërce et d'Athénée tendent au contraire à montrer qu'ils ont toujours été
ennemis. Théopompe, un proche de Philippe, aurait aussi écrit un ouvrage contre Platon après que
Philippe ait censuré le philosophe.
425
Voir aussi Lois, IV, 709d-710a. L. Brisson et J.-F. Pradeau, op. cit., note 359, p. 51-52, affirment avec
raison que, contrairement au Gorgias, au Poitique et à l'ensemble du corpus, Platon présente positivement
la figure du tyran. A notre avis, on ne doit pas accorder une trop grande importance à la modération
populaire et à cette figure civique dans les Lois, puisque l'institution philosophique doit se réaliser de
manière concrète, tel un « putsch » exotérique, dû à la montée de la puissance macédonienne.
426 Répubique, VI, 499b-c.
427
Voir Lettre à Phiippe, 22.
428
Voir le discours Sur la paix en général. Voir aussi Phiippe, 18 et 79.

134
LE DLEU DE PLATON. ESSAI SUR LEDAIMON-SOCRATE COMME PARADIGME DE LA RATIONALITÉ PLATONICIENNE

politique à partir de principes impériaux429. Alors qu'il négocie ainsi parfois timidement
pour Athènes une place politique de « brillant second » au service de la Macédoine à
Philippe, le platonisme de l'étranger d'Athènes des Lois préserve jusqu'au bout la
royauté daimonique et la supériorité démiurgique du modèle philosophique sur les
autres régimes politiques430.
Notre interprétation se confirme d'autant plus que nous possédons une lettre de
Speusippe, le successeur immédiat de Platon, ayant été écrite à Philippe II en 343/2
av. J.-C, cinq ans après la mort du maître, pour réaffirmer la supériorité de l'éducation
démiurgique des philosophes-rois de l'Académie sur Isocrate qui était de l'entourage du
roi de Macédoine. Certes, il ne cherche jamais à y raconter longuement les querelles
d'école qui auraient ennuyé Philippe, mais le caractère public de la lettre dénonce
catégoriquement l'orateur qui, entre les lignes, se ferait du capital politique en
entretenant la dissension entre l'Académie et le cercle du roi431. Pour arriver à ces fins,
le platonicien emploie des stratégies rhétoriques qui, comme noté par A.-F. Natoli,
visent clairement à opposer Philippe et Platon (et l'Académie d'Athènes) à Isocrate432.
Plutôt que de citer Alcibiade en exemple comme ne manque pas de le faire l'orateur,
Speusippe affirme qu'il serait plus avantageux pour le roi de Macédoine d'écouter
Antipater, un proche de l'Académie et d'Aristote, qui pourrait expliquer sa lettre
comme il le faut à sa cour433. Ce genre de thématique se retrouve également de manière
explicite à l'intérieur du Banquet où la conversion philosophique d'Agathon grâce au
modèle Socrate était déjà placée en mortaise à côté de la fréquentation antérieure
d'Archélaos, père de Philippe434.

Speusippe emploie l'argument des généalogies héroïques daimoniques que l'on


voit dans la Lettre à Philippe de Platon, dans l'ensemble des dialogues platoniciens et des

429
Phiippe, 68; 108; 109-112; 132 et 144-148. « Méssène donna Nestor, le plus sensé de tous les hommes de
ce temps-là, Lacadémone Ménélas, jugé seul digne par sa sagesse et sa justice de devenir le gendre de
Zeus, la cité d'Argos Agamemnon qui posséda, non pas une ou deux vertus, mais toutes celles que l'on
pourrait énumérer [...] » (Panathénaïque, 72). Isocrate fait l'éloge de Thésée en Panathénaïque, 126-129.
430
Voir la II e Lettre à Phiippe, 16-18 et Phiippe, 76.
431
A.-F. Natoli, op.cit., note 417, p. 22 et 194.
432
A.-F. Natoli, op.cit., note 417, p. 96.
433
Lettre à Phiippe, 5 et 9-10.
434 Banquet, 1"'2c.

135
LE DLEUDE PLA TON. ESSAI SUR LE DAIMON-SOCRA TE COMME PARADIGME DELARA TIONAIITÉ PLA TONICIENNE

dialogues apocryphes435. Dans son discours à Philippe, Isocrate aurait omis de dire de
manière impardonnable que Philippe et sa filiation étant les fils d'Héraclès, il serait en
quelque sorte un citoyen d'Athènes436. Car, ajoute Speusippe, Héraclès aurait été la
première divinité étrangère à y être honorée — et si on se souvient que Thésée est celui
qui a admis le genos du fils de Zeus comme dans les tragédies d'Euripide437 —, il
existerait un leitmotiv politique et paradigmatique privilégié pour qui sait la reconnaître
entre la Macédoine et Athènes. Dans le même ordre d'idées, Xénophon nous apprend
dans les Helléniques que Callias, agissant comme ambassadeur en 371 av. J.-C, a déjà
tenté de persuader Sparte de tenir compte de l'ouverture des Athéniens à la paix438.
Pour les convaincre, le sophiste affirma comme Speusippe qu'Athènes avait été la
première à assimiler Héraclès et les Dioscures aux Mystères d'Eleusis.

De plus, une autre raison qui témoigne plus précisément de la prééminence du


genos philosophique dans ce contexte concerne une sorte de « dette » qu'aurait
contractée Philippe à l'endroit de Platon en laissant Théopompe, historien, orateur et
disciple d'Isocrate, le calomnier à sa cour et à laquelle Speusippe ferait référence de
manière explicite : « Et tout cela, comme si Platon n'avait pas posé le principe de ton

commandement (xqv àQxqv xfjç àQxqç) pendant le règne de Perdiccas et n'aurait pas
été concerné par le manque de civilité ou fratricide se manifestant à ta cour » (Lettre à
Philippe, 12). Il s'agit d'une référence directe à la Lettre à Philippe de Platon portant
encore une fois sur le surclassement daimonique familial de Perdiccas. Selon Speusippe,
Platon et Perdiccas apparaissent comme les morts envers lesquels les vivants comme
Philippe ont des obligations. On ne peut penser qu'elle serait un sophisme cherchant à
masquer une « fausse » dette. Il aurait été très maladroit de la part de Speusippe — et
voire stupide à notre avis — de chercher à acculer le roi Philippe au pied du mur, lui
qui est le premier au fait de ses relations avec Platon, avec un tel argument de bas étage
au moment exact où il cherche tant s'en faut à s'attirer ses faveurs. Mais quel serait ce

435
On s'aperçoit que la notion de paradigme trouve sa place pour discréditer les modèles mis en place par
Isocrate. Voir Lettre à Phiippe, 10.
436
Lettre à Phiippe, 2.
437
A ce sujet, voir Isocrate, Phiippe, 32-34 et 76-77.
438
Xénophon, Helléniques, 6.3.2-6. A.-F. Natoli, op.cit., note 417, p. 68.

136
LEDLEUDE PLATON. ESSAI SUR LEDAIMON-SOCRATE COMME PARADIGME DE LA RATIONALITÉ PLATONICIENNE

fameux « principe » (cxQxq) posé par Platon au bénéfice de Philippe et mentionné par
Speusippe ?
Nous comprenons que la « dette » implicite de Philippe à l'endroit de Platon est
peut-être un moyen rhétorique d'assurer la prééminence de l'authentique art politique et
démiurgique de l'Académie sur les autres régions de la Grèce dont la philosophie
platonicienne en est, comme nous l'avons vu, le nécessaire aboutissement noocratique
et nomothétique dans les Lois. Le ton public de la lettre invoque une dette dont
l'évidence sautait aux yeux et qui n'avait sûrement rien à voir avec la controverse de
juger si Platon entretenait ou non avec le roi de Macédoine une quelconque amitié
« cachée » ou « préexistante » de son vivant439. Une telle reconnaissance aurait plutôt été
à l'avantage d'I socrate et on aurait de la difficulté à comprendre pourquoi Speusippe
aurait fait cette mention dans ce texte. Nous avons vu que si l'idée d'un panhellénisme
impérial ne pouvait réellement être attribué à quelque intellectuel en particulier, il en est
tout autrement pour ce qui est du genos philosophique comme paradigme originel,
constitutionnel et moral de la daimonologie qui serait à vrai dire le « principe » (àQxq)
politique et démiurgique invoqué par Speusippe, une sorte d'état naturel royal
platonicien de la Grèce partiellement inspiré d'Hésiode440. L'antériorité et l'importance
de l'apport de Platon sur ce sujet et ce genre de principe nomothétique telle qu'abordé
dans tous ses dialogues et sa Lettre à Philippe était vraisemblablement reconnue de tous.
La fameuse dette qu'aurait contractée Philippe à l'endroit de Platon en serait une en
conséquence du surclassement généalogique permettant de concevoir plus facilement et
plus naturellement l'idéologie d'un règne panhellénique sous une seule descendance ou
sous un seul genre de principe citoyen. Certes, comme nous l'avons vu, le genos du roi
de Macédoine et de son frère Perdiccas ne renvoie jamais au genos rationnel, mais tous
les platoniciens présenteront d'abord une telle rhétorique afin de favoriser par la suite la
supériorité du philosophe-roi et du xenos dans les Lois que nous avons exphqué. Dans la
période tumultueuse durant laquelle Isocrate plaide la panhellénisation impérialiste à

439
Pour un avis opposé, voir A.-F. Natoli, op. cit., note 417, p. 99.
440
L'« àçxA » désigne un règne et le commandement politique d'où le terme d'« archonte ». Voir par
exemple G. Schepens, « L'apogée de l'arche Spartiate comme époque historique dans l'historiographie
grecque du début du IV siècle av. J.-C. », Ancient society, 1993, 24,169-204.

137
LE DIEU DE PLA TON. ESSAI SUR LE DAIMON -SOCRA TE COMME PARADIGME DELARA TIONALITÉ PLA TONICIENNE

Philippe, on peut penser que Platon abandonne la rédaction du Critias, rédige de


manière précipitée les Lois (350-343 av. J.-C.) qui seront achevées par Speusippe après
sa mort — période où les lettres à Philippe auraient été écrites et où ces idées
philosophiques prennent tout leur sens.
En conclusion, Platon, par sa généséologie panhellénique, aurait favorisé
l'accession au pouvoir et le règne de Philippe. Et c'est à proprement parler cette dette
démiurgique qu'aurait contractée le roi de Macédoine envers le philosophe. Comme
l'affirme Speusippe dans sa Lettre à Philippe, l'histoire politique de la Grèce doit être
resituée dans son rapport idéologique et daimonique — l'activité royale des morts sur
leurs progénitures —, terrain sur lequel Platon occupe toute la place. L'opportunisme
de Platon et de Speusippe est clair puisqu'il exploite ces idées académiciennes tournant
autour des années 346 av. J.-C. où les circonstances de la paix entre Athènes et la
Macédoine ont sûrement abrogé de manière nécessaire la rédaction du Critias et
accélérée celle des Lois. Nous n'avons pas de difficulté à nous imaginer le caractère
impératif de l'inscription démiurgique de l'Académie philosophique dans l'esprit de
l'époque. La daimonologie qui s'en dégageait représenterait ainsi la pratique politique
par excellence, l'Intellect subsumant a priori toutes les lois et engendrant un nouveau
genos, une nouvelle parenté constituant l'alternative de tout le pays. Nul doute que cette
réinterprétation philosophique — dont nous voyons les traces chez Aristote — prenant
racine jusque dans les profondeurs de la démiurgie et de la daimonologie d'Homère et
du genos d'or d'Hésiode, ne fut pas au goût des intellectuels impérialistes. C'est peut-être
de cette manière qu'il faudrait entendre cette allusion du Panathénaïque d'Isocrate : «Je
voudrais aussi parler de l'œuvre d'Homère, de celle d'Hésiode et des autres poètes : je
pense que je ferai taire ceux qui dans le Lycée récitent des fragments de leurs poèmes et
débitent des sottises [...] » (Panathénaïque, 33). Ces développements montrent que les
motifs panhelléniques de Platon et de son école n'avaient rien à voir avec ceux de
Philippe ou d'Alexandre. Il ne s'agit jamais pour lui de réunir la Grèce sous un seul
commandement afin de vaincre une éventuelle attaque Perses, mais de la « réunifier »
autour de son origine rationnelle et politique. Tant dans le Cratyle, la République, le

138
LE DIEUDE PLATON. ESSAI SUR LE DASMON-SOCRATE COMME PARADIGME DE LA RATIONALITÉ PLATONICIENNE

Phèdre, le Timée, le Critias, le Politique ou les Lois, les Grecs possèdent en eux le genos d'or,
c'est-à-dire la véritable politique « royale ». Au moment même où les conditions
historiques sont réunies, grâce à la philosophie platonicienne — et ensuite
aristotélicienne —, Philippe et Alexandre apparaîtront comme ceux qui seront
divinement légitimés à surclasser l'héroïsme actuel et traditionnel propre à chaque cité
afin réunir la Grèce sous une ascendance nomothétique supérieure et plus naturelle441.

2.2.4 Le surclassement des modèles et généalogies civiques traditionnelles

Notre analyse exphque jusqu'à maintenant que la parenté philosophique


engendrée par une daimonologie platonicienne s'opposerait aux généalogies héroïques
et ancestrales affectant toute la Grèce et ses cités indépendantes. Comme le rappelle la
République, le daimon ne devrait pas nous choisir, mais c'est nous qui, au contraire,
devrions le choisir442. C'est la raison pour laquelle le mythe d'Er du hvre X de la
République, expose de quelle manière il revient aussi finalement à chaque âme d'adopter
un certain paradigme de vie dans l'Hadès443. Certaines vies sont renommées pour leur
aspect physique, leur beauté, leur force ou leur combativité, alors que d'autres le sont
pour leur origine et les vertus de leurs ancêtres (xoùç ô' ÈTTI yéveaiv tcai Txpoyovcov
àqtTalç) 444 . Il apparaîtra par la suite que ce qui pourrait les sauver en premier heu n'est
nullement celles-ci, mais le type de vie rationnelle ou philosophique 445 . Autrement, le
genos, désignant aussi dans la République une partie de l'homme 446 , se disperse,
n'accomplit plus alors sa fonction propre 447 et laisse émerger la stasis: «[...] que
l'homme juste n'autorise aucune partie de lui-même à réaliser des tâches qui lui sont

étrangères, qu'il ne laisse pas les genres qui existent dans son âme (èv xrj v|n_xq yévq) se

441
Platon défend la correspondance entre nomos exphusis. A ce propos, voir G. Naddaf, op. cit., note 236, en
entier.
442
Répubique, X, 617d.
443
Répubique, X,6\8z.
444
Répubique, X, 618b.
445
Répubique, X, 619e.
446
République, IV, 434b-c.
447
Répubique, IV, 443b-e.

139
LE DIEUDEPLATON. ESSAI SUR LEDAIMON-SOCRATECOMMEPARADIGME DELA RATIONALITÉPLATONICIENNE

disperser dans les tâches les unes des autres [...] » (République, IV, 443d). Si Socrate
prend la peine d'y séparer le genre du philosophe de celui de l'ami de la victoire et de
celui l'ami du profit, c'est sans doute en vue d'une filiation non héroïque permettant
rattribution de la parenté philosophique immortelle déjà exphquée que les fils de la cité
ont tout intérêt à choisir.
Les Lois, toujours, ne laissant aucun doute à cet égard, exhortent le fils à se
distancer des mauvais modèles et à la fois la nécessité pour le père, s'il aime vraiment
son enfant, de prier pour que sa descendance possède l'Intellect (voûç)448. D'une
manière originale, l'Intellect serait donc l'alternative explicite au genos héroïque de la
tradition grecque que le père, semble-t-il, ne pourra jamais posséder quoiqu'il advienne.
Il s'agit donc d'une relation privilégiée avec le fils où le père — « à moins qu'il soit
retombé dans l'enfance parce qu'il reste aveugle à ce qui est convenable et juste »449 —,
souhaitera dorénavant pour lui le « genre » de l'Intellect. On peut dire que Platon
cherche d'ordinaire à distinguer la possession de l'Intellect par le père pour son fils et
son opposé, c'est-à-dire le père qui soumet ses héritiés aux cultes et prières obsolètes
dont les fêtes religieuses des Theseia ne sont que l'émulation la plus frappante. Dans ce
dernier cas, les prières conformistes du père cloisonneront sa progéniture dans un
cercle vicieux. L'enfant n'aura au sens strict aucune parenté réelle, aucune existence
confirmée dans un genos effectif : bref, le père, souhaiterait ainsi paradoxalement en
quelque sorte la disparition de sa filiation. Il se retrouverait dans les dispositions
semblables à celles de Thésée à l'égard de son fils Hippolyte. Selon la légende, le héros,
récompensé par le souhait de trois vœux par Poséidon pour avoir tué le brigand Skiron,
n'en .exerça qu'un seul afin de faire disparaître son enfant450. C'est que, persuadé
qu'Hippolyte avait souillé sa couche en se liant à son épouse Phèdre, il se débarrassa de
lui451. Étant le fruit de l'union avec une Amazone, le fils, bien qu'il possédât une vertu

448
Lois, III, 687d-e et Euthydème, 282b-285c.
449
.Lois, III, 687d.
450
Thésée dut passer une année d'exil à Trézène en Argolide banni d'Athènes pour avoir tué son rival Pallas
et ses fils. Hippolyte avait un culte à Trézène; les jeunes filles, à la veille de leur mariage lui offraient une
mèche de leurs cheveux.
451
Hippolyte, 43-36, 887-890 et 1315-1317.

140
LE DIEUDE PLATON. ESSAISUR LEDAIMON-SOCRATE COMME PARADIGME DE LA RATIONALITÉ PLATONICIENNE

inébranlable, était néanmoins considéré par son propre père sous les attributs d'un
bâtard452.
Si le genre de la politique royale est un genre daimonique et si le genos
philosophique de Socrate semble constituer l'alternative de la cité d'Athènes et, bien
plus fortement que ce qui a été proposé par l'impérialisme d'Isocrate, de Philippe et
d'Alexandre, de la Grèce entière, on peut dire que posséder l'Intellect c'est également,
d'une certaine façon, participer au genos de Socrate. On peut penser qu'en tant que
figure généséologique, celui-ci incarne le modèle de l'Intellect, puisque, comme l'a
expliqué L. Brisson, le « voûç », qui agit d'abord comme une fonction, est le démiurge
séparé 453. Si Socrate occupe cette fonction démiurgique et rationnelle chez Platon, il est
raisonnable de croire qu'il incarnerait aussi ipso facto celle de l'Intellect vivant qui
convertit l'âme des interlocuteurs des dialogues à ce nouveau genos. En d'autres termes,
s'il est le père-démiurge, et que l'Intellect est le démiurge — et qu'il affirme depuis
Aristophane posséder et à la fois incarner un Intellect d'exception —, il est raisonnable
de considérer que Socrate est en quelque sorte la première expression généséologique
de l'Intellect platonicien. Et si la cosmogonie, l'anthropogonie et la politogonie le
mettent en scène chacun à leur façon, le point focal « noocratique » entre les différents
ordres de réalité recherchés à l'intérieur du Phédon, la République, le Timée, le Critias, le
Philèbe, etc., se trouve être, à tous les points de vue, Socrate. Ainsi, les disciples sont les
récipiendaires du nomos de Socrate et pourront à tous les points de vue incarner en eux-
mêmes les lois de l'Intellect. C'est ce qu'affirme le philosophe au sujet d'Adimante qui
en reçoit la responsabilité institutionnelle : « il devrait toujours y avoir au cœur de la cité
quelque fonction dépositaire de la raison de la constitution politique, pareille à cette
raison dont tu disposais, toi le nomothète, quand tu instituais les lois » (République, VI,
497c-d). Mais l'entretien des Lois, lui, échappe-t-il à cette perspective ? Nous avons
mentionné déjà que certains commentaires d'Aristote précisent qu'il existait une version
préalable aux Lois où, d'une manière identique aux autres dialogues et à la République,

452
Une Amazone conçut de Thésée Hippolyte qui n'était qu'un bâtard, car les Grecs n'admettaient aucun
mariage légal entre un citoyen et une étrangère.
453
L. Brisson, op. cit., note 230, p. 29, 32 et 75-84.

141
L E DIEU D E PLA TON. ESSAI SUR LE DAIMON -SOCRA TE COMME PARADIGME D E LA RATIONALITÉ PLATONICIENNE

Socrate était le meneur de la discussion454. On peut penser qu'en tant qu'Intellect, celui-
ci aurait sans doute incarné le principe pantomimique des tractions civiques intelligibles.
À ce titre, c'est pour préserver ce dieu noocratique que les conditions de séjour de la
proxénie des étrangers se révèlent si importantes455. Ce sont de toute évidence les
généalogies politiques d'Athènes qui ont empêché l'influence de Socrate, figure
concrète face à laquelle Platon, Speusippe et l'Académie ont préféré le convertir d'une
manière intelligible en un Intellect démiurgico civique.
Platon dénonce l'importante figure urbaine et généalogique de Thésée dans sa
philosophie (et tout spécialement dans la mise en scène du Phédon) pour transposer en
filigrane l'exemple d'un père insensé qui ne se comporte pas en père loyal tout en étant
en fait la cause directe de l'anéantissement de son propre fils — et comme dans la
République et les Lois — de la stérilité de son propre genos face à l'Intellect. Dans
XHippolyte d'Euripide, le vœu injuste de ce père injuste n'échappe pas à son propre fils :
« Un père injuste m'a détruit par un vœu injuste » (Hippolyte, 1349-50). Ainsi, un fils mûr
et possédant l'Intellect philosophique ne souhaiterait pour rien au monde respecter un
tel genos paternel avec lequel tout rapport de parenté avec la divinité s'avérerait en fin de
compte impossible : « [...] crois-tu que, si le fils y voir clair, il s'associera alors aux
prières de son père ? » (Lois, III, 687d-e)456. Platon favorise la mise en place de la
relation intellect-fils avant Aristote457. Les aperçus au compte-goutte de ce dernier
entretien que sont les Lois cachent mal l'onde de choc qu'a dû créer une telle mise à
l'épreuve des anciennes généalogies par la philosophie cinquante ans plus tôt. Les fils
d'Athènes ne sont plus ceux de Thésée et des modèles traditionnels, mais doivent être
désormais considérés sous les traits de la Raison dont la première expression est
Socrate. Notre analyse laisse croire jusqu'à maintenant que c'est justement l'imposition
de ce genre de parenté démiurgique versus le nomos religieux traditionnel qui a causée la
condamnation de celui-ci à Athènes. On comprend mieux comment se présente la

454
L. Brisson et J.-F. Pradeau, op. cit., note 359, p. 14-5.
455
Lois, I, 642b-d et VIII, 850a-b.
456
Pour le désordre des rapports père/fils, voir Répubique, VIII, 563a-b.
457
Ethique à Nicomaque, X, 1179a23 et suiv.

142
IE DLEU DE PLATON. ESSAI SUR LEDAIMON-SOCRATE COMALE PARADIGME DE LA RATIONALITÉ PLATONICIENNE

scène théâtrale du Phédon qui exhibe la génération daimonique de Socrate avec l'éviction
de l'esprit tutélaire civique qu'est Thésée.
Ceci annonce par un moyen exphcite que l'exercice du philosophe surclasse les
figures religieuses ancestrales. C'est ainsi qu'il faut lire les références extrêmement
lourdes de conséquences concernant les relations père/fils que l'on voit un peu partout
dans le corpusplatonicum. Dans le Ménexène, Socrate, rapportant un discours d'Aspasie sur
les morts, affirme que les enfants athéniens doivent persévérer dans le savoir et la
justice de sorte que les « pères » de la cité en soient vaincus :

« En conséquence, tant au début qu'à la fin et qu'à tous les instants, en toutes
circonstances, de toute votre ardeur, tâchez de travailler à surclasser
(Û7XEQ(3aAE.a0£) de votre mieux et nous-mêmes et nos prédécesseurs par votre
gloire : sinon, sachez que si nous l'emportons sur vous en vertu (àQExrj), cette
victoire est pour nous une honte, mais la défaite, si nous sommes vaincus, le
bonheur (eùôatpovCav). Or pour que nous soyons vaincus et vous vainqueurs, le
meilleur moyen serait de vous préparer à ne pas abuser du renom de vos
ancêtres (xfj XGJV 7TQOYÔVCOV ôô^q), à ne pas le dissiper, convaincus que pour un
homme qui se croit quelque chose rien n'est plus honteux que de jouir d'un
honneur qu'il ne doit pas à lui-même mais à la gloire de ses ancêtres (àAAà ôià
ôô£av T-Qoyôvarv) » (Ménexène, 247a [trad. D. Loayza).

Le ton solennel utilisé par Platon dans le Ménexène n'est pas surprenant. Euripide
en avait déjà usé dans sa pièce Les Suppliantes qui s'inspire pareillement de l'oraison
funèbre que Périclès prononça au début de la guerre du Péloponnèse en l'honneur des
morts de la campagne de 431 et qui nous est relatée par Thucydide458. Isocrate la
reprend à sa manière afin de magnifier la puissance de l'Attique et d'exhorter les Grecs
à se réunir ensemble contre les Perses459. Nous avons vu de quelle façon le
panhellénisme athénien pourrait s'apphquer différemment sur les généalogies selon
Platon, et de quelle façon il serait honorable pour Perdiccas d'être surclassé en vertu par
son frère Philippe roi de Macédoine dans sa Lettre à Philippe. Ici, vivants ou morts, les
héros prennent une fois de plus l'allure de daimones civiques qui agissent sur les citoyens

458
Guerre du Péloponèse, II, 35-46.
459
Voir A.W. Nightingale, Genres in dialogue: Plato and the construct of philosophy, Cambridge, New York,
Cambridge University Press, 1995, p. 95-106.

143
LE DIEU DE PLATON. ESSAISUR LEDAIMON-SOCRATECOMME PARADIGMEDE LA RATIONALITÉ PLATONICIENNE

faisant partie de la même communauté qu'eux et pouvant les sauver. Platon, hors de
tout doute, se sert de la stratégie de Périclès : ayant pour prétexte de rendre hommage
aux Athéniens disparus, il donne de nouvelles règles de conduite à la cité. Comme dans
les extraits précédents, la personnification des pères met l'accent sur l'activité
daimonique dont ils sont toujours capables à l'égard des vivants460. Ce passage cadre
parfaitement avec l'ensemble du corpus platonicum et de nos analyses concernant la
généséologie philosophique.
On n'a pas assez remarqué que, dès le début du dialogue, Socrate dit que le jeune
Ménexène meurt d'envie de gouverner ses aînés (xcôv 7.Q£a{r3ux£Qa>v). Le philosophe s'y
penchera et considérera la façon dont on doit favoriser une naissance vertueuse au sein
de sa patrie grâce à son Intellect 461. Les Athéniens possèdent déjà la gloire, mais n'ont
jamais compris que le bien civique le plus grand résulterait plutôt pour eux en la
découverte de rimmortalité 462. Nous avons expliqué que le genre d'immortalité
rationnelle que les pères de la cité devraient souhaiter pour leurs enfants provient de la
généséologie philosophique qui est la seule ayant les capacités démiurgiques de l'établir.
Le Ménexène relève deux autres aspects fondamentaux sur lesquels il convient de
s'attarder plus en détail si l'on veut apprécier pleinement par la suite la mise en scène du
Phédon.

Le premier (1) dénonce l'utilisation hypertrophiée de la renommée du genos


héroïque que l'on a vu. Cette conception de la généalogie au sein de la cité incite en
réalité à commettre les pires injustices pour le plus grand déshonneur du père. Celui-ci,
s'il voulait chercher alors à redresser l'éducation de son fils, devrait, s'il tient à lui, lui
autoriser une parenté authentique et la gloire par la piété et la justice. Même si Platon
n'en fait pas mention de manière explicite, on peut penser que le triomphe sur les
« pères » qu'invoque Socrate dans le Ménexène ressemble quelque peu à celui qu'il
accomplit lui-même à l'endroit de Thésée dans le Phédon. D'une manière similaire aux

460
R. Clavaud, Le Ménexène de Platon et la rhétorique de son temps, Paris, Les Belles Lettres, 1980, p. 204-205,
estime à l'opposé que ce morceau du Ménexène serait un raisonnement captieux qui empêcherait de le
prendre au sérieux.
461
Ménexène, 237b-d.
462
« Ce n'est pas l'immortalité, en effet, qu'ils souhaitent pour leurs enfants, mais l'excellence et la gloire; or,
ils les ont obtenues [...] » (Ménexène, 247d).

144
LE DLEU DE PLATON. ESSAI SUR LEDAIMON-SOCRATE COAIAŒPARADIGALE DE LA RATIONALITÉ PLATONICIENNE

trépassés de Marathon, il aurait en quelque sorte payé de sa mort le salut des vivants et
de la cité d'Athènes463. De même que les Athéniens cherchaient à implanter la vertu
(àQExq) et le bien (àyaGôç) avec leurs héros ancestraux comme Thésée, les dialogues de
Platon l'exécutent par le paradigme-Socrate. Périclès affirmait aussi dans son discours
que se fondre avec cette parenté reviendrait à s'inscrire à l'intérieur de l'acte vertueux et
exemplaire du père. Cette perspective est assez mal appréciée en général : nous sommes
d'avis qu'une analyse serrée serait susceptible de montrer que l'ensemble de la doctrine
platonicienne de la vertu et de la remise en question de son exercice civique traditionnel
s'inscrit parfaitement à l'intérieur de ces prérogatives généséologiques.

Il nous est évidemment impossible de recréer l'ensemble des conditions


démiurgiques imaginées par Platon pour qu'une cité comme celle qui nous est
construite dans la République ou les Lois voit le jour, mais l'insistance avec laquelle il
dresse ces tableaux où les pères devraient admettre pour leurs enfants une autre parenté
réalisée par un autre genre de culte, un autre type de genos ou une autre éducation nous
autorise à penser que l'assentiment des chefs de famille d'Athènes lui était nécessaire.
Par ailleurs, cette préoccupation devait sûrement faire partie de son quotidien près de
l'Académie où on lui objectait sans doute que Socrate, bien que se rattachant sous une
forme exceptionnelle et spirituelle à des divinités au cœur du site — nous le verrons
dans le détail plus avant —, ne possédait à l'inverse des autres dieux aucun temple,
aucun sanctuaire officiel qui légitimerait une activité politique particulière autorisée par
la cité. Si les ancêtres morts peuvent être qualifiés de daimones, la déification officielle du
maître devait exiger, à tout le moins et comme toute divinité, l'accord des aïeuls
athéniens vivants. Le genos rationnel auquel Platon et les autres membres de l'Académie
affirmaient appartenir devait passer au préalable par la doxa et les convictions intimes
des citoyens. O n peut penser dans ces conditions que l'influence de Platon fut assez
importante pour que certains pères acceptassent d'envoyer leurs enfants à cette école
influente avec l'idée qu'ils appartiendraient peut-être un jour à la souche divine des
philosophes-rois à Athènes. On ne peut s'en étonner lorsque l'on se rend compte que le

Ménexène, 231a..

145
L E DIEU D E PLA TON. ESSAI SURLEDKIMON -SOCRA TE COMME PARADIGME D E L A R A n o s r ALITÉ PLA TONICIENNE

Ménexène, la République, le Politique et les Lois offrent tous un arsenal de propagande à cet
égard.
Le second aspect (2) fondamental que marque le passage précédemment cité du
Ménexène est le surclassement de la parenté superficielle que les pères athéniens
souhaitent habituellement pour leurs enfants. Nous avons vu que le verbe
« ÙTTEQPOAAELV » est utilisé par Platon dans la Lettre à Philippe pour exhorter le roi de
Macédoine à dépasser sa famille en vertu et en sagesse. On aperçoit une fois de plus
cette perspective dans le Banquet où Phèdre affirme qu'Alceste, qui consentit à mourir à
la place de son époux alors que son vieux père et sa vieille mère étaient au soir de leur
vie, les surpassa par l'attachement de son amour464.
Nous en connaissons les détails grâce à YAlceste d'Euripide. Apollon est
condamné par Zeus à servir comme valet chez le jeune roi thessalien Admète pour
avoir tué les Cyclopes qui avaient tué son fils Asclépios. Et le dieu, qui l'aime bien,
décide de convaincre Thanatos de remplacer sa mort précoce par une autre âme. Il sera
finalement sauvé par sa jeune femme Alceste qui voudra prendre sa place dans l'Hadès.
Elle ressuscitera ensuite grâce à Héraclès qui la ramènera du royaume des morts. Nous
retrouvons en outre dans cette pièce d'Euripide une mise en scène qui n'est pas sans
rappeler le Phédon, car Alceste est, au début du drame satyrique « vivante et morte à la
fois w465. Héraclès lui répond dans une tirade shakespearienne avant la lettre qu'« être »
et « ne pas être » passe pour être bien différents466. Et Admète de répondre au sujet de
sa femme: «Tu juges ainsi, Héraclès, et moi tout autrement» (Alceste, 531). Il est
impossible de ne pas faire la comparaison avec la mise en scène du Phédon où Socrate y
apparaît lui aussi en quelque sorte comme étant « vivant » et « mort » à la fois467. Mais il
y a plus. La fin du Phédon de Platon dresse le tableau d'un autre élément que l'on
aperçoit chez Euripide. Tout comme Criton et Phédon s'inquiètent au sujet des
orphelins qu'ils deviendront avec les enfants de Socrate à la mort de celui-ci468, Alceste

464
Banquet, 179b-d. Voir aussi Poitique, 283e.
4
« Phédon, 60b-c et Alceste, 138-146.
4
<* Alceste, 5 3 0 .
467
Voir également Théétète, 144a-d où, un peu c o m m e Socrate, Théétète apparaît c o m m e étant vivant et
m o r t à la fois.
468
Phédon, 116a.

146
LE DIEUDE PLATON. ESSAI SUR LEDAIMON-SOCRATE COMME PARADIGME DE LA RATIONALITÉ PLATONICIENNE

prie la déesse Hestia (ou Artémis), protectrice du foyer, de continuer à agir par son
activité filiale sur ses enfants après sa mort : « Maîtresse puisque je vais aller sous terre
et que je me prosterne ici pour la dernière fois, je te demande de veiller sur mes
orphelins, de donner à mon fils une épouse fidèle, à ma fille un époux de haut rang »
(Alceste, 162-169). Il est clair que les motifs des prières d'Alceste n'ont rien à voir avec la
philosophie platonicienne. Toutefois, il faut être plus sensible au panorama général
montrant que l'activité daimonique après la mort, donc, Hestia-Alceste ressuscitée sous
l'égide d'Héraclès, continuera de s'exercer sur les enfants. Le Phédon défend exactement
cette perspective. Nous verrons en effet que les enfants de la cité ne seront jamais
vraiment orphelins sans Socrate et que, comme ce qui a été dit à propos des guerriers
morts dans le Ménexène, son activité rationnelle vivra à travers eux.

De même, XAlceste d'Euripide relève la question des relations père/fils difficiles.


Face au désistement de son père Phérès pour prendre la place de son fils dans l'Hadès,
qui était pourtant en âge de mourir,469 mais qui ne voulait pas laisser mourir son fils et
passer le reste de sa vieillesse dans le deuil non plus470, Admède dénonce cet acte de
lâcheté ayant causé la mort de sa femme : « [...] faut-il que tu sois un prodige de lâcheté
pour n'avoir eu le vœu ni le courage de mourir au heu de ton fils ! » (Alceste, 640-645).
Un père digne et aimant aurait tout fait en son pouvoir pour sauver sa descendance471.
C'est pourquoi Admède ne peut se considérer comme étant son fils né de lui : « Tu ne
m'as donc pas vraiment engendré, ni celle non plus qui dit m'avoir donné le jour et
qu'on nomme ma mère ! » (Alceste, 635-640). Malgré le respect qu'il a voué toute sa vie à
son père, celui-ci le livre à la mort pour sauver sa vie — forçant ainsi Alceste à se
sacrifier par amour. Bref, les parents qui hésitent à céder leur place mériteraient ainsi de
vieillir sans enfants472.

C'est entre autres ce genre de problématique qui inspire Platon dans ses
dialogues. Admède affirme en effet qu'il est préférable de rester sans descendance et

465
Alceste, 514-520.
470
Alcesk, 615-625.
471
Alceste, 283-321 et 460-475.
472
AlcesU, 734-745.

147
LE DIEU DE PLA TON. ESSAI SUR LE DAIMON -SOCRA TE COMME PARADIGME DE LA RATIONALITÉ PLA TONICIENNE

sans compagne la vie entière que de subir l'épreuve dont il est victime473. Platon lui
aurait sûrement rétorqué qu'engendrer des enfants selon cette perspective athénienne
s'avère improductif de toute façon. On aurait envie de voir dans la République, où les
enfants appartiennent à tous les pères et gardiens de la cité, la solution platonicienne
aux difficultés dont Admède est la victime. À l'intérieur de la politeia parfaite et
conformément au Ménexène, les pères auraient en effet souhaité être dépassés par leur
progéniture tout en consolidant pour eux par-delà la mort un modèle de justice et de
courage. Or à l'exact opposé de la perspective platonicienne, Phérès, d'une allure
désobligeante, se moque de son fils qui aurait bien voulu que le père meure avant lui
afin de l'« enterrer »474. Mais le comble est que, selon toute vraisemblance, le père n'a
jamais cherché à dépasser ses ancêtres par la justice ou par la vertu : «Je t'ai engendré et
nourri pour que tu sois un jour le maître du domaine, mais rien ne me fait un devoir de
mourir pour toi. Les pères mourir pour les enfants! Voilà une loi que je n'ai pas reçue
de mes aïeux ni de la Grèce » (Alceste, 680-84). À l'inverse, lorsque son fils lui signifie
qu'en agissant de la sorte, il mourra décrié de tous, Phérès lui répond laconiquement :
« Le mal que l'on dira de moi après ma mort, que peut-il bien me faire ? » (Alceste, 726).
Si l'on revient au Banquet et à la référence à Alceste, Platon dénonce exactement
la même chose, une relation de parenté factice dont l'origine proviendrait d'une vertu
héroïque et ancestrale superficielle. En se résignant à mourir à la place des parents qui
devaient mourir pour servir de paradigmes, Alceste ébranle d'une manière inhabituelle
tout l'édifice filial de la cité. Cet amour unique fait paraître père et mère comme de
mauvais modèles lorsque confrontés à Éros, c'est-à-dire, dans le cadre du Banquet,
lorsque confrontés à Socrate : « [...] elle surpassa (ÙTTEQEP__\EXO) par l'attachement de
son amour (xrj cj>iA_a ôià xôv ÊQCOXO) au point de faire apparaître ces gens pour des
étrangers à l'égard de leur fils et sans autre hen avec lui que le nom » (Banquet, 179b-d).
Si le genos de Socrate n'est pas apparemment invoqué, le recoupement platonicien avec
une renommée factice devancée par une « cf)iA_a » rationnelle, par un modèle
daimonique plus amoureux et plus noble est néanmoins aisé à faire. L'athée comme il

473
Alceste, 880-889.
474
Alceste, 722-733.

148
LE DLEU DE PLATON. ESSAI SUR LE DAIMON-SOCRATE COMME PARADIGME DELÀ RATIONALITÉ PLATONICIENNE

sera dénoncé dans les Lois devrait plutôt concevoir son rapport avec le divin à partir
d'un être semblable à Socrate qui, comme pour la naissance démiurgique de
l'immortalité de l'âme dans le Phédon, la République et le Timée, serait le modèle erotique
sectaire guidant l'âme vers la parenté véritable : « [...] c'est en toute justice Éros que
nous devons célébrer, lui à l'heure qu'il est nous rend les plus grands services en nous
conduisant vers ce qui nous est apparenté (ELÇ XÔ OIKEIOV crycov) » (Banquet, 193d). Le
genos rationnel de Socrate est celui qui, par les discours philosophiques la rendant
meilleure, féconde cette réelle parenté475. Parvenant ainsi à agir sur ses héritiers, à
accoucher leur pensée, la vertu et ses images véritables dans leur âme, il pourra être
qualifié d'immortel476. C'est aussi pourquoi l'acte daimonique qui engendre réellement
« les enfants de la cité » leur permet d'atteindre une procréation est en outre une affaire
concernant directement les démiurges-gardiens et les philosophes-rois de la
République411. La fécondité de la progéniture de la cité est subordonnée à sa capacité
philosophique de produire des pensées véritables provenant d'une intelligence
généséologique et transcendante.

2.2.4.1 L'autre forme de surclassement : le nomos en question

À la suite du surclassement de la parenté traditionnelle par le paradigme Socrate


et les autres modèles démiurgiques issus de la généséologie philosophique, on se rend
compte que c'est toute la conception du nomos religieux athénien qui serait remise en
question par Platon. Comme l'indiquent L. Brisson et J.-F. Pradeau, le terme de nomos
peut être utilisé pour désigner les lois d'une façon qui se confond avec celui de politeia,
de l'ensemble du droit en général et du comportement de chacun dans sa dimension à

475
Banquet, 210c.
476
« Ainsi, une communion (KOI\_V_XV) bien plus intime que celle qui consiste à avoir ensemble des enfants,
une affection bien plus solide, s'établissent entre de tels hommes; plus beaux en effet et plus assurés de
l'immortalité sont les enfants qu'ils ont en commun (à6a\axùnéça)\ 7iaî6_jv K-Koivarvr)K6__ç). Tout
homme préférera avoir des enfants de ce genre que des enfants qui appartiennent au genre humain »
(Banquet, 209c [trad. L. Brisson). Banquet, 209a et 212a.
477
Répubique, IV, 424b; VI, 490b et VII, 520b.

149
LEDIEUDEPLATON. ESSAISUR LEDAIMON-SOCRATECOMME PARADIGMEDE LA RATIONALITÉ PLATONICIENNE

la fois morale, sociale et religieuse478. On peut dire que l'on ne peut fournir un
vocabulaire concis concernant la thématique du surclassement du nomos. Ses formes
sont différentes et ont été élaborées sous plusieurs angles : elles portent sur les divinités
ancestrales, tout autant que sur les modèles civiques, leurs actions bien connues du
public athénien et leurs nomoi religieux, rendant ici impossible toute prétention de
circonscription exhaustive. Le verbe « 9C.TTXEIV », par exemple, qui signifie souvent le
fait d'« enterrer » ses ancêtres est souligné par Socrate pour désigner une forme
d'incitation politique au dépassement familial perçu sous un mauvais œil par plusieurs
citoyens de l'époque479. Nul doute que la volonté d'être nourri au prytanée comme le
propose Socrate dans l'Apologie et à la suite de laquelle on l'a condamné sans appel
cache une trame démiurgique visant aussi une forme de surclassement nomothétique
des anciens nomoi religieux et en particulier ceux de Thésée. Nous nous contentons ici
de relever deux des aspects les plus spectaculaires des correspondances que l'on
pourrait faire entre le nomos et le personnage de Socrate que l'on a déjà vu à l'œuvre
avec la figure du démiurge : le philosophe comme « paradigme-fl-wcr » dans l'Apologie et
comme « homme-nomos » distinct des autres nomoi de la cité.

2.2.4.2 Le paradigme Socrate de l'Apologie

En recentrant nos propos sur l'Apologie de Platon, on pourrait accepter au point


de départ de jouer le jeu de l'analycité dans ce qu'elle a de plus incontournable et, pour
ainsi dire, de plus cohérent en proposant ici une « définition » du Socrate platonicien.
Or on se rend compte dans le même ordre d'idées des remarques du premier chapitre
que celle-ci renverrait encore à une circonscription du daimon. Elle résume bien ce qu'il
est et la façon dont Platon caractérise son personnage. Ce dialogue nous présente la
nature subversive de Socrate quant à son propre type d'existence. On n'a pas assez
insisté en effet sur le fait que, dès le début du plaidoyer, ce dialogue s'avance sur la

478
L. Brisson et J.-F. Pradeau, op. cit., note 359, p. 70 et suiv.
479
Hippias Majeur, 293a.

150
LE DIEU DE PLA TON. ESSAI SUR LE DAIMON -SOCRA TE COMME PARADIGME DELARA TIONAIITÉ PLA TONICIENNE

question de savoir qui il est exactement : « ils [mes accusateurs] m'ont fait, ou peu s'en
faut, oublier qui je suis [...] » (Apologie, 17a). Tous les passages importants de l'entretien
expliquant sa condamnation à mort tournent aussi autour du malaise qu'ont les
Athéniens face au genre d'homme qu'il prétend être480. Mais qui est-il réellement ? Un
vieil homme, certes, qui dira la vérité conformément à la justice481, mais, puisque le plus
« savant » (ao<j>6ç) de tous les humains selon l'oracle de Delphes — et toujours selon
une terminologie sophistique similaire (mais, comme nous l'avons vu, secondaire) aux
Nuées d'Aristophane —, il est aussi, semble-t-il, toute autre chose qu'un simple être
humain :

«Je le reconnais donc Athéniens, je possède un savoir (ao<{)_av); et c'est


pourquoi j'ai reçu ce nom [savant]. De quelle sorte de savoir peut-il bien s'agir ?
De celui précisément, je suppose, qui est le savoir propre à l'être humain
(àv0QG)7uvq oodp'ua). Car, en vérité, ily a des chances que je sois un savant (oofyàç) en ce
domaine. En revanche, il est fort possible que ceux que je viens d'évoquer
[Gorgias, Prodicos et Hippias] soient des savants qui possèdent un savoir d'un
rang plus élevé que celui qui se rapporte à l'être humain; autrement je ne sais que
dire. Car c'est un fait que, moi, je ne possède point ce savoir, quiconque prétend le
contraire profère un mensonge et cherche à me calomnier. Et n'allez pas,
Athéniens, m'interrompre par vos cris, même si je vais vous paraître tenir des
propos présomptueux, car même s'ils ne sont pas de moi les propos que je vais
tenir, ce sont les propos de quelqu'un qu'on peut croire sur parole. En effet, le
témoin qui attestera mon savoir sans égal (oofyla KOÙ oia), c'est le dieu qui est à
Delphes. [...] Juges, ne vous récriez pas en l'entendant; la Pythie dit en effet que
nul n'était plus savant que moi » (Apologie, 20d-e [trad. L. Brisson lég. modifiée]).

Cet extrait demande deux remarques.

Nous devons dire en premier heu que beaucoup de commentateurs se sont


penché sur cette affirmation de Socrate aussi avancée ailleurs chez Platon : «Je sais que
je ne sais rien»482. À la lumière de cet extrait, cette formule est dès lors limpide,
puisqu'il est manifeste que Socrate est 1) le plus savant d'entre les hommes et, comme

480 V o i r p a r e x e m p l e Apologie, 36b-e.


481
Apologie, 17c.
482
Voir par exemple Théétète, 150b et suiv.

151
LE DŒU DE PLA TON. ESSAI SUR LE DAIMON-SOCRATE COMME PARADIGME DELARA TIONALITÉ PLATONICIENNE

l'aperçoivent les Nuées et les dialogues platoniciens déjà cités, semble posséder la
capacité démiurgique supérieure de diriger leurs pensées (« je sais »), mais 2) ne possède
pas le savoir des dieux que certains orateurs ou sophistes prétentieux affirment avoir
(« je ne sais rien »). On peut penser qu'il cherche à montrer qu'il est un être entre les
deux : un daimon. Tout porte à croire que la précaution du maître en ce qui a trait aux
cris des Athéniens et des juges à l'annonce de ces paroles présomptueuses — présentes
aussi dans l'Apologie de Xénophon483 — montrent que son affirmation prête au
jugement d'impiété. Comme dans les Nuées, ceci nous indiquerait par la même occasion
que son hérésie était perceptible par tous. Le sacrilège philosophique, on le constate,
revenait ni plus ni moins qu'à créer une sorte de statut intermédiaire entre les hommes
et les dieux afin de s'autoproclamer modèle civique de tout homme athénien ou, si l'on
veut, à se diviniser comme prototype daimonique même du savoir humain (àv0QcoTT.vq
aocf>_a) ou de rhomme-« oocpôç » « en soi w484. Un peu comme dans les Nuées et les
Oiseaux d'Aristophane, c'est la création d'un statut médiateur et rationnel surclassant les
hommes et les dieux traditionnels qui devaient déranger les esprits conservateurs. Le
savoir de Socrate est en quelque sorte hypostasié pour lui permettre d'incarner un genre
différent et eminent. Les conceptions généséologiques grecques admettaient que
certains individus exceptionnels désignés par un oracle divin puissent se confondre
d'une certaine manière avec l'universel afin d'agir sur ceux qui entretenaient une forme
de parenté avec eux à partir de ces lieux éthérés. Un individu qui exprimait le premier
un savoir-faire particulier ou une activité nomothétique ou civique inédite personnifiait
également un changement de sa substance vivante et l'expression généalogique même
du nomos et de son exercice politique485. Nous avons expliqué que le terme de « oocpôc; »
était utilisé à propos des sculpteurs et que la « oocpia » désigne ici plutôt la capacité a
sculpter les pensées des hommes, réformer l'âme, les lois, la cité, le cosmos, les
raisonnements, etc.

483 Apologie, 14.


484 Voir aussi Répubique, V, 459b et VI, 486a.
485
C'est en outre ce qui ressortirait de certains commentaires d'Aristote à ce sujet : « Par ses définitions,
Socrate ne séparait pas l'universel des réalités individuelles. Et il avait raison de ne pas les séparer »
(Métaphysique, M, 9, 1086b).

152
LE DLEU DE PLATON. ESSAI SUR LEDAIMON-SOCRATE COMME PARADIGME DE LA RATIONALITÉ PLATONICIENNE

La définition analytique de l'homme comme animal ou vie rationnelle pourrait


s'incarner en l'occurrence sous une forme individuelle et universelle concrète. Il appert
que le savoir de Socrate lui-même est la réalisation hypostatique de la raison
philosophique. Le genos du « oocpôç » de l'Apologie se révèle a priori comme une
généséologie. Pour surprenants qu'ils puissent paraître, les nomoi institués pour les
filiations civiques futurs provenaient de ce genre d'archétypes supérieurs comme
l'étaient à leur façon pour les Grecs Thésée, Solon, Lycurgue, Périclès, etc. Ainsi, le
« devenir universel » de la Raison occidentale se développe d'une manière similaire et
concrète à partir de « Socrate », individu face à la cité, à la Grèce et à l'universel sur le
plan de son savoir-faire divin. Ces constatations nous permettent de concevoir que si la
réaction des juges et des Athéniens est ici si vive face au discours de Socrate, c'est que
son savoir (oocpôç) divinisé par l'Apollon delphique serait justement sans égal parmi les
humains. Tout indique que le philosophe s'autoproclamerait dans l'Apologie comme
l'expression généséologique même d'un savoir le différenciant de tous : « Que voulez-
vous ? C'est une opinion reçue que Socrate se distingue par quelque chose de la plupart
des hommes » (Apologie, 35a). À l'inverse de ce que l'on a cru jusqu'ici, ce ne serait donc
pas son seul savoir démiurgique qui manifesterait son impiété (les sophistes exerçaient
leur art de manière semblable à l'intérieur de la cité d'Athènes), mais le statut exact de
celui-ci l'établissant comme un type de genos démiurgique inédit ou un type de rationalité
particulière se situant entre les hommes et les dieux. Nous savons en outre que toutes
les caractéristiques d'Éros, ce « grand daimon » (Aai[j.cov \xiyaç), et du genre médiateur
du daimonique que l'on peut repérer à l'intérieur de chaque discours des protagonistes
de ce dialogue semblent plutôt dépendre de Socrate qui les réunit et les personnifie tout
en les redéfinissant comme on le voit dans XApologie. Alcibiade affirme que Socrate est
non seulement l'Éros daimonique (« en ta présence, je ne ferai l'éloge de personne
d'autre que toi puisque tu ne ressembles à aucun homme, ni d'avant ni d'aujourd'hui »),
mais l'être daimonique extraordinaire (xcû ôaipovCco Kal 6__ofj.aaxcô) par excellence486.
Nous avons exphqué de quelle manière ce cadeau intermédiaire divin, cet homme-

486
Banquet, 219c.

153
LE DIEUDEPLATON. ESSAISUR LEDAIMON-SOCRATECOMME PARADIGME DE LA RATIONALITÉ PLATONICIENNE

nomos, devrait peut-être être perçu comme un don civique du dieu, une production
nomothétique au bénéfice d'Athènes surclassant les autres modèles civiques. Tout porte
à croire que le « oocpôç »-Socrate est le premier à mettre en place un type d'existence
rationnelle surclassant les paradigmes civiques traditionnels dans l'Apologie et ailleurs
dans le corpus. La terminologie de la sophistique qui a tant préoccupé les interprètes
jusqu'ici prendrait une perspective légèrement différente. Ainsi c'est moins la question
de savoir si Socrate était réellement un sophiste ou non qui importe pour saisir le maître
« authentique » que le type d'existence divine qu'il prétendait incarner. Le cercle vicieux

de la question de savoir ce qui caractérise le « oocjx3ç-Socrate » d'Aristophane, par


exemple, qui n'est pas un antiphilosophe, et le philosophe de Platon qui n'est pas un
sophiste, débouche sur un faux constat parmi les commentateurs : on en conclut à
chaque fois que l'on n'arrivera jamais à comprendre le Socrate historique et qu'il est
inutile de chercher à le reconstituer à partir de l'un ou l'autre de ces auteurs. La mise en
scène du maître que nous ne cessons d'exphquer, pourtant, chez Aristophane et Platon,
est la fondation même préalable à toute autre compréhension secondaire comme celle
du dén_urge-.wp_w. Bref, le Socrate authentique, s'il existe, se trouverait a priori à cet
endroit précis, et non ailleurs.

**

Notre seconde remarque consiste à spécifier que le long extrait cité de l'Apologie
témoigne de toute l'importance de l'oracle delphique en ce qui a trait à la divinisation de
Socrate comme telle. On peut dire que les prérogatives de ce dialogue et la mission
médiatrice socratique entre les hommes et les dieux auraient d'une certaine façon des
échos tardifs dans les Lois de Platon : « le dieu, qui avait de l'affection pour les hommes,
mit à notre tête le genre d'êtres qui nous était supérieur, celui des daimones » (Lois, IV,
713d). La sanction apolhnienne est au cœur de la daimonisation généséologique —
entre les hommes et les dieux — de Socrate. C'est la quête du sens de cet oracle qui
l'exhorte à questionner le savoir de tout un chacun durant sa vie487 : « Cette tournée

487
Apologie, 21b-e.

154
LE DŒU DE PLATON. ESSAI SUR LEDAIMON-SOCRATE COMME PARADIGME DE LA RATIONALITÉ PLATONICIENNE

d'enquête, je suis tenu de vous la raconter, car ce fut vraiment un cycle de travaux que
j'accomplissais pour vérifier l'oracle » (Apologie, 22a). Tous ceux qui passent pour
détenir un savoir sont interrogés par le maître; après conversation, il appert qu'ils ne
possèdent pas ce savoir qu'ils se targuent de posséder. Ces humains savaient des choses
se rapportant à leur métier, mais jamais le savoir démiurgique que recherche Socrate :
« Pour justifier l'oracle, j'en venais à me demander si je n'aimais pas mieux être tel que
j'étais, n'ayant ni leur savoir ni leur ignorance, que d'avoir comme eux, l'ignorance et le
savoir. Et je répondais à l'oracle et ainsi qu'à moi-même qu'il valait mieux pour moi être
tel que j'étais » (Apologie, 22e). Bref, c'est encore ce qu'est Socrate, son statut particulier,
qui est au cœur de la raison de la présence delphique. Même face à la mort et à la peur
de disparaître, il ne lui désobéit jamais : « Eh bien, juges, c'est en cela peut-être que je
diffère de la plupart des autres : et si je devais me reconnaître supérieur en savoir à
quelqu'un, ce serait en ce que, ne sachant pas suffisamment ce qui se passe dans
l'Hadès, je n'imagine pas que je le sais » (Apologie, 29b). Il s'en remet à la divinité488. Il
est donc moins étonnant de constater que le hen de cette prophétie avec sa
transfiguration divine a incité Diogène Laërce à écrire une épigramme : « Bois,
maintenant que tu es chez Zeus, Socrate : car toi, oui, le dieu (OEÔÇ) t'a réellement dit
savant (oocpôv), et le savoir, dieu (GEÔÇ i*j aot^fq) » (Vie de Socrate, II, 46). Selon toute
vraisemblance, l'oracle possède une puissance de transformation divine. Bref, de la
même façon que dans le Phédon, la République et le Timée, toute la problématique
oraculaire de XApologie tournerait autour de l'expression daimonique de Socrate lui-
même. Nous expliquerons plus avant comment le dialogue en entier et l'impiété du
philosophe devront être réinterprétés à la lumière de celle-ci.

Non seulement ce dialogue semble justifier, à la manière d'Aristophane


l'existence généséologique et démiurgique du daimon-Socrate rationnel, à savoir son
caractère subversif, ce qu'il est en réalité et sa façon de vivre tout juste avant sa
condamnation à mort, mais il nous donne peut-être en filigrane l'une des définitions les

488
Apologie, 35d.

155
LE DIEU DE PLATON, ESSAI SUR LEDAIMON-SOCRATE COMME PARADIGME DE LA RATIONALITÉ PLATONICIENNE

plus proches du personnage philosophique qu'il représente et continuera de représenter


par la suite dans le corpus platonicien :

« En réalité, juges, c'est probablement le dieu qui le sait (oocpôç), et par cet
oracle, il a voulu déclarer que le savoir humain (àv0Qcomvq oocpia) est peu de
chose ou même qu'il n'est rien. Et si le dieu a nommé Socrate qui est ici devant
vous, c'est qu'il se servait de mon nom pour me prendre comme paradigme (È|_IÈ
7taQàÔEiypa Ttoioûpevoç), il a utilisé mon nom (xcô èpcô ôvôpaxi), comme pour
vous dire : "Parmi vous, humains (<_ âv0Qc_tT-oi), celui-là est le plus savant
(crocfxôxaxôç) qui, comme l'a fait Socrate, a reconnu que réellement il ne vaut
rien face au savoir (aocbiav)" » (Apologie, 23a-b [trad. L. Brisson]).

Le non-savoir de Socrate tel qu'il apparaît selon l'expression de l'oracle de


Delphes est encore une fois en réahté un certain rapport au dieu dont il est le serviteur.
En ce sens, on comprend que le savoir humain qu'il possède par ailleurs n'est rien
lorsque comparé à celui des divinités. Mais Platon fournit en plus dans cet extrait un
renseignement précieux sur lequel il convient de s'attarder, puisqu'il est mis en relation
avec le fait que le maître aurait affirmé « voler dans les airs », au même moment où il
confirme l'importance de sa mission anthropologique (« Parmi vous, humains (cô
_XV9Q_I>TTOI) est le plus savant (aocjxôxaxôç) ») comme un héritage intermédiaire savant
produit (TTOIOÙ(J.EVOÇ) par lui : « me prenant comme paradigme, il a utilisé mon nom (xcô
è|j.cô ôvôfiaxi, épi TxaQà&E-Ypa TTOIO-(J,EVOÇ) ». En quel sens le dieu peut-il utiliser et
engendrer le nom « Socrate » comme un paradigme à l'intérieur d'un contexte
oraculaire ? Quelle est la signification de ce terme et pourquoi Platon le choisit-il à ce
moment précis ? Comme l'a bien remarqué P. Destrée à la suite de M. Stokes et
J. Doyle, on doit d'abord entendre « TTaQàÔ£iy|j,a » comme un « exemple » ou un
« modèle » que les autres devront suivre à l'avenir489. On se souvient qu'au sens strict, le
terme est justement associé à l'Intellect-démiurge-Socrate qui façonne l'immortalité
pour les seconds démiurges dans le Timée490. Or force est de constater que, tant chez les
historiens de l'époque que chez les hommes politiques, orateurs, auteurs de tragédies et

485
P. Destrée, op. cit., note 176, p. 74; M.C. Stokes, « Socrates' Mission » dans M.C. Stokes, SocraticQuestions:
New Essays on the Philosophy of Socrates and its Significance, London: Roudedge, pp. 26-81 et p. 44-50; J.
Doyle, « Socrate and the Oracle », Ancient'Philosophy, 24,19-36.
490
Timée, 28a-b.

156
LE DLEU DE PLATON. ESSAI SUR LEDAIMON-SOCRATE COMME PARADIGME DE LA RATIONALITÉ PLATONICIENNE

les autres, la signification technique de cette expression cherche à décrire avant tout un
modèle individuel mort ou vivant d'ordre éthique, politique, civique ou héroïque 491. A
l'opposé de ce qu'a cherché à montrer K. Demoen, dans la quasi-totalité des cas, ce
terme n'est jamais l'équivalent de l'illustradum médiéval chez les Grecs (il n'existe pas
d'exemplum de genre et d'espèce utilisé à propos de n'importe quel sujet comme c'est le
cas aujourd'hui : « certains fruits poussent dans les arbres, par exemple la pomme ») 492.
Hérodote (480-420 av. J.-C), Thucydide (455-396 av. J.-C), Lysias (444-375 av. J.-C),
Andocide (440-390 av. J.-C), Eschine (389- ? av. J.-C), notamment, utilisent toujours le
paradigme comme un modèle éthique et moral représenté d'abord par les ancêtres de la
patrie agissant en quelque sorte comme un nomos pour les autres citoyens 493. Xénophon
et Lycurge (390-324 av. J.-C.) précisent quant à eux que celui-ci représente en réalité le
comportement d'un grand homme que les vivants doivent garder éternellement en
mémoire (àeL^vrj-Xov) afin de ne pas oublier 494. Considérée comme une loi, une sorte
d'effigie morale constamment en interaction avec le territoire ancestral, politique et
juridique, cette notion est en réalité une entité limite médiatrice trouvant entre autres sa
place à l'intérieur des débats enflammés des orateurs Grecs. Dinarque (360-290 av. J.-
C) présente ainsi le sens qui est visé par ce terme : « ce pays que nos ancêtres, au prix
de mille combats héroïques, vous ont transmis hbre et où nos morts nous ont laissé tant
d'illustres paradigmes de leur valeur. C'est vers lui, Athéniens, vers les cultes qu'on y
célèbre traditionnellement, vers les tombeaux des ancêtres, que les hommes de bonne
volonté doivent tourner leurs regards au moment d'exprimer leur vote » (Contre

491
Sur environ quatre cent occurrences étudiées, les seules qui ne correspondent pas à cet emploi se
trouvent dans les Lois de Platon : I, 632e; II, 663e; III, 692c; IV, 722a; V, 735c; VII, 794e; 795a; 801b;
IX, 855a; 862e; 876e; XI, 927d et XII, 961e.
492
K. Demoen, « A Paradigm for the Analysis of Paradigms : The Rhetorical Exemplum in Ancient and
Imperial greek Theory », The International Society for the History of Rhetoric, Rhetorica, vol. XV, 2,
1997, p. 125-158.
493
Hérodote, Histoires, V, 62,3; dans II, 86,2, le paradigme est une image du corps du défunt, thématique
reprise dans les Lois, XII, 959b. Voir aussi Thucydide, La guerre du péloponnèse, III, 52,1; V, 90,1; Lysias,
Discours, XTV, 45; XVI, 14; XVIII, 11; XXII, 20; XXV, 23; XXVII, 5; XXXI, 34; Andocide, Discours, III,
32; IV, 22; Eschine, Discours, I, 74; 77; 86; 92; 177; III, 245. Pour les conditions concrètes et détaillées de
l'instauration nomothétique de la polyandrie, du demosion sema et du patrios nomos, voir C.W. Clairmont,
Patrios nomos. Pubic burial in Athens during the Fifth and Fourth Centuries B. G, Angleterre, BAR, International
Series, 161(i), 1983.
494
Xénophon, Sur la chasse, XII, 17-19; Agêsilas, X.1 -2; Çyropédie, III, 52-55; Vtl,86 et VIII, 33-39. Lycurgue,
Discours, I, 9; 12; 27; 83; 100; 119; 127; 129; 124 et 128.

157
LE DIEU DE PLA TON. ESSAI SUR LE DAIMON -SOCRA TE COMME PARADIGME DE LA RATIONALITÉ PLA TONICIENNE

Démosthènes, 109-1 IO)495. Théophraste (370-286 av. J.-C.) utilise même dans ses Caractères
cette expression comme un modèle que les fils de la cité devront fréquenter d'une
certaine façon496. Le paradigme possède d'emblée les caractéristiques d'un statut
généséologique abstrait intermédiaire qui, un peu comme l'expression démiurgique du
daimon-Socrate chez Aristophane et Platon, incarne une modalité nomothétique que
tout Athénien devrait garder en mémoire et qui est éternellement agissant. Il survit à
l'épreuve du temps pour la communauté ou la cité comme un témoignage posthume ou
une sorte d'image immortelle. Même les historiens et géographes plus tardifs comme
Polybe (200-126 av. J.-C.) et Strabon (57 av. J-C-25 ap. J.-C.) l'utiliseront toujours
ainsi497.
L'éducateur Isocrate (436-338 av. J.-C), qui se présente en quelque sorte comme
une démiurge étranger à la cour de Philippe II, tire profit du paradigme d'une manière
très proche de Platon. Non seulement on rencontre dans ses Discours des versions
thématiques sur la justice, la vertu, la pensée, la sagesse, la modération, etc., ressemblant
à Platon — même l'exaltation patriotique faisant en sorte que les Grecs contemporains
étaient inférieurs aux ancêtres Athéniens —, mais aussi un nomos philosophique
particulier s'inspirant de l'autochtonie grecque : « Nous prétendons que nous sommes
nés du sol même et que la ville que voici a été fondée avant les autres; mais quand il
nous siérait d'être pour tous un paradigme de politique honnête et bien ordonné, nous
administrons notre pays plus mal et avec plus de désordre que ne le font les gens qui
viennent de fonder un état » (Sur la paix, VIII, 49). Il est impossible de ne pas avoir en
tête certains passages du Politique platonicien où l'étranger d'Athènes, après avoir décrit
le règne supérieur de Kronos et de l'autochtonie du genos grec, détermine le « roi » ou,
un peu comme dans les Oiseaux d'Aristophane, le modèle philosophique même de la
royauté Barbare devant surclasser les autres formes de constitutions et activités

495
Voir aussi Discours, 1,15; 60; 107; 109; II, 24.
496
Théophraste, Caractères, introduction.
497
Polybe, Histoires, I, 20,15; 59,8; III, 21,2; 63,14; IV, 23,8; 53,4; V, 9,7; 98,6; 111,3; VII, 11A DC, 28,3; X,
47,6; XI, 10,5; XVIII, 13,7 et XXI, 31,6. Strabon, Géographie, VII, 3,4; 3,9; VIII, 3,30; 5,3 et X, 4,18.
Strabon, décrivant la région d'Olympie et du Zeus en or sculpté par Phidias en Pisatide, relève que
l'artiste aurait réalisé la statue en ayant le paradigme d'un vers de Yliade. Même si le modèle invoqué n'est
pas une forme divine et séparée, le langage ressemble à celui de Platon. Strabon, Géographie, VIII, 3. Le
vers d'Homère qu'il cite est Iliade, I, 528.

158
L E DLEUDE PLATON, ESSAISUR LEDAIMON-SOCRATE COMME PARADIGME DE LA RATIONALITÉ PLATONICIENNE

politiques : « et c'est précisément pour cette tâche que nous déclarions avoir besoin d'un
paradigme » (Politique, 279a). Les actes du présent étant en tout état de cause tributaires
du passé et concordant avec les dires des hommes d'autrefois, Athènes aurait tout
avantage à renouer avec ce paradigme royal en fixant comme elle l'a toujours fait dans
le passé un nouveau nomos philosophique afin d'établir une constitution éclairée498. On
pense également bien sûr à la royauté paradigmatique de la République à partir de laquelle
les citoyens doivent réfléchir autant que possible499. Parmi ces modèles que l'on
possède en nous-mêmes, Athènes ne disposerait pas encore de celui qui serait plus
convenable : le philosophe-roi. Ces paradigmes vivants disponibles dans l'Hadès
correspondent en réalité à des êtres daimoniques à l'intérieur du livre X500. Cet être
intermédiaire « que l'âme choisit comme gardien de sa vie » (xoûxov cpvÀaKa
cru(j.7X£(j.TXELv xoû (3iou) protège le « mortel éphémère » (ÈcjjqpEQoç) et les âmes
éphémères (^uxai Èc^qpEQOi)501. Un peu comme dans le Phédon, l'âme philosophique
veut d'abord choisir un paradigme daimonique royal afin de le mener vers une
constitution plus juste et vers l'immortahté et l'eudaimonie civique502. Elle s'envolera
par la suite avec ce modèle démiurgique et ailé, d'une manière qui assure les hens entre
le paradigme daimonique et le nomos royal de la cité. La Lettre VII de Platon laisse
échapper en outre au sujet du roi Darius qu'« il donna le paradigme de ce que doit être
le bon législateur et le bon roi : car les lois (vôuoi) qu'il a établies ont permis à l'Empire
perse de se maintenir en bon état jusqu'à maintenant » (Lettre VII, 332b). Nous avons
déjà exphqué que le roi Perse est considéré par Eschyle et les Grecs comme un daimon,
un dieu tutélaire intervenant sur son oikos comme un spectre divin ou une espèce
d'image immortelle dans les PersesSOi. On comprend sans problème pourquoi ce genre
de paradigme civique royal a pu inspirer Aristophane et Platon qui utilisent ce type
d'existence divine et éthérée au sujet de Socrate; c'est que cette notion se révèle

498
Isocrate, Panégyrique, TV, 31.
499
Répubique, III, 409b-c-d.
500
« Ce n'est pas un daimon qui vous tirera au sort, mais c'est vous qui choisirez un daimon » (Répubique, X,
617d-e).
soi Répubique, X, 617e et 620d; Nuées, 223. Voir aussi Lois, XI, 923a et Lettre VIII, 356a.
so- Phédon, 58e; 95c et République, X, 621c-d.
503 Perses, 155; 159; 176; 215; 232; 548; 598; 647; 657; 703; 787 et 852.

159
LE DIEU DE PLA TON. ESSAI SUR LE DAIMON -SOCRA TE COMME PARADIGME DELARA TIONALITÉ PLA TONICIENNE

complémentaire, parfois synonyme ou se retrouve en tout cas à l'intérieur du même


registre conceptuel que celui du daimon. Elle indique toute la pertinence du choix des
termes cherchant à désigner le démiurge Socrate platonicien : la définition du maître
semble être, pourrions-nous résumer de manière générale, celle d'un daimon-patadigme
pour la secte de l'Académie. D'une manière semblable à Plotin et à Proclus qui ne
manquent pas une occasion de dire que la mise en scène démiurgique des dialogues
platoniciens montre Socrate comme un paradigme afin de faciliter la compréhension
philosophique, Aélius Aristide (117-187) affirme que l'emploi de paradigmes est une
habitude typiquement « socratique »504.
L'orateur Démosthène (384-322 av. J.-C) reprend cette tonalité générale en
mentionnant que le paradigme fait pour ainsi dire office de nomos généalogique pour la
mémoire des vivants505 :

« Il se peut que quelques-uns des intéressés ne soient plus viviants, mais les
actes, une fois accomplis, subsistent. Il convient donc que ces stèles gardent
éternellement leur autorité, afin que les vivants, tant qu'il y en aura, ne
subissent de votre part aucune injustice, et qu'après leur mortelles
demeurent un monument du caractère athénien, dressent aux yeux de vos
bienfaiteurs à venir les paradigmes de tant de bienfaits auxquels Athènes a
répondu par des bienfaits » (Contre Leptines, 64 [trad. R. Dareste]).

Aélius Aristide, Arts rhétoriques, 79. Au reste, tant chez Aristophane, Platon que chez les autres Grecs, la
mémoire ancestrale pour ce type de modèle généalogique joue un rôle important dans cet exercice
civique de la vertu, de la justice et de la piété. Les Thesmophories (445-386 av. J.-C.) la mettent encore en
scène avec les femmes qui veulent châtier Clisthène d'avoir assisté à leurs réunions alors qu'il n'en avait
pas l'autorisation religieuse : « [...] son acte sacrilège sera puni. Bien plus, il servira de paradigme aux
excès criminels de tous les hommes [...] ainsi avec éclat viendra-t-il confesser l'existence des dieux,
inculquer à tous les humains le respect sacré des puissances célestes et la juste observance de nos lois
(vofiiva) d'ici-bas et de celles d'en-haut » (Thesmophories, 665-686). Voir aussi La paix, 65 et suiv. Le
paradigme daimonique, le nomos généalogique, cosmique et immortel se situant en haut, c'est-à-dire dans
les airs et l'éther, est aussi tout entier présent. Pour le tragique Sophocle, le chœur lie le paradigme
d'Œdipe-roi à son daimon : « Ayant ton sort pour paradigme, ton daimon à toi, ô malheureux Œdipe, je ne
puis plus juger heureux qui que ce soit parmi les hommes » (Œdipe-roi, 1193-5). Un passage plus tardif de
la Bibiothèque historique de Diodore de Sicile (1 er siècle av. J.-C), affirme encore que le châtiment de
l'homme méchant dont l'existence continuera à exercer une influence néfaste est de laisser aux vivants
des générations suivantes (tolç ueTay-v-axéçoiç) l'image immortelle (àSâva.ov dicôva) d'un mauvais
paradigme (Bibiothèque historique, XTV, I. Voir aussi X, 23,1; XIV, 1,3; 2,2; 67,2; XVI, 70,2 et XVII, 47,6).
A l'inverse de ceux qui gouvernent grâce à une pensée de bienveillance et de justice, leur nom est entaché
d'une honte éternelle (àGdvaiov), comme celui du tyran Syracusain Denys : « après sa mort, son
existence est restée comme un parfait paradigme de vie à condamner pour toute la suite des temps »
(Bibiothèque, XTV, 11,2).
505 Selon lui, le paradigme fait manifestement office de précédent et de nomos par la suite. Voir
Demosthenes, Contre Meidias, 76 et 271; Contre Timocrates, 144 et Contre Aristogeiton, 22-23.

160
LE DLEU DE PLA TON. ESSAI SUR LE DAIMON -SOCRA TE COMME PARADIGME DELARA TIONALTTÉ PLATONICIENNE

Dans ce plaidoyer politique, Démosthène tente justement d'abroger une loi de


Leptine qui va à l'encontre des bienfaiteurs ou évergètes ancestraux de la cité506. Les
Athéniens sont capables de belles actions, de sens moral et de respect envers ceux de
leur race : c'est pourquoi ils doivent respecter ceux-ci. Les commentateurs n'ont pas
assez insisté sur l'importance de la figure du bienfaiteur ou de l'« évergète » (EÙEQyéxqç)
qui, comme chez Démosthène, possède chez les Grecs un statut daimonique qui
continue d'agir sur les vivants. On se souvient que c'est ainsi que Platon exhortait
Philippe dans sa lettre à surclasser son frère Perdiccas qui, mort et éternellement
agissant comme un être daimonique, promulgue ses bénéfices pour les autres membres
de sa famille : « Il m'apparaît à moi que m ne dois pas seulement dépasser les
accomphssements que ton frère a réalisés sur la moitié de l'état, mais aussi ces bénéfices
qu'il t'a personnellement donnés, de telle sorte que les bénéfices envers lui (TXQÔÇ xàa
oâç eÙEQYEotaç) ne seront pas inférieurs. Tu dois alors estimer au-dessus de tous les
accomphssements de la sagesse (TxoiEÏaGai ac_xf)QOva) en toi-même et prêter l'oreille à
ton frère qui a agi envers toi comme il le fait maintenant. Salut » (Lettre à Philippe). Chez
Euripide, Héraclès lui-même affirme être un homme irréprochable, l'évergète par
excellence de toute la Grèce507. Comme le Socrate de XApologie envers Athènes, l'on
comprend que l'évergète est avant tout un être intermédiaire intervenant à la manière
d'un daimon qui agit pour le bienfait de sa cité : «Je suis votre évergète (EÙEQyéxq) »
(Apologie, 36d). À la lumière de ces témoignages, on comprend mieux pourquoi le
paradigme « Socrate » peut affirmer haut et fort incarner une existence intermédiaire
immortelle entre les hommes et les dieux, et être à la fois le genre même du « oocpôç »,
le « cadeau » démiurgique et divin de la cité d'Athènes 508 : c'est qu'il est en réalité lui-
même un nouveau modèle d'exercice civique de la vertu, de la justice, du bien, etc.509

506
Contre Leptine, XX, 12; 23; 30; 41; 54; 67; 109; 119;. « En outre, une des lois de Solon les plus estimées
pour leur sagesse défend de dire du mal d'un défunt, eût-on même été personnellement diffamé par ses
enfants. Toi, tu ne dis pas seulement du mal de nos bienfaiteurs féfunts, tu leur en fais, quand tu accables
de reprochhes celui-ci, quand tu qualifies d'indigne celui-là, qui n'ont aucun lien de parenté. N'est-ce pas
là un état d'esprit bien éloigné de celui de Solon? » (Contre Leptine, 104).
507
Héraclès, 1309.
508
Apologe, 31a-b et 36c-e.
5«> Protagoras, 326c-d; 330b; Répubique, III, 397d et Loches, 187a-d.

161
LE DLEUDE PLATON. ESSAI SUR LE DAIMON-SOCRATE COMME PARADIGME DELÀ RATIONALITÉ PLATONICIENNE

C'est ce que défend Démosthène de manière semblable à l'intérieur de son Essai sur
Eros en exposant la vie d'Alcibiade qui, grâce au « vieux » paradigme de vie que
représente Socrate510, aurait retenu quelque principe du maître : « Malgré sa disposition
naturelle très inférieure pour la vertu, Alcibiade, par le bénéfice de son association avec
Socrate, a corrigé beaucoup d'erreurs commises durant sa vie et les a fait oublier par la
grandeur de ses autres achèvements » (Essai erotique, 45-46). Comme chez Aristophane
et Platon, c'est en quelque sorte la parenté intellectuelle avec lui qui est ici mise dans la
balance afin de rendre compte des bienfaits envers la cité d'Athènes511. Selon la même
inflexion généalogique, Isocrate ajoute ailleurs que les demi-dieux civiques sont nés
mortels avant de laisser à leur lignée un souvenir (uvqfiqv) immortel512 : « Pour moi,
Nicoclès, je crois que les images matérielles (xcôv O-opàxtov EiKÔvaç) constituent de
beaux monuments du souvenir (pvqpEÏa) » (Evagoras, IX, 73). Ces paradigmes
généséologiques sont imités par la progéniture afin de posséder la vertu, la sagesse et la
pensée : « demain comme aujourd'hui applique-toi et ingénie-toi à te montrer digne de
ton père et de tes ancêtres » (Evagoras, IX, 80). Les Mémorables se présentent quant à
elles comme une régénération de l'activité de Socrate par le souvenir
« apomnématique » à défaut de sa présence (d'où le titre des « Mémorables ») : « chez ceux
qui les négligent [les leçons du maître] elles sombrent dans l'oubli (Aôyarv xoïç à|_i£Aoûai
ArjBqv ÈYyiyvopÉvqv). Quand on a oublié les discours propres à exhorter, on oubhe
aussi les impressions, il n'y a rien d'étonnant à ce que l'on oubhe aussi la modération »
(Mémorables, I,2,21)513. D'une manière générale, Diogène Laërce ne manque pas de
souligner que le type de littérature de Xénophon et de Platon relève d'ailleurs du genre
« apomnématique » (à7iopvqpovEÛpaxa)514. Les Nuées indiquent encore à leur façon
que la mémoire des principes élaborés par Socrate joue un rôle fondamental dans le

5,0
Essai sur Eros, 46.
5
" Voir aussi Demosthenes, Discours, III, 23; IV, 3; VI, 19; IX, 41; XIII, 21; XV, 29; XVIII, 228; 232; IXX,
101; 232; 251; 263; 269; 276; 343; XX, 64; 119; XXI, 76; 98; 227; XXII, 68; 78; XXIII, 102; 107; 115;
XXTV, 101; 139; 144; 186; 218; XXV, 23; 29; 53; XXXVI, 58; XLV, 87; XLVI, 17 et LXI, 14; 46.
512 Evagoras, I X 70-72.
5,3
Voir Oiseaux, 635. L. Strauss fait par ailleurs une lecture trop littérale des Mémorables et cherche en vain
les passages où Xénophon affimerait quelque chose comme « le titre de mon ouvrage les Mémorables
provient de ma volonté de parler du souvenir de Socrate ».
54
' Vie de Platon, 111, 3A.

162
LE DIEU DE PLA TON. ESSAI SUR LE DAIMON-SOCRATE COMME PARADIGME DELÀ RATIONALITÉ PLATONICIENNE

salut de l'âme de Strespiade. Ces passages sont d'autant plus éloquents qu'ils forment la
totalité des mentions d'Aristophane sur l'exercice apomnématique de tout le corpus515.
P. Bonnechère a expliqué comment le couple mémoire-oubli jouait aussi un rôle
prédominant à l'intérieur de la révélation divine de Trophonios 516 . Il est impossible de
ne pas remarquer que parallèlement à ces indications, la doctrine classique de la
mémoire et de la réminiscence platonicienne obtiendrait peut-être là un autre type de
légitimation. Cette problématique est d'autant plus pertinente que l'on a déjà confirmé
de manière précise que la production noétique par la raison philosophique serait en
quelque sorte réahsée par l'activation mnésique du « père » daimonique Socrate517. Dans
plusieurs dialogues et en particulier à l'intérieur du Phédon de Platon, le « souvenir »

(uEpvqaGai) de celui-ci est consubstantiel au rappel philosophique de l'expérience


paradigmatique de l'immortalité de l'âme518. Le Banquet affirmera à son tour que la
sauvegarde de tout ce qui est mortel en nous exige une participation à l'Éros-divin dont
le point de fuite est le maître (ômpôvioç) qui, lui seul, peut nous tirer de l'oubli par le
souvenir519. L'exercice apomnématique de son activité divine se traduit dans les
dialogues en une parenté noétique qui serait, d'une certaine façon, réminiscence
démiurgique et rationnelle du principe généséologique et paradigmatique de « Socrate ».

2.2.4.3 Socrate, l'homme-nomos

Les considérations de Platon sur la possibilité même d'un « évergète divin » ou


d'un \\omme-nomos faisant figure de philosophe paradigmatique trouvent une version
circonspecte dans les Lois. Prenant acte du fait qu'« aucun mortel n'est finalement
l'auteur d'aucune législation »520, l'étranger-démiurge y affirme sans ambages que la
naissance d'un homme véritablement divin (àvÔQamcov cpvoei ucavàç Qeia poiça

sis Nuits, 414 et 485.


516
P. Bonnechère,, op. cit., note 108, p. 445 et suiv. et note 108, p. 136 et suiv.; 250-253.
5» Phédon, 58d; Théétèete, 191d et Répubique, III, 443c.
si» Phédon, 58d.
si9 Banquet, 208a-b et 219c.

163
LE DLEU DE PLA TON. ESSAI SUR LE DAIMON -SOCRA TE COMME PARADIGME DE LA RATIONALITÉ PLA TONICIENNE

YEvvq_E_ç) « n'aurait besoin d'aucune loi pour régir sa conduite » (Lois, IX, 875c). Selon
Platon et les Grecs de l'Antiquité, le législateur d'exception, créateur d'un nomos
singulier vivant à travers les constitutions politiques ultérieures, se dresse pour ainsi dire
par-delà les nomoi de son époque. Norme civique, il incarne sa propre œuvre
constitutionnelle par-delà la mort. On sait par ailleurs que l'idéal de transformation
nomothétique était commun même s'il était réservé à certains individus dont les
contributions civiques et nationales étaient reconnues de tous. Solon, Lycurgue, Thésée,
etc., incarnent pour les vivants les paradigmes apomnématiques religieux et les ancêtres
mêmes d'une forme de constitution ou d'application politique521. Dans le même ordre
d'idées, la République critique Homère qui n'a jamais amélioré l'administration des cités
comme Lacadémone l'a été avec Lycurgue, la Sicile avec Charondas et Athènes avec
Solon522. Platon fait ensuite un rapprochement avec la secte de Pythagore qui transmet
d'une manière posthume son mode de vie523. Aristote affirme d'une façon limpide que
celui qui possède ce type de capacité politique est en fait un dieu civique : «[•■•] un tel
homme est sans doute comme un dieu au milieu d'hommes. D'où il appert aussi que la
législation ne concerne pas nécessairement que les égaux à la fois par la naissance et la
capacité, mais pour des gens comme ceux dont on vient de parler il n'y a pas de loi, car
ils sont eux-mêmes une loi » (Politiques, III, 13, 1284a). Dans la République et les Lois de
Platon, ces « coutumes non écrites » ou ces « lois non écrites » (âyoacpa vôpiva),
lorsqu'elles sont belles et cohérentes, correspondent exactement à ce que tous
nomment les « lois des ancêtres » (naxQiouc vô^iouç) auxquelles toute âme juste devrait
obéir afin de pas abandonner son poste de garde civique, qu'il soit militaire ou
politique524. Le devoir premier de tout citoyen est de les servir du mieux qu'il peut afin
de devenir le meilleur homme de la cité :

s» Lois, IV, 709a.


5-1 Voir F. Jacoby, « Patrios nomos : State Burial in Athens at the Public Cemetery in the Kerameikos »,
Journal of Hellenic Studies, 64, 1944, p. 37-66; N. Loraux, L'invention d'Athènes, Paris, 1981; C.W. Clairmont,
Patrios Nomos. P u b i c B u r i a l in A t h e n s during the Fifth a m d Fourth Centuries B.C., O x f o r d , 1 9 8 3 .
522 Répubique, X, 599d-e.
5a
Répubique, X, 600a-b.
524 Répubique, VIII, 563d et Lois, I, 631c-d; 632b; 644a; 645b; II, 672b-c; III, 687d; 688a-b; IV, 713a; V,
738b-e; 742d-e; 747e; VI, 783e; VII, 792d-793c; 802e-803b; 809d-e; VIII, 836e; IX, 859a; 875c-d; 892b;
897a; X 903b-c; XI, 913a-b; 919c; XII, 963a-e; 965a et 967a-b. Voir aussi la Répubique: « [...] que

164
LE DIEU DE PLATON. ESSAI SUR LE DAIMON-SOCRATE COMME PARADIGAŒ DE LA RATIONALITÉ PLATONICIENNE

« Assurément, envers la cité et les citoyens, l'homme le meilleur, et de beaucoup,


c'est celui qui, plutôt qu'à une victoire aux jeux olympiques ou dans toutes luttes
menées en temps de guerre comme en temps de paix, donnera la préférence au
service des lois de chez lui (xcîrv oucoi vô^icov), parce qu'il les aura servies durant
sa vie mieux (uTtqQExqKcbç) que tous les autres hommes » (Lois, V, 729d-e [trad.
L. Brisson et J.-F. Pradeau]).

Ici, ce meilleur homme différent et supérieur aux autres correspond à un nomos


un peu à la manière dont le décrira Aristote et comme le concevaient les Grecs de
l'époque. Nous avons expliqué que d'emblée, Socrate est justement pour Platon le
modèle même de la Raison au niveau de la constitution philosophique. En vertu des
conceptions anthropomorphiques en cours durant la période classique, on peut penser
qu'il est le paradigme même d'un nouveau nomos avec lequel les Athéniens doivent
désormais former une communauté, des dispositions de parenté intellectuelle et une
philia civique. L'idée principale de ce fragment des Lois n'est pas isolée et se retrouve à
l'intérieur de plusieurs entretiens. Nous l'examinons sous cinq aspects principaux.
Tout d'abord (1), on voit que le meilleur homme voue sa vie aux lois civiques
d'une manière typiquement grecque qui n'est pas sans rappeler le cadeau civique,
évergétique et nomothétique que représente Socrate lui-même dans l'Apologie : « [je
suis], moi, le genre d'homme que la divinité offre à la cité en cadeau» (Apologie, 31a).
Lorsque comparée au passage des Lois, son existence semble coïncider au don
paradigmatique autorisé par le dieu Apollon sanctionnant une autre forme de nomos
politique. Nous venons de voir que, pour les Grecs, la loi est fabriquée à partir de ce
genre d'homme qui, comme le démiurge-Socrate de la République et du Timée, est
considéré comme une norme civique parce que possédant justement les capacités de
reconfigurer les nomoi. Certaines visées apparemment banales de plusieurs
développements de l'Apologie prendraient ainsi un tout autre sens, puisque le
surclassement des modèles préexistants dans la cité se réaliserait par la mise en scène de
Fautoproclamation divine cet homme-nomos surpassant les autres généalogies religieuses

l'homme juste n'autorise aucune partie de lui-même à réaliser des tâches qui lui sont étrangères, qu'il ne
laisse pas les genres qui existent dans son âme [èv _rj \[>uxrj Y-vn] se disperser dans les tâches les unes des

165
LE DŒU DE PLA TON. ESSAI SUR LE DAIMON -SOCRA TE COMME PARADIGME DELARA TIONALITÉ PLA TONICIENNE

et démiurges accusateurs athéniens. C'est en vertu de cette mission apollinienne qu'il fit
œuvre de philosophe durant toute sa vie. Même si, à l'inverse de la version qu'Aristote a
sous les yeux qui montre la supériorité du paradigme Socrate menant l'entretien, le
maître n'est jamais cité en comme tel dans les Lois, on y retrouve en outre la même
proximité des discours portant sur la possibilité de la divinisation du genos des
philosophes. Il faut s'évertuer à faire partie de ceux qui suivront le dieu et il faut, selon
l'adage stipulant que « le semblable est ami du semblable » (xcô [jiv ô\xoko xô ôfioiov ôvxi
(J.EXQLO) cbiAov), devenir cher au dieu et devenir ainsi beaucoup plus qu'un homme :
« Assurément, pour devenir cher à un être de ce genre, il faut, de toutes ses forces et
autant qu'on le peut, devenir tel à son tour » (Lois, IV, 716c). Cet individu divin incarné
par le philosophe platonicien ne possède pas les attributs des hommes ordinaires. C'est
la raison pour laquelle la valeur constitutionnelle de la cité est souvent mise en relation
avec la question de savoir si les lois ont été instituées par de simples citoyens, par des
modèles néfastes pour la jeunesse ou encore par un homme divin : «[...] qui est
responsable de l'établis sèment de vos lois ? Est-ce un dieu ou bien un homme ? » (Lois,
I, 624a)525. Pour Platon, le législateur occupant la position du démiurge divin des lois
dans la République et les Lois est aussi comme dans le Timée l'ordonnateur du Ciel et du
cosmos526. C'est cet héritage philosophique et « noocratique » qui devrait inspirer la
Grèce pour fonder une colonie527 : « Pour nous, la divinité doit être la mesure de toutes
choses, au degré suprême, et beaucoup plus, je suppose, que ne peut l'être l'homme,
comme le disent certains » (Lois, IV, 716c). Ces nombreux parallèles entre l'Apologie, le
Criton et les Lois font ressortir que Socrate serait en quelque sorte le cadeau démiurgique
au bénéfice des lois de son temps. Dans ce contexte, la raison philosophique même
(AoY-CUÔç) peut être perçue comme un calcul politique et immortel commun528, c'est-à-
dire comme une loi rationnelle civique : «[•••] il existe la raison qui calcule (Aoyiauôç)

autres [...] » (Répubique, IV, 443d). Voir Lettre VU, 342a-c. Sur le passage concernant les coutumes non
écrites des Lois, voir L. Brisson et J.-F. Pradeau, op. cit, note 359, p. 80-93.
S-5 Le S lois écrites ont été instituées n o n par les h o m m e s , mais par les dieux (Mémorables, IV, 4,19).
52* Timée, 37d et Lois, V, 742c-743a.
s" Lois, VI, 776a-b.
528
La raison qui calcule ayant le nom de loi se réalise par ce qu'il y a en nous d'immortalité. Voir Lois, IV,
713e-714b.

166
LE DIEUDE PLATON. ESSAISUR LEDAIMON-SOCRATE COMME PARADIGME DE LA RATIONALITÉ PLATONICIENNE

ce qui [...] vaut le mieux et ce qui est le pire pour chacun de nous : et quand le calcul
est devenu le décret commun de la cité, il porte le nom de loi » (Lois, I, 644d). Le logos
représente ici l'exercice de la rationalité qui se transforme dans un nomos civique. On se
souvient que les Nuées montrent que Socrate est l'Intellect à partir duquel une
« logomachie Injuste » intervient sur les pensées des citoyens d'Athènes, un logos qu'il
tente d'imposer à la cité au détriment des autres nomoi.
Ensuite (2), le passage cité des Lois montre la supériorité du bonheur de
l'homme-nomos qui, au bénéfice des lois de la cité, vit mieux que tous les autres
hommes, y compris les vainqueurs olympiques. Nous avons déjà expliqué que
l'eudaimonie désigne d'abord le bonheur de celui qui partage sa vie avec vin « bon » (EU)
daimon pour ultimement devenir un daimon. Sur le plan philosophique, il est souhaitable,
pourrions-nous dire, que l'apparaître devienne l'être. De même, le penseur platonicien
ne peut se contenter d'être simplement face à l'universel, il doit, pour être digne de ce
nom, l'incarner. Ici, cet état d'âme est supérieur à une victoire aux Jeux olympiques est
aussi rapprochée des concepts de vérité et de bonheur eudaimonique par la suite :
« Puisse-t-il dès le point de départ avoir part à la vérité celui qui tend à parvenir à la
félicité et au bonheur (£Ùôai(j._ov), afin de vivre le plus longtemps possible dans la
vérité » (Lois, V, 730c). Bref, cet individu-nomos est le plus heureux de la cité et agit
comme un daimon établissant l'eudaimonie de toute la cité : «[■•■] le dieu, qui avait de
l'affection pour les hommes, mit à notre tête le genre d'êtres qui nous était supérieur,
celui des daimones qui, avec une grande facilité pour eux et un grand consentement de
notre part, prirent soin de nous : en nous procurant paix, retenue, bonne législation, et
abondance de justice, ils préservèrent l'espèce humaine des guerres civiles et l'établirent
dans l'eudaimonie » (Lois, IV, 713d-e). Question : pourquoi ces développements des Lois
représentent-ils le surclassement (ÛTxqQ
E E
X ïv) de la version du bonheur
« eudaimonique » (EÙÔaipcov) défendu par les modèles olympiques ancestraux ? Et quels
sont les hens avec Socrate ?
Inventés par Zeus lui-même après sa victoire sur les Titans ou par Héraclès en
l'honneur de l'accomplissement de ses douze travaux, ou par Pélops, les jeux antiques

167
LE DIEU DE PLATON. ESSAI SUR LE DAIMON-SOCRATE COMME PARADIGME DE LA RATIONALITÉ PLATONICIENNE

instaurés vers les 776 av. J.-C. ont connu de profondes transformations pour atteindre
une forme éclectique et panhellénique vers le Ve siècle av. J.-C. Pour les Athéniens, les
jeux sont parfaitement adaptés à Thésée, non seulement en ce qu'il fut considéré lui-
même comme un Héraclès ayant accompli à sa façon certains travaux, mais aussi
surtout parce qu'on en fit l'investigateur des jeux Isthmiques pour des raisons politiques
dès 580 av. J.-C. Quoi qu'il en soit, les origines des jeux proviennent non de
compétitions physiques ou sportives, mais de conceptions religieuses. Les bénéfices
dont en tiraient les athlètes olympiques après leur victoire étaient le plus souvent
d'ordre politique et économique : une rente viagère, des places d'honneur au théâtre,
exemption d'impôt, la sitesis au prytanée, une carrière politique529. À ce titre, il est
raisonnable de penser que le prestige qui en résultait leur permettait d'occuper le statut
de démiurge afin d'agir comme ambassadeur auprès des autres cités et de favoriser des
alliances politiques. V. Vanoyeke a bien noté que le caractère sacré des jeux conférait
parfois aux vainqueurs rimmortahté civique et, dans tous les cas, comme Platon nous la
présente dans ses œuvres, une vie eudaimonique enviée de tous530. Même si l'état des
recherches actuelles ne nous permet pas d'en comprende tous les mécanismes, la
consécration civique menant au pouvoir royal — bref, les mêmes attributs que les
demi-dieux tutélaires et démiurges comme Thésée — faisaient partie des
caractéristiques de la vie de ces héros. Les Athéniens considéraient ces modèles civiques
comme l'incarnation politique même de la vertu héroïque. L'idée que le bonheur des
philosophes des Lois était supérieur à celui des vainqueurs olympiques attaquait l'idéal
même de toute une conception du nomos religieux habituel. Si eudaimonie et nomos sont
intimement hés à cette époque, quels sont leurs rapports avec Socrate ?

Bien avant les Lois, ces éléments se retrouvent tous déjà de manière très dense à
l'intérieur de l'Apologie où Socrate occupe sans ambiguïté la position même de l'homme-
nomos supérieur surclassant l'eudaimonie des vainqueurs olympiques : « [Celui qui a été
vainqueur à Olympie avec un cheval de course ou avec un char attelé de deux ou quatre

V Vanoyeke, La naissance desjeux olympiques et le sport dans l'Antiquité, Paris Les Belles Lettres, 1992, p. 96
et L. Bruit Zaidman et P. Schmitt-Pantel, La reigion grecque, Paris, Armand Colin, 1999, p. 94.
530
V. Vanoyeke, op. cit., note 529, p. 74-5.

168
LE DIEU DE PLATON. ESSAI SUR LEDAIMON-SOCRATE COMME PARADIGME DE LA RATIONALITÉ PLATONICIENNE

chevaux] vous donne des satisfactions illusoires, alors que moi je vous rends réellement
heureux (eùôalpcov) [...] » (Apologie, 36d). Mis en relation avec l'extrait des Lois et le
statut démiurgique de l'mdividxi-nomos, il est raisonnable de penser que le meilleur
homme nomothétique de la cité triomphant de l'eudaimonie mis en place par les
modèles ancestraux et héros olympiques est Socrate. Nous avons vu que le leitmotiv de
XApologie tourne justement autour de la question de savoir qui il est exactement et quel
est le sens spécifique de sa transfiguration comme cadeau civique et paradigmatique de
la sophia au bénéfice d'Athènes. L'autoproclamation de sa supériorité apolhnienne fait
de lui l'offrande divine, le seul don eudaimonique possible pouvant s'incarner de
manière constitutionnelle pour le citoyen. La rationalité démiurgique du philosophe
s'exerce alors comme une traction civique « eudaimonique », une influence du dieu
délivrée pour les autres. Dans le même ordre d'idées, Socrate rappelle lorsque nécessaire
que l'Athénien ne doit pas « se préoccuper des affaires de la cité avant de se préoccuper
de la cité elle-même » (Apologie, 36c). Le Timée reprend l'idée à sa manière en affirmant
que si l'homme ne cesse de prendre soin de son élément divin (xô OELOV) et qu'il garde
en bonne forme le daimon-démiurge qui en lui partage sa demeure, «il sera
supérieurement heureux (EÙÔaipova) » (Timée, 90d). C'est sans doute la raison pour
laquelle à côté du groupe des accusateurs-démiurges de l'Apologie, l'acte juridique contre
Socrate tourne autour du « OEOÙÇ vopiÇEiv » et donc du : « fait de ne pas reconnaître les
dieux reconnus par la cité et d'introduire de nouvelles divinités » (qv éyQàijJco ÔEOÙÇ

ÔLÔàaKovxa (_iq vopiÇELV o_ç q TTÔALÇ voptCEt, êxtça ôè ôaipôvia Kaivà). À la lumière de
nos analyses, cette expression indique que le nomos religieux comme il avait été institué
par les modèles civiques traditionnels est surclassé au profit d'un autre dont Socrate
serait la norme ou, si l'on veut, le paradigme-nomos. Le corpus platonicum défend ainsi la
supériorité de son bonheur qui, comme l'indiquent les Lois, développent l'idée que le
philosophe vit mieux que tous les autres hommes au bénéfice des lois de la cité. Le
Phédon, précise que « les plus heureux (eùôaifj>ov£axaxoi) sont ceux qui cultivent la vertu
publique et sociale »531, tout en considérant l'eudaimonie privilégiée de Socrate532. La

Phédon, 82a.

169
L E D I E U D E PLATON. ESSAI SUR LE DAIMON SOCRA TE COMME PARADIGME DELARA TIONALITÉ PLA TONICIENNE

République dit que « les justes vivent une vie meilleure et sont plus heureux que les
mortels » tout en montrant que Socrate est XX\omme-nomos fabriquant la cité juste533. Et
le maître d'affirmer dans le Gorgias : « Allons, laisse-toi convaincre par moi, et tiens-moi
compagnie vers ce heu où, dès ton arrivée, tu seras heureux (EÙÔa.povqaEiç) dans la vie
comme dans la mort » (Gorgias, 527c). Le Banquet renchérit : « Socrate excepté,
absolument tous les hommes sont des misérables » (Banquet, 173d)534. Selon Diotime, le
souvenir apomnématique de l'Éros-Socrate (défendu par Alcibiade) agit comme un
paradigme immortel d'une eudaimonie engendrant « le genre d'enfants que Lycurgue a
laissé à Lacadémone et, pour ainsi dire, celui de la Grèce tout entière. Et chez vous
[Athéniens], c'est Solon qui est honoré, comme le père de vos lois. Il ne faut pas oublier
les autres hommes qui, dans bien d'autres endroits, que ce soit chez les Grecs ou chez
les Barbares, ont accompli plein de belles choses, en engendrant des formes variées
d'excellence; à ceux-là de tels enfants ont valu de nombreux sanctuaires, alors que les
enfants qui appartiennent à l'espèce humaine n'ont encore valu rien de tel à personne »
(Banquet, 209d-e).

Pour les Grecs, le père et les ancêtres à qui le citoyen doit obéir font référence
aux aînés en général et s'applique parfaitement à Socrate. Aussi, la soumission à la patrie
et aux nomoi prendrait la tournure d'une soumission au «o/mr-Socrate à qui devront se
plier les protagonistes des dialogues535. Les Lois disaient d'une manière similaire que le

532
Phédon, 58e-59a.
533
Répubique, I, 350c et 352d.
534
Étant donné qu'Éros est en réalité Socrate dans le dialogue, on peut citer aussi le discours d'Agathon :
« Eros est le plus heureux, car il est le plus beau et le meilleur » (Banquet, 195a).
On constate à nouveau ce leitmotiv dans le Criton où le maître incarnerait peut-être le renouveau
nomothétique à partir duquel l'exercice de la vertu et de la justice pourrait se réaliser de manière
philosophique. Ce nomos surclasserait ainsi l'ancien tout en respectant ce dernier. C'est pourquoi le
meilleur homme comme celui qui nous est présenté dans les Lois ne suivra pas l'autre qui, comme
Criton, voudrait faire périr les lois de la cité en proposant au maître de commettre l'injustice en
soudoyant les gardiens de la prison pour le faire sortir (Criton, 50d). La réplique de Socrate est cinglante :
« Posséderais-tu un savoir qui te ferait oublier que, en regard d'une mère et d'un père et de la totalité des
ancêtres (7tpoYÔv<_>v ànâvTaw), la patrie est chose plus honorable, plus vénérable, plus digne d'une sainte
crainte et placée à un rang plus élevé, tant aux yeux des dieux qu'à ceux des hommes sensés (tôle voûv);
qu'il faut donc vénérer sa patrie, lui obéir et lui donner des marques de soumission plus qu'à un père, en
l'amenant à changer d'idée ou en faisant ce qu'elle ordonne et en supportant sans se révolter le traitement
qu'elle prescrit de subir, que ce soit d'être frappé, d'être enchaîné, d'aller au combat pour y être blessé ou
pour y trouver la mort; oui, cela il faut le faire, car c'est en cela que réside la justice; et on ne doit ni se
dérober, ni reculer, ni abandonner son poste, mais il faut, au combat, au tribunal, partout, ou bien faire
ce qu'ordonne la cité, c'est-à-dire la patrie, ou bien l'amener à changer d'idée en lui montrant en quoi

170
LE DLEUDEPLATON. ESSAISUR LEDAIMON-SOCRATE COMME PARADIGALE DELA RATIONALITÉ PLATONICIENNE

plus grand respect des lois engendre l'homme vraiment divin. En fait, l'homme qui
possède les deux capacités, la reconnaissance de l'intérêt primordial du général sur le
particulier et la technique politique pour diriger la cité en maître, doit être reconnu
comme étant celui qui, un peu comme le Socrate de l'Apologie, n'a finalement besoin
d'aucune loi : « Si un jour il naissait un homme qui, en vertu d'un don divin, possédait la
capacité d'unir l'une à l'autre les deux conditions dont j'ai parlé, il n'aurait besoin
d'aucune loi pour régir sa conduite » (Lois, IX, 875c). On se souvient de la fin de
l'Apologie où Platon compare le sort du maître dans l'Hadès à celui des juges qui, d'une
certaine façon, rendent justice au sujet des nomoi religieux et du Timée où Socrate occupe
la même fonction536. Mais on se rappelle surtout la République où il ne montre pas
seulement comme dans le Criton que la justice est supérieure à l'injustice, mais comment la
produire537. Bref, Socrate, faisant partie des pères de la cité, « ce cadeau divin offert à la
cité d'Athènes », incarnerait également une forme singulière de nomos surclassant
l'ancien à l'intérieur des dialogues platoniciens. Dans l'Apologie, le Criton, la République, le
Politique, etc., c'est toujours d'abord lui qui est le paradigme déterminant la direction que
la cité devrait prendre afin d'être juste, pieuse et cohérente538.

s'enracine la justice (tô 6û<aiov 7I_4>UK_). N'est-ce pas au contraire une chose impie que de faire violence à
une mère, à un père, et l'impiété serait-elle moindre lorsqu'il s'agit de la patrie ? » (Criton, 51b). Dans le
Criton, les dieux et l'Intellect (voûç) des hommes sensés ayant forgé les nomoi modélisent le code de lois
athénien. La terminologie de l'enracinement (<t>0eiv) de la justice dans l'âme de l'homme juste par un
ancêtre amenant la patrie à changer d'idée réapparaît ici. Dans le Phédon, 118a, Phédon, après avoir
indiqué à la mort de Socrate qu'il est un véritable père, affirme qu'il correspond précisément à cet
homme juste et sensé (àoCcrtou K_Ù <)xx>vi(i_rtàTOU m.&iKaiorâ.ou). Même si le terme grec concernant « le
plus sensé » n'est pas le même ici, l'idée est la même. Socrate correspond partout dans le corpus à cet
homme sensé selon la terminologie du « <pgôvi(_oç » tout comme du « voûç ».
536
Apologie, 35c, 40e-41a et Timée, 29c-d.
537 Répubique, II, 367b.
538
« [Le juge rend justice conformément aux nomoi] En conséquence, c'est notre devoir à nous de ne point vous
faire prendre l'habitude de vous parjurer, et à vous de n'en point prendre l'habitude; ainsi nous ne ferions
ni les uns ni les autres preuves de piété » (Apologie, 35c). Voir aussi Répubique, V, 465b. La thématique du
nomos-Soct&te. n'a pas même échappé à Plotin qui, ayant aussi à cœur un projet politique semblable à
Platon (nommé d'ailleurs « Platonopolis »), résume cette perspective à maints endroits dans ses Enneades.
Le philosophe platonicien, laissant de côté toutes les lois d'« ici-bas », trouve ainsi sa raison d'être dans
ces occupations nomothétiques divines en les transportant partout comme un intellect (Enneades 1,3,2,9;
1,6,1,43; 11,9,15,12; IV,3,13,24; IV,3,24 et IV,4,39,13). Selon une formidable fresque daimonique, ces
âmes pénétrant dans le ciel acquièrent la maîtrise d'elles-mêmes et vivent' avec ce code de lois provenant
de là-bas (Enneades IV,3,15,17). Non seulement Plotin rapproche celui-ci du concept de justice comme
on le trouve à l'intérieur des dialogues platoniciens, mais tend à faire le hen entre Socrate et le nomos de
l'intellect dans son traité sur Sur les hypostases qui ont la faculté de connaître, V,3[49]. DJ. O'Meara, « Political
life and divinisation in Neopla tonic Philosophy», dans Proceedings of the Dubin Conference on Neoplatonism,

171
LE DIEU DE PLA TON. ESSAI SUR LE DAIMON -SOCRA TE COMME PARADIGME DE LA RATIONALITÉ PLA TONICIENNE

En troisième heu (3), la République avançait déjà bien avant l'idée principale de
l'extrait des Lois tout en défendant le bonheur et de la supériorité du nomos-Socrate face
aux autre modèles civiques. La philosophie de cet entretien est tout entière tournée vers
le paradigme de l'Intellect, le nomos dont s'inspirent les hommes justes, les juges et les
hommes véritablement bienheureux (EÙÔ_ÛUC_V) comme dans l'Apologie, le Criton, le
Phédon, le Timée et les Lois5i9. Si l'eudaimonie se caractérise d'abord comme le bonheur
de celui qui partage sa vie avec un « bon » (EU) daimon, nul ne sera étonné de constater à
la suite de notre analyse que l'« eudaimonie » fabriquée de manière philosophique à côté
du modèle de la justice tout au long du dialogue est une affaire concernant justement
l'activité du Socrate paradigmatique : « Que diras-tu pour ta défense, Socrate, si
quelqu'un s'avise de .'objecter que tu ne rends pas ces hommes vraiment heureux
(EÙôaiuovaç) [...]?» (République, IV, 419a). Cette réplique d'Adimante s'accorde
parfaitement au contenu de XApologie où le maître défend la supériorité de son genre de
vie eudaimonique comme modèle de la cité d'Athènes face aux vainqueurs olympiques.
Même si l'on peut considérer que le Socrate historique n'aurait jamais pu concevoir la
cité de la République, il n'en demeure pas moins que Platon fait de lui l'investigateur
paradigmatique de son État idéal. Le démiurge-Socrate fabrique la cité heureuse avec les
auxiliaires ou les seconds démiurges : « Notre tâche actuelle consiste donc à façonner la
cité heureuse, non pas en y prenant un petit nombre pour en faire des gens heureux,
mais pour la rendre heureuse tout entière » (République, IV, 420c). Bref, il n'y a aucun
doute sur le fait que les dialogues de Platon dressent une mise en scène générale d'un
Socrate agissant comme le principe de fabrication d'une nouvelle configuration du
nomos, de la justice et du bonheur civique. La Raison du philosophe fait de lui l'être le
plus heureux de la cité. C'est pourquoi, d'ailleurs, la République peut présenter ensuite
l'engendrement de la cité idéale par l'entremise des gardiens-philosophes qui
posséderont les mêmes caractéristiques eudaimoniques que lui et seront supérieurs aux
vainqueurs olympiques : « [...] ils vivront une vie absolument bienheureuse, plus encore

1992, p. 155-164, parle même en général de l'existence d'une certaine forme politique dans les Enneades
de Plotin.
539
Répubique, I, 354a-c; II, 361 c d ; III, 392a-b; 406c; 409c; IV, 427c-d; V, 450c et Timée, 90d.

172
LE DLEUDE PLATON. ESSAI SUR LEDAIMON-SOCRATE COMME PARADIGME DE LA RATIONALITÉ PLATONICIENNE

que celle des vainqueurs d'Olympie. Ces derniers ne connaîtront en quelque sorte
qu'une fraction du bonheur qui sera le lot des gardiens (Aià opiKQÔv TTOU pépoç
EÙôaipovCCovxai EKEÏVOI d)v xoûxoiç ÛTxaQXEi)- Leur victoire à eux est en effet plus belle
et l'entretien public dont ils sont l'objet est plus complet. Ils vainquent en effet d'une
victoire qui est le salut de la cité tout entière » (République, V, 463d)540. Le surclassement
(ÛTxàQXEtv) ici montré recoupe tous les thèmes connexes de l'Apologie et des autres
dialogues. Le maître précise même que cette vie est non seulement supérieure que celle
de ces héros olympiques, mais ne peut être confondue avec celle des autres
démiurges (les cordonniers, les agriculteurs et les artisans en général) : il s'agit donc
d'une vie démiurgique particulière attribuée au philosophe 541 . Platon défend l'idée que
ce bonheur royal peut être personnifié par les gardiens-philosophes, les auxiliaires
nomothétiques et daimoniques qui l'établiront pour toute la cité par parenté avec le
^»0.r-Socrate542. Cet appel est encore la réponse aux prières de la jeunesse d'Athènes et
de Xoikos de Thésée qui, en son fils Hippolyte, considèrent que les dieux et les daimones
ont leur « préférés ». Face à sa piété, le serviteur affirme alors : « Sois donc heureux, en
ayant la raison qu'il faut! (EUOcupovo-qc voûv EX-JV ÔOOV oe. ÔEL) » (Hippolyte, 105).
Comme chez Socrate et Platon, la croyance adéquate envers les divinités et aux modèles
de piété est une question impliquant le bon usage de l'intellect (voûç) pouvant mener à
l'« eudaimonie ».
En quatrième heu (4), l'écho du passage des Lois concernant une vision
eudaimonique de la cité trouve une perspective paradigmatique dans la même
République. Après le fameux argument psychopolitique, le hvre V de ce dialogue
s'attarde sur les conditions de réalisation de la cité juste. La thématique du naturel
philosophe introduit à la recherche du modèle même de la cité idéale. On voit alors la
stricte équivalence entre le paradigme civique, la justice et le bonheur de cet homme qui
fait aussi figure d'homme juste en soi :

540
Voir aussi Lois, IV, 717a et 727e.
541
Répubique, V, 466a-b et VI, 500d, où il est le démiurge de la justice. D'une manière cohérente avec nos
analyses démiurgiques, Platon fait ensuite référence à Hésiode et au proverbe la moitié vaut mieux que le
tout.

173
LE DIEU DE PLA TON. ESSAI SUR LE DAIMON-SOCRA TE COMME PARADIGME DE IAR A TIONALITÉ PLA TONICIENNE

« C'était donc pour obtenir un paradigme (TlaQaÔEiy|j.axoç), dis-je, que nous


cherchions à savoir ce qu'est la justice en soi (aùxô XE ôiKaiooûvqv), et ce que
serait un homme parfaitement juste (K_Ù âvbqa xôv XEAÉCOÇ ôiKmov EL y-voixo),
s'il devait exister, et quel genre d'homme il serait une fois qu'il serait advenu (KCÙ
oïoç àv Eiq yEvôpEvoç); et de la même manière pour l'injustice et pour l'homme
le plus injuste. Nous avions pour but de les regarder, pour voir comment ils
nous apparaîtraient eu égard au bonheur (EÙ&cuuoviaç) et à son contraire. Nous
serions dès lors forcés de reconnaître, pour ce qui nous concerne nous-mêmes
(TTEQL qpcôv avrcbv), que celui qui leur serait le plus semblable (ôuoiôxaxoç) aurait
le sort le plus semblable (ôpoioxâxqv) au leur» (République, V, 472c-d [trad.
G. Leroux]).

La discussion du nomos est mise en contexte à l'intérieur de ces développements


généalogiques et en connexion directe avec la possibilité même de la recherche d'un
modèle de cité « agathoïde » (îxaQci&Eiypa ETTOIOÛ|J.£V Aôyco àyaOfjç TXÔAECOÇ) comme
semblent le représenter Socrate et les philosophes-rois543. Nul doute que les gardiens
peuvent l'incarner à leur tour : « Celui qui met son cœur à vouloir devenir juste et qui
cherche par l'exercice de la vertu à devenir (ytyvEaGai), autant que cela est possible à
un homme, semblable à un dieu (ô|j.oioûo_ai 9EÔ>), celui-là ne saurait jamais devenir
l'objet de la négligence des dieux » (République, X, ôlSa-b)544. Ces passages permettent
d'apprécier que, tout autant que Socrate, les gardiens-démiurges sont considérés sous
les traits de modèles civiques surclassant les vainqueurs olympiques545. En outre,
certains extraits tendent à désigner le Socrate platonicien comme la médiation divine à
côté du dieu ou le dieu de la rationalité qui encadre lui-même le discours546. Ceci est
d'autant plausible qu'exposant en quelque sorte sa démarche concernant l'homme-
paradigme parfait de la cité et ses affinités avec l'« eudaimonie » et la parenté
philosophique dans la République, Platon confirme que celui qui possède la justice en

542
Voir p a r exemple Répubique, IV, 420a-e; 421a; 424c; V , 466a-c et V I , 498b-c ; V I I I , 543d-544d et DC,
580c.
s43 Répubique, V, 471 b-c et 472d.
544
Répubique, II, 380b. L. Brisson et J.-F. Pradeau, op. cit., note 359, p. 20, le notent aussi à propos des Lois.
545
Le terme de « naçâbecyna. » (désignant le modèle) est exploité quelques lignes plus loin en Répubique, X,
617det618a.
54<i
« dès les premières esquisses de la construction de notre cité, [notre rêve nous laissait entrevoir] que nous
serions peut-être amenés, grâce à un dieu, à tomber sur un principe et un certain modèle de la justice »
(Répubique, IV, 443b).

174
LE DLEU DE PLATON. ESSAI SUR LEDAIMON-SOCRATE COMME PARADIGME DE LA RATIONALITÉ PLATONICIENNE

elle-même (aùxô XE ôucatoaûvqv) ne fait qu'un avec la cité sous un certain rapport : « Et
l'homme juste ne sera donc en rien différent de la cité juste, sous le rapport de la forme
de la justice prise en tant que telle, mais il sera semblable à elle (ôpoioç) ? » (République,
IV, 435b). Ceci n'est pas sans rappeler les Lois où le meilleur homme, en cherchant
toujours à devenir cher au dieu, respecte et étabht du mieux qu'il le peut le nomos afin de
devenir lui-même un dieu, un nomos incarné se confondant avec la norme civique547.
Cette perspective philosophique de la ressemblance (ôpoioiç) est la fondation même de
la fabrication du projet politique de la cité idéale548. Le citoyen trouve son avantage
dans le fait d'être soumis au principe divin et sage (GELOU Kal 4>Qovipou àQX-O"0a_) qui,
dans le meilleur des cas, réside à l'intérieur de sa psyché comme un nomos afin que tous
soient sous cette gouverne et, autant que possible, semblables et amis (ôpoioi cLpEv KCXL
c^iAoi)549.
En cinquième et dernier heu (5), nos observations de l'extrait des Lois portant
sur l'homme-nomos et le surclassement du bonheur des vainqueurs olympiques nous
aident à comprendre certaines parties importantes du Théétète. On y reconnaît des
similarités avec la divinisation civique de l'Apologie, du Criton, de la République et des Lois
dans la fameuse exhortation selon laquelle l'homme juste doit s'évertuer de fuir son
incarnation ici-bas et sa nature mortelle : « Et la fuite, c'est de se rendre semblable à
dieu (ôpoicoaiç 6EÔ)), c'est devenir (yevéaGai) semblable au juste et au pieux (ô|_.oicoaiç
ôÈ ÔLKaiov Kal ôaiov), avec le concours de la sagesse » (Théétète, 176a-b). Encore une
fois, le philosophe rationnel est celui qui ne se contente pas de demeurer face à
l'universel, mais incarne la divinité, le juste et le pieux. Et puisque « ce qui est rendu
semblable vient à être identique (ôuoioûpEvov) »550, le but de l'homme est de devenir un
dieu civique qui lui, ne peut jamais être injuste : « rien qui lui soit plus semblable

547
Comme l'enseigne l'expression psychopolitique de la République — et même certaines mentions du
Gorgias, du Poitique et des Lois —, cette espèce d'homme apparentée à sa constitution politique incamée
par le dieu tutélaire et a tendance à choisir un chef semblable pour sa cité. Voir Répubique, V, 449c-d;
VIII, 544a-b et IX, 591a; Gorgias, 464b; Politique, 308d et Lois, I, 650b. Voir L. Brisson et J.-F. Pradeau,
op. cit., note 359, p. 27, notent le rapport intrinsèque des dispositions naturelles de l'âme à la politique.
54
« Répubique V , 475e.
549
Répubique, JX, 590c-d.
550 Théétète, 159a.

175
LE DIEU DE PLA TON. ESSAI SUR LE DAIMON -SOCRA TE COMME PARADIGME DELARA TIONAUTÉ PLA TONICIENNE

(ÔUOIÔXEQOV) que celui d'entre nous qui pourrait à son tour devenir le plus juste
possible » (Théétète, 176b-c). D'une manière similaire à ce que nous avons relevé dans les
autres dialogues platoniciens, le meilleur homme, le juste, semble être celui qui
s'identifie au principe divin au bénéfice de tous les autres citoyens. À l'inverse, l'homme
qui ne s'engage pas dans cette voie est susceptible de devenir injuste et, ainsi, subira une
peine. « De quelle peine parles-tu donc ? », réphque Théodore. La réponse de Socrate
demeure parfaitement cohérente avec nos réflexions : « Des paradigmes
(riaQaÔEtY(j.àxcuv), mon cher, sont disposés au sein de l'être (év xcjj ôvxi). Le modèle
divin est le plus heureux (EÙÔaipovEoxàxou), le modèle sans le dieu est le plus
malheureux » (Thééthète, 176e). Modèle philosophique même de la pratique politique et
de la conversion épistémologique et généalogique de Théétète dans ce dialogue,
Socrate, selon la même tonalité expliquée jusqu'ici, évoque tout de suite après
l'eudaimonie agissant comme un nomos « agathoïde ». Comme dans les autres dialogue,
la cité devient ainsi « entièrement bonne » : « Mais ce que la cité nomme de ce nom, le
bien, est précisément ce qu'elle vise en posant ses lois (vou.o0Exoujj.evq); et toutes ces
lois (navxac xoùç vôpouç), autant qu'elle peut croire et faire, c'est comme très utiles à
soi-même qu'elle les pose» (Théétète, 177e). Ces riches développements confirment
toujours la fabrication du nomos rationnel à partir d'un paradigme qui est d'abord de
l'ordre d'un inàividu-nomos.

Si l'on récapitule les cinq aspects, la trame démiurgique formerait un


surclassement des anciens nomoi à partir de l'individu-»->/w0.r « Socrate ». Celui-ci incarne
justement le genre d'homme que la divinité offre à la cité comme cadeau
paradigmatique distinct des autres modèles traditionnels. C'est pourquoi le philosophe
en général devient dans les Lois ni plus ni moins l'Intellect vivant, la raison
philosophique, politique, eudaimonique et immortelle commune, le nomos rationnel
civique au bénéfice de tous les citoyens. Fondée par le meilleur homme, c'est-à-dire par
celui qui vit mieux que tous les autres hommes — surpassant même l'eudaimonie des
vainqueurs olympiques —, la cité devrait s'approprier cet héritage paradigmatique d'une
manière constitutionnelle. C'est la raison pour laquelle la soumission à la patrie et aux

176
LE DIEUDE PLATON. ESSAISUR LEDAIMON-SOCRATE COMME PARADIGME DE LA RATIONALITÉ PLATONICIENNE

nomoi prend toujours d'abord la tonalité d'une soumission au nomos-Socrate et à sa


conduite juste, pieuse et agathoïde dans les dialogues platoniciens. Bref, comme
l'indiquent parfaitement les Lois, par exemple, « Étant donné que l'opinion des hommes
relativement aux dieux ont changé, il faut aussi que les lois changent » (Lois, XII, 948d).
Nous avons montré que l'eudaimonie du père ancestral ou du paradigme est exposée
avant celle de la généalogie démiurgique des gardiens-philosophes. Le nomos civique se
confond ainsi avec le daimon-Socrate à partir duquel sa progéniture fabriquera la cité
idéale, une anthropogonie et une cosmogonie cohérente. L'homme juste et bienheureux
pourra en quelque sorte espérer se fondre à son tour avec la juste et bienheureuse
constitution de la cité. Mais quelle est la corrélation exacte entre eux, Socrate et la
daimonisation civique tutélaire ? Et comment les gardiens-philosophes ou ces
archétypes normatifs civiques surclassant les dieux et nomoi religieux traditionnels
pourraient-ils devenir tels à leur tour, c'est-à-dire être générés de manière philosophique
afin d'incarner et de produire un nouveau nomos pour l'éducation des autres citoyens ?
La République fournit des réponses claires à toutes ces questions :

« Quand ils auront éduqué d'autres hommes de cette manière, en les rendant tels
qu'eux-mêmes, qu'ils leur abandonnent alors le rôle des gardiens de la cité et
qu'ils partent de leur côté résider dans les îles des bienheureux. La cité leur
dédiera des monuments et leur offrira des sacrifices publics, comme on le fait
pour des êtres daimoniques (c_ç oaipocriv), si toutefois la Pythie y donne son
consentement, et sinon, comme à des êtres humains à la fois eudaimones et divins
(cbç £ÙôaL(j.oai XE KalGEtoiç) » (République, VII, 540b-c [trad. G. Leroux]).

Et Glaucon, selon la poétique démiurgique déjà relevée, d'ajouter ensuite :

« Ils sont magnifiques, Socrate, les dirigeants (xoùç aQXOvxaç) que tu viens de
façonner (àTXELQyaaai) à la manière d'un sculpteur de statues (àvÔQiavxoTTOiôç) »
(République, VII, 540c [trad. G. Leroux]).

La démiurgie, la divinisation civique tutélaire de Socrate et de son genos trouvent


ici leur réalisation et une conclusion à travers la thématique totale de la création d'une
nouvelle construction civique et du surclassement logocentrique des dieux ancestraux et

177
LE DIEU DE PLATON. ESSAI SUR LEDAIMON-SOCRATE COMME PARADIGME DE LA RATIONALITÉ PLATONICIENNE

du nomos athénien551. Comme nous l'avons expliqué dans l'introduction, sur cet aspect
fondamental, il n'y a pas de contradiction entre le Socrate historique et le Socrate de
Platon. Bien que le premier ne pourrait survivre dans la cité platonicienne, c'est le cœur
de la mise en scène démiurgique qu'il occupe tant dans l'histoire d'Athènes que dans
celle de la philosophie qui est ici le point de départ daimonique. Car à la façon du Timée,
la daimonologie est la pierre angulaire de l'acte fondateur du sculpteur-Socrate que les
gardiens-démiurges de la République devront imiter afin de se diviniser à leur tour et
devenir eux-mêmes des hommes daimoniques et nomothétiques. Générés par lui
comme des immortels, ils participent à cette forme de vie philosophique et
eudaimonique supérieure à celle des vainqueurs olympiques pour être les égaux des
dieux552. Comme le Socrate de l'Apologie, ils auront leur oracle faisant d'eux des divinités
civiques tutélaires. Ce fragment incontournable confirme l'ensemble de notre travail fait
jusqu'ici. Il nous en faudra toutefois clarifier deux aspects importants afin d'en
apprécier davantage toute la cohérence : 1) la question de la démiurgie et ses relations
avec la divinisation civique tutélaire et; 2) l'utilisation de l'oracle pythique et ses
relations avec la divinisation civique tutélaire.

2.2.4.4 Démiurgie et divinisation civique tutélaire

On voit dans ce morceau de la République que la relation de la communauté


rationnelle et démiurgique existe par-delà la mort. Celle-ci n'est qu'un autre endroit
pour un poste de garde différent pour les dieux face auxquels les humains forment un
troupeau. Socrate est une fois de plus la cause artisanale de la divinisation civique des
gardiens-auxihaires. Le maître incarne et engendre la naissance de l'immortalité de l'âme
et instaure ainsi une nouvelle parenté pour ses disciples comme dans le Phédon et le
Timée. Cette existence daimonique singulière aux démiurges-philosophes de la République

551
L. Brisson et J.-F. Pradeau, op. cit., note 359, p. 21, soulignent quant à eux que les interlocuteurs des Lois
réalisent la genèse de la constitution et de la construction politique. Nous devons ajouter qu'il s'agit de la
même stratégie générale que l'on retrouve ici dans la République.
552 Timée, 4 1 c .

178
LE DIEU DE PLATON. ESSAISUR LEDAIMON -SOCRATE COMME PARADIGME DE LA RATIONALITÉ PLATONICIENNE

est générée in vivo grâce au producteur-Socrate553. Comme le mentionne Glaucon, ceux-


ci sont les dirigeants (xoùç dQxovxaç) façonnés (àîTEiQyaa-u) par lui qui abandonneront
éventuellement l'éducation de la cité afin de se diviniser à leur tour. La génération des
démiurges par le sculpteur-Socrate (àvÔQiavxoîxo-ôç) fait en quelque sorte office de
sculpture, de statue ou de figurine produite pour la cité qui leur dédiera des monuments
et leur offrira des sacrifices pubhcs. On se souvient d'Alcibiade qui, dans le Banquet, fait
l'éloge de l'Éros-Socrate qui, lorsqu'on « le saisit de l'intérieur pour l'ouvrir », permet de
découvrir les statues des dieux d'une autre façon554. C'est que, à ce niveau, les
conceptions traditionnelles des divinités se transforment en conceptions
philosophiques rationnelles et, sous la conduite artisanale du maître, permettent de
saisir les dieux véritables. Dans le Charmide, aussi, les admirateurs de Charmide le
regardent comme s'il s'agissait d'une statue irrésistible. Le philosophe est celui qui
déshabillera son âme pour en faire sortir toute autre chose555. Le Ménon et le Philèbe
indiquent chacun à leur façon que ce simulacre bernant le citoyen par une fausse piété,
une piété paresseuse, peut se révéler aussi comme l'artefact renvoyant à un ordre divin
plus haut556. L'âme est d'une certaine façon complètement aveuglée par cette effigie qui
l'empêche de connaître la vraie nature daimonique et démiurgique des dieux. Le rôle de
la sophia de Socrate consiste à rattacher les statues présentes à l'intérieur du corpus

553 Répubique, IV, 421b-c.


554
Banquet, 215b; 216e et 222a.
555 Charmide, 1 5 4 d .
556
Philèbe, 38d. Portant sur l'opinion droite et la réminiscence, le Ménon expose ainsi la difficulté à relier les
statues à un raisonnement dialectique (Ménon, 98a). Socrate y fait vin assemblage très net entre les statues
sculptées par Dédale et l'opinion (ôôÇa). Ces « opinions-statues » sont vouées à nous échapper à jamais si
on ne les attache pas par un raisonnement philosophique afin qu'elles restent en place : « Posséder une
œuvre de ce sculpteur [Dédale] sans qu'elle soit attachée, cela ne vaut pas grand chose, c'est comme
posséder un esclave enclin à s'évader : ils ne restent pas à leur place. Mais une fois la statue attachée, elle
est d'une grande valeur, car ce sont là des œuvres parfaitement belles. Pourquoi je te parle de cela ? C'est
au sujet des opinions vraies (tàç Ô6£ac Tàç àAn0_Lç). Car, vois-tu, les opinions vraies, aussi longtemps
qu'elles demeurent en place, sont une belle chose et tous les ouvrages qu'elles produisent sont bons. Mais
ces opinions ne consentent pas à rester longtemps en place, plutôt cherchent-elles à s'enfuir de l'âme
humaine; elles ne valent pas grand chose tant qu'on ne les a pas reliées par un raisonnement qui en
donne l'explication (Aovta|_cp) » (Ménon, 97e-98a). Platon relie sans ambiguïté les statues et les opinions
qui, à vrai dire, comme les formes intelligibles, sont en réalité fixées ou attachées par le daimon-Socntt
dans tous les entretiens. La figure paradigmatique de Socrate l'emporterait nécessairement sur toutes les
autres que l'on pourrait alors apprécier sur le site de l'Académie. Les attributs des divinités émergeant de
cet endroit et du corpus platonicum en entier possèdent une certaine valeur et une place respective dans
l'éducation à condition qu'elles soient stabilisées dans la cité par l'exercice du philosophe.

179
LE DIEU DE PLA TON. ESSAI SUR LE DAIMON -SOCRA TE COMME PARADIGME DBLARA TIONALITÉ PLA TONICIENNE

platonicien et à subordonner leurs simulacres et les opinions à sa conduite divine. L'un


des rôles les plus importants de la Raison est de faire voir les vrais dieux ou la vraie
nature des dieux. Ainsi, on pourrait penser que le traitement philosophique de ces
figurines ou « statues » (àyàA(j.axa) serait au cœur du projet exotérique de la
subordination de la puissance symbolique des statues des dieux traditionnels aux
divinités vivantes que sont les philosophes-rois557. En d'autres termes, le statut
métaphysique et démiurgique de Socrate et des gardiens se comprendrait également
pour les autres citoyens de manière concrète. À la suite du nomothète et des gardiens
de la République™, les Lois disent que ces hommes-nomoi désignent l'incarnation divine
et parentale devant laquelle la jeunesse et les citoyens doivent témoigner tout leur
respect559 :

« Chez tous les hommes, les lois antiques étabhes en l'honneur des dieux sont de
deux sortes. Parmi les dieux en effet, il en est que nous honorons parce qu'ils
sont clairement visibles (ÔQCÔVXEÇ), tandis qu'il en est d'autres auxquels nous
dressons des statues (àyôA(_iaxa) qui sont à leur ressemblance auxquelles nous
rendons honneurs, même si ce sont là des objets inertes : et nous estimons ainsi
nous concilier la bienveillance et la grâce (EUVOUXV Kal X"QIV) des dieux vivants
(xoùç È(it|a»xouç OEOÙÇ). Abriter en sa maison ce trésor que représentent un père
ou une mère, ou le père et la mère de ces derniers, que l'âge réduit à
l'impuissance, c'est avoir, que personne n'en doute, se dressant au cœur même de
son foyer, une statue (âyaApa) que nulle autre ne surpasse en puissance, à la
condition en tout cas que son possesseur lui rende correctement le culte qui lui
est dû » (Lois, XI, 930e-931a [trad. L. Brisson et J.-F. Pradeau]).

Les dieux visibles sont les astres et plus particulièrement — selon la perspective
daimonique — le Soleil et la Lune. Ici, Platon reprend ces divinités du Phédon, de la
République et du Timée. Les dieux vivants sont à l'intérieur du foyer et possèdent une
psyché (xoùç èpi|a>xouç OEOÙÇ). Ce sont à eux que les citoyens et habitants de Y oikos
doivent témoigner leur respect : après avoir été divinisés et façonnés comme des
figurines par le démiurge-Socrate dans la République, ils personnifient dans les Lois les

557
Lois, XI, 930e-931e.
558
Timée montre dans son Lexique platonicien, 220, que les termes de « nomothète » et de « gardien des lois »
sont synonymes.
55 9 Lois, XI, 930e.

180
LE DLEU DE PLA TON. ESSAI SUR LE DAIMON-SOCRATE COMAŒ PARADIGME DE LA RATIONALITÉ PLATONICIENNE

vraies statues des dieux. Nous avons vu que les dieux vivants désignent en premier lieu
les daimones tutélaires comme Socrate et les gardiens-philosophes de la République. Le
père ou la mère qui en sont ici les délégués se dressent quant à eux comme les seules
statues véritables. Encore plus que les statues inanimées, celles-ci sont les dépositaires
démiurgiques de la charts divine560. La Lettre VII fera en outre la remarque selon laquelle
le tyran Denys II aurait dû s'apercevoir en accueillant Platon qu'il incarnait lui-même ce
pouvoir psychagogique : « [lui] qui ne ne m'a pas obéi vit à l'heure qu'il est une
existence sans grâce (xàqiv) » (Lettre VII, 334d). La mise en valeur de la statue vivante
de l'émissaire du dieu, le philosophe, indique que la Raison possède un caractère
novateur tranchant avec les conceptions religieuses traditionnelles. Autrement dit, la
philosophie conçoit d'autres dieux. La suite des Lois montre en effet qu'il s'agit d'un
développement qui n'est pas banal. Clinias lui demande en effet : « En quoi consiste
cette rectitude ? » (Lois, XI, 931b). L'étranger soulignera l'importance de sa réponse :
«Je vais le dire. Ce sont assurément, mes amis, des choses qu'il vaut vraiment la peine
d'entendre » (Lois, XI, 931b). On comprendra ensuite que la réponse que va donner
l'étranger demande une précaution inhabituelle puisqu'elle met en doute le nomos
religieux traditionnel comme il est défendu par les pères de la cité :

« Œdipe, proclame-t-on chez nous, lança contre ses enfants qui lui avaient
manqué de respect des imprécations que les dieux entendirent et exaucèrent,
comme le chante tout le monde. Amyntor dans sa colère appela sur son fils
Phénix, et Thésée sur son fils Hippolyte, et combien d'autres pères sur combien
d'autres fils, des milliers sur des milliers, des malheurs qui montrèrent comment
les dieux exaucent les prières des pères contre leur fils, car la malédiction d'un
père contre ceux qu'il a engendrés a plus d'effet que n'importe quelle autre
malédiction contre n'importe qui, et cela, en toute justice. Dès lors, que l'on
estime qu'il est naturel qu'un père ou une mère à qui leur enfants ont gravement
manqué de respect voient leurs prières exaucées par le dieu, comment peut-on
imaginer que, lorsqu'ils sont entourés de respect et qu'ils se sentent parfaitement
bien, ces parents demandent en retour aux dieux des faveurs pour leurs enfants
dans leurs prières et que les dieux ne mettent pas le même empressement à
exaucer leurs prières et à nous accorder les faveurs qu'ils demandent ?
Autrement, ils ne feraient pas preuve de justice dans la répartition des biens, et

5
«> Voir aussi Lois, XII, 952c.

181
LEDŒUDE PLATON. ESSAI SUR LEDAIMON-SOCRATE COMME PARADIGME DE LA RATIONALITÉ PLATONICIENNE

c'est là, disons-nous, ce qui convient le moins à des dieux» (Lois, XI, 931b-d
[trad. L. Brisson et J.-F. Pradeau]).

On souligne encore une fois le côté néfaste des modèles traditionnels et de


Thésée n'offrant qu'injustices pour leur progéniture. Le nomos ancestral oubhe de rendre
compte de la cohérence de la justice et l'incohérence de l'injustice face aux enfants de la
cité qui, paradoxalement, sont parfois plus vertueux que les pères561. Les modèles
traditionnels désignés à vrai dire par des statues inanimées doivent céder la place à un
autre Xiomme-nomos dont la nouvelle statue divine est le philosophe civique. Ces dieux
vivants possédant une psyché daimonique agissent clairement comme les causes de la
subordination de la religiosité ancestrale de la cité :

« Concevons donc [...] que nous ne saurions posséder de statue plus précieuse
au regard des dieux qu'un père ou un grand-père accablé de vieillesse, qu'une
mère ou une grand-mère dans les mêmes conditions, et que leur rendre honneur
c'est plaire au dieu, car autrement il n'exaucerait pas leurs prières. Sans aucun
doute, quand la statue (Oauuaoxôv) qui se dresse est celle de nos ancêtres (xô
TtQoyôvcuv), elle est incomparablement plus admirable que les statues inanimées
(xcûv àtjjôxojv). Toutes ces statues animées (_pv|rux«) qui sont l'objet de notre
culte prient en effet en toute occasion d'un même cœur avec nous, et si nous
leur manquons de respect, elles appellent sur nous la malédiction; en revanche,
les statues qui ne sont pas animées ne font ni l'un ni l'autre. Dès lors, traiter
correctement un père, un grand-père et ses vieux parents dans leur ensemble,
c'est posséder en eux les objets de culte qui permettent plus efficacement que
toutes les autres statues (àycxApdxcuv) d'obtenir les faveurs divines » (Lois, XI,
931d-e [trad. L. Brisson et J.-F. Pradeau]).

Nous avons déjà noté que la prière se réahsant à partir de véritables principes
philosophiques en respectant ses représentants constituant le collège de veille des Lois
permet d'attirer la véritable charis qui ne peut provenir des statues inanimées
traditionnelles562. Nul doute que ce point de vue dû paraître audacieux, puisque cela
revient à opposer de manière plus explicite la divinisation du philosophe et les dieux
tutélaires civiques « inanimés » comme Thésée. On peut penser que les « nouveaux

La charis devient ainsi stérile, puisqu'elle ne répond jamais aux prières divines provenant de l'intellect. Les
règles de vie « charismatiques » devraient être établies à partir de nomoi tournées vers la vertu dans son
ensemble : « [ . . . ] à savoir la réflexion [(f>ç6vr|criç], l'intellect [voûc] et l'opinion [&ô£a] qu'accompagnent la
passion et le désir qui leur obéit » (Lois, III, 688a).

182
LE DLEUDE PLATON. ESSAISUR LEDAIMON -SOCRATE COMME PARADIGME DELÀ RATIONALITÉ PLATONICIENNE

dieux » renvoient ici selon toute vraisemblance aux pensées « animées » de ces vieillards
ou philosophes démiurges, c'est-à-dire aux formes intelligibles des autres dialogues. De
la sorte, ce sont les membres du genos de Socrate, ceux dont l'âme a été transformée par
la contemplation métaphysique qui incarnent les nouveaux « anthropodaimones » civiques.
Le reproche de celui-ci envers son fils dans YHippolyte d'Euripide aurait pu alors être
celui des Athéniens envers Platon : « Tu t'es exercé au culte de ta personne, plus qu'à
respecter tes parents ainsi que le doit un bon fils » (Hippolyte, p. 257). La philosophie de
Platon se définit comme une activité démiurgique de participation de la communauté
philosophique envers son dieu généalogique tutélaire. La réforme constitutionnelle
radicale telle que l'incarne le nomos-Socrate dans la République donne naissance au
gardien-philosophe, la sculpture civique vivante. La fécondation de l'immortahté
civique par Socrate se réaliserait au cours même des dialogues. La spécificité de la
philosophie viendrait de cette capacité à éduquer l'âme d'une autre manière que les
généalogies traditionnelles afin de féconder la vertu et l'immortalité de l'âme. C'est ce
genre de rapport qui permettrait l'engendrement de l'âme des disciples de Socrate de
gardiens en daimones et divinités officielles de la cité d'Athènes. Ceux-ci sont toujours en
effet aussi considérés dans les Lois comme les vérificateurs divins occupant l'enceinte
d'Apollon et Héhos, l'Intellect même du corps de la cité563. Ces gardiens des lois
doivent être considérés comme divins, des gouvernants qui exerceront leur vigilance en
contemplant le Ciel où « nous y avons pour alliés les dieux aussi bien que les daimones, et
nous, nous sommes la propriété des dieux et des daimones » (Lois, X, 906a)564.

2.2.4.5 L'oracle et la divinisation civique tutélaire

Notre analyse montre jusqu'à maintenant que Socrate est le démiurge-sculpteur


de la daimonisation de sa généalogie et du nomos philosophique. Comme nous l'avons

562
O. Reverdin, La reigion de la citéplatonicienne, Paris, E. De Boccard, 1945, p. 1.
5" Lois, XII, 945b et 964d.
5<* Lois, XII, 966d.

183
LE DIEUDE PLATON. ESSAI SUR LEDAIMON-SOCRATE COMME PARADIGME DE LA RATIONALITÉ PLATONICIENNE

mentionné dans notre introduction, le Socrate historique n'est pas le Socrate de Platon
en ce qui a trait aux sujets dits « secondaires », mais en ce qui concerne l'oracle, ils sont
identiques. L'allusion de la République a la divinisation des gardiens par l'oracle pythique
atteste l'accord parfait — tant sur le plan cosmogonique, anthropogonique que
politogonique — entre le daimon-Socrate et les seconds daimones démiurges tutélaires de
la cité tels qu'on les retrouve dans le Timée. Comme le Socrate de XApologie et le Plotin
de la Vita Plotini, le gardien possédera son oracle sanctionnant sa sagesse divine et sa
transfiguration en dieu. Dans les Lois, l'oracle est la condition préalable a l'homme qui
veut devenir divin565. Il aura le statut d'un dieu et, à vrai dire, représentera la raison ou
l'Intellect à l'intérieur de la cité, l'acropole et la sentinelle aimées des dieux566. En
d'autres tenues, « celui qui vit en présence de ce qui est divin et harmonieux, devient
lui-même divin et harmonieux, autant qu'il est possible à un être humain de l'être »
(République, VI, 500c). Aristote affirme d'une manière similaire dans l'Éthique à
Nicomaque que le devoir de l'homme est de « s'immortaliser dans la mesure ou ce lui est
permis »567. Il ne s'agit jamais seulement pour l'homme d'être transformé en daimon, ou
simplement de lui obéir ou de se comporter de manière semblable, mais, avec le
consentement d'Apollon, de « se faire dieu w568. Il faut considérer tous les passages que
nous avons analysés au pied de la lettre, ainsi que les autres où Platon affirme que le
philosophe peut se transfigurer en êtres supérieurs aux gardiens et aux vainqueurs
olympiques569. Cette famille à laquelle ils appartiennent est plus restreinte puisqu'elle
ouvre clairement à la possibilité de la divinisation de ses membres570. L'activité
législative de Xhomme-nomosSocrate agissant comme un paradigme fondateur de la cité
est placée tous azimuts sous ce patronage apolhnien. Les Lois disent encore qu'Apollon
demeure la référence incontournable pour tous les genres d'édifications civiques :
« Pour l'Apollon de Delphes, il reste les législations les plus essentielles, les plus belles

5« Lois, VII, 792d.


5
<* RJpubique.VlIl, 560b-c.
567
Éthique à Nicomaque, X, 1177b.
568
Pour un avis opposé, voir O. Reverdin, op.cit., note 562, p. 138, L.-A. Dorion, p. 192 et A. Castel-
Bouchouchi, p. 198 dans Les dieux de Platon : actes du colloque organisé à l'Université de Caen Basse-Normandie les
24, 25 et 26 janvier 2002, Caen, Presses universitaires de Caen, 2003.
569
Répubique, IV, 420c-e et VII, 540b-c.
570 Répubique, IV, 429a et V, 465d.

184
LE DLEUDE PLATON. ESSAISUR LEDAIMON-SOCRATE COMME PARADIGMEDE LA RATIONALITÉ PLATONICIENNE

et les plus fondamentales de toutes. Les législations relatives aux fondations des temples
sacrés, aux sacrifices et à toutes les choses qui concernent le culte des dieux »
(République, IV, 427b). La fondation de toute ville exige la sanction d'un oracle dans
l'Antiquité.
Depuis la période archaïque, l'oracle représentait entre autres la sanction divine
officielle : par cette autorisation apolhnienne, Thésée, héros Athénien par excellence
avait remplacé de son nomos le roi d'Athènes Egée — tout comme Lycurgue et Pélops
pour les Spartiates et les Mycéniens571. Il appert peu à peu que la clé de l'interprétation
de l'Apologie de Platon dépend de cette consécration divine autorisée par le dieu572.
Dans la République, il est encore plus évident que l'oracle est en hen direct avec
l'accomphssèment de la mission philosophique et la condition même de la
daimonisation civique de Socrate et des gardiens-philosophes. Bref, l'éducation

571
Dans les Oiseaux d'Aristophane, le dieu Apollon, qui ne veut pas autoriser la fondation impie de
Coucouville-les-nuées surclassant les divinités et nomoi traditionnels, empêche les prophéties du diseur
d'oracle — au grand dam de Pisthétairos (Oiseaux, 966 et 985 et suiv.). La nécessité du sceau delphique
est aussi au cœur des Cavaiers. Cette pièce va même jusqu'à reprendre la noesis éthérée similaire au
contexte des Nuées déjà expliquée provenant du Ciel et des lieux oraculaires supérieurs. Aristophane cite
Cléon, modèle civique oraculaire, qui cache les prophéties lui assurant sa supériorité sur le peuple qui ne
jure que par lui. Le charcutier, sauveur du démos, accepte la volonté des cieux et tente de lui les voler en
fabriquant d'autres oracles afin de le surclasser comme paradigme de la cité et régénérer l'exercice
politique de la cité (Cavaliers, 960-1099). Ils se livreront à une joute culinaire à la suite de laquelle Cléon
lui dira qu'il est un « mauvais daimon » (Ka.Kobai\i<o\). Tout de suite après, le charcutier lui volera sa
marmite pour gagner le concours conformément à un oracle d'Apollon : « L'idée venait des dieux
(v6t|(j.a), mais le vol est de moi » (Cavaliers, 178-200). Voir aussi Cavaiers, 77. Comme Socrate envers ses
disciples, la noesis est encore ici engendrée par des êtres divins supérieurs et se confirme à partir de
« l'oracle ailé » (xçncruoç nzecvyanac) (Cavaiers, 1086). Grâce à la sanction de l'oracle delphique, le
charcutier remplacera l'ancien modèle civique pour le peuple et le démos en ressortira régénéré (Cavaiers,
1063 et suiv. où, conformément à nos interprétations, l'on aperçoit même un rapprochement entre
l'autorité oraculaire et l'intellect). La question de l'Intellect, d'ailleurs est toujours dans le paysage, celui-ci
cherchant en fait dans la pièce un autre représentant qui, moins stupide, « a de l'intellect » (voûç)
(Cavaiers, 1121. O n retrouve même un lien avec l'oracle dans Cavaiers, 1063 et 1065). Il appert que c'est
justement le charcutier élu par l'oracle qui correspond à cet épithète (Cavaiers, 482).
572
Ce type de changement affecte le lien sacré de toute la cité d'Athènes et de ses familles. Nous avons
expliqué pourquoi, d'une manière troublante, Socrate possède son propre oracle delphique dans
l'Apologie. Nul doute que la présence de cette sanction divine pour Socrate affichant la nature particulière
de son savoir (acxfx-ç) consacrée par le dieu doit être considérée de façon semblable à ce que l'on voit à
l'intérieur du théâtre d'Aristophane. Bref, le philosophe représente toujours un nouveau modèle
oraculaire civique athénien et un nomos surclassant les anciens. Ceci recoupe en mortaise le même genre
de problématique que les Cavaiers d'Aristophane puisque, à l'exact opposé des protagonistes de la
comédie, il se sent obligé d'indiquer qu'il ne chercherait par là aucunement à « contrôler » l'oracle
delphique à son profit : «J'allai trouver un des hommes qui passait pour savants, certain que je ne
pourrais là, ou nulle part, contrôler l'oracle» (Apologie, 21c). Comment peut-on même «contrôler un
oracle » ? Pourquoi est-il si important que le maître veuille établir devant tous à son procès qu'à l'opposé
des protagonistes des Cavaiers, il n'infléchirait pas la sanction civique d'Apollon si ce n'est qu'il
s'appropriait le droit démiurgique et divin de reconfigurer et de régénérer le nomos de la cité ?

185
L E DIEU DE PLATON, ESSAI SUR LE DAIMON -SOCRA TE COMME PARADIGALE DE LA «A TIONALITÉ PLA TONICIENNE

philosophique mène à la divinisation des membres de la confrérie autorisée par la


Pythie et l'oracle d'Apollon. Les îles des bienheureux invoquées dans ce dialogue
rappellent étrangement la zone tampon sublunaire, les lieux noétiques intermédiaires et
oraculaires civiques des Oiseaux d'Aristophane 573. Nous savons en effet que d'une
manière presque identique à la cité idéale platonicienne, les sentinelles ou les gardiens
((^uAcocaç) de Coucouville-les-nuées oeuvrent dans les airs et les heux daimoniques
éthérés et veillent à ce que l'air enveloppé de nuages ne cache aucun dieu traditionnel et
doivent les empêcher de traverser la zone intermédiaire entre les dieux et les
hommes 574. Seul un daimon ou un être divin pouvant reconfigurer les généalogies
civiques correspondrait à sa propre définition attribuée par l'oracle d'Apollon. Il est
manifeste que toute l'interprétation du plaidoyer au cœur de l'Apologie s'en trouve
déplacée, car, comme dans les Nuées et les autres dialogues platoniciens, ceci ferait sans
doute de Socrate lui-même un daimon ou, si l'on veut, l'expression même d'un genos
civique privilégié, intermédiaire entre les hommes et les dieux, un archétype civique
incarné comme le représenteraient a posteriori les philosophes-rois de la République et les
intendants divins du collège de veille des Lois.

On commence à comprendre pourquoi Platon situe la parenté philosophique


par les attributs de la divinisation de ses gardiens ressemblant en tout point à celle de
Socrate. Conformément à notre interprétation, le genos qui devrait détenir le
commandement d'Athènes est ici clairement composé des « fils » spirituels du maître
qui, après avoir pratiqué la vertu par le même acte démiurgique et daimonique, éduqué
la cité et occupé leur poste de garde philosophique comme lui, devrait le surclasser et
s'immortaliser à leur tour comme l'enseignent à leur manière pratiquement tous les
dialogues575. Comme nous l'avons mentionné, l'ordre ancestral du poste de garde
civique et l'exercice de la vertu sont redéfinis de manière philosophique afin de procréer

5" Oiseaux, 172-200.


574
Oiseaux, 1174-1189.
575
Voir par exemple la Répubique, IV, 442a-b et 444b. A part ce dialogue, le Phédon, le Timée et les Lois déjà
cités, le Ménexène reprend l'idée d'une autre façon. Platon y dévoile que les guerriers morts, c'est-à-dire les
daimones civiques athéniens, invitent en fait les vivants à leur ressembler en n'abandonnant jamais leur
fonction et en tâchant d'être aussi vertueux (àpurtouç) que possible (Ménexène, 246c) : « En leur mémoire,

186
LE DLEUDE PLATON. ESSAI SUR LEDAIMON-SOCRATE COMME PARADIGME DE LA RATIONALITÉ PLATONICIENNE

la seule véritable parenté rendue possible par le genos Socrate. Et les gardiens pourront
ainsi à leur tour se diviniser en esprit tutélaire de la cité d'Athènes. L'occupation du
poste de garde suppose d'emblée que la daimonisation du philosophe est aussi l'un de
ses principaux attributs civiques. On comprend finalement que la mention de l'oracle de
l'Apologie et de la République a tout l'air à la fois d'une précaution et d'une institution
civique officielle de la part de Platon. Nous avons expliqué que les sacrifices et les
monuments pubhcs en l'honneur de Thésée, sa divinisation athénienne par le retour de
ses ossements de Skyros par Cimon, ont été possibles par la sanction de l'oracle
delphique. Cette daimonisation civique arbitrée par la Pythie est un happax dans le
monde grec. O. Reverdin et plus récemment A. Blomart ont bien observé qu'elle est
directement liée à la consécration politique576. Tout comme Thésée, la sépulture
d'Œdipe à Colone, les restes des ossements de Pélops à Olympie, ceux d'Oreste à
Sparte et la divinisation civique de Lycurgue, la divinisation athénienne de Socrate ou
du philosophe-roi platonicien se serait rapidement révélée impensable sans l'oracle
delphique. La daimonisation civique officielle de Socrate et l'inscription de la généalogie
des philosophes-rois sur le territoire de l'Académie se seraient avérées impossibles sans
l'autorité de ce sceau577. La question de savoir si Socrate et Platon utilisent la parole
delphique d'une manière pieuse ou selon une perspective exotérique afin de mieux
imposer la Raison à la cité demeure toutefois sans réponse. Une chose est certaine
toutefois : à l'opposé du Socrate platonicien, les Suppliantes d'Euripide et, dans une
certaine mesure, XHippolyte, indiquent que Thésée est reconnu pour son hubris, pour ne
pas écouter les oracles des dieux pour se croire plus sensé qu'eux578.

Nous constatons que l'oracle de XApologie de Platon et de Xénophon possède un


écho historique bien réel579. Nous croyons même que, par l'oracle, Xénophon dresse lui

il faut donc qu'à leurs rejetons chacun recommande, comme à la guerre, de ne pas abandonner la
disposition de nos ancêtres (|aT) AeÎ7ieiv xr|v tâÇiv TT)V T_V nçoyôvorv) [...] » (Ménexène, 246b).
576 O Reverdin, op. cit., note 562, p. 149 et suiv et A. Blomart, « Les manières grecques de déplacer les
héros : modalités religieuses et motivations politiques », Héros et héroïnes, Kernos, suppl. 10, 2000, p. 351-
364.
577
Voir O. Reverdin, op. cit., note 562, p. 163-167.
578
Voir par exemple Suppiantes, 216.
579
Pour un avis opposé, voir P.-A. Vander Waerdt, « Socratic justice and self-sufficiency : the story of the
Delphic oracle ia Xenophon's Apology of Socrates », Oxford studies in ancient philosophy, 1993, 11, 1-48 et

187
LE DIEU DE PLA TON. ESSAI SUR LE DAIMON -SOCRA TE COMME PARADIGME DELARA TIONALITÉ PLA TONICIENNE

aussi parfois un tableau daimonique semblable à Platon en proposant la divinisation de


celui-ci : « il n'y a pas d'hommes plus libre, plus juste et plus sage » (Apologie, 14). Les
interprètes n'ont pas remarqué en effet que la représentation du maître chez lui serait
aussi probablement activée de cette façon dans le corps même du texte. Lorsqu'il
questionne Euthydème dans les Mémorables, par exemple, le souvenir (àTtopvq(j,ôvEU(J.a)
de Socrate incarne précisément pour Xénophon la définition même de la justice : « celui
qui connaît la justice trompe avec intention »580. Or Socrate, modèle apomnématique
supérieur à celui qui tromperait involontairement, est justement celui qui trompera
volontairement Euthydème par la suite. Alors que les autres hommes ne sont pas
entièrement justes, Socrate, d'une manière parfaitement et toujours conforme à l'oracle,
l'est. D'une manière similaire aux dialogues de Platon, sa vie individuelle s'identifie à
une existence générique universelle et seul un être divin possédant un statut
généséologique différent peut correspondre à lui-même, «ici-bas comme dans l'au-
delà», et être ainsi jugé comme un être parfaitement bienheureux (EÙ&aificov)581. C'est
pourquoi les écrits apomnématiques de Xénophon s'inscrivent aussi à l'intérieur de la
pure tradition des « sokratikoi logoi », c'est-à-dire seraient en soi les « mimes » de Socrate
ou reproduiraient en quelque sorte la « pîpqaiç » même des interventions du maître582.
L'oracle lui confère dans son Apologie une supériorité ressemblant sans aucun doute à
l'homme démiurgique, nomothétique et paradigmatique platonicien. Les juges
protestent même d'une manière bruyante à l'annonce impie de cette parole pythique583.
On peut penser que la sanction de l'oracle sert à confirmer chez Platon comme chez
Xénophon, qu'ici-bas comme dans l'au-delà, Socrate est considéré comme un daimon584.
Même si le maître serait pour le second un modèle différent, il serait consciemment
activé de manière daimonique dans le corps même du texte jusqu'à incarner les

L.-A. Dorion, « Xenophon's Socrates » dans Ahbel-Rappe & R. Kamtekar (éds.), A companion to socrates,
Oxford, Blackwell, 2006, p. 93-109.
s»» Mémorables, I V , 2,11 - 2 3 .
58i «J'avais l'impression qu'il était lui-même bienheureux et qu'il permettait à ceux qui l'écoutaient d'être des
hommes accomplis » (Mémorables, 1, 6,14). Voir aussi Apologie, 5 et 19.
582
Voir T. Deman, Le témoignage d'Aristote sur Socrate, Paris, Les Belles Lettres, 1942, p. 25-33.
583 Apologie, 1 5 .
584
II affirme dans l'Apologie qu'il a préparé sa défense durant toute sa vie puisqu'« En vivant sans commettre
jamais aucune injustice, ce qui est, à mon avis, la plus belle manière de préparer sa défense » (Apologie, 3).

188
L E DLEU DE PLATON. ESSAI SUR LEDAIMON-SOCRATE COMME PAXADIGALE DE LA RATIONALITÉ PLATONICIENNE

définitions recherchées lors de tous les entretiens apomnématiques. Ainsi, d'une


certaine manière, le logos philosophique et le logos xénophontien ont beaucoup en
commun, puisque, dans les deux versions, seul Socrate incarne l'expression parfaite du logos,
c'est-à-dire, précisément, la Raison qui définit les choses mêmes 385.

Toutefois, bien qu'il y ait de constantes similitudes, il faut préciser trois aspects rendant la lecture du
Socrate historique de Xénophon plus suspecte que celle de Platon. Voir l'annexe. Le premier (1)
concerne la dépolitisation généalogique du libellé judiciaire, le seul document historique fiable
témoignant de la portée civique de ce que l'on reprochait à Socrate. A l'opposé de Platon, Xénophon
refuse en bloc l'acte d'accusation sous l'argument principal que personne n'aurait jamais vu le maître
commettre quoi que ce soit d'impie ou d'irréligieux (Mémorables, I, 1.11). Or l'épineuse question des
généalogies et de la corruption de la jeunesse qui est au cœur du procès du Socrate historique et de l'acte
d'accusation est soigneusement évitée et très peu élaborée dans son Apologie. Xénophon choisit de
reproduire la conversation avec Mélétos d'où il ressort que Socrate encourt la peine capitale parce qu'il
aurait incité les jeunes à écouter les plus compétents en toutes matières plutôt que de s'en remettre aux
parents (Apologie, 20-21). Nous aurions tendance à penser au premier abord que cette problématique
cadrerait parfaitement avec le platonisme et sa thématique entourant les généalogies athéniennes. Mais le
malaise de Xénophon est perceptible et c'est sans doute pourquoi il choisit plutôt d'exposer que de
vagues impressions : « Comme il gagnait les jeunes à l'idée qu'il était le plus sage, il disposait ses
compagnons à considérer que les autres ne comptaient pour rien auprès de lui. Je sais, pour ma part, qu'il
a tenu ce langage au sujet des pères, des autres parents et des amis [...] » (Mémorables, 1,2,52-53). Cette
sorte d'allusion ambiguë cacherait peut-être une forme d'aveu timide sur l'incohérence des filiations
religieuses ancestrales posant problème pour le maître. C'est pourquoi sans doute, tout de suite après
avoir avoué ne pas connaître tous les détails du procès puisqu'il n'était pas présent, on voit qu'il cherche
à disculper Socrate de l'accusation de corrupteur de la jeunesse dans son Apologie en rapportant les mots
de celui-ci d'une manière s'avérant fort peu convaincante : « Quant à corrompre les jeunes gens,
comment pourrais-je le faire, moi qui les habitue au courage et à la simplicité ? » (Apologie, 24). Si les
qualités individuelles d'un caractère peuvent arriver à constituer un paradigme religieux — et même un
nomos — différent, nous pourrions justement nous demander comment on aurait bien pu croire à
l'époque qu'elles n'auraient eu aucune incidence sur les généalogies et sur le désir qu'auraient les jeunes
Athéniens à se rendre semblables à elles. Il est dès lors moins étonnant de constater que c'est toujours
cet aspect qu'on aimerait voir plus développé que Xénophon mentionne sans long détail tout en
présentant ce qui semble des demi-vérités : « Ce n'est donc pas pour enseigner à enterrer vivant son père
qu'il tenait ces propos, mais pour montrer que ce qui est dépourvu de raison ne mérite pas d'être
considéré » (Mémorables, 1, 2,55). Selon Xénophon, le maître, parce que modéré (Mémorables, I, 2.51 et 1.5,4-
5.5), contrairement à ce qu'affirment le libellé d'accusation historique et Platon, ne pouvait ipso facto —
d'une manière quelque peu étonnante — inciter la jeunesse à surclasser les généalogies traditionnelles
pour s'en remettre à lui et interférer de quelque façon que ce soit le nomos et les daimonia de la cité :
« Comment un tel homme pouvait-il corrompre les jeunes gens ? A moins bien sûr que le souci de la
vertu ne soit corruption» (Mémorables, 2,64). Voir aussi Mémorables, 1,2.28. Tout en avouant parfois
candidement que le maître aurait enseigné aux jeunes à bafouer leur père d'une certaine manière, il
recourt à ce raisonnement fallacieux qui semble demeurer pour lui inébranlable (Voir Apologye, 20 et
Mémorables, I, 2.51-3). Cette tonalité est d'autant plus douteuse que nous savons en plus que les Nuées
d'Aristophane exposent dès 424 av. J.-C. la version socratique de la remise en question radicale du nomos
religieux, du non respect des pères et la corruption de La jeunesse (Nuées, 919; 1185 et 1420). Le second
aspect (2) rendant la lecture de la condamnation à mort de Socrate de Xénophon douteuse est la mention
de l'oracle garantissant sa divinisation qui est placée en mortaise aux côtés du rejet de l'introduction de
nouvelles divinités. Si l'oracle est historiquement le passage obligé pour toute acceptation et
transfiguration comme principe tutélaire d'une généalogie nomothétique particulière à l'époque — de
celle des Athéniens avec Thésée tout comme celle de Socrate dans l'Apologie et celle des philosophes-rois
dans la Répubique de Platon —, comment admettre que Socrate, encore plus que son signe daimonique,
n'ait pas renvoyé lui-même à ces nouveaux daimonia ? « [...] c'est surtout pour cette raison [son signe
daimonique], me semble-t-il, qu'on l'a accusé d'introduire des divinités nouvelles. Mais il n'a rien

189
LEDLEUDEPLATON. ESSAI SUR LEDAIMON-SOCRATE COMAŒPARADIGMEDE LA RATIONALITÉPLATONICIENNE

introduit de plus nouveau que les autres » (Mémorables, 1,1,2). Nous avons expliqué que c'est moins le
signe du dieu qui importe chez Platon que la divinisation de Socrate. Pourquoi Xénophon, quant à lui,
refuse-t-il à ce signe une tonalité proprement « socratique » à partir de laquelle, comme nous l'avons
développé jusqu'ici, Socrate pouvait incarner un type d'existence civique spécifique ? Pourquoi
mentionner l'oracle si c'est pour lui refuser ensuite tout caractère particulier que même Pausanias prend
la peine de relever ? « A l'entrée de l'Acropole se trouvent dès lors l'Hermès que l'on surnomme
Propylaios et les Charités, œuvres, dit-on, de Socrate, le fils de Sophronisque, dont la pythie témoigna
qu'il était sage entre tous les hommes » (Description de la Grèce, I, 22,8). Diogène Laërce affirme aussi
pourtant noir sur blanc que c'est en réaction à l'oracle qu'il fut en butte à la malveillance d'Anytos et de
Mélétos (Vie de socrate, II, 37-8). L'ambiguïté paraît alors au grand jour puisque l'énoncé même de l'oracle
de Delphes comme principe de divinisation d'un w/aw-Socrate, cadeau au bénéfice d'Athènes, ne cadre
pas avec l'idée qu'il n'aurait pas agi comme « corrupteur généalogique de la jeunesse » et n'aurait pas non
plus introduit de divinités nouvelles surclassant les autres « pères » Athéniens. On ne saurait dire si
Xénophon juge que l'oracle concernant le maître ne proposait pas une véritable divinisation ou s'il
possédait pour lui une signification civique et historique autre que celle des autres sacralisant les hommes
notoires de cette époque. Non seulement il ne l'explique jamais, mais la mention trop rapide de son
Apologie confirme qu'elle revêt nécessairement les mêmes attributs ancestraux transformant les daimones
en divinités tutélaires comme on le voit chez Platon. Une ambiguïté se dégagerait donc du souvenir
comme principe civique traditionnel de l'exercice socratique de la vertu dans les Mémorables. En montrant
une activité apomnématique qui ressemble beaucoup à celle de Platon et des paradigmes grecs de
l'époque à l'intérieur de ses écrits tout en répudiant explicitement toute daimonologie ayant un lien direct
avec le libellé d'accusation, la contradiction est flagrante. Car comment rejeter en fin de compte le verdict
du libellé d'accusation stipulant que Socrate aurait cherché à corrompre la jeunesse et implanter des
daimonia nouveaux genres en justifiant à la fois sa divinisation par l'oracle et son activité daimonique et
apomnématique ? Cette lecture équivoque ne tient pas compte du libellé d'accusation et dévoile une
inconséquence méthodologique. En défendant Socrate d'une autre manière que Platon, Xénophon
montre non seulement des problèmes d'interprétation, mais laisse poindre surtout en même temps que
l'oracle delphique est une donnée historique indépendante de ses œuvres qu'il n'arrive pas à intégrer
d'une manière convenable sur le plan conceptuel pour la compréhension philosophique tout autant que
la défense du Socrate historique. Par conséquent, la lecture de la condamnation à mort de Socrate par
Xénophon apparaît plus suspecte que celle de Platon. Le troisième et dernier aspect (3) confirmant le
bien-fondé de nos soupçons concernant l'interprétation de Xénophon résulte directement des deux
premiers et, pour ainsi dire, discrédite presque entièrement son témoignage. Il s'agit du passage où le
Général, dans un contexte où il tente encore une fois de défendre Socrate de toute réelle impiété et de
toute influence généalogique et civique — et tout en avouant qu'il était absent au procès —, se voit
néanmoins obligé de citer bien malgré lui — par souci historique et probablement sous peine d'être
accusé de fumiste par tous ceux qui étaient présents — les paroles de Socrate résumant son impiété telles
que relatées par Hermogénès (et dont Xénophon nous assure par ailleurs qu'il en rapporte les détails
avec fidélité) (Apologie, 2). Après que Socrate ait affirmé de manière hautaine qu'il est le meilleur devin de
la cité choisi par le dieu Apollon, le disciple relate la réaction des prytanes : « Comme ces paroles
soulevaient des murmures parmi les juges, parce que les uns ne croyaient pas ce qu'il disait et que les
autres étaient jaloux de voir que les dieux mêmes le favorisaient plus qu'eux, Socrate, au dire
d'Hermogénès, continua ainsi : "Eh bien ! écoutez encore, pour que ceux qui en ont envie doutent
encore davantage de la faveur dont le dieux m'ont honoré. Un jour que Chairéphon interrogeait à mon
sujet l'oracle de Delphes, en présence d'un grand nombre de personnes, Apollon répondit qu'"il n'y avait
pas d'homme plus libre, plus juste et plus savant que moi". Comme les juges protestaient naturellement
d'une façon plus bruyante encore, Socrate, dit Hermogénès, reprit ainsi : "Cependant, Athéniens, le dieu
dans ses oracles a parlé de Lycurgue, le législateur des Lacédémoniens, en des termes plus magnifiques
que pour moi. On rapporte en effet qu'au moment où il entrait dans le temple, le dieu lui dit : "Je me
demande si je dois t'appeler dieu ou homme". Moi, il ne m'a pas assimilé à un dieu, mais il m'a jugé bien
supérieur aux hommes » (Apologie, 14-15, [trad. P. Chambry]). Le silence des commentateurs autour de
cet extrait important est tout aussi incompréhensible que déroutant. A son sujet, T. C. Martinez pense
que Socrate veut indiquer par là que la voix qu'il entend ne constitue pas un phénomène étrange par
rapport à ce que l'on retrouve dans les autres formes de mantique (T. Calvo Martinez, « La religiosité de
Socrate chez Xénophon », dans Xénophon et Socrate, dir. par M. Narcy et A. Tordesillas, Paris, Librairie
Philosophique J. Vrin, 2008, p. 49-64, à la p. 54. T. C. Martinez, p. 58-9, cite ces passages et quelques

190
LE DIEUDE PLATON. ESSAI SUR LE DAIMON-SOCRATE COMME PARADIGME DE LA RATIONALITÉ PLATONICIENNE

A l'inverse de ce qu'affirme O. Reverdin, tout indique que Socrate fit


probablement l'objet d'un véritable culte à l'Académie586. On sait en effet que la
présence de thiases funéraires comme elles se trouvaient sur le site relie à l'époque les
membres d'une secte à son dieu tutélaire587. L'influence indéniable du daimon-Socrate et
sa mise en oeuvre philosophique au cœur de la cité par Platon ultimement affichée par
au moins un monument officiel enracinant concrètement son ascendance divine sur le
territoire athénien lui aurait forcément permis de réaliser pleinement le projet politique
des philosophes-rois. On peut supposer que de nombreux sophistes ont dû être à la
solde d'intérêts particuliers près du gymnase ou, puisque la sophistique est remise en

autres plus isolés pour affirmer de manière étonnante que le Socrate historique n'aurait jamais pu
critiquer les dieux traditionnels tout en avouant du même souffle qu'il semble parfois aller au-delà du
simple conservatisme). Ceci n'est toutefois que partiellement vrai, puisque ceci fait en même temps de lui
le messager privilégié des dieux se distinguant de la Pythie, des oiseaux et des autres devins. En d'autres
termes, bien qu'il cherche toujours à expliquer que son signe daimonique mantique se distingue des
conceptions religieuses traditionnelles sans répudier la piété civique, il est néanmoins littéralement le
devin supérieur, l'être intermédiaire communiquant aux autres les conseils provenant du dieu (Apologie,
13). A l'opposé de ce que note T. C. Martinez, c'est encore une fois le statut même de Socrate, catalyseur
divin de la transmission directe des dieux qui est mis dans la balance. C'est pourquoi, loin de
l'innocenter, cet énoncé est à l'exact opposé une provocation religieuse en règle soulevant un tollé qui
résume en même temps son impiété perceptible de tous les prytanes. N o n seulement il provoque les
juges en leur montrant que les dieux le favorisent davantage, mais il en rajoute et affirme même que,
conformément à notre analyse réalisée jusqu'ici, l'Apollon delphique a choisi son type d'activité
divinatoire et démiurgique pour la cité d'Athènes. On remarque de plus que, malgré sa megalegoria, le
maître tente de réduire les conséquences néfastes de sa divinisation oraculaire en affirmant qu'il n'est pas
un dieu comme Lycurgue, mais un être intermédiaire supérieur à tous les hommes, c'est-à-dire un daimon.
Nous savons en outre que la stratégie de Platon est totalement différente de celle de Xénophon,
puisqu'elle consistera à contraire glorifier son existence daimonique, à la mettre en scène aussi souvent
que possible pour imposer une figure généalogique qui, comme Lycurgue, justement, pourra être
considéré comme un nomos divin et sacré surclassant en quelque sorte la religion civique ancienne. Ainsi,
Xénophon laisse échapper plusieurs informations qui, sans invalider totalement sa lecture témoignent à
tout le moins d'une certaine incohérence. Aussi (pour des raisons différentes, toutefois), nous penchons
du côté des commentateurs dont l'avis est que le Général est une source moins fiable de Platon. Le
témoignage des habitudes quotidiennes de Socrate peut s'avérer fidèle et même intéressant (il se nourrit
de telle manière en vertu d'une autarcie, il discute d'économie de telle manière, etc.), mais il est clair que
le projet dissident de Socrate échappe à Xénophon. Les us et coutumes et les actions concrètes du maître
ne prennent pourtant sens qu'à la lumière de celui-ci. Ainsi, entre la version caricaturale d'Aristophane et
celle de la définition de Xénophon, le logos de Socrate accompagne tous ses interlocuteurs d'une façon
inégale, mais néanmoins comme logos, c'est-à-dire Raison. A l'opposé, et d'une manière conforme au
libellé d'accusation et à la réaction des prytanes rapportée par Hermogénès, Platon dressera un lien direct
entre Socrate, la sanction de l'oracle et sa divinisation généalogique athénienne. L'oracle témoigne à lui
seul de la volonté d'insérer la philosophie dans la cité en surclassant les généalogies traditionnelles.
586
O. Reverdin, op.cit., note 562, p. 140 et 146, conclut: «La question de savoir si l'Académie considérait
son fondateur comme un dieu ou comme un daimon demeure sans réponse ».
587
Voir J. Scheid, « Communauté et communauté : réflexions sur quelques ambiguïtés d'après l'exemple des
thiases de l'Egypte romaine » dans Les communautés religieuses dans le monde gréco-romain : essais de définition,
sous la dir. de N . Belayche et S.-C. Mimouni, Tumhout, Brepols, Bibliothèque de l'École des Hautes
Études, Sciences religieuses, 117, 2003, et R. Parker, Polytheism and Society at Athens, New York, Oxford
University Press, 2005, p. 22 et suiv.

191
LE DIEUDE PLATON. ESSAI SUR LEDAIMON-SOCRATE COMME PARADIGME DE LA RATIONALITÉ PLATONICIENNE

question dans les dialogues platoniciens, ont dû défendre leur propre cause en ce sens.
Diogène Laërce nous assure en tout cas que Socrate possédait sa statue en quelque lieu
athénien : « À Socrate, ils [les Athéniens] firent un hommage de son effigie en bronze,
qui fut l'œuvre de Lysippe, et qu'ils placèrent dans le Pompéion » (Vie de Socrate, II, 43).
M.-O. Goulet-Cazé remarque que le heu est sans aucun doute un édifice servant à
entreposer les thiases et les vases destinés aux processions religieuses comme celle des
Panathénées588. Or nous savons que ces festivités débutaient justement à l'Académie
avec les Lampadédromies. De plus, Diogène avait noté tout juste avant que les
gymnases et les palestres athéniens — dont les plus prestigieux étaient sur ce territoire
avant même que Platon en fasse l'acquisition —, étaient fermés589. On peut croire que
ce heu de prédilection éducatif propre à Socrate qui est décrit est le fameux dème de
l'Académie que s'appropriera par la suite Platon. Lysippe, le sculpteur du Socrate en
bronze que mentionne Diogène Laërce, est aussi celui qui a déjà réalisé un Silène, un
Héraclès, un Hermès, et un Eros qui, nous le verrons plus avant, sont des statues se
retrouvant également sur ce site. D'après certaines sources, nous savons en outre que
plusieurs monuments et statues auraient été saccagés par la suite à l'école de Platon590.

5M
Voir p. 246, note 2 de sa traduction des Vies de Diogène Laërce.
5«' Vie de Socrate, 11, A3.
590 Une représentation concrète du dieu du platonisme en aurait-elle été affectée ? Le Thééetète, où Socrate
affirme qu'il a subi des attaques multiples pourrait le laisser croire : « Belle image (ànqKaaaç), Théodore,
qui exprime très bien mon indisposition (rf)v vôaov). Seulement, je suis meilleur combattant
(tCTxuçticârteeoç) qu'eux. C'est par myriades déjà que je compte les Héraclès et Thésée qui sont tombés
avec moi, et qui m'ont à leur tour détruit en me ruant de coups (ovYK_K64>aaiv). Mais je n'en cède pas ma
place (oùô-v àc|>_7Ta|_ai) tellement j'aime cet exercice» (Théétète, 169b-c [trad. A. Diès]). Le verbe
« àn£iK_tÇeiv » (former un modèle) montre que le contexte est à la formation d'une image paradigmatique
convenable se distinguant des conceptions traditionnelles. Théodore rend bien compte des problèmes
que rencontrerait le paradigme Socrate face aux modèles comme Héraclès et Thésée. Mais il omet de dire
qu'il serait un « meilleur combattant » (UXXUÇIKC-CEÇOC) qu'eux. Pourquoi Platon tient-il à le dire ? Selon
P. Chantraine, ce terme du Théétète est un dérivé peu commun de « fort » (toxuçôç) au sens militaire
(P. Chantraine, op. cit., note 9, p. 472). D'une manière qu'il est impossible de traduire fidèlement, il n'est
pas sans rappeler le poste de garde civique que doit défendre Socrate et son genos dans le corpus
platonicien. Concernant l'éducation politique, on peut dire qu'il est meilleur qu'Héraclès et Thésée. Ainsi,
Socrate résisterait à leurs attaques, celles de leurs représentants et de leurs gêné. Ils peuvent peut-être le
« détruire » au sens figuré et au sens concret (le verbe « ovyK_ic6<|>acriv » invoqué après l'épisode d'Antée
et du territoire accentue l'effet qu'une statue de Socrate ou un sanctuaire aurait pu être roué de coups et
saccagé, alors que le verbe « àtyiara\ia\. » laisse paraître que Socrate ne s'« éloigne » néanmoins jamais
physiquement du site de l'Académie), mais n'arriveront jamais à vaincre le modèle qu'il représente et qui
s'impose de plus en plus dans la cité d'Athènes. Par la suite, Socrate exhorte Théodore de se laisser plutôt
guider par lui : « Ne sois pas jaloux de cet assaut qui, à toi comme à moi, sera bénéfique » (Théétète, 169c).
Et Théodore de répondre : «Je ne te contredis plus : conduis-moi par les chemins que tu voudras»
(Théétète, 169c).

192
LEDIEUDEPLATON. ESSAI SUR LEDAIMON-SOCRATE COMME PARADIGME DE LA RATIONALITÉ PLATONICIENNE

Diogène Laërce affirme que des rites aux Charités instaurés par Speusippe et
poursuivis par Xénocrate s'y réalisaient en l'honneur du maître591. Même si nous ne
savons pratiquement rien sur les modalités et les détails de ces prières à l'intérieur du
cercle platonicien, la mention de l'oracle delphique cherchant à proférer sa supériorité
divine sur les divinités traditionnelles trouve toute sa pertinence et cadre parfaitement
avec les différents témoignages, thématiques daimoniques de l'Antiquité et les passages
du corpus platonicum rapportés jusqu'ici. Nous savons en outre qu'après la mort de
Platon, Speusippe aurait plaidé en faveur de l'idée que le maître se serait transfiguré en
être divin dans son éloge funéraire et dans une épigramme592. Olympiodore, cite quant
à lui un fragment d'une élégie d'Aristote à Eudème dans son commentaire sur le Gorgias
pouvant laisser croire que Socrate ou Platon furent l'objet de prières à l'Académie593.
Diogène Laërce affirme également que Speusippe avait instauré un véritable culte à
Platon dans une oraison funèbre intitulée « n_QiÔ£-7tvov » confirmant hors de tout
doute sa naissance apolhnienne comme enfant daimonique du dieu qui ressemblait
comme nous l'avons vu à celle de Pythagore et à celle du Socrate de XApologie594. La vie
et la piété de l'Académie prennent ainsi les attributs d'une généalogie partagée, un
patronage dont les membres du thiase étaient réunis par l'application particulière du
nomos platonicien. La religion de la secte qui consiste à honorer ses morts illustres, ses
enfants ou prêtres d'Apollon et d'Hélios, est reprise dans les Lois où la sanction civique
de l'oracle delphique demeure présente595.

591 Diogène Laërce, IV, 1. Voir aussi O. Reverdin, op. cit., note 562, p. 138-9, qui, comme la plupart des
. interprètes, pense entre autres que Xénocrate est le premier à s'intéresser véritablement aux daimones.
Selon lui, l'assimilation des âmes des morts aux daimones serait postérieure à Platon.
592
O. Reverdin, op.cit., note 562, p. 140-1.
593
« Venu sur le sol fameux de la terre Cécropienne, pieusement, poussé par une amitié vénérable, il éleva
un autel en l'honneur de l'homme que les méchants n'ont pas le droit même de louer; lui qui seul, ou le
premier, parmi les mortels montra avec évidence par sa vie personnelle et par les voies de ses leçcons
que l'homme devient dans le même moment bon et heureux ; et maintenant nul n'a plus le moyen de
recevoir ces enseignements » (Comment. In Platon. Gorgiam, trad. P. Boyancé, Le culte des Muses che% les
philosophes Grecs, Paris, E. de Boccard, 1937, p. 250). Selon Diogène Laërce, Vie de Platon, III, 40-41 et 44,
Platon aurait été enterré à l'Académie.
594
Diogène Laërce, III, 2. Voir P. Boyancé, op. cit., note 593, p. 257-8. Selon la tradition, Axiothéa de
Phlionte aurait demandé à la Pythie s'il fallait placer la stèle à côté des dieux sur le site (O. Reverdin,
op.cit., note 562, p. 145). L'oracle aurait répondu : « Honorer Platon qui enseigna une doctrine divine est
une action juste qui te vaudra la reconnaissance des bienheureux au nombre desquels il faut le compter ».
595
« Ils seront tous prêtres d'Apollon et du Soleil, et le premier de la liste de ceux de cette année-là sera le
grand prêtre pour l'année : on inscrira son nom chaque année, afin qu'il y ait une mesure assignée au

193
LE DIEU DE PLA TON. ESSAI SUR LE DAIMON -SOCRA TE COMME PARADIGME DELARA TJONALITÉ PLA TONICIENNE

On peut penser d'une manière raisonnable que la divinisation civique de Socrate


et de sa progéniture par l'oracle obtiendrait une place fondamentale à l'intérieur du
système platonicien et de la piété philosophique au sein de l'Académie. Marinus affirme
dans sa Vie de Proclus que son maître avait l'habitude de faire le tour des monuments et
héros morts de l'Attique afin d'honorer plus particulièrement les philosophes morts qui
étaient devenus d'une certaine manière ses amis et ses familiers (TC_>V cbiAcov vuxi
yeyovôrcov)596 : « Après avoir rendus ces devoirs à chacun, il s'en allait à l'Académie et,
dans un certain emplacement à part, il y apaisait les âmes de ses ancêtres (riçoyôvcov) et
généralement de ceux de sa race (ôpôyviouç). Puis, dans un deuxième emplacement, il
faisait des libations indistinctement pour les âmes de tous ceux qui avaient mené la vie
philosophique» (Vie de Proclus, 36, 16-23)597. La mention conjointe de l'Attique, de
l'Académie et de l'âme des philosophes morts qui sont ses ancêtres et font partie de sa
race est une autre confirmation que les développements reliant le ^«ox-Socrate aux
autres membres de l'école philosophique comme on les aperçoit partout chez Platon
ont été interprétés au pied de la lettre par ses successeurs. Proclus considère qu'il fait
partie de cette parenté spirituelle sur le heu même où la secte platonicienne a cherché à
diviniser ses membres à la suite de Socrate. En outre, R. Bodéùs, habituellement
perspicace, a tout faux lorsqu'il croit voir un mépris chronologique dans certains
paragraphes de la Vita Latina, la Vita Marciana, la Vita Vulgata et des textes
néoplatoniciens où il est stipulé qu'Aristote serait allé à l'Académie d'Athènes « pour y
rencontrer et y fréquenter Socrate »598. On présume de la stupidité de ces auteurs qui,
comme Proclus, saisissaient probablement au contraire de quelle façon on y « côtoyait »
le daimon-Socrate d'une toute autre façon qu'on ne l'a préjugé jusqu'à maintenant.

déroulement du temps du temps, aussi longtemps que la cité subsistera. Et quand ils mourront,
l'exposition de leur corps, leur convoi funèbre et leur sépulture seront différent du reste des citoyens.
[...] Après quoi, sous réserve qu'ils soient écartés de toutes les autres funérailles et que les oracles de la
pythie se prononcent en ce sens et donnent leur consentement, les prêtres et les prêtresses suivront ce
cortège considéré comme pur » (Lois, XII, 947a-d).
596
Vie de Proclus, 36,10-23.
597 Trad. H. D. Saffrey et A. P. Segonds.
598 VM, 5; W , A; VL, 5. Voir R. Bodéùs, « Aristote et Platon. L'enjeu philosophique du témoignage des
biographes anciens », Revue de philosophie ancienne, 1,1986, p. 126.

194
LE DIEU DE PLATON. ESSAI SUR LEDAIMON-SOCRATE COAIAŒ PARADIGME DELÀ RATIONALITÉ PLATONICIENNE

Par conséquent, on pourrait croire la divinisation civique de Socrate par l'oracle


et même de certains membres de l'Académie — dont le « démiurge » et « gardien »-
philosophe Platon en tête de liste — serait doublement confirmée par des fragments
apocryphes, la République et les dialogues platoniciens en général. Nous avons exphqué
comment le « surclassement » peut désigner chez Platon un dépassement d'ordre
daimonique et un engendrement des enfants de la cité se dissociant de la tradition
comme on l'appréhende selon toute vraisemblance relativement à Thésée dans le
Phédon. Toutefois, comme nous l'avons noté, cette surenchère religieuse, loin de
répudier radicalement la tradition, doit en revanche s'accommoder des autres genres
daimoniques représentant les pères de la cité qui, eux, doivent en retour donner leur
accord concernant une autre éducation et un idéal de parenté philosophique pour leurs
fils. Il serait par ailleurs impensable de croire un seul instant que les dieux ancestraux
seraient assimilés par Platon comme de purs procédés stylistiques599. O n n'a à vrai dire
aucun argument valable pour douter de la sincérité de Socrate lorsqu'il ordonne d'élever
des temples et de célébrer les fêtes en l'honneur de Zeus, d'Apollon, d'Athéna, etc.600.
C'est sans doute pourquoi le maître, au moment où il fait savoir qu'il a toujours obéi au
dieu601, reconnaît en même temps sa foi aux daimones de la tradition dès l'Apologie602. De
ce point de vue, la remarque de Xénophon demeure donc apparemment cohérente : « Il
est reconnu pour honorer les dieux plus que quiconque » (Mémorables, 1,2,64). Toutefois,
Xénophon — contrairement à Platon qui développe la divinisation du maître de
manière plus cohérente à l'oracle et au libellé d'accusation — ne saisirait peut-être
jamais que leur surclassement philosophique transformerait complètement leur statut
de divinités et les rapports que l'on pouvait avoir avec eux. On aurait ainsi partiellement
raison de parler de la nouvelle « personnahté » des dieux dans les dialogues platoniciens.
Mais on aurait tort de penser que Socrate et le philosophe-roi les imiteraient seulement.
Les membres de la communauté philosophiques sont plutôt considérés par Platon

E.E. Pender, Images of Persons Unseen : Plato's Metaphor for the gods and the soul, Sankt Augustin, Asademia
verlag, International Plato Studies, II, 2000, p. 64. À ce sujet, voir A. Lefka, op.rit.,note 568, p. 98-100.
600 O. Reverdin, op.cit., note 562, p. 54, 64, 91-92 et 121-123.
601 Apologie, 30a.
602
Apologie, 27c-e.

195
LE DIEU DE PLA TON. ESSAI SUR LE DAIMON -SOCRA TE COMME PARADIGME DELARA TIONALITÉ PLA TONICIENNE

comme les vraies divinités de la cité d'Athènes surclassant les dieux qui étaient jusque-là
respectés par les pères de la cité. La philosophie de Platon est donc primitivement
religieuse à condition de comprendre que le sacré possède avant tout pour lui une
tonalité généséologique (et non généalogique) et rationnelle. Ce sont les démiurges-
philosophes qui, à l'aide de leur nouvelle parenté avec le dieu tutélaire Socrate — et
comme le montre la mention conjointe de l'oracle faisant d'eux des dieux vivants dans
la République et d'une certaine façon dans les Lois —, incarnent eux-mêmes le renouveau
nomothétique et religieux603.

2.2.5 La passation civique du poste de garde philosophique

L'idée du dépassement des anciens modèles, divinités et du nomos religieux


s'accompagne de la subordination des filiations ou des classes athéniennes face au genos
du philosophe604. Dans la République, il ne s'agit jamais de les faire disparaître

603
On pourrait mentionner en passant que Platon prend la peine de clarifier que le philosophe se démarque
des fanatiques religieux comme Euthyphron qui ne respectent pas leur père en allant jusqu'à les traîner
au tribunal. La réaction de Socrate face à ce genre d'attitude en dit long : « Par Héraclès ! En vérité,
Euthyphron, la plupart des gens ignorent comment se comporter avec rectitude : car je ne crois pas du
moins que le premier venu puisse agir correctement dans ce cas » (Euthyphron, 4a-b). Dire que les dieux
n'existent pas ou que l'on puisse savoir la plupart du temps comment se comporter avec piété envers les
pères de la cité à partir des schémas traditionnels se révèle, dans un cas comme dans l'autre, inacceptable.
Dans la perspective platonicienne, de telles conceptions reviendraient à ne pas saisir la « nouvelle »
religion civique, le nouveau type de nomos, de piété et de paternité philosophique. La référence socratique
à Héraclès à ce moment exact n'est d'ailleurs peut-être pas si naïve. L. Brisson et L.-A. Dorion pensent
que le juron « Par Héraclès ! » manifeste globalement la colère et l'exaspération dans le corpus
platonicien (Voir note 45 p. 266 des notes de L.-A. Dorion au Lysis, Paris, Garnier-Flammarion, 2004).
Mais son utilisation est parfois ironique, parfois religieuse ou, surtout, lorsque provenant d'un autre
interlocuteur, dénote souvent toute autre chose (Charmide 154d; Euthyphron 4a; Euthydème 303a; Hippias
majeur, 290d; Ménon 91c et Banquet, 213b. La seule exception est Répubique, I, 337a). Ce juron serait peut-
être l'auspice d'une autre thématique : celle du rapport épineux de l'enfant avec ses parents. Ici,
Euthyphron est en effet jugé par tous les citoyens comme étant le fou furieux posant le grief de meurtre
d'un esclave contre son propre père. Socrate demandera ailleurs à Lysis s'il n'aurait pas commis une faute
à l'endroit de son père et de sa mère après cette même exclamation (Lysis, 208e. Pour un contexte
similaire, voir Oiseaux, 1370 et suiv.). Bref, ces moments relèvent le caractère complexe religieux des
rapports père/fils. En outre, il faut noter qu'Héraclès incame cette dualité paradoxale. Tout en étant
perçu comme un civilisateur et éducateur des enfants de la Grèce, nous avons vu qu'il est jugé en même
temps comme le père qui, ayant perdu la raison, a tué ses propres enfants. Le juron désignerait
parfaitement cette double image chez Platon : il signifie qu'un point de rupture est sur le point de
s'accomplir pour ou contre les enfants de la cité (on retrouve même cette image dans le Banquet, 4.53 de
Xénophon au sujet du fils du Syracusain).
604
Répubique, IX, 581c.

196
LE DLEUDE PLATON, ESSAI SUR LE DAIMON-SOCRATE COMME PARADIGME DE LA RATIONALITÉ PLATONICIENNE

complètement, mais de les soumettre à un commandement afin que leurs dispositions


naturelles puissent accomplir leur tâche propre dans la cité605. La coexistence des
filiations dans la cité peut se ramener à trois groupes principaux : le genos rationnel, le
genos courageux et le genos désirant606. Selon la République, le Timée le Critias et la Lettre
VU, il n'y a que le premier qui se rattache au modèle philosophique et de la réelle
politique607. Lui seul appartient au genre royal pouvant prévenir toute dissension entre
les autres filiations dont la tendance est de prendre les armes les unes contre les
autres608. Nous avons noté à plusieurs reprises que tant que le genos des philosophes ne
sera pas au pouvoir, il n'y aura pas de remède aux maux et aux mauvais modèles
d'éducation protégés par les autres généalogies609. C'est par ailleurs à la suite de ces
observations que l'on peut apprécier toute la subtilité de l'entretien en chiasme de la fin
du Phédon qui laisse deviner l'intervention daimonique que Socrate a compris lorsque le
vaisseau d'Apollon revint de Délos. Nous avons vu jusqu'à maintenant que le
surclassement des « pères » du Ménexène ressemblerait à celui qu'opère Socrate à
l'endroit de Thésée. Mais il y a plus. Dans la fresque spectaculaire du prologue du
Phédon, par le signe provenant du dieu, on nous laisse croire que le condamné a compris
que la tâche du soin des âmes des citoyens et de la génération des enfants de la cité n'est
plus la même et ne relève plus de la race athénienne de Thésée, mais relève maintenant
directement de ses disciples, les « enfants » du philosophe, la descendance immédiate du
^«ox-Socrate qui auront comme lui leur oracle les transfigurant comme des dieux
civiques dans la République et qui naissent alors comme les épimélètes-gardiens de la cité.
Tout d'abord, Criton précise que Socrate pourrait vivre plus longtemps comme
l'ont déjà fait certains condamnés : « Aussi bien ai-je ouï dire que d'autres ont bu le
poison très longtemps après en avoir reçu l'invite, et après avoir bien mangé et bien bu,
quelques-uns même après avoir eu "commerce" (cruyyEvouévouç) avec les personnes
dont ils pouvaient bien avoir envie » (Phédon, 116e). Selon lui, Socrate pourrait attendre

605
Répubique, IV, 435b.
606
Répubique, IV, 441a.
607
Timée, 19e et Lettre VU, 326a-b.
«>* Critias, 121b-c.
609
Répubique, VI, 501e.

197
LE DLEU DE PLA TON. ESSAI SUR LE DAIMON -SOCRA TE COMME PARADIGME DELARA TIONALITÉ PLA TONICIENNE

et ne pas boire la ciguë : « Allons! Pas de précipitation : il y a encore le temps! » (Phédon,


116e). Il est indéniable que Criton n'a pas saisi que le « commerce» avec ses amis et
disciples auquel Platon fait allusion s'est concrétisé de manière particulière tout au long
du Phédon. Le terme grec s'avère intraduisible dans ces circonstances, car le verbe
« cruyyiyvofiai » désigne tout autant le fait d'« avoir des rapports », de « fréquenter » que
de « naître avec ». Le lecteur attentif dénote sans problème que Platon joue avec cette
ambiguïté au moment même où l'on peut penser de manière raisonnable que Socrate se
transfigure en daimon tutélaire et ses disciples en épimélètes ou gardiens de la cité
d'Athènes. La réponse du maître est loquace : « Criton, que les gens dont tu parles
fassent ce que tu dis, pensant en effet qu'ils gagneront quelque chose à le faire. Quant à
moi, il est naturel aussi que je n'en fasse rien, car je pense ne rien gagner d'autre à boire
un peu plus tard le poison [...] » (Phédon, 116e-117a). Si le suicide du philosophe n'en
est pas un grâce au poste de garde civique (4>çouçai) qu'il défend jusqu'au bout, c'est
probablement parce que la « naissance » ou les rapports souhaités avec les disciples ont
déjà eu heu. La mission de Socrate étant accomplie, il ne peut rien « gagner » de plus et
peut donc boire la ciguë. Autrement dit, on peut penser que Socrate et les disciples
changent de fonction divine ou de rôle chacun à leur façon. C'est d'ailleurs ce
qu'affirme le philosophe à la fin du Phédon, tout juste avant de boire la ciguë : «Je
suppose qu'il est permis, même obligatoire, de faire aux dieux une prière pour que le
sort soit favorable à ce changement de résidence (tqv n-Toucqaiv xqv èv0év__ ÈKEÏOE
EÙruxq yevéaGai) » (Phédon, 117c).
La question est de savoir pourquoi Platon emploie ici « petoïKia » (domicile ou
résidence) plutôt que le terme « cjjçouoai » (poste de garde) que nous avons analysé
précédemment. Il est employé ailleurs pour indiquer la résidence des étrangers de la cité
dans les Lois6™, mais est surtout exploité sous une forme ressemblant au Phédon dès
l'Apologie. Après avoir été persuadé de manière décisive (uéya TEKprjçiov) dans ce
dialogue par l'absence du signe daimonique que mourir est une bonne chose, le
philosophe voit sa mort comme une perte de conscience, « ou bien, comme on le

Lois, VIII, 850a et 850c.

198
LEDIEUDE PLATON. ESSAISUR LEDAIMON-SOCRATE COMME PARADIGME DE LA RATIONALITÉ PLATONICIENNE

raconte, c'est un changement et, pour l'âme, un changement de domicile qui fait qu'elle
passe d'un heu à un autre (q Kazà xà Aeyôpeva perapoAq xiç Tiryxàv-i oùaa Kal
HEToucqaiç xrj t^uxq toû TÔ7XOU TOÛ èvGÉvôe eiç aAAov TÔTCOV) » (Apologie, 40c). Il est
admirable de constater que ce changement divin fait ensuite référence à sa
transfiguration comme juge daimonique aux côtés des eudaimones de l'Hadès qui
continuent d'agir sur les vivants d'une certaine manière611. Et comme l'a démontré
notre analyse, l'eudaimonie supérieure à tous les héros traditionnels est incarnée par
Socrate et, plus tard, par les gardiens-philosophes. Soit Platon préfère exploiter dans le
Phédon le terme « domicile » plutôt que « poste de garde » simplement afin d'éviter la
redondance évidente avec le prologue, ou bien, comme nous le croyons, il introduit
aussi un Socrate qui change de domicile au sens où le poste de garde civique incombe
maintenant à ses disciples. La seconde éventualité est attestée par le sens global du
dialogue, par nos explications sur l'eudaimonie, le genos et par l'implantation des enfants
selon une autre parenté. On constate de plus que, comme nous l'avons expliqué, une
sorte d'enracinement (nécpvKe) naît au moment même où la transfiguration daimonique
de Socrate et l'entrée des amis et disciples dans la prison les feront coexister l'un à
l'autre comme si deux têtes étaient accrochées ensemble dans la mise en scène du
Phédon612. Cette génération filiale est la seule vraiment naturelle afin que naisse un
homme de valeur — possédant comme Socrate une eudaimonie supérieure aux
modèles olympiques — pouvant faire croître à son tour une cité sacrée, immortelle et
divine613. Comme le disait déjà Hérachte de manière générale : « Alors qu'il est là, ils se
dressent pour devenir les gardiens (cjjuAaicdç) des vivants éveillés » (DK B63). Tandis
que Socrate change de résidence au sens daimonique, les épimélètes changent au sens
où ils ont désormais la responsabilité du genos philosophique dans la cité — devenant
clairement les fameux gardiens (<pî>?ux£) et démiurges (-qpiouoyoi) de la République614.
Ce hen de communauté est limpide pour Aristote qui, critiquant la politeia idéale dans

611
Apologie, 40d-42a.
612
Phédon, 60b.
613
République, V, 456b; 466c; VI, 489e; 503b; VII, 533b et Lois, I, V, 727d et VI, 771b. Le terme
« Lv^vAaKcxc » apparaît dans Répubique, V, 451d et 463c et Lois, I, V, 739c.
«t Répubique, VI, 503b et VII, 535c-d.

199
L E DIEU DE PLATON. ESSAI SUR LEDAIMON-SOCRATE COMAŒ PARADIGME DELA RATIONALITÉ PLATONICIENNE

ses Politiques, laisse échapper que : « Socrate étabht les gardiens comme s'ils étaient une
garnison de surveillants (tyvAaycaç olov cbçouçoûç) » (Politiques, 1264a). Selon lui, l'erreur
de Socrate est justement qu'il considère les gardiens sous les apparences du poste de
garde (4>QOUQ_U) militaire alors que les morts ne formeraient jamais une société politique
avec les vivants sous quelque forme que ce soit615. Pour Platon, qui se conforme hors
de tout doute selon ce point de vue à l'activité politique généalogique de l'époque, la
philosophie s'exerce nécessairement par l'activité daimonique du paradigme Socrate
réunissant sous la seule communauté les immortels et les mortels. Une constitution
politique parfaite différente des genê héroïques devrait toujours se concevoir à partir
d'un tel modèle616. Bref, la prière de Socrate pour le changement de poste de garde du
Phédon cité auparavant ne s'adresse pas de toute évidence à lui-même, mais favorise le
changement de domicile pouvant affecter la cité autant que le maître et les disciples617.
Loin de désigner exclusivement le dualisme âme/corps, le terme « cj>oouQai » manifeste

615
Poiu'ques, II, 1261a. Voir aussi l'Éthique à E udème, III, 1230a, où Aristote critique la science du courage.
Un développement de l'E thique à E udème réagit de manière semblable à une conception de ramitié
ressemblant en tout point à celle qui est mise de l'avant dans le Phédon. Aristote affirme que celle-ci est
plutôt le lot des proches, des parents, des camarades, de la parenté avec les enfants et des relations à
l'épouse. Il est manifeste qu'il désire par là démonter le type d'amitié divine se rapportant au dieu
tutélaire mis en œuvre dans les dialogues platoniciens : « Plusieurs apories se présentent au sujet de
l'amitié; tout d'abord, on la considère de l'extérieur (_£_0_v) et on lui donne trop d'extension, car on
prétend que le semblable est ami du semblable (TÔ ôuoiov xqj 6|_oiw elvcu <j>iAov), d'où l'on dit : "le divin
conduit toujours le semblable vers le semblable (TÔV ôuoiov cry-i 0EOC _C TÔV ô|_oiov)" » (Ethique à Eudème,
VII, 1235a). Nous avons expliqué que l'amitié platonicienne exige une communauté entre les immortels
et les mortels se traduisant par la participation et la conversion de l'âme de la généalogie de Socrate en
formes intelligibles. C'est ce que semble critiquer Aristote pour qui cette amitié « extérieure » (-ÇcoOev)
que l'on rencontre chez les physiciens comme E mpédocle, Heraclite et les poètes comme Homère,
Hésiode et E uripide se révèle problématique (Éthique à E udème, VII, 1235a.). La suite confirme
qu'Aristote tend même à viser l'interprétation daimonique de l'amitié du Phédon de Platon dans ces
passages : « Socrate l'ancien avait coutume de dire lorsqu'il mentionnait crachat, cheveux et ongles. On
rejette à la fin de notre vie le corps inutile » (Éthique à Eudème, VII, 1235a).
616
*[■•■] j - déplore justement qu'aucune organisation parmi les constitutions politiques actuelles ne soit
digne du naturel philosophe (<t>iAoo-Kt>ou <J>ûa_ax;). Pour cette raison, ce naturel perd sa direction et
s'altère. Comme une graine exotique semée en sol étranger perd ses propriétés en cherchant à s'adapter
au terrain indigène qui la domine, ainsi en est-il de ce genre (yévoç) même qui ne parvient pas à
conserver dans la situation actuelle son activité propre (TT)V aùroû ôûva|iiv), mais qui dégénère en un
caractère différent. Mais si elle rencontre la constitution politique parfaite, d'une perfection égale à la
sienne, alors elle montrera qu'elle est quelque chose de véritablement divin (ô.ïov), tout le reste — les
autres natures et les autres occupations — n'étant que choses humaines » (République, VI, 497b-c [trad.
G. Leroux]). E ncore une fois, le genre (yévoc) adéquat serait constitué d'une activité (6ûvouiç)
philosophique particulière permettant à ses membres de voir ce qui est vraiment divin (9eïcx;) dans la cité.
6,7
Pour un avis opposé, voir J. Bels, « Socrate et la mort individuelle », Revue des sciences philosophiques et
théologiques, 1988, p. 437-442 et R. Loriaux, Le Phédon de Platon (57a-84b), R. Gembloux, Duculot, 1969, p.
15 et 38, qui pensent que ces passages renvoient à la seule « personnalité » de Socrate. Pour une autre
interprétation, voir M. Dixsaut, p. 408, note 382.

200
LE DIEUDEPLATON. ESSAISUR LEDAIMON-SOCRATE COMME PARADIGAŒ DELA RATIONALITÉ PLATONICIENNE

parfaitement l'exemple du surclassement daimonique de l'activité traditionnelle du


héros par celle du philosophe. On le retrouve dans le contexte socratique des Nuées
selon la même tonalité et la seule occurrence du corpus d'Aristophane 618 . Dans le
même ordre d'idées, il ne faut pas s'étonner de constater non plus que les sages du
collège de veille sont les gardiens de ce poste de garde civique voué au salut de l'état
dans les Lois, c'est-à-dire seront — au même titre que l'Intellect ou la raison de la
République et du Timée — l'acropole et la sentinelle nomothétique aimées des dieux619.
On comprend pourquoi Phédon, natif de noble famille d'Elis, était pour la
postérité celui qui, avant Platon, a ouvert une école socratique après la mort du maître
et le narrateur idéal des dernières paroles de Socrate du Phédon, le mandataire en chair et
en os de la pérennité du philosophe, puisque émerge la nécessité d'un modèle de
continuation du « socratisme »620. On sait par Diogène Laërce que Phédon fut capturé
dans la guerre de Sparte et d'Athènes de 400-401 av. J.-C. et vendu comme esclave
avant d'être hbéré par Socrate pour devenir ensuite un philosophe accompli sous son
influence621. L'intention platonicienne d'en faire l'auteur de la conversation est
compréhensible : « Phédon, qui était esclave, étant réduit à fréquenter de mauvais lieux,
Socrate le fit racheter par Criton, et en fit un philosophe » (Philosophes illustres, 2,105). Si
l'on sait qu'on doit relativiser ce genre de pseudo-biographie en vogue dans l'Antiquité,
il n'en reste pas moins que, bien avant l'Académie de Platon, les cyniques et quelques
autres intellectuels présents à sa mort, il est, aux yeux de tous, l'un des disciples les plus
fidèles du maître et peut-être le successeur de sa pensée622. Témoin vivant du sens

618
Nuées, 721.
619
Répubique, IV, 442a-c; VIII, 560b-c; Timée, 70b et Lois, XII, 967d-968b. Timée montre dans son Lexique
platonicien, 220, que les termes de « nomothète » et de « gardien des lois » sont synonymes. O n peut même
dire que l'activité du « voûç » favorisée par le vin dans les Lois de Platon était déjà rapprochée de la
daimonologie oraculaire chez Aristophane. Dans les Cavaiers, un serviteur demande à l'autre de quelle
manière d'aller lui chercher du vin pour lui « dérouiller » l'intellect afin qu'il puisse prendre une bonne
décision (Cavaiers, 95). Dans les Lois, IV, 713b-714a, c'est l'activité daimonique tirée de cette forme
intellectuelle de gouvernement qui est la meilleure, la seule susceptible de donner l'immortalité et
pouvant être rapprochée de la garde de ces bienheureux « guides divins », ces hommes divins qui
méritent d'être fréquentés à tout prix : « C'est sur leur piste qu'il faut toujours partir » (Lois, XII, 951b).
620
Selon T.F. Payne, op. cit., note 185, p. 13, le personnage de Phédon représente .'universalisation de la
philosophie.
« 21 Vie de Socrate, II, 31.
622
M. Dixsaut, op.cit., note 179, p. 32-36 et 313. Aussi L. Robin, op.cit., p. XI et D. Nails, The people of Plato. A
prosopograpby ofPlato and other Stoics, Cambridge, Hackett Publishing Company, Inc., 2002, p. 231.

201
LE DIEU DE PLATON. ESSAISUR LEDAIMON-SOCRATE COMAŒ PARADIGME DE LA RATIONALITÉ PLATONICIENNE

philosophique de la vie et de la mort du maître, il est celui pouvant raconter tout ce qui
est réellement arrivé dans les derniers moments en prison. Et c'est la mise en scène qu'il
autorise que Platon exploite. Il est impossible de ne pas voir dans ce choix narratif le
présage le plus riche des dialogues que nous ayons sur l'instauration d'une école
philosophique platonicienne à Athènes ou, à coup sûr, la volonté de le faire. Nous
savons par ailleurs que l'époque durant laquelle Platon rédige le Phédon coïncide avec
l'inauguration de l'Académie ou, à tout le moins, peut-être avec l'élaboration d'un projet
embryonnaire similaire. On comprend alors pourquoi le Phédon fut considéré longtemps
comme une source essentielle pour qui veut afficher publiquement son appartenance
doctrinale au platonisme. Sa postérité fut telle, qu'il ne fait aucun doute que, en 50 après
J.-C. encore, Plutarque dépeint Simmias et Cébès, autres individus de l'entretien qui
auraient pris goût à la philosophie après la mort du maître, afin d'exposer ses vues
socratiques et platoniciennes dans son De Genio Socratis.
Socrate, s'il s'en distingue à plusieurs niveaux, agit comme Thésée dans le
prologue du Phédon. Par sa réalisation daimonique paradigmatique, // sauve les autres
Athéniens et se sauve lui-même (àycov KOÙ éooxjé TE Kal a ù t ô ç _ac_ 0q) en même temps623, c'est-
à-dire, comme nous avons déjà mentionné, d'une manière qui profitera à toute sa
communauté. Et c'est pourquoi le philosophe, heureux des objections portant sur
l'immortahté de son âme avant son départ venant de la part de ses disciples et qui les
conduiront peut-être à comprendre réellement par la suite ce qui est en train de se
passer, et, s'il ne prétend pas pouvoir le prouver en détail, a si confiance qu'« il sera
auprès des dieux (naqà 0_oùç) qui sont des maîtres parfaitement bons » (Phédon, 63c)624.
Diogène Laërce nous rapporte même un péan qu'il aurait composé à l'endroit de cette
rencontre avec le dieu delphique : « Apollon déhen, salut, et Artémis, enfants illustres »
(Vie de Socrate, II, 42). À cause de l'établissement de son âme dans l'au-delà par les dieux
et les hommes qui valent mieux que ceux d'ici, il sait que son âme est immortelle. Il faut
comprendre dans ces développements que Socrate serait en quelque sorte l'espoir

623
Phédon, 58a.
624
Voir aussi « chaque fois que c'est avec l'excellence divine qu'elle (l'âme] s'est mêlée jusqu'à s'imprégner
exceptionnellement de divin, elle passe dans un lieu exceptionnel, transportée qu'elle est par une route
sacrée vers un lieu nouveau et meilleur » (Lois, X 904d-905b).

202
LEDLEUDEPLATON. ESSAI SUR LEDAIMON-SOCRATE COMME PARADIGME DE LA RATIONALITÉ PLATONICIENNE

rationnel et immortel pour ses disciples. Ceci étant établi, on ne lirait plus le Phédon de la
même manière, car on peut penser qu'il ne s'agirait jamais de prouver rimmortalité de
toute âme dans ce dialogue, mais de l'achever d'abord d'une manière philosophique
grâce à l'immortalité paradigmatique de Socrate qui, comme dans la République et le
Timée, transmettra cette capacité démiurgique à sa généalogie, une classe à part
s'appliquant à fabriquer les vivants et rimmortalité de l'âme. Le maître représente ainsi
ce type de persuasion incarnée à travers le tissage des fils des débats platoniciens se
présentant comme d'authentiques « sokratikoi logoi ». Daimon dont le statut intermédiaire
est à exphquer comme prochain dieu tutélaire d'Athènes et nomos eudaimonique selon la
secte de l'Académie, il symbolise la persuasion démiurgique et philosophique incarnée à
travers le tissage et la pantomime des fils des débats platoniciens. Son nom, comme
dans l'Apologie, est ici utilisé comme un paradigme et plus précisément comme le
tisserand nomothétique, anthropogonique et cosmogonique enracinant ses héritiers
dans une conception philosophique de rimmortalité de l'âme.

En conclusion, la noblesse d'origine divine représente une parenté qui n'a plus
rien à voir avec la génération des enfants provenant des filiations civiques
traditionnelles à travers lesquelles aucun salut n'est exprimé. Si seulement le
« troupeau » athénien tel que soigné par l'épimélète dans le Phédon pouvait se soumettre
plus efficacement aux nouveaux gardiens-philosophes il ne pourrait alors plus blâmer la
cité pour ses dissensions internes quoiqu'il arrive625. Au contraire, la finalité du genos
philosophique inscrirait alors les fils d'Athènes dans une parenté, une eudaimonie
authentique, la seule immortalité civique et la seule justice profitable pour tous626. Ce
sont ces considérations qui expliquent sans doute les commentaires de Socrate envers
Glaucon sur la noblesse de sa filiation dans la République. D'une manière qui n'est pas
du tout gratuite, il affirme que son interlocuteur fait partie d'un « genos divin». Par
incompatibilité avec la plupart des citoyens — et malgré les apparences et les discours

625
« Si quelqu'un approuvait l'élevage des chèvres et disait de l'animal lui-même que c'est une richesse
appréciable, mais qu'un autre, pour avoir vu des chèvres paître sans chevrier dans des terres cultivées et y
commettre des dégâts, se mît à les critiquer, ou qu'il blâmât de même toutes les bêtes qu'il aurait vues
sans gardiens ou mal gardées, croyons-nous qu'une pareille critique eût tant soit peu de bon sens ? »
(Lois, I, 639a).
«M Lois, V, 739e.

203
LE DIEU DE PLA TON. ESSAI SUR LE DAIM ON -SOCRA TE COMME PARADIGME DELARA TIONALITÉ PLA TONICIENNE

qui ont habituellement cours à ce sujet dans la cité —, celui-ci ne pense pas que les
paradigmes héroïques incarnant l'injustice sont préférables à celui que personnifie et
justifie Socrate et d'où il découle que la justice semble être la voie à suivre :

« Il n'avait pas tort, ô fils de cet homme fameux, de commencer ainsi les élégies
où il vante votre rôle à la bataille de Mégare : Enfants d'Ariston, genos divin issu
d'un homme illustre ! Il me semble, mes amis, que cet éloge est approprié.
L'épreuve que vous traverse2 est véritablement divine, puisque vous n'êtes pas
convaincus que l'injustice est meilleure que la justice [...] » (République, II, 368a-b
[trad. G. Leroux).

Cet extrait fait écho aux autres où Socrate disait avant tout le monde et à
l'opposé de Thrasymaque que la justice est plus profitable que l'injustice627. Comme
Calhclès dans le Gorgias, l'orateur injuste n'est pas semblable au genos du maître et de son
disciple628. Nous aurons l'occasion de revenir sur la figure de Glaucon dans ce genre de
développement, mais il est manifeste que c'est grâce à cette parenté généalogique qu'il
pourra ensuite prendre la parole à la façon d'un philosophe et prendre part à la
fabrication démiurgique de la justice socratique dans le cadre de l'entretien629. Par
ailleurs, comme l'a bien noté G. Leroux, le rapprochement avec la fameuse statue de
Glaucos ailleurs dans la République ne peut pas ne pas être délibéré630. Selon la légende, il
fut un jeune pêcheur à Anthédon en Boétie qui sauta dans la mer pour devenir un
daimon et dès lors un dieu pour les hommes631. Nous avons vu que le sculpteur purifiant
la statue de Glaucos/Glaucon couverte de coquillages et de boue provenant du fond de
la mer pour la rendre divine n'est nul autre que Socrate dans ce dialogue. C. Calame a
bien montré que le genos chez Bacchyhde nous permet de deviner la même formule de
transformation athénienne chez Thésée. On assiste dans les Poèmes et fragments à
l'affrontement du héros et de Minos. La première chose qu'ils font est aussi de mesurer

627
Répubique, I, 345a; 348a;
628
Répubique, I, 349d; 350e et 357a et suiv. Il appert que Trasymaque est justement le paradigme politique
de l'injustice et du thumos peut-être jusqu'au moment où il décrétera les opinions communes à tout le
groupe. Voir Répubique, I, 340c-342e et V, 450a; 454a. Trasymaque étant injuste, il incarnera l'ennemi des
dieux et celui qui sera incapable d'agir de concert avec les autres. Voir Répubique, I, 352a-b.
629
Répubique, I, 358c-d et suiv.
630
Voir l'introduction de G. Leroux, p. 723, note 43, de la Répubique, Paris, Garnier-Flammarion, 2002.
631
C. Calame, « Fabrications du genre et identités politiques en comparaison : la création poétique de
Thésée par Bacchyhde », Paris, Études de lettres, 2003 (3), 13-45, à la page 24.

204
LEDLBUDE PLATON. ESSAISUR LEDAIMON-SOCRATE COMME PARADIGME DE LA RATIONALITÉ PLATONICIENNE

les sources de leur lignée respective632. Ensuite, Thésée plonge dans la mer et son père
Poséidon lui permet d'en revenir complètement transfiguré comme Glaucos633. Platon
reprend cette thématique tout au long de la République. Socrate se présenterait même
comme le démiurge philosophique de l'épreuve de la justice intervenant sur le genos
héroïque dont l'expression civique serait d'abord incarnée par des émules de Thésée. En
jouant avec le parallèle de Glaucon/Glaucos, Platon divulguerait peut-être en tout cas
que : 1) la justice défendue instinctivement par Glaucon face à l'injustice témoignerait
d'un genos divin façonné tout au long par le dieu tutélaire Socrate dans le cadre de
l'échange; 2) étant donné que Glaucon/Glaucos est le frère de Platon, la statue
immortelle du second démiurge émergerait du genos divin athénien auquel appartiendrait
le philosophe-roi, et; 3) on pourrait penser que ce genos divin supplanterait et sculpterait
celui du thumoeides incarné aussi dans le cadre de la cité par les tenants du genos héroïque.
Ce mythe exprimerait peut-être dans ce cadre un certain rituel de passage de l'enfant à
l'âge adulte et royal, mais aussi en quelque sorte la transfiguration immortelle et
l'implantation nomothétique de la généalogie philosophique que nous l'avons exphquée
jusqu'ici et comme on la retrouve dans le Phédon. Socrate, d'ailleurs, n'y manque
toujours pas d'utiliser comme dans le récit de Thésée l'exemple de Glaucos pour
évoquer la situation de l'homme 634 .

2.3. LE SIGNE DAIMONIQUE DU PROLOGUE DU PHEDON

Malgré les présentations ingénieuses de nombreux spécialistes et savants de


l'Antiquité pour expliquer la spécificité de la religiosité du Socrate platonicien et, en
particulier, le signe daimonique (TÔ ôaipôviov crqpeLOv) — cette intervention divine qui
la caractérise — on constate que l'aporie persiste depuis longtemps et affecte la

«2 C. Calame, op. cit., note. 631, p. 20


633
C. Calame, op. cit., note 631, p. 24.
634
Phédon, 109c-e. Voir Des Places, op. cit., p. 85.

205
L E DIEU D E PLA TON. ESSAI SUR LE DAIMON-SOCRA TE COMME PARADIGME DELARATIONALITÉ PLA TONICIENNE

recherche encore aujourd'hui635. Quelle est donc sa nature et son rôle à l'intérieur du
corpus platonicum ? À notre avis, beaucoup d'interprétations proposées se révèlent
inadéquates puisqu'elles supposent a priori que le maître aurait voulu définir l'action de
cette providence daimonique dans les dialogues. Une remarque de la République — que
l'on passe la plupart du temps sous silence, ainsi que ses conséquences — vient
pourtant ébranler tout l'édifice de ce type d'herméneutique auquel on s'est peut-être
malheureusement habitué jusqu'ici : « Mon cas personnel — le signe daimonique (TÔ
ôaïuôviov OT)(J.£LOV) — ne mérite pas qu'on en parle; parmi ceux qui m'ont précédé, il
ne s'est produit que rarement, et peut-être même chez personne » (République, VI, 496c-
d). On doit avouer qu'il s'agit d'une remarque troublante puisqu'elle va directement à
l'encontre de l'hypothèse commune défendant depuis G. Vlastos que le signe
daimonique cache nécessairement de complexes ramifications conceptuelles. D'une
façon distincte de l'Apologie où ce type d'intrusion lui défend de faire de la politique,
Socrate précise ici de manière étonnante que pour l'essentiel, on ne peut rien en dire636.
Pourquoi dit-il noir sur blanc que celui-ci ne mérite pas une analyse plus approfondie ?
Et comment alors concevoir l'intervention divine et son rôle exact à l'intérieur des
dialogues platoniciens ?

Nous répondons brièvement à cette dernière question en exphquant le prologue


du Phédon où nous y retrouvons la manifestation la plus prononcée — mais aussi la plus
complexe du corpus platonicum — de ce genre de providence surnaturelle telle que perçue
par Socrate. Dans le contexte du dialogue, cette révélation prophétique orchestrée par
le dieu Apollon doit toutefois être abordée par le panorama théâtral de la lecture
publique des entretiens. Ainsi, nous comprendrons également la raison pour laquelle, en
dépit du point de vue dominant, nous pourrons dire que les dialogues platoniciens, qui
développent ses « sokratikoi logoi » d'une manière conforme aux témoignages de
l'Antiquité, ne présenteraient jamais une conception du signe daimonique et de ses

635
Voir par exemple P. Destrée et N. Smith, Socrates' Divine sign : Reigion, Practice, and Value in Socratic
Philosophy, Canada, Apeiron, vol. XXXVIII, 2, juin 2005 et J. Laurent, Les dieux de Platon : actes du colloque
organisé à l'Université de Caen Basse-Normandie les 24, 25 et 26 janvier 2002, Caen, Presses universitaires de
Caen, 2003.
636
Apologie, 31 d.

206
LE DLEUDE PLATON. ESSAISUR LEDAIMON-SOCRATE COMME PARADIGAIEDELA RATIONALITÉ PLATONICIENNE

différentes variantes tout en l'exposant d'une certaine façon à travers la mimesis du texte
même. Il apparaîtra à la suite de notre analyse que le signe sous ses multiples formes de
révélations à l'intérieur du corpus ne doit plus être considéré par une méthodologie
strictement analytique (suivant le commentaire de la République, on ne pourra plus
s'attendre à ce que le maître en donne une « définition » dans le texte). Nous verrons
que l'intervention divine du Phédon sera invoquée dans un but précis : celui d'établir que
Socrate est un être à part possédant une capacité mantique supérieure et pour assurer
qu'il est en réalité un être daimonique intermédiaire entre les hommes et les dieux
laissant derrière lui l'oeuvre de sa vie : la philosophie. Regardons de près le prologue,
c'est-à-dire la médiation divinatoire dirigée par Apollon, en le décortiquant sous ses
deux moments principaux.

2.3.1 Le départ du vaisseau vers Délos

Le moment initiateur et constitutif de l'intervention divine introduite par la


narration du Phédon est sans conteste le départ du navire vers Délos 637 . Le voilier de
Thésée avait par ailleurs une si grande importance aux yeux des Athéniens qu'ils
prétendaient l'avoir conservé durant plus de quatre siècles en changeant une planche
puis une autre638. Ce pèlerinage est le résultat d'un serment de l'« Héraclès athénien »
qui avait promis à Apollon que s'il arrivait à sauver les quatorze Athéniens de la gueule
du Minotaure en Crète, l'île du roi Minos, la cité enverrait chaque année le vaisseau
sacré pour lui rendre hommage 639 . On n'a habituellement rien à dire sur la signification
de cet événement majeur. On se contente de renvoyer à l'exposé de Phédon qui nous
indique que la cité restera « pure » et, tant que le navire ne reviendra pas de Délos, ne
pourra exécuter aucun condamné. Socrate boira donc la ciguë lorsque le vaisseau
reviendra. Mais, à notre avis, cet épisode possède d'autres aspects plus subtils qui
méritent d'être relevés. Sans prétendre en fournir ici une liste exhaustive, nous en
exphquons les deux plus importants.

637
Phédon, 58a.
638
Plutarque, Thésée, 15-23.

207
L E D I E U D E PLATON. ESSAI SUR LE DAIMON-SOCRATE COMALE PARADIGME D E LA RATIONALITÉ PLATONICIENNE

Le premier met de l'avant la figure démiurgique de l'éducateur-Thésée telle que


les Athéniens la retrouvaient dans les parcours éphèbes et rituels de Délos qui
s'avéreront — grâce au renouveau civique et nomothétique athénien autorisé par
Apollon — être les imitations pantomimiques et généalogiques de l'activité éducatrice
du héros. Nous avons déjà montré comment cette figure tutélaire touchait de près sa
divinisation oraculaire comme principe royal et héroïque restructurant le règne ancestral
d'Egée. L'épisode délien tel qu'il apparaît dans le prologue et tel qu'il est présenté par
Phédon semble inscrire Socrate à l'intérieur de ce symbolisme afin de l'assimiler à ce
type de reconfiguration nomothétique et cosmique. La création d'un nouveau nomos de
la part de l'Héraclès athénien est mise en rapport avec la démiurgie générale de Socrate
à l'intérieur des dialogues. Si l'on ajoute la fameuse mention du maître comme modèle
eudaimonique unique du passé et du futur produisant littéralement pour sa généalogie
une conception philosophique de rimmortalité de l'âme, de la cosmologie solaire et
lunaire, etc., le tableau du Phédon est complet640. Socrate, comme Thésée surclassant
Egée, apparaît, semble-t-il, comme le nouveau visage d'une forme de nomos et d'une
régénération civique. Apollon lui confère en quelque sorte le droit de reconfigurer tel
un démiurge et à différents niveaux sa progéniture et les généalogies. Nous avons déjà
montré l'utilisation platonicienne de cet homme-nomos divin à partir de l'Apologie. Tout
indique que les festivités de Délos présentent d'une manière générale un tel contexte
athénien de sanction purificatrice.

Le second aspect découlant de la mise en scène du signe daimonique du


prologue du Phédon est plus précis et plus circonspect : l'épisode oraculaire apolhnien
évoquant sans conteste la consécration immortelle et paradigmatique de Socrate.
C. Calame a expliqué de manière perspicace comment le syncrétisme entre le dieu
delphique et Thésée est la pierre angulaire de la vie cultuelle de l'île de Délos641. Pour les
Athéniens, ces fêtes étaient directement reliées à l'épopée crétoise et à la sanction divine
de leur dieu tutélaire. La légende voulait que, après l'abandon d'Ariane à Naxos, il

639
Phédon, 58b.
640
Phédon, 58e-59a.
641
C. Calame, op. cit., note 347, p. 116 et suiv. et 161 et suiv.

208
LEDLEUDEPLATON. ESSAISUR LEDAIMON-SOCRATE COMME PARADIGME DE LA RATIONALITÉPLATONICIENNE

s'arrêtât à cet endroit où naquît le dieu de l'oracle avant de revenir en Attique. L'Hymne
à Délos de Callimaque fait ressortir l'importance de cet épisode, de même que Plutarque
qui exphque qu'il se réalise et s'organise en l'honneur d'Apollon tout en possédant un
hen avec la pantomime éducative des jeunes Athéniens qui avaient été sauvés. Avant
même la vue des côtes nord de la Méditerranée, ce récit dresse la mimesis de sa
divinisation et de la régénération civique et généalogique autorisée par le dieu
coïncidant également avec le suicide d'Egée lorsqu'il verra la voile noire que son fils
aura oubliée au mât du fameux navire. Ce que certains spécialistes ont qualifié de
parricide symbolise aussi une transformation royale et divine concrétisée par le
débarquement au Phalère, heu à partir duquel les différents monuments religieux
entourant ces aventures seront sacralisés par les Athéniens et prendront une réelle
importance civique par la suite. Étant donné les rapports thématiques entourant le
personnage de Socrate, modèle sectaire même de la mimesis des « sokratikoi logoi »
platoniciens, avec Thésée et l'oracle d'Apollon, toutes les caractéristiques de sa
divinisation — pour inédites et surprenantes qu'elles soient — viennent confirmer
notre interprétation. Selon plusieurs sources, nous savons en effet de manière
indubitable que Thésée, après son retour de la Crète et son arrêt à l'île de Délos, sacre
son genos et sa démiurgie au prytanée pour se rendre directement au sanctuaire
d'Apollon à Delphes 642 . Ces psamoldies politiques, généalogiques autant que spatiales
seront ensuite développées dans l'histoire d'Athènes afin de justifier son activité
daimonique comme dieu tutélaire. Il agira également comme le premier civilisateur de la
procession comme nous la retrouvons dans le Phédon où Apollon est le garant de la
patrilinéarité athénienne. On peut penser que ces représentations athéniennes comme
elles avaient été lentement fabriquées de manière narrative de 800 av. J.-C. jusqu'à la
période du Phédon de Platon seront ensuite récupérées par celui-ci lorsqu'il souligne
l'intervention daimonique ou le « hasard » (t-xq) du retard du navire de Délos et, donc,
le retard de la mort de Socrate et, ensuite, sa réalisation toujours orchestrée par
Apollon643. Il est raisonnable de croire en effet que, comme dans l'épisode de l'Héraclès

642
Plutarque, Thésée, 21-22. C. Calame, op. cit., note 347, p. 318-322.
643
Phédon, 58a.

209
LE DIEU DE PLA TON. ESSAI SUR LE DAIMON -SOCRA TE COMME PARADIGME DELARA TIONALITÉ PLA TONICIENNE

Athénien, ce paradigme est au cœur d'un renouveau nomothétique, d'une purification


civique et d'une divinisation officielle autorisée par le dieu et annoncée par l'oracle.
Le troisième et dernier aspect de la mise en scène du premier moment de
l'intervention daimonique du Phédon (le départ du navire) porte sur les agrès du vaisseau
de Délos qui laisse penser que tout l'épisode, se concevant sous l'égide d'Apollon,
interpelle un fort contexte de purification civique : « Le sort a voulu en effet que, la
veille du jugement, la poupe du navire que les Athéniens envoient à Délos ait été
couronnée » (Phédon, 58a). Comme le récupéreront plus tard les Romains avec leurs
couronnes végétales, le symbolisme que nous fait voir Platon est ici, dans le détail,
incertain, mais on peut croire que la couronne coiffant la poupe du navire apolhnien
annonce d'une certaine manière une transfiguration divine ayant des hens historiques
avec le prytanée644. C. Calame a bien exphqué encore que les rameaux composant la
couronne du navire font référence à une nourriture végétale propre au maintient de
l'état civilisé contre la stérilité alimentaire et généalogique de la cité — stérilité dont
Platon fait mention dans un extrait de sa République6^. Or force est de constater que les
rameaux sont encore une fois directement rehés à Thésée et aux Oschophories,
festivités athéniennes étabhes pour souligner le rituel de nourriture au prytanée
précédant la sanction apolhnienne. Le 7 Pyanopsion — date précise du retour du héros
et de sa divinisation oraculaire —, ces cérémonies tournent aussi autour de deux autres
épisodes civiques principaux. Tout d'abord, le rameau sacré ferait référence à une
famine, mais aussi surtout, ensuite, à une offrande en l'honneur de l'hospitalité des
Athéniens aux Hérachdes comme nous la voyons dans la fusion généalogique chez
Euripide646. Ce partage du repas se réalise également avec les morts selon certaine-
règles en hen avec le prytanée647. Ces caractéristiques impliquant la divinisation
publique de Thésée nous permettrait de jeter un regard nouveau sur la valeur religieuse
du prytanée et de la nourriture consommée avec les jeunes survivants Athéniens.

644
G. Guillaume-Coirier, « Couronnes et guidandes végétales à Rome des origines jusqu'à la mort
d'Auguste : mots et objets », L'information ittéraire, XLI, 1989, p. 9-14.
645
Répubique, VIII, 546a-b. C. Calame, op. cit., note 347, p. 311-315; voir aussi Lois, XII, 943c.
646
C. Calame, op. cit., note 347, p. 151-3.
647
C. Calame, op. cit., note 347, p. 330-1.

210
LE DLEUDEPLATON. ESSAI SUR LEDAIMON-SOCRATE COMME PARADIGME DE LA RATIONALITÉ PLATONICIENNE

Isocrate note en ce sens qu'il les restitue à leurs parents643. Nul doute que les citoyens
considéraient cette régénération civique sous les aspects symbohques d'un nouveau
départ généalogique649. Vainqueur du Minotaure et libérateur du tribut imposé par
Minos, Thésée opère le changement de nomos, un prytanée « nouveau genre » et une
purification civique préfigurant le salut de la cité par son autoproclamation tutélaire650.
Le repas au prytanée qu'il institue de façon religieuse sauvegarde la progéniture
athénienne avant même la sanction delphique. Selon Plutarque, le héros s'était en effet
rendu au Delphinion pour consacrer à Apollon le fameux rameau des suppliants651.
Durant les Oschophories, le port de ce rameau sera ainsi attribué aux enfants ayant père
et mère d'origine athénienne. Ceux-ci assisteront avec les citoyens à une
pantomimétique religieuse des grands moments composant la légende du héros et
écouterons un chant réalisé par des adolescents. La consécration apolhnienne de
l'auréole comme nous la retrouvons à la poupe du navire de Délos dans le Phédon
possède donc les attributs d'une sorte de contrat généalogique rehant le prytanée avec le
dieu delphique un peu comme le Socrate platonicien affirmera en être le garant à
l'intérieur de la cité d'Athènes dans l'Apologie652. La philosophie implantera à son tour
un prytanée « nouveau genre » qui offrira aux citoyens une « autre nourriture ».
Plutarque mentionne qu'à son arrivée au Phalère d'Athènes, Thésée accompht les
sacrifices promis aux dieux à son départ. La diffusion de la nouvelle de la mort du roi
Egée coïncide avec celle du retour du héros qui, alors coiffé d'une couronne, sera
justement le principe fondateur de la pantomime démiurgique qui justifiera aussi par la
suite l'aura politique des vainqueurs olympiques et des jeux gymniques athéniens653.
Euripide ferait aussi peut-être référence à cette gestuelle dans La folie d'Héraclès lorsqu'il

648
Hel, 28 et 5.3.
649
Plutarque ajoute que Thésée fut l'initiateur qui, à partir de cet épisode, divisa les classes athéniennes en
trois parties : les Eupatrides, les Géomores et les Démiurges (Thésée, 25). Voir aussi L. Brisson, Le Même
et l'Autre dans la structure ontologique du Timée de Platon, Paris, Klincksieck, 1974, p . 88-89, et aussi
M. D a r e m b e r g e t E , Saglio, Dictionnaire des antiquités grecques et romaines, G r a z , Australie, Akademische
D r u c k - u . Verlagsanstalt, 1969, p . 532-542.
«so P l u t a r q u e , Thésée, 24,3-25,4. C. Calame, op. cit., n o t e 347, p . 1 2 8 , 1 3 0 , 148 e t 1 7 6 .
651
Plutarque, Thésée, 18,1-3 et 22,5-7. C. Calame, op. cit., note 347, p. 143.
652
« Si donc c'est conformément à la justice que doit être fixée l'amende méritée, voilà celle que je fixe : être
nourri dans le prytanée » (Apologie, 36e-37a). C. Calame, op. cit., note 347, p. 37, 92-3 et 120.
653 C. Calame, op. cit., note 347, p. 123-5.

211
LEDIEUDE PLATON. ESSAISUR LEDAIMON-SOCRATE COMME PARADIGMEDE LA RATIONALITÉ PLATONICIENNE

fait promettre à Thésée de consacrer à Héraclès ces dons reçus des mains des
Athéniens à son retour de l'épisode crétois654. Ces recoupements insistent sur la tonalité
généalogique de cet épisode.
On ne s'est pas suffisamment attardé sur la signification de la couronne de
Thésée et sur ses hens possibles avec Socrate. Que symbohse-t-elle ? Pausanias parle
d'une fresque de Micon représentant Thésée surgissant de la mer avec cette auréole d'or
donnée par Aphrodite et avec l'anneau lancé par Minos655. Nous avons noté que cette
apparition miraculée signifie une génération immortelle comme Glaucos décrite de
manière semblable chez Bacchyhde. Mais il est important de remarquer que c'est sur le
bateau crétois qu'il réapparaît avec sa couronne célébré par les cris rituels des jeunes
filles sauvées de la gueule du Minotaure656. C. Calame a bien décrit cette transfiguration
divine qui, de la même façon que le Phédon, se réalise avec les rites apolliniens de
Délos657. Il s'agirait en réalité chez Bacchyhde comme chez Platon d'épisodes
mythiques référant à la conversion immortelle, à la supériorité d'Athènes, du prytanée
et de son syneocisme. H.G. De Santerre pense que l'Apollon pythien de Délos est
directement hé à la politique d'Athènes d'une manière exphcite dès le II e siècle av. J.-
C658. Mais, à notre avis, le prologue du Phédon permet d'en repérer les signes précurseurs
dès le IVe siècle. Un vase de Clitias et Ergotimos datant du siècle précédent montre en
effet les jeunes filles et jeunes hommes sur le vaisseau apollinien avec Thésée qui y est
représenté comme un dieu avec une lyre portant le costume d'Apollon659. La couronne
que nous retrouvons à la poupe du navire de Délos célébrerait ainsi dans le Phédon une
divinisation épiphanique660. Bref, l'auréole posséderait dans ces circonstances un hen
indéniable avec le bateau, la transfiguration de Thésée et avec la régénération divine de

654
Lafoie d'Héraclès, v. 1325 et suiv.
655
Chez Baccylide, Minos défie Thésée d'aller chercher la bague qu'il jette à la mer, puissance maritime
d'Athènes sur la Crète dans D. Amould, « Le mythe de Thésée dans l'œuvre de Bacchylide », dans
Colloque La poésie grecque antique, par J. Jouanna et J. Leclant, Paris, De Boccard, 2003, p. 41. Voir
Dictionnaire des philosophes, p . 757.
656
D. Amould, op. cit., note 655, p. 25, p. 26, 35 et 40.
657
D. Amould, op. cit., note 655, p. 37.
658
H.G. De Santerre, « Kératon, Pythion et Néorion à Délos, dans Rayonnement grec. Hommages à Charles
Delvqye, Éditions de l'université de Bruxelles, 1982, p. 211-2.
659
C. Calame op. cit., note 347, p. 40.
660
C. Calame op. cit., note 347, p. 35.

212
LEDIEUDE PLATON. ESSAISUR LEDAIMON-SOCRATECOMME PARADIGME DELA RATIONALITÉ PLATONICIENNE

la cité d'Athènes. Il est raisonnable de penser que Socrate étant enfermé en prison,
l'activité philosophique n'est alors plus en mesure de s'exercer dans la cité de la même
manière. En effet, puisque la figure socratique remplace celle du héros, le départ du
bateau d'Apollon signifie une sorte de restructuration daimonique rendue possible par
l'intervention du dieu. Le contexte de la divinisation de Socrate et de la purification
civique serait donc affiché pour le lecteur du Phédon de l'Antiquité. Platon, la plaçant
parfois en rapport avec les vainqueurs des jeux olympiques et des gagnants des
concours théâtraux, utilise aussi la couronne pour dépeindre le philosophe-médecin
dans le Banquet, celui par qui la purification de l'âme du citoyen est toujours possible, et,
d'une façon générale, celui réformant l'activité daimonique des autres divinités civiques
dans tous les dialogues. Dans les Oiseaux d'Aristophane, Pisthétairos sera couronné
pour sa sagesse et la fondation de sa cité aérienne 661. Demosthenes est par ailleurs un
orateur platonicien qui a été couronné pour bienfaisances rendues à la cité 662. Et c'est
cette signalétique que Plutarque fait valoir aussi pour désigner ceux qui ont été investis
d'une mission apolhnienne, les purificateurs de la cité qui hbéreront les Thébains du
joug des Perses, dans son De Genio Socratis 66*.

D'une manière générale, on peut comprendre pourquoi le prologue du Phédon est


suivi d'un épisode dans lequel Socrate nous est présenté comme un homme serein664. Il
est « heureux » ou « privilégié » (eùôaipcov) face à la mort puisque, comme un devin, il
sait que sa mission philosophique est accomplie et qu'une régénération de la cité — et,
donc, du prytanée dans l'Apologie — se réalise grâce à Apollon665. On peut cependant
penser que cet état d'esprit n'aurait pas toujours été le sien. S'agissant sans conteste du
moment le plus tragique de l'entretien, Platon nous montre un philosophe qui, sans être
hésitant, dû interpréter par quels moyens il devait alors préserver son poste de garde :
lorsque, après le départ du vaisseau de Délos, le condamné raconta les circonstances de
la création des poèmes sur Ésope et Apollon666. Préfigurant en quelque sorte la

661 Oiseaux, 1274.


662 Démosthène, Sur la couronne.
663 Plutarque, De Genio Socratis,
664 Phédon, 60b.
665 Phédon, 58e-59b.
666 Phédon, 60b-c.

213
L E DIEU D E PLATON. ESSAI SUR LEDAIMON-SOCRATE COMME PARADIGME D E LA RATIONALITÉ PLATONICIENNE

démiurgie intelligible de la République, la poésie socratique fait sans doute ici office de loi
et ressemble aussi à celle de Solon dans le Timée. Comme Socrate, celui-ci était en effet
reconnu sous les caractéristiques d'un démiurge fabriquant un nouveau nomos pour
Athènes, c'est-à-dire un « poète » à part entière667. En ce qui concerne Socrate, nul
doute qu'il y a là dans le Phédon une référence à l'Apologie. On sait en effet que, depuis le
jour du procès, aucun signe daimonique ne s'était manifesté668. On comprend dès lors
que le maître, n'apercevant aucune intervention divine, chercha alors un moyen de
respecter son poste de garde philosophique avant sa mise à mort pendant plus de trente
jours. C'est pourquoi, durant ce temps, il s'improvisa peu à peu « poète » :

« Car, dans mon esprit, la philosophie était l'œuvre d'art la plus haute, et c'était
elle que je pratiquais (coç 4>_Aooocj>_aç |_ièv oùoqç laeyiaxqç ^xouaiKqç, è|j.oû ôè
TOÛTO 7-OC-TTOVTOÇ). Mais le procès eut heu, la fête du dieu fit obstacle à ma
mort. Alors, et au cas où, — ne sait-on jamais ? — le rêve insisterait pour me
prescrire (npooràxTOi) de faire une œuvre d'art au sens où tout le monde entend
ce mot, il m'a semblé qu'il fallait ne pas désobéir, et me mettre à composer. Bref,
il m'a paru plus sûr de ne pas m'en aller avant de m'être acquitté de ce devoir
religieux : faire des poèmes, donc obéir aux rêves » (Phédon, 61a-b [trad.
M. Dixsaut]).

La justification de Socrate est cruciale, puisqu'il s'avère plus justement qu'il ne


cherche pas à créer une œuvre littéraire, mais, dans une expérience onirique et mantique
« réelle » typique des Grecs — que l'on voit encore sous une forme similaire à la fin de
XApologie et dans l'envolée daimonique du mythe final du Phédon — et que M. Détienne
a rapprochée de certains vers de l'Iliade, il cherche au préalable à obéir à un rêve
récurrent qui l'exhortait de faire en sorte que sa vie devienne une œuvre d'art (|_iovaiKq),
et, comme un prêtre d'Apollon, accomphsse une sorte de poesis religieuse669.
R. Hackforth « doute » que le Socrate historique eu ce rêve alors que D A . White pense
que l'apparition soudaine de ce penchant artistique indique bien qu'il a commencé à
« douter » d'avoir voué sa vie à la philosophie670. D'un côté, la question de savoir si
Socrate a vraiment eu ce rêve est sans intérêt et, de l'autre, il est peu probable que

667
Timée, 21c-d.
<*« Phédon, 5 8 c .
<*« Phédon, 61b.

214
LE DIEU DE PLATON. ESSAI SUR LEDAIMON-SOCRATE COMME PARADIGAŒDE LA RATIONALITÉ PLATONICIENNE

Platon ait cherché à mettre en valeur une telle remise en question de la part de Socrate
au moment ou sa force, à l'inverse, fait le philosophe 671 . R. Burger croit que ses
dernières paroles ont été professées pour s'excuser d'avoir cru qu'il avait été négligé par
le dieu pendant son emprisonnement 672 . Or, on comprend encore à rebours que, après
son procès et la fête du dieu Apollon, Socrate pensait que sa mission consistait à laisser
un héritage artistique de ce type « au cas où » par scrupule religieux673. Sans le dieu —
mais, conformément à l'Apologie et au Criton, ne voulant jamais quitter son poste de
garde civique —, il dû alors justifier par lui-même : il fit comme tous les Grecs, ce qui
lui semblait le plus religieux de faire, c'est-à-dire produire un « simple » discours pour la
cité. C'est pourquoi Platon prend la peine d'utiliser le verbe « 7.çoaTàoa_j » (ou
« nQOOTaxTco ») pour désigner l'autorité du dieu encadrant le respect obligé,
nomothétique et militaire du poste de garde philosophique674. Alors que R. Loriaux et
L. Robin sont pratiquement muets concernant ces passages, G. Vlastos cherche à les
assimiler à d'autres témoignages de piété du corpus et R. Hackforth souligne quant à lui
que la musique désigne dans ce contexte philosophique la tendance éducative de
l'âme675. Toutefois, nous ne croyons pas que le but premier de Platon soit de nous
exposer le philosophe sous ces traits, il est le poète accompli non au sens commun
(comme l'était Solon), mais au sens où sa mort produit une œuvre démiurgique
totalement différente de la tradition : la philosophie. Agissant au-dessus de la Terre à
partir des lieux solaires et lunaires dans le Phédon, Socrate incarne la figure daimonique
et démiurgique. Toutefois, il est raisonnable de croire que Platon chercherait aussi à
mettre de l'avant un autre élément plus important. Il s'agit plutôt de montrer — la
compréhension de l'intervention divine en dépend — un Socrate qui, comme un devin
au plus près de ses « objets de pensée », se comporte maintenant, tout de suite après le
prologue, en homme heureux qui aperçu le signe apolhnien. Par l'intervention divine du

670
D A . White, Myth and Metaphysic in Plato's Phaedo, Canada, Associated University Presses, 1989, p. 31.
671
Au sujet du rêve, Diogène Laërce, Socrate, 35, rapporte autre chose.
672
R. Burger, The Phaedo. Aplatonic labyrinth. New Haven: Yale Univ. Press, 1984, p. 275, note 30.
673
C'est d'ailleurs l'expression en grec et soulignée par L. Robin.
674
Phédon, 62b. Voir T.H. Nielsen, « Phrourion. A note on the term in classical sources and in Diodorus
Sicilus », Even more studies in the Ancient Greek Pois, Verlag, 2002, p. 50 à 64, p. 50-51.

215
LE DŒUDE PLATON, ESSAI SUR LEDAIMON-SOCRATE COMME PARADIGME DE LA RATIONALITÉ PLATONICIENNE

prologue, sa mise à mort est aussi alors la mise en œuvre même de la philosophie. C'est
pourquoi le maître peut se donner la mort et boire la ciguë de manière si enjouée : « Vu
sous cet angle, il n'y a peut-être rien d'absurde à affirmer qu'il ne faut pas se donner la
mort avant qu'un dieu ne nous ait envoyé quelque signe inéluctable (nolv àvàyKqv xivà
0eôç éTtmépijjq), pareil à celui qui maintenant, pour nous, est là » (Phédon, 62c)676. Il est
impossible de ne pas voir la logique précise et interne de tout le corpus platonicum où
Socrate avait fait l'expérience du même genre de destin divin le menant aussi à se
purifier et être ainsi prisonnier, comme il le dit si bien dans la République, d'une sorte de
« bienheureuse nécessité » (àvcryicrj ôéôexai)677. Et dans les Lois, ce genre de « preuve »
(xeKurJQia) est le signe que les dieux existent678. Sa mort indique l'accomplissement de
sa mission philosophique et c'est pourquoi il est si heureux de partir.

Comme l'on bien défendu plusieurs traducteurs dont L. Brisson, la manifestation


du signe daimonique ou de l'intrusion providentielle dans l'ensemble du corpus
platonicien est sans ambiguïté : elle restreint (Kaxaaxeïv) ou prévient (aneiçyovoa)
Socrate avant de faire quelque chose plutôt que de l'inciter à agir679 : « C'est une voix
qui, lorsqu'elle se fait entendre, me détourne toujours de ce que je vais faire, mais qui
jamais ne me pousse à l'action » (Apologie, 31d). L. Brisson a noté encore que s'il n'arrive
jamais à comprendre en détail la manifestation directe et « non deliberative » des dieux,
pour le devin véritable, les messages envoyés ne s'avèrent jamais, « après-coup »,
totalement inexplicables680. Ici, le retour du vaisseau de Délos — second moment
constitutif de la mise en scène de la manifestation daimonique dans le corps du texte
platonicien — enseignerait rétroactivement que Socrate n'a jamais été seulement
« poète » au sens traditionnel : affirmer l'opposé irait à l'encontre de toutes les
interventions divines du corpus platonicum. On comprend finalement que cette escapade

675
G. Vlastos dans Socrate, ironie et philosophie morale, traduit de l'anglais par C. Dalimier, Paris, Aubier, 1994,
p. 232-240; R. Hackforth, Plato's Phaedo, Cambridge University Press, p. 38. À ce sujet, Apologie, 30b.
676
Cette nécessité divine est traduite par « le commandement divin » par L. Robin.
677
République, VIII, 567b-c.
678
Lois, X, 886d.
679
Apologie, 31c-e, 32a, 36c; 40a, 40c, 41d; Euthydème 272e; Euthyphron, 3b; Répubique VI 496c; Phèdre 242b-c;
Théétète 151a; Alcibiade 103a-b, 105d-e, 124c-d; Theages 128d-31a. Voir P. Destrée et N. Smith, op. cit., note
635, L. Brisson, p. 6, M. Joyal. p. 99.
680
L. Brisson, op. cit., note 679, p. 10-11.

216
LB DLEU DE PLATON. ESSAI SUR LEDAIMON-SOCRATE COMME PARADIGME DE LA RATIONALITÉ PLATONICIENNE

artistique — sur laquelle Platon ne reviendra d'ailleurs jamais — est dès lors
complètement désuète face à cette conjoncture, face à ce que l'on peut regarder comme
le signe de la divinité. Socrate affirme en outre que ce n'est pas pour faire compétition à
Événos qu'il a composé 681 . Son « erreur », pourrions-nous croire, a été de penser
pendant quelques jours que le legs le plus vibrant auquel le dieu l'aurait convié aurait
uniquement consisté en une œuvre poétique au sens commun, que c'est à travers elle
que la philosophie aurait persisté dans la cité.

2.3.2 Le retour du vaisseau de Délos

C'est ainsi que l'on assiste au second moment daimonique composant le


prologue du Phédon : le retour du vaisseau de Délos682. Cet événement est inédit
puisque, par un dénouement inattendu, il confirme que l'œuvre posthume de Socrate
est de l'ordre de la pensée philosophique. C'est pourquoi on retrouve un philosophe
heureux de voir ses disciples tandis que la mort le guette683. Comme le fait observer
Criton ailleurs : « Au reste, bien souvent au cours de toute ton existence, j'ai pu, dans le
passé, admirer ton heureuse humeur, mais jamais autant que dans le malheur qui te
frappe maintenant et dont tu supportes le poids avec une telle aisance et une telle
douceur » (Criton, 43b). Dans le Phédon, il se penchera sur ce paradoxe concernant ces
situations où semblent parfois cohabiter ce genre de contraires684. C'est que, la mort
peut parfois laisser place à la vie et, par le signe mantique réahsé sous l'égide d'Apollon,
il comprend maintenant que seule la philosophie est capable d'accomplir une telle
œuvre685. Puisqu'immortels et mortels forment la même communauté généalogique et
sectaire, on peut penser que la stratégie de Platon est de montrer que maître et disciples

681
Phédon, 60e.
682
Phédon, 59e.
683
Phédon, 60b. Comme le montrera la suite du dialogue, le contexte montre bien que Socrate n'est pas
heureux simplement parce qu'il se débarrasse de la douleur dans la jambe qui fait place à l'agréable. Voir
L. Robin, p. XXIII.
684
Phédon, 60b-c.
685
Phédon, 60e et 61c.

217
LE DLEU DE PLATON. ESSAI SUR LEDAIMON-SOCRATE COMME PARADIGME DE LA RATIONALITÉ PLATONICIENNE

sont en quelque sorte deux têtes attachées au même cou686. Selon cette fresque
platonicienne spectaculaire, lorsque le bateau revient de Délos, signifiant par là qu'il
sera exécuté, le devin Socrate sait maintenant qu'Athènes se régénère sous la protection
civique du dieu et, dès lors, le geôlier peut faire entrer ceux qui ont à cœur la
philosophie, les familiers composant le ^«oj'-Socrate qui seront désormais les épimélètes
qui en assureront la continuation dans la cité : à partir de là, sa mort ne sera alors qu'un
accomphssement de son existence daimonique687. Platon pose le sceau du divin sur
l'événement en dressant la liste de ceux qui étaient présents, exposant ainsi les derniers
moments de la vie du philosophe en insistant sur l'atmosphère unique qui régnait
alors688. Il veut transmettre de la sorte le caractère singulier de sa disparition ne
consistant jamais seulement à le pleurer ou à le regretter, mais à l'inscrire aussi dans une
rituelle plus solennelle689. Il nous indique ainsi les conditions nécessaires et les signes
qui ont été établis par les dieux afin d'autoriser la perpétuation généséologique des
épimélètes — les futurs gardiens de la République — à l'intérieur de la cité.
Tout est enfin en place pour que coexistent enfin la mort et la vie, la mort du
philosophe et sa pérennité. Depuis le retour du vaisseau, Socrate sait que sa mort
possède une signification impersonnelle pour le « bien commun » de la cité et sait
également que sa « tâche » est de mourir pour faire place à une vie philosophique qui se
poursuivra à travers sa progéniture. Bien qu'on puisse le voir à la fin du Phédon
exhortant ses disciples à faire leur propre expérience de la divinisation philosophique,
on ne peut déclarer que Platon mettrait en avant-plan une mort individuelle690. Il s'agit
bien à l'inverse d'une configuration complexe dans laquelle prennent place Socrate, la
divinité, les disciples et les enfants de la cité. Notre analyse explique que Platon cherche
plutôt à mettre en scène la passation généalogique et civique de la philosophie rendue
possible par la transfiguration daimonique du maître et la prise en charge de son poste

686
Phédon, 60c.
687
Phédon, 59e.
688
Phédon, 59b-c.
689
Phédon, 58d-59b-e.
690 Phédon, 115b-c. Pour un avis opposé, voir D.J. Stewart, « Socrates' Last Bath », Journal of the History of
Philosophy, Vol. X, 1972, p. 253-259, et C. Gill, « The death of Socrates », ClassicalQuarterly, 23,1973, 225-
228.

218
LEDLEUDE PLATON. ESSAISUR LEDAIMON-SOCRATE COMME PARADIGMEDE LA RATIONALITÉ PLATONICIENNE

de garde par les disciples. Après le départ et le retour du vaisseau de Délos — signe
dépersonnahsé de la divinité apolhnienne —, les disciples-épimélètes entrent dans la
prison : Platon nous montre alors que Socrate, saisissant comme un devin sa
divinisation tutélaire de façon presque immédiate, comprend l'œuvre immortelle qu'il
laisse derrière lui : la pensée philosophique et, pour ainsi dire, une poesis intelligible dont
il est l'Intellect hypostatique et la première expression généséologique.
En conclusion, le prologue livre à lui seul le secret du Phédon en entier. La mise
en scène du dialogue est déterminée par le signe de la divinité ou d'une intervention
surnaturelle qui, à notre avis, permet de rendre compte d'une séquence double. La
première (1) montre que, (IA) au moment où il laisse Socrate à son poste de garde, le
départ du bateau d'Apollon indique tout à la fois une purification civique et une
régénération pantomimétique de l'activité philosophique qui se veulent pour Platon une
tentative de remplacement de l'activité des anciennes divinités de la cité d'Athènes
comme Thésée par Socrate. Nous avons expliqué que l'« erreur » du maître a été (IB)
de croire pendant quelque temps qu'il aurait laissé une œuvre poétique au sens
commun. La seconde (2) se découpe en trois actions qui parlent d'elles-mêmes : (2A) le
retour du vaisseau délien fait savoir que la passation du poste de garde civique peut
avoir heu, confirmant du même coup au « devin » Socrate que le dieu ne l'a jamais
abandonné depuis le jour du procès, et c'est précisément alors que; (2B) les disciples
entrent dans la cellule de Socrate — le transfigurant ainsi anagogiquement au même
moment en daimon tutélaire—, devenant ainsi eux-mêmes les épimélètes gardiens de la
cité, le genos de Socrate, au moment exact encore où, finalement; (2C) Socrate, alors
transformé en esprit tutélaire de la cité d'Athènes, est « déhé » concrètement de ses Hens
et symbohquement de la forme de la mort simulée par les enfants et Xanthippe à qui il
demande de sortir. Bref, si elle ne se saisit pas sur le plan théorique chez Platon,
l'intervention divine orchestrée par Apollon s'accomplit à l'intérieur de la mise en scène
du dialogue et, selon toute vraisemblance — n'étant pas définie de manière purement
analytique dans le corps même du texte (comme le dit Socrate dans la République, elle ne
mérite pas qu'on en parle) —, possède d'abord le rôle de conférer au maître un statut

219
LE DIEU DE PLA TON. ESSAI SUR LE DAIMON-SOCRA TE COMME PARADIGME DE LA RATIONALITÉ PLA TONICIENNE

mantique supérieur tout en sanctionnant son existence daimonique et la sacralisation


civique officielle de son activité généséologique et philosophique.

2.3.3 Figure 1. Le prologue (Phédon, 57a-62b) : l'intervention divine d'Apollon

Régénération civique apolhnienne


de la cité d'Athènes (Socrate
remplace Thésée) (58a-b)

(IA) Référenc (2A) Socrate comprend le


explicite au signe du dieu; passation
procès, au civique de la philosophie
poste de garde qui est l'œuvre réelle, la
et à la journée poesis intelligible
depuis laquelle (S9e-60c)
Socrate n'a aucun signe
du dieu (61a-b) (2B) Changement de poste de garde;
les disciples entrent dans la prison
(IB) Socrate n'aperçoit aucun (ils naissent ainsi comme sa
signe du dieu (est-il « poète » au progéniture, les épimélètes-gardiens
sens commun? Que] genre de la cité; Socrate est le daimon
d'œuvre laissera-t-il?) (61_-b) civique tutélaire)
(59b-60a)
(2C) Socrate est délié de ses liens, du
discours et de la forme de la mort (les
enfants qui sortent au même moment) (59e-
60b)

2.4. LE SENS DES DERNIERES PAROLES DE SOCRATE

Les dernières paroles de Socrate avant son exécution dans le Phédon ont traversé
les siècles comme une énigme complexe dont les commentateurs avaient à découvrir le
sens véritable : « Criton, nous devons un coq à Asclépios. Payez cette dette, ne soyez
pas négligeant (d> KQLTCOV [...] xcp ÀorcAqmtî) ocheiAopev àAeKTQUôva : àAAà àTtôôore KCU
jar] ap-Aqaqxe) » (Phédon, 118a). Que veut-il dire au juste? Tel que noté, certains
interprètes contemporains, comme DJ. Stewart, K. Dorter ou M. Dixsaut, pensent
chacun à leur manière qu'il s'agit du remerciement adressé au fils d'Apollon pour l'avoir
guéri de la prison du corps et de la cité, alors que d'autres, comme L. Robin ou

220
LEDLEUDEPLATON. ESSAISUR LEDAIMON-SOCRATE COMME PARADIGME DE LA RATIONALITÉ PLATONICIENNE

F.J. Church, y voient plutôt l'allusion d'un vœu autrefois émis par Socrate dont seuls les
disciples avaient le secret691. R. Minadeo considère quant à lui qu'on assiste à une sorte
de gratitude pour avoir permis de mener à bien l'analyse dialectique, alors que
R. Gauthier ou A. Capuder pensent respectivement qu'il s'agit de propos incohérents
dus à la ciguë ou d'une sorte d'offrande pieuse au dieu pour le remercier de l'action du
poison692.
Ces quelques interprétations, ainsi que les autres, se sont développées la plupart
du temps sans aucun appui textuel sohde. La plus célèbre à ce titre est sans conteste
celle de F. Nietzsche qui prévaut encore aujourd'hui et qui est récupérée sous
différentes formes par beaucoup de commentateurs récents comme R.D. Archer-Hind,
R.S. Bluck, J. Burnet, K. Dorter, C.Gill, G.M.A. Grube, R. Hackforth, G. Reale,
CJ. Rowe, P.C. Santilh ou encore H. Tredennick693. Selon lui, le père de la philosophie,
nihiliste morbide qu'il était, voulait remercier le dieu de le guérir de cette « maladie »
qu'est la vie : « Socrate voulait mourir : — ce ne fut pas Athènes, ce fut lui-même qui se
donna la ciguë, il força Athènes à la ciguë... "Socrate n'est pas un médecin, se dit-il lui-
même tout bas : la mort seule est ici médecin..." Socrate fut seulement longtemps
malade...» (Le crépuscule des idoles, «Le problème de Socrate», 12). Or puisque
F. Nietzsche ne cherche jamais de toute façon à argumenter, mais à nous présenter les
fruits d'une « psychologie des profondeurs », nous savons que ce profil caricatural doit
être grandement relativisé lorsque l'on sait par ailleurs qu'il ne fut pas traduit en justice
par sa faute dans l'Apologie. Bien que Platon ne semble jamais laver Socrate des

691
D J . Stewart, « Socrates' Last Bath », Journal of the History of Philosophy, Vol. X, 1972, p. 253-259, à la page
258 récupérée partiellement K. Dorter, Plato's Phaedo : A n interpretation, Toronto, Univerity of Toronto
Press, 1982, p. 176, et par M. Dixsaut dans la note 382, p. 408-409, de sa traduction du Phédon, Paris,
Garnier-Flammarion, 1991. L. Robin, (Collection Budé, Phédon), p. 102 et F. J. Church, Phaedo,
Indianapolis, The library of Liberals Arts, The Bobbs-Merrill Company Inc., 1951, p. 74, note 1.
692
R. Minadeo, «Socrates' debt to Asclepius », Classical Journal 66, 1971, pp. 249-297, à la page 297. R
Gauthier, «Les dernières paroles de Socrate», Revue Universitaire 64, 1955, p. 274-275. A. Capuder,
« Note complémentaire au dernier mot de Socrate », Antiquité vivante, 1969, p. 21-23.
693
F. Nietzsche, Œuvres, traduction H. Albert et revisé par J. Lacoste, Paris, Robert Laffont, 1993, p. 961.
K. Dorter, op. cit., note 185, p. 178; C. Gill, « The death of Socrates », ClassicalQuaterly, 23,1973, 225-228.
G.M.A. Grube, Phaedo, Indianapolis, Hackett, 1977, p. 67, note24; R. Hackforth, Plato's Phaedo,
Cambridge University Press, p. 29, n. 2, p. 190, n.2. R. S. Bluck, Plato's Phaedo, Indianaplois, The library
of Liberals Arts, 1955, p. 143, note 1. J. Burnet, Plato's Phaedo, p. 147, Rowe, p. 296, Archer-Hind, p. 146,
P.C. Santilli, « Socrates and Asclepius: the final words », International Studies in Philosophy, X X I I / 3 , 29-39,

221
LE DIEU DE PLA TON. ESSAI SUR LE DAIMON-SOCRA TE COMME PARADIGME DELARA TIONALITÉ PLA TONICIENNE

accusations ayant menées à sa mort, il reste qu'avant le Phédon, son intention était de
nous le présenter comme un homme qui ne voulait pas nécessairement être condamné.
Le propos de l'Apologie et du Criton a l'air assuré dans ses grandes lignes : le philosophe,
loin de désirer volontairement la mort, doit cependant obéir à la nécessité, se soumettre
à sa condamnation si les lois de la cité et si les dieux, par un signe divin, l'exigent. Or
nous avons confirmé que l'épisode du navire apollinien de Délos du prologue du Phédon
— sans être le seul signe dont Socrate fait l'expérience à l'intérieur du corpus —
promet justement au maître sa divinisation civique tutélaire surclassant les dieux
traditionnels comme Thésée et l'accomplis sèment de sa mission philosophique. Ceci
nous permet de proposer ici un sens plus circonspect aux dernières paroles intégrant ce
leitmotiv. Nous nous garderons de faire l'erreur commune de les concevoir hors de
rarmature daimonique de celui-ci afin de ne pas chercher à les traduire uniquement à
partir d'éléments conceptuels ponctuels (« c'est la signification du coq », « c'est le poison
que boit Socrate », « c'est le corps dont il se hbère », etc., qui détermine le sens des
dernières paroles). Nous les rattachons toujours au récit philosophique pour ne pas
perdre de vue ce fil conducteur et pour mieux faire ressortir l'intention platonicienne.
En buvant la ciguë, Socrate dit à ses disciples de ne pas s'en faire, car c'est
seulement l'image de la mort qui étreindra son corps dans un instant694. Bien que nous
ne pouvons rien affirmer avec certitude à ce sujet, on pourrait considérer de manière
générale que le maître est à chaque fois délié au sens propre et au sens figuré durant ces
moments charnières695 : 1) au moment où les disciples entrent et les enfants sortent; 2)
au moment où il s'est purifié par le bain (et les enfants sortent de nouveau), et; 3) au
moment où il a terminé de soigner l'âme des disciples à l'aide de ce que l'on peut
nommer le « jeu » dialectique696. La « déliaison » consisterait avant tout en une

1990, p. 38, H. Tredennick, The last days of Socrates, introd. & notes by Harold Tarrant, Londres, Penguin
Books, 1993, p. 199, noteôl.
694
Phédon, 113e.
695
Voir par exemple Phédon, 59e; 60a; 62b; 65a et 67d.
Le discours de Socrate est inauguré par les remarques de Simmias qui, à la limite du mauvais goût,
exhortera le maître de justifier sa mort dans le Phédon. C'est sans doute ce qui explique la remarque
suivante s'adressant à Phèdre dans le dialogue du même nom: «Je fais exception pour Simmias de
Thèbes, mais les autres, tu les surpasses beaucoup [en ce qui a trait à contraindre les autres à prononcer

222
LE DLEU DE PLATON. ESSAI SUR LEDAIMON-SOCRATE COMME PARADIGME DE LA RATIONALITÉ PLATONICIENNE

purification de la forme de la mort dans la partie de l'âme rehée au corps697. Quoi qu'il
en soit, il termine sa vie ici-bas en s'assurant que tout soit accompli selon les désirs du
dieu. Mais pourquoi Socrate exige-t-il le sacrifice d'un coq ? Selon plusieurs sources
anciennes, ce volatile symboliserait la réincarnation de Pythagore et, selon certains,
comme J. Mitscherling, pourrait être ici invoqué de manière mi-ironique mi-sérieuse par
Socrate afin de souligner son propre détachement face aux doctrines orphico-
pythagoriciennes qui ont été à la fois source d'inspiration et de rejet tout au long du
Phédon698. Mais il n'y a dans ce passage aucune indication d'ironie et rien ne nous permet
de l'inférer d'une manière gratuite.

Dans les Grenouilles et les Oiseaux d'Aristophane, le coq représente le droit


d'aînesse royal chez les Perses donnant le droit de reconfigurer et de surclasser les
modèles civiques traditionnels et leurs lignées699. Nous savons en plus que la mise en
scène générale des Oiseaux possède un but précis identique à la République de Platon :
celui de créer un heu médiateur entre les hommes et les dieux afin de produire un
nouveau genos royal les surpassant et aboutissant à un autre nomos généalogique. Devrait-

des discours]. Une fois de plus, à mon avis, tu es responsable du fait que j'ai un discours à prononcer »
(Phèdre, 242b).
Phédon, 60a et 67a-68a. Voir P. Vicaire, Phédon, Paris, Les Belles Lettres, 1969, p. 91. Dans ses Discours,
(par exemple : XLVII, 5; 6; 7; 9; XLVIII, 54) on peut dire qu'Aélius Aristide est littéralement obsédé par
l'idée de purification par le bain selon les instructions d'Asclépios.
698 J. Mitscherling, « Phaedo 118: the last words », Apeiron 29,1985,161-165.
699
Grenouilles, 930 et 955; Oiseaux, 472-491. Selon Pisthétairos, ils étaient d'ailleurs présents avant les dieux :
« Oui, vous; rois de tout ce qui existe, de moi d'abord, d'Evelpidès, et de Zeus lui-même, car vous êtes
plus anciens et d'origine plus reculée (àex«-^-eoi rcçoreçoi) que Kronos et les Titans et la terre »
(Oiseaux, v. 470 et suiv.). Aristophane donne le droit apollinien à ce genos royal et idéal de surclasser les
dieux classiques : « E h bien alors, s'ils sont nés avant la terre et avant les dieux (nçôteçoi \nkv YH? ô- Qtcjv
ÈY-VOVTO), en qualité d'aînés, ne leur revient-elle pas de droit, la royauté ? » (Oiseaux, v. 480 et suiv.). On
sacrifiait à ces oiseaux avant Zeus « et personne, en ces temps-là, ne jurait par les dieux, mais par les
oiseaux toujours » (Oiseaux, 519-21). L'empire des oiseaux succédera à celui de Zeus qui devra s'avouer
vaincu : « S'il dit non, s'il ne veut pas [...] qu'on lui déclare une guerre sacrée, qu'on défende aux dieux
de passer à travers votre domaine [...] Quant aux hommes, je vous engage à leur envoyer un autre oiseau
comme héraut, pour qu'ils aient, maintenant que les oiseaux sont rois, à sacrifier dorénavant aux oiseaux,
et seulement ensuite aux dieux » (Oiseaux, 554-564). C'est afortiori les généalogies humaines
traditionnelles fondatrices des constitutions barbares et grecques qui seront remises en question par cette
royauté aérienne : « Ce n'étaient pas les dieux qui commandaient aux hommes jadis et régnaient, mais les
oiseaux, il est de cela bien des preuves. Tout de suite et d'abord je vous citerai le coq, qui était tyran et
commandait aux Perses avant tous les Darius et Mégabazos, si bien qu'on l'appelle oiseau de Perse en
raison de cette antique souveraineté [...] En Egypte et dans toute la Syrie, le coucou était roi. Et quand
le coucou disait : coucou ! c'était le signal de la moisson pour tous les Phéniciens : blé, orge dans les
champs. [...] Us commandaient si bien en maîtres, qui si quelqu'un aussi était roi dans les cités des grecs,
un Agamemnon, un Ménélas, sur sceptre était posé un oiseau lequel avait part aux présents qu'il

223
LE DIEU DE PLATON. ESSAI SUR LEDAIMON-SOCRATE COMME PARADIGALE DE LA RATIONALITÉ PLATONICIENNE

on considérer que cet oiseau désignant la race de la royauté proposerait en quelque


sorte dans les interlignes du Phédon l'annoncement des philosophes-rois de la République
— genos littéralement sculpté de manière démiurgique par Socrate ?700 À côté du
surclassement de Thésée autorisé par Apollon, le contexte du dialogue permettrait alors
de repérer en quelque sorte la geste même de ce droit d'aînesse socratique reconfigurant
les paradigmes civiques, les nomoi et les genê ancestraux de manière philosophique. Nous
croyons toutefois d'une façon plus nuancée que, malgré cette interprétation confirmant
le bien-fondé de l'analyse généséologique, on ne peut la considérer qu'en hen avec
l'intrigue daimonique du dialogue, le choix du coq ne constituant pas un argument bien
défini, mais à un fait négligeable, un sacrifice faisant partie des mœurs de l'époque que
Diogène Laërce n'a pas jugé bon de relever dans l'interprétation de la condamnation à
mort du maître. Nous pensons qu'il s'agit moins de comprendre pourquoi il s'agit de ce
volatile que de comprendre pourquoi un tel sacrifice en l'honneur d'Asclépios devait
avoir heu à cet instant précis. En outre, Socrate n'a pas promis un coq, on sait
seulement qu'il le doit. Et comme l'a bien noté M.L. McPherran, il est inconcevable
qu'Asclépios soit remercié sous quelque forme que ce soit avant qu'il ne soigne
quelqu'un701. Mais rien n'indique de toute manière — bien au contraire — que là se
trouverait la solution du secret de l'introduction mystérieuse du fils d'Apollon. Il appert
même clairement que Socrate ne cherche pas à remercier Asclépios, mais à lui offrir une
prière. On n'a pas assez souligné en effet que ses dernières paroles composent en réalité
une sorte d'oraison en conséquence de l'hommage qu'il veut rendre aux dieux (et donc
principalement à Apollon et Asclépios) avec une libation, mais qu'il ne peut réaliser,
puisqu'il manquera de poison et ne pourra mourir : « Au moins, je suppose, est-il
permis — et même obligatoire — de faire aux dieux une prière (eùx_o0ai) pour que le
sort (eùxuxq) soit favorable à ce changement de résidence (xqv |_ieToucqaLv), d'ici vers
là-bas » (Phédon, 117c). Ce sont ces mots qui nous aident à comprendre ce que voudra

recevait ! » (Oiseaux, v. 480 et suiv. [trad. H. Van Daele légèrement modifiée]). Voir aussi Ménandre,
fragment 223k, éd. R. Allinson, p. 357-8.
700
Répubique, VII, 540b-c. Voir aussi République, II, 368a-b.
701
M.L. McPherran, « Socrates, Crito, and their debt to Asclepius », Ancient Philosophy, 23, 2003, p. 71-92, p.
76.

224
LE DIEU DE PLATON. ESSAISUR LEDAIMON-SOCRATECOMME PARADIGME DE LA RATIONALITÉ PLATONICIENNE

dire le maître tout de suite après. Nous faisons toutefois deux autres remarques rapides
avant de confirmer notre interprétation finale.
La première est que la conclusion du Phédon — tout comme le prologue et
l'intervention d'Apollon déjà mentionnée — se prépare ici sous l'auspice général d'une
prière ou d'un voeu (eu X-O0ai) sur le « changement de heu » daimonique de Socrate. La
structure en chiasme permet de montrer que le déplacement de sa résidence vers là-bas
est parfaitement cohérent avec sa divinisation autorisée par les dieux (Apollon et
Asclépios en tête de liste).

La seconde remarque consiste à dire que la question de la généséologie est


présente dans cette clôture du Phédon. Avant les dernières paroles de Socrate, Phédon et
les autres disciples présents ne peuvent se retenir de pleurer. Et le maître de réagir :
«Mais que faites-vous donc ? Vous êtes vraiment étonnants ! Enfin si j'ai renvoyé les
femmes, c'est surtout pour cette raison, pour éviter semblables fausses notes! Car j'ai
entendu qu'il faut mourir avec des paroles de bon augure » (Phédon, 117d-e). Les pleurs
des disciples contrastent avec les dernières paroles du Phédon. Mais que signifient-ils?
Les Lois proposent un modèle de censure des lamentations qui ont aussi l'habitude
d'être perçues comme de mauvais augure pour les autres membres de la famille :
« Supposons que se dresse, devant l'autel et les offrandes quelqu'un qui se mette à
proférer toutes sortes de paroles de mauvais augure à l'adresse de quelqu'un, dont il est
le fils ou le frère : ne devrions-nous pas affirmer que les paroles proférées par cet
homme feraient naître, chez son père et les gens de sa famille, un sentiment
d'inquiétude, et qu'elles constitueraient un mauvais présage et un signe divinatoire
inquiétant ? » (Lois, VII, 800b-c). D'une manière semblable, Socrate demandait à Criton
de s'occuper de sa femme et de ses plaintes au début du Phédon102. Et ailleurs durant
l'entretien, il dit que ceux qui croient qu'il n'y a rien après la mort ne devraient pas
importuner ceux qui les entourent par leurs lamentations703. En d'autres termes, les
arguments concernant l'indisposition provoquée par les pleurs pointent constamment

Phédon, 60a. Cette attitude est celle des « flatteurs » et des « esclaves » dans le Criton, 53e, et c'est pourquoi
le philosophe répugne à gémir pour éviter sa condamnation dans l'Apologie, 38d.
Phédon, 91b.

225
Z_ DLEU DE PLATON. ESSAI SUR LEDAIMON-SOCRATE COMME PARADIGME DE LA RATIONALITÉ PLATONICIENNE

vers le genos ou, si l'on veut, sont toujours considérés en mortaise comme une « affaire
de famille ». Commentant Olympiodore, F. Cumont affirme quant à lui que le
philosophe donne congé à sa femme et ses enfants au début et à la fin du dialogue
selon un principe pythagoricien. Socrate voudrait mourir en silence (EÙdpqpkx) afin de
ne pas attirer les mauvais daimones de la tradition qui alourdiraient alors l'âme et
s'opposeraient à son élan vers le Ciel704. Le « mauvais œil » (pacncavia), c'est-à-dire
l'influence de mauvais daimones, serait ainsi évité705. Mais cette intonation spirituelle
pythagoricienne, bien que possible, ne se rattache ici à aucun appui textuel, se révèle
incertaine et, à vrai dire, beaucoup moins déterminante qu'un autre développement de
la République ressemblant à celui des Lois dans lequel Socrate affirme clairement que les
gémissements ou les pleurs funèbres affaiblissent les gardiens de la cité et que, pour ces
raisons, il faudrait les supprimer706 : « Nous ne permettrons donc pas à ceux dont nous
voulons prendre soin et qui doivent devenir eux-mêmes des hommes de bien qu'ils
imitent, alors qu'ils sont des hommes, une femme, jeune ou vieille, injuriant son mari
ou se mettant en colère contre les dieux pour rivaliser avec eux, soit qu'elle se croit
heureuse, soit encore que dans le malheur elle s'abandonne aux plaintes et aux
lamentations (nevSeaiv KCÙ Soqvoiç). Nous ne leur permettrons encore moins de
l'imiter souffrante, amoureuse ou dans les douleurs de l'enfantement » (République, III,
395d). D'une façon quasi identique au Phédon, afin de devenir eux-mêmes des hommes
de bien, les gardiens qui sont réellement philosophes ne devraient jamais imiter ceux
(hommes ou femmes) qui se livrent avec peur, lâcheté et déshonneur aux plaintes et aux
lamentations. On remarque que le maître dit aussi que dans la cité idéale qu'ils sont en
train de fabriquer, il ne leur sera pas non plus permis d'imiter la souffrance et « les
douleurs de l'enfantement ». On pourrait penser que le contexte de la République serait
ici presque identique à celui du prologue du Phédon où le maître agirait en quelque sorte
comme le dieu tutélaire de la cité d'Athènes laissant son poste de garde aux disciples qui
naîtraient en même temps de manière symbolique comme les épimélètes gardiens de la

704
F. Cumont est suivi par M. Détienne, op. cit., note 8, p. 49.
705
Phédon, 95b.
706 Voir aussi Répubique, III, 388d; 395d et X, 606a, où la raison gardienne est affaiblie par les lamentations.

226
LE DLEU DE PLATON. ESSAISUR LEDAIMON-SOCRATE COMMEPARADIGME DELA RATIONALITÉ PLATONICIENNE

cité. Bref, en hen avec la République, la mise en scène daimonique de la divinisation de


Socrate présenterait selon toute vraisemblance à travers les pleurs de Xanthippe un
accouchement métaphorique. Le verbe « àvqucf>rj|_.qa£iv », d'ailleurs, manifeste
clairement les lamentations de l'enfantement707. Il semble que le mauvais augure perçu
par le maître dans le Phédon concernerait davantage la mauvaise imitation de la
procréation comme elle serait aussi dénoncée dans la République. Si l'on écoute les
plaintes de la femme de Socrate, l'accouchement se révélerait comme étant inachevé ou
avorté — et porteraient ainsi malheur. Or loin de viser Xanthippe en tant que femme
(ce qui, d'ailleurs, cadre mal avec le « féminisme communiste » de la cité de la République
où la femme est l'égal de l'homme et, à force égale, peut prétendre au titre de
« philosophe-reine »), la problématique porterait ici sur la nécessaire passation civique
de la philosophie pour les disciples — son genos en somme — et pour le bien de la
communauté par l'entremise de l'immortalité du maître et de son changement de
résidence. Plutôt que de nuire à cette opération par des gémissements, il faut au
contraire prier les Dieux et en premier heu le Dieu Asclépios pour favoriser ce qui est
en train de s'accomplir — la réalisation généséologique et éducative de la philosophie
comme elle devrait se réaliser par des hommes de bien — et se garder d'imiter les
lamentations de Xanthippe.

Comme nous l'avons souligné, le sens des dernières paroles de Socrate ne se


rattacherait donc pas à une interprétation circonstancielle de certains éléments épars
que l'on pourrait repérer dans le dialogue, mais toujours à son intrigue littéraire
daimonique et généséologique. En outre, il ne s'agit pas de « remercier » Asclépios pour
toutes les raisons invoquées. Nous avons vu que, selon un leitmotiv théâtral mis en
place par Platon, l'exhortation du début et de la fin de l'entretien s'adresse aux
épimélètes de la cité affiliés à Socrate qui surclasse Thésée comme dieu officiel de la cité
d'Athènes. Le sacrifice doit se faire pour favoriser la purification et la régénération
civique autorisée par Asclépios (et d'abord Apollon) par laquelle la philosophie

707
Phédon, 60a. Quoi qu'il en soit, le Phédon n'indique pas que la présence de la femme de Socrate est
mauvaise comme telle. Elle ne le devient que lorsque ses lamentations supposent que la génération
daimonique, le changement de résidence et de poste de garde n'ont pas réellement eu lieu.

227
LE DLEU DE PLA TON. ESSAI SUR LE DAIMON -SOCRA TE COMME PARADIGAŒ DELARA TIONAIITÉ PLA TONICIENNE

poursuivra son chemin. Ce rituel a été suspendu par la discussion entre Socrate et ses
disciples, mais on peut croire qu'il aurait pu être accompli dès le début, c'est-à-dire
avant l'intervention de Simmias le contraignant à discuter, à l'occasion même où
Socrate fut délié, à l'instant même où les socratiques entrent dans la pièce et Xanthippe
et ses enfants sortent708. Platon présenterait de manière magistrale une sorte de
« moment » où une naissance peut se réaliser de manière symbolique en nous indiquant
une tentative de changement de poste de garde, la transfiguration de la filiation et
l'accomplissement de la mission civique de la philosophie.
En outre, dès l'Antiquité, les dernières paroles ont été détournées ou mal
interprétées. Pour Olympiodore (495-565), il paie un coq pour soigner les différentes
parties de l'âme devenues malades. Il ajoute de manière expéditive que si Socrate avait
été un homme vraiment avisé, il ne l'aurait pas oublié au départ709. Tertulhen (150-240)
se contente de dire qu'Asclépios renvoie en réalité à Apollon qui l'a déclaré le plus sage
des humains dans l'Apologie — ce qui, on en convient, laisse penser que l'oracle
historique divinisant le maître était aussi mis en rapport avec sa daimonisation tutélaire
comme on la voit dans le Phédon1™. Lactance (250-325) affirme que Socrate n'était pas
sage en réalité et, depuis son procès, à la manière d'un insensé, il avait peur d'être face à
face avec le juste Rhadamante : c'est pourquoi il sollicitait Asclépios pour plaider en
faveur de sa folie de philosophe et tout ceci prouvait en fait que, à l'opposé de ce que
disait l'oracle delphique au sujet de son savoir hypostasié, il ne savait rien711. Ce type
d'interprétation n'explique jamais la raison pour laquelle les prières de Socrate
s'adressent à Asclépios et non à Apollon — le père étant pourtant en effet le patron de
l'oracle et le chef d'orchestre de l'intervention daimonique autorisant le surclassement
de Thésée par le nouveau modèle civique « Socrate » avec le départ et le retour du
navire de Délos. À ce titre, il est également l'arbitre de la régénération daimonique de la

7
°» Phédon, 59e-60b.
709
Olympiodore, In platonis Phaedonem Commentaria, cité à partir de l'édition E J . et L. Edelstein, Asclepius. A
collection and interprétation of the testimonies, t o m e II, Baltimore, T h e J o h n s H o p k i n s press, 1945, p. 205, 24;
p. 2 4 4 , 1 7 .
710
Tertullien, Apologeticus, X L V I , 5.
711
Lactance, Divinae Institutions, III, 20, 16-17 et Insa'tutionum Epitoma, 32, 4-5. Voir aussi Prudentius (348-
410), Apotheosis, 203-6. Sur le savoir hypostasié de Socrate face aux autres humains, voir Apologie, 20d-e.

228
LEDLBUDEPLATON. ESSAISUR LEDAIMON-SOCRATE COAIALE PARADIGME DE LA RATIONALITÉ PLATONICIENNE

cité d'Athènes. Nous savons certes que les deux divinités sont complémentaires et que
certains témoignages de l'Antiquité vont parfois jusqu'à confondre leurs pouvoirs712,
mais la question demeure entière : pourquoi mentionne-t-il le fils Asclépios et non
Apollon ? Et qui est-il ? Selon la légende, Asclépios était revenu des morts pour être
ensuite foudroyé par Zeus avant d'être placé dans le ciel sous la forme du serpentaire713.
Sa catabase renverrait ainsi également aux mondes célestes. Homme qui est devenu un
dieu, son nom désignait et évoquait à vrai dire la douceur (énioç) de l'action du
remède714. Mais ce sont ses capacités à faire ressusciter les morts et à présider les rêves
et les naissances qui étaient reconnues de tous à l'époque et qui semblent coïncider de
manière parfaite avec les propos du Phédon1^. Doit-on comprendre les dernières paroles
de Socrate à partir de ces attributs ?

Dans la République, Socrate dénonce comme dans le Phédon la préoccupation


excessive du corps entravant l'activité de réflexion716. Le maître y fait ensuite intervenir
la figure d'Asclépios dans un contexte très proche des dernières paroles de l'autre
dialogue. Il raconte que, selon la légende, ce dieu médecin détenant le pouvoir de son
père, s'assurait de la bonne condition physique de ceux qu'il soignait en vertu de
l'importance de leur contribution à l'activité politique717. Ainsi, la sanction oraculaire et
daimonique d'Apollon qui jugeait de la divinisation civique de certains individus
particuliers pouvait être parachevée par Asclépios qui présidait la naissance des enfants
de ceux-ci dans la cité. Ceux qui étaient d'une condition physique maladive qui n'était
pas en conformité avec leur âme, il refusait de les soigner, jugeant qu'il valait mieux
qu'ils n'engendrent pas d'enfants constitués comme eux. Notre analyse du Phédon
montre toujours que la naissance métaphorique des disciples relevant de leur dieu

712
Voir par exemple les fragments orphiques, 297a.
7,3
Voir par exemple les versions de Xénophon, Cyropédie, I, 6; scolie d'Euripide, Alceste, 1; Origène, Contre
Celse, III, 22.
714
Voir Plutarque, Vies, VIII, 845b. Pausanias, Description de la Grèce, II, 26, 8, affirme qu'Asclépios a été
reconnu comme un dieu pendant le festival d'Épidaure. Voir É. DesPlaces, La reigion grecque, Paris,
Éditions A. et J. Picard et cie, 1969, p. 76-79.
715
Voir par exemple Xénophon, Cyropédie, I, 1-6; Apollodore, Bibiothèque, III, 10, 3, 1-9; Diodore,
Bibiothèque historique, IV, 71, 1-4; scolie d'Euripide, Alceste, 1; Erastothène, Catasterismi, I, 6. Voir surtout
presque tous les Discours d'Aélius Aristide (infra).
™ Répubique, III, 407b-c.
717
Répubique, III, 407d.

229
L E DIEU D E PLA TON. ESSAI SUR LE DAIMON-SOCRA TE COMME PARADIGME DELARA TIONALITÉ PLA TONICIENNE

tutélaire Socrate tourne autour de ces thématiques eugéniques. Bref, chez Platon, la
figure d'Asclépios interviendrait toujours pour juger de la qualité de la progéniture
engendrée. La République n'y manque pas non plus : « Il n'a pas pensé qu'il fallait soigner
celui qui n'était pas en mesure de vivre une vie d'une durée normale, parce que cela ne
présente aucun intérêt ni pour lui ni pour la cité » (République, III, 407d-e). On peut
penser que ceci dresserait un hen parfait avec la prière de Socrate dans le Phédon qui
favoriserait les bonnes grâces de l'intervention divine en ce qui se rapporte à
l'engendrement des enfants de son genos philosophique. On ne peut rien dire de certain
à ce sujet, mais on y retrouve peut-être l'explication de la fameuse mention de l'absence
de Platon à la mort du maître, puisque les disciples présents — dont Phédon — ne
semblent jamais saisir en quel sens ceux-ci ne seront jamais orphelins sans Socrate, mais
devraient plutôt prendre un engagement sectaire et, pour ainsi dire, mettre toute
l'intensité possible pour être les dignes épimélètes gardiens d'Athènes718. Platon se
présenterait-il lui-même comme l'héritier de qualité tant voulu par le maître ? C'est
peut-être ce qu'aurait voulu dire Lucianus (120-180) qui, citant aussi les dernières
paroles, ajoute ensuite comme pour plaindre Socrate : « et bois la ciguë, pauvre ami
Socrate, avant qu'il n'ait même payé le coq à Asclépios » (Bis Accusatus, 5). Sans trop
extrapoler, on pourrait croire que face « au rendez-vous raté » par sa progéniture
concernant les arguments rationnels défendus tout au long du Phédon, l'œuvre
philosophique (et donc le sens de la défense de rimmortalité du « pauvre » Socrate et
incomprise des disciples selon Lucianus) serait ainsi peut-être « sauvée » dans ce cadre
grâce au véritable genos composé de Platon et des membres de l'Académie. Cette
interprétation est d'autant plus plausible qu'elle cadre avec toute la trame du dialogue et
avec quelques remarques de l'Antiquité tardive de Libanius (314-394) qui affirme que
lorsque le fils payait Asclépios en argent (il ne s'agit pas d'un coq, cependant) pour
guérir son père malade, celui-ci, s'il survivait, déshéritait ensuite son fils719. On pourrait
penser que c'est dans cette perspective que, sans mention des autres disciples à cet
égard, Diogène Laërce affirme qu'Apollon donna aux mortels Asclépios et, en second

7 8
' Phédon, 58c; 115b-c et 116a.
719
Libanius, Dcclamationes, XXXIV.

230
LE DLEUDEPLATON. ESSAI SUR LEDAIMON-SOCRATE COMME PARADIGME DE LA RATIONALITÉ PLATONICIENNE

heu, Platon, « l'un pour sauver leurs corps, et l'autre pour sauver leurs âmes »720.
Toutefois, bien que le Phédon exposerait sans doute la consécration généséologique de
Platon et de son école philosophique, rien ne permet de supposer comme le fait
G.W. Most que les dernières paroles introduites par la prière de Socrate pour favoriser
son changement de résidence suggéreraient tant soit peu le remerciement au dieu pour
le recouvrement de la santé du jeune homme 721 : on se demande pourquoi les disciples
auraient à sacrifier au coq au profit de la guérison de Platon hors du contexte de la
divinisation de Socrate et de l'intervention daimonique encadrée par Apollon dans le
prologue du Phédon. A défaut d'appuis textuels sohdes, on doit finalement laisser
tomber cette version.

Si on laisse de côté la question de savoir si Platon s'était réellement


autoproclamé comme le véritable héritier de Socrate au détriment des autres
protagonistes comme Phédon, Simmias et Cébès, par exemple, on peut toutefois
assurer que les dernières paroles (qui sont en fait une prière pour favoriser son
changement de résidence) cadrent parfaitement avec les perspectives daimoniques et
généséologiques de la passation civique de la philosophie. C'est ce qui ressort encore de
la République, où cette capacité de transmission revient tout naturellement. Le démiurge
Socrate y communique ses pouvoirs de reconfiguration nomothétique à l'endroit des
gardiens-démiurges tout en leur donnant une naissance poétique à l'intérieur du cadre
de la cité idéale722. Comme le dira Glaucon au maître concernant l'enfantement du
philosophe-roi : « C'est un Asclépios politique que tu nous présentes là! » (République,
III, 407e). Et Socrate d'ajouter : « C'est clair, et aussi, ses enfants! ». À l'intérieur de ce
genre d'expression vernaculaire de la naissance civique, on assiste à une passation
philosophique tous azimuts (politique, nomothétique, épimélétique, etc.) entre le maître
et le philosophe-roi. On peut penser que tout au long du Phédon, les fils légitimes
forment de manière identique son genos et relèvent du « père » Socrate723. Nous savons
même que, comme lui, ceux-ci pourront se diviniser à leur tour en êtres daimoniques

720
Diogène Laërce, Vies, III, 45.
721
G.W. Most, « A cock for Asclépius », ClassicalQuarterly, 1993, 43, 96-111, p. 107.
722
Voir note 700.
72
3 Phédon, 116a.

231
L E D I E U D E PLA TON. ESSAI SUR LE DAIMON -SOCRA TE COMME PARADIGME D E LA RATIONALITÉ PLATONICIENNE

ou en divinités civiques officielles si l'Apollon delphique en donne la permission par un


oracle724. En hen avec la sanction de son père, Asclépios présiderait à vrai dire ici plus
précisément l'aptitude de la puissance philosophique sur la généalogie civique725. Fidèle
à son habitude, Socrate s'adressera d'ailleurs à sa progéniture, c'est-à-dire au gardien
Glaucon (le frère de Platon!), comme le représentant même de la réalisation de ce soin
civique et de la transmission civique d'une « âme saine à une âme saine » dans la
République : « Dès lors, tu établiras, par voie de législation, une médecine telle que nous
l'avons présentée, accompagnée dans la cité d'une magistrature (vo|JX>9£Tnc_u;) du
genre que nous avons dit : elles prendront soin de tes citoyens, ceux qui sont bien dotés
naturellement (evcpveiç.) pour ce qui concerne leur constitution physique et leur âme »
(République, III, 409e). Par conséquent, on peut considérer que la prière finale du Phédon
s'adresse à Asclépios afin que l'intervention divine d'Apollon divinisant Socrate dans le
prologue se concrétise également par l'entremise du fils, c'est-à-dire soit favorable au
transfert du pouvoir philosophique et à l'enfantement des véritables épimélètes gardiens
de la cité. Ce n'est en effet pas lui qui, seul, doit sacrifier un coq, mais aussi les disciples
s'ils veulent mettre toutes les chances de leur côté pour naître comme les fils spirituels
de Socrate. Contrairement à ce qu'on suppose souvent, il ne s'agit à aucun moment
d'un remerciement à Asclépios, fils du dieu guérisseur Apollon, pour l'avoir guéri du
corps ou de la maladie que serait la vie ou, contrairement à ce que F. Nietzsche
suppose, de sa mort « personnelle »726. Le philologue allemand, à cet égard, feint de lire
« "je" dois un coq à Asclépios »727. Socrate, pourtant, ne dit pas « o(j>eiAa> » (« je dois »),
mais bien « ot^eiAopev » (« nous devons ») à l'indicatif présent, voix active, de la
première personne du pluriel.

EJ. et L. Edelstein ont bien expliqué qu'Asclépios était un dieu de la famille


concerné par tous les détails de la vie quotidienne pour préserver la santé et la vie de ses

724
Voir note 700.
7
» Répubique, III, 408e-410a.
726
Ceci a été remarqué par M. Dixsaut dans la note 382, p. 408-409, de sa traduction du Phédon, Paris,
Garnier-Flammarion, 1991. Pour un avis opposé concernant la mort personnelle de Socrate, voir D.J.
Stewart, « Socrates' Last Bath », Journal of the History of Philosophy, Vol. X, 1972, p. 253-259, et C. Gill,
« The death of Socrates », ClassicalQuarterly, 23,1973,225-228.
727
F. Nietzsche, op. cit., note 693.

232
LE DIEU DE PLA TON. ESSAI SUR LEDAIMON -SOCRA TE COMME PARADIGME DELARA TTONALITÉ PLA TONICIENNE

parents, amis, femmes et enfants pour toutes sortes de raisons728. À la lumière de


plusieurs témoignages, il est une divinité s'occupant des choses concrètes729. Il est de
plus un dieu chtonien du corps relié aux catabases initiatiques apolliniennes comme les
dirigeaient Trophonios de Lébadée et le Socrate des Nuées130. Mais rien n'indique qu'il
faudrait le considérer uniquement sous ces attributs, d'autant plus que Platon présente
son pouvoir civique en hen direct avec une harmonisation entre l'âme et le corps, c'est-
à-dire avec une constitution physique pour l'accomphssement intellectuel et politique de
la mission philosophique. Un peu comme la descendance des gardiens-démiurges de la
République est sculptée par Socrate pour lui obéir, Aristide mentionne que le dieu
favorise l'obéissance du corps à l'âme et Julianus (133-193) dit que les Muses éduquent
(na__£Ùoua_v) notre âme avec l'aide d'Asclépios et Apollon731. D'une manière encore
plus proche de la République et du statut céleste de celui-ci dans la constellation
serpentaire, Pausanias affirme qu'il agit de façon pneumatique comme l'air est mélangé
au Soleil (Apollon) : « Pour Asclépios, il va, sur l'air, apporter la santé au genre humain
et à tous les animaux : Apollon est le Soleil, adaptant sa course aux saisons et est plus
précisément il est nommé le père d'Asclépios parce que le Soleil, en adaptant sa course
aux saisons, donne à l'air sa santé » (Description de la Grèce, VII, 23, 7-8). La question de
la race et son action sur l'âme rehée au corps est dans presque tous les témoignages de
l'Antiquité732. D'une façon très proche de la mission qu'aurait à accomplir la filiation de
Socrate, Asclépios apparaîtrait comme le fils divin pouvant, sous le patronage du père
Apollon, soigner l'âme pour préserver le corps agissant pour la constitution civique733.
D'une manière semblable, l'Intellect de Socrate et celui de sa progéniture sont réunis
comme deux têtes qui n'en forment en réahté qu'une seule à l'intérieur du Phédon134.
Cette structure est exactement la même que celle de la République, du Timée et même

728
E J . et L. Edelstein, op. cit., note 709, p. 90 et 102. Appuyés par Aristide, Discours, XLVIII, 4.
729
Galien affirme même qu'il aurait donné aux humains l'art du vin dans Protreptique, 9, 22.
730
P. Bonnechère, « La scène d'initiation des Nuées d'Aristophane et Trophonios : nouvelles lumières sur le
culte lébadéen », Revue des études grecques, tome 111, 1998, 436-480 et Trophonios de Lébadée. Cultes et mythes
d'une cité boétienne au miroir de la mentaité antique, Boston, Brill, 2003.
731
Oration, XXXVIII, 24 et Julianus, Contra Gailaeos, 235b.
732
Proclus, In platonis Timaeum, I, 49c, dira quant à lui de manière autrement plus explicite qu'Asclépios est
l'intellect lunaire et qu'Apollon est l'intellect solaire.
733
Répubique, III, 408e.

233
LE DIEU DE PLA TON. ESSAI SUR LE DAIMON -SOCRA TE COMAŒ PARADIGME DELARA TIONALITÉ PLA TONICIENNE

celle des Lois où l'Intellect hypostatique et daimonique de la cité — dont Socrate est
selon toute vraisemblance la première expression généséologique chez Platon735 — se
manifeste à travers la « tête » des gardiens et le comité des sages formant le collège de
veille736 : « Il est clair que si la cité est le corps, alors ceux des gardiens qui sont jeunes,
parce qu'ils se trouvent, si je puis dire, au plus haut de la tête, et parce qu'ils ont été
choisis pour leur don naturel eminent, pour l'acuité de toutes les activités de leur âme,
embrasseront circulairement du regard la cité tout entière, et, tout en assurant la garde,
transmettront à la mémoire ce qu'ils auront perçu par leurs sens et seront pour les plus
vieux les messagers de tout ce qui se passe dans la cité » (Lois, XIII, 964e).
Il est encore plus étonnant de constater qu'en hen parfait avec la divinisation de
Socrate à l'intérieur du Phédon, Asclépios possède la réputation d'avoir fait revivre
d'entre les morts les victimes du dieu Athénien officiel Thésée — comme le maître
affirme en quelque sorte en être le martyr de la cité dans le Théétète131. Chez Virgile,
Lactance, Hygine, Libanius, son fils Hippolyte est victime de son courroux pour être
ressuscité de l'Hadès par lui738. Chez Ovide et dans une schohe de Pindare, Asclépios
est reconnu pour avoir ressuscité Hippolyte ou Glaucos (et les deux)739. Il est encore
une fois impossible de ne pas faire le rapprochement avec la Republique où, renaissant de
la boue des mers, l'âme de Glaucon/Glaucos est sculptée de manière démiurgico
généséologique par Socrate. Nul doute que ce panorama impliquant Asclépios et
Socrate révélait pour le spectateur des lectures publiques des dialogues un contexte très
explicite. Xénophon affirme en outre d'une façon plus directe qu'Asclépios est reconnu
pour « faire revivre » les morts740. À la manière du contexte Phédon, il repousse en
quelque sorte la mort et sauve les trépassés de l'Hadès — en particulier « ceux tués par
Thésée » — afin de leur permettre de revivre encore, ou de vivre une seconde fois —

734
Phédon, 60b-d et 89a-d.
735
Phédon, 97d et 99b-c; Répubique, VII, 514a-b; 515a-b; Timée, 90a. Voir aussi Charmide, 156e-157a-d.
736
Lois, III, 687e-688e; 712e-713a; XII et 967d-968b. Voir Aristote, PoHtiques, II, 6,1265a.
737
Théétète, 169b-c.
738
Virgile, Aeneis, VII, 765-73; Lactance, Divinae Institutions, I, 17, 15; Lactance Placidus, Commentarii in
stadium, Ad Thebaidem, V, 434; VI, 353 et 375; Hygin, Fables, XLIX, 1; Libanius, Orations, XIII, 42.
739
Fasti, VI, 743-62 et A d Pythias, III, 96. Pausanias, Description de la Grèce, III, 19,7 et 20, 5 dit que c'est
Héraclès qui a été guéri par Asclépios.
740
Cyropédie, I, 6.

234
LEDLEUDEPLATON. ESSAISUR LEDAIMON-SOCRATE COMAŒ PARADIGME DE LA RATIONALITÉ PLATONICIENNE

comme Socrate. Dans un fragment qui nous reste de Ménandre (IVe siècle av. J.-C), un
mort dit : « Maintenant que je suis ici, je suis devenu vivant encore pour tout le reste de
ma vie, comme si j'étais étendu dans le temple d'Asclépios et été sauvé. Je marche, je
parle, je pense (7i£oi7taT_ô, ÀoAcô, 4>QOVC_>). Ce Soleil, si magnifique, si beau que j'ai
désormais découvert, humains, pour la première fois : maintenant, je vous vois sous le
ciel clair, l'air, l'Acropole, le théâtre » (Papyrus Didotiana, b, 1-15)741. Cinq aspects de ce
passage recoupent et confirment toujours notre analyse : 1) on retrouve le même type
d'activité daimonique selon le même vocabulaire utilisé par le Socrate des Nuées
d'Aristophane, du Phédon et des dialogues platoniciens en général qui affirme quant à lui
posséder ces mêmes capacités (la pensée, la parole et la possibilité de « marcher dans les
airs en tournant autour du Soleil »)742; 2) ce genre d'immortalité daimonique possède
toujours des hens avec le Soleil (Apollon)743; 3) la daimonisation de cet être
intermédiaire permet de contempler la cité d'une autre manière à partir des airs (il y a
toujours une affinité indéniable entre le daimon et la polis''744); 4) le temple d'Asclépios
incarne des attributs célestes, et, enfin; 5) comme dans le Phédon, il y a ici un rapport
entre Asclépios et un autre type d'existence, une vie daimonique se situant en quelque
sorte dans une « autre résidence ».

À ceci, nous devons ajouter que le type de protection généalogique dirigé par
Asclépios était souvent présenté dans un contexte onirique et divinatoire — le même
que celui invoqué par Socrate lorsqu'il raconte le rêve de sa poesis philosophique qu'il
laisse à sa progéniture comme un héritage mimétique dans le Phédon — assurant que la
prescription d'une vie et de sa réalisation ici-bas n'était pas qu'un rêve pour le mortel745.
On n'a pas assez remarqué que l'Antiquité regorge de ces exemples où des gens font ce

741
Voir aussi le fragment 481k, éd. R. Allinson, p. 442, qui reprend une thématique similaire.
742
Nuées, 225; Phédon, 112b et République, livre VII.
743
Phédon, 99d; 109c; Répubique, VII, 509a-b; 515a et suiv.
744
Voir aussi Aristophane, Ploutos, 675 et 726.
745
« Car, dans mon esprit, la philosophie était l'œuvre d'art la plus haute, et c'était elle que je pratiquais (_>ç
cj)iAoacxJ>iaç (_èv oûanç f-eyuJTqç |_ov_ucfjç, k\iov ôè xoûro 7tQ-txTovroc). Mais le procès eut lieu, la fête du
dieu fit obstacle à ma mort. Alors, et au cas où, — sait-on jamais ? — le rêve insisterait pour me
prescrire (nQocrzàxxoî) de faire une œuvre d'art au sens où tout le monde entend ce mot, il m'a semblé
qu'il fallait ne pas désobéir, et me mettre à composer. Bref, il m'a paru plus sûr de ne pas m'en aller avant
de m'être acquitté de ce devoir religieux : faire des poèmes, donc obéir aux rêves » (Phédon, 61a-b). Voir
aussi Criton, 43c-44a.

235
LE DIEU DE PLATON. ESSAI SUR LE DAIMON-SOCRATE COMME PARADIGME DE LA RATIONALITÉ PLATONICIENNE

genre de rêve prémonitoire avant de constater qu'il se réalise le lendemain. De


nombreuses stèles des Inscriptiones Graecae datant de la seconde moitié du IVe siècle av.
J.-C. expliquent que plusieurs enfantements ont été rendus possibles grâce aux rêves
divinatoires de femmes ayant rencontré Asclépios pendant leur sommeil746. D'une
manière comparable au Phédon et à la République, on constate que le dieu préside
fréquemment la vision prophétique avant de permettre un accouchement heureux et
favoriser une progéniture prospère par la suite. Cette caractéristique fortement attestée
à cette époque concorde avec toute notre analyse747. À la façon du songe divinatoire de
Socrate au sujet de la philosophie dans le Phédon, cette mantique parrainée par Asclépios
est toujours accompagnée d'un « rêve vrai »748. C'est sans doute la raison pour laquelle il
cherche à convaincre ses contemporains de l'importance de sa mission prophétique et
philosophique à l'intérieur de tout le corpus, mais aussi dès l'Apologie, par les signes,
oracles et rêves qui lui sont révélés : « Pour moi, je le répète, c'est quelque chose que
m'a prescrit de faire le dieu, par l'intermédiaire d'oracles, de rêves et par tous les

746
En particulier les Inscriptiones Graecae, IV, nos. 121-22. Aussi : « Après que Cleo fut enceinte pendant cinq
ans, elle vint au dieu en suppliant et donna dans l'Abaton. Du moment qu'eDe quitta le temple, elle eu un
fils » (1); « Après trois ans enceinte, Ithmonice de Pellene vint au temple au printemps. Lorsqu'elle
s'endormit, elle eut une vision [du dieu Asclépios]. [...] elle donna ensuite naissance à une fille» (2);
«Andromache d'Épeuros a dormi dans le temple et vu un rêve. Il lui apparaissait qu'un garçon
sympathique la découvrait après que le dieu Asclépios l'ait touché [elle] avec sa main. A la suite de quoi
un fils était né d'Andromache d'Arybbas » (31); « Une femme dormit dans le temple et vit un rêve. Le
dieu [Asclépios] avait l'air de lui dire qu'elle enfantera au printemps en lui demanda si elle voulait un mâle
ou une femelle. Elle lui répliqua qu'elle voulait un mâle. A la suite de quoi elle eu un garçon durant
l'année » (34); « Agameda de Ceos dorma dans le temple pour le printemps et vit un rêve. Il lui semblait
dans son sommeil qu'un serpent se posait sur son ventre. A la suite de quoi elle donna naissance à cinq
enfants » (39); « Nicasibula de Méssène dorma dans le temple au printemps et vit un rêve. Il lui semblait
que le dieu l'approchait avec un serpent qui grimpait derrière lui; et elle copula avec ce serpent. A la suite
de quoi elle eu deux fils durant l'année » (42).
747
Pausanias relate quant à lui que le sanctuaire d'Asclépios même a été construit par un certain Phalysius
qui était presque aveugle. La poétesse Anytè, considérée par Antipater comme l'une des neuf Muses
terrestres, rêva au même moment à Asclépios qui lui remettait des tablettes d'argile scellés en lui
ordonnant de les mener à Phalysius : « Cette femme avait vu en songe le dieu qui lui remettait ces
tablettes et lui ordonnait de les porter à Phalysius; son songe s'était réalisé, car en se réveillant elle avait
trouvé ces tablettes scellées dans ses mains. S'étant embarquée et rendue à Naupacte, elle ordonna à
Phalysius de rompre le cachet et de lire ce qui était écrit sur ces tablettes; celui-ci ne voyait pas trop
comment il lui serait possible de lire, ayant les jeux aussi malades; cependant, plein de confiance en
Asclépios, il enleva le cachet, et, en regardant ce qui était écrit sur la cire, ses yeux furent guéris. Il donna
à Anytè deux mille statères d'or comme cela était écrit sur les tablettes » (Description de la Grèce, X, 13).
748
Pour le Phédon, voir note 745.

236
LE DŒU DE PLATON. ESSAISUR LEDAIMON-SOCRATECOMME PARADIGME DE LA RATIONALITÉ PLATONICIENNE

moyens enfin que prend une dispensation divine pour prescrire à un homme de remplir
une tâche quelle qu'elle soit » (Apologie, 33c)749.
Introduisant les Asclépiades, c'est-à-dire les familles exerçant la médecine sous
l'égide d'Asclépios, Aéhus Aristide souhaitera dans ses Discours que son rêve et sa vision
inspirée des dieux deviennent réalité750 : « "Écoutez amis, un rêve m'est parvenu, une
vision envoyée par les dieux" disait le rêve lui-même. Il me semble que dans mon rêve
je dois commencer ce discours, voyant le rêve avant que je n'y pense comme une vraie
réahté. Que le rêve devienne réalité vivante et que mon elocution présente soit une
divination » (Discours, XXXVIII, 1 et suiv.). Comme le Socrate du Phédon et de la
République, l'orateur présentera son éloge d'Asclépios sous les caractéristiques d'une
tâche accomplie sous le patronage d'Apollon et dressera ensuite son ascendance divine
aux côtés des autres héros, bienfaiteurs et dieux dont Thésée pour exposer la nature
exceptionnelle de son genos, une famille de médecins rehés à lui par le sang751. D'une
manière identique aux Hérachdes, la pureté du sang aurait été en quelque sorte
préservée d'une génération à l'autre : c'est pourquoi, selon lui, les Asclépiades (le genos
d'Asclépios) auraient conservé la puissance de leurs capacités médicinales de leurs
ancêtres pour les transmettre à leurs enfants en retour 752 . D'une façon comparable à la
généséologie platonicienne et aux gardiens-philosophes de la cité idéale, il affirme en
plus par la suite que ceux-ci participent à la communauté de manière à ce que leurs
habilités politiques, le soin du corps et de la cité puisse profiter à tous. Ils se distinguent
alors des mortels et, se divinisant, ne deviennent ainsi à leur tour rien de moins que des
immortels! :

« À partir du moment où ils sont trop puissants pour demeurer avec nous, avec
l'aide de leur père Asclépios (natQÔç) et de leurs ancêtres (nQoyavajv), ils
laissent derrière eux leurs corps et entrent à l'intérieur d'une autre juridiction
(EQxovxai). D'une manière différente de Ménélos et le juste Rhadamante, qui
sont allés dans les Champs-Elysées et les îles supérieures, ils sont devenus
749
Voir aussi Apologie, 30a; Criton, 44a-b et Répubique, IV, 443 où la fabrication de la cité idéale et de
.'Asclépios politique — ainsi que ses enfants — est perçue comme un songe « vrai » et « réalisable ».
750
Ce type de rêve calqué sur ceux du Socrate platonicien se retrouve partout chez Aélius Aristide. Voir par
exemple Discours, XLVII, 3; 7; 9; 10; 15; 17; 19; 22; 30; 36. Les occurrences de cet ordre y sont légion.
»» Discours, XXXVTII, 4; 5-7.
732
Discours, XXXVIII, 17-18.

237
LE DIEU DE PLA TON. ESSAI SUR LE DAI MON -SOCRA TE COMME PARADIGME DELARA TIONAUTÉ PLA TONICIENNE

immortels (àGâvaxoi), ils survolent la Terre, étant libérés de leur autre nature
seulement s'ils ont préservé jusque-là leur jeunesse. Et beaucoup les ont vus à
Épidaure et les ont reconnus comme s'ils étaient à la lumière du jour, et
beaucoup les ont vus dans de multiples endroits, ce qui doit être rappelé comme
la chose la plus remarquable à leur propos. Comme Amphiaros et Trophonios
donnent des oracles et apparaissent en Boétie, Amphilochos en Étolie; ceux-là
s'envolent tout autour de la Terre, comme des étoiles, étant chacun les serviteurs
de leur communauté (7t£ç>i7toÀoi KOIVOI) et les coureurs éthérés (7TQÔ_QOJ_.OI) de
leur père Asclépios » (Discours, XXXVIII, 20 et 21 [notre traduction]).

La famille des Asclépiades « daimonisés » se comporte exactement comme


Socrate et les philosophes-rois que celui-ci engendre par sa démiurgie753. Outre
Rhadamante que l'on retrouve dans les ouvrages de Platon et en particulier dans la
République lorsqu'il décrit les lieux daimoniques où se trouvent les paradigmes civiques
comme Socrate, plusieurs thèmes recoupent ici le corpus platonicum : 1) Aéhus Aristide
défend l'idée que ces Asclépios politiques — l'équivalent de Socrate, des gardiens-
démiurges ou des philosophes-rois divinisés par un oracle chez Platon — sont trop
puissants pour les mortels et, en vertu de leur genos singulier, exerceront une autre
forme de juridiction ou d'activité nomothétique à partir des lieux éthérés; 2) d'une
manière comparable au daimon-Socrate « coureur » accomphssant son voyage onirique
dans le Phédon de Platon (de même que dans les Nuées et les Oiseaux d'Aristophane754),
ceux-ci sont des immortels éthérés « coureurs » ou « ceux qui courent en avant des
mortels » (TTQÔÔQOPOI) survolant la Terre comme les astres, et enfin; 3) comme le devin
Socrate (dont les pouvoirs mantiques et initiatiques ressemblent à ceux de Trophonios
— aussi mentionnés dans les Nuées d'Aristophane755) est le serviteur d'Apollon et
d'Asclépios dont chaque parole divinatoire fait office d'oracle pour les mortels à
l'intérieur de tous les dialogues platoniciens, ces êtres intermédiaires agissent sur la
communauté (KOIVÔÇ) et en premier heu sur leur genos (et à partir de lui). Nous ne
pouvons dire si Aéhus Aristide s'inspire de Platon, de la religion de son temps ou bien
des deux. Il est manifeste toutefois que, d'une façon presque identique au Phédon et à la
République de Platon, il reprend les concepts athropopaïques et généalogiques

753
Voir note 700.
754
Nuées, 225 et Oiseaux, 1553.

238
LE DLEUDE PLATON. ESSAISUR LEDAIMON-SOCRATE COMMEPARADIGME DE LA RATIONALITÉ PLATONICIENNE

concernant le changement daimonique de résidence en hen direct avec Asclépios. Ces


rapprochements sont d'autant plus remarquables que l'orateur, d'une manière fidèle à
tous les témoignages de l'Antiquité que nous possédons, insiste encore à plusieurs
endroits sur le « rêve divinatoire vrai » que le prophète et le médecin réalisent pour le
bienfait de toute la cité756.
Nous devons conclure que, à l'opposé de ce que l'on a cru, les dernières paroles
de Socrate du Phédon sont une prière pour que le dieu Asclépios soit favorable à son
changement de résidence et, ipso facto, favorable à l'occupation du poste de garde
philosophique par ses disciples ou sa progéniture. On pourrait mentionner en passant
que le dieu était aussi rehé à l'origine au culte de Déméter qui était supposé donner à ses
adorateurs une existence supérieure dans la vie après la mort et, à vrai dire, servait à
convertir un savoir supérieur à l'intérieur de ce monde 757 . Déesse des mondes parallèles,
elle laissait Asclépios les guérir par une divine révélation athropopaïque pour inciter les
initiés à rectifier leur genre de vie par la suite. Les autres dieux grecs n'avaient rien à dire
sur les mystères de l'éternité et aucun Olympien n'avait rien à enseigner à propos de
l'Hadès et du genos qui subsistait grâce à un modèle immortel possédant une existence
daimonique 758 . Rétablissant la vie, Asclépios possédait des pouvoirs dépassant de loin le
simple culte de la guérison médicinale alors qu'il conduisait les enfants qui s'en
montraient dignes à Pimmortalité et à la vie daimonique — celle-ci étant alors
considérée beaucoup plus qu'un rêve759. De toute évidence, à l'intérieur de la trame du
Phédon, la prière de Socrate envers le fils d'Apollon pour favoriser son changement
daimonique de résidence doit être rapprochée du savoir philosophique sur l'existence
dont le maître est le paradigme — et sa parole oraculaire et mantique sur rimmortalité

755
Voir P. Bonnechère, op. cit., note 730. Sur le Socrate devin, Infra.
756
Le lien entre cette figure comme il la dresse et le personnage du gardien-démiurge (le philosophe-roi qui
est en réalité un Asclépios politique) de la République façonnant le nomos même de la cité est d'autant plus
facile à percevoir que Proclus, Commentaire sur le Timée, III, 158e, n'hésitera pas à le mentionner lorsqu'il
parle des théologiens de son temps qui voient la santé et la tâche épimélétique comme un processus
pneumatique, daimonique et providentiel perceptible dans tout l'univers.
757
E J . et L. Edelstein, op. cit., note 709, p. 128. Origène, In Jeremiam Homiia, V, 3, affirme que ceux qui
rendaient hommages à Héraclès pour sa déification obéissent en quelque sorte à Asclépios.
758
E J . et L. Edelstein, op. cit., note 709, p. 129.
759
Pour plusieurs, Asclépios était d'ailleurs le juge de la vie et de la mort. Voir Artemidorus, Onirocrittica, V,
13.

239
LE DIEUDE PLATON, ESSAISUR LEDAIMON-SOCRATE COMME PARADIGME DE LA RATIONALITÉ PLATONICIENNE

de l'âme le discours le plus sûr pour les hommes et, en premier heu pour sa filiation
intellectuelle. On peut penser de manière raisonnable qu'à la suite de notre analyse,
l'énoncé « Criton, nous devons un coq à Asclépios. Payez cette .dette, ne soyez pas
néghgents » désigne d'abord le souhait par-delà le rêve de la vie — et l'accomphssement
de la mission de Socrate — de la passation généséologique de la philosophie et, par le
fait même, de la survivance de l'argument pour son immortalité daimonique. Socrate,
daimon tutélaire de sa confrérie et de la cité d'Athènes surclassant Thésée (ancien
modèle généalogique de la cité), espère que ses fils, s'ils possèdent la constitution
psychique et corporelle nécessaire, pourront accomplir leur mission — et comme les
gardiens que nous verrons dans la République —, occupant à leur tour avec intensité et
engagement le poste de garde philosophique.

2.4.1 Figure 2. Les dernières paroles de Socrate

Premier niveau
démiurgique et poétique
agissant à partir de lieux
daimoniques a l'intérieur
de la psyché du genos : le
daimon en partage Changement de
{Phédon, 107d; lieu de résidence :
République, IV, 421b-c; l'immortalité
VII, 540b~c; Timée, 41a-b; Psychagogie
Genos socratique et {Phédon, 117c)
90a et d). généalogique :
deux têtes communauté
réunies en une philosophique : « Entre
seule amis, tout est fcommun ».
Corps civique (Phédon, 63<n
tangible et second
niveau de démiurgie
{Phédon, 62b-c; 89a-
d; République, III,
407d-e; 409e; VII,
S14a-b; SlSa-b; Timée,
90a; Lois, XII, 961d;
964d; XIII, 964e)

240
LE DLEUDE PLATON. ESSAI SUR LEDAIMON-SOCRATE COMME PARADIGMEDE LA RATIONALITÉ PLATONICIENNE

3. NOMOS ET IMPIÉTÉ

Le premier chapitre de notre recherche a confirmé l'existence d'un daimon-


Socrate — sorte d'archétype psychique rationnel sectaire — surclassant le dieu tutélaire
Thésée à Athènes. La vie daimonique qu'il incarne correspond à la psyché hypostatique
pour les membres de son genos. Il est clair que, dans le contexte platonicien, l'âme est
tissée de nature avec son daimon (elle est de nature daimonique)760. Ainsi, un peu comme
chez Aristophane, tous les exposés socratiques sur la conception de l'âme révèlent sans
surprise un télos daimonique. C'est dans le terreau même de la religion grecque et de son
contexte culturel et social que la notion de psyché rationnelle et de la spécificité de
l'Intellect et du monde intelligible émergeront. Les hens avec la daimonologie hérités
des textes anciens depuis Homère et Pythagore sont selon toute vraisemblance d'autant
plus explicite qu'on les retrouve à travers plusieurs thématiques du corpus platonicum dont

Répubique, X, 617e et 620d.

241
LE DIEU DE PLA TON. ESSAI SUR LE DAIMON-SOCRA TE COMME PARADIGME DELARA TIONALITÉ PLA TONICIENNE

le Phèdre, dialogue qui vient sans aucun doute compléter la mise en scène du Phédon ainsi
que plusieurs de ses concepts. Dans cet entretien où la mantique et la supériorité
divinatoire de Socrate occupent une large place, on assiste à une psychagogie rhétorique
qui permettra à Phèdre de comprendre la valeur des discours. Le panorama daimonique
est évident et se réalise dans un jardin près de l'Ihssos. A. Motte a expliqué la charge
religieuse et la place irremplaçable de ce type de heu dans l'expérience divinatoire et les
mythes grecs761. À l'intérieur de ces espaces mystiques qui possèdent une valeur
eschatologique en hen avec le cosmos, les dieux peuvent entrer en rapport avec les
mortels. Ces endroits sont un corps vivant où les eaux, la végétation, les pierres et les
terres sont « psychiquement » animées par les dieux et les daimones qui cohabitent avec
les hommes762. Le jardin du Phèdre où la nature, qui déborde sans cesse sur les êtres et
les choses, révèle une véritable communion religieuse et est d'ailleurs qualifiée de
« divine » par Socrate763. À ce titre, plusieurs remarques doivent être faites au sujet de la
mise en scène de ce dialogue.
Tout d'abord, les jardins vitalistes comme celui du Phèdre possèdent des hens
directs avec la psychagogie mantique de la grotte comme on la voit dirigée par Socrate
dans la République. C'est aux abords de ces lieux caverneux et fleuris que le Silène ou le
Satyre Marysas et le dieu Pan interviennent aux côtés des Nymphes et des Muses,
divinités des portes divinatoires. Ces dieux masculins sont des daimones phalliques aussi
reconnus dans l'Antiquité comme des danseurs printaniers qui bondissent en
mouvements saccadés comme le Socrate des Nuées164. Nous savons surtout que ce
contexte, présent dans le Phèdre d'une façon générale, est aussi dépeint par Alcibiade
dans le Banquet: «Socrate a l'air du Satyre Marysas» (Banquet, 215b). Le pouvoir
génésique du Silène-Satyre-Marysas-Socrate de ce dialogue n'est d'ailleurs pas étranger
aux images qui le composent, puisqu'il est habituellement hé à Aphrodite dans la
mythologie grecque. Cette déesse se divisera en deux dans le discours de Pausanias du

761
A. Motte, Prairies etjardins de la Grèce Antique. De la reigion à la philosophie, Bruxelles, Palais des Académie,
1971.
762
A. Motte, op. cit., note 761, p. 28; 34 et 36.
7
« Phèdre, 238d.
764
A. Motte, op. cit., note 761, p. 55-60.

242
LE DLEUDE PLATON. ESSAISUR LEDAIMON-SOCRATE COAIALE PARADIGME DE LA RATIONALITÉ PLATONICIENNE

Banquet : une Aphrodite « vulgaire » et une autre « céleste »765. L'iconographie suggère
aussi celle du Phèdre dans la mesure où la déesse accompagne le Silène ou le Satyre dans
les bacchanales et l'ivresse du vin et des discours inspirés. Ces puissances de fécondité
et de fertilité sont d'ailleurs exposées dans le drame satyrique du Cyclope d'Euripide766.
La mise en scène est celle d'une caverne, entourée de gazons fleuris et de ruisseaux où
Polyphène le cyclope est ivre de vin et disposé aux « transports » erotiques. Une troupe
de Satyres accompagne un « savant » (aotj)ôç) Silène qui, voyant une tendre promise
dans la grotte, fait l'apologie du plaisir sexuel et de l'ivresse qui a heu dans toute prairie
féconde où l'on peut danser et oubher les maux767. A. Motte a bien vu que cet épisode
cache l'activité d'Aphrodite (citée ailleurs dans le Cyclope) et des accouchements qui se
trouvent ailleurs dans les vers d'Euripide et sur laquelle les schohastes n'ont pas hésité à
faire un rapprochement avec « les prairies fendues » de la déesse dans lesquelles se
réahse la naissance des enfants768. Ainsi, la religiosité dionysiaque et satyrique rejoint ici
celle de Platon où, dans une communion avec les nourritures divines, le Silène-Satyre-
Socrate accomplit la danse des discours et l'ivresse philosophique. Dans le Phèdre,
rilissos est justement l'endroit où Orithye, fille d'Erechtée, roi d'Athènes, s'est fait
enlevée par le Titan Borée, le vent du nord, sur les bords d'une faille caverneuse. Selon
la légende, dont on retrouve les échos dans les Métamorphoses d'Ovide, elle dansait sur
ces prairies animées par les forces naturelles avant d'être enlevée d'une manière obscure
qui se manifeste autant à travers les éléments naturels que les profondeurs des antres de
la Terre :

« Borée soupira longtemps en vain pour Orithye. [...] Orithye lui fut refusée tant
qu'il se borna à la demander, tant qu'il employa d'inutiles prières. Voyant enfin
qu'il n'obtenait rien de ses soins respectueux, il s'abandonne à sa violence, et
reprend son fougueux caractère : "Je l'ai mérité, dit-il. Pourquoi me suis-je
dépouillé des armes qui me conviennent, la force, la colère, et la violence !
pourquoi suis-je descendu à des prières, dont l'usage devrait m'être inconnu ! La
force est mon partage : par elle je dissipe les nuages; par elle je soulève les mers,
je déracine le chêne altier, je durcis les neiges sur la terre, je fais tomber la grêle
765
Banquet, 180d-e.
766
Cité par Platon dans les Lois, III, 680b-c qui rapporte l'Odyssée, IX, 112-115.
767
Cyclope, 168-172.
768
A. Motte, op. cit., note 761, p. 84-5. Dans les Phéniciennes, 18, Euripide fait un lien avec le Cyclope, 170-1.

243
L E DIEU D E PLA TON. ESSAI SUR L E DAIMON -SOCRA TE COMAŒ PARADIGME D E L A R A TIONALITÉ PLA TONICIENNE

qui bat les champs désolés. C'est moi qui, dans les plaines de l'air, car c'est là le
théâtre de ma fureur, c'est moi qui rencontre mes frères, et les combats, et lutte
avec un tel effort, que l'éther retentit et tonne de la violence de notre choc, et
que, du sein des nuages qui s'entrouvrent, jaillissent la foudre et les éclairs. C'est
moi qui pénétrant dans les antres de la terre, et qui soulevant mon dos dans ses
vastes cavernes, par d'immenses secousses ébranle la terre et les enfers. C'est par
de tels moyens qu'il me fallait prétendre à l'hymen d'Orithye. Je ne devais point
prier Érechthée, mais employer la force, et lui donner un gendre malgré lui »
(Borée, VI, 675-701 [trad. M. G. T. Villenave]).

Un peu comme dans la mise en scène des livres VI et VII de la République (sur
laquelle nous aurons l'occasion de revenir), c'est aux abords d'une nature animée et
fertile où la caverne possède une présence symbolique. Ces endroits humides
fréquentés par les daimones et les dieux sont propices aux générations humaines et
monstrueuses — comme Némée, l'Hydre de l'Herne, etc. — aux naissances spontanées
où les âmes peuvent s'incarner dans des corps d'une manière plus ou moins réussie.
A. Motte a expliqué que ces lieux attirent des fêtes du renouveau printanier, la nouvelle
année et, comme le souhaiteront Socrate et Phèdre dans le dialogue, favorisent parfois
la naissance d'un dieu769. Il s'agit, à n'en pas douter, d'un contexte divinatoire où, à la
façon de la République, la catabase philosophique introduit à une anabase : « Par Héra!
Le bel endroit pour descendre! (Kaxayc_yr]) » (Phèdre, 230b). Comme dans l'allégorie de
la caverne, l'expérience de l'envolée de l'âme ailée au-delà de la voûte céleste dans le
cadre du Phèdre fait aussi référence à sa descente au sein des hommes et du monde
sublunaire. Nul doute que les endroits ouraniens sont ici en hen avec les prairies et les
plaines fleuries qui les composent et avec l'expérience divinatoire de la vérité
(tiArjGeia)770. C'est pourquoi, Socrate, après avoir relevé que les poètes et les inspirés
puisent à la même source, pourra réaliser sa psychagogie mantique sur l'âme de Phèdre :
« Sais-tu bien que les Nymphes auxquelles tu m'as livré à dessein, vont certainement
m'inspirer des transports divins? » (Phèdre, 241a). Ces déesses accompagnent

769
A. Motte, op. cit., note 761, p 160-1.
770
A. Motte, op. cit., note 761, p. 9-11.

244
LE DLEU DE PLATON. ESSAI SUR LEDAIMON-SOCRATE COAIAŒ PARADIGME DE LA RATIONALITÉ PLATONICIENNE

habituellement les révélations mystiques de Marysas aux abords des grottes et des
prairies771.
Ensuite, la seconde remarque que l'on doit faire au sujet de la mise en scène du
Phèdre concerne l'imbrication religieuse des concepts philosophiques avec le pouvoir
génésique du discours rhétorique encadré par la technè de Socrate qui, comme dans les
Nuées, encadre l'âme ailée dans son envol psychagogique. Tous les passages
aristophanesques et platoniciens pointent vers un Socrate « non éphémère » et
« immortel ailé » et doivent être perçus comme des témoignages de son penchant impie
vers les daimones barbares. On n'assiste à rien de moins qu'à la réalisation mantique du
devin-Socrate sur les âmes comme un daimon supérieur. En activant l'autocinétique de la
psyché de Phèdre, l'éducation socratique agit in vivo en permettant à celui-ci de
contempler Xuper ouranion et, pour ainsi dire, de s'enfoncer à l'intérieur du Ciel (en
ouranion) pour revenir ici-bas772. L'on n'assiste rien de moins dans le dialogue au pouvoir
génésique de l'Ihssos tel qu'il s'active sous la direction psychagogique de Socrate. On
voit même certains hens avec le poste de garde du Phédon et de la République dans le fait
d'assigner à Phèdre la tâche d'obliger Lysias à écrire sur le même sujet qu'eux773.
L'invocation de plusieurs éléments qui sont présents à l'intérieur des dialogues permet
de faire des rapprochements, dont celui de la contemplation des réalités intelligibles et
de la pure lumière de la Justice774. En somme, il faut comprendre en lisant le Phèdre que
le maître agit directement comme un daimon au moment où il accompht sa psychagogie
rhétorique.

En troisième et dernier heu, il faut dire que sur le plan de la mise en scène
générale, l'idée même d'un Socrate aristophanesque « ailé » planant dans les lieux

771
A. Motte n'hésite pas à faire un rapprochement entre ces images religieuses du Phèdre et celles de Denys
d'Halicarnasse où celui-ci affirme que « Les monts et les vallons sont pour Pan, les prés et les lieux fleuris
pour les Nymphes, les rivages et les îles pour les divinités marines, et tous les autres endroits reviennent
aux dieux et daimones, selon ce qui est propre à chacun » (Antiquité romaine, 1,38,1).
772
Phèdre, 247a-e.
™ Phèdre, 243d.
774
Par exemple, Socrate s'incline devant Adrastée dans la République, V, 451a, alors qu'il déclare dans le
Phèdre que le décret d'Adrastée stipule que toute âme qui, dans le cortège d'un dieu, aura contemplé de
quelques façon les réalités véritables, est jusqu'à la révolution suivante exempte d'épreuve, et si elle est
capable de le faire toujours, elle est pour toujours exempte de dommage » (Phèdre, 248c). Sur la Justice,
voir Phèdre, 250b-c.

245
LE DIEU DE PLA TON. ESSAI SUR LE DAIMON -SOCRA TE COMME PARADIGME DELARA TIONALITÉ PLA TONICIENNE

éthérés comme un oiseau fait immédiatement penser au Phèdre et au contexte de l'âme


ailée de l'homme vouant sa vie à la philosophie d'un amour sincère. Le dialogue
platonicien peint une véritable fresque daimonique à l'intérieur de laquelle l'air, le Ciel et
les régions célestes du cosmos sont les endroits fréquentés par les divinités ancestrales
qui interviennent sur tout ce qui existe : « Voici donc le grand roi des régions célestes,
Zeus, qui conduisant son attelage ailé (èAauvcov 7txqvôv aQ(j,a) s'avance le premier,
ordonnant et réglant toute chose. Après lui vient l'armée des dieux et des daimones
(Oecôv Te Kal &aipôvc_)v) » (Phèdre, 246e). Selon cette thématique polythéiste que l'on
retrouve aussi dans XAndromache d'Euripide, Zeus interviendrait comme le maître
d'attelage de chaque dieu ailé possédant une tâche propre et une place assignée à
l'intérieur du Ciel 775 : « Mainte vision radieuse s'offre alors à l'intérieur du Ciel, mainte
évolution s'y déploie, quand le genre des dieux eudaimones (âç 9£_ûv yévoç £Ùôaipôva>v)
y circulent et accomplissent chacun leur tâche » (Phèdre, 247a). Cette dunamis entre les
dieux forme une sorte de psychologie ailée dépendant en quelque sorte des tractions du
cocher 776. Ainsi la psyché circule parmi les activités, les fluctuations dynamiques et
aériennes des dieux cosmiques. À partir de là, le constat du Phèdre est circonspect : 1)
l'âme parfaite qui circule dans le Ciel porte des ailes « à travers tout le Ciel tantôt sous
une forme tantôt sous une autre », et 2); « quand elle a perdu ses ailes, elle est entraînée
vers son corps » 777. D'une manière générale, la capacité de s'envoler est à la base de
cette psychologie pluriforme et divine. La question de l'immortalité et de la mortalité de
l'être vivant dépend des ailes que l'âme devra protéger pour persévérer jusqu'en haut,
au milieu du tumulte daimonique caractérisant les autres envolées psychiques diffuses.
La distinction entre les immortels et les mortels se tire directement de cette dunamis
grâce à laquelle ils progressent dans l'air, le Ciel et l'éther. Certaines, plus divines,
gravissent sans problème l'escarpement menant à la voûte céleste soutenant le Ciel,
alors que la psyché des autres tombe avant d'y parvenir 778. Selon le Socrate du Phèdre,

775
En Andromache, 275 où Zeus mène ses coursiers avec des attelages et les daimones.
776
. « Imaginons donc l'âme comme une puissance dans laquelle sont naturellement réunis un attelage et un
cocher, soutenus par des ailes (ouvâ|_ei imoniéçov Ç_vyouc TE KCÙ rjviàxov) » (Phèdre, 246a).
777
Phèdre, 246b-c.
™ P^rr,247b-det251d.

246
LE DLEUDE PLATON. ESSAISUR LEDAIMON-SOCRATE COMME PARADIGALE DE LA RATIONALITÉ PLATONICIENNE

l'homme qui est philosophe et qui lève les yeux vers le Ciel nourrit quant à lui sa pensée
de la dunamis provenant de l'Intellect divin extérieur779. En s'envolant, il vit en quelque
sorte la vie ailée des dieux et peut espérer atteindre les réalités au-delà de la voûte
céleste780. Loyal ami du savoir, saisissant mieux que les autres « le langage des formes et
du raisonnement », les ailes du philosophe poussent et se déploient; ensuite, « il lève
comme l'oiseau son regard vers le Ciel »781. Par conséquent, « il est juste que, seule, la
pensée du philosophe ait des ailes » (Phèdre, 249c). Les âmes mortelles perdent leurs
ailes alors que les autres, immortelles — mais plus rares —, conservent leurs ailes et, se
nourrissant (TQ£(J)ETa_) de ce qui est divin, le beau, le savoir-faire, la bonté, sont —
toujours selon une terminologie similaire aux Nuées (et, même à l'Axiochos) —
entraînées vers le haut (àyeiv àvco pET£_OQ-Couaa) jusqu'à la voûte du Ciel782. À cet
endroit, comme dans le Politique, la pensée divine, qui est le pilote de l'âme, se nourrit
d'Intellect et, à la manière de la République, contemple la vérité (àAqOeia), la Justice en
soi (aùtqv ôircaiocrovqv), la sagesse (oc_i(f)QOcr_vqv) et la science (£mcnrqj_.qv)783. Alors
que celle qui suit le mieux le dieu et lui ressemble peut voir les êtres qui sont en dehors
du Ciel, l'âme qui se nourrit d'opinion et empht son âme de l'oubh abîme ses ailes et
s'en éloignera784. C'est à cet endroit que se trouve la plaine de la vérité : « La raison de
ce grand effort pour voir où est la plaine de la vérité (àAr\6eiaç nreô-ov), c'est que la
pâture qui convient à la meilleure partie de l'âme se tire de la prairie (ÀEipcùvoç) qui s'y
trouve, et que l'aile, à quoi l'âme doit sa légèreté, y prend ce qui la nourrit (xçéc^exai) »
(Phèdre, 248b-c). Nous verrons que la nourriture divine chez Platon et dans l'Antiquité
développe une perspective autre que la nourriture carnée des mortels. Les dieux
véritables, en effet, se nourrissent non d'aliments comestibles, selon Socrate, mais de
pensées. Ainsi, selon le Phèdre, et à l'opposé de l'âme qui perd ses ailes et sombre dans
l'oubh comme dans la République, l'âme du philosophe se nourrit dans la prairie de la

™ Phèdre, 247c-d; 249a-d; 273e; 275d et 276b.


780
« l'âme qui suit mieux le dieu et lui ressemble dresse la tête de son cocher vers l'espace qui est en dehors
du Ciel » (Phèdre, 248a).
™ Phèdre, 249c-d; 251b-c; 255d; 256d-e et 277a.
7
« Phèdre, 246d-e.
7
« Phèdre, 247d-e.
7
" Phèdre, 248b-c.

247
LE DIEU DE PLATON. ESSAI SUR LEDAIMON-SOCRATE COMME PARADIGME DE LA RATIONALITÉ PLATONICIENNE

plaine de la vérité afin de permettre aux ailes de son âme de voir les visions sacrées et
formelles qui se trouvent au-delà de la voûte céleste.
Ces rapides remarques sur le Phèdre peuvent paraître troublantes non seulement
en ce que la psychagogie ailée de ce dialogue ressemble quelque peu à celle que cherche
à présenter Aristophane au sujet de Socrate dans ses Nuées d'une manière générale, mais
surtout parce qu'elle semble précisément reproduite par son âme « inspirée » tout au
long du dialogue785. Si la rhétorique est « l'art de conduire les âmes » (xéxvq
^xa-yor/ia) d'une façon erotique, force est de constater que les mauvais discours
produits par l'âme de Phèdre seront redirigés et reconduits par le maître786. Dans la
République, cet art est rapproché de la démiurgie qui procure ce qui est avantageux pour
celui qui est commandé787. Certains préceptes des dialogues comme celui stipulant, par
exemple, que l'homme devrait « marcher sur les pas de la divinité pour reproduire sa
conduite et sa dunamis» prendraient ainsi un tout autre sens788. À ce titre, la nature
erotique trouve dans le Phèdre un nouveau paradigme : « Pour les mortels son nom c'est
Eros, immortel qui vole; pour les immortels, il se nomme ptéros (TlTéçcora), car il a le
pouvoir de nous donner des ailes » (Phèdre, 252b). D'une manière très proche du Socrate
volant et conduisant l'âme ailée de ses disciples vers les nuées et le Ciel dans les Nuées,
Eros est ici désigné comme l'être ailé par excellence (TlzéQùna) permettant aux mortels
de s'élever dans les airs également Platon montrerait-il à mot à peine couvert et à la
suite d'Aristophane que Socrate serait en réalité l'Éros-philosophe immortel et ailé ? On
constate que ces thématiques sont effectivement reprises dans le Banquet. D'une façon
complémentaire au Phèdre, l'Éros philosophique véritable y est soigneusement stratifié
par chaque point de vue des différents discours avancés dans le dialogue et semble
avant tout incarné par la figure culminante de Socrate selon Alcibiade : « en ta présence,
je ne ferai l'éloge de personne d'autre que toi » (Banquet, 214d). Ce n'est pas tant le fait

785
Phèdre, 253b; 261a et 271c. Ménandre, Les arbitres [éd. F.G. Allinson], p. 105, utilise les mêmes capacités
pour un de ses personnages.
786
Phèdre, 261b.
787
Répubique, 346e et 366c.
788
Phèdre, 253b-c et 266b.

248
LE DIEU DE PLATON. ESSAI SUR LEDAIMON-SOCRATE COMME PARADIGME DE LA RATIONALITÉ PLATONICIENNE

qu'Éros soit un daimon entre les dieux et les hommes 789 qui donne une toute autre
perspective au Banquet que le fait qu'Alcibiade, qui tente d'enlacer Socrate, considère
d'emblée que celui-ci n'est rien de moins que cet être daimonique : « j'enlaçais de mes
bras cet être véritablement daimonique et extraordinaire (xcô ômpovlo) côç cxAqOcôç Kal
Oaupaoxcjj) » (Banquet, 219c)790. D'une façon plus contraignante pour l'interprète
moderne de Platon, la figure du maître semble être rapprochée d'une existence
daimonique. C'est toujours la pensée que « Socrate ne ressemble à aucun homme, ni
d'avant ni d'aujourd'hui qui est digne d'une admiration sans bornes » (Banquet, 221c).
Pour étonnante qu'elle puisse paraître, nous avons vu pourtant qu'Empédocle se
proclamait lui-même daimon et theos191. Dans ces conditions, l'idée d'un Socrate solaire
volant dans les airs tel qu'il est présenté par Aristophane dans les Nuées et qui a échappé
à plus d'un commentateur jusqu'ici n'est a priori peut-être pas si absurde et isolée du
platonisme qu'on ne l'a affirmé.
O n comprend mieux en outre certaines inflexions de la pensée religieuse
grecque comme nous les retrouverions dans les dialogues platoniciens. La race des
oiseaux ailée, par exemple, posséderait des hens mantiques privilégiés avec
l'intervention des daimones et des dieux ailés. Le Phèdre souligne encore que c'est la
raison pour laquelle l'art divinatoire se fonde sur l'interprétation de leurs vols : « Quand
des gens qui ont leur bon sens cherchent à connaître l'avenir d'après le vol des oiseaux
et les autres signes, comme cet art, aidé de la réflexion (ôuxvoiaç), procure à l'opinion
des humains l'intelligence et l'information (àv0Qco7iivq oLqaet voûv xe Km iaxooiav), on
l'a appelé "oiovoïaxLKqv", mais les modernes disent "oLcoviaxiKr|v", "l'art d'interpréter le
vol des oiseaux" » (Phèdre, 244c-d). L'ornithologie se fonde sur l'existence préalable des
dieux ailés. Le chœur de l'Hélène d'Euripide atteste par exemple que l'invocation des
dieux se réahse par le chant parce qu'elle est apparentée au chant des oiseaux792. Il était
par ailleurs reconnu que Socrate, dont les attributs sont ceux des devins (yiavdàvcov)
tout au long du corpus platonicum, entretenait avec ces régions ouraniennes une proximité

789
Banquet, 202d-e.
790
Voir B. Baas, op.cit., note 19, p. 109-132.
791
Empédocle, fr. 112 et 115. Voir M. Détienne, op. cit., note 8, p. 93-103.

249
LE DLEU DE PLATON. ESSAI SUR LEDAIMON-SOCRATE COMME PARADIGME DE LA RATIONALITÉ PLATONICIENNE

divinatoire. Toutefois, on ne possède aucun témoignage pouvant laisser croire un seul


instant qu'il aurait interprété le vol des oiseaux en tant que tel : c'est plutôt ses capacités
« psychiques ailées » qu'il semble avoir défendues envers et contre tous. Nous savons
en outre que les devins interprétant les cris des oiseaux étaient perçus comme des
menteurs et que chez Euripide, la cognition (yva>|j.q) est une meilleure preuve de
divination793. Décidé à ne pas laisser abaisser les capacités mantiques de celui-ci, le De
Genio Socratis de Plutarque mettra en scène plusieurs individus — dont le Simmias du
Phédon — qui conviendront chacun à leur façon de la nature spéciale de ses dons
divinatoires. Bien qu'il n'y ait, finalement, aucune expertise qui ne lui soit refusée d'une
manière exphcite (« pour un pilote, le cri d'un oiseau de mer ou le passage d'une légère
nuée annoncent du vent et une mer houleuse; de même, pour une âme experte en
divination, un éternuement ou un bruit, sans importance en soi, sont signes d'un
événement important »)794, c'est avant tout les dispositions ailées de l'Intellect de l'âme
de Socrate exempt de passions qui sont mises dans la balance795. En ce sens, les dieux
sont non seulement les amis des oiseaux, mais aussi des humains : « on appelle sacrés
des cygnes, des serpents, des chiens, des chevaux, et on ne croirait pas qu'il existe des
hommes divins et aimés des dieux, et cela quand on voit dans la divinité non une amie
des oiseaux, mais une amie des hommes ! » (De Genio Socratis, 593a). En se rappelant les
Nuées et le Phèdre, il n'est pas si absurde de penser que le personnage historique de
Socrate aurait prétendu posséder d'une certaine manière un hen direct avec le genre ailé
des oiseaux et des daimones se situant entre les hommes et les dieux. La conclusion du
dialogue de Plutarque, quoi qu'il en soit, est que « les daimones prennent soin des
hommes » (De Genio Socratis, 593d).

Les éléments religieux de l'ornithologie que l'on retrouve dans le Phèdre — et,
dans une certaine mesure, chez Plutarque — annoncent partiellement le tableau
platonicien du Timée où quatre espèces de vivants nous sont présentées : « la première
est l'espèce céleste, celle des dieux, la seconde est l'espèce ailée, c'est-à-dire celle qui

792
Hélène, 1107-1115.
793
Voir par exemple Euripide dans l'Hélène, 744-5 et 755-7.
794
De Genio Socratis, 581 f-582a.
795
De Genio Socratis, 588c-e et 589a-b.

250
LE DIEUDEPLATON. ESSAISUR LEDAIMON-SOCRATECOMME PARADIGME DE LA RATIONALITÉ PLATONICIENNE

circule dans l'air, la troisième l'espèce aquatique, et la quatrième l'espèce qui va à pied et
qui vit sur la terre ferme » (Timée, 39e-40a). À l'opposé de la psychagogie ailée du Phèdre
et des Nuées, il n'y a aucun indice pouvant nous laisser penser ici que Socrate affirmait
en quelque sorte appartenir à la seconde espèce, c'est-à-dire tout d'abord à celle qui est
ailée et qui circule dans l'air, celle qui, à la suite des dieux célestes, appartient aux
daimones et aux oiseaux796. Nous devons toutefois nous questionner sur rattitude du
lecteur moderne à l'affût d'un énoncé de ce genre à l'intérieur des dialogues. D'autres
passages pourraient cacher autrement une inflexion platonicienne laissant encore la
porte ouverte à la perspective d'un Socrate relevant du genre intermédiaire ailé. Le
mélange des espèces oiseaux-humains-dieux indique de toute façon une construction
logique en cours différente de nos systèmes modernes. Au sujet du roi divin de la cité,
le Politique, par exemple, estime justifié toute division stipulant que le paradigme de la
royauté politique revienne en priorité à l'homme et non à l'oiseau : « considérant que
l'homme ne partage pas encore un même lot qu'avec le volatile, il faut diviser les
bipèdes nus et les bipèdes à plumes; [...] il faut confier la conduite de la cité à l'homme
politique et royal comme à un cocher, lui en remettre les rênes, parce que cette science
est la sienne » (Politique, 266e). Il est remarquable de constater que, contrairement à ce
que l'on serait en mesure de s'attendre, Platon ne dit jamais que l'homme royal du
Politique — et qui fait aussi penser à celui de la République — tenant les rênes comme
l'âme-cocher du Phèdre est distincte de l'oiseau parce qu'il ne peut voler, mais bien parce
qu'il ne possède pas de plumes ! En d'autres termes, il prend bien soin de ne pas
enlever à l'âme ailée du philosophe du Phèdre la possibilité de voler d'une certaine façon
à la manière du second genre, c'est-à-dire comme l'espèce circulant dans les airs, les
oiseaux et les daimones. À notre avis, la raison en est que la figure socratique trouverait
d'abord son leitmotiv historique et philosophique à l'intérieur de ces expressions
théoriques.

796
II faut ajouter à cette liste les abeilles ailées qui sont cavernicoles et possèdent également des attributs
mystiques et oraculaires. Voir P. Bonnechère,, op. cit., note 108, p. 229 et 304.

251
L E DIEU D E PLA TON. ESSAI SUR LE DAIMON _ O C _ 4 TE COMME PARADIGME D E LA RATIONALITÉ PLATONICIENNE

3.1. L'ACADÉMIE DU POINT DE VUE ARCHÉOLOGIQUE

Nul doute que l'apparition d'une nouvelle race divine permettant un nouveau
type de parenté comme on la retrouvait au sein de l'Académie dérangeait les vues
traditionnelles. Il ne faudrait cependant pas penser que Socrate ou Platon furent les
premiers investigateurs d'une telle proposition. Notre analyse a établi jusqu'à
maintenant que le surclassement de Thésée et d'Héraclès par le daimon-Socrate — dont
l'expression se manifeste à l'intérieur du prologue du Phédon — ébranle le nomos
religieux des rapports père/fils au cœur de la cité d'Athènes. On voit en effet dans toute
la mythologie grecque, Zeus et Kronos en tête de liste, des exemples où le fils dépasse
le nomos du règne paternel. On sait que selon une légende ancienne, l'arrivée du jeune
Thésée à Athènes était elle-même perçue dans l'Antiquité comme un dépassement et
une victoire face à son père Egée797. On discerne chez Euripide aussi plusieurs
moments où, à l'allure socratique et platonicienne, le fils est en réalité plus vertueux que
le père.
L'exemple le plus frappant est celui de XHippolyte que nous avons noté au
passage. À l'opposé des autres tragédies où il est montré comme respectable et moral,
Thésée commet l'injustice terrible d'invoquer son père Poséidon afin que celui-ci tue
son fils Hippolyte. S'il est un bâtard et quoiqu'en pense son père, celui-ci est malgré
tout le plus loyal de ses fils798. Nous avons exphqué auparavant que sa vertu jamais
démentie dans cette pièce cause sa perte. Complètement aveuglé, Thésée pense que les
fautes de son fils, le supposé adultère avec Phèdre, dépassent les siennes. Cette attitude
représentait la plupart des pères Athéniens qui ne doutaient jamais de leur bon droit e t
selon une vision quelque peu « préplatonicienne », ne pouvaient ainsi s'accorder avec
l'élan vertueux non traditionnel de leur fils. Hippolyte incarne la progéniture athénienne
typique qui, malgré sa noblesse d'âme, fut la victime du nomos généalogique : « De
parents souillés de crime, d'ancêtres oubliés est sorti le mal qui ne me laisse aucun

797
Dithyrambe, IV.
798
Hippolyte est l'exemple d'un fils qui fut mal aimé pour de mauvaises raisons, parce qu'il était un bâtard.
Il était pourtant vertueux, mais Thésée ne 6'est jamais occupé de lui et l'a fait élevé par Pitthée, l'aïeul
maternel.

252
LE DIEU DE PLATON. ESSAI SUR LE DAIMON-SOCRATE COMME PARADIGME DE LA RATIONALITÉ PLATONICIENNE

répit» (Hippolyte, 1347-50). Euripide oppose la piété du fils face à celle plus hypocrite
du père. C'est pourquoi Hippolyte, sophron jusqu'au bout, accepte — comme Socrate —
le destin de sa mort sous une forme tragique. En découvrant une telle remise en
question du nomos traditionnel chez Euripide, on pourrait se demander pourquoi —
outre la nostalgie historique caractéristique de l'après-guerre péloponnésienne toujours
invoquée à juste titre — on ne l'a pas condamné à mort comme Socrate. Diogène
Laërce rapproche même pourtant leurs points de vue d'une manière générale :«[...] il
[Socrate] avait la réputation de collaborer avec Euripide» (Vie de Socrate, II, 18).
Aristophane aurait même déclaré dans une autre version des Nuées : « Celui qui
compose pour Euripide les tragédies, les bavardes, les savantes, c'est lui » (Vie de Socrate,
11,18).

Euripide, probablement à l'opposé de l'enseignement oral et donc plus vindicatif


de l'école philosophique, rééquilibre toujours en dernier heu le nomos père/fils dans ses
tragédies et respecte la religion traditionnelle. Alors que la ruine personnelle de Thésée
apparaît certaine dans l'Hippolyte, Artémis intervient afin de convaincre le fils de
pardonner l'écart injuste du père799. Si le salut du père n'était ainsi possible que par la
probité de son fils, l'injustice du père demeure paradoxalement toujours néanmoins
sous la protection finale des divinités ancestrales800. En d'autres termes, l'injustice peut
encore se transfigurer en « justice » si un dieu traditionnel en permet la réalisation au
détriment de l'incorruptibihté du fils. Bref, si Euripide présente parfois des
problématiques comme XAlceste et l'Hippolyte à la limite du nomos religieux toléré — et si
l'on sait qu'une première version de l'Hippolyte fit scandale dont nous ne savons
pratiquement rien801 —, il renoue toujours néanmoins avec celui-ci dans toutes ses
tragédies.

On peut dire avec A.W. Nightingale que, bien qu'ils s'inspirent des tragédies, de
l'ironie des comédies et des discours rhétoriques — dont l'oraison funèbre de Périclès

799
Hippolyte, 1438-1454. B. Knox, « The Hippolytus of Euripides », in Word and Action, Baltimore and London,
1979, pp. 214-5 et 335 analyse cette scène de réconciliation.
800
Hippolyte, 1282-1314.
801
Euripide traita deux fois le sujet. Une première pièce fit scandale puisque Phèdre déclarait elle-même son
amour à son beau-fils qui, d'horreur, se voilait le visage.

253
L E DIEU DE PLA TON. ESSAI SUR LE DAIMON-SOCRA TE COMME PARADIGME DE LARA TION ALITÉ PLA TONICIENNE

— en cours à l'époque, les dialogues philosophiques platoniciens constituent un genre


littéraire à part entière802. C'est pourquoi Platon utilise certaines stratégies euripidiennes
pour rééquilibrer d'une certaine façon ses idées religieuses avec le nomos traditionnel.
Nous avons vu que le Phédon possède le même cadre d'inspiration « daimonique »
général que XAlceste. Nous retrouvons aussi chez Euripide des aspects rappelant Platon
et se rapportant par exemple à l'éducation des enfants au sein de la cité d'Athènes.
Dans Les Suppliantes, le roi Adraste d'Argos exhorte les Athéniens de prendre soin des
enfants qui n'a probablement pas échappée au philosophe : « Ce qu'acquiert la raison
subsiste jusqu'à la vieillesse. Elevez donc bien vos enfants » (Suppliantes, 915-7). Le
héraut affirme dans cette tragédie que l'homme sensé aime tout d'abord ses enfants,
puis ses parents et enfin sa patrie, mais pour l'accroître, et non pour la ruiner803. Platon
n'est pas différent d'Euripide lorsqu'il expose la tâche épimélétique de la cité dans ses
oeuvres.

Platon n'aurait toutefois pas accepté à la façon « héroïque » et conservatrice de


prendre soin des enfants comme on la trouve chez Euripide. Thésée soutient dans Les
Suppliantes que le plus bel échange est de recevoir ce qu'on a donné : «Je plains le fils
qui n'est pas prêt à tout pour servir ses parents. Est-il un échange plus beau ? Ce qu'on
a donné à ses pères et mères, on le recevra en retour de ses enfants » (Suppliantes, 364-
6). C'est contre ce type de supposition dommageable pour la cité que luttent Socrate et
Platon. La perspective philosophique renverserait ce type de rapports père/fils
sclérosés. Le fils qui « servirait » vraiment ses parents serait plutôt celui qui les rendrait
fiers de les vaincre en vertu. Et, ainsi, ce don, chaque génération l'exigerait aussi par la
suite de son propre fils. Comme nous l'avons vu jusqu'ici, le surclassement des pères et
modèles daimoniques et divins par les fils serait alors perçu comme une victoire plutôt
que comme une défaite.
Nous avons montré également qu'on ne distinguerait jamais à proprement parler
chez Platon l'éviction pure et simple des dieux ayant forgé la gloire passée d'Athènes,

802
Comme l'a bien montré A.W. Nightingale, op. cit., note 459, p. 2; 14 et 193-5, bien qu'ils s'inspirent de la
tragédie, de l'ironie des comédies, des discours rhétoriques comme ceux d'Isocrate, les dialogues
philosophiques platoniciens constituent un « genre » à part entière.
m
Les Suppiantes, 469-508.

254
LE DLEU DE PLA TON. ESSAI SUR LE DAIMON-SOCRA TE COMME PARADIGME DE LA RATIONALITÉ PLATONICIENNE

mais un renversement daimonique. On sait à l'opposé que les honneurs funèbres des
parents se révèlent d'une grande importance dans les Lois90*. Le triomphe radical du
daimon-Socrate sur les anciens esprits tutélaires de la cité, la réinterprétation démiurgique
de la question de l'éducation philosophique des enfants de pair avec l'éviction sans
partage des sophistes et l'épineuse remise en question des rapports père/fils sont
rééquilibrés grâce au constant effort platonicien pour les développer de concert avec la
tradition. Ainsi, Thésée, Héraclès, les autres divinités en général et les généalogies
gardent toujours une place non négligeable dans les entretiens, tout comme l'éducation
traditionnelle des enfants (pouaiKq) et le respect des pères en général. C'est pourquoi,
même si Platon est beaucoup plus critique qu'Euripide sur le plan religieux, le
compromis relevé ici est sans aucun doute la raison pour laquelle Platon n'a jamais
réellement été menacé par une accusation d'impiété à Athènes. Son génie qui tient
justement à ce fragile équilibre ne laisse jamais le dernier mot aux traditions religieuses
et, comme on l'a vu, tout en tentant d'implanter une nouvelle descendance divine et
une autre parenté philosophique pour les enfants de la cité. Notre analyse a indiqué
entre autres que Platon s'est probablement peu à peu construit une relation de
confiance avec les pères de la cité jusqu'à obtenir partiellement leur consentement. La
subversion religieuse du nomos traditionnel a pu se développer entre l'Académie et
Athènes à partir de cet équilibre, entre ce qu'on était prêt à tolérer des « nouvelles »
idées platoniciennes et ce qu'on n'était pas encore prêt à admettre, mais qui, à partir du
hen de confiance dont bénéficiait Platon à l'aide de la diffusion de ses entretiens
pouvait faire l'objet d'une nouvelle religiosité qui s'imposerait avec le temps et la
composition d'autres dialogues.

3.1.1 L'Académie et l'équilibre urbain avec Athènes

À la suite de l'inspiration euripidienne, on pourrait dire que l'équilibre


platonicien avec la cité d'Athènes n'aurait jamais pu se réaliser sans l'utilisation

8
<* Lois, TV, 7 1 7 d .

255
L E DIEU D E PLA TON. ESSAI SUR LE DAIMON -SQCRA TE COMME PARADIGME D E L A R A TIONALITÉ PLA TQNICIENNE

emblématique des monuments et sanctuaires sur le site de l'Académie. M.F. Billot a


bien noté que Platon n'a sûrement pas choisi au hasard de s'y installer805. On peut
penser que les dialogues doivent fatalement plus au cadre dans lesquels ils ont mûri.
Mais peut-on en dire plus ? Comment pourrait-on y voir un équilibre religieux avec
Athènes ? Doit-on estimer que Platon a écrit son oeuvre en hen avec le site de
l'Académie afin de favoriser le consentement des pères de la cité concernant l'éducation
de leurs fils ? Dans cette éventualité, comment aurait-il pu rendre l'exercice
philosophique plus influent à partir des monuments et sanctuaires que l'on reconnaît
sur le territoire ?
Nous savons peu de choses sur le programme éducatif concret et religieux des
philosophes-rois. Nous ne connaissons rien non plus sur la façon dont Platon a mis la
main sur le site du dème d'Académos. Citoyen dévoué, celui-ci était aussi selon la
légende un héros politique — ayant peut-être même agit comme un démiurge — dont
l'histoire n'est par ailleurs pas étrangère à Thésée. Il aurait enlevé Hélène de Troie et,
l'ayant cachée en Attique, les Tyndarides partirent à la recherche de leur sœur qui, faute
de négociation, auraient menacé Athènes. Afin d'éviter une autre guerre, Académos leur
confessa qu'Hélène était gardée à Aphidnai. C'est pourquoi, selon Plutarque, les
Lacédémoniens qui attaquèrent par la suite l'Attique n'ont jamais saccagé l'Académie
qui est depuis ce temps intimement hée au rôle politique du citoyen juste et lucide806.
Aussi fondateur du gymnase, Académos fit cadeau du site à la cité avant de faire l'objet
d'un culte après sa mort807. Bref, si Thésée et le prytanée désignent la réalisation
généalogique du synoecisme athénien, le site de l'Académie représente quant à lui le
dévouement et la sauvegarde de la cité se distinguant clairement de l'austère citoyenneté
héroïque. On pourrait peut-être voir une mention implicite de ce genre d'épisode chez
Platon dans la République où il signale en toutes lettres que les Athéniens ne devraient
pas se laisser persuader par les faux discours traditionnels sur les dieux. Puisqu'ils se

805
M.-F. Billot, « Académie (topographie et archéologie) », dans Dictionnaire des philosophes antiques, publié
sous la direction de R. Goulet et P. Hadot, Paris, Éditions du Centre national de la recherche
scientifique, 1989, pp. 693-789, à la page 779. Voir Lois, V, 747e.
806
Plutarque, Thésée, 32d. M.-F. Billot, op. cit., note 805, p. 734.
807 M.-F. Billot, op. cit., note 805, p. 698 ; 731 et suiv.

256
LEDLEUDEPLATON. ESSAISUR LEDAIMON-SOCRATE COMME PARADIGMEDE LA RATIONALITÉ PLATONICIENNE

sont lancés dans le rapt insensé d'Hélène et de Persephone dans l'Hadès, les citoyens
devraient admettre que Thésée, fils de Poséidon, et Pirithoos, fils de Zeus, ne peuvent
pas être vraiment les enfants des dieux808.
Nul doute que le « potentiel » religieux et « géopolitique » de ce parc public, heu
des promeneurs, n'a pas échappé au philosophe. Sa périphérie contient les sépultures à
partir desquelles les cultes généalogiques aux morts commençaient leur trajet sur une
bonne partie du territoire lors des Epiphania. Cette route sacrée menait tout droit à
l'Agora et à l'Acropole809. Comme on le voit dans les entretiens, il s'agit du heu naturel
de la formation éphébique à Athènes aussi fréquenté par toutes les classes d'âges810.
Mais c'est la présence de divinités anciennes spécifiques et l'ajout de nouvelles durant la
période de l'Académie philosophique — dont celle de la possible statue en bronze de
Socrate après sa mort — qui nous informent sur les raisons pour lesquelles Platon
choisit ce site pour développer son influence religieuse et politique sur la cité d'Athènes.

3.1.1.1 Athéna poliade

Nous retrouvons tout d'abord l'Athéna pohade sur le site de l'Académie, statue
de la divinité « citoyenne » par excellence que l'on voit aussi seulement à l'Érechtion au
sommet de l'Acropole811. On remarque clairement un hen indéniable entre les deux
monuments dont l'effet en miroir ne demandait qu'à être mis en valeur. Nous en
retrouvons quelques signes dans l'œuvre de Platon. Dans le Cratyle, Socrate fait
référence à une Athéna citoyenne dont l'étymologie n'est pas sans hen avec le projet
démiurgique platonicien812. Le terme « riaAAdç » désignant la déesse fait référence à la

danse en arme : « [...] c'est ce que nous appelons "baller" (7iaÀAeiv) ou "faire baller"

(TtcxAAeaGat), c'est-à-dire danser ou faire danser (ÔQX-IV Kal ÔQX£îo_ai KaAoûpev). [...]

808
Répubique, 391.c-e. Isocrate, Eloge d'Hélène, 20-22. Sur cette histoire, voir aussi Hérodote, Histoires, IX, 73.
Voir note de G. Leroux, op. cit., note 630, p. 572, note 50.
809
M - F . Billot, op. cit., note 805, p. 700.
810
M.-F. Billot, op. cit., note 805, p. 726 et 727.
811 M.-F. Billot, op. cit., note 805, p. 745.

257
L E DIEU DE PLA TON. ESSAI SUR LE DAIMON - P O M TE COMME PARADIGME DE LA RATIONALITÉ PLA TONICIENNE

Ainsi donc, Athéna est "ballerine" (TlaAAâôa) » (Cratyle, 407a). Nous avons déjà
exphqué comment les « sokratikoi logoi » de la philosophie platonicienne et son démiurge
intelligible Socrate — figure opposée au pantomime Thésée — récupèrent à sa façon la
danse comme action pratique, éducative et pantomimétique « tissant » et « racontant »
les nomoi civiques813. L'étranger affirme en ce sens dans les Lois qu'Athéna confectionne
par imitation :

« Il ne faut pas négliger tout ce qui, dans les chœurs, fait l'objet d'une imitation
(fj.iprj(_iaTa) décente, comme c'est le cas dans cette contrée où nous sommes, des
danses armées de Courètes, et à Lacédémone, de celles des Dioscures. Chez
nous de même, je suppose, la déesse vierge qui est notre divinité tutélaire et qui
se plaît aux divertissements (naibiâ) que constituent les évolutions des chœurs,
ne crut pas devoir se divertir les mains vides : elle se munit au contraire de son
armure complète et c'est ainsi qu'elle se mit à danser (ôçxqoiv) » (Lois, VII, 796b
[trad. L. Brisson et J.-F. Pradeau]).

Un peu comme l'étranger des Lois lui-même, Socrate est montré sous les traits
du chorégraphe réformateur chez Xénophon814. D'une manière plus proche d'Athéna,
nous avons déjà exphqué aussi que les Nuées d'Aristophane citaient ce genre de
mimétique éducative athénienne pour dénoncer l'oubh dans lequel cette danse tombait
à cause des nouvelles formes d'éducation dont le maître se faisait le porteur815. Mais que
signifie-t-elle ici? L. Mouze y voit une sorte de danse spécifique imitant les Muses816.
Athéna incarnerait une chorégraphie développant des qualités morales, à mi-chemin
entre la gymnastique et la musique, c'est-à-dire entre l'âme et le corps. La lutte et la
danse posséderaient une vocation pacifique : elles ne seraient pas dichotomiques, mais
développeraient ensemble la sagesse dans l'âme817. Chose certaine, ce qui frappe est
l'accomphssèment quelque peu factice et inférieur de l'Athéna de Platon comparé à la

812
Cratyle, 406d-407c.
813
Voir aussi Banquet, 197b. S. Montiglio, op. cit., note 351, à la p. 263.
814
Banquet, chap 2, section 16, 21 et 22; Anabase, livre 6, chap 1, section 8 et 11.
8,5
Nuées, 986-90.
816
L. Mouze, Le législateur et le poète : éducation et politique che\ Platon : étude des ivres II et VII des « Lois », Lille, Le
Septentrion, 2006, p. 421.
817
Voir D. Nails et H. Thelsef, « Early Academic editing», dans Plato's «Louis». Plato's «Laws » '.from theory
into practice .-proceedings of the VI Symposium Platonicum: selected papers, éd. par S. Scolnicov et L. Brisson,.
Sankt Augustin, Academia Verlag, 2003,14-29, à la p. 25.

258
LE DLEUDEPLATON. ESSAI SUR LEDAIMON-SOCXATECOMME PARADIGME DE LA RATIONALITÉ PLATONICIENNE

démiurgie intelligible de Socrate et des philosophes dans le Protagoras, la République, le


Politique, le Timée et les Lois. Le philosophe, descendant immédiat du genos de Socrate, est
celui qui, dans les dialogues, peut « tisser » et « tracer », bref, avant même Athéna,
réaliser la danse de l'Athènes idéale. Certes, la danse aurait ici un hen tisserand pour la
confection de la cité et l'éducation des jeunes qui pourront mieux vaincre les ennemis
au combat818. Mais on n'a peut-être pas assez vu que, pour Socrate, ces particularités ne
révèlent qu'une tonalité protreptique dans XEuthydème : «[...] ces deux hommes ne font
rien que mener un chœur autour de toi : c'est comme s'ils dansaient pour s'amuser, dans
le dessein, après cela, d'initier. Donc désormais, considère que tu entends la première
partie des mystères sophistiques » (Euthydème, 277e). L'erreur des sophistes est de ne
rien prendre au sérieux concernant l'éducation du jeune Clinias dans ce dialogue. Ici, de
même, la danse revêt les qualités nécessaires aux fins d'initiation qu'ils seront incapables
de réahser. Conformément aux Lois, sa fonction est d'imiter d'une manière décente,
mais avec jeu les sujets philosophiques qui, davantage, en valent la peine. On peut
penser que la présence d'Athéna dansante possédait une place réelle dans la cité
platonicienne, mais une place qui serait plutôt de l'ordre d'un préambule et qui
n'atteindrait jamais la puissance démiurgique et éducative du genos rationnel de
Socrate819.

Le géographe-historien Strabon exphqué que ce type de danse faisait office


d'exercice physique et qu'il pouvait s'accompagner de transes divines, avec ou sans
musique, dans le secret des initiations ou en pleine lumière820. Il mentionne aussi que les
hommes devraient chercher à atteindre la perfection dans Fimitation des dieux
(uip_îa6_u TOÙÇ Qeovç) comme on la retrouve dans la philosophie! : « Ils y parviennent
vraiment quand la part divine de leur âme éprouve la féhcité. Or ce sentiment est
produit précisément par la joie, les fêtes, l'exercice de la philosophie et le plaisir
musical » (Géographie, X, 3, 9). Dans ces passages, Strabon déplore le fait que la musique
ait dégénéré au profit des seuls banquets à Athènes. Il faudrait plutôt se servir de

818
Lois, II, 654b; VII, 791a; 803 e et 813b.
819
C'est d'ailleurs le nomothète-Socrate qui justifie une autre étymologie du terme « Athéna » qui signifie en
réalité.'« intellect du dieu » (Cratyle, 407a).
820
Géographie, X,3,8; 9.

259
LE DLEU DE PLA TON. ESSAI SUR LE DAIMON-SOCRA TE COMAŒ PARADIGME DELARA TIONAUTÉ PLATONICIENNE

l'éducation à la manière des dialogues de Platon : « Aussi Platon et les pythagoriciens


avant lui ont-ils appelé musique la philosophie et professant que l'univers entier est
composé selon les lois de l'harmonie et que toute forme d'harmonie est l'œuvre des
dieux » (Géographie, X, 3, 10). Tout ce qui touche la danse et la musique est ensuite placé
sous l'autorité d'Apollon, Dionysos, les Muses — divinités toujours présentes dans le
corpus platonicum et en particulier dans les Lois. Ainsi, même si Strabon se déclare
réfractaire aux spéculations théologiques par ailleurs, il affirme qu'il est reconnu de tous
que le genos philosophique propose une véritable réforme musicale utile à la cité
d'Athènes821. Tant chez les Grecs de l'Antiquité que chez Plotin, Libanius et Proclus, la
pantomime éducative du philosophe-danseur platonicien dirigée par l'Intellect
démiurgique revêt des caractéristiques distinctes. Elle s'imposait avec force face à
l'éducation de l'époque et aux mœurs plus traditionnelles — peut-être même jusqu'à les
influencer822. Bref, on peut dire que, du point de vue de l'Académie, l'Athéna poliade
serait moins versée dans l'exercice citoyen et le tissage politique que le philosophe.
Cette idée fut certainement développée sous une forme plus implicite et ésotérique.
L'organisation religieuse et éducative d'Athènes passerait par l'Académie philosophique
qui est le microcosme privilégié d'intentions politiques et de tout un réseau de divinités
que l'on reconnaît par un effet miroir seulement à l'Acropole823. On peut croire d'une
manière raisonnable que Platon aurait voulu mettre en évidence un hen anagogique
préexistant et reliant les deux endroits. À côté d'Athéna poliade siègent en effet aussi

821
Géographie, X, 3, 23. Sur la danse en général et ses liens les plus connus avec l'éducation, voir aussi
Polybe, Histoires, livres 4, chap 20, section 12; Pausanias, Description de la Grèce, livre 3, chap 10, section 7;
livre 6, chap 22, section 1 et Hérodote, Histoires, livre I, chap. 202, section 2 et VI, chap. 129, section 4.
822
Nous avons déjà expliqué que Plotin, expliquant la danse pyrrique du cosmos, intègre Socrate à l'activité
pantomimétique providentielle dans Enneades III,2[47], 15. Voir aussi V [5,9,11,4] et VI,9,9 1 et suiv. où
la danse et la mimétique est rapprochée de la fécondation de l'âme qui est en fuite et perd ses ailes. A
l'intérieur de son Commentaire sur le Timée, 173.9-16, Proclus mentionne qu'« Aujourd'hui encore, on
célèbre chez les Athéniens le jour de victoire d'Athéna, on en fait un jour de fête dans la pensée que
Poséidon a été vaincu par Athéna, que l'ordre des choses lié à la génération est dominé par l'ordre
intellectif ». D'une façon proche des tractions pantomimétiques du char de Zeus tel qu'il conduit les
dieux, les âmes ailées et les daimones à l'intérieur du Phèdre de Platon, Libanius (314-394) rapprochera le
danseur à l'activité du maître des dieux comme il apparaît dans la tradition : « dans toutes ses
métamorphoses dont nous entendons parler, il ne quittait pas pour autant sa nature; tout en s'adaptant
soigneusement à ce que l'heure exigeait, il redevenait ensuite lui-même » {Orations, 64.56).
™ M.-F. Billot, op. cit., note 805, p. 745; 752; 757 et 759.

260
LE DIEUDE PLATON. ESSAISUR LEDAIMON-SOCRATECOMME PARADIGME DE LA RATIONALITÉ PLATONICIENNE

Hephaïstos, Prométhée, et Héraclès824. À partir d'une fresque datant du VI e siècle,


certains spécialistes ont en outre attesté qu'Athéna et Héraclès tournés vers Prométhée
forment un groupe à part à l'Académie. Alors qu'Athéna reproduit dans ce contexte le
pardon des Olympiens envers le Titan pour avoir volé le feu céleste à Hephaïstos,
Héraclès en est le libérateur825.

3.1.1.2 Prométhée

Aux côtés d'Athéna, on voit ensuite à l'Académie l'ancienne statue du dieu


Prométhée datant environ de 500 av. J.-C. Il s'agit d'une période où une réorganisation
cosmique se mettait en place avec les Theseia826. Dieu très peu répandu (3 cultes dans
toute la Grèce), l'énorme potentiel de sa présence démiurgique sur le territoire n'a
certainement pas échappé à Platon avant qu'il n'en fasse l'acquisition et qu'il n'expose la
figure du démiurge-Socrate sous ses attributs métaphysiques827. Le monument est de la
même période que la pièce Prométhée enchaîné d'Eschyle. Certains spécialistes pensent que
celle-ci célébrait d'abord la fondation civique des Lampadédromies, la course aux
flambeaux dont le départ s'effectuait à partir l'Académie828. On peut croire d'une
manière raisonnable que Platon doit s'inspirer du contexte en vue d'exploiter la figure
du Socrate intelligible et imposer le genos des philosophes-rois à Athènes.
Fils de la terre présent lors des premiers moments théogoniques du monde,
Eschyle montre que Prométhée est l'oncle de Zeus condamné au sommet du Caucase
pour avoir donné le feu céleste aux hommes 829 . Alors que Zeus représente la tyrannie
arbitraire gouvernant selon ses lois personnelles, le Titan symbohse l'harmonie

824
Lois, XI, 920d-e où Hephaistos et Athéna sont cités ensemble.
825
Cratyle, AGtrâ.: "*" " *
826
M.-F. Billot, op. cit., note 805, p. 753 et 757. Entre 456 et 440 av. J - C ; Athènes est le heu prrivilégié de la
réorganisation du monde dans le Prométhée enchaîné d'Eschyle.
827
M.-F. Billot, op. cit., note 805, p. 746.
828
C. Meier, De la tragédie grecque comme artpoitique, Paris, Les Belles Lettres, 1991, p. 186.
829
É. Meron, « Une lecture socratique du Prométhée d'Eschyle ou : Prométhée, fondateur de la religion »,
Revue des études anciennes, 1983, LXXXV, 199-213. à la p. 201.
I

261
LE DIEU DE PLATON. ESSAISUR LEDAIMON-SOCRATECOMME PARADIGMEDE LA RATIONALITÉ PLATONICIENNE

cosmique, la médiation divine, au milieu de la haine généralisée830. Le dieu Hennés, que


l'on retrouve aussi à ses côtés sur le site de l'Académie, va en effet lui rendre visite en
l'invectivant : « tu ne seras point délivré avant qu'on voie un dieu, héritier de tes peines,
vouloir descendre dans l'Hadès obscur » (Pr. enchaîné, 1026-8). Non seulement la
question de la filiation est encore invoquée puisque l'héritier en question qui le délivrera
sera Héraclès, mais le surclassement platonicien d'Héraclès lui-même par Socrate nous
permet de penser que le rééquilibre ou la réconciliation cosmique se distinguant
radicalement de la tyrannie athénienne stipulée par Eschyle n'a jamais réellement vue le
jour lorsque Prométhée a payé le prix de ses actes, mais lorsque le démiurge-Socrate,
c'est-à-dire le Prométhée-Socrate, fut le véritable cadeau livré à Athènes —notamment
dans XApologie. Pour Platon, le règne définitif et plus sage de Zeus par lequel un ordre
nouveau pourra naître ne serait pas introduit de manière improbable par la force
héroïque d'Héraclès, mais par un cycle réellement différent de l'ancien. Comme le
prouvent les affirmations sans gêne des orateurs du Gorgias, la tyrannie était encore
présente et, surtout, admirée à l'époque : « Archélaos était probablement le plus
heureux des hommes »832. On comprend mieux pourquoi, à l'opposé d'Eschyle et de
ses contemporains, Platon ne considère jamais qu'un nouveau cycle politiquement
dégagé des modèles héroïques traditionnels aurait réellement vu le jour. L'incarnation
tyrannique et héroïque du pouvoir ne s'est pas estompée avec la démocratie, mais s'est
travestie sous une autre forme. C'est pourquoi le pouvoir au démos n'apparaît finalement
comme une tyrannie de la désorganisation des différents genê dans la République. Nous
avons exphqué que Platon dénonce justement la stérilité dont souffre Athènes afin de
faire appel à un cycle religieux propice à la création d'une parenté philosophique réelle
pour les enfants de la cité. Malgré la démocratie, son époque est en effet encore aux
prises avec ces modèles où la poursuite tyrannique du pouvoir arbitraire et des richesses
règne en maître.

830
Prométhée enchaîné, 209; 266 et 403.
831
É. Meron, op. cit., note 829, p. 199; 202 et 212. On pourrait dire que Socrate personnifie le médiateur
prométhéen rendant possible la coexistence harmonieuse entre la race mortelle et celle immortelle.
832
Gorgias, 470d-471d.
833
Répubique, VIII, 561d-e et 569c.

262
LE DLEU DE PLATON. ESSAI SUR LEDMMON-SOCRATE COMME PARADIGME DELÀ RATIONALITÉ PLATONICIENNE

On comprend mieux le rôle qu'a dû jouer pour Platon le Prométhée d'Eschyle


qui « sait » par ailleurs que la victoire sacrée finale sera celle d'un détrônement de Zeus
dont il en est le démiurge ou l'artisan. Il se range du côté de son père Zeus un peu
comme le feront plus tard les membres de l'Académie en attendant la réalisation de
l'augure prophétique : « il sera renversé par le fils qu'il engendrera bientôt » (Pr. enchaîné,
768). Chez Platon, Prométhée, Zeus et les autres divinités semblent changer de statut
par une sorte de rééquilibre philosophique providentiel. Le règne cruel et tyrannique du
père fera place au renouveau si c'est encore une fois le fils qui surclasse le père en
vertu834. Socrate possède d'ailleurs les mêmes attributs que Prométhée tout en
déplaçant son cadre traditionnel. Dans le Protagoras, il s'approprie le nom même du
Titan de la pièce d'Eschyle835 : « Dans le mythe, j'ai d'ailleurs préféré Prométhée à

Epiméthée : je me règle donc sur lui, et c'est en prévision (r.QO|j.q0oûu_voç) de la


conduite de toute ma vie que je me soucie de tout cela » (Protagoras, 361 d)836. À partir de
cette association, on retrouve tout un arsenal de concepts philosophiques transformant
Prométhée et surclassant les divinités ancestrales. On pourrait considérer que le Titan
tut celui qui, en prévoyant et en se laissant condamner par Zeus au sommet du Caucase
sans fléchir, défendait d'une autre façon et avant la lettre la maxime platonicienne qu'« il
vaut mieux subir l'injustice que de la commettre »837. De même, on pourrait juger que la
figure du Titan, réputé pour avoir sauvé les hommes de l'Hadès par le feu, connaît une
tonahté philosophique lorsque le « producteur » Socrate les guérit tout autrement de la
peur de la mort comme dans le Phédon8218. Prométhée est aussi celui qui, selon la maxime
delphique, était déjà invité « à se connaître lui-même »839. D'une manière plus générale,
c'est Socrate et sa possible statue en bronze qui, sans doute avant Prométhée,
conduirait les autres dieux dans les dialogues platoniciens, rétablissant l'héritage grec là
où il aurait dû se trouver en réahté, c'est-à-dire, par-delà la démocratie, à l'intérieur d'un

834
É. Meron, op. cit., note 829, p. 206.
835
La définition de Prométhée « le prévoyant » se trouve dans la pièce dans Prométhée enchaîné, 85-87 et 98-
102.
836
Voir aussi Enneades IV [4,3,14,9].
837
É. Meron, op. cit., note 829, p. 207.
838
Prométhée enchaîné, 235-236.
835
Prométhée enchaîné, 309.

263
L E DIEU D E PLA TON. ESSAI SUR LE DAIMON-SOCRATE COMME PARADIGME D E LA RATIONALITÉ PLA TONICIENNE

cycle cosmique et civique renouvelé. Cette perspective spectaculaire de l'enracinement


connaturel divin est exploitée à partir du site de l'Académie.
Nous avons mentionné que dans l'Ethique à Nicomaque, Aristote mentionne que
le terme de « oocpàc; » était utilisé à propos des sculpteurs840. On se rappelle que peut-
être était-ce le métier du philosophe et de son père Sophronisque. Le terme de
« oocpia » désigne l'habilité du charpentier et donc, en premier heu, celle de Prométhée
qui est lui-même le sculpteur par excellence. Chez Platon, nul doute que ce sens
particulier de la sagesse (acoc^oouvq) se transfigure en toute autre chose sous l'acte
paradigmatique du démiurge-Socrate (il est le sculpteur « àvôçiavroTtoiôç » dans la
République)84'1. Non seulement cette thématique cadre parfaitement avec notre analyse
générale des dialogues — surtout avec celle de la République et du Timée —, mais elle
détermine une poétique se distinguant des orateurs et sophistes-démiurges. Dans le
Gorgias, Platon dénonce les orateurs et autres professionnels de la parole n'ayant rien à
voir avec les artisans. À l'opposé du philosophe, ils ne possèdent aucune capacité
démiurgique, et, donc, aucun art crédible. Cette approche n'a rien de naïve puisqu'en
rangeant le maître sous les attributs de Prométhée-Héphaïstos dans les lectures
publiques de l'Académie, le Socrate platonicien et son savoir-faire le transforment ainsi
en un dieu-fabricant particulier se distinguant des démiurges-artisans accusateurs de
l'Apologie représentés par Anytos. Norme originelle surclassant la norme prométhéenne,
le « ootjxSç » philosophique sera dès lors le modèle du « oocjxk; » prométhéen. Nous
avons affirmé jusqu'ici que Socrate, après avoir été le sculpteur paradigmatique de la
cité idéale et de l'âme de Glaucon/Glaucos dans la République, incarne précisément dans
le Timée un nouveau savoir-faire, une nouvelle réorganisation et compréhension
philosophique et démiurgique du monde.
Par conséquent, en conférant à Socrate le paradigme artisan intelligible du
cosmos dans le Timée — et d'une manière civique dans la République —, Platon exploite
hors de tout doute ce symbolisme religieux. Les incidences recherchées devaient être
d'autant plus percutantes que sa figure est manifestement mise en parallèle avec les

Dans l'Éthique à Nicomaque, 1141a.

264
L E DŒU DE PLATON, ESSAI SUR LEDAIMON-SOCRATE COMME PARADIGME DE LA RATIONALITÉ PLATONICIENNE

caractéristiques des divinités alignées sur le territoire. Forgeant les métaux et composant
avec la matière comme Prométhée et Hephaïstos, le pantomime Socrate est aussi
comme eux rusé, malin, artisan et magicien842. Nous avons vu qu'il est également
sculpteur d'argile, animateur et marionnettiste par excellence de ses créations dans tous
les échanges platoniciens843. A la lumière de nos remarques précédentes, tout indique
que Platon défend le paradigme d'un démiurge-Socrate surclassant complètement les
autres divinités sur le site de l'Académie. Celui-ci incarnera dans le Timée le modèle divin
du mouvement pneumatique dont s'inspirera la cosmologie des stoïciens, mais aussi le
modèle platonicien de la génération de la matière. Bref, si les monuments de l'Académie
comme Prométhée sont plus anciens et antérieurs à la statue de Socrate, les réseaux
religieux et métaphoriques ont ensuite été philosophiquement exploités par Platon en
vue d'influencer la politique d'Athènes. Nous avons dit qu'il est le dieu à partir duquel
débutaient les Lampadédromies des prestigieuses Panathénées en l'honneur d'Athéna
sur l'Acropole844. Le tissage « civique » d'Athéna poliade aux côtés de Prométhée ferait
ainsi d'Athènes le miroir privilégié du monde divin et le centre de l'univers845. Cette
pantomime artisanale décrirait une ville d'Athènes agissant en toute souveraineté
philosophique dans et pour sa cité à partir de son dieu sectaire sur le site de l'Académie.
Ainsi, nous retrouvons dans le dossier platonicien les intersignes archéologiques d'une
remise en question du nomos traditionnel par Socrate autant que les indices d'un
équilibre stratégique avec les divinités traditionnelles.

3.1.1.3 Êros

Nous identifions aussi devant l'entrée de l'Académie un autel d'Eros datant


environ de 561 av. J.-C. Ce monument s'agençait d'une statue et d'un autel, l'une posée

841
Répubique, VII, 540c.
842
M.-F. Billot, op. cit., note 805, p. 760 et 761.
843
M-F. Billot, op. cit., note 805, p. 762.
844
M.-F. Billot, op. cit., note 805, p. 751.
845
M.-F. Billot, op. cit., note 805, p. 758.

265
L E DLEu D E PLATON. ESSAI SUR L E DAIMON-SOCRATE COMME PARADIGME D E LA RATIONALITÉ PLATONICIENNE

sur l'autre ou à proximité immédiate846. Eros joue un rôle important lors des
Lampadédromies organisées par l'archonte-roi, reliant encore une fois l'Académie et
l'Acropole847. Il partageait selon toute vraisemblance les mêmes sacrifices qu'Athéna848.
Mais c'est sa capacité habituelle à se transfigurer en Héraclès ou en Hermès qui s'avère
sans nul doute plus intéressante pour une récupération philosophique comme on la
remarque dans le Banquet et le Phèdre849. Nous avons vu plus d'une fois que Socrate est à
la fois un paradigme démiurgique et erotique. En outre, l'Athéna poliade de l'Académie
possède une caractéristique notable : derrière sa tête se dévoile un autre visage. Et celui-
ci n'est nul autre que Marysas, le Satyre que Platon prend la peine d'assimiler à la figure
du daimon-Socrate dans le Banquefis0. Il n'y a pas heu de s'étendre outre mesure sur
l'aspect archéologique dont l'importance sera plutôt soulignée lorsque l'on analysera la
mise en scène de l'Intellect-Éros-Socrate au chapitre suivant. Mentionnons seulement
que lorsqu'Alcibiade se rendra compte de la présence de Socrate, avant de poser la
couronne d'olivier d'Athéna sur sa tête dans le Banquet, il s'exclame : « Par Héraclès !
Socrate ici ! » (Banquet, 213b). Non seulement y retrouve-t-on la tonalité habituelle
indiquant que les rapports traditionnels au nomos père/fils sont ébranlés par la présence
de Socrate dans cet entretien, mais aussi la forte suggestion que son couronnement par
Alcibiade marque la divinisation radicale de l'Éros-Socrate. Il est difficile pour nous de
reconstituer les puissantes incidences qui en découlent et qui étaient engendrées par la
récupération symbolique de l'Académie. Mais ce heu de la formation civique des jeunes
Athéniens où Eros est un culte quasi officiel intégré à l'éphébie caractéristique des
Lampadédromies prométhéennes est encore une fois un puissant argument en faveur
de l'exploitation platonicienne consciente des aspects sacrés du territoire851. On sait à
quel point cette stratégie généséologique et sectaire concernant Eros fut considérable

846
M.-F. Billot, op. cit., note 805, p. 707 et 736.
847
M.-F. Billot, op. cit., note 805, p. 700; 706 et 776.
848
M.-F. Billot, op. cit., note 805, p. 773.
849
M.-F. Billot, op. cit., note 805, p. 774.
850
M.-F. Billot, op. cit., note 805, p. 740. Banquet, 215a-b.
831
M.-F. Billot, op. cit., note 805, p. 774.

266
LE DLEUDE PLATON. ESSAISUR LEDAIMON-SOCRATE COMME PARADIGME DELA RATIONALITÉPLATONICIENNE

pour la daimonologie d'Apulée qui, au II e siècle après J.-C, rappelle que « le cygne du
rêve de Socrate s'est envolé de l'autel d'Éros » (Deplatone dogmate, I,l) 852 .

3.1.1.4 Héraclès

Ensuite, on identifie la statue d'Héraclès sur le site de l'Académie. Entre Athéna


et les oliviers sacrés, dieu du gymnase en l'habituelle proximité d'Hermès, les
spéciahstes s'entendent pour dire qu'Héraclès est avant tout célébré comme un dieu853.
D'une manière suggérant aussi peut-être la transfiguration divine de Socrate et la
légitimité religieuse de sa statue en bronze, l'Athéna poliade plaiderait en faveur de son
apothéose civique parmi les Olympiens, lui qui est aussi réputé comme le civilisateur
ayant planté l'olivier ailleurs en Grèce854. M.F. Billot a bien décrit qu'en même temps
qu'elle préside à la divinisation d'Héraclès, cette disposition d'Athéna poliade avec les
oliviers sacrés est encore une fois l'exacte image de l'Athéna pohade de l'Acropole855.
Avec Athéna et Prométhée, il y aurait donc là une triple confirmation physique du hen
entre l'Académie et le cœur religieux de la cité qu'a nécessairement cherché à investir
Platon. On comprend mieux pourquoi l'éclatant triomphe sur la figure du dieu Héraclès
que l'on défend partout dans les dialogues et sur le site de l'Académie a dû paraître sous
les traits d'une certaine arrogance civique impie. C'est que, malgré le réseau complexe et
parfois implicite des symboles, l'exploitation platonicienne du territoire et de l'espace
religieux permet d'entrevoir clairement que ce n'est rien de moins que le sommet divin
de l'Acropole qui est l'aboutissement logique de la transfiguration de Socrate en daimon
tutélaire de la cité. Dans l'Apologie, entre autres, il pourra « converser », « discuter » avec
les dieux ou même les soumettre à l'analyse856. La mission qu'il accompht ressemble à
celle des travaux d'Héraclès : « Cette tournée d'enquête, je suis tenu de vous la raconter,
car ce fut vraiment un cycle de travaux que j'accomplissais pour vérifier l'oracle »

852
M . - F . Billot, op. cit., n o t e 8 0 5 , p . 708.
853
M.-F. Billot, op. cit., note 805, p. 735 et 741. Voir Pausanias, 1,30,2.
854
P i n d a r e , Olympique, 3 , 2 4 - 2 7 .
855
M . - F . Billot, op. cit., n o t e 8 0 5 , p . 7 4 4 et 779.
*56 Apologie, 4 1 a - b .

267
LE DIEU DE PLATON. ESSAI SUR LEDAIMON-SOCRATE COMME PARADIGME DE LA RATIONALITÉ PLATONICIENNE

(Apologie, 22a). On peut penser que c'est dans ce cadre urbain, institutionnel et socio-
politique de la cité que l'activité démiurgico-daimonique des philosophes platoniciens
s'exerce et, en occupant le territoire sacré, prend sa signification majeure857. Avec les
autres symboles religieux sur le territoire, le triomphe sur Héraclès, sur les autres
ancêtres et pères de la cité nous apparaît comme étant très plausible858. Dans la
perspective platonicienne, et même stoïcienne et néoplatonicienne c'est lui plutôt
qu'Héraclès qui développerait de façon unique les véritables attributs des dieux859.

3.1.1.5 Hermès, les Muses et les Charités

Alors que les divinités relevées jusqu'à présent auraient été exploitées en vue de
montrer le surclassement du personnage Socrate vis-à-vis celles-ci, d'autres semblent
tenir le rôle de mettre en valeur celui-ci en l'accompagnant pour ainsi dire tout au long

857
H.I. Marrou, Histoire de l'éducation dans l'Antiquité, 1965, p. 87-147 et 280-322. M.-F. Billot, op. cit., note
805, p. 705.
Nous avions noté que, sans se confondre totalement avec celle de Thésée, la figure du xenos Héraclès est
en fin de compte protégée par l'hospitalité d'Athènes. On peut y voir là le puissant symbole d'une sorte
de fusion en un seal genos comme chercherait à accomplir Platon lui-même à l'endroit des cités favorables
à l'enseignement divin et à la conversion du nomos. La période d'attente de la citoyenneté du xenos
d'Héraclès étant terminée depuis au moins La foie d'Héraclès d'Euripide où son destin est désormais
intimement hé à celui d'Athènes, surclasser Thésée reviendrait sans doute à surclasser aussi Héraclès. Il
est vrai que lorsque la transfiguration civique de Socrate en daimon tutélaire nous est présentée dans le
Phédon, Platon ne mentionne distinctement que Thésée. Mais le vaisseau apollinien annoncerait à vrai dire
une régénération daimonique pouvant indirectement soumettre Héraclès. On identifie en outre cette
perspective dans YAlceste d'Euripide. Comme nous l'avions déjà remarqué, l'activité daimonique
protectrice d'Alceste s'effectue à travers Hestia et ressuscite de l'Hadès par l'entremise d'Héraclès sous
l'égide d'Apollon qui, rappelons-le, a d'abord réussi à convaincre Thanatos en ce sens au début de la
tragédie satyrique. Si l'on compare ce tableau avec celui du Phédon, la figure de Socrate mimerait celle
d'Héraclès et celle de Phédon, quant à elle, mimerait la figure d'Alceste. Tout comme la daimonologie
épimélétique d'Alceste est rendue possible par l'action d'Héraclès, celle des épimélètes-gardiens l'est par
Socrate (L'Héraclès des Grenouilles, 136-164, joue à sa façon un rôle intermédiaire semblable). On
concédera donc partiellement ici à l'avenant que, bien que différente sur le plan philosophique, la
régénération divine à laquelle participerait le maître et ses disciples est pratiquement identique à YAlceste.
Il n'y a donc a priori aucune raison d'admettre la supériorité d'Héraclès sur Socrate. Bien à l'opposé, tous
les passages du corpus platonicien où il est mentionné que Socrate gagnera l'Hadès à sa mort ne laissent
jamais paraître une subordination à quelque divinité que ce soit
859 Plutôt que de se concevoir à travers une force physique « héracléenne » défiant d'allure improbable et on
ne sait trop comment les affres de l'Hadès afin de ressusciter la « bvva^it; » d'Alceste envers ses enfants,
l'activité daimonique se concrétiserait par la participation (fi_6_£u;) à une intellection réelle « invisible »
(Hadès-ài&rjç) — à la façon qui n'est pas sans rappeler le discours de Platon dans le Phédon, le Ménexène et
les Lois — continuellement régénérée par l'âme des disciples-épimélètes, des gardiens ou des
philosophes-rois chez Platon. Les stoïciens et les néoplatoniciens ne s'y seraient pas trompé : c'est
pourquoi Socrate tout autant qu'« Héraclès » désigneront pour eux le sage parfait. Comme l'a remarqué

268
LEDIEUDE PLATON. ESSAISUR LEDAIMON-SOCRATE COMME PARADIGME DE LA RATIONALITÉ PLATONICIENNE

du corpus platonicum. Nous retrouvons ainsi en dernier heu aux côtés des dieux présents
sur le site de l'Académie le groupe d'Hermès, des Muses et des Charités. Hermès est
dans son environnement naturel et habituel près de celles-ci et près d'Héraclès et du
gymnase860. Il est le dieu des routes, des voyages et des morts 861 . Fréquentant les Muses
et les Charités, la vocation d'un heu de passage psychagogique entre les mortels et les
immortels est manifeste. Nous savons qu'une partie des cultes des morts typique des
Epiphania se faisait à partir de l'Académie, mais c'est plutôt ses caractéristiques comme
dieu ailé des portails daimoniques faisant immédiatement penser à la transfiguration
divine de Socrate et des philosophes-rois qui sont remarquables862. Divinité des
échanges, du commerce, de l'argent, il est présenté avec la sauvegarde du genos et de la
patrilinéarité ancestrale dans les Acharniens, les Grenouilles et les Nuées d'Aristophane et
l'Ion d'Euripide 863 . En outre, D. Jaillard et A. Motte ont bien exphqué la polymorphic
de ses rapports avec différentes puissances mythiques et rituelles, dont celle toujours
présente de la caverne864.

Dans l'Hymne homérique, Hermès est né à l'intérieur d'une grotte. Sa mère est
l'Atlantide Maïa et son père Zeus865. Comme son frère Apollon, son existence tourne
autour de l'antre, de la divinisation et des sacrifices que les mortels leur offrent afin de
départager à l'écart de l'Olympe ce qui revient aux hommes et aux immortels. Il
contribue de la sorte à la mise en place du cosmos auquel préside Zeus. Hermès, à
l'opposé de son frère rival — qui délimite les sanctuaires et instaure des cultes civiques
—, ne possède cependant pas la vocation d'instituer un culte officiel866. Sans fonder le
sacrifice, Hermès favorise son champ mythique en occupant une position interne à

Xénophon, le philosophe, assimilé aux vertus d'Héraclès, possède une faveur divine jusque dans la mort
(Mémorables, II, 1,33-34).
840
M.-F. Billot, op. cit., note 805, p. 742. Voir L. Isebaert, « Là fascination du monde et des Muses selon
Platon », Les études classiques, 1985, LUI, 2, p. 205 à 219, à la p. 209.
m
M.-F. Billot, op. cit., note 805, p. 742.
862
M.-F. Billot, op. cit., note 805, p. 777. On constate même cette caractéristique dans les Nuées, 1479.
Hermès est ailé. Voir Oiseaux, 573.
863
Acharniens, 742; 781 et 817; Grenouilles, 1126; 1140-45; 1169 et 1266; Nuées, 1235 et 1278. Pour Euripide,
Ion, V81.
864
D. Jaillard, Configurations d'hermès. Une théogonie hermaïque, Centre International d'Etude de la Religion
grecque Antique, Liège, 2007.
865
Hymne homérique à Hermès, 167-173.
«« D . Jaillard, op. cit., note 864, p. 147-8.

269
L E D I E U D E PLATON. ESSAI SUR L E DAIMON -SOCRA TE COMME PARADIGME D E L A R A TIONALITÉ PLA TONICIENNE

l'ordre et aux partages dirigés par Zeus867. Dieu des passages, il agit sur la frontière
même des mortels et des immortels sans avoir à la franchir et en redistribuant les dons
et les contre-dons entre l'alimentation carnée et divine. Encadrant ces partages avec les
Charités, les Muse ou les Nymphes, Hermès intervient également dans l'articulation du
territoire. À ce titre, on peut penser que son rôle au sein de l'Académie a joué ou
favorisé une exploitation à plusieurs sens en faveur de la philosophie au cœur de la cité.
À la suite de J. Strauss Clay, D. Jaillard a indiqué que l'implication politique du dieu se
révèle concrètement dans les structures et le fonctionnement même de la polis et dans la
configuration des espaces civiques et religieux pour la padeia de la jeunesse
athénienne868. On peut même considérer que les dons et contre-dons qu'il préside et ses
capacités de redistribution du pouvoir dans la cité pour les jeunes au sein de l'Académie
jouaient un rôle en créant une sorte de vortex hermaïque et mantique avec
l'Acropole869. Et on peut penser d'une manière générale que la présence de la figure
d'Hermès favorise l'accession au pouvoir politique pour les membres de l'Académie.
Les Muses et les Charités à ses côtés possèdent des attributs symboliques similaires,
mais favorisant davantage et aux yeux de tous la vie politique en société. Plusieurs
textes platoniciens mentionnent les Muses ou les Nymphes et l'on pense généralement
que Platon leur avait érigé un autel sur le site de l'école philosophique870. On peut dire
que, comme Athéna, Prométhée et Héraclès, les Muses se retrouvent assez tôt dans les
dialogues platoniciens pour favoriser la musique et l'influence politique des chants
intelligibles871.

Nous avons souligné plus d'une fois que, comme dans les autres dialogues,
Socrate correspond au titre de devin dans le Phèdre. Il ne faut pas s'en étonner, puisque
la maîtrise de toutes les thématiques daimoniques qui s'y trouvent leurs sont

867
D. Jaillard, op. cit., note 864, p. 52-3.
868
J. Strauss Clay, The poitics of Olympus. Form and meaning in the major Homeric hymns, Princeton, Princeton
University Press,1989, p. 15, et D. Jaillard, op. cit., note 864, p. 241.
869
À ce sujet, voir A. Motte, op. cit., note 761, p. 341-2.
870
Lois, X, 899e. R. Boyancé, Le culte des Muses che^ les philosophes Grecs, 2 e éd. rev. & augm., Paris, de Boccard,
1972, p. 261-262.
871
J. Larson, Greek Nymphs. Myth, Cult, .Lore, Oxford University Press, 2001, p.3-5; 7-8; 208; 259 et 264. Lois,
VII, 795d; Théétète, 155d et Timée, 47d. Dans la Répubique, VII, 545e, les Muses adressent leur logos de leur
hauteur.

270
L E DIEU DE PLA TON. ESSAI SURLEDAIMON -SOCRA TE COMME PARADIGAŒ DELARA TIONALITÉ PLA TONICIENNE

habituellement attribuées. Nous savons en effet que Pindare, qui considère sa poésie et
ses discours comme une sophia, don privilégié des dieux — plus particulièrement des
Charités —, s'assimile lui-même à un prophète et à un devin872. La question des jardins
divins ressurgit même chez lui : «Je vais pubher partout mon message, si le sort a bien
voulu que ma main sache cultiver le jardin privilégié des Charités. Ce sont elles qui
donnent tout ce qui charme : c'est la divinité qui distribue aux hommes la bravoure et
l'intelligence (àyaQoi xal aocboi) » (01, 9, 25-8)873. Les hens opérés par Platon lorsqu'il
représente l'activité catabasique de Socrate agissant comme le devin ou le prophète
même de la raison privilégiée des dieux dans sa caverne symbolique tant dans le Phèdre,
le Phédon, la République et l'Axiochos sont ici évidents. L'Ion est aussi exphcite : « Car ils
nous disent n'est-ce pas ? les poètes, que c'est à des sources de miel, dans certains
jardins et vallons des Muses qu'ils butinent les vers pour nous les apporter à la façon
des abeilles, et voltigeant eux-mêmes comme elles. Et ils disent vrai : c'est chose légère
que le poète, ailée, sacrée » (Ion, 533e-534b). Ces passages où Platon nous montre un
Socrate qui défend une dunamis épistémique privilégiée des dieux, un savoir-faire
philosophique qui est une technè distincte des autres en cours dans la cité deviennent
incontournables lorsque l'on se souvient que, comme chez Pindare, les Charités et les
Muses accompagnent sa psychagogie mantique tant dans les Nuées que dans tous les
dialogues de Platon. A. Motte a montré de plus que dans les Grenouilles d'Aristophane,
les Charités sont présentes dans la danse sainte et sacrée des mystes qui dansent dans
les prairies (Aeiprov)874. Ces images florissantes, vitalistes et démiurgiques de la
génération immortelle de la phusis dérive d'Homère et se trouvent aussi chez les
tragiques et les poètes 875 . Expliquant l'élan vital du naturalisme grec et les forces vives
du sol, Pindare affirme encore, d'une façon proche des dialogues de Platon — et en
particulier le Phèdre —, qu'en tant que poète, il a accès aux jardins privilégiés des
Charités et des Muses où, comme l'a remarqué A. Motte, la floraison spirituelle se

872
Pindare, Isthmyques, 5, 28 ; frag. 150 et Péan aux delphiens, 5-6 ; Olympiques, 2, 94-97 et Néméennes, A, 7-9.
873
Voir aussi Néméennes, A, 7-9 ; Pythiques, 6, 1-4 ; 32-3 ; 46-9; Isthmyques, 6, 74-5. Voir A. Motte, op. cit., note
761, p. 302-5.
874
Grenouilles, 324-336.
87
5 Iliade, I I , 400.

271
LE DIEU DE PLATON. ESSAI SUR LE DAIMON-SOCRATE COMME PARADIGME DE LA RATIONALITÉ PLATONICIENNE

confond avec la floraison terrestre et qui sont en réalité les artisans même de
rimmortalité876. Cette « xwça » joue sur les deux tableaux et nul doute que la
philosophie de Platon s'en inspire lorsqu'il invoque les prairies daimoniques et la plaine
de la vérité par le discours de Socrate. A. Motte a exphqué que, dans la religion grecque,
les prairies terrestres sont en effet considérées comme les reflets des espaces
primordiaux de l'au-delà et parfois même comme les heux de passage obligés vers
l'autre monde877. Lieux au confluent des cycles du vivant où se trouvent souvent les
gouffres etles cavernes qui témoignent de l'éternelle « yéveaiç » et de la « <$>_ ooà », on
peut penser que les jardins de l'Académie incarnaient symboliquement ce passage
encadré par Socrate, dieu tutélaire de la confrérie à qui on rendait hommage avec les
Charités. On constate que les prosateurs grecs et latins vinrent à utiliser les prairies, les
jardins, les heux fleuris, les Muses, les « rayons » de Miel, etc. pour qualifier les titres de
leurs ouvrages qui sont une collection d'anecdotes et de leurs pensées. Le contenu des
livres se présente même comme une source de connaissances provenant d'une sagesse
divine qui doit être perçue comme des jardins. Thémistios parle ainsi des « prairies »
(Àeipârveç) de Platon et d'Aristote où il a cueilli des fleurs toutes pures pour en tresser
des couronnes à l'usage de ses auditeurs878. L'éducation (naibtia) philosophique est
considérée comme le fruit d'un commerce privilégié avec les dieux où elle a pu croître
dans leur prairie féconde avant d'être déposée dans les âmes qui lui offrent le terreau
pour la germination879. On peut encore penser que l'expérience de Platon des Charités

876
A. Motte, op. cit., note 761, p. 261.
877
A. Motte, op. cit., note 761, p. 249.
878
Thémistios, Or., A, 54b.
879
« Pour ma part, je désire assurément que votre terre produise des fruits meilleurs que les autres :
cependant, je me préoccupe davantage que vos âmes fassent germer la padeia que récoltent les Muses
dans les prairies d'Apollon : mais c'est dans les âmes amoureuses et avides de beauté qu.elles font leur
nid et déploient leur activité » {Protreptique, 24, 307c-d). Himérios, un auteur plus tardif, reprend le même
thème en l'investissant de. variations encore plus riches : « Vos ailes, ce sont les Muses qui les ont fait
croître dans les jardins de Mémoire, ce sont les Heures et les Charités qui les ont nourries en les arrosant
d el'eau qui jaillit des fontaines de vérité » (Or., 14, 35). Voir aussi Clément d'Alexandrie : « Dans les
prairies, les plantes qui épanouissent la variété d eleurs fleurs et, dans les jardins, les arbres qui
produisent leurs fruits ne sont pas séparés les uns des autres selon chaque espèces de même certains ont
consigné les résultats panachés de leur savante cueillette dans des recueils intitulés prairies, Helicons,
rayons de Miel, Péplos. C'est avec des souvenirs tels qu'ils se sont présentés au hasard et dont on n'a
rectifié ni l'ordre ni l'expression, mais disséminés exprès pêle-mêle, que nous avons brodé le dessein de
ces Stromates à la manière d'une prairie » (Clém. D'Alexandrie, Strom. VI, I, 2, L). Voir Phédon, 69a.

272
LE DIEU DE PLATON. ESSAI SUR LEDAIMON-SOCRATE COAIMEPARADIGMEDELA RATIONALITÉ PLATONICIENNE

et des divinités alignées sur le territoire traduit une réalisation du mythe dans l'espace
sacré des jardins philosophiques de l'Académie.
La triade féminine possède d'ailleurs un rôle flexible souvent relié aux
généalogies, à un dieu et son thiasos. Comme leur nom l'enseigne, les Charités
(XaQLTcov), tout en entretenant des hens ambigus avec les Muses et les Nymphes jusqu'à
se confondre avec elles parfois, invoquent quant à elles les mêmes pouvoirs, l'apparence
et la beauté esthétiques. Mais dans la Théogonie d'Hésiode, elles sont accompagnées des
Heures (Eunomia, Dikè, Eiréné) : et des Moires (Clotho, Lachésis, Atropos) 880 . Alors
que les Moires limitent le cours de l'existence humaine et que les Heures créées les
conditions de la prospérité au fil des saisons (bon ordre, justice, paix), les trois Charités
quant à elles, offrent les éléments de la vie en société. Aglaïé simule le resplendissement,
Thalie l'abondance et les fêtes, et Euphrosunè la bonne disposition d'humeur881.

Au-delà de ces caractéristiques générales les hant aux Nymphes et aux Muses,
c'est la singularité cultuelle des Charités à côté d'Hermès qui s'avère certainement plus
importante sur le plan de la philosophie platonicienne. On bien remarqué que, tant qu'à
Athènes qu'à l'île de Cos et à Sparte, les mythes locaux autour de leur culte structurent
une réahté complexe intégrant tout autant la fertilité et la prospérité du territoire que la
finesse politique. On sait qu'Étéocle, le roi ancestral qui fonda le culte, fit du sacrifice
aux Charités un mode d'exercice au pouvoir. De plus, elles sont honorées
antérieurement aux Eleusinia par le sacrifice d'une chèvre lors des prestigieux Mystères
d'Eleusis. Favorisant l'accession au pouvoir civique éclairé tout autant qu'au passage
initiatique sacré, nous avons déjà noté qu'elles prédisposaient selon toute vraisemblance
dans le cadre athénien de l'Académie et à côté de la psychagogie d'Hermès et des Muses
à l'élection du philosophe-roi et de sa transfiguration divine. Il n'est donc pas difficile
de deviner pourquoi l'intégration de ces divinités protectrices de son genos à son école et
au museion s'avérait importante pour Platon. Les Thesmophories d'Aristophane nous

880
Hésiode, Théog, 901-911. Pindare, Dithy., A, 13-19 parle des Heures. Sophocle, Philoctète, 1453-4 : « Adieu,
ô mon antre qui fus le compagnon de mes soucis ; adieu, Nymphes qui vivez dans les prairies
humides... »
881
Dans l'Iiade, XVIII, 382-292 et 406-407, elle apparaît dans la famille olympienne. C'est comme épouse
d'Héphaïstos qu'elle accueille Thésis venue commander de nouvelles armes pour son fils. Elle et ses
sœurs sont liées au don et à la reconnaissance.

273
LE DIEU DE PLATON. ESSAI SUR LEDAIMON-SOCRATE COMME PARADIGME DE LA RATIONALITÉ PLATONICIENNE

donnent une bonne idée sur la façon dont ses contemporains percevaient leurs actions,
lorsque le personnage du « parent d'Euripide » prie les Dieux pour favoriser sa fille et sa
descendance à l'intérieur de la cité. Et une femme de lui répondre : « Priez [...] Hermès
et les Charités pour que cette assemblée et la réunion de ce jour aient les plus beaux et
les meilleurs effets, qu'elles soient pleines d'avantages pour la cité des Athéniens et de
chances pour nous-mêmes » (Thesmophories, 296-309). Ces observations sont en hen
direct avec la danse éducative et les rituels de transfiguration en faveur de la jeune fille
— un peu comme Platon le présente à plusieurs endroits dans ses dialogues, dont les
Lois. Et ce sont encore les faveurs psychagogiques et civiques d'Hermès pour ce genos
qui sont toujours sollicitées chez Aristophane882. Nous constatons de plus que comme
les monuments présents à l'Académie, les Muses et les Charités ne sont pas seulement
invoquées aux côtés d'Hermès, mais sont les disciples d'Éros dans l'accomphssement
pantomimétique du Banquet de Platon, « comme l'est Hephaïstos pour le travail du
bronze, Athéna pour le tissage et Zeus pour ce qui est du gouvernement aussi bien des
dieux que des hommes » (Banquet, 197b). D'une façon cohérente, cet exercice
démiurgique des Charités se réahse avec le concours d'Éros qui « nous emplit alors du
sentiment d'appartenir à une même famille » en enchantant les dieux et les hommes883.

Des Charités situées à l'entrée de l'Acropole faisaient parties du renouveau


cultuel athénien de 580-560 av. J.-C. rendu en l'hommage d'Athéna Nikè. Elles
possédaient un hen avec le cérémonial éphèbe, les dimensions guerrières, le mariage, la
fertilité et la fécondité de la cité, la succession des générations et l'équihbre du corps
civique comme ils apparaissent dans la République et les Lois884. On constate que Platon
insiste sur la charis comme moyen d'attirer les dieux et de rendre hommage à leur
bienveillance à l'endroit des rites et des mariages885. Non seulement les Charités sont
profondément intégrées aux rites Athéniens, mais leurs statues, toujours sous le
patronage de l'Athéna poliade, sont physiquement aux côtés d'Athéna Nikè, d'Héraclès

882
Thesmophories, 978 et 1203.
883
Banquet, 219d.
884
Voir Lois, V I , 771d.
8
"5 Lois, V, 729d; 740c; VI, 773d; 776a et 780a.

274
LE DŒUDE PLATON. ESSAISUR LEDAIMON-SOCRATE COAIALE PARADIGME DELA RATIONALITÉ PLATONICIENNE

et de l'Hermès des Propylées face à l'Acropole886. Avec les Charités, nous retrouvons
pour la quatrième fois l'effet religieux en miroir liant l'Académie à l'Acropole. Quelle
que soit la façon dont les fils conducteurs associant ces deux territoires se sont
développés au cours de l'Antiquité, on peut dire qu'ils étaient propices à une
géophilosophie mythique exploitée par Platon pour occuper l'espace sacré civique,
faciliter l'acception du genos philosophique et l'éventuelle accession démiurgique au
pouvoir du philosophe-roi. Représentant les divinités des passages ou des portes
politiques, on pourrait croire qu'il y aurait, pour ainsi dire, un portail des Charités à
l'Académie de Platon et un autre aboutissant à l'Acropole. Elles personnifieraient, d'une
part, aux côtés d'Athéna pohade, d'Héraclès et d'Hermès psychopompe l'entrée
daimonique et intelligible rendue possible par le daimon-Socrate, alors qu'elles
désigneraient sensiblement aux côtés d'Athéna Nikè et d'Hermès sous la protection
d'Athéna pohade de l'Acropole la transfiguration « victorieuse », l'aboutissement civique
divin et nécessaire des philosophes887. Ces prérogatives possèdent des assises
religieuses, littéraires et philosophiques. Nous savons en effet qu'à l'intérieur de son
poème, les filles du Soleil conduisent Parménide sur un char qui siffle comme la flûte
— attribut qui est celui des Charités, des Muses et des Nymphes 888 . Le même sifflement
revient lorsque vient le temps de décrire le portail qui s'ouvre dans l'Hadès.
L'invocation de ce son devait être d'autant plus explicite pour les contemporains que
nous savons que, dans la mythologie populaire, la nymphe Syrinx, pourchassée par Pan,
fut recueillie par Gè, la terre, en se métamorphosant en roseau. Pour conserver le
dernier cri douloureux de la Nymphe, soudain raidie dans les fibres ligneuses de la
plante, le chèvre-pied l'avait transformée en instrument de musique, la flûte de Pan à la
mélodie à jamais douloureuse. Il est de plus intéressant de constater que d'un point de
vue étymologique, le mot grec syrinx se rapproche du sanscrit surunga, qui signifie le
« couloir souterrain »889. Ces éléments tournent tous toujours autour de l'univers
religieux de la caverne dont Platon veut exploiter la charge métaphorique sur les heux

886
M.-F. Billot, op. cit., note 805, p. 740 et 779.
887
Voir Timée, 75e et Plotin, Enneades IV 4,3[27],9,15.
888
P. Kingsley, op. cit., note 87, p . 113-128.
889
C. Couëlle-Dezeuze, p. 11.

275
L E D I E U D E P L A T O N . ESSAISUR LEDAIMON-SOCRATE COMME PARADIGMEDELA RATIONALITÉ PLATONICIENNE

mêmes de l'Académie et de l'Acropole et, comme nous le verrons, dans le Phédon et le


fameux livre VII de la République. Ces endroits de passages mystiques sont
habituellement ceux des portails gardés par les Charités, les Muses ou les Nymphes qui
jouent le Syrinx (o_çiy£), dont le « ca>Qiy[j.oç » est le chant. Nous savons en effet
qu'avec Pan et Apollon, les Charités — ainsi que les Nymphes et les Muses — sont
présentes aux bords des cavernes daimoniques où l'on allait consulter la mantique des
devins et des prophètes dans l'Antiquité890.
Les signes que l'exploitation de l'entrée Charités à l'Académie avec l'espace sacré
de l'Acropole d'Athènes (l'effet en miroir) sont d'autant plus visibles qu'Homère et
Porphyre soulignent qu'à Ithaque, il y avait une caverne des Nymphes qui avait deux
entrées : une au nord pour les immortels et une autre entrée qui ne s'ouvre qu'à midi
pour les dieux et refusée aux mortels891. J. Larson a souligné qu'en Attique, beaucoup
de grottes correspondent à ce modèle avec entrées doubles892. Nous savons par ailleurs
que Marysas, comparé au « Satyre » Socrate dans le Banquet, est aux côtés des Nymphes
et des Charités. Dans l'iconographie de l'Antiquité, celles-ci sont précisément dirigées
par Xaulos de ce Satyre pour accompagner entre autres la déesse Bendis893. Associée
comme Hermès aux passages psychagogiques, celle-ci est invoquée dans la République894.
Comme l'a remarqué G. Leroux, la mise en scène de cette déesse nordique unit à
Artémis aux chevaux et le mythe d'Er cache une eschatologie chtonienne895. Il s'agirait
peut-être pour Platon de créer l'atmosphère d'une renaissance daimonique et
généalogique avec une figure étrangère qui, comme nous l'avons expliquée, deviendra
plus exphcite avec celle de l'étranger-démiurge faisant partie du genos philosophique

890
Y. Ustinova, Caves and the ancient Greek mind : descending underground in the search for ultimate truth, Oxford,
Oxford University Press, 2009, p. 61 et 67.
8
'i Odyssée, 13,103-13 et Dans (antre des Nymphes, 1-4.
892 J. Larson, op. cit., note 871, p. 126-137 et 242-250.
893 Socrate semble être le joueur d'au/os par excellence dans le Banquet: « [...] les airs de Marysas, qu'ils
soient interprétés par un bon joueur d'aulos ou par une joueuse minable, ce sont les seuls capables de
nous mettre dans un état de possession et, parce que ce sont des airs divins, défaire voir quels sont ceux qui
ont besoins des dieux et d'initiations. Toi, tu te distingues de Marysas sur un seul point : m n'as pas besoin
d'instrument, et c'est en proférant de simples paroles que tu produis le même effet» (Banquet, 215c).
Dans ce dialogue, la joueuse d'aulos apparaît toujours seulement lorsque l'activité daimonique de Socrate
agit sur l'âme des interlocuteurs.
894
D. Berranger, « Le relief inscrit en l'honneur des nymphes dans les carrières de Paros », Revue des études
grecques, LXXXV, 1983, 3-4, p. 235 à 259.

276
LE DLEU DE PLATON. ESSAI SUR LEDAIMON-SOCRATE COMME PARADIGME DE LA RATIONALITÉ PLATONICIENNE

pouvant aussi tisser ou sculpter la cité d'Athènes comme elle est réalisée par la
pantomime du daimon-Socrate de la République. Nous verrons plus avant que celui-ci
encadre justement les relations entre les dons alimentaires intelligibles et les contre-
dons que doivent lui rendre les citoyens pour « services charismatiques rendus ». Peut-
être est-ce l'explication de la remarque de l'orateur Thrasymaque envers Socrate : « Que
cela soit ton festin des Bendidies » (République, I, 354a). On peut penser que des indices
archéologiques témoigneraient d'un équilibre avec le nomos des pères de la cité dont
nous avions déjà détecté les stratégies dans les dialogues platoniciens.

Nous possédons un autre argument pour appuyer notre hypothèse et l'idée que
le surclassement des anciens daimones civiques par Socrate aurait été élaboré par Platon
dans sa philosophie et, pour ainsi dire, intégré avec un certain équilibre au rythme des
rites cultuels de la cité. Nous savons de Pausanias que les Charités de l'Acropole ont été
sculptées par nul autre que le maître : « A l'entrée de l'Acropole se trouvent dès lors

l'Hermès que l'on surnomme Propylaios (nQ07.ûÀaiov) et les Charités, œuvres, dit-on,
de Socrate, le fils de Sophronisque, dont la pythie témoigna qu'il était savant entre tous
les hommes » (Description de la Grèce, I, 22,8)896. Avec d'autres, J. Larson a souligné que
les Charités dateraient peut-être de 470 av. J.-C. et seraient plutôt l'œuvre d'un sculpteur
boétien nommé Socrate897. Mais ceci ne change rien au fait que dans l'esprit de
Pausanias, c'est le philosophe que l'on doit probablement considérer dans sa fonction
« poétique » de sculpteur-démiurge et, d'une manière remarquable, à côté de la question
de l'oracle delphique qui est digne de mention selon lui : nous avons déjà exphqué
pourquoi. On peut en tout cas penser d'une façon raisonnable que Platon était au
courant de ce détail lorsqu'il érige les statues des Charités dans son museion, puisque
certaines sources soutiennent que ces sculptures auraient été achevées vers 410 av. J.-C
lorsqu'il fréquentait le cercle de Socrate898. Selon Diogène Laërce, d'ailleurs, la présence
des Charités à l'Académie s'explique par le fait que les platoniciens lui rendent un

895
G. Leroux, op. cit., note , p. 527, note 5.
896
« A Athènes, devant l'entrée de l'Acropole, les Charités sont trois également » (Pausanias, IX,35,4-5, p.
199).
897
J. Larson, op. cit., note 871, p. 263.
898
Vie de Socrate, II, 19.

277
LE DIEU DE PLATON. ESSAI SUR LEDAIMON-SOCRATE COMME PARADIGME DE LA RATIONALITÉ PLATONICIENNE

hommage d'ordre philosophique autant que religieux899. Il s'agit de toute évidence


d'une problématique bien connue de ce milieu d'intellectuels qui célébrerait sans doute
ainsi la transfiguration divine de Socrate comme Platon nous l'expose dans ses
dialogues. Socrate, sculpteur des âmes des citoyens, de la démiurgie prométhéenne
cosmique et des Charités, est aussi, au sens strict, celui qui — favorisé par Hermès (et
Apollon) — aurait rendu possible la création du portail psychagogique menant à la
divinisation des philosophes-rois au cœur de la cité. L'expérience initiatique de la
caverne comme celle qui est dirigée par Socrate dans la République invoque en réalité ce
contexte où le vortex mantique et intelligible a sa place. Ces divinités sont d'ailleurs
invoquées au moment même de l'envolée daimonique de Strepsiade dans le tunnel
aérien et en périphérie du Soleil dans les Nuées d'Aristophane vers 424 av. J.-C. (c'est-à-
dire 14 ans avant que le maître n'ait terminé sa sculpture)900. Socrate note : « Que les
Charités te bénissent ! » (Nuées, 770). Mais peut-on pour autant soutenir que la charis
religieuse a été intégrée ainsi pour favoriser l'action daimonique de Socrate dans le
corps même du texte platonicien ? Peut-on vraiment confirmer la présence de cette
religiosité philosophique chez Platon ?
On ne peut plus en douter lorsque l'on constate que le moment fatidique de la
passation civique de la philosophie, la transfiguration de Socrate et le changement de
poste de garde fait justement référence à la charis des disciples qui accompliront les
dernières volontés du maître dans le Phédon : « De notre part cette tâche serait, par
reconnaissance envers toi, notre accomplis sèment principal (quelç èv x«Q m uâÀicrta
noLolpev) !» (Phédon, 115b). Ce développement prépare à la mise en scène finale du
dialogue tout de suite après la digression d'un Socrate immortel qui, par son discours
mantique, survole précisément les cavités au-delà de la Terre. La tâche « charismatique »
ici invoquée est en réalité bénéfique pour Socrate et pour tous les autres : « pour moi,
pour ce qui est mien et pour vous-mêmes [...] » (Phédon, 115b). Le legs civique de la
mission philosophique s'effectue donc en vertu d'une reconnaissance qui possède tous
les attributs d'une sorte de grâce produite (XAQIÇ 7Toiqatç) par le type d'échange ou

899
Diogène Laërce, IV.l. M.-F. Billot, op. cit., note 805, p. 743.

278
LE DIEU DE PLATON. ESSAISUR LEDAIMON-SOCRATE COMME PARADIGALE DE LA RATIONALITÉ PLATONICIENNE

d'amitié daimonique engendrée. Le maître et les disciples sont au cœur d'un échange qui
possède des hens directs avec leur divinisation et leur rôle de bienfaiteurs de la cité
d'Athènes. Cette perspective est doublement confirmée, puisqu'elle réapparaît à la fin
du Phèdre où Socrate fait une prière au dieu Pan afin de favoriser le même type de
discours « charismatique »901. Il dit _...

« O mon cher Pan, et vous autres, toutes autant que vous êtes, divinités de ces
heux, accordez-moi d'acquérir la beauté intérieure (KOÀ^ yevéoGm tàvôoGev);
que, pour l'extérieur, tout soit en accord avec ce qui se trouve à l'intérieur. Que
le sage soit à mes yeux toujours riche (nAoûaiov). Et que j'aie juste autant d'or
(XQUOOÛ 7tÀq6oç) que le seul qui puisse "le prendre" et le "conduire" (4>£Q£iv
pqxe àyeiv ôùvairo) soit le sage (ô oœcpQœv) » (Phèdre, 279b-c [trad. L. Brisson]).

On pourrait penser avec A. Motte que le Phèdre n'enseignant aucune doctrine


portant sur la prière comme telle, que celle-ci serait ici consubstantielle à l'acte de
philosopher et à son élan divin — ce que notre analyse tend précisément à confirmer902.
R. Burger affirme que Socrate prierait pour la modération et R. Hackforth évite Pécueil
en affirmant que son vœu n'aurait aucun hen véritable avec le contexte du dialogue903.
Mais le dieu Pan, le dieu du logos humain et divin possédant une force fécondante, est
souvent accompagné du Satyre Marysas dans l'iconographie grecque, et donc, du
Marysas-Socrate du Banquet. Ainsi, la prononciation de ce vœu ne revêt pas seulement
un vague sens existentiel, mais favorise encore une fois et avant tout sa transformation
— ainsi que celle de Phèdre — en être daimonique et divin comme dans le Phédon904.
De plus, nous avons déjà noté à quelques reprises de quelle façon la richesse et l'or font
directement référence au genos d'or des Travaux d'Hésiode et à la « citoyenneté
daimonique » de Socrate chez Platon. Il y aussi ici comme dans le Phédon la mention de

900
Nuits, SU.
901
Phèdre, 276d et 278a.
902
A. Motte, « L'aventure spirituelle du Phèdre et la prière », Understanding the Phaedrus : proceedings of the II
Symposium Platonicum, éd. par L. Rossetti, Sankt Augustin, Academia Verlag, 1992, p. 320. Voir B. Darrell-
Jackson, « The prayer of Socrate », Phronesis, 16-, 1971, p. 14-37. Euthyphron, 14c; Cratyle, 408d; Lois, III,
700b et VII, 801 a-e.
903 C. Griswold, Self-knowledge in Plato's Pheadrus, P. 228., p. 107 .C. Griswold pense plus justement que
Socrate ne prie pas en vertu d'une épistémologie ou une technique, mais pour devenir un certain type de
personne.
Phédon, 117c.

279
L E DLEU D E PLA TON. ESSAI SUR LE DAIMON -SOCRA TE COMME PARADIGME DELARA TIONAUTÉ PLA TONICIENNE

la charis au moment où il y a « le changement de poste de garde ». De même, ces vœux


sont ici un partage adressé à toute la communauté dans le Phèdre (« forme ces vœux
pour moi aussi, car entre amis, tout est commun »)905. On les retrouve sous une autre
forme dans XEuthyphron, le Politique et surtout dans la République qui exphqué le sens de
cette piété psychagogique au sein de l'Académie906 :

«[...] aucune cité, aucune constitution politique, et de la même manière aucun


homme, ne deviendra jamais parfait avant qu'une certaine nécessité ne vienne,
par l'effet du sort, confier à ces quelques philosophes, eux qui sont peu
nombreux [...] la charge d'une cité, et contraindre la cité de leur obéir, ou avant
qu'un authentique amour pour la philosophie véritable, émanant d'une
inspiration divine, ne s'empare des fils de ceux qui sont au pouvoir ou qui
régnent dans les royaumes, ou encore de ces gouvernants eux-mêmes. Que l'une
de ces situations se produise, ou même les deux, j'affirme ne disposer quant à
moi d'aucun argument pour le déclarer impossible. Si tel était le cas, on se
moquerait avec raison de nous, puisque nous ne ferions que répéter des propos
qui ressemblent à des prières » (République, VI, 499b-c [trad. G. Leroux]).

Loin de représenter de simples prières abstraites et sans incidences politiques, ce


type de vœux religieux pour l'âme favorisent la transformation daimonique,
démiurgique et civique des membres de la communauté. On peut penser que la
« prière » porterait sur le changement de rôle divin ou le « devenir » philosophe officiel
de la cité : « De mon côté, je te promets, comme le font les neufs Archontes, de
consacrer à Delphes une statue en or, grandeur nature, — non pas seulement la
mienne, mais la tienne aussi [Phèdre] » (Phèdre, 235d-e)907. Tout autant que l'oracle
delphique, l'or est invoqué pour témoigner de la divinisation de Socrate et de Phèdre au
sens où le dieu viendra prendre ((JJÉQEIV) OU conduire (àyzv\) leur âme dans la prière du
Phèdre selon une charis daimonique ailé. Le Gorgias reprend l'idée : « Si par hasard mon
âme était en or, Calhclès, peux-tu imaginer comme je serais heureux de trouver une de
ces pierres de touche qui servent à contrôler l'or! Oui, une pierre de la meilleure espèce,
que j'appliquerais sur mon âme » (Gorgias, 486d). Socrate donnerait tout pour conduire
et contrôler l'« or » dans l'âme de l'orateur. Le modèle platonicien de l'autochtonie et de

905
Phèdre, 279c.
906
Euthyphron, 14a-b et Poitique, 260b et 311 b.

280
LE DLEUDE PLATON. ESSAI SUR LEDAIMON-SOCRATE COMME PARADIGME DE LA RATIONALITÉ PLATONICIENNE

son alliage matériel des races civiques de la Republique est développé à partir d'une
daimonologie encore une fois inspirée d'Hésiode908.
Si l'on revient à la charis, on remarque encore que les faveurs des Charités
facilitent la transfiguration divine du philosophe ailleurs dans les dialogues. Les
personnages du corpus platonicien se débarrassant de leur ignorance sont considérés
comme des êtres « charismatiques », « graciés » ou « reconnaissants » (xapiC^v)909. La
charis désigne aussi les faveurs des véritables maîtres de vertus que les jeunes devraient
suivre, mais tout autant l'intolérance des sophistes face à ces grâces subtiles qu'ils ne
désirent pas910. En outre, la rhétorique et les modèles d'éducation traditionnels, en
contraste avec la philosophie, ne sont pas « charismatiques » dans le Gorgias9n. Les
orateurs et autres sophistes se plaignent même que leurs disciples ne sont pas
reconnaissants envers eux, affirme Socrate912. C'est que la charis témoigne plutôt d'une
prière de l'ordre de la connaissance philosophique. Le maître s'avère celui qui, à
proprement parler, se déclare à tout instant « gracié » envers tous ceux qui pourraient le
débarrasser de son ignorance 913 : «Je serai plein de reconnaissance (xctQiv) pour [...]
toi, à condition que tu me réfutes et que tu me débarrasses de ma niaiserie » (Gorgias,
470c)914. Celui qui s'adonne à cette activité psychagogique peut à son tour soigner l'âme
et ainsi concevoir en lui une philosophie politique royale en « or ». C'est pourquoi ce
sont les Charités de l'Académie qui sont celles qui aident les poètes à voir la forme de la
constitution parfaite dans les Lois9*5. C'est justement parce qu'elles ouvrent ces portails
daimoniques que tout préambule aux textes de loi ne doit pas être nommé « texte de

907
Phèdre, 228a et 240a.
908
« Pour l'or et l'argent, on leur dira que les dieux ont donné à leur âme de l'or et de l'argent divins, et
qu'ils n'ont pas besoin de l'or et de l'argent des hommes; on leur dira aussi qu'il n'est pas pieux de
souiller cette possession divine, en l'alliant à la possession de l'or mortel, parce que quantité d'actes
impies ont été commis au nom de la monnaie de grand nombre, alors que l'or qui se trouve en eux est
pur » (Répubique, III, 416e-417a). Voir aussi Plotin, Enneades II, 2,3,14,2-2,3,14,9 et Enneades III, 3,1,1,32-
3,1,1,35.
909
Théétète, 173e; 176b; 208d; Timée, 21a; 23d; 33c et 47d.
910
Loches, 187a et Euthydème, 304a.
911 Gorgias, 520c; 462c et République, IV, 426b.
912 Gorgias, 519c.
9
» Lois, II, 667b-e.
914
HippiasMajeur, 291b; 372c; République, I, 338b et Lettre VII, 346d.
915
Lois, III, 682a.

281
LE DIEU DE PLA TON. ESSAI SURLEDAIMON -SOCRA TE COMME PARADIGME DELARA TIONALITÉ PLA TONICIENNE

lois » mais un préambule « charismatique »916. Platon mentionne dans le même dialogue
que la conciliation de la charis protège le territoire et les temples sacrés. On peut croire
que sans la charis et ses faveurs psychagogiques, l'équilibre civique et le passage
daimonique de la divinisation du philosophe-roi en général et l'acquiescement d'un
code de loi philosophique s'imposant au sommet de l'Acropole de la cité d'Athènes
s'avéraient plus difficiles917. Cette posture platonicienne se retrouve mentionnée ailleurs
dans l'Antiquité et en premier heu dans un morceau du discours à Busiris d'I socrate qui
confirme quant à lui encore le hen daimonique de Socrate que l'on avait coutume de lui
attribuer : « Or donc si les morts pouvaient juger ce qu'on dit, Socrate te témoignerait
pour ton accusation une reconnaissance (x«Qiv) plus grande qu'à aucun de ceux qui le
louent d'habitude » (Busiris, XI, 6). On doit souligner le fait qu'est invoquée la
possibilité que, de manière que l'on pourrait juger fidèle aux cultes présents à
l'Académie, le maître, pourtant mort, puisse néanmoins juger les mortels d'une manière
« charismatique »918.

916
Lois, IV, 723a.
917
Lois, VI, 778c. Ces idées semblent reprises de manière générale dans les Oiseaux, 1320.
918 Référence à Isocrate dans la Répubique, V, 500b. Toutefois, puisque Socrate demeure pour lui d'une
certaine façon très vivant, la charis purement oratoire est dénoncé par Platon dans la Répubique. La seule
« grâce » réelle est celle de la philosophie promettant à sa généalogie l'immortalité de l'âme en la
soumettant à la seule éducation véritable et aux discours daimoniques exhortant les fils à se rendre
semblables aux pères comme dans le Ménexène, 249a-b. C'est pourquoi le daimon-Soctate demande à
Ménexène à la toute fin du dialogue s'il est reconnaissant (x<~Çiç) pour le soi-disant discours d'Aspasie qui
lui a été rapporté à ce sujet. Et lui de répondre : « Mais si, Socrate, et même très reconnaissant [xâçiv],
pour ce discours-là, à celle ou à celui qui te l'a dit, quel qu'il soit; sans compter, bien sûr, que je suis aussi,
pour bien d'autres motifs, reconnaissant (xâçiv) à celui qui l'a dit » (Ménexène, 249d-e). De même, dans le
Poitique, 257a-b Socrate est reconnaissant que Théodore lui ait présenté Théétète et l'étranger-démiurge
(voir aussi SophisU, 217e et 218a). Ces extraits où la conduite daimonique apparaît toujours avec la charis
et avec sa vocation comme passage psychagogique confirment encore notre examen. Xénophon affirme
la même chose au sujet de Socrate en Mémorables, I, 2.61. Plotin quant à lui, s'attardant sur l'art qui a
fabriqué une statue d'un dieu ou d'un homme, ne manque pas de donner des exemples qui rappellent les
perspectives de l'Académie dans son traité Sur ta beauté ineligible, V,8[31] : « S'il s'agit d'une divinité, ce
sera la statue d'une Charité ou de l'une des Muses, s'il s'agit d'un homme, non pas celle de n'importe qui,
mais la statue de l'homme que l'art a produit à partir de tout ce qu'il y a de beau » {Enneades V,8[31], 1,10
et suiv.). Pourquoi Plotin prend-il la peine de mentionner qu'il ne s'agit pas de n'importe quel homme
qui est produit à partir de tout ce qu'il y a de beau ? C'est que le contexte est avant tout à la découverte
du principe qui, à côté des Charités et Muses, possède tous les traits de Socrate. Car le beau, dira plus
loin Plotin, c'est « celui » qui, cessant d'être un homme pour revêtir les caractéristiques intelligibles du
démiurge du Timée, agit comme Socrate et son genos : « [ . . . ] il faut cesser d'être un homme pour, comme
le dit Platon, cheminer dans les hauteurs et administrer le monde tout entier. Car c'est en faisant partie
du Tout qu'il produit le Tout » (Enneades V,8[31], 7,33 et suiv.). Voir aussi Enneades, IV,8[6], 1,40 et suiv.;
Enneades III [3,8,6,7]). C'est sans doute pourquoi la charis est souvent rapproché du mouvement de
l'univers et des couleurs du vivant en soi dans les Enneades (voir II [2,9,17,55]; III [3,1,7,7]; VI [6,6,18,18]
VI [6,4,2,13] VI [6,7,22,7]. Voir aussi Timée, 69a et 72b-c.

282
LE DIEU DE PIATOS: ESSAI SUR LEDAIMON-SOCRATE COMME PARADIGME DE LA RATIONALITÉ PLATONICIENNE

3.1.2 Figure 3. L'espace généalogique sacré mis en place par l'Académie et les
dialogues de Platon 919

Académie de
Platon Athéna
(ses attributs — Cratyle, 407
et Lois, VII, 796b — sont
suidasses par la pantomime
philosophique. Derrière sa
H e r a c l e s tête se trouve Marysas qui est
(Comme pour comparé à Socrate dans le
Thésée, Platon Banquet, 215a-c) Hephaïstos
montre son (possède des
nécessaire Prométhée attributs
surclassement (Socrate surclasse Prométhée et semblables à
par Socrate toute démiurgie dans le Prométhée)
dans la mise en Protagoras, la République et le
Socrate(?)
scène de Timée)
XHippios majeur, Daimon tutélaire
Charités (Statue en bronze de
Gymnase 293a, du
Charmide, 154d, (portail daimonique et vortex Lysippe comme
du Phédon, 89b- mystique(?) avec l'Acropole établie en bienfaiteur civique
c et peut-être l'honneur de Socrate et pour favoriser saccagée? Voir ThéétèeU,
dans la divinisation des membres de l'école) 169b-c et Diogène
YEuthydème, « Socrate mort peut-il rendre grâce? » Laërce, II, 43)
297b-d) (Isocrate, Busiris, XI,6)
Éros
Hermès
(incamé et
(associé aux passages
surclassé par
Dsychagogiques et aux
l'Éros-Socrate
_çavernes)
dans le Banquet
et le Phèdre)

Effet en miroir de F Académie avec f Acropole p a r la voie sacrée (l'école est e n lien et en tension politique
avec l'épisode d e Thésée) qu'aurait cherché à exploiter P.Jaton avec le symbolisme religieux des
dialogues et p h y s i q u e m e n t avec lfji.-Prdpylées et l'Agora (où se trouvent le prytanée et les
sanctuaires en lien avec Thésée), le c œ u r d e la cité d'Athènes o ù se t r o u v e n t aussi les m ê m e s
divinités alignées sur le territoire. C'est aussi à cet endroit-., q u e l'on trouve l'autre porte d e s
Charités sculptées p a r Socrate, « l e fils d e S p p h r o n i s q u e , d o n t la Pythie témoigna qu'il était
savant entre t o u s les h o m m e s » {Description de 'la Grèce, I, 22,8),\selb'b'Pausanias, reliant l'espace
sacré d e l'Acropole avec la divinisation d u geinos des philosopheà-rois de l'Académie p a r u n
vortex h e r m a ï q u e o u u n e caverne symbolique.

919 Bien q u e n o u s s a v o n s lesquelles des statues étaient p r è s l'une d e l'autre, l'état actuel des recherches ne
n o u s p e r m e t p a s de les situer d'une m a n i è r e exacte sur le site d e l'Académie. A p a r t p o u r l'autel d ' E r o s
qui se situait à l'entrée d u site et Héraclès, H e r m è s et H é p h a i s t o s près d u gymnase, l'emplacement est ici
p u r e m e n t spéculatif. N o u s savons p a r c o n t r e q u e la sculpture e n b r o n z e de Socrate a été façonnée par
Lysippe qui a aussi fait u n Silène (Marysas derrière la tête d'Athéna?), u n Héraclès, u n H e r m è s et u n E r o s
qui, p a r u n curieux hasard, sont tous ici présents à l'Académie.

283
LE DIEU DE PLA TON. ESSAI SUR LE DAIMON -SOCRA TE COMAŒ PARADIGME DELARA TIONAIITÉ PLA TONICIENNE

3.13 L'impiété de Socrate et le prytanée sacré dans l'Apologie

Le surclassement des pères de la cité comme Thésée possède une portée


philosophique. La stratégie de Platon est d'obtenir le consentement des citoyens que
n'aurait pas eu Socrate sur le plan historique. La dissidence du maître n'est pas
anarchique, mais elle prescrit au contraire une autre « àQxq » à la cité. Selon nous,
l'analyse de plusieurs passages des dialogues qui portent d'une manière singulière sur le
prytanée sacré de l'Agora permet d'y voir plus clair — surtout en ce qui concerne
l'accusation d'impiété et la raison pour laquelle Socrate se révélait une réelle menace
pour Athènes. C'est que la subversion la plus radicale du nomos religieux traditionnel par
la philosophie est défendue par le maître dans sa polémique la plus « historique » qu'est
l'Apologie. Après sa condamnation, Socrate doit, selon les lois en vigueur, accepter l'exil,
la mort ou peut proposer une sentence : « Si donc c'est conformément à la justice que
doit être fixée l'amende méritée, voilà celle que je fixe : être nourri dans le prytanée »
(Apologie, 36e-37a). Dans des conditions uniques, cet extrait est la conclusion
importante du développement où il défend le tracé parfait de sa vie et
l'accomphssèment de sa mission pour le dieu comme bienfaiteur daimonique de la cité
d'Athènes. Et cette affirmation le mène tout droit à sa condamnation à mort. En outre,
il apparaîtra de plus en plus que Platon n'aurait pu inventer cette tirade sans être
contredit par le témoignage de quelques six cents âmes présentes au procès ayant tôt
fait de rendre l'Apologie suspecte. Tout indique que cette amende a bel et bien été fixée
par le Socrate « historique ». Mais avant de nous avancer trop loin, nous devons préciser
certains aspects du prytanée permettant ensuite de mieux comprendre le plaidoyer du
maître.

Le prytanée désigne la « présidence » du foyer, le feu sacré de la cité qui ne


s'éteint jamais et qui est aussi utilisé pour fonder les colonies920. Les magistrats y
prennent place, on y reçoit les ambassadeurs et on y offre les hommages civiques. Les
prytanes, élus des tribus d'Athènes, y prennent leur repas, y travaillent et siègent
également à la tholos qui est le bâtiment circulaire se confondant avec le prytanée. Bien

284
LE DLEUDE PLATON. ESSAISUR LEDAIMON-SOCRATE COMME PARADIGME DE LA RATIONALITÉ PLATONICIENNE

que le feu était d'abord à l'origine consacré à Hestia, déesse du foyer, de la maison et de
la famille, nous avons vu comment ce heu s'est peu à peu confondu à Athènes avec la
figure mythique de Thésée. Cet endroit sacré est en effet l'emplacement à partir duquel
celui-ci se rassemble avec les sept jeunes hommes et jeunes filles avant de partir en
Crète pour les sauver du Minotaure. C'est à ce heu qu'on les réunit à nouveau pour le
départ du vaisseau de l'Héraclès Athénien durant les fêtes apolhniennes de Délos telles
qu'elles nous sont exposées dans le Phédon. J.M. Luce a montré de plus que les citoyens
estiment que le passage de l'éphébie à l'âge adulte doit se faire sous l'égide de Thésée.
Paradoxalement, étant le fils d'Aïthra élevé à Trézène, celui-ci était en effet une sorte de
démiurge étranger qui reviendra complètement transformé de royauté investi d'une
mission comme dieu tutélaire après sa victoire sur le Minotaure et la mort de son père
Egée. C'est pourquoi les Oschophories, les Epitaphia et les Theseia sont étroitement
hées à des rites de passage éphèbes dans le prytanée et le Delphinion qui sont près du
Theseion. Le prytanée est fortement rattaché à la plupart des rituels fondateurs de la
généalogie athénienne — et, comme nous le verrons, à sa nourriture et à son éducation
— et sans se confondre totalement avec le foyer dédié à Hestia, il possède une tonalité
parfaitement adaptée à la divinisation de Thésée à l'époque classique. C'est que, de tout
ce qui venait avant le héros, comme le dit Platon dans le Critias, on ne souvient la
plupart du temps que de noms et de traditions exposant des actions oubliées ou
désuètes921.

C'est la raison pour laquelle le prytanée est à cette période plutôt l'incarnation du
genos politique athénien même et de son synoecisme, la réunion des bourgades de
l'Attique (d'où le nom « Athènes » au pluriel), comme il aurait été instauré par Thésée
durant la période archaïque922. Selon Plutarque qui suit sur ce point les Histoires de
Thucydide, il aurait même été construit par lui923. Il est, à tout le moins et à coup sûr,
un prytanée « nouveau genre ». L'Agora se situant tout juste à côté est aussi en hen
eminent avec quatre épisodes de la légende de Thésée comme on la racontait au Ve

920 Tucydide, H/zAw'w, 1,10; 11,15.


921
Critias, 110a-b.
922
Plutarque, Thésée, 25,4. Pausanias, Description de la Grèce, I, XXII, 3.
923
Tucydide, H/j-Aw./, 1,10; 11,15.

285
LE DIEU DE PLATON. ESSAI SUR LEDAIMON-SOCRATE COMME PARADIGME DE LA RATIONALITÉ PLATONICIENNE

siècle et dont le potentiel politique pour une diffusion philosophique n'a certainement
pas échappé aux membres de l'Académie. Tout d'abord, l'enlèvement injuste d'Hélène
par le héros à la suite duquel Académos a joué un rôle prédominant est représenté par
l'Anakeion, le temple des Dioscures, divinités éphèbes protégeant la citoyenneté
éclairée sur l'Agora d'Athènes924. On voit aussi à côté l'endroit exact où l'on disait que
Pirithoos avait rencontré Thésée avant de séquestrer Hélène et Persephone avec lui.
Nous avons exphqué que Platon ne manque pas de juger sévèrement ces agresseurs
dans la République afin de défendre la prééminence du genos divin de la philosophie. La
présence des Dioscures rend encore plus crédible l'argumentation platonicienne
stipulant la nécessité du dépassement civique sensé de cette figure tutélaire quelque peu
entachée par cet épisode ambigu et peu reluisant. Ainsi, la philosophie et la rationalité
situeront leurs combats dans l'espace sacré de la cité.

Ces accents spirituels étaient bien connus du pubhc Athénien et on comprend


pourquoi Platon devait s'en inspirer lorsqu'il met en valeur la transfiguration civique et
démiurgique de Socrate dans ses dialogues. Lorsque le prytanée est invoqué par le
maître dans l'Apologie, ce n'est rien de moins que la nature du hen philosophique avec le
cœur du genos politique athénien sacralisé par le dieu tutélaire Thésée qui serait en
question. Ainsi, la pensée platonicienne s'immisce dans les hens patriotiques afin
d'engendrer avec la figure de Socrate une sorte de « personnahsme ou de nationalisme
rationnel ». De plus, il s'agit d'un élément hé au Socrate historique. On sait en effet qu'il
avait été prytane à cause de la tribu Antiochide à laquelle il appartenait et qui exerçait la
prytanie vers 406 av. J.-C.925. Face à la colère des Athéniens et pour éviter de bafouer
une loi athénienne, il aurait refusé de commettre l'injustice de mettre à mort l'un des
accusés soupçonnés d'avoir participé à la tyrannie des Trente. Le philosophe relève
dans le Gorgias ce moment où tout le monde s'est ensuite moqué de lui parce qu'il ne
savait pas comment mener une procédure de vote926. On sent bien sûr entre les lignes
un reproche platonicien envers ceux qui pensent sans gêne que le meilleur prytane serait

924
Plutarque, Thésée, 33,1. Dans ï'Electre, 1234, d'Euripide, les Dioscures apparaissent au-dessus de t oikos
d'Electre comme des daimones ou des dieux célestes.
925
Apologc, 32b.
926
Gorgias, 473e.

286
LE Dœu DE PLATON. ESSAI SUR LEDAIMON-SOCRATE COMME PARADIGME DE LA RATIONALITÉ PLATONICIENNE

d'abord celui qui connaîtrait ce genre de choses sans nécessairement posséder la sagesse
et le savoir-faire (aoqbia) de la démiurgie véritable. Platon défend l'idée que le maître est
celui qui mérite plus que les autres d'être présent dans ce heu sacré. Nul doute que ces
allusions profondément rattachées au territoire concernant le surclassement de la
prytanie traditionneUe devaient engendrer d'énormes incidences. L'assaut philosophique
du prytanée sur l'Agora, l'expression même de l'hégémonie démiurgique du genos de
Thésée, se révèle selon toute vraisemblance très dérangeant pour le nomos athénien et
susceptible d'être perçu sous les traits d'une extrême impiété.
Le Protagoras est assez clair au sujet de la supériorité du rôle du philosophe sur
l'exercice de la prytanie traditionneUe. Afin de départager Protagoras d'Abdère, le
démiurge étranger, et Socrate, le sophiste Hippias affirme que les Athéniens présents
sont parents (cnryyeveïç) et se ressemblent en quelque sorte de manière naturelle (TÔ
yap ôuoiov xcû ô(j.oico apvoei ovyyevéç èotiv) et que, en ce qui concerne le politique et
au bénéfice de tous, les protagonistes ont tout avantage à s'entendre :

« Il serait honteux que nous, qui connaissons la nature des choses, qui sommes
les plus savants des Grecs et qui, pour cette raison, sommes réunis, en Grèce,
dans ce prytanée du savoir (TÔ 7TQUT_.VE.OV tfjç oocpiaç), dans cette maison, la
plus illustre et la plus fortunée de la cité [la maison de Callias], nous ne
manifesterions rien qui fût digne de cette valeur, et que nous nous déchirions en
discordes comme les plus médiocres des hommes. Pour ma part, je vous
demande et je vous conseille, Protagoras et Socrate, de vous réconcilier, en
obéissant pour ainsi dire à notre arbitrage, et de vous accorder sur une position
moyenne : toi, Socrate, sans rechercher cette rigueur dans l'entretien, cet excès
de brièveté, puisqu'il déplaît à Protagoras, mais en laissant aller tes discours, en
leur lâchant la bride, de sorte qu'ils nous apparaissent plus magnifiques et de
meilleure tenue; toi, Protagoras, en revanche, ne t'enfuis pas, tous agrès tendus,
au gré d'un vent favorable, sur l'océan des discours, hors de vue de la terre
ferme; prenez tous deux une voix moyenne. Faites donc cela et, croyez-moi,
choisissez-vous un arbitre, un président, un prytane (nçcoTayàçav), qui veille à
vous faire respecter la mesure dans la longueur de vos discours » (Protagoras,
337e-338a [trad. F. Ildefonse]).

Athènes incarne le « prytanée du savoir » qui sera littéralement reconfiguré par la


démiurgie de Socrate. Contrairement aux Lois où Platon n'espérera plus imposer a priori

287
LE DIEUDE PLATON. ESSAI SUR LEDAIMON-SOCRATE COMME PARADIGME DE LA RATIONALITÉ PLATONICIENNE

son régime politique à l'orgueilleuse cité, ici, comme dans l'Apologie, elle demeure la ville
la plus importante sur le plan politique et la plus versée dans le savoir927. Les prytanes
en place sont principalement Callias, Prodicos, Hippias, Alcibiade et Critias qui
représentent les différents mouvements politiques et sophistiques Athéniens. Pour
Platon, cette assemblée est le prétexte de relier le discours au jugement des prytanes lors
des assemblées qui, lorsqu'ils ne reconnaissent plus l'expertise de celui qui prétendait la
posséder au nom de la cité, l'expulsent sans lui demander son reste928. Cet extrait nous
préparerait donc à l'éviction athénienne du faux expert étranger de la prytanie et de sa
fausse technique politique représentée par le démiurge Protagoras par Socrate. Bref,
c'est l'assemblée du conseil comme on la reconnaissait à l'Agora d'Athènes qui sera
réformée sous nos yeux par le maître dans le Protagoras929. Socrate apparaît ainsi sous un
genos Athénien vernaculaire distinct du sophiste. Alcibiade interviendra deux fois pour
défendre la supériorité du maître au sujet de la technique politique et dire que, puisque
Protagoras n'est pas d'accord pour se pher à la dialectique philosophique de
l'assemblée, les prytanes devraient se débarrasser de lui930. Tout autrement, Callias
retient le maître qui, lui, voyant l'inconséquence de se pher au jugement de prytanes qui
lui sont en réalité inférieur, préférerait partir931. Selon une majestueuse fresque de
Platon, Protagoras lui cédera d'ailleurs sa place à la toute fin de la concertation932. Le
message de Platon est clair : Hippias avait tort d'affirmer que Protagoras, tout comme
Socrate, avait réellement à cœur la prytanie et sa mission civique athénienne. Dans le
contexte démiurgique prométhéen, le philosophe est en réahté le seul homme politique
et donc le seul véritable prytane et démiurge.

On peut penser que lorsque Socrate croit mériter être nourri au prytanée, — en
plus du genos typiquement athénien — il vise aussi en fait un exercice démiurgique
particulier. Ce heu est le plus sacré et n'est subordonné à aucune autre instance à
l'intérieur d'une cité démocratique. On retrouve à ce sujet des références dérangeantes

927 Apologe, 29d.


928 Protagoras, 319b-c.
929 Protagoras, 336-337c.
930 Protagoras, 336b-c; 347b-d et 348b.
931 Protagoras, 335d et 338b-d.
932 Protagoras, 361e.

288
LEDIEUDE PLATON. ESSAI SUR LEDAIMON-SOCRATE COMME PARADIGME DE LA RATIONALITÉ PLATONICIENNE

dans les Lois revenant parfois sur certains aspects religieux pouvant être jugés de prime
abord inconciliables avec l'exotérisme du nomos athénien de l'Apologie et du Protagoras.
Les prytanes y possèdent certes encore un rôle : ils censurent la persuasion gratuite, les
imprécations contre soi-même, contre sa lignée, et, comme Socrate lui-même le fait à
propos de sa propre femme Xanthippe (et ses disciples) dans ie Phédon, censurent aussi
les lamentations 933 . L'exercice de la prytanie réformée par le maître dans le Protagoras
trouverait dans les Lois une version différente, mais compatible sur le plan conceptuel.
La prytanie ancestrale depuis Thésée serait en fin de compte nettement inférieure à la
fois à l'exercice du Socrate du Protagoras et de l'Intellect civique du collège de veille des
Lois. La charge la plus importante de la cité dans ce dialogue reviendrait au meilleur
gardien-démiurge des lois réorganisant l'éducation des enfants. Il y achèvera son
existence après service rendu au collège de veille. Celui-ci est élu par les prytanes, mais
ces derniers ont en revanche été élus au préalable par les membres de cette sorte de
faculté de savants934. En d'autres termes, la prytanie assumée par les familles s'avère en
fait inférieure et entièrement déterminée par cette assemblée. La cérémonie complexe
pour élire les prytanes dans la cité parfaite devra ultérieurement s'en remettre à
l'exercice philosophique 935 . Il n'est pas exagéré d'affirmer que la Raison tente
d'accomplir ici un véritable putsh politique. Il y a tout heu de croire que la mention de
cet endroit sacré dans l'Apologie renverrait clairement à une telle subordination de la
prytanie traditionnelle comme elle est fondée d'abord par la démiurgie de Thésée.

Dans le même ordre d'idées, la référence d'Hippias au prytanée dans le passage


précédemment cité du Protagoras n'est pas naïve, puisque le propos tourne autour du
soin de l'âme d'un « ami », un éphèbe (comme ceux que l'on trouve dans les rites
cultuels pantomimétiques impliquant Thésée et le prytanée) pensant avoir trouvé son
maître en Protagoras 936 . Un peu comme la tholos autour du prytanée, il se dessine
habituellement autour de lui un cercle de citoyens et de jeunes auditeurs à chaque fois

»» Phédon, 60a-b et 117d-e; Lois, XII, 949b et 953c.


™ Lois, VI, 766b.
»» Lois, VI, 755e et VIII, 760b.
936
Protagoras, 312b-c. Voir R. Parker, Polytheism and Society at Athens, New York, Oxford University Press,
2005, p. 82. Voir aussi P. Bruneau, Recherches sur les cultes de Délos à l'époque hellénistique et à l'époque
impériale, Paris, de Boccard, 1970, 81-93.

289
LE DIEU DE PLATON. ESSAI SUR LEDAIMON-SOCRATE COMAŒ PARADIGME DE LA RATIONALITÉ PLATONICIENNE

qu'il parle937. Il n'est pas innocent de constater d'ailleurs que Parale et Xantippe, les fils
de Périclès, se trouvent autour de lui938. D. Placido a bien montré le rapport idéologique
de Protagoras avec Périclès939. Le sophiste avait été chargé de la rédaction démiurgique
des lois pour la colonie athénienne de Thourioi et reflète ainsi dans le cadre du
Protagoras la politique de concorde du chef athénien940. Les présupposés conceptuels de
la démocratie athénienne, l'inauguration de la technique démiurgico politique comme
couronnement de l'époque classique seraient ainsi élaborés et présentés par Platon dans
le dialogue. Comme dans le Théétète, l'homme est l'unité de mesure pouvant exprimer
son opinion dans l'assemblée pour ensuite se soumettre à la collectivité941. À ce titre,
Protagoras se déclare comme le modèle démiurgique et prométhéen de l'art politique et
l'expert dans Paclministration des affaires de la cité942. C'est pourquoi il peut défendre
d'emblée face aux enfants de Périclès et face aux autres fils Athéniens une parenté
traditionnelle toute faite avec les dieux : « Puisque l'homme avait sa part du lot divin, il
fut tout d'abord, du fait de sa parenté avec le dieu, le seul de tous les vivants à
reconnaître des dieux, et il entreprit d'ériger des autels et des statues de dieux »
(Protagoras, 322a). Or la parenté véritable qu'invoque le sophiste devrait plutôt se
concevoir à partir d'un autre modèle politique vernaculaire, c'est-à-dire à partir du
démiurge Socrate. Il représente, pour ainsi dire, le paradigme de la technique politique
royale comme elle devrait s'exercer au prytanée d'Athènes. À la manière de l'Apologie et
des Lois, l'émancipation de la mission philosophique exigerait aussi d'une certaine façon
la subordination de la prytanie ancestrale.

Si la remise en question du rôle du prytanée est confirmée dans l'Apologie et le


Protagoras, on peut dire que Platon y introduirait d'une manière indirecte le devancement
de Thésée. Même si sa figure n'est apparemment pas invoquée, elle y est pourtant
directement rehée à cette époque. On peut penser que l'intégration de cette figure

937 Protagoras, 315b.


938 Protagoras, 315a.
D. Placido, « Protagoras et la société athénienne : le mythe de Prométhée », dans Dialogues d'histoire
anciennes, 1984,10, p. 161-173.
940
D. Placido, op. cit., note 939, p. 161.
941
Théétète, 161c et Protagoras, 319b.
942 Protagoras, 318e-319a; 322d-323a; 326a; 327e; 339e; 340e et 345a.

290
LE DLEU DE PLATON. ESSAI SUR LEDAIMON-SOCRATE COMME PARADIGME DE LA RATIONALITÉ PLATONICIENNE

athénienne importante aurait galvanisé toute l'attention et occulté la figure démiurgico


prométhénne. Nous avons vu que c'est plutôt en effet une nouvelle version
philosophique d'un Prométhée-Socrate civique tel qu'on le retrouve sous l'égide
d'Athéna pohade à l'Académie qui œuvre comme un démiurge politique dans le
Protagoras. De plus, un triomphe généalogique trop radical sur le héros athénien tutélaire
qu'est Thésée et de son synoecisme représenté par le prytanée était sans aucun doute
encore un sujet très déhcat à peine une dizaine d'années après la mort de Socrate. On
retrouve même chez Isocrate la confirmation du type de censure dont avait
certainement souffert Platon. Celui-ci considère en effet que la peste s'abattit sur ceux
qui le condamnèrent à mort comme un châtiment divin et voyant cela, les Athéniens
interdirent de parler de Socrate pubhquement « comme dans un théâtre ouvert à tous »
(Busiris, XI, intro). Cette remarque concorde parfaitement avec les stratégies ésotériques
et exotériques qu'à dû adopter Platon pour se prémunir de l'accusation d'impiété et le
risque qu'il encourût en suggérant comme dans l'Apologie le renvoi au paradigme-
Socrate comme le véritable prytane et principe généalogique de la cité d'Athènes. Peut-
être avons-nous là aussi la raison pour laquelle l'introduction de la figure de l'étranger et
la nécessité de la mise en scène plus abstraite du démiurge et daimon-Socrate jusqu'à sa
disparition totale dans les Lois. Isocrate nous révèle même qu'Euripide craignait de
parler de Socrate et fit plutôt allusion au philosophe sous une forme déguisée dans son
Palamède. Agissant de la sorte pour éviter d'irriter les Athéniens qui voyaient en ce
personnage démiurgique un être dangereux et influent, il est clair que la seule tentative
platonicienne d'intégrer ou de présenter le Socrate historique comme principe
généalogique et civique surclassant l'exercice de la prytanie en cours engendrait
d'énormes conséquences. Sollicité à côté du libellé d'accusation et de l'oracle delphique
assurant sa divinisation dans l'Apologie, le prytanée est à notre avis un élément historique
incontournable.
Comme l'a remarqué P. Schimdtt-Pantel, les repas au prytanée et à la tholos
d'Athènes masquent de profondes considérations sur les pratiques alimentaires943. La

943
P. Schimdtt-Pantel, « Les repas au prytanée et à la tholos dans l'Athènes classique. Sitesis, trophé,
mistos : réflexions sur le mode de nourriture démocratique », AION, 1980, II, p. 55-68.

291
LE DIEU DE PLA TON. ESSAI SUR LE DAIMON -SOCRA TE COMME PARADIGME DELARA TTONALITÉ PLA TONICIENNE

convivialité civique partagée lors des banquets prendrait une tournure particulière dans
le contexte démocratique. Les prytanes de l'époque bénéficient de la « airquiç » en étant
nourris au prytanée aux frais de l'état. Les bénéficiaires sont les étrangers-démiurges, les
prêtres d'Eleusis, les vainqueurs des concours olympiques, Isthmiques, Pythiques et
Néméens944. On ne peut qu'être frappé encore une fois par la thématique de la figure de
l'étranger siégeant à cet endroit sacré et discutant en toute impunité des nomoi religieux
de la cité et nul doute que c'est elle qu'a cherché à exploiter Platon dans ses dialogues :
il aurait voulu créer un espace sacré pour les membres de l'Académie qui étaient ainsi
protégés par l'aura divine du prytane et le Zeus des étrangers que nous avons expliqués.
Mais il est clair pour tous les Athéniens que le démiurge-Socrate n'est ni un étranger ni
un prêtre d'Eleusis ni un vainqueur de jeux Grecs. À quelle caste privilégiée affirme-t-il
donc appartenir? Certains indices tendent à confirmer que le maître affirme posséder
les mêmes pouvoirs civiques que Thésée. Celui-ci était perçu comme une sorte de devin
et démiurge autorisé par Apollon pour reconfigurer les généalogies et le nomos religieux
athénien. On peut penser que le maître aurait été condamné pour avoir manifesté son
désaccord avec le fonctionnement de l'Athènes démocratique au profit d'éléments
aristocratiques945. En fait, Socrate ne se présente jamais comme un réformiste en
profondeur du système démocratique de son temps, mais se présente comme
l'objecteur de conscience d'une démocratie devenue tyrannique qui n'a que faire du
savoir politique. Socrate aurait certes été d'accord avec une réforme de la démocratie
avec certains éléments oligarchiques et aristocratiques (au niveau de la supériorité de la
compétence, du savoir, etc.). Si des gens comme Platon et Aristote préféraient le
gouvernement de quelques-uns à celui du grand nombre, la démocratie modérée - à
l'intérieur d'une constitution mixte - demeurait une option viable, en fait, la moins pire
de toute et, surtout, la moins facilement corruptible. Seulement, ces philosophes ont
vécu à une période difficile de l'histoire d'Athènes où le gouvernement de la « tourbe »,
s'était révélé tyrannique. La seule option de rééquilibre de la part de ces philosophes
devait sans doute passer par la défense d'un élitisme affiché. C'est pourquoi, certaines

944
P. Schimdtt-Pantel, op. cit., note 943, p. 58. Lois, XII, 952d-953d.
945
Pour un avis opposé, voir P. Schimdtt-Pantel, op. cit., note 943, p. 63.

292
LE DLEUDEPLATON. ESSAISUR LEDAIMON-SOCRATE COMME PARADIGMEDELA RATIONALITÉ PLATONICIENNE

affirmations de Socrate (mais aussi de Platon et Aristote) doivent être remises dans leur
contexte historique. Ainsi, en dépit de certains passages dont on tire souvent des
conclusions hâtives, Socrate n'était sans doute pas un anti-démocrate résolu, mais un
intellectuel qui n'aurait aucune objection face à un démocrate qui défendrait la notion
de connaissance ou de compétence pour exercer son pouvoir. Ce qui horrifie le
philosophe, ce n'est pas moins le démocrate de « la tourbe » (Socrate était peut-être
pauvre, très certainement absent du club des riches athéniens), que le fait qu'il ne
cherche aucunement à développer ses compétences et ses connaissances politiques
pour le bien commun.
Les dialogues regorgent de ces exemples où, bien plus qu'en pourfendeur de la
démocratie, Socrate exhorte ses contemporains de ne pas se lancer en politique avant
d'acquérir ces compétences et ce savoir. Ainsi, les métaphores platoniciennes du pilote,
seul compétent du navire, doivent être nuancées, puisqu'elles s'adressent aux futurs
démocrates radicaux qui n'ont cure de la compétence politique. Ainsi, même les lois se
présentent comme une défense d'une constitution mixte avec certains paliers de
gouvernement démocratiques. Ce qui a mystifié plus d'un interprète, c'est que Socrate
se comporte parfois comme le plus grand des démocrates sur le plan de la loi (envers et
contre tous, il résiste à la mise à mort illégale sous le régime des Trente) qui s'opposent
aux autres démocrates athéniens, et, à d'autres moments, comme le pourfendeur de
l'attitude démocratique tyrannique empreinte d'ilotisme et de servilité. D'ailleurs,
l'ensemble des passages se rapportant au Socrate historique proviennent d'une période
où, à l'époque de Périclès, il n'y avait pas de nomothètes, où on ne distinguait pas entre
lois et décrets et où aucune caste de spécialistes ou de professionnels politiques
n'avaient encore émergé, c'est-à-dire avant la fameuse réforme de Clisthène en 403/2
avant J.-C. Autrement dit, c'est peu avant la mort de Socrate que ces refontes en
profondeur de la démocratie radicale vers une démocratie modérée seront réalisées.
Même l'Aéropage, élément aristocratique par excellence, sera ensuite chargé de
superviser l'aclrninistration des magistrats. On peut penser que Socrate était le premier à
faire des recommandations concernant les technè qui allaient forger le paysage politique

293
LE DIEUDE PLATON. ESSAISUR LEDAIMON-SOCRATE COMME PARADIGME DE LA RATIONALITÉ PLATONICIENNE

athénien. Bref, Socrate est le porteur dérangeant d'éléments réformateurs qui


influenceront la politique ultérieure. Les fonctions politiques se spéciahseront peu à peu
tout au long du siècle jusqu'en 338 av. J.-C.
La solution pour l'interprétation de la condamnation du maître se trouve dans
son élection comme nouveau paradigme face auquel les Athéniens sont endettés, c'est-
à-dire, selon toute vraisemblance, dans l'autodaimonisation mantique de Socrate
comme don civique surclassant Thésée et le symbolisme religieux du prytanée et, selon
la trame du dialogue, sanctionnée par le dieu Apollon.
À notre avis, le genos de Thésée, son synoecisme et ses différents groupes
composant l'éhte politique de la cité d'Athènes (les Eupatrides, les Géomores et les
Démiurges) sont directement rehés à la fondation ancestrale, religieuse, vernaculaire,
territoriale et nomothétique même du prytanée946. L'épisode narratif de la consécration
divine de ce héros tourne autour de sa reconnaissance comme héritier légitime au sein
de la patrilinéarité royale athénienne de la part de son père Egée jusqu'à la sanction de
l'oracle delphique. Comme le dira Platon dans la République, c'est pourquoi « manquer
de respect aux parents, c'est aussi ne pas respecter les dieux » (République, III, 386b). En
citant le prytanée (situé au pied du flanc nord de l'Acropole), ce n'est rien de moins que
le symbole ou le mythe même de la création généalogique de l'Athènes comme on le
reconnaissait à travers la figure de Thésée qui est sollicitée par Socrate dans l'Apologie.
On sait en effet qu'après avoir tué le Minotaure et avant les sacrifices réahsés en
l'honneur de l'Apollon delphique comme il les avait promis avant son départ en Crète,
tout de suite après avoir descendu de son navire au port, il se rend au prytanée pour
restructurer les généalogies athéniennes selon les classes civiques déjà mentionnées.
Bref, tout juste avant sa consécration royale et nomothétique autorisée par l'Apollon
delphique, le héros réahse la démiurgie que l'on a commentée en organisant de
nouveaux pouvoirs rehés à ce bâtiment947. Bien que celui-ci était sans doute présent
pendant le règne d'Egée (quoi qu'en dise Plutarque), il est clair que selon les Athéniens,

946
Plutarque, affirme que Thésée, par crainte du désordre et de la confusion divisa le puple grec en trois
classes (voir Thésée, 25).
947
C. Calame, op. cit., note 347, p. 230.

294
LE DLEU DE PLA TON. ESSAI SUR LE DAIMON-SOCRATE COMME PARADIGME DE LA RATIONALITÉ PLATONICIENNE

c'est Thésée qui lui donna une signification toute nouvelle parallèlement à la fondation
du synoecisme et des généalogies politiques mêmes d'Athènes 948 . Ce nomos religieux
représentera ensuite en quelque sorte pour tous les fils athéniens le paradigme civique
et le principe vertueux même de la cité. Nous savons même que l'arrivée et le
couronnement de Thésée lors de son retour est marqué par la rencontre avec le dème
des Phytalides (qui formeront par la suite à certains égards — mais peut-être de manière
non exclusive — la « race pure » athénienne, c'est-à-dire les « eupatrides ») à qui il
demande une purification du sang des épreuves subies949. La majorité des sources
rapportent que le Minotaure lui-même aurait été immolé au sanctuaire de l'Apollon
delphique qui est le heu même d'expiation du sang versé avec justice et de sa
consécration tutélaire950. On comprend autrement ici pourquoi les actes accomphs
régénérant le nomos d'Athènes comme ils seront sanctionnés par Apollon seront encore
sollicités pour la divinisation civique tutélaire de Socrate à l'intérieur du Phédon. Pour les
contemporains et spectateurs présents à son procès qui nous est rapporté dans
l'Apologie, la seule évocation du prytanée touchait ipso facto tout un contexte de
substitution généalogique, territorial et de passation paradigmatique du nomos religieux
athénien. Ainsi, la démiurgie ou le savoir-faire supérieur que se targuait de posséder
Socrate frappait selon toute vraisemblance les assises mêmes de la cité. Mais comment
peut-on confirmer davantage que, par son savoir-faire (oocpla), son statut de démiurge
et éducateur dérangeait le genos politique même de la cité d'Athènes représenté par le
prytanée? Et quel est le hen du libellé d'accusation avec son savoir et son existence
hypostatique ou, si l'on veut, avec son existence daimonique? Une réponse claire à ces
questions nécessite quelques remarques complémentaires.

948
C. Calame, op. cit., note 347, p. 259 et 260.
949
C. Calame, op. cit., note 347, p. 73; 216 et 233.
950 C. Calame, op. cit., note 347, p. 75; 76; 85 et 211.

295
LE DIEU DE PLATON. ESSAI SUR LEDAIMON-SOCRATE COMALE PARADIGME DE LA RATIONALITÉ PLATONICIENNE

En premier heu (1), afin de nous aider à comprendre la fameuse phrase de


l'Apologie (« le bienfaiteur que je suis mérite d'être nourri au prytanée »), il faut constater
que l'éducation démiurgique du daimon-Soctate agissant à partir du prytanée n'est
historiquement pas la seule du genre à Athènes et était incarnée par d'autres modèles
civiques bien avant lui. Dans ce cadre, les Grenouilles d'Aristophane exposent la
pérégrination daimonique de Dionysos dans l'éther et les heux divins pour sauver
l'éducation de la cité qui s'est corrompue avec le temps. Face au déclin de l'esprit de la
cité d'Athènes et de ses citoyens, il veut réactiver la pantomimétique démiurgique du
meilleur éducateur entre Eschyle et Euripide. Ce n'est rien de moins qu'un prytanée
civique divin à partir duquel les dieux et les immortels interviennent sur les vivants qui
nous est montré par Aristophane. En d'autres termes, c'est le « prytanée à l'envers »,
c'est-à-dire du point de vue des trépassés et des différents modèles Athéniens qui est
exposé au spectateur. Parmi eux, Eschyle et Euripide, dont les pensées sont nourries
(Bçé-abaoa) par l'éther, se disputeront pour déterminer face au prytane Pluton — dieu
rendant ses jugements dans l'Invisible de l'Hadès — lequel d'entre eux sera le mieux
disposé à « nourrir » les vivants à leur tour de la même façon dont ces poètes ont été
nourris par les dieux lorsqu'ils vivaient sur Terre951. Ici, le cœur de l'assemblée politique
grecque où se déterminent le pouvoir et les biens au milieu de tous les citoyens trouve
une fondation religieuse éthérée. On remarque même qu'Aristophane fait une référence
claire à la figure démiurgique et éducative de Thésée qui, selon la légende, fit
l'expérience de ces « endroits caverneux » postmortem avant de retourner vers Athènes
grâce à sa hbérftion par Héraclès952. Dans le Bouclier d'Héraclès, Hésiode représentait déjà
Thésée dans ces heux de l'Hadès avec Pirithoos sous les traits d'un être divin couvert
d'argent et d'or « qui des dieux a l'ahure divine »953. On ne peut que voir le rapport
parfait de cette vocation daimonique avec l'activité démiurgique du daimon-Socrate sur
son genos représenté au prytanée à l'intérieur du corpus platonicum. Ce concours est en
effet clairement désigné comme un savoir-faire (ao^>io\iaTuv) pat lequel — à l'aide de

951
Grenouilles, 886-892.
952
Grenouilles, 143.
953
Bouclier d'Héraclès, 178.

296
LE DDJU DE PLA TON. ESSAI SUR LE DAIMON-SOCRA TE COMME PARADIGME DELARATIONALTTÉ PLATONICIENNE

chants, de danses, de musique et de poésie — ils défendront la supériorité de leur


savoir-faire avant de s'approprier le droit de descendre vers les pensées des mortels
pour mieux les éduquer954. Ainsi, les citoyens, tout comme les spectateurs, seront
savants (aocjxïrv) à leur tour955. D'une manière presque identique à la mimesis typique aux
« sokratikoi logoi » du Socrate des dialogues platoniciens, ces poètes-démiurges
accomphssent un savoir daimonique en prononçant le « vers ailé » (è7_T£Qcoj_.evov)
habituel aux tragédies grecques956. Et à ce titre, plusieurs aspects des Grenouilles donnent
des appuis à notre lecture de Pautoproclamation généséologique du démiurge Socrate
au cœur du prytanée comme ^_y/»0»-paradigme comme il sera intégré par la suite à
l'intérieur de la philosophie platonicienne.

Tout d'abord, comme nous venons de le noter à la lumière d'Aristophane, on


peut penser que le savoir-faire socratique hypostasié de l'Apologie ferait directement
référence à son statut démiurgique et daimonique au cœur de la cité. À côté d'Euripide
dont l'art s'avérera inférieur et qui sera perçu comme un « mauvais daimon »
(KaKoôaLuxi)v), Eschyle, entre le Ciel et la Terre parmi les demi-dieux, sera qualifié de
« savant » (aocjxôç) et pourra ensuite se laisser porter vers l'esprit des hommes par les
vents avec ses ailes957. Ayant prouvé aux dieux, daimones et immortels présents au
prytanée divin par les chants, la musique et la danse que sa pantomime devrait être
considérée comme une meilleure base pour l'éducation grecque, il précise dans la pièce
le but véritable du bon poète 958 : « De nobles épouses de nobles maris ont été amenées
par toi [Euripide] à boire la ciguë [...]. Le poète est tenu de cacher le vice, non de le
mettre au jour, de le produire sur la scène. Car pour les petits enfants, l'éducation c'est
le maître d'école : pour le jeune gens, c'est le poète » (Grenouilles, 1050-6). La ciguë que
boira Socrate est ici invoquée et on ne peut que constater la proximité des discours des
Grenouilles avec ceux de l'Apologie, du Protagoras, de la .République et du Timée de Platon en
ce qui a trait à la bonne éducation en hen direct avec le savoir-faire de l'exercice du

954
Grenouilles, 849; 1104-8.
955
Grenouilles, 1118.
95<s
Grenouilles, 1250 et suiv.; 1325 et suiv.; 1336 et 1388.
957
Grenouilles, 632; 1058; 1135 et suiv.; 1434 et suiv.; 1500.
958
Grenouilles, 175; 1053 et 1245.

297
LE DLEU DE PLA TON. ESSAI SUR LE DAIMON -SOCRA TE COMME PARADIGME DELARA TIONALITÉ PLA TONICIENNE

démiurge daimonique. Celui-ci agit sur les esprits et les citoyens d'Athènes à travers le
prytanée sacré. Le but de la pièce tourne autour de deux éléments : 1) donner à la ville
de bonnes dispositions pour conduire ses chœurs tragiques et l'éducation dirigés par le
meilleur modèle tragique et pantomimétique, et; 2) déterminer par le prytanée quel
éducateur divin pourra ainsi intervenir de la meilleure manière sur l'âme des citoyens959.
Non seulement on peut penser que les rapports démiurgiques du savoir-faire de Socrate
avec le prytanée et agissant sur son genos entretenu par l'état comme ils sont présentés
dans l'Apologie étaient perceptibles des citoyens et juges présents au procès, mais
Aristophane se paye même le luxe (aurions-nous envie de dire) de mentionner ces
rapprochements avec lui de façon explicite à l'intérieur de sa pièce ! :

« Heureux l'homme qui a une intelligence parfaite. Bien des faits nous
l'apprennent, Celui-ci, par exemple, qui s'est montré sensé, s'en retournera chez
lui, pour le bien de ses concitoyens, pour le bien de ses parents et de ses amis,
par ce qu'il est intelligent. Il est donc gratifiant (xaîoiev) de ne pas rester assis
près de Socrate à bavarder, en rejetant le culte des Muses, en dédaignant les
parties les plus importantes de l'art tragique. Mais en discours pompeux et en
frivoles futilités perdre son temps, est le fait d'un insensé (TTC-QCK^OVOÛVTOÇ) »
(Grenouilles, 1482-1499 [trad. H. Van Daele]).

Si la figure socratique s'impose à l'intérieur du contexte de la démiurgie


éducative dans la cité, on pourrait considérer que les reproches d'Aristophane
rejoindraient ici ceux des accusateurs et démiurges de XApologie. Le concept de charis
renvoyant d'habitude au personnage de Socrate revient encore de manière indirecte,
mais néanmoins toujours présente. On constate de façon remarquable qu'en faveur de
la jeunesse athénienne, Aristophane se sent obhgé de défendre une gratitude civique
plus traditionneUe face à l'influence socratique. D'une manière semblable à la
daimonologie des Nuées et des Oiseaux, le maître est l'exemple même d'une « intelligence
insensée ». Le mot « naQatjjçovoûvToç » est quant à lui formé de la « 4>QÔvqaiç » et du
« voûç » et signifie littéralement « être à côté de l'intelligence »960. Ce terme, toujours
avancé dans le contexte daimonique et cosmologique par l'étranger des Lois, est repris

959
Voir entre autres Grenouilles, 665 et 1419.
960
Aussi utilisé dans les Sept contre Thèbes, 792 et par Sophocle dans Philoctète, 815.

298
LE DLEU DE PLATON. ESSAI SUR LEDAIMON-SOCRATE COAOŒ PARADIGALE DE LA RATIONALITÉ PLATONICIENNE

Ghez Xénophon pour souligner que Socrate lui-même l'utilisait à propos de la fohe
d'Anaxagore concernant sa volonté à exphquer le mécanisme des cieux961. Aristophane
nous dévoilerait-il à mots plus couverts que ce que l'on voit dans les Nuées et les Oiseaux
que le maître affirmait posséder un Intellect ou une intelligence distincte ou aliénée des
autres ? Quoi qu'il en soit, on se souvient que les Oiseaux affichaient le déracinement
généalogique de Pisthétairos et son droit d'aînesse royal pour diriger l'intelligence,
reconfigurer les dieux, les modèles civiques et les nomoi traditionnels962. Son « savoir-
faire » démiurgique qui lui permettait de construire une nouvelle constitution
ressemblait beaucoup à celui que le maître possède dans l'Apologie. A ce titre, Evelpidès
défendrait la supériorité de la « (hçovqaiç » éthérée d'Épope (le premier homme connu
à s'être transformé en oiseau) qui s'inspirera Pisthétairos tout au long de la pièce :
« Métamorphosé en oiseau, tu as en volant fait le tour de la Terre et de la mer; que tout
ce que ce sais l'homme et tout ce que sais l'oiseau, tu le sais (4>QOV£ÎÇ) » (Oiseaux, 117-9).
Cette conversation entre ces « étrangers et ennemis de naissance » qui se rencontrent
pour la première fois mènera d'ailleurs à un constat dont la tonalité démiurgique est
presque identique au « savoir » (oo^ia) socratique de l'Apologie : « De leurs ennemis, les
savants (ol aotjx)-) apprennent bien, des choses » (Oiseaux, 370 et suiv.). Comme chez
Platon, le savoir est toujours en hen direct avec une envolée daimonique dans les
airs ! Le Coryphée demande à Épops si Pisthétairos possède le savoir : « A-t-il un degré
de savoir (crotjxrv) en lui ? » (Oiseaux, 429). Epops de répondre : « C'est le plus fin
renard, le savoir même (oôtyioyiâ) » (Oiseaux, 430-1). Et au Coryphée de renchérir :
« Qu'il parle, dis-lui de parler, je te prie. À entendre les logoi que tu tiens, je suis emporté
sur des ailes (àvenTéçœ^iai) » (Oiseaux, 432-4). Non seulement les rapprochements avec
le savoir-faire démiurgique de Socrate comme il est précisé dans l'Apologie, le Protagoras
et le Timée sont évidents, mais ceci confirme toutes nos hypothèses formulées
exphquant de manière qui pouvait alors paraître audacieuse que le savoir (aocj)i_x) même
que celui-ci prétendait posséder grâce à l'oracle delphique lui conférait d'une certaine
façon un statut daimonique ailé intermédiaire entre les dieux et les hommes. D'une

961
Lois, X, 899b et Mémorables, W , 7, 6. Voir aussi Aristote, Métaphysique, 1009b et Éthique à Eudème, 1214b.

299
LE DLEU DE PLA TON. ESSAI SUR LE DAIMON-SOCRATE COAIME PARADIGAŒ DELARA TIONALITÉ PLA TONICLENNE

manière presque identique aux Cavaliers, la fondation de la place publique et du cœur de


Coucouville-les-nuées se réalise dans ces heux éthérés, reprenant implicitement la
terminologie solaire de la daimonologie à laquelle fait référence le Socrate platonicien.
C'est pourquoi c'est l'astronome Méton (possiblement mort au moment où
Aristophane présente sa pièce) qui configure la cité située dans les airs et à proximité
des divinités : «Je prendrai mes dimensions avec une règle droite que j'applique, de
manière que le cercle devienne carré. Au centre il y aura une place publique, où
aboutiront des rues droites convergeant vers le centre même, et comme d'un astre lui-
même rond, partiront en tous sens ses rayons droits » (Oiseaux, 1004-9)963. Bref, le cœur
de la cité, ressemblant ici à un prytanée aérien et circulaire « à l'envers », dont le type
athénien même a été fondé à l'origine par Thésée, possède hors de tout doute une
inflexion théorique daimonique et, même, certains attributs de daimonisation de
l'espace religieux, territorial civique et nomothétique. On peut croire que lorsque le
daimon-Socrate demande à y être nourri, c'est également la daimonologie et la généalogie
religieuse même de ce bâtiment qu'il semble vouloir restructurer d'une manière
rationnelle.

On peut dire que la comédie porte en général sur l'élection éducative d'une
activité daimonique vernaculaire964 s'exerçant de manière démiurgique sur la cité
d'Athènes et qui a été déterminée par les divinités siégeant au prytanée éthéré965. Du

962
Oiseaux, 480 et suiv.
963
L'idée générale de cet endroit civique éthéré passage ressemble vaguement à celui des Lois, 950d-e où la
cité idéale, si elle est construite selon les plans philosophiques, sera vue par les dieux et « sous le Soleil ».
964
Un autre aspect des Grenouilles donnant une argument supplémentaire à notre lecture concerne la
généséologie comme telle. Le point d'orgue de la pièce tourne en effet autour de l'affrontement poétique
et en vers entre Eschyle et Euripide sur la manière convenable de dire qu'un homme est « de retour dans
sa patrie» (Grenouilles, 1152-1180). En d'autres termes, la prytanie divine doit déterminer lequel de ces
deux trépassées aborde le mieux les questions religieuses concernant la patrilinéarité et le territoire. H
apparaîtra par exemple clairement selon Eschyle qu'Euripide ne dénonce pas assez le parricide d'Œdipe
(daimon sacré à Colone) envers son père et sa naissance qui était marquée du malheur dès le début
(Grenouilles, 1180 et suiv.). Comme dans la République, la question du tombeau et donc d'un genos réuni
sous un même partage et instauré par un paradigme daimonique adéquat pour la cité est toute entière
présente {Grenouilles, 1140 et suiv.; 750 et 1126. Voir aussi République, V, 465d-e et VII, 540b-c).
965
Si l'on revient au morceau aristophanesque citant Soctate auparavant (« H est gratifiant de ne pas rester
assis près de Socrate à bavarder, en rejetant le culte des Muses, en dédaignant les parties les plus
importantes de l'art tragique. Mais en discours pompeux et en frivoles futilités perdre son temps est le
fait d'un insensé »), préparant en quelque sorte le retour du datmon-éducateui Eschyle au sein de la cité
d'Athènes et de sa pantomime qui sera déclarée gagnante par le prytanée divin, il faut souligner que les
Grenouilles invoquent son exact opposé, c'est-à-dire la soi-disant activité démiurgique, charismatique,

300
LE DLEUDEPLATON. ESSAISUR LEDAIMON-SOCRATE COMME PARADIGMEDE LA RATIONALITÉ PLATONICIENNE

point de vue des Grenouilles, lorsque Socrate mentionne le prytanée dans l'Apologie, il
viserait en fait une telle élection encadrée par un savoir-faire autorisé par les dieux de la
ville et en particulier Apollon. Son autoproclamation comme bienfaiteur eudaimonique
et démiurgique de la cité est en outre, comme nous l'avons exphqué, développée

psychagogique et éducative du maître qui, comme on l'a vu dans les Nuées et les Oiseaux, prétendait de
son vivant appartenir à la race des daimones ailés. Même si Aristophane ne s'étend pas longuement sur
l'utilisation de ce contrepoids religieux dont Eschyle est l'antithèse, il appert qu'il est cité selon une
perspective évidente pour les spectateurs de la pièce — dont Platon nous rend également compte dans
son Apologie : le daimon-Socr&te comme démiurge divin pouvant exercer son savoir-faire éducatif à partir
du prytanée au bénéfice de la cité d'Athènes. Il est remarquable de constater que se dessinent plus de six
années avant sa mort (405 av. J.-C.) les raisons de sa condamnation ayant un lien direct avec son savoir-
faire démiurgique. On repère aussi la manière socratique propre d'occuper le prytanée sacré par les
modèles civiques s'exerçant sur l'éducation, les gêné et, de manière générale, les nomoi religieux la cité par-
delà la mort selon les Grecs. Le prytane divin Pluton renchérit immédiatement après en exhortant
Eschyle de lui envoyer les mauvais citoyens, politiciens et mortels en leur faisant boire la ciguë ! :
« Allons Eschyle, va et sauve notre cité par de bons conseils, et instruis les sots, ils sont nombreux. Va
porter ceci à Cléophon [une épée], ceci [des lacets] aux pourvoyeurs du trésor, à Myrmex à la fois et à
Nicomachos, ceci [la ciguë] à Archénomos : et dis-leur de venir vite ici, chez moi, et sans délai. S'ils
n'arrivent pas vite, je vais, par Apollon, les marquer au fer rouge et, pieds et poings liés, avec Adimante,
fils de Leucolophas, les expédier bientôt sous terre» (Grenouilles, 1500-1514). Dénonçant le démiurge-
Socrate et invoquant du même souffle Apollon dans un contexte où Archénomos (dont nous ne savons
rien, de même que Myrmex) sera condamné à boire le poison est troublante. Nous savons en outre que,
comme Socrate, Cléophon trouvera la mort peu après (Condamné en en 404 av. J.-C, soit cinq années
avant Socrate. Nicomachos, fils d'un sous-greffier et ancien esclave, était réputé pour son incompétence
et sa lenteur qui, après la chute des Quatre-Cents fut chargé de réviser la constitution de Solon comme
secrétaire. Voir Lysias, Discours XXX). Élu chef du parti démocratique, celui-ci est cité comme «un
homme inférieur en tout » avec le malveillant Anytos, l'accusateur de l'Apologie, dans les Thesmophories,
805-810. Ces recoupements aristophanesques ne peuvent être l'effet du hasard lorsque l'on constate
qu'au cœur du contexte généalogique du prytanée (Thesmophories, 650-4), la même pièce explique les
conditions du châtiment de l'homme impie : « S'il a commis un sacrilège, il sera puni, et de plus, les
autres hommes auront en lui un paradigme (naQdoeiyua) de ce que font la violence, les actes injustes et
les manières impies. Il dira publiquement qu'il y a des dieux, et apprendra dès lors à tous les hommes à
révérer le daimon (ôcuf_ovaç) à accomplir avec justice des actes pieux conformes aux lois, avec le souci de
faire ce qui est bien » (Thesmophories, 666-76). Tout en demeurant très proche du vocabulaire platonicien
— et xénophontien — , la comédie tourne autour du paradigme et de l'existence daimonique et divine en
général. Les thématiques que développent les Grenouilles sont d'autant plus loquaces que ce sont les dieux
qui appellent les vivants à mourir et même, en quelque sorte, qui leur tendent la ciguë. D'une façon
cohérente avec le changement de poste de garde philosophique, Eschyle affirme même au prytane
Pluton qu'il laisse à Sophocle l'occupation de son trône dans l'au-delà : « Toi, donne mon siège à garder
(Bâicov) à Sophocle : qu'il me le conserve, si jamais je reviens ici» {Grenouilles, 1515-23). Ce terme est
utilisé de façon presque identique dans l'allégorie de la caverne du livre VII de la République de Platon
pour désigner le siège que devra occuper l'homme daimonique s'élevant au-delà de la grotte s'il y
redescend par la suite (République, VTI, 516e. Voir aussi Politique, 288a). Les arguments platoniciens en
faveur du changement de poste de garde n'ont donc rien de si surprenants et s'avèrent au contraire bien
présents avant même le corpus platonicum. Savant et éducateur choisit par le prytanée et les dieux, Eschyle
— d'une manière que l'on pourra rapprocher du daimon-Soctzte —, agissant alors comme un daimon
démiurgique, s'en va ensuite vers la lumière et les daimones inspirer de bonnes pensées aux mortels et aux
citoyens d'Athènes (Voir aussi Grenouilles, 1437. E n plus des autres passages cités, les Grenouilles, 318-20
et 405 affichent le contexte daimonique en lien direct avec la démiurgie et la danse en général) :
« D'abord, accordez un bon voyage au poète qui s'en va et se lève vers la lumière, daimones souterrains : à
la cité inspirez de bonnes pensées, source de grands biens (|__v<iA_v à y a 9 _ v àyaQàç tnivoiaç) »
(Grenouilles, 1528).

301
L E DIEU D E PLATON. ESSAI SUR LE DAIMON-SOCRATE COMME PARADIGME D E LA RATIONALITÉ PLATONICIENNE

conjointement à l'oracle partout dans les dialogues platoniciens. Les Grenouilles vont
encore jusqu'à souligner par les jurons « Par Apollon ! » le dieu qui a l'autorité de régler
ce genre de « retour » ou d'« entrées » (comme celui que s'apprête à faire le daimon
Eschyle à Athènes) et les « sorties » divines dans la patrie — comme Socrate change de
résidence pour mieux « revenir » dans le Phédon966. A ce titre, l'oracle d'Apollon avait
prédit qu'Œdipe était « KaKoôaificov »967. Mais ce qui frappe davantage au sujet de la
sanction delphique est la manière dont le prytanée est reproduit dans l'Hadès, heu à
partir duquel où, un peu comme les daimones du Phédon percevant directement les
oracles, les prytanes parlent d'une manière éthérée au-delà de la cité968. Ceci nous
rappelle en outre que le sanctuaire de Delphes est situé dans l'air et la zone
intermédiaire daimonique entre les dieux et les hommes dans les Oiseaux969 : « Nous
sommes pour vous Ammon, Delphes, Dodone, Phoibos Apollon. [...] N'est-il pas
évident que nous sommes pour vous l'oracle d'Apollon ? » (Oiseaux, 715-24). Nous
avons déjà exphqué que l'intellection ou la noesis était dirigée et engendrée à partir de ces
heux divins ailés dans les comédies d'Aristophane. Un fragment conservé de Ménandre
stipule dans le même ordre d'idées que pour la droite raison (rcj> KOACÔ Àôyco), il y a un
sanctuaire partout et que pour l'intellect, il y a toujours un dieu qui donne un oracle970.
Chez Xénophon, il est clair que malgré certains passages où il relève sa piété
traditionnelle971, Socrate introduit une « hyper religiosité daimonique » distincte des
autres pouvant déranger les esprit conservateurs : « à ces révélations on donne le nom
d'augures, d'oracles, de présages, de divinations, tandis que moi j'appelle cela un signe
divin et je crois qu'en le nommant ainsi, j'use d'un terme plus vrai et plus religieux que
ceux qui attribuent aux oiseaux la puissance des dieux » (Apologie, 13).

Il est saisissant de voir que, un peu à la façon de la question sur Pimmortalité


de l'âme du Phédon, le discours philosophique du Socrate platonicien est l'égal d'une

966
Grenouilles, 1163.
967
Grenouilles, 1182 et 1210 et suiv.
968
Grenouilles, 762-764.
969
Oiseaux, 178-200; 594-7; 719; 722-4; 1330; Grenouilles, 1030; 1313; Guêpes, 159; 1017; Paix, 1026; 1047 et
Ploutos, 8.
970
Fragments 70k, p. 321.
971
Par exemple, Mémorables, I, 4,2.

302
LE DLEUDE PLATON. ESSAISUR LEDAIMON-SOCRATE COMME PARADIGME DE LA RATIONALITÉ PLATONICIENNE

parole divine et d'une divination partout dans le corpus platonicum. De l'Apologie au Philèbe
en passant par le Phédon et la République, non seulement on sait qu'il possède son propre
oracle, mais il s'autoproclame toujours comme le devin ((iavTiKÔç) par excellence, le
seul homme à avoir existé auquel les oracles se manifestent de manière directe. Mais
comment Platon pourrait-il le présenter comme un devin ? N'affirme-t-il pas dans la
République et les Lois que ce genre de personnage affirmant avoir un contact privilégié
avec les dieux est souvent perçu comme un charlatan qui mérite une amende ? N'est-il
pas également dénoncé sous les traits d'un magicien cognant parfois aux portes des
riches pour gagner en pouvoir jusqu'à devenir un tyran : il mériterait alors d'être mis à
mort ?972 À notre avis, la philosophie expose un devin Socrate dont la mantique se
distingue de l'exercice divinatoire de l'époque. Il est raisonnable de penser que
l'Intellect ou la raison est une révélation divinatoire créée par l'activité démiurgique et
daimonique du maître. À ce titre, l'Euthjphrvn met en rapport Socrate avec le devin
Euthyphron tout en le distinguant de celui-ci973. Dans l'Ion, et les Lois, le mauvais devin
est dénoncé alors que le bon, lui, possède de meilleures capacités pour réaliser l'exégèse
de l'art divinatoire chez Homère et Hésiode, par exemple974. Et, en général, on peut
dire que ce glissement laisse entendre que cette notion peut révéler une noble fonction
pouvant être récupérée par la philosophie sous certaines conditions. Le devin se
caractérise en outre par l'élévation de la pensée même lorsqu'il semble perdre la
raison975 : « le dieu, ayant ravi leur sens, les emploie comme des serviteurs, pour faire
d'eux des chanteurs d'oracles et des devins inspirés des dieux [...] c'est alors le dieu lui-
même qui parle et qui, par l'intermédiaire de ces hommes, nous fait entendre sa voix »
(Ion, 534c-d). À travers le devin et chacune de ses paroles divines, c'est littéralement des
oracles qui sont professés et le dieu qui se manifeste. Nul ne sera étonné de constater
que ces attributs sont précisément ceux de Socrate, serviteur d'Apollon, être
intermédiaire entre les hommes et les dieux dictant un logos oraculaire inspiré. Nous
savons en effet que sa formation de devin lui a été hvrée par Diotime de Mantinée

972
République, I I , 364b; 389d; Lois, X 908d; X I , 913b et X I , 933d-e.
9?
3 Euthyphron, 3 e .
974
Charmide, 164e-174a; Ion, 531b-d et 538e-539d; Timée, 72b; Lois, _71d et X, 885d.
97
5 Politique, 290e.

303
L E DIEU D E PLA TON. ESSAI SUR LE DAIMON-SOCRATE COMME PARADIGME D E LA RATIONALITÉ PLATONICIENNE

(« (j.avTiviKoç » désignant la provenance de Diotime, mais aussi l'« inspiré » en grec)


dans le Banquet et que son signe daimonique (ôaifiôviov crq[j.£Ïov) possède un hen direct
avec son pouvoir mantique et son élection comme devin dans le Phèdre916. Ce dialogue
montre en effet le maître qui, découvrant que l'âme à un pouvoir de divination, sait
qu'il est le devin-philosophe :

«J'allais traverser la rivière, mon ami, quand j'ai perçu le signe daimonique
(ôcuuôvtov oT)|_ie.ov) qui m'est familier : il vient toujours pour m'arrêter quand
je vais faire quelque chose. J'ai cm entendre une voix, qui venait de lui : elle
m'interdisait de partir sans m'être acquitté d'une pénitence en raison d'une
faute contre la divinité. Il est évident que je suis un devin (fiàvTiç), pas très
sérieux (cmouôc-Ioç) sans doute, mais à la façon des gens sans grande
instruction j'ai tout juste la capacité qui répond à mes besoins. À présent je
comprends bien ma faute. Le fait est, mon cher, que la psyché elle-même a le
pouvoir de divination (^avriKÔv) » (Phèdre, 242b-c [trad. L. Brisson]).

Dénonçant le logos de Phèdre, Socrate est précisément l'acteur daimonique


même du discours philosophique qui, comme il l'affirmait tout juste avant ce passage,
est aussi inspiré par l'enthousiasme des transports divins (nQov^aAeç ÈK 7tçovoiaç,
oatycbç èvdovouxoo)) : il correspond au devin qui hvre la parole divine comme un oracle
dans l'âme des autres. Cette lecture est en parfaite concordance avec la fin de l'Apologie
où, accomphssant sa mission et demandait a être nourri au prytanée, il réahse sa
divination pour la cité en prophétisant sur l'après-vie et le futur d'Athènes. Daimon
révélant les oracles comme l'Éros du Banquet, le signe divin confère à Socrate une
parole divine qui se substitue à tous les oracles à l'intérieur du corpus platonicum911. Le
dernier passage du Phèdre introduit également à l'idée que sa parole philosophique et
rationnelle serait littéralement un augure prophétique (uavT_ûofj.ai) à chaque énoncé
dans les dialogues978. Non seulement il est celui qui peut réellement saisir la profondeur
des oracles selon Platon, mais il est le devin qui en hvre de nouveaux979. Dans le Lysis et
le Charmide, il affirme de manière limpide : « Que la sagesse soit quelque chose d'utile et

976
Banquet, 201d et 2lld.
977
Banquet, 203a et Apologie, 33c.
978
Phèdre, 278e.
« Cratyle livre un oracle que Socrate devrais peut-être être en mesure d'expliquer » {Cratyle, 384a).

304
L E DLEU DE PLA TON. ESSAI SURLEDAIMON -SOCRA TE COMME PARADIGME DELARA TIONALITÉ PLA TONICIENNE

de bon, j'en fais la prophétie (^avTeùo^iai) » (Charmide, 169b)980. À notre avis, la valeur
aporétique des dialogues platoniciens dits « de jeunesse » comme l'ont considéré les
commentateurs prendrait une autre tournure, la parole de Socrate étant toujours le logos
rationnel même, c'est-à-dire l'oracle même. Autrement dit, on ne peut y voir des apories
dans ces entretiens que parce que les interlocuteurs n'arrivent pas à développer de
façon dialectique ce que le maître possède et sculpte grâce à son savoir-faire (sophia) divin
(on aurait envie de dire : « comme un Intellect hypostatique replié sur lui-même »). D'une
manière semblable aux daimones percevant les oracles de façon directe dans le Phédon, il
est au plus près des prophéties partout ailleurs au fil des entretiens platoniciens. La
parole divine de Socrate ressemble à un énoncé mystérieux qu'il détient en premier heu
et, un peu comme il l'affirme dans le Phèdre, qu'il suffira de dérouler ensuite à l'intérieur
de la psyché de ses interlocuteurs qui posséderont à leur tour la capacité mantique. À ce
titre, la République montrera à sa manière et par sa mise en scène in vivo que le maître
prophétise (\iavxevr\) la vérité même et professe une divination que ses interlocuteurs
imiteront981. Dans les Lois, le philosophe étranger est le devin possédant comme
Socrate et ses interlocuteurs la capacité de divination lui permettant de hvrer des oracles
à son tour 982 . Élevés et nourris de façon convenable, les devins-philosophes ou les
Magnètes auront le commandement de la cité idéale983. Dans toute l'Antiquité, l'inspiré
(evGeoç), c'est-à-dire « celui qui a le dieu en lui », est un être possédé qui a les traits du
daimon et chez Platon, il est avant tout le devin, c'est-à-dire le philosophe 984 . On peut
penser que l'honneur alimentaire que brigue Socrate n'est pas de l'ordre d'un simple
démiurge-étranger, un prytane élu ou un vainqueur aux Jeux olympiques, mais plutôt de
l'ordre du groupe plus restreint de bénéficiaires formant l'éhte sacré auquel semble
appartenir Thésée lui-même. Seuls les devins particuliers qui ont été divinisés en étant
choisis par l'oracle d'Apollon possédaient le privilège généalogique et le droit d'aînesse

980
Lysis, 216d; Hippias majeur, 292a et République, VI, 506a.
9
«i République, I, 349a; IV, 431e; VII, 523a et 538a-b.
9
«2 Lois, I, 634 e ; III, 686a; 694c; VII, 800a; X, 885c; XII, 959d. Voir aussi Ménon, 99d; Politique, 289c et
Timée, 72b.
9
» Lois, VII, 813d; VIII, 848d, JX, 860e, XI, 919d; XII, 941b, 946a-b et 969a.

305
LE DIEU DE PLA TON. ESSAI SUR LE DAI MON -SOCRA TE COMME PARADIGME DE LA RATIONALITÉ PLA TONICIENNE

dans les choix de leurs descendants athéniens985. Selon la trame narrative du mythe
datant de l'époque archaïque (et renforcée au Ve siècle avant J.-C), alors que le héros
surclasse son père Egée tout en reconfigurant de façon démiurgique les familles autour
du prytanée (et créant ainsi l'Athènes « véritable » autour du synoecisme), certaines
sources exposant sa divinisation et la nouvelle hégémonie d'Athènes nous le présentent
sous les traits d'un devin bienfaiteur. Une fresque datant de l'époque archaïque montre
en effet un Thésée en épiphanie drapé de blanc sous les traits d'un prêtre d'Apollon ou
d'un devin comme nous les retrouvions chez les Grecs. Ces caractéristiques sont
justement les mêmes que celles des devins des Lois — et la République — qui, également
vêtus de blanc, reçoivent les hommages comme des dieux civiques à leur mort986.
L'étranger d'Athènes précise que ce genre d'homme divin revêt de véritables pouvoirs
mantiques s'il a été correctement nourri et éduqué, mais qu'Apollon doit donner son
verdict à cet égard987. À la suite du daimon Socrate, les philosophes ne sont pas des
devins au sens commun, sacrifiant d'une manière superficielle et prédisant l'avenir à
travers des entrailles animales, mais, à l'opposé, des êtres intermédiaires entre les
hommes et les dieux qui accomphssent leur divination rationnelle et leur pronoia à partir
d'un Intellect divin qui implique toute la cité.
Le troisième et dernier aspect des Grenouilles venant appuyer notre lecture du
daimon-Socrate comme paradigme s'imposant au prytanée de manière généalogique
concerne le surclassement démiurgique et daimonique des anciens modèles divins.
Nous avons déjà exphqué que, d'une façon très proche du Socrate serviteur d'Apollon
de l'Apologie, le triomphe du paradigme civique Eschyle sur Euripide ne devait se
réaliser qu'avec l'accord des dieux et en particulier le prytane éthéré Pluton : « Il est une
loi établie ici relative à toutes les nobles professions de l'esprit, d'après laquelle celui qui
l'emporte sur ses émules reçoit la nourriture au prytanée et un trône à côté de Pluton

984
Phèdre, 244b; 255b; Banquet, 179a; 180b; Ion, 533e; 534b. Pour voir ailleurs : Eschyle; Sept contre Thèbes, 486;
Agamemnon, 1202; Euménides, 1; Sophocle, Antigone, 962; Euripide, Troyennes, 255; 365; Hippolyte, 142;
Electre, 1032; Xénophon, Banquet, chap, 1, section 10; Aristote, Rhétorique, 1408b.
985
P. Schimdtt-Pantel, op.cit, note 943, p. 59. A.W. Nightingale, op. cit., note 459, p. 29, 41-42; Isocrate fait
référence au prytanée et à la charis mais d'une autre façon que Platon. Voir Antidosis, 15; 95-6.
»«« Lois, XII, 947b.
987
Lois, 766a; 813d ; VIII, 828a-b et DC, 871c-d.

306
LE DLEU DE PLATON. ESSAI SUR LEDAIMON-SOCRATE COMAŒ PARADIGAŒ DE LA RATIONALITÉ PLATONICIENNE

jusqu'à ce qu'arrive un autre plus habile dans son art (aocfwirteQov) : alors, il doit céder la
place » (Grenouilles, 762-7). On remarque que les lois et les coutumes athéniennes du
prytanée divin sont ici les mêmes que parmi les vivants, mais, surtout, le droit d'y être
nourri possède clairement les traits d'un contexte de régénération civique ou de
surclassement nomothétique de l'exercice éducatif par un modèle « savant » plus
adéquat pour les citoyens988. On n'a pas assez remarqué que la nourriture du prytane
supérieur est ici reçue en priorité dans l'au-delà et non à l'intérieur de la cité d'Athènes.
Autrement dit, la question de l'élection d'un modèle de savoir-faire plus habile
surclassant les anciens éducateurs se réalise ici à partir du prytanée « à l'envers » selon
un accord divin. On en déduit que rien n'indiquerait — bien au contraire — que
lorsque Socrate affirme qu'il possède une sophia divine hypostasiée par un oracle
delphique et demande du même souffle à être nourri au prytanée, il vise de facto une
simple modahté civique et concrète impliquant seulement un accord entre simples
mortels. D'autant plus qu'on ne peut que constater encore une fois dans les Grenouilles
la proximité thématique entre l'oracle, le prytanée et, toujours en plus, la problématique
de la nourriture comme elle est développée dans l'Apologie. On peut penser que le
dépassement des anciens modèles et pères des nomoi religieux de la cité d'Athènes
comme le savoir-faire démiurgique du daimon-Socrate mettait en place dans l'Antiquité
n'est pas si éloigné de cette comédie d'Aristophane. Il est raisonnable que pour les
Athéniens, le maître représentât le type même de l'individu affirmant à la barbe de tous
que les dieux eux-mêmes — en particulier Apollon — étaient favorables à sa
divinisation tutélaire. Cette opération déhcate provenant des divinités et non les
citoyens, ce sont les dieux qui l'imposent comme paradigme civique. En plus du hen direct avec
un déplacement du genos de l'Attique comme nous l'avons exphqué, ceci aurait
occasionné un déracinement majeur des hens religieux avec les dieux989.

98» Voir aussi Lucien, Hist. Vér. II, 9.


989
En outre, lorsque les Grenouilles dénoncent les démiurges douteux comme Socrate, les Cavaliers
reprennent les mêmes arguments pour montrer aussi de manière parallèle que le prytanée (celui se
trouvant d'emblée dans l'Hadès) « est susceptible d'être pris d'assaut par des imposteurs en tous genres
sans avoir rien fait au démos» (Cavaliers, 766 et 1404. Acharniens, 124-125; Cavaliers, 281 et 766). On y
dénonce tous les charlatans, mais aussi Cléon, « ce pur produit de l'Agora, mais non de l'Acropole », qui,
comme Socrate, est justement celui qui, comme nous l'avons déjà noté, « contrôle les oracles » de

307
LB DLEU DE PLATON. ESSAI SUR LEDAIMON-SOCRATE COMMEPARADIGMEDE LA RATIONALITÉ PLATONICIENNE

L'école platonicienne s'inspire de la daimonologie et des dieux étrangers, et, avec


les oracles delphiques et les cultes officiels, les convertit en quelque sorte en une
religion civique « intelligible ». La nouvelle fondation civique trouve sa source à
l'intérieur de ces paradigmes rationnels et daimoniques qui, sanctionnés par les oracles,
pourront réformer la religion. Les recoupements avec le daimon-Socrate — le dieu de
l'Académie autorisé par la parole delphique — sont encore ici évidents. On comprend
dans ce type de justification toute la force qu'à dû représenter plus de 50 à 60 ans
auparavant l'autoproclamation divine du maître qui affirmait être le seul homme
conduit par le signe divin ayant le droit d'être nourri au prytanée sacré et, par le fait
même — et comme l'ont montré les Grenouilles —, sans doute aussi même au prytanée
divin « à l'envers » parmi les dieux, en tant que « daimon-ooapoç » au bénéfice de tous.
Ceci revenait ni plus ni moins à s'autodiviniser de son vivant comme dieu tutélaire et
immortel d'Athènes, revendiquer le sacre de sa parole démiurgique, le droit de
reconfigurer la religion traditionneUe et, pour y arriver, d'être nourri au frais et pour le
bienfait de l'état.
**

manière indigne avant d'être battu par le charcutier qui régénérera l'exercice politique de la cité par ses
plats, le démos ne comprenant souvent que «la politique du ventre» (Cavaliers, 214-216). Bref, comme
dans l'épisode de Thésée, le démos, c'est-à-dire l'ensemble des dèmes athéniens, doit reprendre l'usage
correct du prytanée et de l'espace de la cité (Cavaliers, 1326-7). Les Grenouilles d'Aristophane développent
le triomphe d'Eschyle sur Euripide qui ressuscitera des morts comme un être daimonique pour agir sur
la cité décadente. La comédie n'annonce jamais le « retour » véritable du poète en chair et en os, mais, un
peu comme Socrate qui affirme dans le Phédon que les morts peuvent revivre d'une certaine manière
grâce aux vivants, une sorte d'action daimonique de son éducation qui triompherait sur celle d'Euripide
plus à la mode au temps d'Aristophane (« C'est lui, Euripide, qu occupe le trône de la tragédie comme le
plus fort dans son art » {Grenouilles, 766-7)). Ceci indique encore que, en ce qui concerne l'élection divine
d'un pantomime ou d'un éducateur plus adéquat pour les citoyens, l'oracle et le prytanée sont toujours
imbriqués à l'intérieur du récit fondateur de la civilisation athénienne. Nous avons insisté sur le fait que
pour les familles, Thésée est le dieu tutélaire même qui, autrefois homme, a été divinisé par l'oracle et a
fondé le prytanée. Nous avons également expliqué qu'il inscrit ainsi le synoecisme à l'intérieur du
patronage du dieu Apollon qui garantit en quelque sorte la patrilinéarité athénienne. Les rapports directs
entre le prytanée, le savoir-faire et l'oracle delphique comme ils apparaissent dans l'Apologie sont donc
parfaitement logiques sur le plan conceptuel et insistent sur le contexte de régénération civique de
manière parallèle au Phédon. h'Epinomis dira encore que l'oracle est en réalité le signe incontournable pour
introduire un nouveau culte daimonique {Epinomis, 985c). Tous ces dieux, y compris les dieux astraux (le
Soleil, la Lune, etc.), que les Grecs reçoivent des Barbares pour développer leur religion, ils le
transformeront à leur façon (« Ils en prendront un soin réellement plus beau et plus équitable que ne le
font les traditions et le culte venu des Barbares grâce à la culture, aux oracles de Delphes et tout le culte
légal. Et qu'aucun grec n'aille, par crainte, s'imaginer qu'il ne faut jamais spéculer sur les choses divines
quand on est mortel : il faut penser tout le contraire, à savoir que la divinité ne peut être inintelligente ni

308
LE DLEU DE PLATON. ESSAI SUR LEDAIMON-SOCRATE COMME PARADIGME DE LA RATIONALITÉ PLATONICIENNE

En second heu (2), on peut concevoir d'une autre façon que la mention
conjointe du prytanée sacré et de la supériorité savoir-faire (ooo)ta) du démiurge-
Socrate de XApologie possédait pour tous les athéniens de l'époque un hen direct avec
son statut daimonique pouvant déranger le genos politique même de la cité. En outre,
comme nous venons de le montrer, demander à être nourri dans cet endroit supposait
certes une pratique alimentaire exercée parmi les vivants, mais aussi l'existence d'un
partage divin encadrant les activités politiques entre les dieux et les citoyens. Les
Grenouilles indiquaient bien qu'Eschyle était l'élu au sein du prytanée divin et qu'il
pouvait agir sur le genos et l'éducation politique de la cité d'Athènes. Les Acharniens
d'Aristophane reprendront certaines de ces thématiques daimoniques. Favorable à la
paix avec les Lacédémoniens qui avaient dévasté les champs de l'Attique, cette pièce
prépare les Athéniens oisifs et hargneux à considérer cette option après deux pestes et
quatre invasions de l'ennemi. D'une manière similaire aux portraits dressés par Platon,
les prytanes Athéniens qu'il présente sont de simples bavardeurs, fainéants qui, nourris
par l'État, arrivent en retard aux assemblées, se bousculent pour occuper les places de
devant et ne semblent rien saisir aux décisions politiques qui doivent êtres prises990.
D'une façon très proche de Y Apologie et du corpus platonicum en général, ces jurés ne
semblent pas du tout versés dans l'art politique : aussi, il n'est pas inutile de se rappeler
que semblent fondées les raisons pour lesquelles le philosophe Socrate affirmait sans
gêne que leur « savoir-faire humain, trop humain » devrait céder la place à sa « ootyia »
démiurgique particulière. Nous avons vu que ceci revenait sans aucun doute à incarner
aux yeux de tous les Athéniens un genre de savoir-faire intermédiaire entre les dieux et
les hommes. N'en déplaise au demeurant, on retrouve toujours un argument quasi
identique chez Aristophane. À l'intérieur du même contexte démiurgique de la
nourriture civique (les Lacadémoniens veulent conclure la paix avec Athènes), de la
généséologie et de l'outrage face aux yeux des prytanes insensés, Amphitheos (qui
signifie littéralement « le demi-dieu »), le héros de la pièce, affirmera au milieu de la

ignorer en quelque façon la nature humaine : elle sait qu'instruite par elle l'homme se mettra de sa suite
et apprendra ce qu'elle lui enseigne » (Epinomis, 988a-b)).
990
Acharniens, 1-177. Voir Lois, EX, 876b.

309
L E DIEU D E PLATON. ESSAI SUR LEDAIMON-SOCRATE COMME PARADIGME D E LA RATIONALITÉ PLATONICIENNE

cohue généralisée et de façon très proche du Socrate de l'Apologie qu'il n'est rien de
moins qu'un immortel :

Le Héraut. — « Qui demande la parole?


Amphitheos. — Moi.
Le Héraut. — Qui es-tu ?
Amphitheos. — Amphitheos (ÀU.(|H0£ÔÇ).
Le Héraut. — Tu n'es pas un homme (OÙK âvQooonoç) ?
Amphitheos. — Non. Je suis un immortel (àGàvaroç). Le premier
Amphitheos était fils de Déméter et de Triptolémos; de celui-ci naquit Céléos;
Céléos épousa Phénarète, mon aïeule, qui eut pour fils Lycinos; et moi, par ce
dernier, je suis un immortel. C'est moi que les dieux ont chargé de traiter avec
les Lacédémoniens, moi seul. Mais, quoiqu'immortel, messieurs, je n'ai pas de
provisions de route; les prytanes ne me donnent rien.
Le Héraut. — Archers ! (Des archers scythes se saisissent d Amphitheos.)
Amphitheos. — O Triptolémos et Céléos, vous m'abandonnez ? » (Acharniens,
45-58 [trad. H. Van Daele]).

Notre but n'étant pas de dire que la thématique serait ici identique à l'Apologie
de Platon, on peut néanmoins repérer des similitudes évidentes. Le maître y disait en
effet qu'en vérité «il n'est personne qui ne puisse rester en vie, s'il s'oppose aux
prytanes afin d'empêcher que des actions injustes et illégales soient commises dans la
cité » (Apologie, 31e). En dépit de motifs patriotiques différents (la paix civique versus la
démiurgie rationnelle au sein de la cité), ces éléments recoupent toutes nos analyses sur
le statut du daimon-Socrate historique comme paradigme généséologique de la
philosophie platonicienne. Bref, on peut penser selon un autre éclairage que c'est bel et
bien en vertu de ce genre d'autoproclamation concernant sont statut daimonique et le
prytanée comme nous les avons analysés jusqu'à maintenant que Socrate a été
condamné à boire la ciguë. Certains hens avec l'énoncé « je mérite d'être nourri au
prytanée » menant à sa condamnation à mort dans l'Apologie sont confirmés ici : 1)
Amphitheos, comme le daimon-Socrate, s'autoproclame comme un genre immortel
différent de l'humain face aux prytanes; 2) ce contexte dans lequel ce demi-dieu veut
réaliser — comme Socrate — ce que l'on peut nommer un putsch politique découle ipso
facto de son autorité généalogique (sa noblesse d'origine et son statut de demi-dieu
surclasseraient l'autorité civique des prytanes); 3) comme Socrate, fidèle serviteur

310
LE DLEU DE PLATON. ESSAI SUR LE DAIMON-SOCRATE COMME PARADIGME DE LA RATIONALITÉ PLA TONICIENNE

d'Apollon, c'est en vertu d'une mission divine qu'Amphitheos l'emporterait sur


l'autorité des prytanes; 4) ces thématiques sont directement hées à la nourriture dont
bénéficient les prytanes à tort, alors que lui, bien qu'immortel de manière identique au
daimon-Socrate, « a besoin d'être nourri » pour conclure sa démiurgie ou, si l'on veut, lui
donner le loisir de finaliser l'accord de paix avec les Lacadémoniens (dans cette
comédie, Amphitheos se déclare « demi-dieu » pour souligner son trait de parenté avec
ces « AaKeoaqj.6v.oi » qui signifie littéralement « les daimones laconiens »)991, et; 5) dans
les Acharniens et dans l'Apologie, ce sont ces paroles qui mènent à la mise aux fers par les
prytanes.

En troisième heu (3), un autre élément indiquerait d'une façon parallèle que
lorsque Socrate demande à être nourri au prytanée, cette revendication envisage
certaines pratiques culinaires, religieuses et charismatiques d'Athènes qui, selon toute
vraisemblance, auraient été instituées par Thésée lui-même. Alors que les repas en
commun dans la Grèce en général semblent remonter au moins jusqu'à Lycurgue selon
Aristote, la narration spécifiquement athénienne de la fondation généalogique et
nomothétique du prytanée par le héros athénien s'accompagnait en effet d'un rituel
d'alimentation992. La légende voulait qu'après l'épisode du Minotaure et de la
pantomime éducative, au moment même où il fonde le prytanée et le synoecisme à
Athènes, Thésée y dresse les règles concernant des repas étatiques et religieux auxquels
fait référence Socrate dans son Apologie. Il y sacrifie le Minotaure en lui ouvrant les
flancs desquels surgissent le blé et le sang qui symbolisent la transmission d'une
nouvelle nourriture fécondante pour le territoire athénien. C. Calame a bien montré que
les repas religieux qui s'ensuivent tournent aussi autour de partages de semences
bouillies avec les morts athéniens, défendant — d'une manière similaire à des rituels
culinaires présentés dans les Cavaliers d'Aristophane — une renaissance civique par

991
« Moi j'ai besoin d'être nourri » {Apologie, 36e). Pour Lacadémone, voir P. Chantraine, op. cit., note 9, p.
614-5.
992
Politiques, VII, 10,1329b.

311
LE DLEU DE PLATON. ESSAI SUR LE DAIMON-SOCRATE COMME PARADIGME DE LA RATIONALITÉ PLATONICIENNE

laquelle on célébrait le retour à une alimentation normale après des moments


difficiles993. Plus que toute autre nourriture, le rameau, que l'on voit sur la poupe du
navire de Thésée que les Athéniens envoient à Délos dans le Phédon, désigne le maintien
de l'état civilisé contre la stérilité994. Le prytanée de la cité est ainsi le heu privilégié de
l'échange de nourriture sacrée avec les dieux et en particulier Thésée. Ceci semble très
proche de la mise en scène du prologue et de la fin de ce dialogue où Socrate, apparaît
comme le modèle charismatique naissant — et donnant naissance à sa progéniture —,
le principe d'un renouveau civique et fertile contre l'infécondité frappant les citoyens et
les familles995. Après avoir souligné que son signe daimonique ne s'est produit chez
personne dans l'Antiquité (lui conférant un statut supérieur), le Socrate de la République
affirme que le philosophe ne doit pas s'occuper que de ses affaires personnelles et
s'abriter pour se protéger des tourments, sinon, à l'inverse du maître lui-même —
aurions-nous envie d'ajouter — « le philosophe va périr sans avoir aucunement rendu
service à sa cité et à ses amis, stérile pour lui-même comme pour les autres » (République,
VI, 496d). Contre cet état de fait, nous verrons que le maître proposera une autre forme
de nourriture philosophique.

En outre, V. Azoulay a bien montré que les hens très forts entre la charis et la
nourriture dans l'Antiquité grecque nous permettent de mieux comprendre certains
autres aspects de la raison de la condamnation à mort de Socrate tant chez Xénophon
que chez Platon996. Un des faits les plus marquants de l'époque est justement le statut
charismatique de la nourriture qui peut changer brutalement de prestige et de dignité
religieuse selon le type de gratitude mis en œuvre par la quahté du bienfaiteur. L'on sait
grâce à Démosthène qu'à chaque bienfait rendu à la cité par un citoyen correspond un
type d'acquittement de la charis. Autrement dit, à chaque mérite équivaux également un
contre-don approprié, sans quoi le cité est, pour ainsi dire, endettée997. L'état peut se
dégager de sa dette en décernant des honneurs de routine (la couronne et exemption de

993
C. Calame, op. cit., note 347, p. 330-1.
994
C. Calame, op. cit., note 347, p. 311 à 315.
995
Ph^»,59e-60cetll6a.
996
V. Azoulay, Xénophon et les grâces du pouvoir. De la charis au charisme, Paris, Les éditions de la Sorbonne,
2004.
997
Demosthenes, Contre Leptine., 121-2.

312
LE DLEU DE PLA TON. ESSAI SUR LE DAIMON -SOCRATE COMME PARADIGME DE LA RATIONALITÉ PLATONICIENNE

contributions à la cité) ou bien ceux qui sont exceptionnels (la proédrie, la « attqaiç »
au prytanée et une statue de bronze à l'agora) pour inscrire le bienfaiteur dans la
mémoire topographique et religieuse de la cité. Nous avons exphqué que l'équilibre
urbain de l'Académie avec la cité d'Athènes et les attributs religieux des divinités
alignées sur le territoire se réalise à l'aide des attributs de la figure socratique. Nous
avons noté ailleurs qu'il est de plus reconnu de tous que le personnage de Socrate
possède au moins un hen direct avec un honneur de routine et un autre hen direct avec
deux — et sans doute avec trois (c'est-à-dire avec tous) -— de ces honneurs les plus
importants : la couronne dont il se voit affublé dans le Banquet, par exemple, mais
surtout la statue érigée en son honneur dans le Pompéion situé à l'Académie ou à
l'Agora (selon Diogène et selon certains intersignes du Théétète) et, précisément, la
sitesis sacrée au prytanée mentionnée par le maître dès l'Apologie. Les Lois stipulent que la
proédrie est la plus haute des distinctions de ces êtres vivants consistant à être présent
dans toutes les assemblées réunissant toutes les cités. Ceux-ci seront ornés de la
couronne de laurier et seront sacrés prêtres d'Apollon998. D'une manière qui n'est pas
sans rapport avec le statut particulier du personnage de Socrate et de sa divinisation
civique, celui-ci se positionne hors de tout doute dans le corpus comme le dispensateur
d'autorité charismatique exigeant le contre-don face à l'importance de la mission qu'il a
accomphe pour Athènes. En plus de notre travail qui tend à le confirmer d'une manière
générale jusqu'ici, deux autres éléments importants recoupent cette perspective d'une
façon plus précise.

En premier heu, il est indéniable que, tant chez Xénophon que chez Platon,
Socrate ne fait jamais découler l'efficacité charismatique des bienfaits de leur simple
valeur économique. L'argent ne possède aucune efficacité symbohque en tant que telle
et, donc, aucune puissance d'endettement moral et éthique véritable. Face à la charis
d'Athènes ne s'épanouissant qu'à l'intérieur d'un horizon strictement comptable qui
engendre ainsi la jalousie pour ruiner la puissance civique, le maître dénonce les idées
reçues à ce sujet en même temps qu'il propose une véritable révolution charismatique.

"« Lois, XII, 947a et 949b.

313
LE DIEU DE PLATON. ESSAI SUR LEDAIMON-SOCRATE COMME PARADIGME DE LA RATIONALITÉ PLATONICIENNE

À ce titre, Stobée mentionne qu'il accuse les hommes politiques et les sophistes de
vendre leurs faveurs à n'importe qui (TCOQVOÇ), bref, d'agir tels des « prostitués de la
grâce » au détriment des « véritables » Charités : « Socrate disait qu'ils ont transformé les
vierges Charités en prostituées » (Eclogae, 111,15,8). D'une façon semblable, la République
et tous les dialogues de Platon, les Mémorables et le Banquet de Xénophon montrent que
la vertu philosophique tant recherchée par Socrate et la gratitude qu'elle suppose de la
part de l'autre interlocuteur est nettement distincte de la gratification monétaire.
Emboîtant les pas de P. Schmitt-Pantel, V. Azoulay remarque que l'autorité du maître
en ce qui concerne la charis vient directement à l'encontre de l'amitié comme elle est en
cours à l'intérieur de la démocratie athénienne, sapant ainsi de manière inégahtaire la
logique charismatique habituelle et égalitaire de la philia civique999. Même lorsqu'il
cherche à consolider l'amitié dans la sphère familiale, les témoignages que l'on possède
montrent que les interlocuteurs s'en remettent en effet toujours à Socrate comme
l'entremetteur d'une grâce inédite hors de la sphère économique1000. Toutefois, à quel
aspect théorique cette gratitude inaugurée par lui devait-elle aboutir ? Loin d'exposer
une simple relation inégahtaire en rupture avec la démocratie, l'échange charismatique
tant souhaité par Socrate pour ses services rendus à la cité d'Athènes comme
bienfaiteur de la cité est de l'ordre d'une charis divine. Antisthène rappelle dans le
Banquet de Xénophon que la proxénie particulière de l'enseignement du maître ou ses
qualités d'entremetteur est en hen direct avec son daimon et avec sa personnahté
insaisissable1001 : « Ah ! c'est clair, proxénète de tes propres charmes, voilà toujours ton
même jeu. Point d'entretiens avec moi : tantôt tu allègues ton daimon, tantôt m as autre
chose à faire » (Banquet, VIII,4-6). En ce sens, la philia socratique se fonderait sur une
sorte de bienfaisance nouvelle dont il en est le paradigme et l'incarnation historique
privilégiée. Socrate affirme dans les Mémorables que :

999
V. Azoulay, op. cit., n o t e 996, p. 275-305.
îooo Voir Mémorables, 11,9,3; 11,9,4 et 11,9,8.
1001
V. Azoulay, op. cit., note 996, p. 181, note bien qu'il se qualifie lui-même d'expert-proxénète en Banquet,
III, 10.

314
LE DLEUDE PLATON. ESSAISUR LEDAIMON-SOCRATE COMME PARADIGME DE LA RATIONALITÉ PLATONICIENNE

« On a coutume de croire que la jeunesse et le savoir sont susceptibles aussi bien


d'un emploi noble que d'un emploi honteux. En effet, si quelqu'un vend sa
jeunesse pour de l'argent à qui la désire, on l'appelle un prostitué (rcoovov) : mais
si quelqu'un se fait un ami de celui en qui il a reconnu un amant vertueux, nous
le tenons pour quelqu'un de sensé (oax^çova). Il en va de même pour le savoir
(oocf>_av) : ceux qui le vendent pour de l'argent à qui le désire, on les appelle des
sophistes, mais l'homme qui se fait un ami de celui en qui il a reconnu un bon
naturel, en lui enseignant ce qu'il sait de bien, nous croyons qu'il fait ce qu'il
convient à un bon et honnête citoyen de faire» (Mémorables, I, 6,13 [trad.
P. Chambry]).

La valeur purement échangiste de l'argent est dénoncé par Socrate1002.


V. Azoulay a bien remarqué que tous ces passages xénophontiens où le maître fait
office de médiateur charismatique et proxénète inégahtaire se distinguant des autres
acteurs œuvrant dans la cité lui confèrent une auréole autarcique que «personne ne
peut se payer Socrate et son savoir-faire »1003. Dès le début des Mémorables, le général
stipulait d'une manière plus évidente que « Même comparé aux autres hommes, Socrate
donna plus d'éclat à notre cité que Lichas à celle des Lacédémoniens qui était renommé
pour sa générosité » (Mémorables, I, 2,61). Cité par Plutarque et Thucydide, on doit noter
que Lichas est un personnage ayant marqué certains épisode de la guerre du
Péloponnèse 1004 . Il est remarquable de constater que, d'une façon très proche de nos
analyses concernant le démiurge-Socrate (et même la figure du démiurge Anytos qui,
comme nous l'avons déjà exphqué, est toujours présenté ailleurs comme son parfait

A ce titre, il est clair que le maître est contre la notion économique d'« usure » et serait contre le fait
d'imposer des intérêt à un prêt.
V. Azoulay, op. cit., note 996, p. 178-9. Dans le même ordre d'idées, le III e livre des Mémorablesle met en
scène avec Théodore (qui signifie étymologiquement «le don des dieux»), une professionnelle de la
séduction, qui abandonnera sa conception de la charis pour accepter celle du maître. Celui-ci dresse le
cadre du propos : « Mes amis, est-ce que nous devons être plus reconnaissants (xâçiv) à Théodote de
nous avoir montré sa beauté qu'elle ne doit l'être envers nous parce que nous l'avons admiré ? Si c'est
elle qui a le plus profité de l'étalage de sa beauté, n'est-ce pas elle qui, plutôt, nous doit sa gratitude
(xàçiv); mais si c'est nous qui avons le plus profité du spectacle, n'est-ce pas à nous de lui témoigner
toute notre reconnaissance ? » (Mémorables, III, 11,2). Théodote avouera : « C'est moi, par Zeus, qui vous
dois de la gratitude (x-tçiv) pour m'avoir contemplée » (Mémorables, III, 11,3). La victoire de Socrate tient
au fait principal qu'il lui montre que pour conserver ses amis riches, elle doit leur dispenser des bienfaits
et que, en lui communiquant ce savoir, elle se retrouve en position d'infériorité ou d'endettement par
rapport au philosophe. Inversant le cours normal de la séduction, Théodote doit persuader Socrate de lui
accorder les charmes de son savoir en retour duquel la séductrice professionnelle dirigera sa gratitude
vers son bienfaiteur. Bref, l'interrogation philosophique prendra le dessus sur la beauté de l'hétaïre, la
charis dessinant ainsi un visage d'autorité chez Xénophon dont Socrate est le récipiendaire supérieur et
inégalitaire.

315
LE DIEU DE PLA TON. ESSAI SUR LE DAIMON -SOCRATE COMAŒ PARADIGME DELARA TIONALLTÉ PLA TONICIENNE

antagoniste), ce sont ses qualités de proxène accueillant les hôtes qui sont mises dans la
balance aux fins de comparaison : « Lors des Gymnopédies, en effet, Lichas recevait à
sa table les étrangers qui séjournaient à Lacédémone, alors que c'est pendant toute sa
vie que Socrate, prodigue son bien, a rendu les plus grands services à tous ceux qui le
désiraient» (Mémorables, I, 2,61). Ailleurs dans les Mémorables et dans l'Economique, le
maître patronne les métèques toujours selon des rapports asymétriques et inégalitaires à
partir desquels les étrangers ou même ses interlocuteurs peuvent apparaître comme
étant sa propriété privée1005. On se souvient que le Phédon notait à propos de ce genre
de contexte daimonique que les humains sont les « possessions » des dieux1006. L'on sait
également comment ces allusions tournent autour du contexte du Ménon où les
compétences du démiurge envers les étrangers de passage sont au cœur du litige avec
Socrate. Concernant Lichas, J. Pouilloux et F. Salvial ont bien souligné qu'après avoir
été l'ambassadeur respecté aux concours olympiques de 420, cet homme avancé en âge
comme Socrate aurait terminé sa vie comme archonte1007. Dans sa description de l'Altis,
Pausanias a relevé qu'il aurait érigé sa propre statue, suggérant ainsi son autodivinisation
de manière que l'on pourrait juger similaire au philosophe1008. Vers 400-398 av. J.-C,
c'est-à-dire un ou deux ans avant la mort de Socrate, les sources montrent qu'Agésilas
aurait accordé à Lichas les honneurs divins et éponymies honorifiques attribuées
ordinairement aux grands personnages de la cité1009. Alors que Xénophon invoque
Lichas en le mettant en rapport avec l'éclat supérieur du maître dans les Mémorables, il
mentionne la jalousie des juges dans son Apologieww. Comme l'a remarqué V. Azoulay,
le malaise de Xénophon face à sa megalegoria est palpable1011. C'est que Socrate, au
moment même où il défend sa condition humaine supérieure aux humains, Xénophon,
tout en le comparant à Lichas, ne peut s'empêcher de rapporter les paroles du maître

1004
Vie de Cimon, 10; Guerre du Péloponnèse, livre V, XLIX, LXXVI, livre VIII, XLIII, LU et LXXXIV.
1005
V. Azoulay, op. cit., note 996, p. 306 et 319. Économique, 11,9 et Mémorables, 1,2,60.
1006 Phédon, 62b-e.
1007
J. Pouilloux et F. Salvial, Comptes-rendus de l'académie des inscriptions, Paris, vol. 127,11,1983, p. 376-391.
i«» Description de l'Altis, VI, 2,2.
1009 J. Pouilloux et F. Salvial, op. cit., note 1007. Sur cet hommage divin, voir aussi Platon, Ion, 541c et
Aristote, Const. d'Athènes, XLI.
1010 Apologfe, 14.
1011
V. Azoulay, op. cit., note 996, p. 271.

316
LE DLEU DE PLATON. ESSAISUR LEDAIMON-SOCRATE COAIME PARADIGME DE LA RATIONALITÉ PLATONICIENNE

qui affirme que l'oracle delphique lui a donné un statut supérieur aux hommes tout en
faisant de la sorte un rapport évident avec le Spartiate Lycurgue dont nous avons
montré le statut démiurgique et divin auparavant.
Alors que Mélétos séduit les tribunaux d'une manière indigne, Socrate s'élève
contre tout complaisance et fausse gratitude civique : on peut penser que là se trouve le
sens véritable de sa megalegoria et de la comparaison xénophontienne avec Lichas1012.
D'une façon quasi identique aux paroles de Socrate comme nous les retrouvons dans
son Apologie et celle de Platon, Xénophon ajoute qu'Athènes aurait dû se rendre compte
qu'« alors que Lichas recevait à sa table les étrangers qui séjournaient à Lacédémone,
pendant toute sa vie, Socrate prodigua son bien, a rendu les plus grands services à tous
ceux qui le désiraient pour les rendre meilleurs » (Mémorables, III, 2,61). Autrement dit,
le démiurge-Socrate comme il est toujours mis en rapport avec son savoir-faire à
l'intérieur de tous les textes revient ici sous le rapport des proxénètes qui offrent de la
nourriture aux autres comme Lichas. Ce que Xénophon semble vouloir souligner est
précisément qu'au-delà de cette simple charge alimentaire « humaine, trop humaine », la
cité lui doit les plus grands des services. Et malgré sa richesse et sa générosité, Lichas ne
peut pas rivaliser avec l'éclat charismatique dont Socrate, « l'homme qui est supérieur à
tous les hommes », recouvre Athènes. On ne peut que constater la profonde cohérence
de son plaidoyer : « j'ai rendu service à ceux qui conversaient avec moi, en leur
enseignant gratuitement tout le bien que je pouvais » (Apologie, 26). L'enjeu de toute
entreprise charismatique est un échange divin encadré par l'« évergète » Socrate.

La perspective monétaire et marchande (débouchant sur la recherche d'une


nourriture concrète purement « échangiste » et démocratique défendue par les
sophistes) et la perspective charismatique ne sont pas antinomiques seulement parce
que l'une est supérieure à l'autre, mais surtout parce que l'on peut croire que le
déséquilibre de la sitesis opéré par Socrate est d'une autre nature, c'est-à-dire
radicalement tournée vers une dissymétrie divine. Comme l'a bien remarqué
V. Azoulay, à l'exception des dieux, Socrate est le seul chez Xénophon à être qualifié de

1012 Mémorables, 1,1,18 et IV,4,4 et Apologie, A. V. Azoulay, op. cit., note 996, p. 274 et suiv.

317
LE DŒU DE PLATON. ESSAI SUR LEDAIMON-SOCRATE COMALE PARADIGME DE LA RATIONALITÉ PLATONICIENNE

« 4>iÀav0oco7toç », terme servant à désigner son amour divin pour les hommes et le
démos athénien se distinguant de la gratitude habituelle1013. Celle-ci engendre même des
obligations inhabituelles chez ceux qui le fréquentent : « Beaucoup de gens désirent me
faire des présents, quand tout le monde sait que je n'ai pas du tout d'argent pour les
rendre, et que pas un homme ne réclame de moi la gratitude d'un bienfait et qu'une
foule de gens avouent m'avoir des obligations » (Apologie, 17)1014. Cette philanthropie
obhge les autres à vouloir le gracier et lui rendre d'autres bienfaits est d'autant plus
troublante qu'elle semble incarnée par Socrate lui-même dans ^Euthyphron, l'Eros-
Socrate du Banquet et rien de moins que le dieu qui place les daimones, genre supérieur
aux hommes, à la tête de la cité dans les Low1015. Il appert que tous les aspects rattachés
à ces considérations comme la philia, l'autarcie, la maîtrise de soi, etc. sont en liens avec
les dons des dieux qui confèrent ces biens aux hommes. Autrement dit, ces thématiques
socratiques que l'on retrouve chez Xénophon par ailleurs s'inscrivent dans les hens du
logos avec le dieu, c'est-à-dire dans la seule autarcie, amitié, et richesse possibles. Ces
attributs ne lui sont pas donnés par les hommes, mais Socrate les possède grâce à son
commerce et son amitié avec les dieux. C'est parce qu'il est nourri par eux qu'il mange peu, est
autarcique, entretien de réelles amitiés, etc. C'est parce qu'il est rassasié qu'il peut
nourrir les hommes. Antisthène soulignera dans le Banquet que, loin d'être le théâtre
d'une nourriture plénière ou d'un échange purement démocratique de la richesse, ce
type de charis est plutôt de l'ordre du déversement d'une âme à une autre : « Une
richesse comme la mienne inspire de nobles sentiments, car Socrate, de qui je la tiens,
ne calculait ni ne pesait avec moi, il m'en donnait autant que je pouvais en emporter. Et
moi à présent, je n'en refuse à personne, mais je montre mon abondance à tous mes
amis et je partage avec qui le désire la richesse de mon âme » (Banquet, IV,43).

Il appert peu à peu qu'en dépit de leurs effets charismatiques en vogue dans
l'Antiquité que nous avons exphqués, on peut penser que ce n'est pas tant la boisson ou
la nourriture exigées par le Socrate historique qui devait déranger les Athéniens lorsqu'il

1013
Mémorables, 1,2,60-1. V. Azoulay, op. cit., note 996, p. 137.
10.4
La raison en est simple : « je tire de mon âme des plaisirs plus doux que les leurs » (Apologie, 18).
10.5
Euthyphron, 3d; Banquet, 189c-d et Lois, IV, 713d.

318
LE DLEU DE PLATON. ESSAI SUR LE DAIMON-SOCRATE COMALE PARADIGME DELÀ RATIONALITÉ PLATONICIENNE

demande à être nourri au prytanée dans l'Apologie de Platon que l'énormité de la charis
sollicitée par son statut hypostatique. Le maître y insiste même sur l'effet charismatique
différent qu'il engendre sur les autres au moment même où il défend sa supériorité
daimonique face à tous les hommes comme elle lui a été conférée par les oracles :
«Alors, pour quelle raison certains auditeurs prennent-ils plaisir (xaigovoi) à passer
beaucoup de temps avec moi? [...] c'est qu'il leur plaît (xaioouatv), en m'écoutant, de
voir examiner ceux qui se croient savants et qui ne le sont pas. Et, en fait, cela n'est pas
sans agrément. Mais pour moi, je l'affirme, c'est un devoir que la divinité m'a prescrit
par des oracles, par des songes, par tous les moyens dont une puissance divine
quelconque a jamais usé pour prescrire quelque chose à un homme » (Apologie, 33b).
Ces rapports religieux entre l'oracle, la charis et le statut hypostatique de Socrate étaient
déjà avancés plus tôt dans son discours d'une façon à lui conférer toujours également
une existence pantomimétique. Car les jeunes hommes qui s'attachent à lui prennent
plaisir (xaioouaiv) à voir ces gens soumis à cet analyse. Il ajoute que « Souvent même,
ils veulent m'imiter (fjU|_ioûvTa.) et, à leur tour, ils s'essayent à examiner d'autres
personnes » (Apologie, 23c). Outre la démiurgie qui surclasse les autres modèles civiques
comme Thésée, l'engendrement charismatique des membres de la confrérie du maître a
ici la mimesis pour conséquence. Socrate, principe supérieur aux hommes, procréer la
charis chez les autres et le goût d'imiter son entreprise philosophique et la recherche du
savoir. Nul doute que la gratitude ou la grâce déployée par cette analyse éducative est si
importante qu'elle donnait l'envie de la reproduire d'une façon pantomimétique : les
sokratikoi logoi parmi lesquels il faut compter les écrits de Xénophon et, surtout, les
dialogues platoniciens qui en sont l'aboutissement métaphysique.
On peut dire que chez Platon, on distingue aussi la critique de la fausse grâce
religieuse autant que l'introduction d'une nouvelle forme de charis divine. Dans le Criton,
par exemple, ce qui arrête Socrate de s'enfuir de la prison est justement une grâce
factice défendue par Criton et les autres protagonistes de sa confrérie face à laquelle il
s'opposera pour en entreprendre une autre1016. En outre, la façon de saluer (x«û?_)

1016
Criton, 45a.

319
LE DIEU DE PLATON. ESSAI SUR LEDAIMON-SOCRATE COMME PARADIGME DE LA RATIONALITÉ PLATONICIENNE

désignait à l'époque non un simple salut ou une réjouissance, mais une manière de
« rendre grâce », de « gratifier » ou de signifier l'« échange favorable structuré par les
dieux ». Le Charmide, d'ailleurs, n'hésitera pas à la reprendre en lui donnant une
tournure clairement philosophique et proprement adaptée à la pensée platonicienne.
Critias dira d'une manière loquace que l'inscription de Delphes (le fameux « connais-toi
toi-même ») semble être « la parole de bienvenue que le dieu adresse aux arrivants, à la
place du salut ordinaire "réjouis-toi", trouvant sans doute cette formule déplacée et
jugeant que nous devons nous inviter les uns les autres non à nous réjouir, mais à être
sages. De cette façon, le dieu adresse aux arrivants un salut bien supérieur à celui des
hommes» (Charmide, 164c-d). Plusieurs mises en scène des dialogues, entre autres,
suggèrent qu'avec le salut (dire « bonsoir » et « renvoyer l'autre en lui rendant grâce »
ou, afortiori, « rendre grâce » à Socrate lui-même) naît une grâce dont Socrate est le
modèle1017. Dans le Phédon, le maître critique le rapprochement entre la charis de l'âme
qui trouve la réalisation de sa gratitude éducative et de ses jugements dans le corps :
« De fait qu'elle se conforme au corps en ses jugements et se complaît aux mêmes
objets, il doit se produire en elle une alimentation de tendances comme une conformité
de culture » (Phédon, 83d). Il affirme en quelque sorte que si l'âme « rend grâce » au
corps et à ses objets, elle se nourrit d'une mauvaise éducation. Les hens entre
l'alimentation, l'éducation et la charis forment ici une trame parfaite devant laquelle
Socrate est le paradigme qui expose toujours une autre forme de religiosité. Ainsi, il dira
au tout début du Philèbe que, pour le philosophe, la charis n'est jamais une affaire de
plaisir ou de jouissance pure et simple, mais est d'abord « ce qui est bon, la réflexion, la
pensée, la mémoire et tout ce qui est apparenté »1018. On comprend donc la raison pour
laquelle le maître dira tout au long du dialogue que « ceux qui doivent y prendre part »
doivent saisir en quel sens, lorsque l'on possède la grâce, « on peut dire que l'on a
tout »1019. Il apparaîtra à la suite d'une analyse dialectique serrée que si l'on compare la
charis humaine et celle des dieux, seuls les hommes bons jouissent d'une grâce religieuse

1017
Phédon, 64c; 82d; lOOd; 101 c-d; 114e; 116d; Théétète,!82c; Politique, 260b; Gorgias 474a; 496'; 497e et 499a.
1018
Philèbe, llb-c.
ioi9 philèbe, 21b-c.

320
LE DLEUDE PLATON. ESSAISUR LEDAIMON-SOCRATECOAIME PARADIGME DE LA RATIONALITÉ PLATONICIENNE

et une joie véritable1020. Conservant une fausse opinion sur la charis, les autres
conceptions nous amènent à de fausses jouissance ou gratitudes, à commettre des
injustices et, alors, en nos âmes, il ne peut rien naître de ferme et d'assuré1021. N'ayant ni
opinion vraie à ce sujet, ni connaissance de l'affection qu'il ressent, le citoyen est
condamné à faire l'expérience d'une fausse charis sans réflexion philosophique1022. Si
l'on peut dire que tous les animaux la poursuivent de manière générale, alors que « la
foule, elle, les croit, tout comme les devins croient les oiseaux, et elle juge que les
plaisirs sont les plus à même de nous assurer une vie bonne, en tenant que les amours
des bêtes sauvages sont des témoins bien plus autorisés que ne le sont les amours
suscités par les discours que prononce toujours l'oracle de la muse philosophique »
(Philèbe, 67b). Comparée aux devins qui croient les manifestations des oiseaux, la
philosophie met en place une charis différente, une reconnaissance sacrée représentée
par la pensée et la réflexion. Bref, ce n'est rien de moins qu'une autre forme de grâce
dirigée par l'Intellect qui est défendue par Socrate.

Récitant la soirée à laquelle participait le maître au profit de tous les


interlocuteurs présents, Apollodore soulignait également dans le Banquet la grâce
religieuse et distincte de la philosophie 1023. On remarque que ce genre de panorama
dresse la supériorité du maître vers qui la pensée doit se tourner aux fins d'imitation et
pour combler l'endettement charismatique qu'il imposa à la cité dès l'Apologie. Le Gorgias
soulignera d'une manière très proche qu'il faudra même dépasser cette simple mimesis

charismatique pour devenir comme le modèle en nature (aÙToejjucôç ôuoiov). Après


avoir invoqué l'influence daimonique de la Lune agissant sur les mortels, Socrate y
réfute Calhclès en lui montrant que, pour devenir un véritable homme politique, il doit
littéralement entretenir une parenté charismatique avec son dieu, peu importe qui il est :

« Si m crois qu'on puisse jamais .'enseigner un moyen de devenir grand dans la


cité tant que tu ne lui ressembles pas, soit en bien soit en mal, je suis convaincu
que tu te trompes, Calhclès : ce n'est pas par imitation, c'est de nature qu'il faut leur

1020 Philèbe, 40a-d.


"K> Philèbe, AA* ; 49d; 50a; 54e; 55a et 59b.
1022 Philèbe, 60d.
1023
Banquet, 173c.

321
L E DLEU D E PLATON. ESSAI SUR LEDAIMON-SOCRATE COMME PARADIGAIE D E LA RATIONALITÉ PLATONICIENNE

ressembler, si m veux te ménager une amitié de bon aloi et solide avec le démos
d'Athènes, et de même, par Zeus, avec démos fils de Pyrilampe ! C'est donc celui
qui saura te rendre tout pareil à eux qui fera de toi, comme tu le désires, un
politique et un orateur. Car ce qui leur plaît (xaLoouai), à l'un comme à l'autre,
c'est de retrouver dans tes discours leur propre pensée : toute pensée étrangère
les fâche » (Gorgias, 513c [trad. M. Canto-Sperber]).

La piété philosophique soutient que le véritable intellectuel ne doit pas


seulement imiter le modèle d'une façon superficielle, mais doit devenir en quelque sorte
lui-même le paradigme. Le paraître ne suffit jamais : il faut l'être. Ce type de passage
rappelle aussi indirectement tous les autres où Socrate apparaît comme une sorte de
principe de mise en mouvement d'une charis religieuse nouveau genre. La République
regorge de ces exemples où il expose ce que l'on pourrait appeler un véritable appel à la
grâce différente de ce que les grecs entendent d'habitude1024. Il la définira comme un
bien pour qui la possède par la réflexion — comme les gardiens, doués d'un talent
naturel pour suivre à la trace la nature du beau et du gracieux, seront capables de la faire
à l'intérieur de la cité idéale :

« N'est-ce pas pour les motifs suivants que nourrir les enfants dans la musique
constitue une valeur suprême ? Parce que le rythme et l'harmonie, plus que tout,
pénètrent au fond de l'âme (TÔ ÈVTÔÇ Tfjç t|n>xqc), la touchent avec une force
d'une très grande puissance en lui apportant la grâce (tqv eùaxquocruvqv), si
l'on a été correctement élevé ? Et parce que, en l'absence de cela, c'est le
contraire qui se produit ? Et aussi parce que celui qui aura été élevé comme il
convient aura plus vite conscience des lacunes et de la médiocrité dans les objets
de fabrication artisanale (&qfiiouQYq0£VTCov), autant que la médiocrité dans les
êtres naturels ? À juste titre, on s'en irrite et on fait l'éloge des belles choses, on
s'en réjouit (xaiçcov) et on les recueille au fond de l'âme pour s'en nourrir et
devenir un homme beau et bien (_Lç TÙV tjruxùv TQécjxHT1 âv an' aÙTÔrv Kai
yiyvoiTO KOAÔÇ TE KàyaQàç) » (République, III, 401 d-e, trad. G. Leroux lég.
modifiée).

Socrate préconisera ailleurs pour les citoyens cette nouvelle charis unifiée, c'est-à-
dire cette grâce unique tournée vers le bien et qui he plutôt qu'elle morcelle1025. Cet
éloge charismatique de l'homme bon et cette grâce philosophique supérieure montrée

'024 République, II, 357b; 358d; V , 458a-b.


i"" République, V , 462b.

322
LEDLEUDEPLATON. ESSAISUR LEDAIMON-SOCRATE COMME PARADIGME DE LA RATIONALITÉ PLATONICIENNE

dans la République se retrouvent également dans les Lois1026. Dénonçant toujours la


fausse charis artisanale, sophistique et religieuse au profit de celle que défend le maître
dans les autres dialogues, celles-ci exposent encore une grâce philosophique unifiée que
les citoyens doivent apprendre à accueillir dans leur âme de façon démiurgique et qui
est reliée au bien. La charis de l'enfant et des citoyens en général devrait être redirigée
par celle des vieillards qui agiront ainsi comme principe et Intellect civique1027. Ces
passages concordants de la République et des Lois coïncident avec tous ceux où Socrate
dit que la philosophie engendre un état de grâce particulier se distinguant des autres
élans religieux1028. Platon n'hésitera pas même à exposer en quelque sorte les
fluctuations participatives de la charis selon les capacités de l'âme et de sa parenté avec
l'Intellect1029. Il s'avérera qu'un peu à la manière de tout intellectuel qui ne doit pas se
contenter d'une ressemblance et doit devenir un modèle même pour les autres dans le

Gorgias, le philosophe est celui qui devient par nature le « v o û ç » en vue du bien.
Lorsque la réflexion atteint sa partie divine, la grâce religieuse s'endort ou peut se retirer
— la dette étant résolue1030.
Loin d'être isolés, ces échanges charismatiques divins typiquement socratiques
sont aussi présents chez Xénophon. C'est que, du plus pauvre qui sacrifie ce qu'il peut
jusqu'au plus riche possédant les moyens de sacrifier davantage que les autres elle régit
d'abord selon toute vraisemblance les rapports de piété entre les hommes et les dieux :
« Les dieux se réjouissent surtout des hommages que leur témoignent les hommes les
plus pieux » (Mémorables, 1,3,3). On constate que ce type de charis et de soumission est
encore une fois accomplie sous l'égide du maître ailleurs dans les Mémorables : « De qui
un homme pourrait-il attendre davantage que de ceux qui peuvent accorder les faveurs
les plus hautes, et que peut-il espérer autrement qu'en leur plaisant ? Et comment peut-
on mieux leur plaire qu'en leur obéissant avec toute la soumission possible ? »
(Mémorables, IV,3,17). Et Xénophon de conclure : « C'est ainsi que, par ses leçons, et par

1026
République, X , 6 0 5 e ; 6 0 6 a e t Lois, 6 5 5 c - 6 5 6 b .
1027
Lois, II, 659d; V, 739d et X, 897a-b.
10
28 Lettre VTI, 3 3 8 c . République, V I , 4 9 3 c ; 5 3 9 b ; Lois, I I I , 7 0 0 e e t X I I , 9 4 1 b .
1029
République, I X , 583c-e; 584a; 585e e t X , 6 0 3 c ; Lois, I I , 6 6 3 b ; V , 733a; X , 897a e t Épinomis, 989c.
1030
République, I X , 572a.

323
LE DLEU DE PLA TON. ESSAI SUR LE DAIMON-SOCRA TE COMME PARADIGME DELARA TIONAUTÉ PLA TONICIENNE

son exemple aussi, Socrate rendait ses disciples à la fois plus pieux et plus sages »
(Mémorables, IV,3,18). Cette charis distincte et, semble-t-il, plus pieuse, est introduite par
Socrate.
Ces remarques générales viennent relativiser grandement l'interprétation la plus
commune prétendant qu'il était impensable que le maître ne puisse être réellement
accusé d'impiété sans supposer par là que ses accusateurs possédaient une vision étroite
d'esprit. Au contraire, la piété qu'il engendrait dans la cité était plus que redoutable —
et était probablement perçue comme telle par ses contemporains —, puisqu'elle
semblait concihable avec la religiosité ancestrale à certains égards tout en la surclassant.
Même si Platon assimilait complètement Socrate au fond religieux athénien en ne
proposant jamais l'éviction radicale des dieux (mais leur surclassement évident), par
exemple, et qu'il présentait son projet politique de la République comme une réforme où
les hommes de valeur respectaient leurs parents1031 — et même encore si Socrate se
défendait bien d'être athée dans XApologie —, ses contemporains saisissaient que le nomos
traditionnel en était tout ébranlé. N'allant jamais à l'encontre de la piété provenant des
dieux ancestraux tout en brouillant ses frontières sur le plan du nomos daimonique, la
déification autoproclamée de Socrate comme principe généséologique des philosophes-
rois dans XApologie et celle de Platon dans tous ses dialogues se révélait comme un putsch
redoutable. De toute évidence, à chaque fois que le maître s'appuie sur l'oracle de
Delphes ou sur les dieux conventionnels pour justifier sa conception légahste de sa
piété religieuse, il s'agit non de la soumettre au nomos Athénien, mais de la transfigurer à
l'intérieur d'une théorie mantique de la connaissance du divin et de ses limites. Toujours
en ce qui a trait à la divination, aux capacités humaines et les résultats de nos actions, il
affirme que « ceux qui considèrent qu'aucune de ces choses n'est divine, mais qu'elles
sont toutes du ressort de l'intelligence humaine, sont atteints de fohe. Sont aussi atteints
de fohe ceux qui consultent des oracles sur des sujets que les dieux ont accordés aux
hommes par la connaissance» (Mémorables, I, 1,9). La sophia démiurgique du maître
permet de séparer ce qui relève du domaine des dieux et ce qui peut faire l'objet de

1031
République, 346a-b.

324
L E D I E U D E PLA TON. ESSAI SUR L E DAIMON -SOCRATE COAIME PARADIGAŒ D E L A R A TIONALITÉ PLA T O N I C I E N N E

connaissance pour les hommes : tel est le sens de l'oracle dans Y Apologie. Le Socrate de
Platon tout autant que celui de Xénophon ne peut jamais être sérieusement accusé de
ne pas croire aux dieux, mais peut en revanche questionner dangereusement la manière
dont la piété civique ne peut se réaliser pleinement qu'à l'intérieur des limites de la
connaissance socratique et de son savoir mantique hypostasié1032. À partir de ce point
de vue cadre tout à la fois la volonté des Mémorables de montrer un Socrate plus pieux
que tous les hommes et de l'Apologie platonicienne de surclasser la piété traditionneUe
d'une manière radicale.

La défense socratique d'une « piété » en quelque sorte « impie » lorsque


comparée à la religion athénienne traditionnelle n'est nulle part mieux présentée que
dans l'Apologie de Platon. Elle s'avère d'autant plus troublante qu'elle est imposée par les
dieux et les oracles d'Apollon. Mélétos y affirme sans ambages que Socrate ne reconnaît
aucun dieu. Afin de se défendre à la fois du libellé d'accusation et de l'invective de
l'orateur, le philosophe affirme alors que, comme la plupart des gens, il pense « que le
Soleil et la Lune sont des dieux » (Apologie, 26d). Nous avons exphqué que la réflexion
daimonique de Socrate et de sa météorologie psychagogique et aérienne est à l'œuvre
dans les Nuées et les Oiseaux d'Aristophane. Il n'est donc pas étonnant de constater qu'il
choisira de répliquer avant tout sur le terrain daimonique : « Existe-t-il quelqu'un qui
reconnaît qu'il y a des puissances daimoniques, mais qu'il n'y a pas de daimones ? [...] Et
si je crois qu'il y a des puissances daimoniques, il faut bien que je croie qu'il y a aussi
des daimones ? N'en est-il pas ainsi ? » (Apologie, 27b-c). Cette entrée en matière dresse
une défense en règle de l'existence du daimon avant même que Socrate n'hypostasie son
existence même comme être intermédiaire produit par le dieu Apollon. En d'autres
termes, ce n'est pas le signe daimonique comme tel qu'il choisit de défendre envers et
contre tous, mais la figure même des daimones, qui, enfants des dieux, sont aussi eux-
mêmes des dieux : « Ne considérons-nous pas que ce sont des dieux, du moins que ce

1032 « À l'égard des dieux, il est notoire qu'il se comportait, en acte et en parole, précisément comme la Pythie
l'indique à ceux qui l'interrogent sur la conduite à adopter à l'égard des sacrifices, du culte des ancêtres,
ou de tout autre rite de ce genre. La Pythie répond en effet qu'une conduite aux lois de la cité est une
conduite pieuse, et c'est précisément la conduite que Socrate adoptait et qu'il conseillait aux autres,
considérant que ceux qui agissaient autrement étaient présomptueux et vains » (Mémorables, 1,3,1).

325
LE DIEU DE PLATON. ESSAI SUR LEDAIMON-SOCRATE COMME PARADIGME DE LA RATIONALITÉ PLATONICIENNE

sont des enfants de dieux ? [...] si je considère qu'il y a des daimones, et si les daimones
sont des dieux, n'ai-je pas raison de dire que tu parles par énigme et que tu plaisantes,
quand tu prétends que je considère que les dieux n'existent pas, alors que je crois aux
daimones » (Apologie, 27c-d). Ce plaidoyer est troublant non seulement en ce qu'il prépare
à son autoproclamation paradigmatique produite par le dieu, mais que c'est
immédiatement à son statut d'« homme de bien » qu'il renverra de suite après. Loin de
s'arrêter là, il va même jusqu'à invoquer que sa place dans la cité d'Athènes a été
instaurée par Apollon. Comme les chefs de guerre l'avaient assigné à son poste de garde
à Potidée, à Amphipolis et à Délion, Socrate affirme que le dieu lui a assigné la tâche de
vivre en philosophant. Et c'est clairement en réponse à l'accusation de Mélétos et pour
conclure son exposé sur l'existence des daimones qu'il se prend en exemple1033.
Autrement dit, l'argument sur la nécessité de l'existence des daimones qui sont en réahté
des dieux n'est pas un épisode isolé du reste du discours, mais, toujours en réponse à
Mélétos, prépare au contraire à son autodivinisation. Les Athéniens ne doivent donc
pas désobéir à un meilleur qu'eux qui aurait été ainsi intronisé ou sacralisé par le dieu.
Ce n'est qu'à la suite de l'argument sur l'existence des daimones que Socrate pourra
ensuite aborder la vertu de manière secondaire1034. À l'opposé de ce que l'on a cm, la
daimonologie circonscrit tout le reste de son plaidoyer et même sa présence comme
don du dieu : « si vous me condamnez, je crains que vous commettiez une faute grave
en vous en prenant au cadeau que le dieu vous a fait » (Apologie, 30d). Il est clair que,
conformément à nos analyses, le maître s'expose lui-même comme le don du dieu
contraignant selon toute vraisemblance la cité d'Athènes au contre-don, c'est-à-dire à
une charis inégahtaire dont il sera par la suite le destinataire. Bien qu'il dira que son signe
daimonique se manifeste à lui de temps à autre, c'est plutôt le genre d'homme qu'il est
qui est toujours la question fondamentale ici : «Je suis, moi, le genre d'homme que la
divinité offre à la cité en cadeau» (Apologie, 31a). Non seulement Athènes ne trouvera

1033
« Ce serait une conduite bien étrange, et c'est alors, assurément, qu'il serait juste de me traduire devant le
tribunal, en m'accusant de ne pas reconnaître que les dieux existent, puisque je n'aurais pas obéi à l'oracle
par crainte de la mort et en m'imaginant être savant, alors que ce ne serait pas le cas » {Apologie, 29a).
1034
Apologie, 30a-b.

326
L E DLEU D E PLATON. ESSAI SUR LEDAIMON-SOCRATE COMME PARADIGME D E LA RATIONALITÉ PLATONICIENNE

pas facilement un autre homme comme lui, mais il est le « père » par qui toute
prescription du dieu doit nécessairement passer1035.
Nous avons noté comment la grâce socratique reprise par Xénophon he le
donateur et le récipiendaire de manière inégale jusqu'à conférer au maître un statut
ontologique supérieur. De la sorte, il appert que la cité d'Athènes est tributaire de la
Raison qui s'impose comme un « voûç » en vue du bien. D'une manière encore plus
radicale que ce qui est avancé parfois par Xénophon, il faut dire qu'avec Platon, ce
statut d'être daimonique intermédiaire et tutélaire endette la cité tant qu'elle n'aura pas
érigé Socrate en dieu civique officiel — ce que proposera l'Académie dans tous ses
dialogues et à la suite de l'Apologie en utilisant le personnage historique pour imposer un
nouveau genos civique et l'Intellect philosophique.

À l'opposé de Xénophon et des vertus du pouvoir politique, cet endettement ne


nécessite plus la réalisation d'un contre-don militaire, mais la réalisation démiurgique
d'un savoir-faire philosophique. À ce titre, la nourriture imbriquée à l'intérieur de la
demande à être nourri au prytanée pour les bienfaits qu'il a rendus à la cité d'Athènes
expose une répartition charismatique divine dont Socrate est manifestement le
récipiendaire civique en remplacement de Thésée. Certes, comme l'a noté V. Azoulay,
la charis démocratique engendre une redistribution inégale et erratique de la nourriture
entre les citoyens alors que chez les Lacédémoniens et Platon, elle la redistribue au
contraire de manière égale et plus contrôlée afin de conserver l'autorité du chef en

1035
Apologie, 30e; 31b et 33c. Si l'on récapitule, la problématique de l'Apologie est celle-ci : quel genre
d'homme est donc Socrate ? Et la réponse : il est le daimon divin hypostasié et paradigmatique dont le
savoir-faire démiurgique est prescrit par le dieu Apollon et dont le statut existentiel restructure le nomos
généalogique, social et politique même de la cité. C'est encore ce qu'ex? Socrate qui explique la raison de
sa condamnation à mort comme elle nous est présentée dans l'Apologie de Platon. Après le premier tour
de scrutin à la suite duquel l'accusé propose une peine qui correspond à ce qu'il a fait durant toute sa vie
comme envoyé du dieu, il revient sur son statut existentiel particulier et au genre d'homme singulier qu'il
est : « E h bien, quel traitement puis-je mériter pour avoir été pareil homme ? Un bon traitement,
Athéniens, si du moins la chose à fixer doit correspondre à ce que j'ai réellement fait : oui, en vérité, un
bon traitement qui corresponde au genre d'homme que je suis » (Apologie, 36d). Comme notre examen
l'indique, c'est en lien avec ce qu'il est exactement qu'il affirme sans sourciller qu'« aucun traitement ne
sied mieux à un tel homme que d'être nourri au prytanée» (Apologie, 36d). C'est en tant qu'évergète
charismatique, démiurge divin et daimon paradigmatique contraignant la cité au contre-don pour services
rendus qu'il s'autoproclame comme le nouveau dieu tutélaire civique. O n peut penser en outre que, de
manière similaire à Xénophon, l'autorité de la charis philosophique est incarnée par le statut daimonique
supérieur de Socrate canalisant pour ainsi dire une nouvelle philia intellectuelle et généséologique chez
Platon.

327
L E DIEU D E PLA TON. ESSAI SUR LE DAIMON-SOCRA TE COMME PARADIGME D E LA RATIONALITÉ PLA TONICIENNE

faveur de celui qu'il veut gratifier1036. Dans ce cas, la quantité et la qualité de la


nourriture données veulent dire quelque chose sur le plan symbolique dépassant « la
simple nourriture ». Ce type de rétribution est en outre un appel direct aux anciennes
valeurs plus conservatrices dont l'équivalent est la « ôiuouoa » Spartiate et, justement, la
« aitqaiç » athénienne marquant la hiérarchie charismatique à laquelle on a le droit ou à
laquelle on prétend. Comme l'a bien dit P. Schmitt-Pantel, il renvoie certes à un passé
aristocratique athénien se distinguant des honneurs d'entretien des citoyens par l'argent,
mais aussi à une gratification alimentaire de type sacré renvoyant à une grâce religieuse
supérieure et égale aux dieux civiques. À l'inverse des mortels qui n'ont d'yeux que pour
l'argent, Socrate — à l'opposé de l'interprétation de ceux qui ont vu là une autre ironie
socratique — invoque finalement un tout autre ordre de charis. Plusieurs ont supposé
que le contre-don est la ciguë qu'il devra boire pour réparer son ironie. Mais, comme
l'ont montré nos explications, c'est bien à l'inverse la cité qu'il soumet et endette à son
endroit puisque, comme il le dit lui-même, il est le bienfaiteur de la cité. Cette dette
verticale prend l'allure d'une dette filiale ressemblant à celle qui hait autrefois les
citoyens d'Athènes à Thésée. Ce thème généséologique que nous expliquons depuis le
début de notre recherche et en particulier à l'aide du Phédon trouve ici encore sa
pertinence, puisqu'il est reconnu de tous que face aux parents, les enfants sont endettés
et que toute les connaissances utiles à la vie, l'éducation elle-même est un don exigeant
la gratitude, tin don qui he tout autant que la nourriture1037. La circulation du savoir
rationnel dans la cité après la mort du maître deviendra par le fait même une dette
institutionnelle qui trouve sa puissante canalisation dans l'érection de l'Académie
comme dispensatrice du contre-don charismatique. Et dès lors, on comprend que la
raison des statues des Charités devaient rendre hommage à Socrate sur le site de l'école
de Platon en raison de favoriser ce genre de grâce. Mais peut-on réellement penser que
la demande du Socrate platonicien à être nourri au prytanée possède une référence
implicite directe à son autoproclamation comme père de la cité surclassant Thésée ?

1036
V. Azoulay, op. cit., note 996, p. 132.
1037 D'Homère jusqu'à Aristote, la progéniture demeure le débiteur de ses géniteurs : « il n'est rien de tout ce
qu'un fils ait pu faire qui soit à la hauteur des bienfaits qu'il a reçus de son père, de sorte qu'il reste
toujours son débiteur » {EN, VIII, 16,1163b). V. Azoulay, op. cit., note 996, p. 336.

328
L E D Œ U D E PLATON. ESSAI SUR LEDAIMON-SOCRATE COAIME PARADIGME D E LA RATIONALITÉ PLATONICIENNE

Dans les faits, presque toutes les fêtes et rituels civiques intégrant la nourriture
ont été fondés par Thésée et sa démiurgie civique comme on la retrouve à l'intérieur de
la narration topographique et religieuse de la cité d'Athènes. Tout d'abord, les
Oschophories qui ont heu au mois de Pyanepsion avant les vendanges dionysiaques
(d'après le mot grec « àoxaç » ou « ôaxou » pour désigner les grappes)1038. Ces fêtes
relèvent certains hens entre le héros tutélaire, Dionysos, Ariane et Athéna. Les
recherches des spécialistes en la matière ont montré que, toujours selon certaines
prérogatives généalogiques, chacune des dix tribus de Clisthène choisissait deux
éphèbes parmi les meilleures familles dignes de représenter la cité d'Athènes pour
célébrer la libération de tous grâce à Thésée. Au heu des sept garçons et filles prescrits
par la malédiction, la légende raconte que le héros aurait plutôt emmené avec lui des
garçons déguisés en filles sur le navire. Ensuite, les Dipnophories, comme son nom
l'indique, reproduisent par des rites le moment où les mères des jeunes filles et jeunes
hommes condamnés à être hvrés au Minotaure avaient amené des aliments et du pain
au prytanée en racontant des mythes en guise de consolation1039. En outre, nous
verrons même plus avant que le sacrifice du Minotaure que le héros accompht
représente le chevauchement du Soleil comme char astral à partir duquel il continue
d'agir sur le bâtiment sacré. On voit que, comme dans les Theseia et ses rituels
pantomimétiques, la base de l'éducation athénienne représentait les actes accomphs par
le héros-daimon tutélaire de la cité. Ceux-ci structuraient même les rapports aux astres,
aux généalogies, à la religion civique, au calendrier et, selon toute vraisemblance, aux
symboles mêmes de la cité comme le « nouveau » prytanée. Ainsi, même si l'on n'en
connaît pas tous les détails, la détermination politique même des différentes classes,
dèmes et races athéniennes (principalement les Eupatrides, les Géomores et les
Démiurges) entre dans le même acte narratif et fondateur que celui de l'oracle, du
prytanée et de la nourriture étatique. C'est pourquoi Plutarque dira après que la
consommation commune des repas et de la bouillie des survivants du Minotaure au

1038
C. Calame, op. cit., note 347, p. 91.
1039
C. Calame, op. cit., note 347, p. 338-9.

329
LE DLEU DE PLA TON. ESSAI SURLEDAIMON -SOCRA TE COMME PARADIGME DELARA TIONALITÉ PLA TONICIENNE

prytanée se réahse en l'honneur de l'Apollon delphique1040. Comme dans l'Apologie de


Platon et la daimonisation généséologique et charismatique de Socrate, on remarque
partout autour du mythe de la divinisation de Thésée cette même triade « oracle-
prytanée-nourriture ». Cette épiphanie filiale n'est pas isolée du corpus grec, puisqu'on
la retrouve toujours en hen avec la démiurgie exposée à l'intérieur les Grenouilles
d'Aristophane. Nous savons en effet que l'importance de la nourriture y est en présente
avec le prytanée, les démiurges ou les savants ((70C(>oi) que sont aussi Eschyle et
Euripide. Au sein même du prytanée divin « à l'envers » perceptible des divinités seules,
ces deux protagonistes invoquent chacun à leur façon les dieux qui, d'une manière

abstraite — c'est-à-dire par l'éducation — nourrissent (QQétpCLÇOL) leurs âmes, leur


langue (YÀartTqç) et leurs discours (Aôycov)1041. Dans l'Antiquité, on retrouve partout
l'idée que les morts sont propices à la génération des pensées et des nourritures des
mortels1042.
Les rapports vernaculaires athéniens entre le prytanée, l'éducation et la
nourriture dont le modèle est Thésée et que Socrate semble vouloir remettre en
question dans l'Apologie ne datent pas d'hier et ont leurs origines civiques dans la
période archaïque grecque. Ils sont largement attestés et exposés chez Platon aussi et,
surtout, comme nous l'expliquons depuis le début, procèdent selon une même
thématique généalogique1043. Les grands dialogues métaphysiques montrent que la
philosophie permet de nourrir la pensée selon la perspective démiurgique incarnée par
Socrate1044. Dès l'Apologie, la nourriture possède un hen avec son éducation et celle de

1040
C. Calame, op. cit., note 347, p. 127; 294-5; 296-7 et 304.
1041
Grenouilles, 886-894. Alors que les divinités s'alimentent des sacrifices provenant des mortels, ils
nourrissent à leur tour les vivants et les gêné de la cité d'Athènes par l'éducation. Ce partage alimentaire et
filial typique de l'époque est également au cœur de la réconciliation charismatique de deux frères
nommés Chairéphon et Chairécrate qui se sont brouillés et que va accomplir Socrate au deuxième hvre
des Mémorables. Le maître reproche d'abord au second de considérer que les richesses rendent de plus
grands services qu'un frère qui est intelligent {Mémorables, 11,3,1). Le fait d'être frère ne devrait pas
s'opposer à la philia : « Et pourtant, être né des mêmes parents contribue grandement à l'amitié, de même
que le fait d'avoir été nourris ensemble, puisque même les bêtes éprouvent une certaine tendresse pour
celles qui ont partagé leur nourriture » (Mémorables, II, 3,4).
1042
A. M o t t e , op. cit., n o t e 7 6 1 , p . 247. Hippocrate die que c'est des m o r t s que n o u s viennent nourritures, les
croissances et les gernes {Du régime, 92).
i 043 Criton, 45d et 54a; Phédon, 84b; Lysis, 208e; Ménon, 85e; 9 0 b ; 94b-c; Ménexène, 237b; 238b; 239a; 248c;
République, X , 605b; Théétète, 175d et 197c; Timée, 70 e ; Épinomis, 973d et 987a.
1044
Politique, 272c; 274a; 275d et 310a; Philèbe, 29c-e.

330
LE DLEU DE PLATON, ESSAI SUR LEDAIMON-SOCRATE COMME PARADIGME DE LA RATIONALITÉ PLATONICIENNE

tous les Athéniens endettés par la charis à son endroit1045. Dans le Banquet, encore, le
discours erotique de Diotime qu'il rapporte le mène à souligner que si l'homme enfante
la vertu véritable et qu'il la nourrit, il lui appartient alors d'être aimé des dieux1046. Tant
dans l'Antiquité que chez Platon, le maître considère de manière générale que, loin
d'exclure la nourriture au sens plénier du terme, les échanges de nourriture féconds
avec les divinités se réahsent tout d'abord au niveau de la pensée et de l'éducation.
L'exemple philosophique le plus frappant se voit dans le Théétète où Socrate se définit
lui-même comme l'accoucheur maïeutique de « ce qui est réel dans l'âme des hommes »,
c'est-à-dire la forme intelligible. Bien qu'il souligne que ces derniers n'apprennent rien
de lui, il n'en reste pas moins qu'il se présente littéralement comme une cause divine
parallèle au dieu : « Le fait est qu'ils n'ont jamais rien appris de moi, et qu'eux seuls ont,
en leur propre sein, conçu cette richesse de belles pensées qu'ils découvrent et mettent
au jour. De leur déhvrance, par contre, le dieu et moi sommes la cause (aiTioç) »
(Théétète, 150d). En quel sens peut-il ne rien enseigner ni rien inculquer aux autres tout
en étant la cause permettant de se déhvrer et d'enfanter une pensée rationnelle? Nul
doute que le statut daimonique de Socrate est encore ici sollicité comme le modèle
d'une éducation inédite « qui ne s'enseigne pas » — selon le mot de XApologie —, ou, si
l'on veut, dont la réalisation évoquerait sans doute un niveau divin causal. Ainsi, le
mystère de la philosophie se trouve dans son enseignement qui émerge par l'aïtion de la
Raison, c'est-à-dire comme un Intellect qui intervient comme une cause créant un
vortex daimonique ou une mantique divine. Il poursuit dans le Théétète en rapportant
ceux qui, ne voyant pas le rôle qu'il a joué dans l'apparition de la pensée en eux, le
quittent pour n'engendrer que de « mauvaises nourritures » (KaKcôç TQ£<JX)VT£Ç),

« mensonges et apparences » (t^euôq Kal elôcoAa)1047. La « nourriture » que devrait


procréer l'âme des interlocuteurs sous l'égide de l'« a m o ç » Socrate est toujours en effet

1045
Apologie, 18a. Citant le paradigme nomothétique Darius sur les perses, Platon aborde la question de la
nourriture et de l'éducation particulière que met en place la philosophie pour l'eudaimonie de toute la
cité : « il ne saurait jamais avoir de bonheur pour une cité et pour un homme qui ne mènent pas d'un
bout à l'autre une vie qui suit la voie de la sagesse sous la direction de la justice, soit qu'en vérité ces
vertus il les possède en lui-même soit qu'il ait été nourri et élevé dans une atmosphère de justice par des
hommes pieux exerçant le pouvoir » {Lettre VTI, 335d). Voir aussi Lettre VTI, 332a; 333b et 341 d.
10
« Banquet, 212a; Menexene, 238c; République, VI,. 492a; Lois, 653b; Phèdre, 243c; 246e; 247b et 248c.

331
LE DIEU DE PLATON. ESSAI SUR LE DAIMON-SOCRATE COAIAŒ PARADIGALEDELA RATIONALITÉPLATONICIENNE

de l'ordre d'une forme intelligible ou «ce qui est réel» dans l'entretien. Le maître
déplore que les germes fertiles en eux n'arrivent pas à éclore, lui qui, pourtant, possède
la technique qui a la puissance (TÉxvq ôùvaTai) de les éveiller et les capacités
d'accoupler les hommes aux savants et aux « entités divines » (aocjxîïç re Kal Geaneaioiç
àvôoàai)1048. On constate que la daimonologie plane encore sur cet épisode : « Avec
certains, le daimonique (ôai(j.6v.ov) qui me visite m'interdit de renouer commerce; avec
d'autres, il me le permet, et ceux-ci recommencent à fructifier» (Théétète, 151a). Cette
conduite daimonique de Socrate sur les autres et l'alimentation de la forme intelligible
trouve d'ailleurs une version particulièrement limpide encore plus loin avec la pensée du
jeune Théétète : « Est-ce bien cela, Théétète? Nous faut-il affirmer que nous avons là,
toi, ton nouveau-né, moi, un accouchement réussi? [...] penserais-tu qu'il faille le
nourrir (TÇ_(J>£IV)? » (Théétète, 160e-161a). L'activation de la métaphysique par Socrate
établie dans l'âme de ses interlocuteurs engendre par la suite en quelque sorte la forme
intelligible qui, pour ainsi dire, devra être nourrie s'il s'agit d'une œuvre légitime. Bien
qu'elles laissent de côté la question de F« elôoç », les Lois tendent à montrer d'une
manière similaire que quels que soient les biens légués par ceux qui nous ont engendrés
et nourris, il faut bien prendre garde que les « paroles ailées » (TtTqvôrv Àôycov)
demeurent respectueuses1049. L'alimentation et l'éducation de l'âme — et afortiori du
collège de veille qui est l'Intellect de la cité — se réalisent toujours par l'activité
démiurgique de la musique, de la danse et de la connaissance des sujets daimoniques,
c'est-à-dire, les révolutions des êtres divins et célestes, le cours des astres et plus
spécialement le Soleil et la Lune1050. Bref, comme le diront chacun à leur façon le
Phédon, le Critias et les Lois, les relations de nos pensées avec les dieux sont indéniables
et ceux-ci nous nourrissent comme si nous étions leur troupeau. Et, pour le bienfait
charismatique d'Athènes, Socrate présiderait en quelque sorte l'apparition
généséologique et l'alimentation des formes intelligibles dans l'âme de ses familiers.

,047
Théétète, 150e
104
« Théétète, 1 5 1 a - b .
1049
Lois, IV, 717c-d;
i"50 Lois, VII, 809b-c.

332
LE DLEU DE PLATON. ESSAISUR LEDAIMON-SOCRATE COAIAŒ PARADIGME DE LA RATIONALITÉ PLATONICIENNE

Les rapports filiaux et religieux de l'époque classique athénienne depuis Thésée


entre la nourriture et le genos ne doivent pas être sous-estimes, d'autant plus que,
comme nous venons de le mentionner, ils sont complètement intégrés par Platon pour
développer le langage métaphysique. En exposant l'âme daimonique parvenant au-
dessus de la voûte céleste, le Phèdre montre que la pensée vraiment divine (0EOÛ

ôuxvoia) « se nourrit (TOEtfxDuévq) littéralement d'Intellect (voûç) et de savoir sans


mélange — et aussi la pensée de toute âme qui va recevoir l'aliment qui lui convient —
apercevant enfin l'être ne soi, en éprouve de la joie, et dans cette contemplation de la
vérité (6£C0Qoûaa xàAqGq) y trouve sa nourriture (TQ£({)£TaL) » (Phèdre, 247d). Socrate
affirme dans le Phédon que la « conformité alimentaire éducative » (ÔUÔTQOTTÔÇ xe Kal
ô^ÔTQOfjxx;) de l'âme avec le corps empêche parfois l'homme de se déher de manière
philosophique afin de parvenir dans l'Hadès1051. Ce hen exphcite entre la ressemblance
civique, l'éducation et la nourriture déjà présent chez plusieurs auteurs Athéniens prend
une tournure intelligible chez Platon. Nous retrouvons cette thématique d'une façon
élaborée dans la République où les gardiens, qui sont de même souche philosophique,
relèvent pour ainsi dire de l'Intellect hypostatique Socrate et, comme dans le Phèdre,
imiteront le modèle qu'il représente et nourriront leurs pensées de formes
intelligibles1052. La cité idéale est développée par le démiurge-Socrate afin de surclasser
les effigies divines traditionnelles et pour diriger la « c|)QÔvqaiç », la « ôuxvoia », la
« vôqaiç », le « voûç » qui sont toujours exposés sous les traits d'une « ressemblance »
(ôuoicocriç / orryyéveia) généséologique constituée par l'accroissement des êtres par la
nutrition1053. Ce schéma semble reproduire la structure modèle / copie pour faire en
sorte que la nourriture des pensées intelligibles fonde la nourriture carnée des corps
mortels. De la sorte, la nutrition « humaine, trop humaine » n'est pas la véritable et
reproduit un contexte où les vivants ne se nourrissent jamais vraiment. Comme il le dira
dans ce dialogue, « celui qui est animé du véritable savoir est naturellement disposé

1051
Phédon, 83d.
•° 52 République, II, 376c; III, 388a; 396c; 401b-e; 402a; 403c; 405a; 409a; 410d-e; 411d; 414d; 415a; 416a; IV,
442a-e; V, 449d; 459d; VI, 493a; 496b; VII, 530«; 534d; 537a; 541a; VIII, 558d; 559d; 561b; 565c; EX
568d-e; 572c; 573a; 575a et d; 589b; X, 606d; Timée, 18a-b; 19a; 23d; 87b; Lois, I, 625a; II, 653b-c; III,
694d-695b; V, 737d; VI, 751c; VII, 789a-b; 791 e ; 792b; 810»; I X 853d; 872d; XI, 918c.

333
L E DLEU D E PLA TON. ESSAI SUR LEDAIMON-SOCRATE COMALE PARADIGAIE D E LA RATIONALITÉ PLATONICIENNE

pour atteindre l'être [...] et cette aptitude de l'âme lui vient de sa parenté avec cette
réalité; et s'étant approché de cette réalité, s'étant réellement uni à l'être, ayant engendré
Intellect et vérité, il connaît, il vit, et il se nourrit véritablement» (République, VI,
490b)1054. Finalement, on peut dire en guise de conclusion que, même s'il nous reste à
voir la manière dont la philosophie proposera un prytanée « nouveau genre », la
demande du Socrate platonicien à y être nourri présenterait selon toute vraisemblance
une sorte de réforme charismatique de tout un système alimentaire, généalogique et
éducatif comme il avait été institué par Thésée.

En quatrième et dernier heu (4), il faut insister encore une fois sur le fait que
ranthropomorphisme caractéristique de l'époque autorisait sans problème que Socrate
soit représenté comme un dieu agissant sur la psyché des gardiens et, a fortiori, des
membres de la confrérie académicienne qui aurait cherché quant à elle à l'imposer à
toute la cité d'Athènes. Dans le même ordre d'idées, on doit souligner que les rapports
religieux entre sa daimonologie, le prytanée et le nomos politique ont été jusqu'ici mal
appréciés. Il est vrai que ces relations historiques sont peu documentées et sont très
complexes : aussi, il faut toujours avancer avec précaution lorsqu'on tente de préciser
son fonctionnement politique, ce qui ne veut pas dire non plus que nous devrions être
condamnés au silence pour autant. Certains archéologues, historiens et spéciahstes
comme L. Goodison ont bien indiqué que les tombes des morts près des différentes
tholoi retrouvées au cœur de certaines cités renvoient depuis la période archaïque de la
Grèce à une sorte de renaissance daimonique de chefs politiques agissant comme des
nomoi et possédant un hen direct avec les mouvements du Soleil (et donc avec
Apollon) 1055. On voit en effet sur elles toute une série de représentations des daimones en
hen avec le char Soleil, mais également des oiseaux, des chevaux et des âmes ailées
comme on les retrouve de manière imagée dans le Phèdre de Platon. En outre, le Gorgias

1053
A.J. Festugière, Contemplation et vie contemplative selon Platon, Paris, J. Vrin, 1967, p. 108.
1054
Lois, XI, 935a.
1055
L. Goodison, Death, Women and the sun. Symbolism of regeneration in early aegean religion, University of London,
Bulletin supplement 53,1989.

334
LE DIEU DE PLA TON. ESSAI SUR LE DAIMON -SOCRA TE COMALE PARADIGME DELARA TIONALTTÉ PLATONICIENNE

et les Lois compareront à leur façon le prytane au cocher1056. On peut penser que la
problématique du prytanée cache un arsenal de concepts permettant de dire que les
Grecs croyaient que les tractions des nomoi et de l'éducation civique provenant des
paradigmes divins qui en avaient permis la constitution filtraient en quelque sorte à
travers les différents gêné civiques. Certaines tombes en rond de ces daimones civiques,
d'ailleurs, font face à l'entrée du bâtiment qui, elle, fait face à son tour au lever du Soleil
apollinien et, selon certains spécialistes, défendrait de la sorte l'immortalité politique et
religieuse de certains anthropodaimones occupant le char astral d'Héhos comme Thésée.
Nous savons que ces endroits en forme de tholos sont parfois creusés dans des rochers
et sont précédés d'un couloir (&Q6[J.OÇ) conduisant à l'entrée du tombeau qui peut être le
heu de rites funéraires1057. Non seulement la terminologie du « coureur divin » analysé
précédemment trouve ici une typologie exacte, mais nous retrouvons même des hens
métaphoriques avec celle du Soleil char astral dans un couloir de tombes à Enkomi où
des chevaux attelés à un char ont été sacrifiés en l'honneur du défont — probablement
un daimon important de la cité. Nous avons suggéré que, comme Thésée, ceux-ci sont
sans conteste les grands rois ou modèles divinatoires de la cité qui ne font qu'un avec
les lois en ce qu'ils sont eux-mêmes une loi inspirant les prytanes à l'intérieur de ce
bâtiment circulaire même ou, comme le daimon-Socrate, représentent un type particulier
de paradigme civique exerçant ses tractions religieuses et éducatives dans la cité en
général à partir du Soleil. D'une manière très proche de ce partage civique qui s'exerce
par-delà la mort et qui est représenté par une tombe prototype même d'un genos ou d'un
nomos politique, le maître, après avoir indiqué dans la République que les gardiens-
démiurges pourront devenir des êtres daimoniques et divins supérieurs aux vainqueurs
olympiques dans la cité d'Athènes, ajoute du même souffle qu'ils auront la possibilité de
« recevoir en partage le même tombeau dans la cité », d'être réunis et « entretenus au
prytanée » :

« [les vainqueurs d'Olympie] ne connaîtront en quelque sorte qu'une fraction du


bonheur (euoai(_.oviCovTai) qui sera le lot des gardiens. Leur victoire à eux est en

»05« Gorgias, 516e.


1057
C. Orrieux et P. Schmidt Pantel, Histoire grecque, Paris, PUF, 2005, p. 18.

335
LE DIEU DE PLA TON. ESSAI SUR LE DAIMON-SOCRA TE COMAIE PARADIGME DELARA TIONALITÉ PLA TONICIENNE

effet plus belle et l'alimentation publique (TOÛ ôquoaiou xoocjjq) dont ils sont
l'objet est plus complet. Ils vainquent en effet d'une victoire qui est le salut de la
cité tout entière et ils sont en eux-mêmes, ainsi que leurs enfants, nourris
(xQothq) par l'entretien public pour le reste de ce qui est nécessaire à l'existence,
leur cité leur accorde des privilèges au cours de leur vie, et quand ils sont morts
ils reçoivent en partage ((jrexéxouo.v) un noble tombeau » (République, V, 465d-e
[trad. G. Leroux, lég. modifiée]).

On se souvient que ce genre de discours était qualifié d'« enviable » par Socrate
dans le Ménexène où l'on magnifie la sépulture des anthropodaimones morts sur le champ
de bataille à Marathon 1058. Les Lois dressent en des termes quasi identiques le tableau de
ces hommages et funérailles que l'on rend aux gardiens daimoniques de la cité idéale
régie par l'Intellect 1059. En outre, même si le terme « sitesis » n'est pas présent, le maître
parle d'une alimentation publique (xoû _q|aoaiou XQocfjq) plus complète, véritable et en
réahté bien supérieure à celle que l'on connaît depuis Thésée. On peut croire qu'il y
aurait ici la proposition d'une véritable réforme philosophique de la sitesis pubhque
passée totalement inaperçue des commentateurs. On aperçoit également le terme de
« uexexouaiv » qui, chargé d'une tonalité daimonique, fait ici référence à la
« participation » des gardiens au tombeau. Cet extrait important et peu commenté
mérite d'être exphqué. Nous l'abordons sous ses deux aspects les plus évidents : 1) la
nature du tombeau des philosophes-gardiens, et; 2) la réforme philosophique du
prytanée et des bénéficiaires de la sitesis.

Premièrement (1), il faut dire à quel point l'introduction de la tombe comme


heu privilégié du partage généséologique des gardiens qui imposent quant à eux une
victoire assurant la sauvegarde de la cité d'Athènes est remarquable. D. Roussel a bien
exphqué en ce sens que la constitution même des différents gêné de l'Attique et
d'Athènes se rapporte toujours à un modèle fondateur dont on retrouve le tombeau sur
le territoire (de même qu'ailleurs en Grèce : Atrée pour les Atrides, Héraclès pour les
Hérachdes, etc.). C'était le cas ailleurs dans la cité de Caihthéa tout près d'Athènes1060. Il

1058
Ménexène, 234b-c.
1059
Lois, XII, 947b.
1060
D. Callipolitis-Feytmans, « Tombes de Caihthéa en Attique », Bulletin de correspondance hellénique,
1963, LXXXVII, 404-430.

336
LE DLEU DE PLATON, ESSAISUR LEDAIMON-SOCRATE COMME PARADIGME DE LA RATIONALITÉ PLATONICIENNE

a bien montré comment les nomoi issus de différents groupes de parenté ont dû
s'harmoniser avec ceux des autres pour créer les cités et leur cohésion générale1061. Le
caractère civique religieux étant fondé sur un assemblage de gêné, la cité d'Athènes —
comme les autres cités grecques — n'est pas née de la rencontre entre son pouvoir
politique et sa société préexistante, mais par sa propre organisation en communauté
politique traversée de manière perpétuelle par des refondations paradigmatique s
hétérogènes. Et donc, à travers tout le territoire de l'Attique et du Céramique Athénien,
chaque genos forme un lignage et un véritable groupe politique à partir d'une sépulture
commune 1062 . Le philosophe n'est pas « apatride » et sa pensée s'inscrit dans la
topographie religieuse même de la cité : bref, la Raison et l'Intellect possèdent un sol.
Le monument funéraire est manifestement dans l'ordre logique de la conception de la
cité subordonnée à son expression généséologique et religieuse la plus évidente à
l'intérieur de la République : le démiurge-Socrate. Ainsi, la tombe qu'il souhaite est le
catalyseur même du salut de l'État en entier, mais également le trait d'union entre le
nouveau paradigme qu'il représente et le tombeau même de son genos. À travers
l'institution du tombeau de façon parallèle à la sitesis complète et supérieure aux
vainqueurs olympiques, Socrate impose sa progéniture au cœur du prytanée. Avant lui,
il n'y avait que le dieu tutélaire Thésée qui entretenait ce rapport direct avec l'ensemble
de ces éléments. Nous savons en effet que les ossements de Thésée ont été enterrés
dans une tombe près du prytanée et de la tholos au coeur d'Athènes afin de régénérer la
divinisation du synoecisme, l'héritage nomothétique le plus puissant de son activité
daimonique, généalogique et politique. Nous avons même noté que plusieurs temples et
édifices sacrés ayant de forts traits politiques, psychagogiques, éducatifs, cultuels et
rituels de passage se sont ajoutés en hen direct avec l'épisode de cet « Héraclès
athénien ». Il faut dire aussi que les exploits de ce héros — qui chevauche Héhos
comme un char astral —mettaient en scène un triomphe démiurgique sur les éléments
matériels comme le feu (il vainc Périphétès, fils d'Héphaïstos, à Épidaure), l'eau (il tue le
brigand Sinis, autre fils de Poséidon), la terre (il tue la laie Phaea, fille d'Échida et de

m
* D.Roussel, Tribu et cité, Paris, Les Belles Lettres, 1976, p. 40-43.
1062
D. Roussel, op. cit., note 1061, p 56.

337
LE DLBU DE PLA TON. ESSAI SURLEDAIMON -SOCRA TE COMME PARADIGAŒ DELARA TIONAIITÉ PLA TONICIENNE

Typhon, à Crommyon) et l'air (il tue Skiron, autre fils de Poséidon, avant de se lancer
de manière vertigineuse dans les airs et de plonger dans la mer)1063. Ceci n'est pas
surprenant, puisque nous avons exphqué que, tant chez Platon que chez les Grecs en
général, la transfiguration divine impliquait à la fois une reconfiguration daimonique du
cosmos, de ses éléments matériels et de ses propriétés providentielles. Nous verrons
plus avant que le daimon-Socrate du Phédon triomphe aussi de ceux-ci et des principes
des présocratiques se trouvant dans la région lunaire tempérée, déesse même de la
matière. La tholos, le prytanée, les calendriers civiques, les rituels et fêtes religieuses
étant redéfinis par l'implantation de ce nouvel esprit tutélaire, nul doute qu'il en fut de
même pour la géographie astrale athénienne. À la suite de ces analyses, il est raisonnable
de penser que lorsque Socrate s'autoproclame daimon, bienfaiteur de la cité, démiurge
nomothétique à l'intérieur de l'Apologie et les autres dialogues, son savoir-faire (<TO({)ia)
supérieur surclasse d'abord celui de Thésée afin de reconfigurer à son tour les gêné et
afin de s'exercer sur les membres de sa généalogie qui bénéficieront de la sitesis grâce à
lui et auront aussi en partage sa stèle funéraire comme dans la République. Ainsi, la
nature du tombeau possède une volonté religieuse d'inscrire le genos de Socrate au cœur
du salut de l'état. Comme l'affirme souvent le maître tout au long du corpus platonicum,
son « savoir-faire » rend la cité d'Athènes plus heureuse en entier que les émules
héroïques comme Thésée et les vainqueurs olympiques. Nul doute que la solidarité
généséologique de la confrérie s'inspirant d'un daimon ou dieu tutélaire méritant d'être
nourri par l'état est, tel l'Apologie, au cœur du raisonnement de l'instauration civique des
philosophes-rois de la République. C'est peut-être ce qui expliquerait les remarques
d'Isocrate sur le danger que représentait pour la cité toute représentation théâtrale.de
Socrate pour Athènes, mais aussi sa possible existence immortelle pouvant « juger » les
mortels1064.

Deuxièmement (2), à l'intérieur du passage de la République où il est stipulé que


les gardiens de la cité idéale, son genos rationnel en somme, auront en partage un seul

1063
J. Richer, Géographie sacrée du monde grec. Croyance astrales des anciens Grecs, Paris, Éditions de la Maisnie, p.
158-159.
1064
Busiris, XI, 6.

338
LE DLEU DE PLATON. ESSAI SUR LEDAIMON-SOCRATE COAIAŒPARADIGAŒ DE LA RATIONALITÉ PLATONICIENNE

tombeau, Socrate affirme de plus que, grâce à la supériorité du salut d'Athènes institué
par ses héritiers « de souche », ceux-ci pourront bénéficier également de l'entretien
pubhc, c'est-à dire de la sitesis au prytanée. Non seulement les hens avec l'Apologie sont
ici évidents, mais, comme on l'a indiqué longuement, il est clair que le caractère
religieux même de ce mode d'alimentation possède encore une tonahté réformatrice de
toute la cité. Socrate fait même ailleurs dans la République le rapprochement entre le type
de « aixnatç » et les chants éducatifs en cours dans les cités1065. Dans son esprit,
Athènes est l'exemple même d'un état dépravé face auquel il doit proposer un autre
régime alimentaire et éducatif. Nous l'avons exphqué, cette nourriture est d'abord
toujours présentée selon un autre registre, c'est-à-dire selon la perspective
métaphysique. Le maître veut nourrir, c'est-à-dire élever autrement. Nous avons
exphqué que Socrate dénonce la fausse charis engendrée par une nourriture et une
éducation mésadaptée relevant plutôt d'une prostitution des âmes. Dans le Sophiste,
d'ailleurs, il dénonce cette grâce résultat du négoce, c'est-à-dire de la vente et de
l'échange d'objets servant à la nourriture du corps ou de l'âme1066. Concernant la psyché,
la musique, la peinture et « maints autres articles qui lui sont destinés » sont colportés
de ville en ville et « se transportent et se vendent, soit à titre d'agrément (xâçiv), soit
comme objet d'étude sérieuse, donnent, à celui qui les transporte et qui les vend, non
moins que la vente du manger et du boire, le droit au titre de négociant » (Sophiste,
224a). Ce négoce spirituel donne justement naissance à cet art d'exhibition que l'on
nomme la sophistique : « cette partie de l'acquisition, de l'échange, de l'échange
commercial, du négoce, du négoce spirituel, qui fait trafic de discours et
d'enseignements relatifs à la vertu, voilà la sophistique » (Sophiste, 224c-d). Nous avons
démontré aussi que c'est la position qu'adopte Socrate encore dans la République qui
dénonce la stérilité que frappe Athènes lorsqu'elle s'en remet aux mauvais modèles et
imitateurs à l'intérieur de la cité. On peut penser que la nourriture et l'éducation de la
psyché des citoyens trouve son aboutissement et le paiement de la dette dans l'entreprise
charismatique d'un accroissement dianoétique des êtres et des âmes par la nutrition des

>o«5 République, III, 404d.


'066 Sophiste, 223e.

339
LE DIEU DE PLA TON. ESSAI SUR LE DAIMON-SOCRA TE COMME PARADIGAIE DE LA RATIONALITÉ PLA TONICIENNE

formes intelligibles. Autrement dit, dès XApologie, toutes les avenues tournant autour de
la demande de Socrate à être nourri au prytanée sont hées à son institution
généséologique comme paradigme charismatique au cœur du prytanée. Le Socrate
authentique ayant été condamné à mort pour avoir invoqué le prytanée instauré par
Thésée d'une manière impie, le genos et la question parallèle du tombeau ou,
possiblement, des tholoi, du salut de toute la cité et de l'entretien pubhc développent
toujours et encore ipso facto la daimonologie philosophique à l'intérieur du platonisme.
De ce point de vue, peu importe le nom donné au bâtiment auquel fait référence Platon
où sont entretenu les gardiens ou le genos rationnel de Socrate, c'est finalement la
communauté philosophique qui, par-delà la mort, doit imposer sa généalogie par la
daimonologie et en occupant l'espace sacré, charismatique, politique et éducatif de la
cité. Nous avons exphqué par ailleurs en quel sens on doit comprendre le précepte
« entre amis, tout est commun » à l'intérieur des dialogues. On pourrait considérer que
Platon cherche à asseoir la religiosité de l'Académie dont la première expression de
l'Intellect tutélaire est « Socrate » dans le corpus platonicum : l'évocation du partage
daimonique par une tombe et de la victoire et de la sitesis supérieure des gardiens au
profit du salut officiel de toute la cité le confirme. Un autre passage vient l'appuyer. Il
s'agit d'un développement du hvre IV de la République où Socrate affirme que les
gardiens de la Raison ou de l'Intellect occuperont en réalité un édifice réservé à la garde
((jwAaKxqQiov) à partir duquel ils jugeront la musique, les lois et la poésie1067. Question :
doit-on considérer qu'il s'agit d'un édifice comme le prytanée ou d'une tombe, effigie
du genos, à partir de laquelle les gardiens exerceront les tractions nomothétiques dont la
version finale se trouve dans les Lois ? D'autre part, quel est le statut de la « musique »
et de la « poésie » dans un tel contexte : n'est-ce pas l'équivalent d'une œuvre civique
dirigée par la daimonologie d'un dieu tutélaire comme elle se réalisait par les dieux
traditionnels et Thésée ? On peut penser — mais nous ne cherchons pas à l'expliquer
pour le moment — que la musique répertoriée dans la République correspond à une
harmonie dans l'âme créée par les êtres daimoniques et dieux civiques (comme nous la

République, IV, 424d.

340
LE DIEU DE PLA TON. ESSAI SUR LE DAIMON -SOCRA TE COMME PARADIGME DELARA TIONAUTÉ PLATONICIENNE

voyons dans l'argument de l'âme-harmonie du Phédon). G. Leroux considère d'une


manière similaire à notre analyse que le bâtiment représentant le poste de garde serait
l'équivalent du prytanée1068. Nul doute qu'« être nourri » à ce bâtiment au sens où
l'entend Socrate constituait un mode d'accès privilégié à sa daimonisation civique et à
au développement religieux de l'Intellect comme principe d'éducation et de filiation
athénienne1069.
Individu et citoyen modèle, Socrate affirme en quelque sorte dans l'Apologie et
ailleurs dans le corpus platonicien que, en ce qui le concerne, toutes les conditions
exceptionnelles et divines sont réunies pour faire de sa personne le dieu tutélaire
d'Athènes 1070 . Parce qu'il incarne l'Universel dans le sol même de sa patrie, le maître est
le penseur le plus radical de l'universahsme. La Raison philosophique qu'il défend à son
procès et les dangers qu'elle représente pour la religion civique se retrouve même
presque telle quelle dans la bouche de l'étranger d'Athènes dans les Lois. Celui-ci dit que
les poètes de la cité devront obéir aux philosophes et, par le fait même, devront
adresser des éloges et des prières intelligibles — la véritable charis rationnelle — qui
conviennent aux daimones et aux dieux à l'intérieur du contexte divin
anthropomorphique typique au monde grec. Il y précise alors ceci : « tous ceux des
citoyens qui auront franchi le terme de la vie après avoir, selon le corps ou selon l'âme,
accomph de belles actions et s'être donné de la peine, et qui auront docilement obéi aux
lois, se verront adresser des éloges comme il convient [...] À coup sûr, ceux qui vivent
encore, les honorer par des éloges ne va pas sans risque : il faut attendre qu'un homme
ait couru tout entière la course de la vie, en la couronnant par une belle fin » (Lois, VII,
801e). Ces daimones et ces dieux à qui on devra rendre hommage sont clairement les
citoyens qui, comme le Socrate de l'Apologie et du Criton — et les membres de
l'Académie, c'est-à-dire les gardiens, qui pourront se diviniser à leur tour —, sont des
hommes de bien ayant obéi aux lois et, dû aux généalogies politiques traditionnelles,
dont il est risqué défaire l'éloge de leur vivant. Étant attachés à ces divinités plus que tout et

1068 Voir note 27 de la p. 598. Il cite aussi les Lois, XI, 917b et XII, 962c.
i069
République, VI, 491d et X, 612.
1070
L'individu peut être un modèle pour la cité en Lois, VIII, 828d-829a.

341
LE DŒU DE PLA TON. ESSAI SUR LE DMMON-SOCRA TE COMME PARADIGME DE LA RATIONALITÉ PLA TONICIENNE

en se fiant aveuglément à eux pour l'éducation de la cité, Platon laisse échapper que l'on
doit toutefois être prudent1071. À la suite de ces constatations, on peut penser que
l'éloge philosophique et platonicien du Socrate historique et des sokratikoi logoi
reproduirait ces thématiques daimoniques. Ainsi, certains extraits des Lois questionnent
l'éducation, la nourriture et les modèles à imiter pour le bonheur de toute la cité avant
de conclure que l'être divin rationnel qui sera élu devra avoir tout le loisir de s'occuper
de la philosophie :

« Oui, nous l'affirmons, une tâche supplémentaire attend ceux qui vivent de cette
façon, et loin d'être ce qui est le moins important et ce qui a le moins de valeur,
c'est au contraire la plus importante des tâches que prescrit une loi juste. Il est
parfaitement exact de dire que, par comparaison avec une vie où tout loisir pour
d'autres tâches est absorbé par le désir d'obtenir la victoire aux jeux Pythiques et
aux Jeux olympiques, elle est deux fois et même plusieurs fois plus lourde
d'occupations, la vie entièrement soucieuse de l'excellence du corps et de l'âme.
Il faut en effet faire en sorte qu'aucune des tâches annexes ne vient empêcher
qu'on donne au corps exercices et nourriture, et qu'on accorde à l'âme ce qui lui
convient en matière de connaissances et d'habitudes » (Lois, VII, 807c [trad.
L. Brisson et J.-F. Pradeau]).

La loi juste que l'étranger d'Athènes veut imposer à la cité est ici celle encadrant
les activités civiques d'un législateur ou d'un gardien-démiurge qui ne ressemble en rien
aux autres modèles héroïques et politiques pour occuper le prytanée, mais devra être
nourri d'une manière supérieure à ceux-ci puisque sa tâche est, elle aussi, supérieure.
Puisque c'est l'Intellect qui, à vrai dire, nourrit la cité sur le plan intelligible et fonde les
autres types de nourritures terrestres, on doit le nourrir le corps du philosophe afin que
celui-ci arrive à accomplir sa tâche charismatique. Bref, ce n'est rien de moins qu'un
nouveau nomos religieux représenté par un nouveau paradigme au cœur de la cité que
Platon veut établir. Ce passage est presque le frère jumeau de celui de l'Apologie où
Socrate doit proposer une peine ou un traitement qui corresponde ce qu'il a fait durant
toute sa vie et au genre d'homme qu'il est :

1071
Lois, VII, 801e.

342
LE DD3UDE PLATON. ESSAI SUR LEDAIMON-SOCRATE COMME PARADIGAŒDE LA RATIONALITÉ PLATONICIENNE

« Eh bien, quel traitement puis-je mériter pour avoir été pareil homme? Un bon
traitement, Athénien, si du moins la chose à fixer doit correspondre à ce que j'ai
réellement fait : oui, en vérité, un bon traitement qui corresponde au genre
d'homme que je suis. Mais quel traitement convient à un homme pauvre, qui est
votre bienfaiteur, et qui a besoin de loisir pour vous adresser ses
recommandations? Aucun traitement, athéniens ne sied mieux à un tel homme
que d'être nourri dans le prytanée. Oui, cela lui siérait bien mieux qu'à tel d'entre
vous qui a été vainqueur à Olympie avec un cheval de course ou avec un char
attelé de deux ou de quatre chevaux » (Apologie, 36c-d [trad. L. Brisson]).

Comme dans le passage précédent des Lois, le maître affirme avoir besoin de
loisir et d'être nourri pour accomplir sa tâche au prytanée d'une façon supérieure aux
vainqueurs olympiques. Comme les Lois encore où il est stipulé à la suite de l'extrait cité
que ce genre d'homme divin est utile à lui-même et à toute la cité entière, Socrate disait
tout juste avant de résumer sa peine : « Aussi, me suis-je engagé non pas sur cette voie
où je n'aurais été d'aucune utilité ni pour vous, ni pour moi » (Apologie, 36c)1072. En tant
qu'intellectuel, le philosophe occupe son poste de garde de la pensée jusqu'au bout et
est utile à sa cité en mourant pour elle. Le maître tente justement de convaincre chacun
des citoyens de se préoccuper de la cité elle-même. Nourrir Socrate revient en quelque
sorte à nourrir la cité de l'Intellect ou de la Raison et la combler des formes intelligibles
qui est sa véritable nourriture.

Ce n'est pas tant le fait que les rapports directs entre XApologie et les Lois nous
permettent de saisir que l'être divin nouveau genre au prytanée est réellement le Socrate
historique qui est saisissant que de constater de plus que ce gardien des lois, démiurge,
devin et réformateur tend à être en quelque sorte chez Platon l'Intellect hypostatique de
la cité1073. Comme nous l'avons montré, aucune loi ne peut régir sa conduite en tant
qu'il est le nomos philosophique en lui-même. C'est précisément de ce prytanée
daimonique que les citoyens recevront son activité divine. Les Lois indiquent encore
que ceux-ci devraient en quelque sorte regarder le Ciel où se trouvent leurs alliés, c'est-
à-dire les dieux et les daimones dont ils sont les propriétés civiques1074. Les activités
daimoniques de Socrate apparaîtraient alors ainsi pour eux littéralement comme des

1072 c e passage se trouve aussi en Lois, VII, 808c.


1073
L.//, VII, 811b et d.

343
LE DIEU DE PLATON. ESSAI SUR LEDAIMON-SOCRATE COMMEPARADIGME DE LA RATIONALITÉPLATONICIENNE

pensées salvatrices : « ce qui nous sauve, c'est la justice, la tempérance qu'accompagne la


réflexion, vertus qui résident dans les puissances que comporte l'âme des dieux, bien
que, ici-bas on puisse en apercevoir clairement quelque faible mais claire parcelle
résidant en nous » (Lois, X, 906a-b). Nous avons exphqué que ces âmes vernaculaires et
dévouées à la philosophie reçoivent les activités des dieux et, ordonnant de la sorte le
Ciel, sont mises en mouvement et doivent être qualifiées de daimoniques (ôai|_.ôvia) —
laissant ainsi paraître une gnoséologie socratique éthérée parfaitement perceptible des
accusateurs de l'Apologie et à la base des formes intelligibles platoniciennes1075. À
l'opposé de l'interprétation de G. Vlastos qui s'en sert pour faire la distinction entre le
Socrate « historique » et le Socrate « de Platon », celles-ci ne peuvent être le critère
absolu, puisque c'est la sophia hypostasiée du maître comme être daimonique qui en est
le point de départ. Bien que les formes intelhgibles se révèlent dans toute leur
puissances métaphysiques, épistémologiques et ontologiques grâce au talent de Platon,
il faut dire que les contemporains comme Aristophane les perçoivent sous les traits de
« pensées éthérées et abstruses s'envolant dans les airs ». Ces rapports thématiques dans
lesquels Socrate occupe le centre de la remise en question des divinités ancestrales avec
les formes intelhgibles (comme nourritures-météores psychiques) ne sont pas exagérés.
Bien au contraire, on peut même penser qu'elles sont parfaitement développées : il faut
toutefois exercer son regard à une autre lecture des dialogues de Platon. Même l'Apologie
et les Lois paraîtraient alors très proches à certains égards. Comme le maître qui défend
une meilleure manière de parler et d'examiner les dieux de la tradition religieuse dans le
premier dialogue, l'étranger d'Athènes exige dans le dernier que le législateur expose
l'existence des dieux de façon plus cohérente que les autres devins et politiciens sous
l'aspect de la vérité1076. La cité devrait se laisser convaincre par ceux qui, comme Socrate
et l'homme divin des Lois, exphquent mieux la nature des dieux que tout autre citoyen.
C'est dans ce contexte que les deux entretiens dressent le panorama de l'existence
daimonique des dieux et des astres :

i°74 Lois, X, 906a-b.


1075
Lois, X, 899b.
1™ Lois, X 885e.

344
LE DLEU DE PLATON. ESSAI SUR LEDAIMON-SOCRATE COMME PARADIGME DE LA RATIONALITÉ PLATONICIENNE

« Mélétos : voilà ce que je soutiens, « Clinias : Ne te semble-t-il pas facile, étranger,


que tu ne reconnais absolument de soutenir en toute vérité ceci: les dieux
aucun dieu. existent? Il y a d'abord la Terre, le Soleil, les
Socrate : Qu'est-ce qui te fais dire astres et l'univers dans son ensemble, puis
cela, étonnant Mélétos? Est-ce que l'arrangement si bien ordonné des saisons et
je ne reconnais même pas, comme leur distribution en années et en mois. Et le fait
le font les autres gens, que le Soleil que tous, Grecs et Barbares, estiment qu'il
et la Lune sont des dieux? existe des dieux.
Mélétos : Par Zeus, juges, il ne les L'étranger: J'ai bien peur, bienheureux ami, —
reconnaît pas pour tels, puisqu'il dit car jamais je ne saurais dire que j'ai scrupule —
que le Soleil est une pierre et la que ces méchantes gens ne soient à notre égard
Lune une Terre pleins d'un certain mépris. Vous ignorez en
Socrate : Tu t'imagines accuser effet la raison de leur désaccord, et vous
Anaxagore cher Mélétos? » estimez en fait que seule l'impuissance à
(Apologie, 26d [trad. L. Brisson]). maîtriser leurs plaisirs et leurs désirs a poussé
leurs âmes dans une vie d'impiété » (Lois, X,
885e-886a [trad. L. Brisson et J.-F. Pradeau]).

Dans l'Apologie comme dans les Lois, l'affirmation de l'existence des dieux est
presque la même et, à certains égards, dénonce au passage les conceptions
d'Anaxagore1077. En outre, le désaccord et l'incompréhension face aux impies invoqués
par l'étranger d'Athènes correspondent à l'attitude de Mélétos. Est-ce un hasard ? La
suite nous interdit de le penser, puisque Socrate et l'étranger exphqueront leurs propos
en parlant de la génération des dieux et des daimones d'une façon qui confirme notre
analyse :

« Si les daimones sont des « Il y a chez nous des écrits mis par écrit; ces écrits,
dieux, n'ai —je pas raison de les uns en vers et les autres non. Ils disent, pour les
dire que m parles par plus anciens, ce que fut l'origine du Ciel et du reste.
énigmes et que tu plaisantes, Puis à partir de ce point de départ, ils passent
quand m prétends que je rapidement à une description détaillée de la naissance
considère que les dieux des dieux et ce que furent, après leur naissance, leurs
n'existent pas, alors que je rapports mutuels. [...] je n'accepterais jamais pour ma
crois aux daimones. Si, par part de les couvrir de louanges et de dire qu'ils sont
ailleurs les daimones sont des utiles ou que sous aucun rapport ils correspondent à
enfants de dieux, des bâtards la réalité. Eh bien, quittons les récits qui parlent de
nés de Nymphes ou d'autres ces vieilleries, disons-leur "au revoir", et qu'ils aient le
personnages comme le sort qui plaira aux dieux. Mais les choses que nous

Lois, X, 895a.

345
LE DIEU DE PLA TON. ESSAI SURLEDAIMON -SOCRA TE COMME PARADIGME DELARA TIONALITÉ PLA TONICIENNE

rapporte la tradition, quel disent les auteurs récents et savants, il faut dénoncer
être humain estimerait qu'il les maux dont elles sont responsables. Voici donc
existe des enfants des dieux, quels effets produisent les discours de pareilles gens,
mais pas de dieux? [...] Peut- Car chaque fois que toi et moi apportons des preuves
être me dira-t-on : "N'as-tu que les dieux existent et que nous mettons en avant
pas honte, Socrate, d'avoir celles dont nous venons de parler, à savoir que le
adopté une conduite qui Soleil, la Lune, les astres et la Terre sont des dieux et
aujourd'hui t'expose à la des êtres divins, les jeunes gens que ces savants ont
mort? " » (Apologie, 26d [trad. retournés réphqueront que ce ne sont là que de la
L. Brisson]). Terre et des pierres incapables de s'intéresser aux
affaires humaines » (Lois, X, 886c-e [trad. L. Brisson
et J.-F. Pradeau]).

On constate aisément que non seulement le propos est identique, mais que la
conduite dénoncée pour impiété de celui qui instruit la cité sur l'existence véritable des
dieux est tout simplement déplacée. L'Apologie dresse ses arguments dans l'ordre
suivant : 1) les dieux existent et le Soleil et la Lune sont des dieux (A) ; 2) les savants
comme Anaxagore pensent que la matière est le principe et croient au contraire que le
Soleil, la Lune et les astres sont une Terre ou des pierres (B) ; 3) la génération ou la
naissance des dieux prouvent que les daimones, leurs enfants, existent (C), et ; 4) les
conceptions philosophiques mènent à l'impiété et à la mort (D). On remarque que les
Lois dressent les mêmes arguments, mais dans un ordre différent : 1) A ; 2) C ; 3) D, et ;
4) A et B. Socrate, tout comme l'étranger, tiennent ces discours identiques afin de
mener les âmes des citoyens par la « mantique philosophique » vers une opinion
religieuse droite sur les dieux se distinguant des dieux traditionnels.

On comprend finalement pourquoi la terminologie de la parenté (ô|j.oioç), du


bonheur daimonique (eù&aïuovia) et de la justice (ohca-oç) accompagne toujours les
discours de Socrate. Le genos du philosophe est différent des autres en ce que ce
nouveau père charismatique engendre une connaturalité religieuse inédite n'ayant plus
rien à voir avec les dieux ancestraux. Amoureuse de ce type de productions
généséologiques, la pensée rationnelle ébranle ainsi le nomos traditionnel1078. Les fils
athéniens seraient engendrés sans le savoir loin de la parenté habituelle ne proposant de
toute façon aucune naissance cohérente. C'est ce que mentionne clairement la

346
LE DŒU DE PLATON. ESSAISUR LEDAIMON-SOCRATE COAIALE PARADIGMEDELÀ RATIONALITÉ PLATONICIENNE

République : « C'est comme si un enfant adopté, élevé [...] dans une généalogie à la fois
noble et étendue (yieyàAœ yévei), et entouré de flatteurs nombreux, s'apercevait une
fois devenu adulte qu'il n'est pas l'enfant de ceux qu'on disait ses parents, sans toutefois
pouvoir découvrir ceux qui l'ont réellement engendré [...] » (République, VII, 538a).
Comme nous l'avons vu, la nouvelle parenté philosophique passe, pour ainsi dire, par
une série de surclassements des acquis religieux et filiaux traditionnels. C'est la raison
pour laquelle Socrate raffole de ces formules après l'Apologie où, comme dans le Phédon
ou l'Hippias majeur, le père, « s'il aime réellement ses enfants », voudra être « enterré »
(xacj>qvai) par eux. Ce non-respect des aïeuls de la cité d'Athènes est présenté dans les
Nuées d'Aristophane où le père Strepsiade est ahuri face à aux raisonnements
socratiques de son fils stipulant qu'il est correct de battre ses parents : « Que dirai-je? Si
ce n'est qu'après ce coup-là rien ne peut t'empêcher de te jeter dans le barathre, avec
Socrate et le raisonnement faible» (Nuées, 1447-1450). Chez tous les auteurs de
l'Antiquité, le barathre désigne un gouffre où l'on jetait ceux qui étaient condamnés
pour raisons patriotiques 1079 . Le maître mentionne dans le Gorgias que c'est l'abîme où,
de manière encore plus radicale que ceux qui sont frappés d'ostracisme ou d'exil, avait
été jeté Miltiade (540-489 av. J--C), vainqueur de Marathon réputé pour avoir trahi la
patrie, sans opposition des prytanes1080. Dans le cas de Socrate, le simple fait de vouloir
dépasser les modèles religieux traditionnels au profit de la jeunesse athénienne était un
acte de trahison. Sans cette nécessaire « corruption daimonique de la jeunesse », aucun
soin de l'âme, aucune piété charismatique, aucune éducation philosophique, aucune
naissance des enfants en épimélètes ou gardiens de la cité ne s'avérerait possible. Selon
lui, les enfants de la cité, au sens littéral du terme, devraient être daimoniquement
« générés » et « nourris » sous une autre forme et un autre logos. Par ailleurs, ce type
d'engendrement philosophique était déjà reconnu selon un aspect près de « la rationalité

1078 Euthydème, 282d et 283d-285c.


1079
Grenouilles, 574-5; Cavaliers, 1361-3 et Nuées, 1450; Ploutos, 431 et 1109; Démosthène, Discours, 8, 44; 10,
15; 25, 76; Diodore de Sicile, Bibliothèque, 16, 46,5 et 6; Hérodote, 7, chap. 133, section 1; Iliade, 8, 1;
Odyssée, 12, 73; Pausanias, Description de la Grèce, hvre 4, 18, 6; livre 8, 22,9; 14,1; 14,4; 22,8; 20,1; 14,2.;
Xénophon, Helléniques, hvre 1, chap 7, section 20 ; Strabon, Géographie, hvre 6, chap. 2, section 4; hvre 8,
chap. 8, section 3-4; 11,14, 8. Voir Phédon, 112a.
loso Gorgias, 516d.

347
LE DDJUDE PLATON. ESSAI SUR LEDAIMON-SOCRATE COMAŒ PARADIGMEDELA RATIONALITÉ PLATONICIENNE

socratique » dans les milieux pythagoriciens de l'Antiquité. Comme l'a bien analysé
M. Détienne, les Histoires de Timée nous assurent que les disciples de Pythagore
s'adonnaient à un type de poésie ésotérique rendant hommage aux paroles du maître
qui insistaient longuement sur l'amour que les jeunes gens doivent porter à leur père
daimonique1081. Comme le dira plus tard Jamblique dans sa Vie de Pythagore, les fils
respectueux pourront alors se générer en père à leur tour — comme les fils et disciples
de Socrate se transforment en réahté à l'intérieur de la parenté intellectuelle qu'ils
entretiendront avec lui (les futurs gardiens et philosophes-rois) de la cité d'Athènes dès
les premiers dialogues1082.
Par conséquent, l'enjeu de XApologie et de la condamnation à mort de Socrate que
relate Platon avec sa parole impie « je mérite d'être nourri au prytanée » est plus
important, déstabilisant et complexe qu'on ne le suppose d'habitude. Nous avons
exphqué comment Platon, à l'opposé de Xénophon, rehe toutes ces thématiques
daimoniques au libellé d'accusation : « Socrate est coupable de corrompre la jeunesse et
de reconnaître non pas les dieux que la cité reconnaît, mais au heu de ceux-là, des
divinités nouvelles (EcoKQâxq 4>qaLv àôiKeïv xoùç xe véouç ôiacfrôeioovxa Kai Geoùç oûç
q TtôÀiç vo|j_C-i où vo(aLCovxa, ëxeça 6è ôaïuôvia Kaivd) » (Apologie, 24b-c). On n'a pas
assez remarqué que Platon ne lave jamais en dernier heu Socrate des accusations
intentées contre lui1083. Ainsi, « le fait de ne pas reconnaître les dieux reconnus par la
cité et d'introduire de nouvelles divinités » (qv èyQâ^no Geoùç ôiôàoxovxa |aq vo(aLCeiv
oûç q 7t6A-ç vo|aiÇ£i, exeça &è Ôaqiôvia Kaivà) de l'accusation juridique dénoncerait
selon notre analyse la proclamation de Socrate lui-même et les membres de sa confrérie
— et, possiblement, des divinités « aériennes » (leurs âmes divines qui seraient en réahté
sans doute la source généséologique même de la nourriture psychique que sont les
formes intelhgibles platoniciennes) — au statut de « &aiu,ôvta » rationnels et intellectifs
(le logoi du Socrate historique) inédits dont l'existence civique se saisirait aussi sans

1081
M. Détienne, op. cit., note 8, p. 49.
1082 Yif fa Pythagwe, 39. Noté par M. Détienne, op. cit., note 8, p. 21.
1083 Voir parmi d'autres G.W. Most, « A cock for Asclépius », Classical Quarterly, 43(i), 96-111,1993, p. 98 qui
affirme sans examen et en être convaincu lui-même : « It is reasonnable to suspect that it was a part of

j►*♦<>
LE DLEUDE PLATON. ESSAISUR LEDAIMON-SOCRATE COMME PARADIGME DE LA RATIONALITÉ PLATONICIENNE

doute par les tractions nomothétiques s'exerçant à travers le prytanée, et, par le fait
même, une non-reconnaissance des dieux de la cité comme Thésée. Le fait de
« corrompre les plus jeunes » (ôia<J)6e_Q-LV xoùç vecoxéçouç) reviendrait à lui reprocher
aussi dans ce contexte politique la revendication d'un savoir-faire démiurgique
hypostasié d'un nouveau type de parenté paradigmatique et généséologique à l'intention
des fils athéniens par imitation : « c'est de leur propre chef qu'ils cherchent à
m'imiter ! » (Apologie, 23c). Ces passages possèdent une charge impie qui semble
remettre en question la parenté par le sang et intellectuelle dont le modèle est Thésée
par une parenté avec la Raison dont l'Intellect-Socrate est la première expression. La
présence du prytanée dans l'Apologie montrerait le tableau historique de son impiété.
C'est aussi de cette manière que le perçoit Diogène Laërce qui, après avoir cité l'acte
judiciaire intenté par Anytos, Lycon et Mélétos, relate sa condamnation à mort avec les
paroles de Socrate concernant le prytanée1084.

Plato's intention thereby to demonstrate that the accusation of impiety made against Socrates was
unfounded, but it would clearly be absurd to impute the same intention to Socrate himself».
1084 Yie de Socrate, II, 40-43. A la suite de plusieurs commentateurs, R. Bodéùs a noté que Socrate utilise au
cours de son procès deux arguments (« étant donné que (1) je n'enseigne pas et que (2) je suis pauvre, je
ne peux être accusé d'être un sophiste qui corrompt la jeunesse ») ayant dû paraître peu convaincants
face aux juges Athéniens (R. Bodéùs, « Pourquoi a-t-on tué Socrate ? : la philosophie et ses ennemis »
Cahiers des études anciennes, 1997, N°33, 71-80). Mais les interpréter comme la pierre angulaire même
de la défense de l'impiété et de sa condamnation est fautive et, contrairement aux autres aspects que
nous avons relevés, ne cadre pas du tout avec le leitmotiv commun de l'oracle de Delphes, du prytanée,
de la démiurgie et, surtout, du libellé d'accusation et n'arrive jamais à expliquer le sens de l'impiété de
Socrate dans l'Apologie. De plus, ces arguments ne sont toujours développés qu'après l'argument sur les
daimones et la nécessité de leur existence dans la cité. En outre, nous avons vu pourquoi on aurait tort de
considérer le témoignage de Xénophon concernant le Socrate « historique » ou l'élaboration ultérieure de
la philosophie socratique comme une source tout aussi valable — sinon davantage (M.H. Hansen, The
trial of Sokrates from the Athenian Point of view, Copenhagen, The Royal Danish Academy of Sciences and
Letters, 1995, p. 5, affirme à l'opposé que son Apologie « n'est pas une fiction comme Platon et s'avère
ainsi plus valable ») — que celle de Platon. La seule pensée développant les idées religieuses du maître de
manière aussi claire et conforme aux triples aspects du libellé d'accusation, à la divinisation de la
rationalité de son savoir-faire civique aussi radicale autorisée par l'oracle d'Apollon et à l'épisode de la
prytanie est le platonisme. Par ailleurs, l'absence d'un tel leitmotiv réunissant ces aspects oblige
Xénophon à laisser de côté l'élaboration d'une rationalité aussi claire et profonde que Platon. La
répudiation du libellé d'accusation lui était nécessaire, mais, comme on l'a déjà exphqué, ne se justifie
toutefois que très difficilement face au contexte de la divinisation daimonique qu'il met pourtant lui-
même en place avec la mention de l'oracle. De plus, quoiqu'on en pense, c'est le verdict découlant du
libellé officiel qui le mènera effectivement à sa condamnation {Mémorables, 1,1,1). Les causes « cachées »
invoquées par Xénophon s'avèrent donc suspectes et indéfendables sur le plan historique. On n'examine
à notre connaissance, ni chez Xénophon ou chez ses récents commentateurs, une manière moins
superficielle d'exprimer la raison pour laquelle la daimonologie toujours historiquement à l'oeuvre chez le
Socrate historique s'avérerait une fausse piste. On juge sans autre examen en suivant Xénophon que
celle-ci discrédite aussi le libellé historique menant pourtant à la condamnation du philosophe. Certes, L.-
A. Dorion considère de manière juste que, dans l'Apologie comme dans les Mémorables, l'un des buts de la

349
LE DIEU DE PLATON. ESSAI SUR LEDAIMON-SOCRATE COMME PARADIGME DE LA RATIONALITÉ PLATONICIENNE

En conclusion, nous avons vu que, par le désir d'être nourri au prytanée, le


Socrate de l'Apologie de Platon exphqué son cheminement par l'accomphssement de sa
mission mantique pour le dieu Apollon comme bienfaiteur daimonique de la cité
d'Athènes. De l'Apologie jusqu'au derniers dialogues, en passant par le Protagoras et la
Republique, il est le devin et le démiurge supérieur aux vainqueurs olympiques et aux
différents paradigmes civiques, s'autoproclamant en quelque sorte comme le dieu de
l'Intellect en devenir et le don divin capable d'éduquer et de sculpter par sa sophia de
meilleure façon les enfants et les citoyens et capable de fournir un meilleur modèle de
bonheur pour toute la cité. Figure charismatique divinisée par l'oracle, il exige de la cité
un contre-don — endettement obhgé des citoyens d'Athènes que Platon et l'Académie
ne cesseront d'exploiter selon l'équilibre urbain et les idées plus exotériques véhiculées
par les dialogues. De toute évidence, lorsqu'il demande à être nourri au prytanée, c'est la
subversion démiurgique, généalogique, religieuse et politique même de la philosophie
qu'il impose à la cité. Invoquer le prytanée dans ce contexte — c'est-à-dire l'incarnation
même du genos athénien, de ses fêtes religieuses alimentaires et de son synoecisme

« uE-yaÀTfvoçia » xénophontienne était de persuader les Athéniens que Socrate ne mentait pas au sujet de
son daimon (L.-A. Dorion, op. cit., note 579, p. 128/ Néanmoins, à l'inverse de Platon, la stratégie générale
de Xénophon pour défendre Socrate dans ses écrits est d'effleurer une perspective qui, à l'opposé de ce
que tout le monde croyait et à l'opposé de toutes les divinisations oraculaires de l'époque que nous avons
expliquées, n'avait paradoxalement rien de particulier et n'avait aucune incidence démiurgique, civique ou
généalogique. Le philosophe y apparaît parfois sous des caractéristiques tellement banales et éloignées du
libellé d'accusation et de l'utilisation de l'oracle afin de diviniser certains héros à l'intérieur de toutes les
cités grecques qu'on se demande pourquoi il a finalement été condamné. Et comment expliquer son
silence concernant le signe daimonique du maître lui conférant une existence particulière versus les
divinités traditionnelles de son temps ? La jalousie entre Platon et Xénophon était notoire dans
l'Antiquité. Leurs conceptions opposées de la condamnation à mort de Socrate nous permettent de
mieux saisir ce qui pourrait s'avérer, à notre sens, la distinction fondamentale entre la philosophie
platonicienne et le témoignage xénophontien. A l'opposé de Xénophon qui ne fait jamais le hen entre le
daimon-Soctate et l'importance de la mort paradigmatique au coeur de la cité (pour n'en conserver sans
doute qu'une puissance « mémorable » ou « apomnématique » désenclavée de l'oracle et du prytanée),
Platon, quant à lui, établit de manière plus conforme au libellé d'accusation la fondation d'une véritable
éducation philosophique supplantant les divinités traditionnelles. D'autre part, si Platon ne mentionne
pas Xénophon dans la liste des quatorze socratiques qui étaient présents à la mort du maître dans le
prologue du Phédon, ce n'est pas en conséquence d'une trop schématique « jalousie », mais à coup sûr en
vertu d'un désaccord plus profond. Comme le note M. Narcy, le Socrate de Xénophon est persuadé qu'il
lui faut mourir pour deux raisons que l'on peut juger ridicules lorsque comparées à celles de Platon : 1)
parce qu'il est avancé en âge, et, 2) parce que la honte de sa mort se retournera sur ceux qui l'ont
persécuté (M. Narcy, op. cit., note 177, p. 124. Mémorables, TV, 8,6-10). Nous n'avons pas de mal à
imaginer pourquoi le platonisme — dont le leitmotiv daimonique au cœur de la cité serait la possibilité
de la fondation de l'Académie —, ne pouvait accepter la plus petite rupture entre les thèmes de la
démiurgie rationnelle (la sophia), du libellé, la divinisation par l'oracle delphique et le désir d'être nourri au

350
LE DLEUDE PLATON. ESSAISUR _EDAIMON-SOCRATE COAIALE PARADIGME DE LA RATIONALITÉ PLATONICIENNE

instauré par Thésée durant la période archaïque — revient à déstabiliser la source même
du nomos Athénien. L'extrême impiété socratique est perçue ainsi par Platon qui, loin de
la taire ou de la passer sous silence, l'expose à travers chaque ligne du corpus platonicum
pour en exploiter toute sa charge rationnelle. L'hégémonie civique même du genos de
l'Héraclès athénien sous tous ses apports est radicalement remise en question par
l'introduction de la philosophie qui, par l'oracle hypostasiant le savoir-faire du maître et
son genos au cœur du prytanée, prend littéralement d'assaut toute technique politique et
tout savoir religieux selon une intention réformatrice. Platon accorde aux devins — qui,
comme Socrate, possèdent tous les attributs de prytanes-philosophes siégeant par
ailleurs au bâtiment sacré — l'autorité de déterminer à quels daimones et à quels dieux
patriotiques la cité devra à l'avenir sacrifier et adresser ses prières1085. Éduqués par
l'étude des nombres, la stéréométrie, l'étude des astres et par les sujets relatifs à la
daimonologie et à la théologie, les gardiens formeront l'Intellect de la cité1086. Ils auront
en outre le pouvoir de châtier l'athée ou l'impie qui remettra en cause les nouvelles
divinités1087. Ces gardiens de lois divins qui possèdent les sciences divines seraient
capables de mieux prendre soin des hommes 1088 . Ces hens directs entre les personnages
divins que sont Thésée, Socrate et les philosophes dans la cité ne sont jamais l'effet du
hasard, mais forment à l'inverse une trame cohérente chez Platon. Celle-ci devient
encore plus exphcite lorsque l'on considère qu'à la suite de la renaissance daimonique
du héros athénien autorisée par Apollon et de l'implantation de son tombeau au cœur
de la cité, le maître affirme de manière identique qu'il incarne l'expression
généséologique de la rationalité même des nouveaux démiurges qui seront réunis sous
son tombeau et entretenu au prytanée à la garde de l'Intellect et de la Raison dans la cité
à partir de laquelle ils jugeront le genos civique, la religion, la musique, les lois et la
poésie. Ils pourront même se diviniser à leur tour si, toujours, l'oracle de Delphes en
donne son consentement.

prytanée qui constituait vraisemblablement les trois aspects de la même réahté de la vie et de la mort du
Socrate historique.
«o»3 Lois, V I I , 798e-799a; VIII, 828a-b et IX, 871c-d.
•o»* Lois, V I I , 809a-e; 817e et XII, 964d.
«o»7 Lois, IX, 881 a-b.
toss i j , ^ v i l , 821b et XII, 966d.

351
LE DLEU DE PLATON. ESSAI SUR LEDAIMON-SOCRATE COMME PARADIGME DE LA RATIONALITÉ PLATONICIENNE

La pantomime socratique engendre une mimesis typique aux « sokratikoi logoi »


dont les dialogues platoniciens sont la forme la plus aboutie. Les références
platoniciennes étaient sans aucun doute assez explicites lorsque l'étranger d'Athènes
affirme encore dans les Lois que son âme et son regard étant « remplis par un dieu »,
imiter ses discours, c'est éduquer convenablement1089. Dans cette perspective, la
demande d'être nourri au prytanée reviendrait à exhorter Athènes à la régénération
civique par la philosophie. Les pratiques culinaires et, surtout, éducatives qui sont
toujours en interaction et dont les règles avaient été instituées par Thésée sont
redéfinies par la sophia démiurgique de Socrate et entrent dans le même acte fondateur
narratif que celui de l'oracle, de la nourriture et du prytanée. Comme l'indiquent les
Lois, étant donné que l'opinion des hommes relativement aux dieux s'est transformée
avec le temps, il faut aussi que les lois changent et que la religion civique soit
réformée1090. Ce n'est qu'à ce titre que Platon pouvait présenter en mortaise la
divinisation de son maître qui, dans la République, laisse l'héritage démiurgique d'un
savoir-faire divin qui est difficile d'imposer à sa patrie : « Oui, il s'en occupera dans sa
propre cité [c'est-à-dire la cité qui n'existe pas sur la Terre, mais dans le Ciel et que nous
devons fonder], et sérieusement, mais sans doute pas dans sa propre patrie, à moins
qu'un destin divin ne lui en donne l'occasion » (République, IX, 592a-b).

iow Lois VII, 804b; 81 le et 812c.


10 90 « Étant donné que l'opinion des hommes relativement aux dieux ont changé, il faut aussi que les lois
changent » {Lois, XII, 948d).

352
LE DLEU DE PLATON. ESSAI SUR LEDAIMON-SOCRATE COMME PARADIGME DELÀ RATIONALITÉ PLATONICIENNE

4. LE _9_4/MO_V-SOCRATE COMME INTELLECT HYPOSTATIQUE DU BIEN


DANS LA RÉPUBLIQUE, LE BANQUETKT LE PHÉDON

Nous avons développé jusqu'ici trois des cinq leitmotive de notre recherche
avancés au début du second chapitre : 1) le daimon-Socrate comme dieu tutélaire et
sectaire platonicien surclassant les dieux traditionnels; 2) la mise en scène
généséologique de Socrate comme principe rationnel de la conversion de l'âme de ses
disciples ou de sa progéniture philosophique, et; 3) le sens du libellé d'accusation, de
l'impiété du démiurge-Socrate historique et de son autoproclamation oraculaire et
paradigmatique comme dieu civique tutélaire Athénien. Il nous reste à développer les
deux autres leitmotivs : 4) la gradation daimonico pneumatique des heux matériels
sublunaires platoniciens comme les Grecs les retrouvaient à l'intérieur des phusikoi, des
mœurs et de la religion de l'Antiquité, et; 5) l'Intellect-Socrate comme première
expression du bien platonicien. On a exphqué d'une façon précise que Platon présente
le maître comme étant le parfait alter ego psychique de l'Intellect hypostatique dans le

353
LE DIEU DE PLATON. ESSAI SUR LEDAIMON-SOCRATE COMMEPARADIGMEDELA RATIONALITÉ PLATONICIENNE

Timée, le modèle du « voûç », séparé et supérieur et comment Socrate incarne le principe


pantomimétique même qui est représenté par l'Intellect dans les Lois. Mais peut-on
confirmer encore et autrement que l'Intellect est le double intelligible de Socrate? Et
quel serait alors son hen avec la nature du « bien » ? Force est de constater qu'à cet
égard, l'analyse des mises en scènes — qui sont pourtant incontournables à la
compréhension des dialogues de Platon — ont été reléguées aux oubliettes par les
commentateurs : nous estimons que nous devons ici combler un vide.

4.1. LA MISE E N SCÈNE D E L'INTELLECT-SOCRATE D E LA RÉPUBLIQUE

Les réponses aux questions que nous venons de poser demandent que nous
nous attardions d'abord sur des extraits souvent analysés et surexploités de la part des
commentateurs — mais très peu expliqués sur le plan de la mise en scène — du hvre
VI de la République. Socrate y affirme que sans la possession du bien, nous ne possédons
rien de réel et ne pouvons prétendre connaître la finalité de quoi que ce soit1091.
« Qu'est-ce que le bien ? et expose-nous sa nature! » lui demandent Adimante et
Glaucon1092. Le lecteur est déçu puisqu'/V ne leur répondrajamais. Est-ce à dire que Platon,
contrairement à ses habitudes et aux mises en scène pubhques du corpus et en
particulier de la République, refuserait pour autant de nous montrer ce qu'il est à travers
son engendrement démiurgique dont l'expression génésélogique et rationnelle même est
Socrate ? Regardons en premier heu la réplique du maître : « [...] je crains de n'en être
pas capable et, si je devais en prendre le risque, d'attirer sur moi la moquerie en raison
de ma maladresse » (République, VI, 506d). Une question : pourquoi cette remarque qui
ressemble à la fois à une mise en garde ? Pourquoi Platon dresse-t-il ce panorama ? À
notre avis, il ne veut pas attirer la disgrâce sur l'école de l'Académie déjà éprouvée par
les critiques des idées difficilement concevables des citoyens d'Athènes. Un fragment de

io»i République, VI, 505b-d; 506a.


1092
Répubique, VI, 506b-d.

354
LE DLEU DE PLATON. ESSAISUR LEDAIMON-SOCRATE COMME PARADIGME DE LA RATIONALITÉ PLATONICIENNE

la Physique de Simphcius témoigne qu'il tenait des Leçons sur le Bien à son école1093. Ceci
est confirmé également par Alexandre d'Aphrodise qui ajoute qu'une partie de ses
discours sans doute destinée à des disciples plus fidèles était consacrée à la question de
l'« àçexq » en hen direct avec l'Un-principe « agathoïde » — thématiques qui peuvent
laisser croire qu'il rendait ainsi hommage à son maître Socrate1094. On peut penser que
la remarque de la République cadre avec la volonté de Platon de limiter des
interprétations erronées de sa philosophie comme celle de Denys de Syracuse par un
enseignement oral destiné à trouver une forme exotérique plus aboutie. Péripatéticien et
théoricien de la musique, Aristoxène de Tarente affirme qu'Aristote était présent lors
des Leçon sur le Bien et que, par sa méthode, le maître de l'Académie devrait être accusé
de plagiat et de mauvais pédagogue en ce qui concerne la question de l'identification de
l'Un et du Bien1095. À la suite de la remarque du Socrate dans le hvre VI, on peut penser
que Platon avait en effet déjà exphqué la nature du Bien dans une lecture ésotérique ou
pubhque aux Athéniens, mais sans succès. Le principe recèlerait donc une pensée
difficile à accepter pour la plupart des gens mais qui revêtait néanmoins une importance
et une nécessité jamais démentie par Platon puisqu'au moment où il l'expose, Socrate
soulève encore la difficulté à en parler dans la République. La suite nous donne d'autres
indices :

« Mais, bienheureux amis, laissons de côté pour l'instant la question du bien tel
qu'il est en lui-même, car il me semble supérieur à ce que notre effort présent
peut espérer atteindre, en tout cas selon l'estimation que j'en fais pour le
moment : je consens, par contre, à vous parler de ce qui me paraît le rejeton du
bien et qui lui ressemble le plus (ôç ôè eicyovôç te toû àyaGoû <jxxi.v£Tai Kal
ôfiOLÔxaxoç ÈKEivcp), si cela vous convient. Sinon, laissons cela de côté »
(République, VI, 506d-e [trad. G. Leroux]).

1093 Simphcius, Physique, p. 151, éd. Diels, p. 265. Sur le détail de ces aspects, voir M.-D. Richard,
L'enseignement oral de Platon, Paris, Les Éditions du Cerf, 1986, p. 70-93.
10 94 Cette possibilité est invoquée par M.-D. Richard, op. cit., note 1093, p. 72.
1095 Comme l'a bien remarqué M.-D. Richard, note 1093, p. 90, les sujets entre l'exposé d'Aristote et son
élève Aristoxène sont les mêmes et portent sur la formation éducative dirigée par Socrate et la thèse de
l'identité de l'Un et du Bien : « Chacun s'approchait pensant qu'on l'entretiendrait de l'un de ces
prétendus biens humains tels que la richesse, la santé, la force, en somme un bonheur merveilleux. Mais
quand on voyait que ses discours roulaient sur les sciences telles que l'arithmétique, la géométrie,
l'astronomie, et enfin sur ce thème que « le bien c'est l'unité », à mon avis, l'étude de questions de cette
sorte trompait singulièrement l'attente de son auditoire. Par suite, les uns ne donnaient aucune attention
au sujet traité, les autres le blâmaient » (Aristoxène, Eléments harmoniques, II, 1).

355
LE DLEU DE PLATON. ESSAI SUR LEDAIMON-SOCRATE COMME PARADIGME DE LA RATIONALITÉ PLATONICIENNE

L'étude de la forme du bien en-soi, l'histoire du « père », devra être remise à plus
tard. La forme intelligible, même si elle est un « elôoç », est un produit imparfait.
Comme l'a remarqué G. Leroux, « -icyovôç » et « ôfj.oioç » renvoient encore une fois au
vocabulaire de la parenté 1096. La terminologie généséologique est toujours cohérente
puisque, comme à l'intérieur de tous les dialogues, elle trouve en premier heu ici son
point de fuite démiurgique littéraire vers la mimesis de l'Intellect-Socrate. Nous avons
exphqué que, du point de vue de la mise en scène, le maître occupe la place paradigmatique
du « père », de la parenté philosophique surclassant les autres modèles paternels
traditionnels et est le modèle artisanal ou poétique de l'engendrement daimonique de
Fépistémologie et de l'ontologie. On peut penser que c'est aussi le cas ici : « en
Contemplant le bien lui-même et en ayant recours à lui comme à un paradigme
(7.aoac_iy|j.aTi), ils [les gardiens] ordonneront la cité et les particuliers comme ils se
sont ordonnés eux-mêmes » (République, VII, 540a). La notion de paradigme qui définit
les modèles daimoniques comme Socrate dans VApologie et chez tous les auteurs de
l'Antiquité ne définit rien de moins que le bien dans la République. Conformément au
reste du corpus, on pourrait penser que ce serait Socrate qui, au cœur même des fameux
hvres VI et VII serait le père démiurgique et rationnel du rejeton du bien engendrant
d'une manière daimonique cette forme dans l'âme de ses disciples. Précisons ici que notre
point de vue ne prétend pas développer le bien du point de vue philosophique, mais uniquement son
panorama littéraire. Il n'en demeure pas moins que ce bien en soi est au sommet de
l'intellection (vôqaiç), le père « agathoïde » sauveur du fils intelligible qui participe quant
à lui de cette façon à l'âme des dieux et des daimones 1091. En d'autres termes, on pourrait
penser que le Socrate de la République serait, d'un point de vue littéraire seulement,
l'expression généséologique même du bien-Intellect à l'intérieur du monde intelligible.
Bref, Platon ne dit pas ce qu'est le bien à travers ce tableau (l'analyse philosophique
reste donc à faire) : il le met plutôt en scène avec le bien intelligible et à partir du maître qui en est le
pantomime démiurgique ou le producteur rationnel. En d'autres termes, on ne doit pas s'attendre à

i 096 G. Leroux, op. cit., n o t e , p. 669 à la note 124.


i»»7 Republique, V I I , 532b; V I I I , 549c; 558b; 562b; 564c; 569a; X , 606b; 608d-e; Lois, I, 631b-c; X 904b; 906a.

356
LE DŒU DE PLATON. ESSAI SUR LEDAIMON-SOCRATE COAIAIE PARADIGME DE LA RATIONALITÉ PLATONICIENNE

ce que Platon nous dise ce qu'est le bien, mais à ce qu'il nous le montre — avec toute l'imprécision
que cela engendre sur le plan analytique. Nous avons déjà fait remarquer que Proclus le
confirme à sa manière. Comme dans le Timée, Socrate est toujours le premier terme ou
le père de la mimétique de l'Intellect hypostatique. L'âme des interlocuteurs de cet
entretien accueille la génération in vivo de la forme intelligible du bien et se transfigure
comme un second niveau de démiurgie, comme la psyché du gardien-philosophe,
protecteur des enfants de la cité1098. La genèse du bien intelligible dans l'âme de la
progéniture du maître trouve donc toute sa pertinence dans ce contexte1099. Regardons
comment Socrate opère cette naissance1100 :

«Je voudrais bien qu'il soit en mon pouvoir de m'acquitter de cette dette et que
vous puissiez quant à vous la percevoir [la forme du bien], au heu de nous
contenter comme à présent des seuls intérêts. Recevez donc cet enfant, lui qui
est le produit du bien lui-même. Mais prenez garde que, sans le vouloir, je ne
vous induise en erreur de quelque façon, en vous remettant un compte erroné
du produit ! » (République, VI, 507a [trad. G. Leroux]).

Les néoplatoniciens diront au sujet de ce passage que, chez Platon, « le bien se


donne comme il n'est pas ». La recherche du bien pour lui-même inaugurée au II e hvre
de la République trouve ici une mise en scène concrète. O n se souvient que Glaucon se
demandait alors s'il était engendré par l'amour du bien lui-même, engendrant par là une
charis socratique1101. On peut penser que les disciples reçoivent l'« enfant» du bien, un
compte erroné du principe, dont le producteur charismatique est Socrate lui-même dans
le cadre de la mimesis du dialogue. Quoi qu'il en soit, l'on voit que la forme intelligible du
bien conçue dans l'âme d'Adimante et de Glaucon est une participation généséologique.

1098 « Le d i e u prescrit d'abord à ceux qui gouvernent d'être les excellents gardiens de rejetons comme de
personne d'autre, et de ne rien protéger avec autant de soin qu'eux [...]» (République, III, 415b).
République, II, 366e; 375c; 376c; III, 401b; 402a; 403d; 409c-d; 413e; IV, 424a; 438e; V, 460b-c; 461a.
1099
République, II, 380c; III, 392c; X, 618d; 619d; 621c. Voir aussi : «Lorsque dans son récit il tombe sur
quelque action d'un homme de bien, consentira à prendre la parole comme s'il était cet homme-là, et il
n'aura pas honte de cette imitation, surtout s'il imite cet homme bon dans une action ferme et sensée; il
imitera l'autre à la manière de jeu » (République, III, 396c).
iioo Répubique, II, 367b.
1101 « N'existe-t-il pas, selon toi, un bien d'une telle sorte que nous acceptons de le posséder non pas en
fonction du désir de ce qu'il en résultera, mais parce que nous l'aimons pour lui-même, comme c'est le
cas de la charis (_o xaîç-iv) et de tous ces plaisirs innocents, et qui n'engendrent par la suite rien d'autre
que de la charis (r) x«ÎQ-iv) pour celui qui les possède ? » (Répubique, II, 357b).

357
LE DLEU DE PLA TON. ESSAI SUR LE DAIMON -SOCRA TE COMME PARADIGME DELARA TIONALITÉ PLA TONICIENNE

La République regorge de ces exemples où l'âme bonne des gardiens de la cité aime en
réahté le bien pour lui-même, c'est-à-dire l'« unité » civique « agathoïde » sculptée par la
démiurgie de Socrate1102. D'une manière différente de XApologie, Platon dessine les
contours du visage de son dieu ou de son principe métaphysique à travers la figure du
maître en faisant plutôt comparaître son rejeton, la forme intelligible du bien1103.
Soyons clairs : occupant le lieu central dans la mise en scène, le personnage de « Socrate » des
dialogues platoniciens est l'expression généséologique et rationnelle même de la cause
intelligible. En outre, on peut penser que le but ultime de Platon n'est pas de diviniser
son maître comme tel — même si c'est lui qui est le plus grand philosophe de l'histoire
d'Athènes —, mais le principe de l'Intellect « agathoïde » qu'il incarne et dont il est
l'hypostase, le daimon producteur ou l'être démiurgique même dans les entretiens.
Cette version de l'Intellect socratique à l'œuvre à l'intérieur du corps de texte
même des dialogues de Platon se réalise de façon parallèle à sa transfiguration comme
principe du genos. L'art du pilotage civique des gardiens-philosophes de la République et
de l'engendrement du « voûç », par exemple, est précédé d'un important développement
où la confrérie des fondateurs et démiurges de la cité parfaite montre que la pensée
parente de la philosophie doit se laisser conduire ou transporter vers « ce qui existe
vraiment »1104 : « Nous chercherons donc une pensée qui joigne naturellement aux
autres qualités la mesure et la grâce, une pensée qui, suivant son propre développement,
se laissera guider (eùàyoryov 7taQé£_i) vers ce qui est la forme de chaque être (x-qv TOÛ
ÔVTOÇ iôéav ÉKâarou) ? » (République, VI, 486d). À l'intérieur de cet entretien, l'élection
du naturel philosophe exige certaines qualités (ami de la vérité, modéré, courageux,
épris de la science des choses qui existent vraiment, etc.) qui — un peu comme dans
l'envolée hors de la caverne du hvre VII par la suite — aboutissent en réahté à se laisser
« transporter » vers la forme de chaque être (xqv xoû ôvtoç ibéav ÉKâcrtou). Puisqu'il est
évident que ce n'est pas la forme et l'être qui guident la pensée du gardien-philosophe, il
est raisonnable de se demander qui ou quoi en est le principe. Est-ce l'Intellect ? Est-ce

» 02 Répubique, I, 349e; 350b; 353e; II, 357b-c; 358c; 360c; 361b; 379a; V, 472d-e; 476a; VI, 489e; 493d; 495b;
501d; 505a; VII, 517c; 519c; 520c-d; 521a; 526e; 531c et 540a-c.
1103
À ce titre, on ne peut suivre O. Reverdin, op. cit., note 562, p. 39-41et 47-50.

358
LE DLEU DE PLATON. ESSAI SUR LEDAIMON-SOCRATE COAIAŒ PARADIGME DE LA RATIONALITÉ PLATONICIENNE

Socrate ? Plusieurs indices nous laissent penser que, comme dans les Nuées
d'Aristophane, le Banquet et le Timée de Platon, la mise en scène de la République
confondrait ces deux éléments à certains égards. Il est souvent même impossible de
séparer l'un de l'autre. Le maître incarne pour les platoniciens l'Intellect philosophique
de la confrérie qui agit sur les pensées de ses disciples. À ce titre, on constate que tout
en représentant l'ordre de pensée supérieur tout au long du dialogue, il prévoit et
connaît à l'avance le degré de vérité des réponses de ses interlocuteurs sur la justice et
l'injustice : « Penses-tu que je donnerais autre chose que la vraie réponse ? » (République,
I, 337b). Le maître écarte ainsi d'avance les résultats de l'élaboration rhétorique de
Thrasymaque sur la justice et l'injustice1105. Le raisonnement dialectique — instrument
du philosophe 1106 — n'est sans doute en réahté qu'une discussion rationnelle que le
maître possède au préalable comme un « voûç agathoïde » au plus près de ses objets
intelhgibles. Le schéma ontologico épistémologique de la ligne du hvre VI fait de la
dianoia la pensée seconde dépendant de l'Intellect1107. En dépit d'identification exphcite
de Socrate comme Intellect dans la République, la mise en scène globale de Platon,
comme nous l'avons vu, elle, tend à Passimiler sous cet attribut. Socrate est toujours la
réflexion supérieure à partir de laquelle se réalise la véritable nature du « voûç »
philosophique. L'engendrement et l'exécution du mouvement aérien de la noesis du hvre
VII s'accompliront grâce à son exposé. Reprenant encore la terminologie d'Aristophane
et de tous les textes Grecs utilisant cette notion, l'Intellect agathoïde est la cause qui est
atteinte lorsque l'âme — comme elle s'envole dans l'allégorie de la caverne —
« s'élance » (ë7u(3_.aeiç) vers l'intelligible et Pintellection (voqtoç/vôqoLç), section
supérieure de la pensée (ouxvoia), « celle qu'atteint le raisonnement (ô Àôyoç) lui-même
par la force du dialogue » (République, VI, 511b). Un choix s'impose au lecteur face à ce
constat : 1) soit on considère que l'exposition de l'Intellect n'impliquerait jamais le
personnage Socrate dans la République (le fait que la compréhension de ce principe par
ses disciples dépende du maître n'entraînerait pas nécessairement sa mise en scène

u»4 Répubique, VI, 488d-489a et 490b.


»05 Répubique, I, 335e et 337d.
u°6 Répubique, IX, 582d-e.

359
LE DIEU DE PLA TON. ESSAI SUR LE DAIMON-SOCRA TE COM AIE PARADIGAŒ DELARA TIONAUTÉ PLA TONICIENNE

comme Intellect de sa confrérie); 2) soit l'Intellect de Socrate, même s'il mène à la


compréhension de l'intellect pour sa secte, doit être séparé de celui-ci ou finalement,
soit, 3) au contraire, on considère que l'âme ou la pensée du disciple serait ordonnée in
vivo par le dialogue au moment même où Socrate affirme que le logos — c'est-à-dire
l'exercice du dialogue de la République même — mène au principe de l'intellectiori (il est
l'Intellect). Force est de constater que Platon insiste dans la suite du dialogue sur une
perspective ressemblant au troisième choix — ou, à tout le moins, au second (mais
certainement pas au premier) —, et donc, d'une manière générale, sur l'exécution de
l'intellection coïncidant avec l'enseignement du maître. Après lui avoir signifié qu'il
comprend parfaitement sa démonstration au sujet de la science du dialogue, Glaucon
confirme qu'il disposera alors l'Intellect et la dianoia de la façon exposée à l'intérieur de
son âme : «Je comprends, je suis d'accord et je dispose le tout comme tu dis »
(République, VI, 511e). Par la suite, on peut facilement penser que, d'une façon similaire
aux Nuées aristophanesques, l'ordonnancement du principe intelligible et de la noesis
permettra à Socrate de diriger et de transporter la pensée de Glaucon et d'Adimante à
l'intérieur de la psychagogie du hvre VII et de l'allégorie de la caverne qui correspond
aussi à la vision divinatoire du mythe d'Er1108. D'une manière presque identique aux
comédies, le chant intelligible et l'envolée dans ces heux éthérés — nous exphquerons
dans le détail que l'ascension en dehors de la grotte correspond à l'envolée dans les
heux pneumatiques sublunaires et daimoniques du Phédon — est accomplie sous la
conduite du maître1109.

4.2. LA MISE EN SCÈNE DE L'INTELLECT-SOCRATE DUBANQIJKT

Notre lecture ne peut pas être interprétée comme une lubie herméneutique,
puisque ce qu'on pourrait appeler la « subversion généséologique et daimonique du

ii»7 _#>«%«*, VI, 509d-51 la.


"° 8 Répubique, X , 596a.
1109 Répubique, VII, 517b-c.

360
LE DLEUDE PLATON. ESSAISUR LEDAIMON-SOCRATE COMME PARADIGME DE LARATIONALTTÉ PLATONICIENNE

bien » de la République par le paradigme-Socrate se retrouve dans le Banquet. Diotime y


précise que le rejeton intelligible de l'homme de bien engendre en lui-même des enfants
n'appartenant pas au genre humain tout en assurant un nomos glorieux dans la cité1110.
D'une manière qui n'est pas naïve, c'est Agathon (Ayàdcov : littéralement le « bien »)
qui, fidèle au leitmotiv annoncé à l'intérieur du dialogue, exphqué la nature d'Éros d'une
façon qui tend à renvoyer à Socrate : « [...] ceux qui ont parlé avant moi n'ont pas fait
l'éloge du dieu. Ils ont plutôt féhcité les hommes des biens dont ce dieu est responsable
pour eux. Mais ce qu'est ce dieu lui-même pour leur avoir accordé ces biens, personne
ne l'a dit » (Banquet, 194e). Encore une fois, Platon dessine les contours généséologiques
de son dieu en faisant comparaître ses productions « agathoïdes ». En séparant la nature
première et causale de cette réahté et les dons divins intelhgibles dont elle est
responsable à la manière de la Republique, Agathon, représentant pour ainsi dire un
simple produit du « bien » — tout comme le bien intelligible est « produit » ou engendré
de manière causale par le démiurge-Socrate dans l'autre dialogue —, est engendré d'une
manière philosophique tout au long du Banquet grâce à la conduite du maître avec qui,
est-il nécessaire de le mentionner, il passera finalement la soirée. Devin omniscient
possédant un Intellect providentiel, Socrate avait d'ailleurs prédit la qualité de ce
candidat1111. Ceci cadre parfaitement avec le personnage historique, puisque les
Thesmophories d'Aristophane rapportent qu'Agathon est celui qui affirme être capable
d'imiter les autres à la perfection1112. Socrate est encore une fois l'expression
généséologique du bien, le véritable objet d'amour des hommes de bien qui, selon le
langage de la philosophie, prennent quant à eux les traits d'une appartenance à la famille
d'Éros 1113 et qui prennent ainsi part à rimmortahté 1114 . Alcibiade souligne dans son
éloge du maître où il affirme également que le démiurge Marysas-Socrate « fait voir »
aux autres des figurines excellentes — l'équivalent de la forme intelligible crée dans
l'âme — et ce qu'il convient d'avoir sous les yeux si l'on souhaite devenir un homme de

mo Banquet, 209c-d.
•m Banquet, 198a.
•n2 Thesmophories, 145 et suiv.
ii" Banquet, 178c; 181e; 197d.
mi Banquet, 205a-206a; 207a; 209c; 239c; 244a; 246a; 246b; 246e; 253d; 255b; 260a; 260c; 261d; 263a; 263c;
266b; 272d; 274a; 276c et 277e.

361
LE DIEU DE PLA TON. ESSAI SUR LEDAIMON -SOCRA TE COMME PARADIGME DE LA RATIONALITÉ PLA TONICIENNE

bien et un être «bienheureux» (eùôa.ucov)1115. Cette subversion généséologique et


daimonique du bien répétant la production artisanale de la République jusque dans les
moindres détails est-elle un hasard ? La mise en scène du Banquet interdit de le penser.
Aristodème rencontre Socrate qui s'en va chez le jeune Agathon pour célébrer la
victoire que celui-ci a remportée aux concours de tragédies. Le philosophe lui demande
de l'accompagner au souper même s'ils n'ont pas été invités :

« Ainsi nous ferons, en le transformant, mentir le proverbe qui dit : "Aux festins
des gens de bien (ÀyàGcov') se rendent sans y avoir été invités les gens de bien
(àya0oi)". Homère court le risque non seulement d'avoir fait mentir le
proverbe, mais aussi de l'avoir traité avec arrogance. En effet, après avoir décrit
Agamemnon comme un homme de première qualité à la guerre, et Ménélas au
contraire comme un "guerrier sans nerf, il s'arrange, le jour où Agamemnon
offre un sacrifice et un repas, pour faire venir Ménélas au festin sans qu'il y ait
été invité, le moins bon venant à la table du meilleur (toû àue.vovoç) » (Banquet,
174b-c [trad. L. Brisson]).

S'inspirant d'un passage de l'Iliade d'Homère où Apollon tente de convaincre


Hector de reprendre le combat en dressant ce portrait de Ménélas, Platon veut montrer
que le poète traite mal des concepts entourant la notion de bien et qu'il en proposera
une version correcte et rationnelle dans le cadre du Banquet nu . Ce passage qui paraît
anodin au premier abord demande deux remarques.

La première est que, même comparé à Agathon, Socrate est présenté comme
étant justement ce meilleur homme (àfieivovoç) partout dans le Banquet et le corpus
platonicien. Pausanias souligne qu'il n'y a rien d'honteux d'accepter d'être l'esclave ou
d'être au service de quelqu'un pour devenir meilleur (à|_i_-varv) et gagner en savoir —
comme Agathon acceptera d'être sous la conduite philosophique de Socrate1117.
Alcibiade affirme même que le maître est celui qui correspond à ces épithètes —
qualifications que ne dément pas totalement Socrate : « Mon cher Alcibiade, il y a des

n' 5 Banquet, 222a Banquet, 184d; 188d; 197b; 201c; 201e; 202b-d; 203d; 204a; 204e et 205a.
m* IUade, XVII, 588. Voir L. Brisson, p.l84, note 40.
i» 7 Banquet, 184c et 185a.

362
LE DLEUDE PLATON. ESSAI SUR LEDAIMON-SOCRATE COAULE PARADIGMEDELA RATIONALITÉ PLATONICIENNE

chances pour que, en réahté, tu ne sois pas si maladroit, à supposer toutefois que ce que
tu dis sur mon compte est vrai et que j'ai le pouvoir que j'ai de te rendre meilleur
(à[_._.vc_>v) » (Banquet, 218d). On voit d'ailleurs qu'au sens analytique, comme Socrate,
Éros est défini par Agathon comme étant le plus heureux, parce que le plus beau et le
meilleur : «Je déclare donc que, parmi les dieux, qui tous sont heureux, Éros, s'il est
permis de le dire sans inciter au ressentiment, est le plus heureux, car il est le plus beau
et le meilleur (EÙÔC.i|-iov£cn:aTov elvai aÙTÔrv, KOÀAIOTOV ôvxa Kal âçiarov) » (Banquet,
195a)1118. Socrate correspond à ces attributs et à tous les autres (vertueux, ne subit pas
l'injustice ni ne la commet, tempérant, n'enseigne pas aux mortels comme les autres,
etc.) qui qualifient Éros dans le Banquet. Contrairement à lui, ses accusateurs de
l'Apologie ne se soucient pas de la façon de rendre la jeunesse « meilleure », de même
qu'Anaxagore qui est incapable d'exphquer en quoi consiste le « meilleur » dans le
Phédon1™. L'homme le plus juste qui reçoit des ailes divines étant le meilleur daimon
dans le Phèdre, Socrate affirme vouloir faire partie de ces « meilleurs », alors que les Lois
affirment que ces êtres supérieurs sont les « meilleurs » et sont en réahté les démiurges
supérieurs aux mortels1120 . À la manière du Banquet, la République soutient que les
gardiens-démiurges favorisent de « meilleures » naissances dans l'âme et que, sous
l'emprise d'un tel modèle divin, elle n'est pas esclave, mais devient « meilleure » par
l'action de cette autre âme supérieure1121.

O n peut dire d'une manière générale que tous les concepts philosophiques
importants chez Platon pour devenir «meilleur» sont incarnés par le maître — et
surtout, ce qui nous intéresse ici, le bien (àyaOôç). Un peu comme dans le Banquet, il
représente en outre dès l'Apologie et à l'inverse de Mélétos le prototype même de
l'homme de bien se trouvant la plupart du temps condamné par Athènes : « C'est là, en
vérité, ce qui a fait condamner beaucoup d'hommes de bien et qui en fera condamner

m8 Plotin : « [...]) Éros a toujours été ce qu'il est, puisqu'il résulte de l'aspiration de l'âme au meilleur et au
bien » (III,5[50],9,41).
i» 9 Apologie, 24d et 30d; Phédon, 62d; 63a-b-c; 72e; 97e; 98a et Lois, X, 904d-e.
,120
Phèdre, 248e; 257b; Loches, 190a; Théétète, 167a, 169d et 179a; Philèbe, 11b; 19d; 66e; Cratyle, 403d; Lois, I,
627a-b; III, 690e; IV, 713d; X, 902e.
i12i Répubique, II, 362c; IV, 431b-432a; V, 456d; 461a; 466a; VII, 520b; VIII, 546c; EX, 590d; 592a; Lois, II,
663d; X, 903d; XI, 913b et 917a.

363
LE DLEU DE PLA TON. ESSAI SUR LE DAIMON-SOCRA TE COMME PARADIGME DELARA TIONALITÉ PLA TONICIENNE

sans doute encore. Il serait bien étrange que cela s'arrêtât à moi » (Apologie, 28a-b). Ces
hommes « déjà condamnés » possèdent ce même rapport « agathoïde » avec le nomos
athénien. Comme l'a noté justement L. Brisson, Platon fait un jeu de mots avec
Agathon, l'hôte « agathoïde » qui accueille ses invités — dont Aristodème, le narrateur
du Banquet. Selon une mise en scène magnifique, il s'avère cependant que, selon lui, ce
n'est pas Agathon qui incarne le « bien » ou l'hôte véritable des hommes de bien, mais
plutôt Socrate dans le cadre du dialogue :

«Je vais sans doute moi aussi prendre un risque, mais non pas celui que m
évoques Socrate. Je crains plutôt d'être, comme chez Homère, l'homme de rien
qui se rend au festin offert par un homme de distinction, sans y avoir été invité.
Si ta m'y amènes, c'est donc à toi de voir quelle excuse trouver, car moi je ne
vais pas avouer que je suis venu sans invitation : je dirai plutôt que c'est par toi
que j'ai été invité » (Banquet, 174c-d [trad. L. Brisson]).

Selon le proverbe en cours dans l'Antiquité, c'est le meilleur qui invite le moins
bon : la subversion du bien est ici opérée par Aristodème en faveur de Socrate à
l'intérieur de cette mise en scène limpide de Platon qui ressemble à celle de la République
où le maître, qui agit comme un démiurge charismatique, engendre la forme intelligible
du bien — de même que les conditions de l'éducation de l'homme de bien1122.

**

La seconde remarque portant sur la mise en scène du Banquet concerne le statut


de Socrate comme Intellect hypostatique daimonique qui déploie son activité sur la
psyché des interlocuteurs pour les convertir en hommes de bien. Après avoir présenté la
subversion du bien dont la place est occupée par Socrate, les deux protagonistes vont
chez Agathon et, tout juste avant d'entrer dans la salle, Aristodème se rend compte que
l'autre ne l'a pas suivi. C'est que, retiré comme un Intellect se distançant des autres, le
maître ramasse en quelque sorte sa pensée en elle-même : « Or, chemin faisant, Socrate,
l'Intellect en quelque sorte concentré en lui-même (écarta) ncoç Ttooaexovxa xàv voûv),

n 22 Répubique, III, 401a et suiv. Plutarque remarque que « dans les banquets dont Socrate ou Callias, paie la
dépense, c'est Socrate qu'on écoute et c'est vers Socrrate que tous le monde regarde » {Préceptespoitiques,
823e).

364
LE DDSU DE PLATON. ESSAISUR LEDAIMON-SOCRATE COAUHB PARADIGME DE LA RATIONALITÉ PLATONICIENNE

avançait en se laissant distancer » (Banquet, 174d). O n peut penser que le maître est ici
désigné par Platon comme une pensée supérieure à part, comme un Intellect au plus
près de ses objets de pensée1123. En demeurant en arrière, c'est d'une certaine façon une
rationalité « hypostatique » distincte des autres — et, comme l'indique la mise en scène,
un Intellect « agathoïde » qui « rend meilleur » — que l'on verra agir sur la psyché des
autres individus par la suite. C'est ainsi qu'Agathon, c'est-à-dire le « bien », enverra un
serviteur chercher « Socrate » — l'« àyaOoç » comme produit intelligible du « voûç
agathoïde » cherchant sa cause erotique ? — avant qu'Aristodème ne lui dise : « Laissez-
le plutôt. C'est une habitude (ê6oç) qu'il a. Parfois (évioxe), il se met à l'écart (ànoaTàç)
n'importe où, et il reste là (ÔTIOL àv xûxq eaxqicev) » (Banquet, 175b). Ici, l'aoriste
« ànooTàç » (dérivé d'« àdxaxq(_.i ») désigne le fait d'« être à part » ou d'« être séparé »
ou d'« être éloigné ou écarté ». La « xûxq » toujours présente lors d'une manifestation
divine laisse penser que Socrate possède une faveur des dieux dont son Intellect est le
récipiendaire ou l'émissaire. Le mot « àTtoaxàç » se compose d'« à n o » (loin de, séparer
de) et de « axâaiç » (demeurer, rester, placer) qui invoque la stabilité et la place
particulière qu'occupe le maître et sa réflexion qui est aussi de l'ordre d'un « _0oç »1124.
La Raison est ici de l'ordre d'un « état » et, comme l'a bien montré P. Hadot, d'un
exercice spirituel de l'âme plutôt que d'une instrumentahsation du logos. C'est sans
équivoque que Platon utilise ce terme d'« £0oç » pour qualifier la pensée supérieure et
distincte des daimones dans le Phédon, la technique démiurgique et artisanale du savoir
philosophique dans le Protagoras et le Politiquen2S. Dans la République, Socrate discute
avec Adimante de la place véritable du philosophe dans la cité idéale en mentionnant
son signe daimonique et la supériorité de sa mantique et constate la nécessité de se
perfectionner et de se retirer des autres1126.

À la traduction de L. Brisson utilisée, il faut mentionner aussi celle de L. Robin qui rend compte de cette
idée : « Sur ces entrefaites Socrate, s'étant en quelque façon pris lui-même, chemin faisant, pour objet de
ses méditations, était demeuré en arrière » (Banquet, 174d).
1124 Voir P. Chantraine, op. cit., note 9, p. 96-7 et 1044.
1125 Phédon, 64e et 111b; Protagoras, 319c, Poitique, 257b; 261a et 272e.
n26
« Comme un homme tombé parmi les fauves, refusant de s'associer à leurs iniquités, mais impuissant à
résister seul à la horde en furie, le philosophe [...] pénétré de ces réflexions sur tout cela, celui-ci
demeure tranquille et il ne s'occupe que de ses affaires personnelles, comme un voyageur surpris par la
tempête et qui s'abrite (àraxrtàç) derrière un mur pour se protéger des tourbillons de poussières et des

365
L E DIEU D E PLATON. ESSAI SUR LEDAIMON-SOCRATE COMME PARADIGME DELARA TIONALTTÉ PLA TONICIENNE

On peut penser que lorsque Platon prend la peine de dresser la mise en scène
d'un Socrate « apostatique » retiré et séparé, on voit alors un Intellect en activité qui, de
par son eminence et par sa pronoia, interviendra d'une façon daimonique sur la psyché des
autres auditeurs par la suite. Vers la fin du Banquet, Alcibiade rapporte d'ailleurs une
scène qui, presque identique à ce que l'on voit au début du dialogue, le suggère encore
fortement : « Concentré sur ses pensées (ovvvoqaaç), il était à l'endroit même où il se
trouvait au point du jour, resté debout (eiaxqKEi) à examiner un problème » (Banquet,
220c)1127. La noesis et la « axàaiç » reviennent conjointement pour marquer l'éminence
de la réflexion de Socrate. L'aoriste de « ouvvoéco » fait ici référence à une
contemplation noétique intérieure et, dans le contexte du Banquet, séparée et à distance
des autres interlocuteurs. Ce verbe, repris ailleurs chez Platon, désigne une rationalité
intérieure qui se réalise au bénéfice de tous, c'est-à-dire dont les conséquences — et ce,
même si le point de départ est d'ordre psychique — sont une entreprise commune —
souvent démiurgique — prétendant à une portée universelle1128. Le Timée affirme même
que dans la fausse divination, l'enthousiasme, la maladie et le sommeil entravent la
réflexion interne, la « ouvvoqatç », alors que dans la mantique philosophique qui doit
être accomphe à la manière du Socrate du Banquet, « c'est par l'homme dans son bon
sens qu'il appartient de réfléchir»1129. L'Epinomis affirme que pour devenir sage,
l'homme doit, avec les dieux et les daimones, prier l'univers et son fonctionnement par
une science du nombre pour que sa pensée se familiarise avec l'élément divin et
l'élément mortel de la génération de toute chose1130. Cette harmonie du nombre est
concevable par une dunamis interne (xô ôuvaxoùç èwoeîv) ou une « cruwoqcnç » établie

rafales de pluie » (Répubique, VI, 496d). Comme dans le Banquet, _'« apostasie » désignera précisément en
plein cœur de l'expérience daimonique de l'allégorie de la caverne du hvre VII la vocation du philosophe
dont la démiurgie hypostatique se distingue des autres et qui ne doit pas s'arrêter (|_f) ànoaxrj^ d'utiliser sa
raison sans recourir aux sens pour parvenir au bien et au terme de l'intelligible. Voir Répubique, VII,
532a-b. Le terme revient aussi en VI, 506d.
,i27
Tout de suite après, Alcibiade répète : « Il était déjà midi. Les hommes l'observaient, tout étonnés : ils se
faisaient savoir les uns aux autres que Socrate, depuis le petit matin, se tenait là debout en train de
réfléchir (C(>ÇOVT{Ç_V TI _<7TT|K_) » {Banquet, 220c).
1128
Théétèete, 164a; Sophiste, 226d, 237c; 238c; 242d; Politique, 270b; 271b; Philèbe, 26c; 31e; 44e; 48b; Phèdre,
241c; Répubique, VII, 524d; X, 595c; Lois, I, 634e; 640e; III, 699b; IV, 712d; 720b; VI, 769c; 781e; VIII,
835d.
n» Timée, 71e.
1130
Épinomis, 976c-978b.

366
LE DLEUDEPLATON. ESSAISUR LEDAIMON-SOCRATE COAOŒ PARADIGME DELÀ RATIONALITÉ PLATONICIENNE

par un dieu : « en nous, c'est là ce que la divinité a établi tout d'abord, la faculté de
concevoir en nous (ouvvoeîv) ce qui nous est montré » (Épinomis, 978c). Cette
« cruvvoqo-Ç » rendue possible par une divinité est reprise au sujet de toutes les
problématiques daimoniques et Pintellection des mouvements du Soleil et de la Lune
dans l'Epinomis113'1. Du début à la fin du Banquet, la méditation supérieure de Socrate
encadre la conversion et de la conduite des âmes comme un Intellect hypostatique1132.
Nul doute que pour les auditeurs des dialogues de Platon, cette mise en scène désigne le
retrait de l'Intellect de Socrate d'une façon particulière, comme une expérience
mantique distincte qui agira ensuite « d'une manière daimonique » sur la psyché des
autres1133.

4.3. L A MISE E N S C È N E D E L'INTELLECT-SOCRATE .DZ/PHÉDON

La lecture de l'Intellect-Socrate du Banquet, de la République et du Timée trouve


peut-être son origine dans le Phédon. Force est de constater que, loin d'être isolée chez
Aristophane et Platon, l'une des invocations les plus explicites d'un Intellect-Socrate
comme principe rationnel « volant dans les airs » se retrouve dans le mythe final de ce
dialogue. Bien que le contexte daimonique ailé soit très différent des comédies (cet
entretien qui précède la rédaction de la République a été écrit environ 40 ans après les
Nuées), le voyage onirique qu'il accompht le présente littéralement en train de s'élever
dans l'Hadès en périphérie du Soleil, au-dessus de la voûte céleste et contemplant la
forme de la Terre et les heux sublunaires pneumatiques 1134 . D'une manière parfaitement
conséquente, on y aperçoit le daimon attribué à chaque âme aux côtés de ce Socrate
solaire aérien : « Tous les trépassés, ayant été individuellement durant leur vie attribués
par le sort à un daimon, celui-ci se charge de les mener en un certain heu» (Phédon,
107d). On n'imagine à peine les répercussions de cette mise en scène au moment où,

lm
Épinomis, 990c-d.
»32 Banquet, 174c-d.
n33
Banquet, 204e; 214d; 215c; 218b. Voir P. Bonnechère, op. cit., note 108, p. 150-et suiv. et 209.
»« Phédon, 112b.

367
LE DIEUDE PLATON. ESSAI SUR LEDAIMON-SOCRATE COMME PARADIGME DE LA RATIONALITÉ PLATONICIENNE

mort depuis longtemps, il demeure très présent tout en intervenant in vivo dans le
dialogue philosophique pour agir à partir de la lecture publique des entretiens. Une
topographie, mais surtout une toponymie de ces endroits où chacun d'entre nous reçoit
à sa mort « un daimon en partage » résulte de cette pérégrination. Autrement dit, après
avoir accomph sa psychagogie sur l'âme de ses disciples avec l'argument logique final
sur rimmortalité de son âme, le maître décrit sa vision prophétique. D'une manière
similaire aux Nuées et aux Oiseaux, Platon montre comment les transports et les
remontées psychiques se manifestent en ces heux divins et Socrate, en sa quahté d'être
immortel, raconte la manière dont se réalisent les envolées daimoniques. Ce type de
mise en scène dresse en réahté un voyage onirique typique à la mantique grecque qui
indique que Socrate accomplirait de façon daimonique la vision rationnelle qu'il
présente à ses disciples tout au long du dialogue. Les recoupements indéniables des
pièces d'Aristophane avec les dialogues platoniciens cachent d'importantes
informations pour l'interprétation du Socrate historique.
L'envolée daimonique de l'Intellect-Socrate du Phédon devient autrement plus
révélatrice lorsqu'on la compare à certaines affirmations de Simmias. Avec Cébès, celui-
ci veut que lui soit exposée la preuve philosophique absolue que l'âme de Socrate
survivra après sa mort : ensuite, il en aura la certitude pour son âme à lui. Il ne cherche
donc pas uniquement un « véhicule daimonique » sur lequel il pourra assurer sa pensée,
mais une véritable « parole divine » (Àôyou 0ebu). C'est ce que l'on doit espérer lorsque
l'on est incapable de trouver la réponse au problème de rimmortalité de l'âme par soi-
même, dans les traditions ou dans les instructions grecques antérieures : « Il faut se
laisser porter ainsi comme par un "véhicule" (ôxoûuevov), sur lequel on se risque
(ox-ôiaç) à faire la traversée (ôiaTtAeûcrcu) de la vie faute d'avoir la possibilité de faire
route, avec plus de sécurité et moins de risques, sur quelque véhicule (ôxqfiaxoç) plus
sohde : je veux dire une parole divine (Àôyou Oeiou) » (Phédon, 85c). On n'a pas assez
insisté sur le hen indéniable entre le. logos divin sur Pimmortalité de l'âme et le logos
rationnel (ou « logique ») de Socrate tel qu'il le réahsera par la suite. Phédon affirme
ensuite en effet noir sur blanc que c'est le maître qui, face à ces objections, poursuit ce

368
LE DLEUDE PLATON. ESSAISUR LEDAIMON-SOCRATE COMME PARADIGME DELA RATIONALITÉ PLATONICIENNE

logos pour guérir la psyché des interlocuteurs présents : « En vérité, Échécrate, maintes
fois, je me suis émerveillé de Socrate [...] il sut nous guérir ! Nous étions pareils à des
fuyards, à des vaincus : sa voix nous rappela en avant; il nous fit faire demi-tour, pour
reprendre sous sa conduite et avec lui l'examen du logos» (Phédon, 89a-b). Il n'y a aucun
doute sur le fait que la révélation divine exigée par Simmias redirigeant la pensée sur
rimmortalité de l'âme sera accomphe par le logos de Socrate. À ce sujet, l'espoir de
Simmias pour s'en remettre à une parole divine (Àôyou 0eiou) différente d'un simple
«véhicule» est tout aussi exphcite, puisque le terme d'«ôxqutx» réapparaît dans le
même contexte de psychagogie daimonique ailleurs dans le Phédon. À l'intérieur de ces
heux de l'Hadès où s'envole Socrate comme un daimon, les âmes y sont justement
guidées par les daimones afin d'être jugées pour ensuite embarquer sur des « véhicules »
(ôxquaxà) 1135 . La thématique du véhicule et de la parole divine renvoie à ces êtres qui
sont hors de tout doute considérés comme des guides daimoniques ou les agents
mêmes du moyen de transport psychique pour l'âme des êtres humains. On peut dire
plus brièvement que le terme d'« ôxq|-ux » et ses synonymes portant sur le transport et la
navigation sont en réahté l'indice d'une pensée daimonique agissant sur les mortels.
Cette perspective ressemble aux Oiseaux où la terminologie de la navigation ailée est
utilisée selon le même contexte d'envolée daimonique. Pisthétairos demande à Iris,
daimon volant se dirigeant vers les humains pour intervenir sur leur psyché, à quel endroit
elle se dirige avec ses ailes : « Mais, dis-moi donc, où te diriges-tu en voguant des ailes
(nx£çuye vauoxoÀeîç) ? » (Oiseaux, 1229)1136. Par conséquent, on doit considérer apriori
que le remède au véhicule fragile et incertain de la pensée face à la peur de la mort est la
rationalité socratique divine (Àôyou 0eiou) et sa preuve de rimmortalité de l'âme qui
interviennent sur l'âme des interlocuteurs. Ceci fait encore de Socrate le daimon par
excellence à l'intérieur du Phédon. Ces remarques préalables demandent toutefois
quelques précisions.

Phédon, 113d.

369
L E D I E U D E P L A T O N . ESSAISUR LEDAIMON-SOCRATE COMME PARADIGMEDE LA RATIONALITÉ PLATONICIENNE

Tout d'abord, pour bien comprendre son statut exact de daimon rationnel ou
d'Intellect, il faut s'attarder brièvement sur la notion de « cause » (aïxioç) chez Platon.
Nous voyons que le Phédon discute de l'étude des causes d'Anaxagore. En faisant un
retour sur les arguments de Cébès et sur l'annihilation radicale de l'âme, Socrate se
penche sur la cause présidant à la génération et à la corruption1137. Il relate sa jeunesse
et la naïveté de son intérêt pour la science de la nature des physiciens. Il croyait alors
que les causes matérielles détenaient l'explication de toute chose : « je croyais porter un
jugement tout à fait satisfaisant quand, voyant un homme grand placé à côté d'un petit,
il me semblait qu'il était plus grand juste de la tête » (Phédon, 96d-e). La « tête » est alors
considérée comme une cause matérielle à part entière, comme si les objets du monde
sensible pouvaient contenir en eux-mêmes les propriétés intrinsèques des principes de
la génération et de la corruption. Ces paradoxes insurmontables l'emmenèrent presque
à abandonner du même coup l'étude des causes jusqu'à ce qu'il fit la lecture
d'Anaxagore :

« Un jour, j'entendis faire la lecture d'un hvre dont l'auteur était Anaxagore. On y
affirmait que c'est l'Intellect (voûç) qui est cause ordonnatrice et universelle (ô
&_aicoo|„c_v xe Kai 7iàvx<_v aïxioç). Cette cause-là, elle me plut beaucoup. Il me
semblait que c'était une bonne chose, en un sens, que ce soit l'Intellect qui soit
cause de tout (xo xôv voûv eïvai TÏOVXCOV alxiov); et je pensais, s'il en est ainsi, si
c'est l'Intellect qui met en ordre, elle doit ordonner toutes choses et disposer
chacune de la meilleure ((3éÀxicrxa) manière possible. Celui donc qui voudrait
découvrir comment chaque chose vient à exister, périt, ou est, devrait aussi
découvrir quelle est la meilleure manière pour cette chose d'être, ou de subir ou
de produire quelque action que ce soit. En m'appuyant sur ce raisonnement,
j'estimais que le seul objet d'examen qui convienne à un homme, c'était — qu'il
s'agisse de lui-même ou de tout le reste — le meilleur et le mieux (xo âo.crxov Kai
xô (3éÀxioxov) » (Phédon, 97c-d [trad. M. Dixsaut]).

Socrate souligne le fait que l'Intellect est bel et bien la cause ordonnatrice et
universelle (ô buxK.oo\xôjv xe Kai rtavxarv aïxioç) comme l'affirmait Anaxagore.
Toutefois, le physicien a omis de voir son principe comme un Intellect « agathoïde »,
qui produit les choses et les actions « de la meilleure manière possible » sur le plan

1,36
Le même type de daimonisation volante de l'esprit d'Achille se retrouve dans les Grenouilles, 991-5.

370
LE DLEU DE PLATON. ESSAI SUR LE DAIMON-SOCRATE COMME PARADIGAIE DE LA RATIONALITÉ PLATONICIENNE

ontologique. Ce passage est crucial puisqu'il sert à introduire l'idée que l'Intellect (voûç)
d'Anaxagore ne peut constituer la cause en vue du bien (àyaOôç) de tout ce qui existe.
En effet, la cause ordonnatrice et universelle n'est ici valable que si elle mène à une
science architectonique des contraires ou, si l'on veut, si elle permet de justifier
l'existence de tout ce qui existe non afin de rendre pire mais pour rendre meilleur1138.
Or la physique d'Anaxagore n'offre rien de tel et soumet plutôt l'Intellect aux causes
matérielles : « il ne lui attribue pas [à son Intellect] la moindre responsabilité quant à
l'arrangement des choses, mais ce sont les actions des airs, des éthers, des eaux, qu'il
invoque comme causes, avec celles d'autres réahtés aussi variées que déconcertantes! »
(Phédon, 98b-c). A la façon des autres physiciens, Anaxagore serhble vouloir construire
une sorte de pneumatologie lunaire, ce heu d'où les éléments matériels agissent de
manière causale et daimonique sur les vivants. Et ces causes ne sont jamais considérées
par Platon comme des causes premières, mais secondaires.
Dans la République, le bien est justement la cause intellective des choses bonnes,
le dieu bon (àyaOôç ô 0eàç)1139. Cette divinité n'est pas la cause des châtiments dans
l'âme, mais des bienfaits uniquement 1140 . La présentation de ce principe cadre
parfaitement avec la mise en scène qui montre que l'Intellect-Socrate « agathoïde »
incarne précisément ce daimon rationnel. Nous savons en effet que le physicien était lui-
même reconnu d'une manière particulière dans l'Antiquité comme un « Intellect » : « on
l'a surnommé "Intellect", parce que, selon lui, c'est l'intelligence qui rassembla tout à
coup les éléments épars, et au chaos substitua l'harmonie » (Diogène Laërce, Vie
d'Anaxagore, 6). L'on remarque sans difficulté que l'Intellect est apparenté à la cause
chez Platon et, selon les mots du Philèbe, incarne _'« âme royale » d'un être
d'exception1141. Le Phédon expose justement d'une façon complémentaire ici qu'à la
manière d'un être daimonique, la pensée d'Anaxagore se confond avec la pensée ou au
« véhicule » qu'il lègue aux mortels : une physique suspendue à un « voûç » cause

11 3 7 Phédon, 95d.
ii 38 Phédon, 97d.
»39 Répubique, II, 379b-d et 380c.
i"° République, II, 379b; 380b et X, 620d.
n-" Philèbe, 30d-31a.

371
LE DIEU DE PLATON. ESSAI SUR LEDAIMON-SOCRATE COMME PARADIGME DE LA RATIONALITÉ PLATONICIENNE

ordonnatrice et universelle (ô &iaKoa|acôv xe Kal navxarv aïxioç) qui est principe de


toute matière. À ce titre, la compréhension du daimon-Socrate dans les dialogues
philosophiques doit se faire à partir de l'influence d'Anaxagore et de l'opposition face à
celle-ci. C'est par cette espèce de « surenchère hypostatique et agathoïde » qu'il incarne
le daimon rationnel et l'Intellect sectaire de l'Académie à l'intérieur du Phédon. De fait,
plusieurs passages du corpus platonicum où le philosophe enseigne les différents aspects
causals de son « voûç » prennent un tout autre sens1142.
Précédant l'envol de Socrate parmi les daimones au-delà des principes matériels
tels que les concevait Anaxagore, la mise en scène du Phédon montre d'une manière
exphcite que la compréhension du statut existentiel particulier du daimon-Socrate se
révèle par l'émergence d'une nouvelle forme d'Intellect se distinguant précisément de
toutes les autres causes. Autrement dit, l'Intellect philosophique, en tant qu'Intellect,
parvient à sa finalité « principielle » grâce à Socrate, est à la fois distinct des causes
intellectives anaxagoréennes matérielles et de ses forces cosmiques. À partir de ce
moment, celui-ci indique par la même occasion que la plupart des gens tâtonnent dans
les ténèbres en désignant des causes qui n'en sont pas : « Quant à la puissance
(ôûvauiv), par l'action de laquelle la meilleure disposition possible pour ces choses est
celle qui est en fait réalisée, cette puissance, ils ne la cherchent pas; ils ne se figurent pas
qu'une force divine (ôat(_ioviav) est en elle » (Phédon, 99b-c). Avant son élan psychique
vers les heux cosmiques, le maître établira que « tout a été mis en ordre par l'Intellect
(voû) et qu'il n'y a autre cause (aixiav) que celle-ci »1143. Parallèlement à la preuve de
rimmortalité de l'âme, Socrate laisse aussi derrière lui une conception de l'Intellect qui,
selon toute vraisemblance, incarnera à l'avenir la cause daimonique et divine des actes
de pensées logiques, rationnelles ontologiques et épistémologiques des membres de sa
confrérie. Nous avons noté rapidement par ailleurs que le Phèdre affirmait aussi que le
but de l'âme ailée du philosophe était de se nourrir de cet Intellect afin de parvenir
jusqu'à lui au-dessus de la voûte céleste et des autres pérégrinations psychiques

»« Phédon, 97d. Voir aussi Théétète, 150d et Philèbe, 28a-b.


"« Phédon, 98a.

372
LE DLEU DE PLATON. ESSAI SUR LEDAIMON-SOCRATE COMMEPARADIGACEDELA RATIONALITÉ PLATONICIENNE

immortelles1144. Les Nuées nous fournissent une caricature de l'Intellect solaire de


Socrate possédant néanmoins des capacités inédites. D'une manière très proche, on
n'assisterait dans le Phédon a rien de moins qu'à la formulation primitive de l'Intellect
daimonique ne possédant aucun équivalent philosophique avant la construction
paradigmatique de Socrate. Bref, tant chez Aristophane que chez Platon, la base
indéniable de toute la mise en scène du maître est celle-ci : il affirme disposer d'un
Intellect d'exception lui permettant en quelque sorte de diriger les pensées des membres
de sa confrérie. L'envolée du maître et la canonisation hypostatique de sa rationalité
dans le Phédon étaient perçues par ses contemporains comme celles d'un daimon sectaire
comme l'était celui de Pythagore qui était reconnu pour agir sur les pensées de ses
disciples. Les indices provenant des Nuées, des Oiseaux, du Phèdre, du Banquet, du Phédon,
de la République et du Timée, nous permettent de penser que Platon présente son
personnage sous ces traits à l'intérieur du corpus platonicum. À notre avis, cet entretien où
Socrate défend rimmortalité de son âme tout en accomplissant la psychagogie
intellective des membres de son école posséderait apriori une telle inflexion
daimonique. Socrate était bel et bien perçu comme un « voûç » daimonique pour les
auditeurs des lectures pubhques des dialogues.

D'autre part, il faut souligner que d'autres attributs du daimon Socrate font de lui
le modèle même de la « cause » rationnelle au sens philosophique. Tant dans le Timée
que le Philèbe, le démiurge, double intelligible même du maître (et des interlocuteurs qui
forment les différents niveaux de réalisation démiurgique) est justement un

« aïxioç »1145. Nous avons vu qu'avec le dieu, Socrate affirme lui-même être, au sens
fort, une « cause » de l'apparition divine des formes dans l'âme de Théétèete dans le
dialogue du même nom. Il est par le fait même moins étonnant de constater, comme
l'affirme déjà Socrate dans XApologie, que le « daimonique » est considéré comme un
« aïxioç » en tant que tel1146. Dans ce dialogue, le maître n'hésite pas non plus à
comparer sa bonté avec celle des demi-dieux comme Achille qui se conduisent en

"« Phèdre, 247c-d; 249a-d; 273e 275d et 276b.


u*5 Philèbe, 40b; Timée, 28a et c; 29a; 46d et 69a.
u 46 Apologie, 31c-d.

373
LE DIEU DE PLATON. ESSAI SUR LEDAIMON-SOCRATE COMME PARADIGME DE LA RATIONALITÉ PLATONICIENNE

hommes de bien indépandemment des conséquences1147. Le Socrate de XE uthyphron est


toujours la « cause » des biens pour la jeunesse, alors que l'Éros daimonique du Banquet
(dont le maître est l'ultime expression) est de la même façon la « cause » des bienfaits
(àyaOcJv) au sens général1148. Ces développements sont d'autant plus explicites qu'il
rejoignent non seulement ceux du Phédon où Socrate est l'Intellect hypostatique causal et
solaire dont l'existence supralunaire est présentée comme une âme parcourant le Tout,
mais aussi ceux du Cratyle où l'on retrouve le hen direct entre la cause et l'Intellect. Le
contexte est d'autant plus évident que la cause de la Justice qui y est exposée (et sur
laquelle nous aurons l'occasion de revenir) est celle de l'Intellect d'Anaxagore1149. Ce
commentaire rejoint l'autre qui avait été fait au sujet de l'âme qui est «la cause du
vivre» (aïxioç xoû Cqv) qui «véhicule» (ôxeïv) la «nature» (4>ûaiç) du corps 1150 :
« N'accordes-tu pas crédit à Anaxagore? Ne crois-tu pas que c'est un Intellect, c'est-à-
dire une âme (voûv Kai ijruxqv) qui ordonne et maintient la nature de tous les êtres? »
(Cratyle, 400a).

**

En second heu, pour mieux comprendre le statut daimonique de Socrate


parallèlement à ses attributs d'Intellect hypostatique, il faut analyser la manière dont il
redéfinit le « voûç » d'Anaxagore en vue du bien (àyaOôç) dans le Phédon. Au cours du
dialogue, le philosophe fait la comparaison entre lui et les cygnes, qui sont reconnus à
l'époque comme des oiseaux dont le chant se fait sentir face à la mort et qui possèdent
un don divinatoire1151 :

« Chez ceux-ci, bien plutôt, probablement parce qu'ils sont les oiseaux
d'Apollon, il y a un don divinatoire et c'est la prescience des biens (àya0à) de
chez Hadès qui les fait, ce jour-là, chanter joyeusement comme jamais ils ne l'ont
fait dans les cours antérieurs de leur existence. Or moi, de mon côté, j'estime que
je suis attaché au même service que les cygnes : que je suis consacré au même

,147
Apologie, 28b-d.
1148
E uthyphron, 3a et Banquet, 178c et 194e; 197c; 198e.
» 49 Cratyle, 413c.
1,50
Cratyle, 399d-400a.
■151 Phédon, 84e-85b.

374
LE DIEU DE PLATON. ESSAI SUR LEDAIMON-SOCRATE COAOLE PARADIGME DE LA RATIONALITÉ PLATONICIENNE

dieu : qu'ils ne me surpassent pas pour la faculté de divination que je tiens de


notre maître » (Phédon, 85a-b [trad. M. Dixsaut]).

Ce passage souligne que ses dons divinatoires n'ont rien à envier à ceux des
cygnes d'Apollon — ce qui cadre parfaitement avec l'autoproclamation divine de
XApologie. L& hen avec ces volatiles vient de sa capacité à offrir pour les mortels une
mantique supérieure concernant les biens (àyaOà). En d'autres termes, c'est toujours le
daimon-Socrate, serviteur d'Apollon, qui est le catalyseur divin de la science du bien en
soi que l'on retrouve partout dans le dialogue et dans la République^52. Ainsi, les
allusions à un Intellect-Socrate « bon » « parmi les dieux qui sont bons » et « peut
ordonner les réalités » qui se retrouvent partout chez Platon deviennent autrement plus
explicites1153. Un peu à la façon du premier démiurge Socrate du Timée, le Phédon
propose par le rejet de l'Intellect d'Anaxagore de puiser la source de la Raison dans
l'inversion du sens des générations pneumatiques du monde sublunaire en vue d'une
« bonne » génération. La répudiation de l'Intellect d'Anaxagore est due au fait que
l'ordonnancement des réalités doit nécessairement se faire en vue du bien1154. En
d'autres termes, les causes accessoires doivent êtres subordonnées en vue du
« meilleur » et de l'« àya0oç ». Ces précisions philosophiques veulent restructurer le
mode d'action des causes daimoniques cosmiques sur les mortels dont s'inspire Socrate
depuis sa jeunesse :

« [...] j'étais prêt à recevoir le même enseignement pour le Soleil aussi, pour la
Lune, pour tous les autres astres, pour leurs vitesses relatives, leurs retours, et
toutes leurs péripéties! Prêt à apprendre comment il était meilleur pour chacun
d'agir comme il agit et de pâtir de ce dont il pâtit. Car pas un instant je
m'imaginais que, tout en affirmant que c'est l'Intellect qui impose son ordre, il ait
pu attribuer une autre cause à ces phénomènes en plus du fait qu'il est meilleur,
pour eux, d'être ce que précisément ils sont. Je me figurais donc qu'assignant
cette cause-là à chacun d'eux en particulier et à tous en général, il allait m'exposer
en détail en quoi consiste le meilleur particulier à chacun et le bien (àya06v)
commun à tous [...] » (Phédon, 98a-b [trad. M. Dixsaut]).

11 5 2 Voir aussi Phédon, 75d; 76d; 77a; 80d et 85b.


•1 5 3 P a r exemple, Phédon, 63b-c et 69e.
1154 "Plato's dialectic of the Sun", dans History of philosophy in the making. A symposium of essays to honor fames D.
Colins on his 65th birthday, par Thro L. J. Washington, D C : Univ. Pr. of America, 1982.

375
L E D I E U D E PLATON. ESSAISUR LEDAIMON-SOCRATE COMAŒ PARADIGAŒ D E LA RATIONALITÉ PLATONICIENNE

Cet extrait indique que Socrate approuve l'enseignement de la physique


daimonique d'Anaxagore, mais en rejette à la fois les conséquences matérielles, puisque
la cause finale, l'Intellect « agathoïde », le bien commun à tous, en est complètement absent
: «Je vois un homme qui ne fait rien de l'Intellect, qui ne lui impute aucun rôle dans les
causes particulières de l'ordre des choses, qui par contre allègue à ce propos des actions
de l'air, de l'éther, de l'eau, et quantité d'autres explications déconcertantes » (Phédon,
98a-b). À ce titre, l'on voit que l'originalité du Socrate du Phédon n'est pas seulement
d'affirmer que la cause est reliée au divin et aux daimonia, mais qu'avant même la
République, celle-ci est rehée à l'Intellect agathoide dont il est la première expression
généséologique. On peut même voir que son envolée daimonique n'est pas étrangère
avec le statut même du bien qui, tout juste avant la notion de cause, est défini dans le
Cratyle comme « ce qui court » (xoû 0ooû) plus vite que tout dans la nature : « Quant à
"àya0ôv" ("bon", "bien"), ce mot veut dire qu'il s'agit d'un nom donné à tout ce qui est
"admirable" (xop àyacrxô)) dans la nature. Car, puisque les êtres cheminent, il y a chez
certains de la vitesse, chez d'autres de la lenteur. Ce n'est donc pas le Tout qui est
rapide, mais quelque chose du Tout qui est admirable de ce qui court (xoû 0ooû ôq xâ)
àyaoxcjj) qu'on applique ce nom, "xàyaOôv" » (Cratyle, 412c)1155. Il faut se rappeler que
ces entités qui sont bonnes sont considérées comme les daimones de la race d'or ailleurs
dans le dialogue et qu'elles parcourent tout le réel1156. Ainsi, le philosophe est celui dont
l'Intellect en vue du bien traverse l'Universel.
On constate même que Platon opère une sorte de dénivellation de Socrate face à
la tête de ses interlocuteurs. Qu'on le veuille ou non, celui-ci — depuis les Nuées
d'Aristophane et les premiers dialogues de Platon — se trouve toujours à occuper
l'endroit précis et, comme nous cessons de le répéter, la fonction même de l'Intellect
hypostatique. L'emplacement de l'« Intellect-Socrate » n'a rien de naïf et semble

1,55
On retrouve pratiquement la même inflexion dans les Lois, X, 899b, où il est clairement stipulé que les
âmes étant causes des astres comme le Soleil, la Lune, etc., elles possèdent une bonté totale et sont
véritablement divines.
n" Cratyle, 398a et 418a-419a et 422a.

376
LE DLEU DE PLATON. ESSAISUR LEDAIMON-SOCRATECOMME PARADIGME DE LA RATIONALITÉ PLATONICIENNE

pleinement assumé dès le Phédon — sans doute dès les dialogues de jeunesse1157. Il s'agit
du passage où l'entretien avance le formidable tableau de Simmias et Cébès, en fuyards
des raisonnements, et Phédon, héritier de la pensée de Socrate qui ouvrira une école
philosophique à Éhs après sa mort, qui, assis sur un tabouret à sa droite, lui « offre » sa
tête comme dans le Charmide, et qui sera pour ainsi dire dominée par la présence du
maître comme par un Intellect1158. Socrate la caresse de ses mains en raillant ses

1157
Le Charmide présente le surclassement d'Héraclès hé à une réelle conversion philosophique de la « tête ».
Il faut noter que, étant le fils du frère de Périctionè, la mère de Platon, Charmide est du même genos que
ce dernier. Aussi, on ne s'étonnera pas de voir que Socrate cherchera à convertir et à retourner la tête de
celui-ci du côté où, encore une fois, comme les protagonistes de la Répubique et du Timée, sa parenté se
voit la plus naturellement prédisposée : « E t il convient qu'il possède cette qualité [si son âme est d'une
bonne nature], n'est-ce pas Critias vu qu'il fait partie de votre famille» (Charmide, 154e). Celui qui
enracinera naturellement (4>0_iv) sa puissance et ses capacités qui ne demandent qu'à se manifester est un
« grand homme » possédant donc encore une fois tous les attributs de Socrate (Charmide, 165e et 169a-b).
Le juron habituel « par Héraclès ! » dans un autre passage montre qu'il y aura une rupture des rapports
père/fils grâce à l'influence de Socrate en vue d'instaurer une descendance philosophique plus
appropriée (Charmide, 154d). Se présentant comme un médecin de la doctrine de Zalmoxis pouvant
rendre immortel, il soignera la lourdeur que Charmide ressent à sa tête depuis quelque temps (Charmide,
155b et 156d). Comme dans le Phédon et les autres dialogues, c'est donc lui qui, en réahté, détient le secret
de rimmortalité. Platon, suivant nos remarques antérieures concernant 1''Alceste d'Euripide, subordonne
l'exercice du maître sous le patronage d'Apollon (Charmide, 157c). Socrate sauvegarde ainsi de la tête du
jeune homme qui engendrera la sagesse en lui (Charmide, 156e et 157a) et, selon Critias, le devenir
meilleur par la pensée : « Cette lourdeur à la tête, Socrate, aura été pour le jeune homme une véritable
aubaine, s'il est par là contraint de devenir meilleur sous le rapport de la pensée également » (Charmide,
157c-d). Rattachée à un autre passage de la Répubique, la philosophie ne serait donc pas celle qui
donnerait des maux de tête, mais celle qui, à l'inverse, la délivre de ses tensions qui sont dues au fait
qu'elle n'est pas habituée à la remise en question des vertus traditionnelles (Répubique, III, 407b-c). Bref,
le remède métaphysique pour conduire la tête dans la bonne direction n'est jamais Héraclès chez Platon,
mais bien Socrate sous le patronage d'Apollon. Ici comme ailleurs, on peut statuer d'une manière
générale que la figure de ce dieu est dépassée par lui.
u 58 Phédon, 89b. Dans le Timée, Platon nous montre aussi ceux qui ne s'adonnent pas à la philosophie et ne
font pas usage des révolutions daimoniques pourrait s'accomplir dans leur tête (Timée, 90a-e). Ils sont
donc conduits par le thumos, c'est-à-dire, conformément à la République et comme nous venons de le voir
à propos de Ctésippe, par le genos héroïque (Timée 90e). Ceux-ci correspondent sans doute aux
prisonniers de la caverne qui sont incapables de bouger et de tourner la tête {Répubique, VII, 514a-b et
515a-b). Ces âmes, n'étant pas conduites adéquatement, sont aussi celles qui sont traînées dans l'Hadès
(Répubique, X, 600c-e et 616a). Proclus remarque aussi dans son Commentaire au Timée que les têtes des
disciples sont organisées par Socrate (Commentaire sur le Timée, XL, 6-9). Dans les Lois, Platon condamne
celui qui commet le meurtre de son propre père (Lois, IX, 872d-873e). Les magistrats et les serviteurs des
juges, au n o m de tous, lapideront sa tête pour purifier la cité. Le contexte de ce dialogue n'est plus
d'abord à la défense de la figure de Socrate à l'intérieur de la cité, mais à la fondation d'un Intellect
légitimant l'autorité daimonique des gardiens au sommet du pays (Lois, XII, 969b-c). C'est pourquoi c'est
l'âme et la tête qui y est rattachée jouent le rôle de sauvegarde de l'être. L'Intellect qui est dans l'âme agit
comme le pilote sur le navire (Lois, XII, 961d). Dès lors, les gardiens des Lois pourront rendre la cité
semblable à cette tête sauvegardée par ce principe rationnel (Lois, XII, 964d). Aristophane le mentionne
aussi dans son discours sur Éros dans le Banquet de Platon. Dans des circonstances qui rappellent la fable
d'Esope dans le Phédon, il affirme qu'il y avait à l'origine deux têtes reliées à une seule (Banquet, 190a).
Éros, c'est-à-dire l'Éros-Socrate dans le cadre du dialogue, réalise l'entreprise de fusion des deux parties
originelles ayant été en réahté séparées par le raisonnement dialectique représenté par Zeus (Banquet,
190e). O n retrouve par la suite plusieurs références à cette partie du corps dans une daimonologie
imbriquée dans les concepts se rapportant aux « discours » poétiques. Socrate affirme dans le Phèdre que

377
LE DIEU DE PLATON. ESSAI SUR LEDAIMON-SOCRATE COMAŒ PARADIGME DE LA RATIONALITÉ PLATONICIENNE

cheveux de Péloponésien comme d'habitude : « Ce sera donc demain, Phédon, que m


feras sans doute couper ces beaux cheveux ? » (Phédon, 89b). Ce cadre concernant
l'argument final sur rimmortalité de l'âme précède la mise en scène de l'Intellect de
Socrate distinct de celui d'Anaxagore1159. Nous avons déjà noté les hens évidents avec la
figure de Glaucon/Glaucos, genos prédisposé au savoir philosophique — le fils
engendré à partir de la parenté avec Socrate —, dont l'âme sera transfigurée tout au
long de la République. On pourrait dire que Phédon est converti de la même façon ici. Il
est l'homme qui, pris dans les profondeurs de la mer, pourra élever sa tête hors des
flots et sera lui aussi généré en immortel s'il se laisse conduire par le _/_K>w»-Socrate1160.

4.3.1 Socrate, le « météorologue » du Phédon

Si l'on accepte l'idée que le Socrate du Phédon, du Phèdre, du Banquet, de la


République, du Timée, etc., est la première expression généséologique de l'Intellect,
plusieurs aspects du « Socrate historique » doivent être considérés d'une autre manière,
notamment la question du « Socrate météorologue ». Nous avons indiqué que lorsque
Socrate était jeune, il s'en remit à la pensée d'Anaxagore un peu de la même façon dont
Simmias affirmait auparavant que faute de mieux, l'homme devait se laisser guider par
une pensée embrouillée comme sur un véhicule fragile au long de sa vie. Il se laissa en
effet « conduire » au véhicule de la pensée d'Anaxagore selon qui la matière et les
principes présocratiques composeraient l'Intellect (voûç) cosmique (ô_aKooj_._.v) et les
causes (aïxia) matérielles véritables de toute chose1161. Il s'avérera toutefois par la suite

sa tête est parfaitement « à l'aise et disponible » pour être conduite par les discours de Phèdre (Phèdre,
230c). Mais celui-ci est en réahté un bien mauvais guide en la matière. C'est pourquoi Socrate, plutôt que
de la laisser diriger la redressera comme le cocher qui regarde au-dessus de la voûte céleste avec sa tête
en guidant ses chevaux (Phèdre, 248a; 258e et 262d). A découvert pour le dieu, elle permet de produire de
meilleurs discours (Phèdre, 243). Et l'interlocuteur du maître est mieux dirigé par lui dans le cadre des
échanges platoniciens. On peut penser qu'à chaque fois que le philosophe interpelle par l'interjonction
« chère tête » (<J>iAnc K«}>aÀfjç), Platon signifie en réahté que sa pensée est conduite par celui-ci et qu'elle
est désormais susceptible d'être une « tête-amie » (Euthydème, 293e; Gorgias, 513b-c; lo, 531d-e et Phèdre,
264a). Les mythes aussi doivent avoir une tête et c'est le daimon-Soctate qui en permet la plupart du
temps l'intelligibilité (Gorgias, 505c-d).
1159 Infra.
n 60 Phédon, 109c-e.
ml
Comme l'a bien remarqué L. Pépé, « Le hvre d'Anaxagore lu par Platon », dans Platon. Source des
présocratiques, éd. par M. Dixsaut et A. Brancacci, Paris, J. Vrin, 2002, p. 107-128, la notion d'intellect

378
LE DIEU DE PLA TON. ESSAI SUR LE DAIMON -SOCRA TE COMME PARADIGME DE LA RATIONALITÉ PLA TONICIENNE

que celle-ci se révélera insatisfaisante et devra être subordonnée à la daimonisation


immatérielle du bien-Intellect. C'est justement la manière dont Socrate se dit déçu de la
première version de l'Intellect qui montre encore le caractère daimonique du « voûç » à
l'intérieur du Phédon : « Puisque cependant la cause (aixiaç) s'était dérobée à moi,
puisque je ne n'avais eu le moyen, ni de la découvrir par moi-même, ni de m'en instruire
près d'un autre, j'avais, pour me mettre à sa recherche, à changer de navigation (xôv
Ô£ÛX£QOV TtAoûv) » (Phédon, 99c-d). Comme nous l'avons exphqué à l'aide des remarques
de Simmias, la « première navigation » fait implicitement référence à Terreur de Socrate
qui a cru « naviguer » avec l'Intellect matériel tel que le concevait Anaxagore. Sa
« seconde navigation » ou son « changement de navigation » consiste à ne plus croire
que l'Intellect matériel est une cause, mais que c'est plutôt son Intellect « à lui » qui, en
tant qu'Intellect hypostatique et métaphysique en vue du bien, est la nouvelle cause
(aixioç).

Force est d'admettre que cette nouvelle conception du « voûç » transforme


complètement les rapports avec la météorologie de Socrate telle qu'elle se présente dans
la bouche du Socrate ailé des Nuées. Bien qu'elle est un aspect socratique dont
Aristophane se moque, il faut souligner qu'elle ressemble en tout point à la science du
logos aérien et solaire platonicien. D'une manière générale, le Timée utilise le verbe

« laexecoQ-Çeiv » pour désigner l'envolée daimonique des principes matériels vers le haut,

mais surtout l'expression « uexecoçoAoyiKÔç » pour désigner les hommes qui, d'une
façon similaire au genre des oiseaux, s'envolent en quelque sorte dans Tair par le
logos1162 : « L'espèce des oiseaux, elle, provient de la transformation — il leur pousse des
plumes au heu des poils — d'hommes dépourvus de méchanceté, mais légers, s'élevant
par le logos en Tair ((aexecoQOÀoytKciJv) » (Timée, 91d). La science météorologique de
Platon ne consiste jamais uniquement en T«étude des météores» ou en l'«étude des
phénomènes se produisant dans l'atmosphère », mais représente avant tout le moteur
daimonique « logocentrique » même de la dunamis ailée. D'une manière quelque peu

cosmique d'Anaxagore — même si un passage du Cratyle nous permet de le concevoir comme


« autarcique » (Cratyle, 413c) — possède une finalité mécaniste. Voir Phédon, 98c.

379
LE DLEU DE PLATON. ESSAI SUR LE DAIMON -SOCRA TE COMME PARADIGME DELARA TIONAJUTÉ PLA TONICIENNE

différente de notre conception moderne de la météorologie, « météorologiser » exprime


littéralement en lui-même l'envol du logos-météore. Bref, les météorologues du Timée ne font

pas que s'« occuper des météores », mais élèvent leur intellect et leurs pensées en Tair
par le logos. D'une façon plus précise, le Cratyle affirme que le météorologue
(u-xecoooAoyc-v) est en réahté le « nomothète » (ô vo(j.o0éxqç), c'est-à-dire, à l'intérieur
du cadre de ce dialogue, celui qui créé le logos-météore au moment où il l'énonce p a r l'envolée de

son Intellect. Nous avons vu que cette figure nomothétique et démiurgique est très
proche du logos démiurgique du Timée. Le Cratyle expose l'exercice de l'Intellect
possédant un hen direct avec la vision de la pensée produite de façon « météorique » :
« La contemplation du monde supérieur est elle-même bien nommée ourania, puisqu'.7/<?
voit ce qui est en haut (ôocboa xà àvco); c'est cette contemplation que, suivant les
météorologues (oi [_.ex_a>QoAôyoi), produit l'Intellect pur (xôv Ka0açôv voûv
naQayiyveoOai), et justifie le nom donné au Ciel (xcf> oùoavcô) » (Cratyle, 396c). D'une
manière presque identique aux Nuées, la contemplation du monde supérieur des
météorologues (qui était rendue possible par Socrate agissant sur la psyché de Strepsiade
et Phidippide), le nomothète platonicien affirme en quelque sorte qu'elle mène à
l'Intellect pur (xôv tcaGaçôv voûv). Ici, l'envol préalable et nécessaire de l'Intellect de
Socrate n'est pas nommé. Pourrions-nous penser que les météorologues produisent ou
font naître (naQayiyvEodaa) l'Intellect d'une autre façon ?1163 Bien qu'Aristophane
présente une caricature du maître et donc, par exemple, du « voûç » et de la
« (jjQoveaiç » ailés tels qu'ils se retrouveront chez Platon, nous n'avons néanmoins
aucune raison de douter qu'il s'agit d'un sujet à prédominance socratique.

Notre analyse relative au fait que l'Intellect-Socrate du Phédon serait en réahté la


cause daimonique supérieure et le logos divin distinct de celui d'Anaxagore engendrant
l'envolée paradigmatique de la psyché des autres membres de sa confrérie appert de ce
fait même moins absurde et beaucoup plus cohérente qu'il n'y paraissait peut-être de
prime abord. Un passage du Phèdre vient encore appuyer l'idée générale que le Socrate

» 62 Timée, 63c.
1163
Sorate dit aussi que l'homme possède la possibilité de « s'élever soi-même en l'air (|_£T£_ÇLCEIV) ou élever
autre chose » (Cratyle, 406e).

380
LE DLEU DE PLATON. ESSAISUR LE DAIMON -SOCRATE COMME PARADIGME DE LA RATIONALITÉ PLATONICIENNE

historique aurait affirmé posséder un « voûç » hypostatique différent de tous les autres
météorologues de son temps lui permettant d'affirmer haut et fort comme dans les
Nuées d'Aristophane qu'il pouvait prétendre à une technè particulière engendrant le
« météro^-ij- ». Le maître y résume sa façon de voir la météorologie d'Anaxagore et
Périclès :

« Toutes les techniques, je veux dire celles qui ont de l'importance, exigent en
sus du bavardage et de la météorologie sur la physique (uexecoQOÀoyiaç t^ûoecuç
7TÉQL); de là vient, semble-t-il, cette élévation psychique de l'intellect (ûijjqÀôvouv)
et cette perfection du travail sur tous les points qu'on y trouve. Voilà
effectivement ce que Périclès a acquis et ce qu'il a joint à ses quahtés naturelles.
La raison en est, je crois, que, le hasard lui ayant fait rencontrer Anaxagore,
lequel était un homme de cette espèce, Périclès se gorgea de météorologie
(uexecoQOÀoyLaç) et pénétra la nature de l'Intellect (<pvoiv voû) aussi bien que ce
qui échappe à la raison, logos sur lesquels précisément Anaxagore s'exprima
longuement (Àôyov ènotelxo) » (Phèdre, 270a-b [trad. L. Brisson]).

Comme Ta bien montré L. Brisson, le hen avec le Phédon est ici indéniable et très
important 1164 . Pour l'essentiel, la cosmogonie d'Anaxagore reposait sur un état primitif
d'indistinction sur lequel l'Intellect interviendrait par la suite comme une mise en ordre
ou un ordonnancement. Il est clair que, comme l'indique L. Brisson, encore, la
« météorologie » caractérise la démarche philosophique. Nous savons en outre
qu'Isocrate dénonce les membres de l'Académie désignés comme des « météorologues »
— mentionné par Platon dans la République1165. Mais ce n'est pas tant le fait
qu'Anaxagore et Socrate peuvent être rapproché à certains égards (le fait que le sophiste
peut être aussi désigné comme un météorologue, par exemple) qui semble le
préoccuper que sa façon de concevoir l'Intellect et la météorologie. Certes, Périclès est
ici cité parce qu'il remplit trois conditions : il était doué, il a acquis un savoir sur
l'Intellect d'Anaxagore et Ta mis en pratique. Et comme l'indique L. Brisson, il est
manifeste que ce qui intéresse Platon n'est pas l'action politique de Périclès sur

U64
L. Brisson, « L'unité du Phèdre de Platon, Rhétorique et philosophie dans le Phèdre », dans Understanding
the Phaedrus : proceedings of the II Symposium Platonicum, ed. par R. Livio, Sankt Augustin, Academia-Verlag.,
1992, p. 1-76, à la page 69.
»« Sur l'échange, 259-269 et 261-266. Répubique, VI, 488e-489a. Voir L. Brisson, op. cit., note 1164, p. 71.

381
LE DIEU DE PLA TON. ESSAI SUR LE DAIMON-SOCRA TE COMME PARADIGME DELARA TIONALITÉ PLA TONICIENNE

Athènes, mais bien sa formation intellectuelle1166. Pourquoi ces deux protagonistes


toujours critiqués dans les dialogues platoniciens sont cités ici en exemple ? Rien
n'indique une ironie ou un changement de cap radical à leur endroit dans ce passage du
Phèdre. Nous croyons que ni Tune ni l'autre ne fait partie de la solution pour saisir le
texte et que ce développement doit être pris au sérieux1167. À notre avis, l'exposé de
Socrate montre que : 1) même s'il vante leur formation, rien ne nous permet de penser
qu'il a changé d'attitude face à Périclès et Anaxagore, et; 2) comme l'indique L. Brisson,
cet élément possède effectivement un hen direct avec sa formation telle qu'exposée
dans le Phédon. En saluant la perspicacité d'Anaxagore et Périclès de façon partielle, les
interprètes n'ont pas assez souligné que, d'une manière un peu différente de l'Intellect-
Socrate des Nuées et du Phédon, Socrate ne présente jamais Anaxagore comme ayant
soutenu que le principe ou la condition même de toute compréhension météorologique
et physique est avant tout le « VOÛç ». Bien au contraire, le physicien fait partie de ceux
qui ne saisissent pas que l'Intellect précède la météorologie et ses aspects. Les Lois diront
à leur manière que le Soleil, la Lune et les astres ne sont pas des pierres comme
l'affirmait celui-ci — pas plus que le feu, Teau, la terre et Tair ne sont les véritables
principes —, et que la physique doit être un produit postérieur de l'Intellect, qui est en
réahté la cause première1168. D'une manière identique à son maître, Périclès a pénétré la
nature de l'Intellect après avoir exploré leur capacité à élever les humains par le logos
((aexecoQoAoyLaç). Rien n'indique que la nature du « voûç » (fyvoiv voû) ici évoquée est
la bonne; elle ne Test sans doute que par homonymie à celle de TIntellect-Socrate du
Phédon. A ce titre, le constat du Phèdre est limpide : la météorologie n'est pas un
bavardage pour autant qu'elle favorise l'élévation psychique du « voûç ». La profonde
connaissance de la production du ^jw-météore est une science de la nature que le
Socrate aristophanesque possède dans les Nuées et que le Socrate du Phédon affirme en
quelque sorte avoir approfondie grâce à Anaxagore, certes, mais en se distinguant de celui-ci
comme Intellect causal. Dans le même ordre d'idée, Platon créé ici le terme unique

1166
L. Brisson, op. cit., note 1164, p. 75.
1167
Pour un avis opposé, voir CJ. Rowe, trad. Phaedrus, Warminster, Aris & Phillips, 1986.
1,68
Lois, X, 886d-e; X, 889b; 891c-892c-e et 898e-899a.

382
LE DLEU DE PLATON. ESSAI SUR LEDAIMON-SOCRATE COAIME PARADIGME DELÀ RATIONALITÉ PLATONICIENNE

d'« ût|rqÀôvouv » afin d'invoquer l'idée même de techriè météorologique de conduite de


l'Intellect que se targue de posséder le Socrate psychagogue des Nuées — et, dans une
autre mesure, celui des Oiseaux. On peut donc affirmer avec certitude
qu'indépendamment de la façon dont il sera récupéré par Aristophane et par Platon, le
Socrate historique, lui, tend à se révéler à l'inverse d'Anaxagore sous les traits d'un
véritable Intellect hypostatique qui, par le ^gor-météore permettant d'élever les ailes de
la psyché des membres de sa confrérie ou de son genos, se targuera d'agir comme un
daimon sectaire volant dans les airs. Soulignons encore une fois que le logos du Socrate
inspiré semble conduire la psyché de Phèdre tel un logos-vsxétéore à l'intérieur du
dialogue1169. C'est « cet espace qui s'étend au-delà du Ciel n'a jamais encore été chanté
par aucun poète d'ici-bas » (Phèdre, 247c). L'envolée psychique ailée est le lot d'une âme-
météore, c'est-à-dire le mouvement du „g_>.r-météore de l'intellect vers les réahtés
supracélestes conduit par un dieu ou un daimon ailé, vers la race des dieux : « La nature a
donné à l'aile le pouvoir (ôûvautç) d'entraîner vers le haut (àyeiv àvco (jiexecoçiCouaa)
ce qui est pesant, en l'élevant dans les hauteurs où la race des dieux (xô xcôv Gecôv
yévoç) a établi sa demeure; l'aile est, d'une certaine manière, la réahté corporelle qui
participe le plus au divin » (Phèdre, 246d)1170.
Nous avons exphqué comment l'Intellect-Socrate représentait en lui-même une
forme inédite d'Intellect causal philosophique distinct et antérieur à la conception
matérielle et cosmique d'Anaxagore à l'intérieur du Phèdre, mais aussi du Phédon. Bien
que le terme de « météorologue » n'y apparaisse jamais, c'est l'étude de « la science ou
histoire de la nature » (TCEQL CJJÛOE-OÇ Loxootav) et de l'Intellect matériel d'Anaxagore qui
inspira le plus le jeune Socrate tout en le convainquant que la véritable nature de
l'Intellect devait être autre1171. Assuré que la pensée (4>QÔvqaiç) émergeant dans l'âme
devait trouver des causes autres que matérielles, l'apprenti dû se rendre à l'évidence que

1169 Phèdre, 243d-e et 249c. Socrate tend à se désigner lui-même lorsqu'il parle des logoi : « Si seulement il
écrivait qu'il faut donner la préférence au pauvre plutôt qu'au riche, au vieux plutôt qu'au jeune, sans
parler de tous les cas qui me concernent, moi, et la plupart d'entre nous avec ! Ce seraient, sans nul
doute, des paroles de bon goût, et d'utilité publique » (Phèdre, 227c-d).
Voir C. Gaudin, « Remarques sur la météorologie chez Platon », Revue des études grecques, 1970, LXXII, p.
332-343, qui n'hésite pas avec raison d'insister sur les hens de la psychagogie rhétorique ailée et l'envolée
contemplative et météorique de l'âme que nous avons déjà soulignées.

383
L E DLEU D E PLA TON. ESSAI SUR LE DAIMON-SOCRATE COMME PARADIGME D E LA RATIONALITÉ PLATONICIENNE

l'Intellect causal universel (xô xôv voûv Ttavxarv aîxtov) au sens où il aimait le concevoir
n'existait pas1112. Le Phédon montrait la création originale de Tlntellect-Socrate tout juste
avant son envolée dans les airs parmi les autres daimones aériens. Or il est frappant de
constater que le maître critique les causes anaxagoréennes, l'action de l'air, de l'éther, de
l'eau, etc. ressemblant en tout point à celui qu'il défendrait à l'intérieur des
Nuées1113. D'une manière identique à la comédie d'Aristophane, le Phédon montre que
ces causes peuvent être étudiées pour autant qu'elles soient ordonnées par l'Intellect « à
la manière de Socrate ». Le constat de Platon est clair : Socrate a bel et bien étudié les
phénomènes physiques, les actions des nuées, de l'air et de l'eau à l'intérieur d'une pneumatologie
daimonique. Socrate fait toutefois ici une remarque importante, puisque c'est en réahté
l'Intellect hypostatique et causal qui lui importe en premier lieu. Les autres causes comme
« l'action des sons vocaux, de Tair, de l'audition, mille choses de ce genre » n'en sont
pas de véritables1174. Tout indique ipso facto que la caricature d'Aristophane à ce sujet est
parfaitement valable à certains égards puisque, comme nous l'avons déjà exphqué dans
le premier chapitre, c'est avant tout l'Intellect solaire ou les pensées de Socrate qui sont
préalables à la psychagogie éthérée permettant aux disciples de « météorologiser », de
« s'élever dans les airs » et de discourir par la phronesis avec le même logos que le maître.
Par conséquent, si Ton ne peut finalement rien dire sur la question de savoir si Socrate
aurait effectivement considéré d'une manière sérieuse durant une période de sa vie une
envolée éthérée dans les nuées, l'éther et les heux divins, on peut cependant assurer
hors de tout doute que l'activité psychagogique de l'Intellect sur l'âme des disciples comme activité
charismatique distincte du nomos athénien était le lieu commun originaire du Socrate historique.
Nous avons déjà exphqué que la puissance (ôûvauiç) de laquelle naît la meilleure
disposition possible pour les réalités provient d'une force divine (bai\xo\iav)
particulière1175. Les sciences de la nature et la météorologie (comme elles auraient été
étudiées par Socrate ou ses disciples) sont finalement toujours abordées comme des

1,71
Phédon, 96a et suiv.
» 72 Phédon, 97c.
ii" Phédon, 98b-c.
"7< Phédon, 98d.
» 75 Phédon, 99b-c.

384
LE DLEU DE PLATON. ESSAI SUR LEDAIMON-SOCRATE COAIME PARADIGMEDE LA RATIONALITÉ PLATONICIENNE

attributs secondaires chez Aristophane et chez Platon pour une raison bien simple :
Socrate affirmait plutôt que son Intellect hypostatique était distinct et antérieur aux
autres et possédait le pouvoir de diriger l'intellect, les pensées et la psyché des membres
de sa confrérie.
Après le « voûç » causal et démiurgique du Socrate du Banquet, du Phédon, de la
République et du Timée, force est d'admettre que, telles les Nuées, la phronesis de ses
disciples est le résultat sectaire d'une pensée daimonique partagée. Nous avons souligné
qu'Aristophane voulait montrer que l'envolée du maître liai permettrait d'exercer une

supra-« c})QÔvqcriç » (Û7i£Qc|)QOV£iç) en contemplant les dieux (9eoùç) de haut et non de


la Terre comme les autres hommes 1176 . D'une manière qui n'est pas incompatible avec
les Nuées, le Phédon expose que le corps est un obstacle à la phronesis qui, selon Socrate,
agit d'abord sur Tâme afin de dérégler leur tempérance1177. Non seulement celle-ci doit
être distinguée des causes matérielles, des affects, etc., mais elle est en quelque sorte la
seule « monnaie d'échange » valable : « Peut-être n'y a-t-il ici qu'une monnaie qui vaille
et en échange de laquelle tout cela doive être échangé : la pensée (4>QÔvqoiç) » (Phédon,
69a). Sans la pensée, il n'y a pas d'« échange » vrai et sain; elle seule peut faire l'objet
d'une « communion »1178. Ces remarques précèdent tout juste T« argument des
contraires » à partir duquel les âmes des morts échangent leurs pensées avec les
vivants1179. Ainsi les multiples exhortations de Socrate pour que ses disciples s'efforcent
de penser en philosophes tout au long du Phédon prendront un tout autre sens : « C'est
exactement pour ces raisons qu'il faut tout mettre en œuvre pour, en cette vie,
participer (|_i£xao"X£-v) à l'excellence et à la pensée (<j)Qovr|0£C-tç) » {Phédon, 114c-d).
« Participer » (fj.£xaax_îv) à la « pensée » (<j>QÔvqatç) adopte une inflexion singulière
lorsque Ton se rappelle que l'intellect de Socrate était perçu comme une cause distincte
tout juste avant le tableau selon lequel ses prérogatives seront accomphes par sa
pérégrination daimonique. Si Tâme en général doit tendre vers ce qui est « divin,
immortel et sage » (xô _£îôv XE Kal àôâvaxov Kai C})QÔVL(_IOV), cette autorité à l'intérieur

i™ Nuées, 225-7.
»77 Phédon, 65a; 66a; 68a; 69a.
»"« Phédon, 69b-e.

385
LE DIEU DE PLA TON. ESSAI SUR LE DAIMON -SOCRA TE COMAŒ PARADIGME DELARA TIONALITÉ PLA TONICIENNE

de la psyché (àox-tv q vfwxqv àAAcoç XE Kai cj>QÔvif_.ov), Socrate nous est présenté dans le
Phédon comme étant le plus «cbçôvqioç» de tous 1180 : «Socrate est le plus sage
(4>Qovi[_.artâxou) » (Phédon, 118a). Le message de Platon est clair; de manière générale,
afin d'être immortelle, Tâme doit se rendre la plus « pensante ou sage » possible
(c|>Qovi(j,coxàxqv) et le maître représente en quelque sorte le « véhicule », le logos divin et
le prototype même du plus sage (c{>çovi|j.coxâxou) pouvant opérer cette psychagogie
philosophique. D'une manière quasi identique aux Nuées, l'ascension de la pensée
(4>çôvqoiç) amène la psyché a fréquenter « ce qui se trouve en haut » et à ce qui est
apparenté (ouyy£vqç)1181. L'âme « parente » peut espérer « rencontrer » la pensée « là-
bas »1182. Tout indique que l'envolée du maître à l'intérieur du Phédon correspondrait en
réahté à l'aboutissement même du mode de fonctionnement de la pensée in vivo,
puisqu'arrivé au-dessus de la Terre, sur les bords de Tair, on y voit les habitants
particuliers que sont les daimones1163. Nous avons exphqué que le Socrate volant autour
de ces heux éthérés doit être considéré à son tour comme un daimon, lui qui possède
toutes les caractéristiques de ces êtres intermédiaires vivant entre les hommes et les
dieux dans l'Hadès.

La terminologie éthérée de la « 4>QÔvqo_ç » platonicienne du Phédon vient


recouper celle abordée trente ans plus tôt dans les Nuées. D'une manière caricaturale, la
pensée et la noesis seraient créées du haut des airs et s'appliqueraient sur une psyché en
essor aérien solaire grâce au logos. Socrate personnifierait le paradigme d'une sorte de
génération psychique, une parenté sectaire intellectuelle pouvant possiblement être à
l'origine et la cause intelligible platonicienne même de l'apparition d'une daimonologie
particulière. Sans nommer le maître de manière exphcite, nous avons vu comment le
Timée reprend l'idée à sa manière et en faisant du daimon-Socrate l'expression même de
l'Intellect généséologique, cette espèce d'âme habitant dans la partie supérieure de notre

1,79
Phédon, 70c et suiv.
n 80 Phédon, 62d; 81a; 94b et 108a.
"«i Phédon, 79d.
» 82 Phédon, 68b.
n 83 « Pour ce qui est de la vue, de l'ouïe, de la pensée (Q>QOVT\OEI) et de toutes les facultés de cet ordre, ils sont
par rapport à nous à une distance aussi grande que celle qui séparer l'air de l'eau et l'éther de l'air sous le
rapport de la pureté » (Phédon, 111b).

386
L E D L E U D E PLATON, ESSAI SUR LESALMON -SOCRATE COAUŒPARADIGAŒ D E LARATIONALITÉ PLATONICIENNE

corps et qui nous permet de nous élever au-dessus de la Terre vers ce qui, dans le Ciel,
lui est apparenté (ouyyévEiav)1184. La mise en scène de l'envolée socratique historique
guide l'intellect des disciples comme un daimon tutélaire montrerait également une
fusion philosophique connaturelle impliquant l'exercice de pensée d'une même famille
intellectuelle — à la base même du phénomène de la philosophie sectaire platonicienne.
En conclusion, on peut dire que la météorologie d'Anaxagore, les sciences
physiques et les principes matériels daimoniques se trouvant dans la région du Soleil et
de la Lune ne semblent intéresser Socrate que pour autant qu'ils mènent à expliquer la
nature véritable de l'Intellect et mènent à s'envoler vers hélios afin de produire
Timmortalité dans le Phédon. Même dans sa jeunesse, rien n'indique qu'elles prirent toute
la place. C'est peut-être avec cette tonalité qu'il faudrait saisir la remarque d'Aristote à
l'intérieur de sa Métaphysique11^ : « Socrate s'occupait de questions éthiques (xà qôiicà)
et non de la nature dans son ensemble » (Métaphysique, h , 6, 987b). Même si le terreau
de ses arguments était sans doute celui de la physique présocratique et de la
météorologie, son enseignement portait sur les « affaires humaines »1186. C'est la raison
pour laquelle les variantes du Socrate platonicien de XApologie ne seraient peut-être pas
si contradictoires1187 : « Dans la comédie d'Aristophane, vous avez vu de vos yeux vu la
scène suivante : un Socrate qui méditait en prétendant voler dans les airs (à£Qo(3ax£.v)
et en débitant plein d'autres bêtises concernant des sujets sur lesquels je ne suis un
expert, ni peu ni prou» (Apologie, 19c). A notre avis, la confusion concernant l'éthique
de Socrate parmi les commentateurs proviendrait probablement du fait que son origine
se saisit des sciences de la nature telles qu'il s'en inspire depuis sa jeunesse en vue non
seulement de produire l'Intellect, mais aussi, entre autres, Timmortalité daimonique de
Tâme1188. Diogène Laërce affirme à son tour cette place de la physique : «À mon avis,
Socrate s'est occupé de physique autant que d'éthique jusqu'à ce qu'il discuta de
providence (riçovoiaç), selon même Xénophon qui déclare qu'il discutait seulement

n» 4 Timée, 90a.
1185 V o i r aussi Des parties des animaux, I , l , 6 4 2 a 2 4 - 3 1 ; C i c é r o n , Tusculanes, V , 4 , 1 0 .
1186 L'exposé d'Aristote porte d'ailleurs d'abord sur la perspective des physiciens.
1187
Mémorables, 1 , 1 , 1 1 - 1 6 .
n»» Phédon, 99c.

387
LE DIEUDE PLATON. ESSAI SUR LEDAIMON-SOCRATE COMME PARADIGME DE LA RATIONALITÉ PLATONICIENNE

d'éthique » (Socrate, 45). La « noovoia » qui est en hen direct avec l'activité divine des
êtres intermédiaires agissant sur le destin des mortels dans toute l'Antiquité est ici mise
au même niveau que l'éthique socratique même comme la percevait Xénophon. D'un
autre côté, si Socrate semblait affirmer absurde l'idée qu'il aurait eu les capacités de
s'envoler réellement dans les airs (a£Qopax£Îv) — possiblement au sens où
l'entendaient ses contemporains —, il ne défend pas moins sa croyance aux daimones
dans l'Apologie11*9. Nous avons déjà exphqué que le Phèdre développe une psychagogie
ailée originale permettant justement d'atteindre un certain « fj86ç », c'est-à-dire « une
manière d'être » et une envolée philosophique de Tâme moins caricaturale. Le
philosophe sait qu'elle est plutôt à comprendre comme une « autocinétique » de Tâme
aussi présentée par ailleurs dans les Lois. Ce dialogue dénonce en même temps
l'incompréhension de ces poètes comme Aristophane qui ne saisissent pas la nature
rationnelle de ces mouvements psychiques et solaires, de quelle façon et, surtout,
pourquoi les philosophes étudient les astres et la Lune dans le Ciel1190. Les mouvements
sensibles ou aériens observables existants doivent plutôt être subordonnés à la nature
véritable des mouvements intelhgibles, immatériels et invisibles de l'Intellect rationnel.

4.4. SOCRATE, DEVINETDAIMONDE L 'ALLÉGORIE DE LA CAVERNE

Comme l'ont exphqué plusieurs interprètes, il est difficile de trouver une limite
franche entre le terrain philosophique et le terrain mythique chez Platon1191. Entre
l'origine de toute chose que cherche à décrire l'image mythique et le concept
philosophique du principe, les deux présentent simultanément T« àoxq » au sens grec. À
ce titre, pour voir plus clair dans l'émergence de la rationalité philosophique, plusieurs
ont cherché à séparer les mythes généalogiques de ceux que Ton peut considérer
comme eschatologiques, alors que d'autres ont préféré dresser une hste de critères qui

)18
» Apologie, 27b-e.
i™ Lois, XII, 967c-d.
» 91 Dont J.-F. Mattei, Platon et le miroir du mythe, Paris, PUF, Quadridge, 2002, p. 3.

388
LE DLEU DE PLATON. ESSAI SUR LEDAIMON-SOCRATE COMME PARADIGME DE LA RATIONALITÉ PLATONICIENNE

permettrait de trancher la question de savoir lesquels sont des mythes et d'autres des
allégories1192. Ces classements schématiques, bien que valables, occultent toutefois le
fait trivial mais indiscutable que — comme nous venons de l'expliquer dans le chapitre
précédent — T« àoxq » s'imbrique a priori dans une mise en scène du discours mantique
de Socrate qui, représentant l'expression daimonique et psychique même de l'action de
l'Intellect, réunit tous ces aspects sous une forme éminément eschatologique et
généséologique. Autrement dit, c'est d'abord à partir de ce contexte que Ton doit
exphquer le mythe platonicien et plus particulièrement lorsque, par exemple — ce qui
nous intéressera dans ce chapitre —, nous cherchons à comprendre la fameuse allégorie
de la caverne de la République. À ce titre, notre lecture se distingue des analyses
habituelles qui s'inscrivent d'abord et avant tout à partir de l'interprétation purement
philosophique et schématique de « la ligne » et de sa correspondance à l'intérieur du
hvre VII. On cherchera en vain une présentation purement analytique et le lecteur sera
plutôt surpris par les détours religieux et culturels que nous croyons nécessaire de faire
pour bien la comprendre. Dans notre perspective, c'est d'abord l'expérience mystique
de Socrate qui encadre cette pérégrination psychique qui se trouve à l'intérieur de la
République. Nul doute que les origines daimoniques de la pensée métaphysique à
l'intérieur de la caverne et du monde intelligible transforment radicalement notre
rapport au fameux hvre VII de ce dialogue. Ainsi, nous pouvons parler d'une rationalité
du mythe à condition de comprendre de quelle façon elle se déploie dans le cadre du
texte et du discours de Socrate.

Il faut remarquer d'abord que le hvre VI qui expose des arguments


philosophiques en vue du hvre VII se révèle comme un protreptique de l'expérience
« mythique » de la caverne. Il appert ensuite qu'à l'opposé de ce que l'on a cm le plus
souvent, la ligne du hvre VI n'évoquerait jamais un rapport métaphorique désignant une
ontologie d'un côté et, de l'autre, une épistémologie. Le « visible » qui caractérise cette
initiation réunit tout autrement les rapports daimoniques de ces deux éléments
conceptuels. O n peut penser que seul ce point de vue est en mesure d'associer

J.-F. Mattei, op. cit., note 1191, p. 116-7 et 138.

389
LE DIEU DE PLA TON. ESSAI SUR LE DAIMON -SOCRA TE COMAŒ PARADIGME DELARA TIONALITÉ PLA TONICIENNE

l'expérience sensible et le langage dianoétique, éducatif et psychagogique de la libération


du prisonnier hors de la grotte comme on la retrouve au cœur même de l'allégorie du
hvre VII :

« Il distinguerait d'abord plus aisément les ombres, et après cela, sur les eaux, les
images des hommes, et des autres êtres qui s'y reflètent, et plus tard encore ces
êtres eux-mêmes (ÛOXEQOV ôè aùxà). À la suite de quoi, il pourrait contempler
plus facilement, de nuit, ce qui se trouve dans le Ciel, et le Ciel lui-même (aùxôv
xôv oùoavôv), en dirigeant son regard vers la lumière des astres et de la Lune (xô
xcôv âoxQcov XE Kai a_Aqvqç (jxôç), qu'il ne contemplerait de jour le Soleil et sa
lumière » (Republique, VII, 516a-b [trad. G. Leroux]).

Ce passage, souvent commenté, met l'accent sur les êtres véritables que cherche
à contempler Tâme. Sans la perspective daimonique de l'initiation métaphysique dirigée
par Socrate, la mention de l'expérience philosophique directe du Soleil, de la lumière,
des astres, de la Lune et, surtout, des images des hommes sur l'eau ne pourrait toutefois
pas s'expliquer. Le Ciel lui-même (aùxôv xôv oùoavôv) et la Lune y sont contemplés par
le regard en amont de celui qui a été conduit en ces heux qui se trouvent à l'extérieur de
cette grotte. Ici, le maître expose le voyage de Tâme qui se rend vers les êtres eux-
mêmes et dans les mystères de la procréation de toutes choses, dans la Nuit où, comme
Ta remarqué P. Kingsley, on voit les profondeurs de l'existence, l'endroit même où la
Terre et le Ciel plongent leurs racines1193. Parménide nous indique quant à lui dans son
poème qu'il est conduit comme un kouros face à ces portes que traversent Jour et Nuit
derrière quoi se trouve l'abîme du Tartare. Dans ces heux, le monde souterrain et le
monde ouranien se rencontrent, puisque le Soleil, sur son char, sort de l'en bas pour se
lever vers les hommes1194. Hélios n'est donc pas un astre lointain qui parcourt en
solitaire la voûte céleste (ce qui sera le symbole même du dieu monothéiste), mais il
s'enfonce dans les profondeurs de la Terre et, comme Ta exphqué A. Motte, appartient
ainsi à la sphère de Gaïa tout en participant aux rythmes des saisons et à l'éveil des
fécondations1195. On peut penser que, d'une façon semblable aux traditions, la

U9i
P. Kingsley, op. cit., note 87, p. 53.
n' 4 P. Kingsley, op. cit., note 87, p. 69.
n' 5 A. Motte, op. cit., note 761, p. 73.

390
L E DLEU D E PLA TON. ESSAI SURLEDAIMON -SOCRA TE COMME PARADIGME D E L A R A TIONALITÉ PLA T O N I C I E N N E

psychagogie de Socrate conduit l'âme de Glaucon où tous ces opposés coincident, aux
racines où Jour et Nuit surgissent, aux sources mêmes des eaux de l'Hadès, à
l'emplacement où la Terre et le Ciel ont leur origine et se confondent.
Ce qui est le plus frappant, c'est que ces éléments daimoniques de la République
présents à l'intérieur du passage cité émergent déjà à l'intérieur du Phédon où la vision du
Soleil obhge Socrate à adopter une méthodologie philosophique semblable. Après avoir
été déçu par l'explication des principes matériels des phusikoi et l'Intellect causal
d'Anaxagore, il y présente une conception mystagogique des raisonnements et du
monde sensible qui rappelle hors de tout doute les développements de l'allégorie de la
caverne :

« [...] après cela, j'en arrivai à être lassé des choses existantes; et il me sembla
que je devais prendre garde à ne pas subir le même accident que ceux qui
observent et examinent une éclipse de Soleil : certains corrompent
(ôia(}>8£_Qovxai) complètement parfois leurs yeux pour n'avoir pas regardé dans
Teau l'image de l'astre qu'ils étudient, ou n'avoir pas utilisé un moyen de ce
genre. Et c'est à ce type d'accident que je réfléchissais : je me pris à craindre que
mon âme ne devienne totalement aveugle (xutJjÀcoÔEtqv) à force de regarder
(PÀ£7-_ov) les choses avec mes yeux et d'essayer de les atteindre par chacun de
mes sens. Voici alors ce qu'il me sembla devoir faire : me réfugier du côté des
raisonnements, et, à l'intérieur de ces raisonnements, examiner la vérité des êtres
(xcôv ôvxcov xqv àAq9£iav). Il se peut d'ailleurs que, dans un sens, ma
comparaison ne soit pas ressemblante : car je n'accorde pas du tout que Ton
examine les êtres à l'intérieur d'un raisonnement, on ait plus affaire à leurs
images que lorsqu'on les examine dans des expériences directes. Quoi qu'il en
soit, c'est dans cette direction que je pris mon élan» (Phédon, 99d-100a [trad.
M. Dixsaut]).

Le philosophe est celui qui raisonne à propos des êtres ou des existants. Il faut
dire toutefois qu'une lecture peu nuancée de Platon et cantonnée à une stricte
séparation du sensible et de l'intelligible à laquelle le commentateur moderne s'est
habitué ne se justifie ici que très difficilement. D'une façon similaire à l'allégorie du hvre
VII de la République, le Socrate du Phédon considère que les expériences directes, c'est-à-
dire les images sensibles, sont sur le même plan que la vérité des êtres (xcôv ôvxcov xqv
àAq0£iav) à l'intérieur des raisonnements. Pourquoi ? C'est que, vraisemblablement, au

391
LE DŒU DE PLA TON. ESSAI SUR LE DAIMON -S OCRA TE COMME PARADIGME DELARA TIONALITÉ PLA TONICIENNE

niveau de l'anabase initiatique menant vers les êtres en eux-mêmes, seule la


daimonologie peut réunir les expériences sensibles de la lumière du Soleil visible sur les
objets et le raisonnement provenant de l'Intellect. A ce niveau, ces éléments
philosophiques se confondent. Les Lois rappellent qu'en ces endroits le mortel, aveuglé,
doit prendre l'habitude de contempler d'abord les images de l'Intellect afin d'éviter de
corrompre sa vision1196. En outre, Y. Ustinova a mentionné que durant les rites
d'initiation à l'intérieur des cavernes, l'aveuglement précédait Tépoptie — contexte
également souligné par la prophétesse Diotime dans le Banquet1191. Le terme de
« mystère » dérive d'ailleurs du verbe « fjx_iv » (fermer la bouche ou les yeux).
L'obscurité des grottes est pour la psyché un environnement propice à l'écoute d'échos
divins de toutes sortes, favorable aux visions mystiques et aux contacts avec les dieux.
À la manière du Phédon, lorsque Tâme du prisonnier de la République quitte l'obscurité du
premier moment initiatique, le discernement du Soleil se révèle ensuite comme une
expérience « éblouissante » ou « aveuglante »1198. Les verbes « ôiacj)0£_0£_v » et
« xu(j)Àoûv » pour désigner l'aveuglement visuel (fiAéneiv) sont utilisés chez Platon selon
cette tonahté partout à l'intérieur des deux dialogues1199. Autrement dit, on peut penser
qu'à côté de l'envolée de Socrate et du long passage du Phédon cité, on a affaire à une
première version de l'expérience initiatrice de l'allégorie de la République où celui que
l'on tire de force du fond de la caverne pour le diriger vers la vérité des êtres et l'obliger
à regarder directement la lumière aurait mal aux yeux et préférerait se retourner vers les
choses qu'il serait en mesure de mieux distinguer pour s'y habituer1200. Ainsi, à l'inverse

u*6 « Évitons de ressembler à ceux qui, regardant le Soleil en face, se plongent dans la nuit en plein midi, en
répondant comme si nous étions capables de voir l'intellect avec nos yeux de mortels et d'en avoir une
connaissance satisfaisante. Mais si nous portons nos regards sur une image de l'objet en question, nous
serons mieux assurés de bien voir » (Lois, X, 897d-e).
1197
Banquet, 210a. Y. Ustinova, op. cit., note 890, p. 230-2.
n' 8 Répubique, VII, 516e.
ii" République, I, 336e; III, 415c; IV, 421a-d; 424b; 441a; 445a; VI, 492a; 496b; 502a; VII, 517a; 527e; VIII,
560a; 566e; LX, 572c; X, 608e; 609b-d; 610a; 614b; 618a; Phédon, 70a; 77b; 99d; 110a; 110e; 117b. Pour la
vue (pA_nw) voir Phédon, 60a; 99e; 103c; Répubique, VI, 500b; VII, 515d-e; 518d; 519a; 529a-b; 532c et
536c.
1200 Répubique, VII, 515e.

392
LE DLEU DE PLATON. ESSAI SUR LEDAIMON-SOCRATE COMME PARADIGME DE LA RATIONALITÉ PLATONICIENNE

des autres, les gardiens-démiurges — qui seront entraînés par l'expérience initiatique de
Tanabase psychagogique de Socrate — seront d'abord ceux qui pourront voir 1201.
Dans le cadre du Phédon et de la République, on peut croire que les cavernes qui
seront décrites par le personnage de Socrate reconfigurent d'une autre façon le voyage
qui avait été jadis accomph au bénéfice d'Athènes par le dieu tutélaire Thésée1202. Selon
la légende, le héros athénien, qui agit à certains égards comme un prophète civique,
s'était rendu en Enfers avec Pirithoos avant d'être déhvré par Héraclès. Ces récits de
révélations mystiques concernant ce paradigme national étaient bien connus de tous et
c'est la raison pour laquelle Platon n'y insiste pas. Non seulement la mystagogie de
Socrate se réahse au milieu d'une remise ordre des généalogies athéniennes dont Thésée
était le prototype ou le paradigme politique, mais s'applique sur Glaucon/Glaucos qui
était reconnu comme Tune des victimes de celui-ci. La poésie démiurgico politique et la
prophétie divinatoire proviennent de la même source et émanent des heux caverneux, et
nul doute qu'aux yeux de tous les Athéniens, la vision mantique et politique du
démiurge Socrate historique se voulait un moyen redoutable et efficace pour opérer une
réforme des dieux traditionnels.

Cette gnoséologie mystique qui est accomplie par le maître chez Platon possède
certaines résonances historiques à travers un autre témoignage de l'époque. Dans les
Mémorables de Xénophon, Tinvisibilité des dieux dont le Soleil est le sommet se dévoile
seulement en quelque sorte par ses « effets daimoniques » pour les regards mortels peu
habitués à sa lumière :

«Remarque que le Soleil lui-même, qui semble exposé à tous les regards, ne
permet pas aux hommes de le voir exactement et qu'il ôte la vue à ceux qui ont
l'audace de le regarder. Tu verras que les auxiliaires (Û7tqQ£xqç) mêmes des dieux
sont invisibles. Nous savons bien, par exemple, que la foudre est lancée du haut
du Ciel et qu'elle brise tout ce qu'elle rencontre, mais on ne la voit ni venir, ni
s'abattre, ni se retirer. Les vents aussi sont invisibles, mais leurs effets sont
apparents à nos yeux et nous sentons leur approche. Enfin, la psyché de Thomme
qui participe de la divinité (xoû 0ELOU (jcxéxei) plus que toute autre chose
humaine règne manifestement en nous, mais elle n'est pas visible, elle non plus.

1201 Voir République, VI, 484c-d.


1202
P. Bonnechère,, op. cit., note 108, p. 213,223 et 253.

393
LE DIEU DE PLA TON. ESSAI SUR LE DAIMON -SOCRA TE COMME PARADIGME DE LA RATIONALITÉ PLATONICIENNE

En réfléchissant à tout cela, il ne faut pas mépriser les forces invisibles, mais à
leurs effets, il faut reconnaître leur puissance (xqv &ûvaf_.iv) et honorer la divinité
(xoû ôai(j.ov.o_) » (Mémorables, IV, 3.14 [trad. P. Chambry]).

La vision initiatique de Socrate est en fonction des jeux héliocentriques en miroir


invisible / visible. Mis à part l'étude de la vérité des êtres au sens philosophique, le
contexte et le vocabulaire rejoignent ici tous les dialogues platoniciens — dont le
Phédon, la République, le Timée et les Lois — et ressemble à celui qui est défendu par le
Socrate des Nuées qui, par une méthode similaire dont Aristophane se moque, affirme
s'envoler vers Hélios pour permettre aux âmes dirigées par sa psychagogie et son
savoir-faire de « voir » les « dieux véritables » qui sont distincts des dieux traditionnels.
Il apparaît d'emblée que remonter aux causes premières et à ce que sont les êtres
en eux-mêmes en regardant d'abord les images dans l'eau pour éviter de s'aveugler et
pour permettre ensuite de mieux voir est un moyen sensible et donc « réel » tout autant
que l'« élan » philosophique de Tintellect-Socrate dans le Phédon et la République1203. L'un
ne peut être séparé de l'autre. C'est une sorte de pneumatologie démiurgique et daimonique
qui encadre la «poesis» ontologique et épistémologique à l'intérieur de ces
développements de la caverne et de la ligne1204. À la « seconde navigation » de Socrate
et à la fameuse recherche des causes premières du Phédon d'où il ressort que son
Intellect hypostatique est la première expression généséologique correspond sans doute
la dianoia de la République120^; Les raisonnements en général y sont considérés comme
des traversées daimoniques sur un véhicule qui ressemblent d'une manière secondaire et
peut-être selon une autre version à des « pensées-météores » — bref, des « effets
daimoniques de la pensée » (les formes intelhgibles?) — comme nous les retrouvions

i 203 O n apprécie aussi que toute une série de termes grecs identiques confirmant encore une fois, si besoin
est, que notre comparaison n'est pas gratuite.
1204
Répubique, VI, 488a-489a et 509d-51 la; Politique, 296e-297b; Lois, VI, 757a-758b et XII, 960b-968e. Peut-
être est-ce là la véritable raison pour laquelle la métaphore maritime comme principe de gouvernement
que l'on retrouve dans la République, le Poitiqur, conformément à ce que l'on croyait à l'époque, elle
propose un commandement daimonique particulier dont l'activité s'exercer aussi en tout temps sur la
communauté de manière qui caractérisera aussi le collège de veille dans les Lois. Y. Ustinova, op. cit., note
890, p. 168 et 173, souligne que la poésie et la prophétie provenait de la même source et peuvent même
fréquenter les grottes pour fins d'inspiration.
1205 Phédon, 99c-d.

394
LE Drnu DE PLATON. ESSAISUR ZJÏDAEMON -SOCRATECOMME PARADIGME DE LA RATIONALITÉ PLATONICIENNE

discréditées chez Aristophane1206. On peut croire que l'élan mystique et dianoétique de


Tâme vers la vérité des êtres mentionné par Socrate dans le Phédon et la République
représente ce type d'« envolée religieuse ».

4.4.1 Les antres socratiques et platoniciennes

Ces remarques préalables nous permettent de penser d'une manière raisonnable


que, loin d'être un exemple comme un autre, la caverne est en réahté définie dans le
Phédon et la République de Platon comme une formidable fresque divinatoire intelligible
dont la mantique philosophique est dirigée par l'Intellect-Socrate. On doit envisager le
fait que l'allégorie de la République n'est pas isolée, mais, comme nous venons de le
suggérer, se trouve aussi dans le Phédon selon une version préliminaire. Socrate y raconte
l'histoire d'un daimon que nous aurions reçu en partage afin de guider notre âme dans
l'Hadès vers la forme de la « Terre véritable ». Comme à l'intérieur des autres extraits
cités, il s'agit d'un heu daimonique qui est « visible » grâce à la lumière du Soleil dont la
présence réunit l'expérience philosophique de l'Intellect tant sur le plan ontologique
qu'épistémologique. En s'envolant dans l'au-delà, Socrate affirme alors quelque chose
qui demande toute notre attention : « Sur toute la surface de la Terre il existe un grand
nombre de cavernes (TtoAAà KoIAa), de toutes les formes et dimensions possibles »
(Phédon, 109b). Quel est le sens de cette assertion ?
Le terme grec de « KoIAa » désigne d'une manière générale les « creux » tout
autant que les « cavités » ou les « cavernes » à la surface de la Terre. P. Kingsley a
analysé comment le mythe final du Phédon est inséparable de sa perspective scientifique
et témoigne probablement de certaines conceptions héritées du voyage de Platon en
Sicile1207. L'envolée daimonique de Socrate permet de voir ces cratères ou ces cavernes
où se déversent du feu, de la boue, de Teau selon une topographie particulière sur
laquelle nous aurons l'occasion de revenir. Nous devons plutôt insister pour l'instant

Phédon, 85d-e.

395
LE DLEU DE PLATON. ESSAI SUR LEDAIMON-SOCRATE COMALE PARADIGME DE LA RATIONALITÉ PLATONICIENNE

sur l'origine daimonique de ce mythe d'inspiration pythagoricienne et empédocléenne


qui est au centre de convergences religieuses et mythiques hétérogènes tout en se
présentant comme un archétype générateur d'un ensemble d'éléments proprement
philosophiques 1208. En outre, nous avons vu que Pythagore était lui-même considéré
par sa confrérie comme un daimon ou un theos qui continuait d'agir sur la psyché de ses fils
spirituels dans l'Italie du sud où se trouvait plusieurs cavernes. Loin de considérer ces
présocratiques sous les traits d'« hommes-spéléologues », il faut néanmoins comprendre
que la philosophie s'approprie le champ symbolique des grottes attribué d'ordinaire aux
devins et aux mystiques de l'époque. Empédocle d'Agrigente (qui se proclamait
également « 0 EÔÇ » et, avant même la représentation platonicienne de Socrate,
déambulait parmi ses concitoyens la tête affublée de couronnes) affirmait brièvement
quant à lui dans sa poésie initiatique que des puissances psychopompes l'avaient
conduit dans un antre caché (avxpov Û7tôax£yov) 1209. De cet endroit, il rejoint alors « la
prairie d'Atè » (Axqç àv ÀEiucôva) 1210. D'une manière perspicace, A. Motte souligne les
hens directs de cette image mythique avec une conception de la « yévEaiç » et la
« (j>0ooà » d'une façon générale, mais aussi avec un autre passage d'Empédocle où le
physicien désigne cet endroit comme une « région insolite » (àouvrj0£a XCÔQOÇ) 1211. Ce
heu de la phusis est celui de la matrice embryonnaire où la prairie, la plaine, le jardin et
l'antre prennent place à l'intérieur des fluctuations pneumatiques de ce topos
daimonique. Doit-on comprendre les cavernes sur la surface de la Terre du Phédon à
partir de ces éléments ? Et quelle est la place exacte du daimon-Socrate face aux
fameuses expériences symboliques et sacrées de la grotte ? En partant des hens
poétiques opérés par Empédocle, nous répondrons à ces deux questions en examinant
les trois aspects fondamentaux suivants : la catabase de Socrate (Kaxa(3aaiç) au cœur de
l'antre (âvxQov), le territoire matriciel (x^oa) où semble apparaître la plaine ou le jardin
(À£i[_.cuv / Ài|j,qv), et, enfin, la définition précise des cavernes (îcoiÂa) du Phédon.

i207 P. Kingsley, Ancient Philosophy, Mystery and Magic. Empedocles and Pythagorean Tradition, Oxford University
Press, 1997, p. 80-81.
1208 N o u s renvoyons ici à A. Motte, op. cit., note 7 6 1 , p. 321.
i20» 31 B120. Voir Porphyre, l'Antre des Nymphes, 8 et A. Motte, op. cit., note 7 6 1 , p . 380.
i2" 31 B 121.

396
LE DLEU DE PLATON. ESSAI SUR LEDAIMON-SOCRATE COMALE PARADIGME DE LA RATIONALITÉ PLATONICIENNE

En premier heu, il faut noter que la question de la catabase socratique comme


expérience religieuse possède d'indéniables hens historiques. On a exphqué qu'au
moment où l'initiation commence dans les Nuées d'Aristophane, Strepsiade se plie au
contexte de la mantique de Socrate comme on le fait à l'époque face à un devin ou à un
prêtre : « Donne-moi d'abord en main un gâteau de miel, car j'ai peur d'entrer là,
comme si je descendais (Kaxa(3aiva)v) dans l'antre de Trophonios » (Nuées, 506-508). Le
gâteau de miel — et plus tard les abeilles dans la pièce — fait référence au daimon de
Lébadée qui, comme nous l'avons noté déjà, rendait ses oracles d'une façon qui est ici
rapprochée de celle du maître. Dans le cadre des Nuées, le participe « xaxapa.vcov »
cache tout un arsenal de concepts religieux et de révélation mystique1212. Ce terme grec
désignant la catabase exprime l'idée de descente à partir d'un heu donné ou à l'intérieur
d'un heu donné, mais exprime aussi le chemin menant au but nous permettant d'aboutir
à quelque chose. P. Bonnechère, A. Motte et Y. Ustinova ont noté chacun à leur
manière l'ambiguïté des Grecs face aux cavernes et à ce type d'expérience religieuse où
la catabase pourrait aussi paradoxalement vouloir introduire à Tanabase. On pourrait
même dire que, dans le cas de Socrate, c'est moins la « descente » qui importe que le lieu
d'où l'on descend afin d'engendrer l'expérience mystique à l'intérieur de Tâme des citoyens.

D'autre part, l'Ion d'Euripide présente une mise en scène semblable aux Nuées.
Apollon et Creuse s'uniront dans le « KOÏÀOÇ », T« OVXQOV » ou le « xào\xa » afin de
donner naissance à Ion à l'intérieur du heu matriciel et daimonique (la grotte est logée
dans les rochers de l'Acropole d'Athènes devant lequel se trouve un tapis d'herbe, c'est-
à-dire sans doute une plaine ou une prairie) qui est presque identique à celui que Ton
voit dans la comédie1213. Le héros est en effet déposé « dans le cercle parfait d'une
corbeille creuse (icoiÀqç Èv àvxiTtqyoç EÙXQÔXCO KÛKÀCO) » (Ion, 19). À la façon de la
catabase de Socrate se réalisant en quelque sorte à partir d'une « corbeille-KoIÀoç », Ion

1211 31 B 118. A. Motte, op. cit., note 761, p. 380.


1212 P. Bonnechère,, op. cit., note 108, p. 137-8; pour les abeilles cavernicoles et le miel, voir p. 228-231.

397
LE DIEU DE PLA TON. ESSAI SUR LE DAIMON -SOCRA TE COM AIE PARADIGME DELARA TIONALITÉ PLA TONICIENNE

descend des heux caverneux divins vers les mortels. A. Motte a bien vu que dans
l'Antiquité, cet objet apparaît, par son usage et par sa forme, comme un raccourci et un
prolongement symbolique du heu saint de la conception et de la naissance de la matrice
généalogique d'Athènes1214. Ainsi, le maître, dont l'existence est rapprochée d'un daimon
dans les Nuées et les Oiseaux, descendra de sa corbeille solaire pour intervenir sur Tâme
de Strepsiade et Phidippide1215. Le « KÛKAOÇ » est d'ailleurs le cercle dont le riche
symbolisme héhocentrique sert chez Platon à souligner entre autres les échanges
réciproque des pensées des vivants et des morts dans le Phédon et le fuseau de l'au-delà
dans l'envolée hors de la caverne à l'intérieur de la République1216. De plus, un peu
comme Socrate et ses disciples qui sont considérés à maints égards chez Aristophane et
Platon comme des « morts-vivants », l'exposition d'Ion dans la corbeille ancestrale
représente son destin vers la mort encadré par Apollon1217. On voit même que le héros,
d'une façon identique à l'initiation socratique des Nuées et du gâteau, s'adresse au chœur
en élaborant les conditions de la consultation du dieu : « Si vous avez offert devant le
temple le gâteau consacré, et que vous souhaitiez consulter Apollon, approchez des
autels » (Ion, 222-4). Vers la fin de la pièce, la Pythie sort du temple et s'adresse à Ion —
qui la considère quant à lui comme sa mère — au nom d'Apollon : « Tu vois cette
corbeille [toute entourée de bandelettes] que je tiens sous mon bras ? C'est là que je t'ai
pris, quand m n'étais qu'un nouveau-né. [...] Le dieu voulait t'avoir comme serviteur
dans son temple » (Ion, 1337-1442). A. Motte a indiqué qu'ici, pour le spectateur, la
corbeille est assimilée à T« ô|_ic|>aAôç » de Delphes où est transporté le héros —
conférant à Ion et sans doute au Socrate des Nuées l'aura daimonique du serviteur
d'Apollon1218. De même, le caractère subversif du Socrate solaire comme daimon civique
d'Athènes est dû au fait qu'il encadre le logos et rend ses oracles dans sa « corbeille
caverneuse » abstraite. C'est sans doute la version ridiculisée de la métaphysique

Ion, 1 et suiv.; 275, 492, 881, 923, 1395 et 1468; Pour le tapis d'herbe : Ion, 8-26; 288; 492-508; 886-901;
934-961; 1463-1496. Voir A. Motte, op. cit., note 761, p. 196.
1214
Creuse, fille d'Erechthée, est l'héritière directe. Voir A. Motte, op. cit., note 761, p. 196.
i2" Nuées, 235-240.
1216 Phédon, 72b; Répubique, X, 616e-617b.
12,7
Ion, 9, 222-4; 1337-1442.
1218
A. Motte, op. cit., note 761, p. 196.

398
LE DLEUDEPLATON. ESSAISUR LEDAIMON-SOCRATE COMME PARADIGMEDE LA RATIONALITÉ PLATONICIENNE

« incompréhensible » du Socrate solaire à laquelle on assiste dans la pièce. Ces


recoupements forment de précieux indicateurs sur la manière dont le pubhc de l'époque
considérait d'un seul coup d'œil la mise en scène des pièces d'Aristophane et, surtout,
les cavernes initiatiques décrites par le Socrate historique lorsque, comme dans les
Nuées, le Phédon et la République, la psyché de ses interlocuteurs s'envolait dans la grotte
grâce à son expérience mantique et solaire.
À la lumière des fragments de Pythagore et d'Empédocle, on peut dire que la
catabase (Kaxa|3aoiç) du daimon-Socrate au cœur de son antre ou de sa caverne et
agissant sur les gardiens-démiurges et éducateurs qui composent son genos est une mise
en scène parfaitement reconnaissable de tous les Athéniens tant chez Aristophane que
chez Platon. En outre, P. Kingsley a montré comment la confrérie de Parménide
représentait le genos d'un mode de vie philosophique inséparable de la divination et de
son exercice symbolique près d'une caverne mystagogique1219. D'une manière semblable
aux dialogues de Platon, son poème est donc plutôt de Tordre de l'écriture religieuse
inspirée. Un peu comme dans la grotte du Phédon et, surtout, du dialogue sur la Justice
qu'est la République, l'initiation nous est racontée comme une expérience daimonique où
Tâme arrive devant de grandes portes gardées par la Justice avant de voir le Soleil. De
plus, à la lumière de plusieurs inscriptions trouvées à Véha en Itahe, la cité de
Parménide, il est permis de penser que, à la façon des gardiens platoniciens ((pvAàKwv)
— le genos de Socrate —, les disciples sont désignés par le terme de « cboAaQKCov », c'est-
à-dire, à la manière de guérisseurs, devins ou prêtres d'Apollon, comme des « chefs de
tanières ou de cavernes »1220. Nul doute que pour les auditeurs des lectures publiques, la
mise en scène du devin Socrate conduisant les âmes à l'intérieur des cavernes mantiques
expose un tel contexte exphcite qui n'était pas nécessairement identique, mais à tout le
moins semblable.
Platon exploite le logos mythique de l'époque en présentant un daimon-Socrate
qui, considéré mort depuis longtemps par les Athéniens, continue pourtant d'agir sur la
psyché des membres de l'Académie. Les cavernes des dialogues platoniciens prenaient

i2" P. Kingsley, op. cit., note 87 et 1207.


1220 p . Kingsley, op. cit., note 87, p. 77-9.

399
LE DŒUDE PLATON. ESSAISUR LEDAIMON-SOCRATE COMME PARADIGME DE LA RATIONALITÉPLATONICIENNE

place à l'intérieur d'une propagande dont le but était de montrer que le Socrate solaire
intervenait dans les antres symboliques du site de l'école en s'y dissimulant d'une façon
mystagogique. Bref, les mises en scène des dialogues laissent croire que celui-ci est en
quelque sorte le daimon qui, comme il est présenté chez Aristophane, dissimule son
existence embryonnaire pour les initiés dans les profondeurs de l'antre — peut-être à la
manière d'Empédocle — pour descendre vers son genos et vers les mortels pour diriger
leurs âmes. On pourrait même considérer que la République commence avec le maître
qui descend au Pirée et se poursuit avec une sorte de remontée civique vers Athènes et
la cité idéale — culminant également d'une manière parallèle avec la psychagogie sur la
Justice opérée par l'Intellect-Socrate de l'allégorie de la caverne et du mythe d'Er1221.
Selon une mise en scène qui semble justement présenter les conditions de Tanabase
philosophique que Socrate dirige, Céphale mentionne que le maître ne « descend » pas
souvent : « Socrate, m ne descends (Kaxapaivc_v) pas souvent nous voir au Pirée, il le
faudrait pourtant. Si j'avais encore la force de monter (7_OQ£ÛEa0at) facilement en ville,
m n'aurais pas besoin de te déplacer ici, c'est nous qui irions vers toi » (République, I,
328c-d). D'une façon cohérente avec nos analyses, ce type de remontée désigne la
déliaison de Tâme qui, comme Socrate et son envolée daimonique et immortelle hors
des cavernes, fait l'expérience de cette initiation dans le Phédon et la République1222. Il est
remarquable de constater que Platon ferait sans doute référence à la catabase
daimonique du maître — ce qui fait également aussitôt penser à celle des gardiens
philosophes qui, comme les daimones intermédiaires dans l'allégorie du hvre VII, devront
retourner dans la caverne et vers les hommes. Un peu comme Céphale, ceux-ci sont
impuissants à se retourner pour remonter la grotte vers le maître. Autrement dit, il
appert encore que la trame même de la République est de Tordre d'une révélation
intelligible sur la Justice conduite par le daimon-Socrate. Et cette expérience divinatoire

xm
Répubique, I, 327a. P. Bonnechère a remarqué d'ailleurs qu'au niveau du culte de la déesse Mnémosyne
— figure sur laquelle nous reviendrons —, qui est le point d'orgue du mythe du hvre VII, une inscription
au Pirée et une autre à Pergame relient la déesse à Asclépios et donc, comme nous l'avons montré au
sujet du Phédon, peut faire penser à une sanction eugénique et officielle concernant l'expérience religieuse
d'un « Asclépios politique » encadrée par une réminiscence — comme celle accomplie par le démiurge-
philosophe.
1222 Phédon, 67b; 82d; 107e et 113d.

400
LE DLEUDE PLATON. ESSAI SUR LEDAIMON-SOCRATE COMAŒ PARADIGAIE DE LA RATIONALITÉ PLATONICIENNE

prend une tournure exphcite avec l'expérience de la caverne, car la catabase, selon toute
vraisemblance — plutôt que de désigner la descente de l'initié dans l'antre —, désigne
l'activité de Socrate sur les hommes. Celui-ci utilise le terme une fois pour désigner la
descente de Gygès dans une crevasse pour trouver le fameux anneau et quatre fois pour
désigner la catabase de l'être pur et supérieur qui, après avoir accomph son ascension
psychique (t}a>xqç TtEQiayoryq), redescend et s'élance vers les mortels pour les
instruire1223.

**

En second heu, après la catabase réalisée par le daimon-Socrate sur les âmes, il
faut nous questionner sur la nature et le rôle de la « x<^Qa » qui semble qualifier chez
Empédocle le heu insolite de la caverne. Tout d'abord, à quoi renvoie ce terme chez
Platon ? L'on sait qu'il signifie T« espace », T« endroit », la « position » tout autant que la
« contrée » ou la « région ». Chose certaine, ce mot, comme beaucoup d'autres qui sont
récupérés par la philosophie, est dévié de son sens commun. J.-F. Mattei a bien relevé
les hens étymologiques de ce terme avec le Chaos comme béance primitive par quoi le
monde ou une chose advient en un heu : « x-*M?cov », « Xa°XCt} »> « Xa^Cco », s'« ouvrir »
ou « ouvrir la bouche », tous formés du radical « x a -°" » présent dans « x^oyia »,
« gouffre », et « x a c m r l »> « bouche béante », « bâillement »1224. On pense ainsi au
« xwLo\xa » (en chiasme, justement) des gouffres de la « xcoça » daimonique, des
ouvertures cavernes, entre la Terre et le Ciel du Phédon et de la République. Cette
« matrice » problématique que Ton doit qualifier de « raisonnement bâtard » est un
« genre » (yévoç) ou un « EIÔOÇ » qui, comme Ton remarqué plusieurs interprètes, oscille
entre les couples modèle / copie et intelligible / sensible sans s'identifier à eux chez
Platon1225. À notre avis, la nature de ce « troisième genre » est précisément similaire à
celui de la caverne en ce qu'il est un « heu » de passage intermédiaire entre l'intelligible

1223 Répubique, II, 359c-d; VI, 511b; VII, 516e; 519d; 520c et X, 614d. Comme l'a remarqué P. Bonnechère,
op. cit., note 108, p. 141, le shaman désigne en langue ouralo-altaïque « celui qui bondit ou celui qui sait ».
Pour l'ascension, voir Répubique, VII, 515e; 517a-b; 519c-d; 521c et Banquet, 190c.
1224
J.-F. Mattei, op. cit., note 1191, p. 200.
1225 Timée, 48e, 49a et 51a.

401
LE DLEU DE PLA TON. ESSAI SUR LE DAIMON-SOC/M TE COMME PARADIGME DE LA RATIONALITÉ PLA TONICIENNE

et le sensible et, dans sa fonction de vortex daimonique, présente à la fois l'écart et le


rapprochement des âmes entre elles. Platon ne nous dit jamais son être, mais, comme
une pure entité oscillante la déplace comme réceptrice des formes ou heu même de la
génération et de la corruption. Elle est, au sens strict, le théâtre cosmique et psychique
où, entre Ciel et Terre, tout s'accompht. A la fois présente et absente, la « xÛQa »
possède un hen direct avec le chœur (XOQÔÇ) qui est en quelque sorte l'emplacement
même de la danse et du heu pantomimétique par excellence du Tout (Ttàvxa). On se
souvient que Plotin et Proclus font un hen entre les fluctuations pneumatiques du
cosmos et les activités de Tâme de Socrate qui, à la fois en retrait et en s'exposant,
intervient dans l'espace producteur et démiurgique même du texte platonicien.
J. Derrida a soutenu dans le même ordre d'idées que Socrate ressemble à la « x<^Qa »
pure et simple1226. Mais nos analyses permettent de dire qu'il est plutôt la première
expression généséologique de l'Intellect qui, intervenant sur la psyché de ses
interlocuteurs, prend place dans le corps du texte et la caverne — et dans le cercle
invisible du chiasme de la « x<^Q« » — comme paradigme daimonique. Ainsi, dans
l'allégorie du hvre VII, la « rêverie » de la chambre noire où les prisonniers voient les
images est située par Socrate sans que celui-ci n'occupe ce même espace. Condition même de

Tintellection et de la pantomime matricielle, il demeure en retrait dans les profondeurs


insondable de l'antre. A ce titre, la « x<*>Q<* » qui représente à certains égards la réahté
même de l'espace de la caverne semble distincte de celle qui se comprend seulement
d'une manière matérielle et que Ton peut qualifier sous les attributs de la Terre concrète
(« yfj » aussi nommée « x<^Q« »). On peut même dire que cet endroit éthéré n'est pas
créé par Platon, mais se retrouve ailleurs dans la littérature grecque. Dans les Oiseaux
d'Aristophane, ce genre de « x<^Q« » daimonique est occupé par Pisthétairos et les
oiseaux est justement un heu matriciel où « les dieux traditionnels passent pour se
rendre vers les hommes »1227. L'on sait de plus que cet espace civique agit comme une
sorte de « supra noesis » pour les citoyens athéniens dont les nomoi, les us et coutumes

« Socrate n'est pas chôra, mais il lui ressemblerait beaucoup, si elle était quelqu'un ou quelque chose. En
tout cas, il se met à sa place, qui n'est pas une pla ce parmi d'autres, mais peut-être la place même,
l'irremplaçable » (Chôra, p. 281).

402
LB DLEU DE PLA TON. ESSAI SUR LE DAIMON-SOCRA TE COMAŒ PARADIGME DE LA RATIONALITÉ PLATONICIENNE

seront remis en question par les acteurs de la pièce. Ce trait socratique présent dans les
Nuées et qui inspire aussi Platon dans ses dialogues philosophiques se développe aux
côtés de la problématique de l'incarnation de Tâme dans un corps dans la cité
d'Athènes, de sa génération et de sa corruption. Quel est le rôle de la « x<^Q<* » dans ce
contexte ?
Tout d'abord, il faut noter que, loin de revêtir une utopie purement imaginaire
au sens moderne, le « heu » même de la cité « idéale » (âxonoç) de la République semble
désigner plutôt un « endroit » daimonique ou une « cité originelle » dans laquelle Socrate
veut imposer des gardiens-philosophes qui, avant leur mort, auront eu une éducation
philosophique concrète afin de les préparer à reconfigurer « ici-bas comme dans l'au-
delà » les « endroits » où « se trouvent » ou — comme chez Aristophane — « passent »
les dieux traditionnels. Un peu à la manière des Oiseaux et des Grenouilles où ce genre de
cité exige une nouvelle entente avec les modèles ancestraux occupant « l'espace » de
l'au-delà avec les citoyens éthérés qui, afortiori, habitent le prytanée « à l'envers » — et
même de l'Apologie où Socrate affirme qu'ayant été privilégié par les dieux et un oracle, il
aura en ces « heux » divins l'occasion de les soumettre à l'analyse —, ce dialogue veut
littéralement construire une autre cité qui s'imposera comme le modèle de l'Athènes
actuelle. En d'autres termes, et conformément à nos analyses du Phédon, la padeia
socratique assigne les membres de sa confrérie à des postes de garde ici-bas en vue de
les préparer aux autres postes de garde de la cité là-bas — les uns renvoyant aux autres
dans le panthéisme, formant ainsi une même communauté —, c'est-à-dire ceux
qu'occupent les dieux, gardiens du troupeau humain. Le paradigme Socrate est
l'initiateur de la reconfiguration de cette ville qui n'est pas dans le territoire athénien,
mais qui en est plutôt le modèle. Et, comme nous le savons, le philosophe est
l'archétype généséologique qui propose un prytanée « nouveau genre » à partir duquel
d'autres gardiens pourront se transfigurer à leur tour en êtres daimoniques — et comme
nous l'avons montrés avec notre analyse de l'équilibre urbain de l'Académie avec
l'espace sacré de la cité —, bref, en citoyens immortels de cette ville éthérée.

1227 Oiseaux, 557.

403
L E DIEU D E PLATON. ESSAI SUR LEDAIMON-SOCRATE COAIME PARADIGAŒ D E LA RATIONALITÉ PLATONICIENNE

La conception daimonique d'une « xû>Q<* » civique et patriotique distincte et


fondatrice de la cité comme dans la République est d'autant plausible que le Critias
expose l'existence passée de l'ancienne ville d'Athènes disparue et de ses nombreuses
prairies fertiles — en quelque sorte modèle divin de la présente cité. Critias affirme
même que l'endroit qu'il s'apprête à construire par le discours comme les gardiens-
démiurges n'est qu'une pâle imitation de celle des dieux1228. On ne peut donc dire un
seul instant que ce paradigme d'Athènes est seulement un modèle chronologique. Il
représente plutôt T« endroit » utopique d'un nomos originel qui, espère-t-on dès le début
du dialogue, pourra peu à peu s'incarner dans les âmes grâce à la force du discours
philosophique1229. C'est pourquoi l'Athènes du passé — dont les caractéristiques seront
mêlées à celles de l'Atlantide — se manifestera dans le logos comme un « heu »
daimonique que le démiurge veut rendre accessible aux mortels. La « x^ça » de de cette
cité ancienne apparaît comme une donation divine, une région attribuée par Dikê
(Justice) :

« Ayant obtenu ce qui leur plaisait en vertu des lots de Dikê, les dieux s'établirent
dans leur région (xàç xcopaç) et s'y étant étabhs, comme font les bergers pour
leurs troupeaux, ils nous nourrirent comme si nous étions leurs possessions et
leurs propres troupeaux. Avec cette différence toutefois : ils n'usaient pas de
corps pour exercer une contrainte sur des corps, comme les bergers qui mènent
leurs troupeaux à coups de bâton, mais ils les gouvernaient en se tenant là où il
est le plus facile de gouverner un vivant. Tel le pilote, qui du haut de la poupe,
gouverne son navire, les dieux s'attachèrent à conduire les âmes (ijruxqç) par la
persuasion comme avec un gouvernail, selon le dessein qui était le leur (xqv
aùxcôv ôuxvoiav). C'est ainsi qu'ils dirigeaient et gouvernaient toute l'engeance
mortelle. Ainsi régnèrent-ils, les uns ici, les autres là, suivant les régions qui leur
étaient échues en partage. Héphaistos et Athéna, qui ont un naturel commun, à
la fois parce qu'ils sont frère et sœur, issus d'un même père, et parce que l'amour
pour le savoir et pour Tart (piAoootyiq 4>iAox£Xvia) les avait orientés dans la

« Au sujet des dieux nous ne savons que trop où nous en sommes ! Au surplus, afin de vous découvrir
plus clairement ma pensée, prenez garde à ceci : une imitation, une image, voilà toujours, en quelque
manière, ce qu'est nécessairement tout ce que nous disons, tous tant que nous sommes. Et les images
que les images que les démiurges (-i£_Aorcoiîav) tracent des corps, qu'ils soient divins ou humains, nous
voyons tout de suite dans quelle mesure il est aisé ou difficile de les façonner assez bien pour que
l'imitation semble suffisante à ceux qui les regardent » (Critias, 107b-c).
« S'il s'agit des choses célestes et divines, nous sommes satisfaits, même si ce qu'on en dit n'a qu'une
petite ressemblance avec elles. [...] Si donc, dans ce que nous disons en ce moment même, nous ne
sommes pas capables de rendre entièrement ce qui convient, on doit nous être indulgent » (Critias, 107d).
LEDLEUDEPLATON. ESSAISUR LEDAIMON-SOCRATE COMME PARADIGME DE LA RATIONALITÉ PLATONICIENNE

même direction, reçurent tous deux pour cette raison en partage un seul lot,
cette contrée-ci (xrjvÔE xqv x^Qav), parce que par nature elle s'apparentait et
correspondait à leur vertu et à leur sagesse (àoExq Kai tjjQovnaei 7t£(j)UKuîav).
Puis, après y avoir fabriqué des autochtones qui étaient hommes de bien
(âvbqaç ôè àya0oùç È(j.Tioiqoavx£ç aùxôx0ovaç), ils établirent le type de
constitution politique (7toÀix£_aç xà£tv) qui répondait à leurs vues (voûv) »
(Critias, 109b-d [trad. L. Brisson lég. modifiée]).

Comme Socrate dans le Phédon et l'étranger des Lois, Critias affirme ici que les
humains sont les troupeaux et les possessions des dieux1230. Il est remarquable de voir
que la « x<^Q« » attribuée à Athéna et Héphaistos par Dikè constitue le principe même
de la région d'Athènes. Partout dans le Critias, les plaines et les prairies qui la
composent émanent de cette matrice divine qui, en réahté, représentent les « endroits »
originaux mêmes où sont créé les « autochtones » athéniens. D'une même façon que la
République et le Politique, elles représentent le heu daimonique de la génération des âmes
grâce au « voûç » qui, à plusieurs endroits du corpus platonicum, est précisément comparé
comme le pilote de Tâme et du navire. Critias est très explicite, puisque la connaturalité
(7t£cpuKuîav) même d'Athènes avec la vertu (ào£xq), la sagesse ((J>QÔvqaiç), la technique
(cj)_Aox£XVLa) et la philosophie (<p\Aooo(pia) confère à cette « x^Q" » matricielle une
essence philosophique que Platon présente toujours sous l'égide de Socrate (premier
niveau de démiurgie comme dans le Timée, alors que Critias, après Timée, en est ici le
troisième) et que les citoyens d'Athènes (les descendants des autochtones) devront
réahser sur leur territoire d'une manière concrète. Platon veut montrer que
l'intervention même de Dikê à la fondation de la « x<^Qa » les préparait à Tavénement
de la technique philosophique. Les autres modèles de l'histoire de la cité apparaissent
comme des exemples qui ne représentent jamais l'acmé d'Athènes 1231 . Ainsi, nous avons
de sérieux indices pour croire qu'après avoir présenté le spectacle de la génération de la
matière par le premier démiurge hypostatique dont Socrate est I'alter ego dans le Timée, le
Critias représente, par-delà le territoire concret, la mère fondatrice d'Athènes et de ses
autochtones. On remarque même que la production divine (èuTtoieïv) de ceux-ci à

1230 Phédon, 6 2 b - d .
l7il
Critias, 110a-b. J.-F. Mattei, op. cit., note 1191, p. 262 remarque que ces développements de la « x<^Q« »
veulent justement dénoncer la généalogie impure.

405
LE DIEU DE PLA TON. ESSAI SUR LE DAIMON -SOCRA TE COMME PARADIGME DELARA TIONALITÉ PLA TONICIENNE

l'intérieur de la « x<^Q a » ann d'établir la constitution politique ressemble en tout point à


une opération démiurgique et même à celle du sculpteur Socrate (àvôçiavxoTtoiôç),
expression généséologique de l'Intellect, qui, comme le daimon tutélaire qui accomplit en
quelque sorte sa catabase dans une caverne matricielle, fabrique la cité de la
République 1232.

On doit ensuite noter que parallèlement aux discours sur les plaines et les
prairies du Critias, l'envolée initiatique de Socrate dans les heux daimoniques afin de les
contempler de haut tant dans le Phédon que la République trouve peut-être une version
implicite dans les Nuées. Comme Ta bien remarqué P. Bonnechère, la catabase de
Strepsiade qui vole pour rencontrer les Nuées (oEuvai 0éai N£cj>£Àai) culmine avec
Tanabase et un Socrate maugréant et vociférant qui exhorte le vieillard à revenir à la
lumière (7IQÔÇ XO cbcôç)1233. La position symbolique du maître semble être la même que
celle, catabasique, qu'il possède dans son voyage onirique dans le Phédon et la République,
c'est-à-dire dans la lumière du Soleil, au-delà de la Lune et des tourbillons aériens
sublunaires1234. Et au moment de faire l'expérience mystique typique à la corbeille-
« KOIAOÇ » socratique, Aristophane s'adresse aux spectateurs pour défendre toute la
pertinence de la mise en scène comique de sa pièce1235. Après avoir souhaité bonne
chance à Strepsiade qui confie l'éducation de son âme aux bons soins du maître, le
coryphée aristophanesque, pour mieux représenter l'action aérienne de la révélation,
invoque alors TÉther et Zeus qui se trouvent en ces heux, ainsi que la Terre vue d'en
haut : « le conducteur de coursiers, qui de ses étincelants rayons enveloppe le sol
terrestre (yfjç nébov), grand daimon parmi les dieux et parmi les mortels » (Nuées, 570-4).
L'initiation des Nuées se réalise autour du Soleil, char astral éthéré, et au-delà du sol
terrestre perçu en amont. Nous avons vu que Socrate était considéré par ses
contemporains comme un huluberlu qui affirmait avoir une vision daimonique et
éthérée de la patrie et du sol terrestre : aussi, ce tableau cadre parfaitement avec un

1232 Répubique, VII, 540c. Comme l'a remarqué J.-F. Mattei, op. at., note 1191, p. 209, le Théétète, 194a-195a, et
le Timée, 50c, le rôle de la « x<~K><~ » revient à inscrire la fonction logique dans la fonction symbolique à la
fonction cosmique de l'âme qui agit comme métaphore réceptrice de la cire.
1233 Nuées, 627. P. Bonnechère,, op. cit., note 108, p. 166 et 228.
•2* Nuées, 606-627.

406
LE DLEU DE PLATON. ESSAI SUR LEDAIMON -SOCRATE COMME PARADIGME DE LA RATIONALITÉ PLATONICIENNE

point de vue daimonique sur la « Xk>Q<* ». Comme Ta noté en outre A. Motte, le terme
de « 7téôov » — aussi utilisé par Platon dans ses dialogues — peut s'apphquer volontiers
d'une manière plus loquace qu'ici à un sol originel jusqu'à désigner une plaine
matricielle — ce qui fait immédiatement penser au Phédon, a la République, au Timée et au
Critias 123*.

Ces recoupements thématiques se retrouvent également dans un dialogue


apocryphe qui, s'il n'est probablement pas de Platon, a été écrit dans le milieu de
l'Académie et dans le respect de la tradition académicienne : l'Axiochos, où le maître
rappelle les arguments sur Timmortahté de Tâme du Phédon, les propriétés
providentielles de l'univers et la contemplation de la vérité typique à la philosophie1237.
À la façon de Strepsiade dans les Nuées et des âmes qui sont dirigées par la psychagogie
socratique dans les Oiseaux, Axiochos, convaincu par les arguments du maître,
« météorologise », c'est-à-dire laisse sa pensée prendre sa course éthérée : « Il me semble
que déjà je "météorologise" (|„£xecoQOÀoy_-t) et entreprend une course éternelle et divine
(xôv à-ôiov Kai 0EÎOV ÔQÔ(J.OV) : dépouillé de ma faiblesse, je me suis repris moi-même et
me voilà devenu un homme nouveau » (Axiochos, 370e). Nous avons exphqué dans les
chapitres précédents que Socrate était lui-même considéré comme un coureur solaire
divin qui s'envole dans les airs tant chez Aristophane que chez Platon. À la manière de
Phédon, le maître proclame à ce titre la génération immortelle d'Axiochos hors de la
matrice dans l'au-delà (XCOQLOV) et l'eudaimonie (EÛôaqtovia)1238. Nous avons déjà dit
que le mot « x^JQiov » ressemble à la « X&Q& » e t indique T« emplacement divin » ou ce
« heu séparé » que cherche à configurer Socrate dans les dialogues. Et, à la façon des
Nuées d'Aristophane, Axiochos de répondre : « Ce dernier discours, comme le
précédent sur le Ciel, m'a persuadé, et je contemple la vie (rceoicjjQÔvc- xoû Çqv), puisque
je dois partir pour un séjour meilleur» (Axiochos, 372a). Le terme intraduisible de
« 7i£Q.c{)QÔvc_) » (« je tourne autour de la vie ») est dans ce contexte le même que celui des
Nuées où Socrate affirme : «Je vole ! Et ma pensée tourne avec le Soleil ! (A£oo|3ax__> Kal

1235 Nuées, 510-626.


t236
A. Motte, op. cit., note 761, p. 73. Il cite Sophocle, Trachiniennes, 94-5.
i237 Axiochos, 370b-e.

407
LE DŒU DE PLATON. ESSAI SUR LEDAIMON-SOCRATE COMAŒ PARADIGME DE LA RATIONALITÉ PLATONICIENNE

TtEQLcbQÔvô) xôv qÀiov) » (Nuées, 225). Ces recoupements précieux concernant les
capacités du Socrate solaire et ceux qui l'imitent pour s'envoler dans les heux
daimoniques en vue de Timmortalité que nous avons déjà longuement analysés sont en
parfaite cohérences avec toute l'analyse de nos chapitres précédents.
En complément de sa météorologie, Socrate rapporte également dans Y Axiochos
le discours de Gobryas, un mage (u.àyoç), qui dit que la psyché, a sa mort, s'en va dans
un «heu matriciel souterrain» (EÎÇ XÔV àôqÀov XMQeïv xônov)1239. Comme Ta bien
remarqué A. Motte, pour les auditeurs des lectures pubhques des dialogues, ce heu est
encore celui d'un « ÀEIUCÔV » et, donc, d'un « ôaïuôvioç xÔ7toç »1240. Socrate parle du
« vestibule » d'une voie conduisant chez Pluton et qui, un peu à la manière de la
République, « quand il est ouvert, le fleuve Acheron, puis le Cocyte, recueillent ceux qui
doivent traverser pour être conduits auprès de Minos et de Rhadamante, au lieu dit la
plaine de la vérité (rtEÔiov àÀq0Eiaç) » (Axiochos, 371b). L'on sait que ce genre de
« voie » ou de « sentier » est celui qui est justement attribué à Socrate par Strepsiade
dans les Nuées : « j'ai médité toute la nuit sur la voie à suivre et j'ai trouvé un sentier
daimoniquement prodigieux (àxçaTtôv oaijaovkoc vneç^vâ) » (Nuées, 75-77). Cet
énoncé cherche à désigner un passage ou un vortex daimonique typique au socratisme
se trouvant en quelque sorte au-delà de la nature. Cet « endroit » ressemble à celui décrit
au Xe hvre de Platon où ces juges y rendent Justice, où Ton y voit les habitants
daimoniques et les prairies (ÀEqiârvEç), et où Ton y reçoit les rayons du Soleil1241. On
peut même penser que l'auteur de Y Axiochos a voulu présenter l'intervention de Socrate
(qui, comme dans l'initiation mantique du Phèdre, est près de Tlhssos) sur Tâme de son
interlocuteur sous les attributs daimoniques en ces heux privilégiés. L'envolée
daimonique résultant de l'enseignement du maître reconfigure la matrice de la cité et la
plaine de la vérité qui préside la génération et la corruption. Cette appropriation
socratique d'une pensée supérieure et éthérée est confirmée chez Platon et chez tous les
autres témoignages de l'Antiquité.

12M Axiochos, 3 7 2 a .
1239
Axiochos, 371a.
i 240 A. M o t t e , op. cit., n o t e 7 6 1 , p . 387.

408
LE DLEUDE PLATON. ESSAISUR LEDAIMON-SOCRATE COMME PARADIGAŒ DE LA RATIONALITÉ PLATONICIENNE

Ces nombreux développements concernant le personnage de Socrate dont


l'activité daimonique se manifeste en quelque sorte à travers une « x<^Qa » matricielle
fondatrice d'Athènes et de l'espace cosmique et du monde grec pour reconfigurer en
même temps le heu de la mort trouve peut-être une autre version dans le Gorgias. Face à
Calhclès, celui-ci insiste sur la vérité du logos qu'il s'apprête à prononcer 1242 . Citant
Homère, il rapporte qu'au temps de Kronos, ses fils Zeus, Poséidon et Pluton se
partagaient l'empire et appliquaient la loi qui stipule que « celui qui meurt après une vie
tout entière juste (ôiKatcoç) aille après sa mort dans les Iles des Bienheureux (Èv nâcrt]
£Ùôaiu.ov_a), tandis que Tâme injuste (àoûccoç) s'en va au Tartare »1243. Un peu comme
dans le Phédon et, surtout, la République, c'est un discours sur la Justice qui caractérise
Taprès-vie dans le Gorgias. Socrate commence par dire que les jugements étaient mais
rendus à l'origine, puisque Ton y jugeait les hommes d'après leurs « vêtements » qui
recouvraient leurs âmes, c'est-à-dire les beaux corps, la noblesse de leur famille et les
richesses. En d'autres termes, ces obstacles sont, à la façon du Phédon et de la République,
des sensations corporelles (yeux, oreilles, etc.) qui viennent interférer le processus d'une
Justice effective. Le maître affirme que Zeus dû réformer ce mode d'élection divine,
sans quoi n'importe qui pouvait prétendre qu'il avait mené une vie de Justice et méritait
Timmortalité : « Il faut qu'on les juge dépouillés de tout cet appareil, et, pour cela, qu'on
les juge après leur mort. Le juge aussi sera nu et mort, son âme voyant directement
Tâme de chacun aussitôt après la mort, sans assistance des parents (xÔrv cruyy£v__tv),
sans toute cette pompe qui aura été laissée sur la Terre : autrement point de Justice
exacte » (Gorgias, 523e). Bien que d'une manière différente du Critias le terme fondateur
de « xcÔQ<x » n'apparaisse jamais dans le dialogue, Ton assiste ici à une distanciation de
Socrate avec le corps et avec toute incarnation généalogique qui provient de la Terre.
L'âme possède ce «vêtement» sur quoi on retrouve des caractéristiques néfastes
pouvant altérer le jugement1244. Comme dans le Phédon et la République, à sa séparation
d'avec le corps, la psyché subit le jugement à côté ou dans la « prairie » (ÀEi(j.cov), à la

i2« Axiochos, 3 7 1 c .
1212 Gorgias, 523a.
12« Gorgias, 523a-b.

409
LE DLEU DE PLA TON. ESSAI SUR LE DAIMON -SOCRA TE COMME PARADIGME DELARA TIONALITÉ PLA TONICIENNE

croisée de « deux routes » qui ressemblent aux vortex ou aux cavernes (l'un se dirigeant
vers le Ciel et l'autre vers le Tartare) : «J'ai constitué comme juges mes propres fils,
deux de l'Asie, Minos et Rhadamante, un d'Europe, Éaque. Lorsqu'ils seront morts, ils
rendront leurs sentences dans la prairie (&uc_.aouaiv èv xq> AE.fj.arvi), au carrefour d'où
partent deux routes qui mènent l'une aux îles fortunées, l'autre au Tartare » (Gorgias,
524a). Ce panorama de l'au-delà ressemble à celui de l'Odyssée d'Homère et du Phédon
où, comme Ta remarqué J.-F. Mattei, les bifurcations et les carrefours forment une
figure en chiasme, c'est-à-dire en « chi» (X) reproduisant parfaitement les ouvertures, les
cavernes où les âmes doivent passer pour venir au monde1245. Ici, c'est encore près de la
prairie ou de la plaine qui est le heu où, entre le Ciel et la Terre, les âmes connaîtront le
sort que leur réserve la Justice. On constate même en hsant le Gorgias que Platon
oppose les paradigmes daimoniques (xcirv 7taQaÔ£iy|_iàxc_v) adéquats et ceux qui, ayant
vécus hors de la vérité (dvEU àAq0Eiaç) et ayant mené des vies injustes, servent
d'exemples ou d'épouvantails pour les hommes dans l'Hadès1246. C'est toujours la
question généséologique de l'eudaimonie de la psyché (nue, sans le corps et la noblesse par
le sang) qui, en ces « heux » (et bien que le mot « x^Ç" » est absent) détermine le
meilleur paradigme daimonique qui pourra servir de modèle pour les mortels1247. À la
manière de l'Apologie où Socrate affirme que, face aux autres mauvais modèles qui ne se
soucient pas de la jeunesse de la cité, le dieu a fait de lui le paradigme d'Athènes, il
conclut le dialogue jusqu'à marquer la différence entre la vie et la mort de Gorgias,
Polos, Calhclès et la sienne : « lorsque m comparaîtras devant le fils d'Égine [Minos]
pour être jugé, lorsqu'il te tiendra sous sa main, tu resteras bouche bée et la tête perdue,
pareil là-bas à ce que je serais moi-même ici [...]. Vous qui êtes les plus savants
(oocbartaxoi) des Grecs d'aujourd'hui, Gorgias, Polos et toi-même [Calhclès], vous êtes
hors d'état de démontrer qu'aucun genre de vie soit préférable à celui-ci [une vie de
Justice comme la mienne], qui a en outre l'avantage évident de nous être utile chez les
morts » (Gorgias, 526e-527a). Comme nous l'avons démontré, la terminologie typique du

12*» Voir aussi Phédon, 87b-88b.


1245
J.-F. Mattei, op. cit., note 1191, p. 143-154.
i2« Gorgias, 525a-d.

410
LE DLEU DE PLATON. ESSAISUR LEDAIMON-SOCRATE COMAŒ PARADIGALE DE LA RATIONALITÉ PLATONICIENNE

« aoapàq, » qualifiant le démiurge Socrate partout chez Platon revient tout naturellement
lorsque vient le moment de déterminer qui, pour le bien de toute la cité, possède le
véritable savoir-faire ici-bas comme dans l'au-delà. Ainsi, des paradigmes présents à
l'intérieur de ces heux divins, on doit considérer avec le modèle Socrate qu'il vaut mieux
préférer la Justice dans la vie comme dans la mort, subir l'injustice que de la commettre
dans le cadre du Gorgias : « Suis donc mes conseils, Calhclès et accompagne-moi du côté
où m trouveras l'eudaimonie dans la vie comme dans la mort, comme la raison le
démontre » (Gorgias, 527c).
O n constate que les hens conceptuels entre la « x&Q.0*- »> ^a plaine de la vérité, la
notion de Justice et le paradigme daimonique que représente Socrate dans l'Hadès est
construit selon un cadre cohérent et constant chez Platon. On y trouve aussi des
rapports directs de l'espace avec la question de la génération et de la corruption
(yévEoiç / cf>0ooà). Ces recoupements sont allusifs, peu nombreux et difficiles
d'interprétation. Dans le hvre X de la République, au moment où le maître parle de
l'expérience de la caverne, il relate l'apparition d'une plaine à laquelle assiste \a psyché.
C'est à cet « endroit » que se rencontrent les êtres daimoniques : « Et ces âmes qui ne
cessaient d'arriver semblaient pour ainsi dire parvenir au terme d'un long voyage, et
elles se dirigeaient, joyeuses, vers la plaine (fiç xôv ÂEi^côva) pour y établir leur
campement, comme lors d'une fête civique. Celles qui se connaissaient se saluaient les
unes les autres affectueusement, et celles qui provenaient du Ciel s'enquéraient auprès
de celles-ci des choses d'ici-bas » (République, X, 614e). Cette plaine ou cette prairie ici
invoquée se situe entre l'ouverture de la caverne de la Terre et celle du Ciel. C'est à
partir d'elle que Ton peut embrasser du regard une lumière qui vient du haut pour
passer par le Ciel jusqu'à la Terre à la manière d'un pylône, où Ton peut voir l'extrémité
des hens jusque dans l'au-delà : « [...] une lumière qui se répand d'en haut à travers
toute la voûte céleste et sur la Terre, droite comme une colonne, et rappelant tout à fait
Tare-en ciel, mais plus brillante et plus pure » (République, X, 616b). Socrate exphqué que
la psyché qui remonte à l'intérieur de cette colonne de lumière vers le fuseau de la

i2« Gorgias, 525e-526c.

411
LE DIEU DE PLATON. ESSAI SUR LEDAIMON-SOCRATE COMME PARADIGME DE LA RATIONALITÉ PLATONICIENNE

Nécessité assiste aux permutations pneumatiques des âmes dans le Ciel. Elle choisit
ensuite un daimon ou un gardien comme paradigme de vie avant de boire les eaux du
Léthé. Ainsi, les vies correspondent au genre de daimon avec lequel Tâme a été tissée et,
d'une certaine manière, à la puissance de l'expérience de la vérité à laquelle celle-ci
pourra ensuite parvenir. En d'autres termes, la psyché noue sa nature avec un daimon
d'une manière irréversible avant de redescendre par le vortex du Ciel menant à la plaine
de la vérité où elle échangera de nouveau avec les autres âmes en passant vers le chemin
menant vers la Terre1248. Avant d'y parvenir, Tâme va dans la plaine du Léthé (EÎÇ XÔ xfjç
AqOqç 7t£Ôiov) en y absorbant une eau qu'aucun récipient ne peut contenir — oubhant
ainsi le passé pour plonger ensuite du Ciel1249. La permutation des vies ayant été
présentée auparavant par Platon, on comprend que ce sont ces âmes qui, ayant oubliées
leur existence antérieure et la vision de la plaine de la vérité à cause de Teau du Léthé,
descendent du Ciel en questionnant ces âmes (qui remontent les cavernes de la Terre)
tout en choisissant promptement de se réincarner en des vies mauvaises et remplies de
souffrances1250. Ainsi, les différents cycles de la génération et de la corruption (yévEaiç
/ (|>0OQà) de la psyché se concrétisent d'abord dans ce type de heu matriciel en fonction
de la vie future1251. La matière se révèle comme un télos psychique et, donc, daimonique.
Au « 7t£Ôtov àAq0£iaç » auquel conduit le maître en dehors de la génération et
de la corruption (vers l'être et les formes intelhgibles) correspond son opposé, c'est-à-
dire le modèle qui — comme les orateurs, sophistes, mauvais éducateurs et poètes de
toutes sortes —, ne mène pas à Timmortalité véritable1252. De l'Apologie aux Lois, en
passant par la République, le Politique, le Timée et le Critias, Platon n'a de cesse de répéter

12« Répubique, X , 617e et 620d.


12« Répubique, X , 621a.
i 250 « P o u r le dire en u n m o t , la plupart de ceux qui se laissaient prendre par le choix de ces situations étaient
de ceux qui descendaient du Ciel, du fait qu'ils n'avaient pas été habitués à u n e vie de souffrances. A u
contraire, ceux qui émergeaient de la Terre, parce qu'ils avaient soufferts eux-mêmes et qu'ils avaient vu
les autres souffrir, p o u r la plupart ils ne se précipitaient pas p o u r faire leur choix » (Répubique, X, 619d).
i^i Répubique, X, 619e-620d.
1252 Voir aussi peut-être l'utilisation de cette image en Sophiste, 222a. Socrate souligne même dans la Répubique
que ce genre d'individu empêtre sa vie dans des tribunaux et, par manque de conviction morale, se
complaît dans l'étude de subterfuges pour contourner la Justice et emplir son âme de marécages : « en
raison de sa paresse et du régime que nous avons décrit, on se remplit comme un marécage (ÀLjavaç) de
fluides et de gaz » (Répubique, III, 405c). Ces marécages réapparaissent selon ce contexte dans le Phédon,
112cetll3a-114a.

412
L E DLEU D E PLATON. ESSAI SUR LEDAIMON-SOCRATE COMME PARADIGME D E LA RATIONALITÉ PLATONICIENNE

que les rois et hommes des temps passés qui auraient dû s'évertuer à être des modèles
échappant à la « (b0OQà » pour les vivants se sont corrompus en même temps qu'ils ont
contribués à détruire leurs cités1253. Autrement dit, la « x<^Q« » qui fonde le territoire ne
contient pas en elle les bons exemples pour Athènes. En outre, il faut remarquer que le
maître assiste in vivo à ces mouvements de naissance et d'altération provenant de la
matrice et composant la phusis dans les dialogues. Les Lois dénoncent ces principes des
phusikoi qui pensent que le feu, Teau, la terre et Tair sont les premières réalités de la
nature sublunaire et les causes premières des générations et des corruptions1254. Le
constat est clair : c'est la philosophie qui, comme l'accomplit Socrate dans le Phédon et la
République, peut mener l'âme vers l'être véritable, c'est-à-dire au-delà du cycle de la
« yévEaiç » et de la « cp0oçà » : « En ce qui concerne les naturels des philosophes,
convenons d'abord de ceci : ils sont toujours épris de cette science qui peut éclairer
pour eux quelque chose de cet être qui existe éternellement (xfjç oùoiaç xfjç àel oùoqç)
et ne se dissipe pas sous l'effet de la génération et de la corruption (Û7tô y£V£a£Coç Kai
tpBoQâç) » (République, VI, 485a-b). Nous avons vu que seul Socrate a réussi à imposer à
la cité l'exemple d'une immortalité réelle. Selon lui, la philosophie représente le salut
même de toute la cité et le dévoilement d'une nouvelle « x^Q" »> puisque la cité
d'Athènes ne propose pas une structure qui peut se maintenir en dehors du cycle
typique au mortel et n'arrive pas non plus à comprendre la génération divine de ses
paradigmes traditionnels et, ipso facto, perfectibles1255.

Bien que le Timée et le Critias nous permettent de dire que la matrice daimonique
de la cité est éternelle (x^JQa àei) et ne peut se corrompre, on ne peut en dire autant
selon toute vraisemblance des modèles (comme l'Athènes archaïque du Critias,
l'Athènes de Thésée, etc.) qui la composent 1256 . C'est sans doute ce qui permet à
Socrate de proposer un « noble mensonge » qui subordonnera le territoire athénien à la
cité idéale de la République. Il stipule qu'il entreprendra de persuader les gouvernements

i 253 Timée, 20e; 21d; 22c-d; 2 3 c ; 82b; Politique, 270c et 273a; Parménide, 136b; Lois, I I I , 677a-b et e; 680d; 682c;
688c; 702a; I V , 7 1 5 d ; V , 741a; V I , 782a.
1254 Phédon, 95a; 96b; 106d; Lois, X, 891e.
1255
Répubique, 4 9 0 e ; 546a
•256 Timée, 52a et Critias, 109d.

413
LE DIEU DE PLA TON. ESSAI S UR LE DAIMON -SOCRA TE COMME PARADIGME DELARA TIONALITÉ PLA TONICIENNE

et toute la cité des mortels qui se baseront quant à eux sur la cité idéale qu'« en réalité,
ils ont été modelés (ôqfj.touoyou|a_vr|) dans le sein de la Terre et que c'est elle qui les a
mis au monde » 1257. Cet argument aux accents patriotiques a été dénoncé par plusieurs
auteurs qui ont accusé Platon de totalitarisme 1258. A la suite de nos dernières analyses,
plusieurs questions émergent à la suite de ce passage. Tout d'abord, Platon se contredit-
il ? Comment une cité peut-elle prétendre être juste si les gouvernants doivent mentir
pour le bien de la cité ? Et en quel sens doivent-ils mentir ? Ensuite, comment Platon
peut-il faire surgir les autochtones de la Terre alors qu'il semble préférer à la
représentation généalogique et matérielle une « xàQ a » certes idéale, fondatrice et
éternelle de la simple « x^Q« » au sens territorial, mais quelque peu indéfinie ? Est-il
incohérent ? Nous répondrons à ces interrogations en les abordant selon trois aspects :
1) le noble mensonge; 2) l'opposition « x^Q« » et « Terre » chez Platon, et, enfin ; 3) le
mythe du Politique.

En premier heu, le noble mensonge que nous venons de relever et qui a fait
couler beaucoup d'encre trouve selon nous une interprétation simple, cohérente et qui
confirme toujours le bien-fondé de notre perspective daimonique. Cette question avait
été introduite au II e hvre de la République lorsque Socrate affirme que les gardiens
doivent être formés dès l'enfance au discours vrai, mais aussi à celui qui est faux afin de
mener à bien la Justice dans la cité1259. Il ne s'agit toutefois pas dans ce passage
d'exercer le mensonge sur les autres, mais seulement de s'en instruire. Le morceau qui
est au cœur de la controverse se trouve plutôt au III e hvre. Socrate y réforme les
modèles d'éducation comme Homère qui présentent des dieux qui se comportent d'une
manière inadéquate1260. Il affirme que pour les divinités véritables, le mensonge n'est
d'aucune utilité, alors qu'il l'est pour les hommes : « Si réellement le mensonge n'est
d'aucune utilité pour les dieux et qu'il est par contre utile aux hommes à la manière
d'une espèce de drogue, il est évident que le recours à cette drogue doit être confiée aux
médecins (Laxçoîç), et que les simples citoyens (iôicoxaiç) ne doivent pas y toucher»

1257 Répubique, III, 414d.


1258 Voir K. Popper et R. Crossman qui accusent Platon de totalitarisme et note de G. Leroux, 160, p. 591.
•259 Répubique, I I , 376e-377e.

414
L E DLEU DE PLATON. ESSAI SUR LEDAIMON-SOCRATE COMAŒPARADIGAIE DE LA RATIONALITÉ PLATONICIENNE

(République, III, 389b). Ici, les dieux, qui correspondent aux médecins divins sont placés
face aux simples citoyens qui ne peuvent proférer des mensonges. Le terme « iôtwxqç »
possède différents usages dans l'Antiquité, mais désigne souvent chez Platon celui qui
est ignorant — roi, orateur ou simple particulier — comparé aux dieux1261. Autrement
dit, mis à part « ceux qui gouvernent », l'humain, qu'il soit démiurge dans la cité ou un
simple citoyen, ne peut jamais proférer un mensonge : « C'est donc à ceux qui
gouvernent la cité (Toïç d ç x o u c r t v °q TqÇ TTOAECOC), si vraiment on doit l'accorder à
certains, que revient la possibilité de mentir, que ce soit à l'égard des ennemis, ou à
l'égard des citoyens quand il s'agit de l'intérêt de la cité » (République, III, 389b). Mais qui
donc sont ceux qui dirigent la cité idéale et peuvent proférer le mensonge selon Platon ?
À ce titre, Terreur la plus commune des interprètes est de considérer ces dirigeants
comme des gardiens mortels, alors que, comme nous n'avons cesser de le montrer, tout
porte à croire qu'ils s'agit de daimones habitant la « x^Qci » éthérée qui — comme
Socrate lui-même qui profère le noble mensonge pour le bien de la cité dans la
République ! —, la dirigent selon un dessein .démiurgique divin distinct des paradigmes
ancestraux qui peuvent être surclassés. Socrate dresse même la hste de ceux qui, parmi
les dirigeants les plus importants de la cité idéale jusqu'au moins influent, n'auront pas
le droit de mentir : « Par conséquent, si on prend quelqu'un à mentir dans la cité
provenant du groupe des démiurges (OL oqitioEQyol), soit devin (^iàvxiv), soit guérisseur
de maladies (Lqxfjoa KaKÔrv), soit équarisseur de poutres (xéKxova ÔOÛQCOV), on le
châtiera » (République, III, 389d)1262. Les démiurges correspondant d'abord à la classe des
gardiens de la cité et ensuite aux artisans manuels, on se demande qui pourra mentir aux
autres, si ce ne sont les gardiens divins, ceux qui, comme Socrate, sont supérieurs aux
hommes (leurs jouets), qui sont les véritables auteurs des nomoi (et sont donc au-dessus
du nomos), qui n'ont besoin d'aucune loi pour régir leur conduite et qui sont les genres
d'êtres que les dieux ont placés à la tête des cités : les daimones1263. Ce sont eux qui, à la

i 260 Répubique, III, 389a-e.


1261 Voir par exemple Apologie, 40d.
i2« Odyssée, XVTI, 383-4.
1263 Lois, I, 624a; IV, 709a; 713d-e; EX, 875c. Voir aussi Aristote, Poitiques, III, 13, 1284a. C'est ce qui
exphqué que l'incompréhension de ce passage persiste m ê m e parmi les traducteurs les plus perspicaces

415
L E D I E U D E PLA TON. ESSAI SUR I E DAIMON-SOCRA TE COMME PARADIGME D E L A R A TIONALITÉ PLATONICIENNE

suite du démiurge daimonique Socrate occupent la « X"^Q« » matricielle de la cité pour


accomplir la vocation originelle et philosophique d'Athènes sur le territoire et
engendrer les citoyens selon ce genos fondateur d'un nouveau nomos.
M. Détienne a remarqué que les devins, les poètes et les rois, ceux que Ton peut
nommer « les maîtres de vérité » en Grèce, abordaient les questions de la vérité et du
faux selon des critères différents des nôtres. Il dresse une hste de témoignages anciens à
partir desquels on affirmer que le fait de dire des vérités ne contredit pas
nécessairement le fait de proférer des mensonges qui sont semblables à des réalités.
Dans la Théogonie d'Hésiode, Léthé, au heu d'être une parole d'inconscience
radicalement opposée à T« àAq0£_a », est une puissance divine au même titre que les
paroles de tromperie, les « ^EUÔELÇ Àôyoi »1264. Ces divinités ne s'excluent ni ne se
contredisent : elles sont les pôles d'une seule et même dunamis religieuse. Les Muses
sont celles qui, en premier lieu, savent à la fois dire des choses fausses qui ressemblent à
des choses réelles, tout en sachant en même se faire entendre des choses vraies1265. Ce
point de vue est d'autant plus proche de celui du Socrate de la République que les sources
font étalage de ces problématiques qui sont toujours développées autour du patronage
de la Justice — T« àÀq0£ia » étant la fille de Zeus1266. Il est clair qu'Hésiode peut
révéler les desseins de Zeus à l'intérieur de sa poésie comme le démiurge Socrate le fera
avec sa parole à caractère religieux, c'est-à-dire le chant du dialogue philosophique. On peut
même considérer un certain rapprochement avec l'utilisation platonicienne du
personnage maritime de Glaucos/Glaucon à partir de l'Hymne homérique à Hermès où
Nérée, nommé « le Vieux de la Mer », qui est qualifié d'« ôAq0èç » et d'« at|;£uÔ£Îç » qui

de la Répubique comme G. Leroux qui y voit quant à lui une hste arbitraire d'« artisans » sans rapport
avec le propos du noble mensonge : « Citation curieuse, cette hste de métiers n'est pas extraite d'un
contexte pertinent pour la condamnation du mensonge » (p. 570, note 30).
Travaux, 211-232 et 224 et 229. Voir M. Détienne, Les maîtres de vérité dans la Grèce archaïque, Paris, Le hvre
de poche, 2006, p. 22; 24; p. 84, 132, 139, 140, 143, 147, 239. Sur les bords de la mer noire, à Olbia,
colonie de Milet, ont a trouvé des graffitis datant de 500 av. J.-C. on peut lire des mots qui présentaient
des rapports entre eux, sur la première « orphique », « Dionysos », « vérité » et « vie-mort-vie », sur la
saceonde, « vérité-tromperie », et sur la troisième «.psyché » et « aletheia ».
1265 Hésiode, Théogonie, 27-8; M. Détienne, op. cit., note 1264, p. 9 et 19.
•» M. Détienne, op. cit., note 1264, p. 79-80; 89-91 et 124-5. Chez Euripide, même, bien qu'elles se
concrétisent, les paroles des dieux et des devins sont fausses comme des songes. Voir par exemple
Iphigénie en Tauride, 570.

416
L E DLEU DE PLA TON. ESSAI SUR LEDAIMON-SOCRATE COMME PARADIGAIE PELA RATIONALITÉ PLATONICIENNE

ne connaît que « justes et bénigmes pensées » (ôhcaia Kai quia) 1267 . M. Détienne
indique avec raison que ces épithètes offrent une corrélation parfaite dans la définition
de la parole mantique la plus haute de la royauté, celle d'Apollon1268. Nous avons
exphqué que ce logos oraculaire est récupéré dans la République où le genos de Socrate par
imitation religieuse démiurgique permet de s'imposer dans la cité. Dans le texte
d'Homère, Hermès s'attribue les vertus sacrées de son frère Apollon dont il est dit que
trois vierges abeilles l'instruisent dans la divination : « Volant ça et là, elles pâturent le
miel et font se réahser chaque chose. Lorsque, gorgées de miel frais, elles sont
transportées (Outcooiv, elles bondissent comme les Tyiades de Dionysos), bien
volontiers elles désirent (EOÉÀOUOLV) dire la vérité (àÀqGeiqv). Viennent-elles à manquer
de la douce nourriture des dieux, elles se mettent à tromper (t|;£Ûôovxai) dans le trouble
qui les agite » (Hymne à Hermès, 558-563). On retrouve ici les éléments thématiques,
comme l'envolée éthérée, les abeilles, le miel, la vérité-tromperie, etc., qui sont
précisément ceux qui tournent autour de la mantique de Socrate tant dans la République
que dans les Nuées. Ce maître de vérité est certes aussi maître de tromperie, mais on
peut dire qu'il Test en vertu de ses attributs divins qu'il tire d'Apollon comme dieu
tutélaire royal de la cité d'Athènes.

En second heu, nous avons noté que la question du noble mensonge en hen
avec la « x<^Qa » pose d'énormes problèmes chez Platon en ce qu'elle échappe en
quelque sorte à une vision patriotique du territoire d'Athènes, de ses généalogies
politiques et de ses paradigmes divins tout en fondant la généséologie d'une autre
manière, à partir de la naissance de nouveaux modèles. Ce qui comphque l'analyse, c'est
que cette imposture dirigée par les dieux pour le bienfait de la cité possède un corollaire
gênant dans la République : les citoyens doivent croire qu'ils naissent de la Terre. Bref,
pourquoi la matrice athénienne dont la nature ou l'être intermédiaire semble pourtant
distinct et fondateur du territoire dans le Timée et le Critias est complètement absente
dans la République? Sans doute parce que l'on assiste justement dans le dialogue à sa genèse même.

Mais comment y voir plus clair ? Un début de réponse se trouverait peut-être dans le

1267
Théogonie, 233-6.

417
LE DIEU DE PLATON. ESSAI SUR LEDAJMON-SOCRATE COMME PARADIGME DE LA RATIONALITÉ PLATONICIENNE

dialogue de transition qu'est le Phèdre où, en soulignant ses capacités de devin et


l'intervention de son signe daimonique aux abords des antres et jardins de Tllissos,
Socrate exphqué la puissance mantique de la psyché qui circule à travers le Ciel sous une
forme ou sous une autre, c'est-à-dire — conformément aux Nuées et à Y Axiochos — en
« météorologisant »1269. On peut penser que Ton assiste à une autre version de l'envolée
hors de la caverne de la République et de Tengendrement de Tâme dans la matrice
daimonique où elle se mêle à un corps mortel : « Quand elle est parfaite, et porte des
ailes (TtxEQOQOuqaaaa cbÉoexat), elle s'élève dans les hauteurs et gouverne le monde
entier : quand elle a perdu ses ailes, elle est entraînée jusqu'à ce qu'elle s'établisse dans
un Ueu de résidence (Kaxo-Kia0£Îaa) et prend un corps terrestre (pû>\xa yqïvov
Aapoûoa) » (Phèdre, 246c). Ici, le vocabulaire se rapproche de celui du mythe de
l'autochtonie du Critias et de celui du Politique dans lesquels un « au-delà de la cité
d'Athènes » est montré comme un heu daimonique fondateur de la région ou du
territoire1270. En dépit de l'absence de toute mention à la « xÛQa » (comme la République
où, dans ce contexte, ce terme n'apparaît pas non plus), on peut croire que ces passages
tirés du Phèdre développent timidement une version généséologique de Timmortalité
(lorsqu'elle a des ailes) et de la réincarnation (lorsqu'elle perd ses ailes). C'est en effet
parce que Tâme s'étabht d'abord dans une sorte d'« OÏKOÇ catabasique » (KaxoiKia0£laa)
qu'elle prend ensuite « un corps fait de terre » (oû>\ia yqïvov Aa|r3oûcra). Ces passages
météorologiques du Phèdre tentent de séparer l'incarnation de Tâme de l'endroit où,
comme dans le Politique, la pensée divine, qui est le pilote de Tâme, se nourrit d'Intellect
et, à la manière de la République, contemple la vérité (àAfj0£ia), la Justice en soi (aùxqv
5iKaiocarvqv), la sagesse (ococboooûvqv) et la science (ETtLOxquqv)1271. C'est toujours à
cet endroit précis, c'est-à-dire près de l'ouverture où Ton voit habituellement la
« x<A>Qa » <_ue s e trouve la plaine de la vérité : « La raison de ce grand effort pour voir où
est la plaine de la vérité (àAq0£iaç TCE&IOV), c'est que la pâture qui convient à la
meilleure partie de Tâme se tire de la prairie (À£i|j.côvoç) qui s'y trouve, et que l'aile, à

12M M. Détienne, op. cit., note 1264, p. 85-6, 92 et 110.


"» Phèdre, 246b-c.
1270 A u s s i Ménexène, 2 3 7 b .

418
LE DLEU DE PLA TON. ESSAI SUR LE DAIMON -SOCRATE COMME PARADICÀIE DE LA RATIONALITÉ PLATONICIENNE

quoi Tâme doit sa légèreté, y prend ce qui la nourrit (xoécbExai) » (Phèdre, 248b-c).
Avons-nous affaire à des développements qui mèneront au Timée et à l'Épinomis qui
reprendront cette idée d'une manière générale, en distinguant Tâme immortelle et les
autres parties qui, dans les composés vivants engendres au préalable dans la matrice,
sont formés de terre et des autres éléments matériels ?1272 Le mouvement autocinétique
de Tâme (aûxô K.vqaiç) qui — d'une manière éternelle et en donnant le mouvement aux
autres choses par la « yévEoiç » et la « (j?0ooà » — caractérise Tâme du Phèdre se retrouve
dans les Lois où ce qui se meut soi-même engendre le changement dans un mélange fait
de terre et de matière1273. En conséquence, on doit dire que, même si elle est difficile à
cerner, Ton peut distinguer chez Platon une « x ^ 9 a » daimonique où son équivalent,
c'est-à-dire un « heu » plus ou moins implicite, différent des rapports
générations/corruptions caractéristiques de l'incarnation de Tâme et fondateur du
simple territoire athénien.
En troisième et dernier heu, nous devons souligner que le mythe de
l'autochtonie du Politique reprend toutes ces thématiques sous un angle nouveau qui,
selon nous, permet peut-être de comprendre la solution finale de Platon concernant le
noble mensonge et la question de la « xcoQ-. ». Un peu à la façon du récit originel du
Timée et du Critias, l'étranger exphqué à « Socrate le Jeune » que le monde est un être
vivant doué de réflexion ordonné par un démiurge, mais que les hommes l'ont oubhé :
ils faut donc le leur rappeler. Il décrira donc longuement dans le Politique un temps
fondateur de celui des hommes. Ce mythe est construit selon trois moments : une
période originelle avant l'apparition des hommes au sens où nous l'entendons durant
laquelle le démiurge veille sur son œuvre (le règne de Kronos); une autre où le monde
est laissé à lui-même et menace de disparaître, et, une dernière où intervient un dieu et
les autres divinités à sa suite pour secourir le monde.

1271
Phèdre, 246d-e; 247d-e.
i?" Timée, 23e; 64c et 65d; Épinomis, 9 81 c, 982a et 984b.
12 73 « Là, elle prend un corps terrestre qui semble se mouvoir de son propre mouvement grâce à la force qui
appartient à l'âme : l'ensemble ainsi constitué, corps et âme étroitement unis, reçoit le nom de vivant, et
on le qualifie de mortel » (Phèdre, 246c). Phèdre, 245e et Lois, X, 894b-895c.

419
LE DIEU DE PLA TON. ESSAI SUR LE DAIMON-SOCRA TE COMME PARADIGME DE LA RATIONALITÉ PLATONICIENNE

L'étranger montre que le temps de Kronos constitue en réahté un modèle pour


les vivants d'aujourd'hui. Car en cette période et en cet endroit daimonique (puisque,
comme dans le Timée et le Critias, la chronologie est ici cosubstantielle au caractère
originel toujours en activité pour les mortels), l'autochtonie se réahse à l'intérieur de la
matrice originelle où, un peu à la manière du Critias, les hommes divins naissent
directement de la Terre et ne s'engendrent pas les uns les autres1274 : « Il est clair,
Socrate, que Tengendremcnt mutuel n'était pas inscrit dans la nature d'alors : mais cette
race née de la Terre (yqyevèç), dont on a dit qu'elle exista dans le passé, c'était celle qui
en ce temps-là ressortait du sein de la terre (ÈK yqç) » (Politique, 271a). En ces temps
fondateurs, les vivants n'ont pas de reproductions sexuées et naissent de la terre, élevés
par les daimones qui leur promulgent une nourriture éthérée : ils vivent dans la paix. Les
techniques démiurgiques sont inutiles, puisque tous les besoins sont comblés. Cet âge
d'or ressemble à Tâge de la race daimonique d'Hésiode où l'absence de tout besoin rend
inutile la moindre forme d'organistion politique et le pastorat divin des dieux sur les
hommes. Questions : Platon tend-il à distinguer ici comme dans certains dialogues une
« x&JQa » fondatrice de la Terre (yfj) ? Où bien : doit-on considérer plutôt que Platon
mettrait en œuvre le fameux noble mensonge qui stipulait que Ton doit faire croire aux
citoyens qu'il sont en réalité des autochtones tirés de la Terre ? Il est clair selon nous
que la solution est de Tordre d'une daimonisation civique : dans tous ses dialogues
Platon utilise le mythe pour faire en sorte que les citoyens se rapprochent le plus
possible du modèle idéal de la « x<^9« » fondatrice de la Terre (yq), bref, que T« ici-bas »
devienne et incarne cet « àxoTtoç ». L'on commence à comprendre qu'au sein même du
vocabulaire métaphysique cn pleine construction, la philosophie du Politique développe
d'une manière exotérique ce que le Phèdre, la République, le Timée et le Critias ne
pouvaient que suggérer : un « heu » fondateur — c'est-à-dire réalisant l'activité
démiurgique du gardien daimonique Socrate — où naissent les véritables autochtones
nationaux. Dès lors le « ^EÛÔOÇ Aôyoç » de la République portant sur la « X<^Q« »
daimonique est parfaitement valable, puisque, comme nous l'avons montré, c'est le dieu

1274 Poitique, 269b.

420
LE DLEU DE PLATON. ESSAI SUR LE DAIMON-SOCRATE COMME PARADIGME DE LA RATIONALITÉ PLATONICIENNE

Socrate qui, « aAqBèç » et « a4_uôEÏç », le prononce pour les mortels. À partir de ce


moment, la question du noble mensonge devient en quelque sorte secondaire, car l'on se
règle sur la réalisation de la cité idéale et de sa « x^oa » ici-bas. Autrement dit, que les
Athéniens considèrent ou non qu'ils sont nés de la Terre « ici-bas » ou dans la « x^ça »
éthérée, ceci revient au même dans la perspective où, justement, la matrice idéale doit se
réahser dans la Terre elle-même (yq).

Bien que difficiles d'interprétation, ces développements permettent de


comprendre partiellement la nécessaire contiguïté originelle de la superposition des
époques dans le Politique. Il faut ajouter que les arguments de Platon s'inscrivent à
l'intérieur d'une conception de la « Xk>Qa » héritée de son époque reposant en premier
heu sur la déesse Hestia qu'il n'expose jamais, mais qui se positionne toujours par
rapport à elle. Comme Ta bien exphqué J.-F. Mattei, des Hymnes homériques — ou à
tout le moins de la poésie d'Hésiode — au Phèdre de Platon, cette divinité matricielle
hée à la « x<^Qa » occupe l'espace de la Terre au Ciel, et est le pivot du panthéon grec
autour duquel tourne les autres dieux Olympiens1275. Nous avons noté que, selon une
perspective politique, le foyer d'Hestia est représenté par la tholos au cœur de la cité qui
indique le « commencement »1276. Dans la République, la colonne de lumière du mythe
d'Er reliant de son vortex le haut et le bas est identifiée à la Nécessité autour de laquelle
se tiennent en cercle les Moires, les filles de Thémis : Lachésis, Clôtho et Atropos1277.
L. Gernet indique que Thémis est identifiée à Delphes et à Gè et, comme le montre la
République en complément du Phèdre, se trouve associée à Tomphalos du monde qui
distribue la place de chaque âme dans la procession céleste1278. J.-F. Mattei a aussi bien
exphqué que, sur le plan cosmologique, ces concepts platoniciens s'inspirent des
pythagoriciens1279. Le vieux nom d'« _o0i£ », foyer, a évolué dans la poésie épique en

•275 J . - F . Mattei, op. cit., n o t e 1191, p . 171.


1276
Euthyphron, 3a; Cratyle, 401b et Lois, V, 745b.
12 77 Répubique, X, 617c.
1278 Nous suivons iciJ.-F. Mattei, op. cit., note 1191, p. 173-4.
1279 j _p. Mattei, op. cit., note 1191, p. 174. et en particulier Philolaos que cite Stobée et ensuite, Aétius : « Le monde
est un : il a commencé à naître à partir du centre et dans les mêmes proportions vers le haut et vers le
bas. Car ce qui est situé au-dessus par rapport au centre est inverse de ce qui est situé au-dessous ; car le
centre est comme le plus au-dessus pour tout ce qui est en bas, et il en va de même pour le reste ; car,
par rapport au centre, les directions sont identiques à ceci près qu'elles sont inversées » (Eclogae, I, XV,

421
L E D I E U D E PLA TON. ESSAI SUR LE DAIMON-SOCRATE COMME PARADIGME DELÀ RATIONALITÉ PLATONICIENNE

« laxia », « colonnade », sans doute assimilé au mât du navire, « iaxôç », comme celui
que décrit le mythe d'Er au sujet du vortex cosmique reliant la Terre et le Ciel. Et
l'Hymne homérique à Hestia affirme qu'Hestia est le « siège éternel », tandis qu'un fragment
d'Euripide n'hésite pas à en faire la Terre-Mère1280. C'est encore selon les principes
pythagoriciens que Timée affirme dans le dialogue platonicien du même nom que « la
Terre (gè) est la première et la plus ancienne des divinités nées à l'intérieur du Ciel »
(Timée, 40b-c). Comme Ta bien remarqué J.-F. Mattei, les aspects politiques et
cosmologiques de la récupération philosophique de la figure d'Hestia sont aussi
transposés à l'intérieur des aspects métaphysiques et ontologiques1281. Selon le Cratyle,
les formes doriennes du nom de la déesse, « ÈaoCa », « côoia », suggèrent sa proximité
avec T« ouata » : « Ce que nous appelons, nous autres, ousia certains l'appellent essia,
d'autres encore osia. Eh bien, en premier heu, que l'essence (oûaia) des choses soit
appelée Hestia » (Cratyle, 401c). Sur le plan existentiel, le foyer d'Hestia est la « x^>oa »
du philosophe. C'est ce qu'affirme le Sophiste qui, en soulignant la communauté
d'essence (xqv xfjç oùaiaç Koivcuviav) de la mobilité et de la stabilité du cosmos, décrit
les relations des genres de l'être dans la « région » (xûoa) où celui-ci réside1282.
Si Ton revient au Politique, le second âge est décrit comme un état de dissension
entre les autochtones et les animaux. Le règne de Kronos se termine lorsque le dieu
laisse le monde à lui-même et que les divinités locales abandonnent leurs troupeaux, et
donc, les cités. Doué du mouvement autonome inauguré par le dieu, le monde

7). « Pour Philolaos, c'est le feu <Jui occupe le milieu dans la région du centre, qu'il dénomme d'ailleurs
Foyer (Hestia) de l'univers, demeure de Zeus, Mère des dieux et encore autel, rassembleur et mesure de
la nature. De plus, c'est un autre feu (le Soleil) qui tout là-haut constitue l'enveloppe de l'univers. Le
milieu est par nature premier, et autour de lui mènent leur ronde dix corps divins : le Ciel, la sphère des
fixes, les cinq planètes auxquelles s'il ajoute le Soleil, sous le Soleil la Lune, sous la Lune la Terre ou sous
la Terre l'Anti-Terre. C'est après eux tous que se situe le feu qui occupe la place du Foyer central
(Hestia). Philolaos appelle « Olympe » la partie la plus haute, l'enveloppe où l'on trouve les éléments les
plus purs ; ce qu'il appelle cosmos, c'est l'espace qui s'étend sous la rotation de l'Olympe, où se trouvent
les cinq planètes ainsi que le Soleil et la Lune, et il nomme Ciel la région sublunaire proche de la Terre et
située sous les planètes » (Opinions, II, VII, 7). Comme le comprendront les néoplatoniciens, l'« Un »
n'est pas au préalable de l'ordre d'une localité, mais d'un « centre » invisible qui, dans la première version
mythique dont Hestia est le feu central, se transforme en « hénade agathoïde solaire » dans la Répubique
de Platon (Stobée, Eclogae, I, XXI, 8, dira encore que « le premier composé harmonieux, l'Un, qui occupe
le centre de la sphère, s'appelle Hestia ».
1280 Hymne homérique à Hestia et Euripide, Fragment 938N2.
1281
J.-F. Mattei, op. cit., note 1191, p. 178.

422
LE DIEU DE PLA TON. ESSAI SUR LE DAIMON -SOCRA TE COMME PARADIGME DELARA TIONAJUTÉ PLATONICIENNE

rétrograde afin de tourner dans le sens inverse du cycle que lui avait insufflé le dieu, à
tel point que les êtres humains, qui continuent à surgir de la Terre, le font d'une autre
manière, c'est-à-dire en rajeunissant plutôt qu'en vieillissant. L'on voit qu'incapable de
maîtriser sa propre nature corporelle, le monde de désorganise, se défait et oubhe les
prescriptions divines du premier âge de Kronos jusqu'à menacer de disparaître.
La troisième et dernière période expliquée dans le Politique est la nôtre et se
caractérise par une reprise du gouvernail du monde par le dieu démiurge qui fera
tourner avec difficulté le monde dans l'autre sens pour recréer l'origine. À la manière du
Timée où Socrate est le paradigme généséologique et la première expression de l'Intellect
hypostatique séparé et de la génération de Timmortalité (qu'il engendre pour la première
fois dans le Phédon), le dialogue montre qu'un nouveau départ du cosmos est possible à
condition justement qu'une intervention divine opère une sorte de changement1283 :
«Le monde est tantôt accompagné par une cause étrangère, un dieu, et qu'il acquiert
alors à nouveau la vie en recevant de son démiurge (xoû &qf_.iouoyoû) une immortalité
restaurée » (Politique, 270a). L'ordonnancement du monde doit être conçu à partir de
deux moments qui justifient la présence même et la nécessité de la philosophie : 1) le
retrait du divin, qui rend le monde autonome en même temps qu'il le dérègle par un
mouvement opposé, et; 2) la fatalité de l'exercice de l'Intellect démiurgique dont
Socrate est le paradigme séparé et le personnage conceptuel qui, par la technique royale
de la philosophie, permet de rétablir le mouvement dans la bonne direction, c'est-à-dire
vers le temps de Kronos. L'âme démiurgique peut ainsi imiter cette rotation afin de
recréer ces âges qui, ainsi, se superposent pour les mortels. On n'a pas assez remarqué
que, parmi ces vieillards qui redevenaient des enfants — superposé à notre cycle où les
enfants deviennent des vieillards —, Platon nous montre dans le Politique un «Vieux
Socrate » qui, par l'intervention du démiurge étranger, lègue sa puissance philosophique
destinée aux mortels à un jeune Socrate ! Bref, à Tengendrement autochtone encadré

i282 Sophiste, 250b et 254a. Souligné par J.-F. Mattei, op. cit., note 1191, p. 185. M. Détienne, op. cit., note 1264,
p. 179 et 185-6.
12*3 Pour un avis opposé, voir L. Brisson et J.-F. Pradeau, p. 228, note 110, qui considèrent que la
restauration de Timmortalité du monde n'a aucun sens dans le Timée. O r nous avons vu que le
personnage de Socrate, jouant précisément le rôle du premier démiurge, restaure et restructure par son
activité le monde et le spectacle de la génération de la matière.

423
LE DŒU DE PLA TON. ESSAI SUR LE DAIMON -SOCRA TE COMME PARADIGME DELARA TIONALITÉ PLA TONICIENNE

par Un temps originel développé dans les dialogues correspond celui de Socrate lui-
même ! Ainsi Tâge ancestral et le nouveau se donnent la main, comme Socrate le Vieux
et Socrate le Jeune. La philosophie est la technique démiurgique et le supplément
d'origine qui comble la perte en reprenant le gouvernail et en alignant adéquatement les
différentes strates temporelles du cosmos — « en mettant de Tordre dans le monde
lorsque le dieu en est absent » comme dira le Timée. Le rapport au monde et à la divinité
devient une question de technique dont Socrate est encore la figure modèle. En d'autres
termes, Timitation du genre de vie qui existe du temps de Kronos permet à une âme
daimonique et démiurgique comme celle du maître d'émerger à l'intérieur du temps
humain. Ainsi, le mensonge sur l'autochtonie de la République trouve une version
cohérente et acceptable dans le mythe du Politique, puisque c'est encore le dieu Socrate
qui en est l'investigateur : dès lors, le « vrai » mensonge, opérant la fusion entre la
« XûJQft » et la Terre, devient effectif et se réalise pour le bienfait de la cité — rendant
complètement obsolète la question de savoir si la parole du dieu était à l'origine
mensonge ou non.

***

En troisième et dernier heu, il faut mentionner pour mieux comprendre la


caverne chez Platon que Socrate propose dans le corpus platonicum une réforme de la
catabase (Kaxapaaiç) et de l'expérience mystique en cours à son époque par la
philosophie — qui demeure aussi néanmoins en elle-même une mystagogie daimonique
religieuse. Nous avons montré en partant des hens poétiques opérés par Empédocle
que le personnage historique de Socrate accomplit une descente au cœur de l'antre
(âvxoov) et représente selon toute vraisemblance un paradigme pouvant échapper aux
cycles du monde sublunaire de la génération et de la corruption (yevEoic / (j>0opà) en
vue de développer un territoire matriciel (x<->ç>a). Il appert qu'à la lumière de notre
analyse, la définition précise des cavernes (KoIAa) du Phédon ressemble à celle de la
République et consiste pour l'essentiel en des vortex dont la contemplation est encadrée
par le daimon-Socrate.

424
LE DLEU DE PLATON. ESSAI SUR LEDAIMON-SOCRATE COAIME PARADIGME DE LA RATIONALITÉ PLATONICIENNE

Nous savons en outre que tout l'effort du maître est de montrer qu'il est un
devin ou un prophète différent des autres. Avant même de préparer sa version
particulière de la caverne intelligible et donc une autre version de Tépoptie divine, il
dénonce l'essentiel des traditions religieuses en cours depuis Homère dans la République.
Ainsi, le III e hvre cite et accuse tous les passages de l'Iliade et de l'Odyssée où le poète
présente une après-vie et une envolée daimonique qui est une moindre vie exempte de
forces vitales et haïe des dieux eux-mêmes : « Tâme prenant son envol (7txa|_i£vq) en
quittant ses membres surgit chez Hadès lamentant son destin, abandonnant virilité et
jeunesse Tâme souterraine (4>uxq ôè Kaxà x0ovôç), pareille à une fumée, s'en est allée en
poussant des cris perçants » (République, III, 386d-387a). Socrate propose de raturer
l'expérience de cette âme souterraine qui est décrite comme une mort et une catabase
néfaste. Nous avons noté que c'est plutôt lui qui accomplit celle-ci afin de se rendre
jusqu'aux mortels. A ceci, il préférera la vision radieuse et intelligible de l'allégorie du
hvre VII, mais aussi celle parallèle du mythe d'Er du X e hvre. Y. Ustinova a montré que
cette expérience psychique est typique d'un « Ô£uxÉQ07tox(_ioç », c'est-à-dire d'un mort
revenu à la vie — un peu comme le daimon-Socrate lui-même — qui possède un savoir
d'habitude impossible aux mortels1284. En guise de conclusion, la République décrit la
mort au combat de ce fils d'Arménios qui revient à la vie sur le bûcher pour raconter
comment sa psyché s'était mise en route avec d'autres pour se rendre dans un endroit
daimonique (eiç XÔTTOV xivà Ôai(_i6viov) « où il y avait dans la Terre deux ouvertures
(xào\iaTa) contiguës, et dans les hauteurs du Ciel (év xcû àvc_), deux autres ouvertures
situées juste en face » (République, X, 614c)1285. Il faut absolument noter qu'à la caverne
souterraine que Ton pourrait qualifier de « catabasique » correspond ici son équivalent
« anagogique ». Autrement dit, face à la catabase des profondeurs de la Terre se dresse
toujours Tanabase qui permet aux âmes justes de prendre leur envol : « Or il [Er] vit là
les âmes qui s'en allaient, en passant par Tune ou l'autre des ouvertures du Ciel et de la
Terre (xo x«crua xoû oùoavoû XE xai xfjç yqç) après que le jugement eut été rendu pour

1284
Sur le mythe des morts et le mythe d'Er, Y. Ustinova, op. cit., note 890, p. 218-225.
1285
Cette configuration aussi présente dans le Phédon est par la suite décrite comme la plaine (A_m_v) où se
tiennent des juges daimoniques Phédon, 107d; 111c et 112a. Voir G. Leroux, note 59, p. 725.

425
LE DIEU DE PLA TON. ESSAI SUR LE DAIMON -SOCRA TE COMME PARADIGME DELARA TIONALITÉ PLA TONICIENNE

chacune d'elles » (République, X, 614c). À travers ces ouvertures daimoniques réalisant la


figure en chiasme, c'est-à-dire, comme nous l'avons déjà décrit, en « chi» (X), Er ajoute
ensuite que les âmes se saluent et échangent entre elles dans la plaine de la vérité que
nous avons relevée. En d'autres termes, Socrate, par sa réforme de la « x^Q** »
daimonique et sa catabase philosophique, y expose les conditions des échanges de
certains êtres et paradigmes de vie qui, comme dans l'allégorie de la caverne et le Phèdre,
peuvent s'envoler vers la colonne de lumière, ce tunnel menant au-delà de la voûte
céleste1286. On voit même que certaines âmes impures sont refusées par ces
embouchures qui se ferment lorsqu'elles tentent d'y entrer1287. Le Timée reprend ce
panorama en « chi» (X) pour les faire correspondre au cercle du Même et au cercle de
l'Autre, le premier étant définit par un mouvement extérieur de la gauche à la droite et
le second étant définit par un mouvement intérieur de la droite vers la gauche1288.

Non seulement on retrouve le terme de « KOÎAOÇ » dans le Phédon à maints


endroits, mais aussi dans la République lorsque Platon exphqué de quelle façon la lumière
du Soleil représente le creux des cordages du fuseau de la providence et de la nécessité
du monde1289. Nous avons exphqué que ces « creux » ou « cavernes » témoignent de
puissants hens daimoniques à l'intérieur de tout le corpus platonicum. Le plus évident est
bien entendu, celui que nous connaissons, de l'allégorie de la caverne du hvre VII où le
synonyme « a7tqAaiov » — de même que les autres comme « àvxçov », « oxô|aiov » ou
« x<^o[ia » — traduit aussi le « creux », la « cavité » ou la « grotte » du Phédon1290. Notre
comparaison avec le « KOÎAOÇ » est parfaitement concluante, puisque l'on trouve aussi
dans ces passages toute une série de termes parallèles. La caverne de la République est
par exemple disposée en longueur (àvaTtExàvvuui) dans les profondeurs souterraines
de la même façon que celle du Phédon1291. Dans un cas comme dans l'autre, le fond de sa

,286
« Si quelqu'un poursuit la vie philosophique [...] non seulement il mènera ici-bas une vie heureuse, mais
le voyage qui le conduira là-bas et ensuite le ramènera ici-bas ne se fera pas à travers le souterrain
(xSovîav) rempli d'aspérités, mais au contraire sur la voie douce du chemin céleste » (Répubique, X, 619d-
e).
i2»' _#>«%«., X 6 1 5 d et 616a.
i 288 Timée, 36c-d.
i2»» Phédon, 109b-d; 110c; Répubique, X , 616d; Timée, 66a.
1290
Répubique, VII, 514a; 515a; 532b.
1291 Répubique, V I I , 514a et Phédon, 111c.

426
LE DLEU DE PLATON. ESSAI SURLBDAIMON-SOCRATE COMME PARADIGME DELÀ RATIONALITÉ PLATONICIENNE

paroi se retrouve aussi en bas et en ligne droite (icaxavxiKQÛ) où vivent des


protagonistes possédant tous les attributs de « prisonniers » 1292. Ces passages
concernant les cavernes du Phédon sont d'autant plus éloquents qu'on les croyait
réservés à la seule République : « [...] au moment où la philosophie a pris possession de
leur âme, elle était, cette âme, tout bonnement enchaînée (ôiaô£Ô£fj.évr)v) 1293 à l'intérieur
d'un corps, attachée à lui (TtQOOK£KoAAq(j._vqv), contrainte (àvayicaÇo|j.£vqv)
d'examiner tous les êtres comme à travers les barreaux d'une prison » (Phédon, 82e). On
rencontre encore la thématique générale de l'emprisonnement obhque (cncoAiôç)
comme à travers des barreaux, mais aussi surtout la même contrainte (àvayicaÇEiv)
développée de manière plus détaillée dans la République obhgeant les prisonniers à
garder la tête immobile, à se retourner et à regarder la lumière en face 1294. Nous savons
déjà qu'en plus d'être celui qui s'envole hors de la caverne dans le Phédon selon la
bienheureuse nécessité de l'intervention divine d'Apollon, Socrate est précisément celui
qui dirige la tête de ses interlocuteurs comme un Intellect hypostatique dans les
dialogues. Cet apprentissage difficile est le seul pouvant préserver la philosophie de se
transformer en une orpheline sans parent, comme nous l'avons déjà noté, et exhorter
ces prisonniers à sortir de leur prison pour embrasser la philosophie 1295. Ces
constatations nous confirment la proximité thématique des discours, mais aussi encore
le contexte daimonique de la République 1™.
En ce sens, on peut confirmer autrement que l'allégorie de la caverne du hvre
VII qui expose la sortie dianoétique et intelligible des prisonniers du tunnel ne dresse
pas le tableau d'une grotte concrète, mais avant tout un corridor daimonique
psychagogique ouvert par Socrate ou, si Ton veut, un passage ou un vortex à travers la
« x^Q a » fondatrice qui n'a rien à voir avec le souterrain où se tiennent les âmes
néfastes et injustes. À l'inverse de ce que Ton a cru, la caverne de la République
représente une vision cosmique intelligible perçue par les dieux et les daimones. Elle

i2?2 Phédon, 7 2 b ; 112d-e; 113b e t Répubique, VTI, 515b.


1293 Timée, 7 3 b .
!294 Phédon, 82e-83a; Répubique, V I , 506c. Répubique, V I , A95à.Répubique, I V , 4 2 1 c ; V I I 515a; 515c; 515e;
517d; 519c; 521b.
•295 Répubique, VI, 495d.

427
LE DIEU DE PLA TON. ESSAI SUR LE DAIMON-SOCRATE COMAŒ PARADIGME DE LA RATIONALITÉ PLATONICIENNE

contiendrait alors les irrigations pneumatiques de la Terre où se déverse Teau


constituant des ombres dans Tâme et le feu duquel les reflets des objets seront projetés
sur les murs pour les prisonniers jusqu'à ce que quelqu'un vienne les hbérer — dans le
Phédon également1297. Il ne faut donc pas s'étonner outre mesure de retrouver le frère
jumeau du hvre VII de la République à l'intérieur de ce dialogue même :

« Et nous, nous habitons dans ces cavernes (xolç KOIAOIÇ) sans nous en
apercevoir : nous croyons habiter en haut, à la surface. Nous ressemblons à un
être qui, séjournant au milieu des profondeurs de la haute mer, croirait habiter à
la surface des flots : voyant le Soleil et les astres à travers l'eau, il prendrait la
surface de la mer pour un Ciel! Supposons que, par paresse et par faiblesse, il
n'ait jamais vu non plus, une fois émergé et la tête levée hors de cette mer et
tournée vers le heu où nous sommes, à quel point ce heu se trouve être plus pur
et plus beau que celui où il vit avec les siens : et qu'enfin, il ne l'ait pas davantage
appris d'un autre qui, lui, l'aurait vu. Eh bien, cette condition-là, c'est justement
la nôtre » (Phédon, 109c-e [trad. M. Dixsaut]).

Comme la tête du prisonnier Glaucon/Glaucos sera sortie de l'eau et se


retournera en remontant à la surface de la caverne pour y voir le Soleil véritable par
l'exercice démiurgique de Socrate tout au long de la République, la condition humaine du
Phédon ressemble à celle d'un prisonnier qui aurait à remonter hors de Teau et de la
grotte vers le Ciel grâce à l'apprentissage d'un autre être daimonique venant le hbérer,
heu où pourra aussi être vu les astres, le Ciel, le Soleil et la Terre véritable1298. Ici
comme ailleurs, Platon dresse encore une fois une mise en scène du spectacle
daimonique du philosophe, homme supérieur qui, par une mantique intelligible inédite
et distincte de celle de l'époque, retourne dans la caverne pour diriger ou conduire la
tête des mortels inférieurs et pour instruire les autres en agissant comme un Intellect.
En conclusion, les cavités du Phédon se définissent à la manière de la caverne de la
République : comme des vortex mantiques au-dessus desquels les êtres daimoniques
peuvent accomplir une catabase sur les mortels qui y habitent.

129« Répubique, VII, 539e; Phédon, 60b; 81d; 83c-d; 104d; 107b et 116c.
1297 Phédon, 109b-c; 110c; l l l b - d ; 112c; 113a et c.
1298 Phédon, 109d.

428
LE DLEU DE PLATON. ESSAI SUR LEDAIMON-SOCRATE COMME PARADIGME DE LA RATIONALITÉ PLATONICIENNE

4.4.2 L'eau, laphusis et les cavernes

Si Ton s'attarde plus particulièrement sur la remontée du prisonnier à l'extérieur


de la caverne dans le Phédon et la République, on se rend compte que celui-ci doit
s'habituer à regarder les images des hommes et des êtres se reflétant dans Teau. Elles
indiquent que la reflection provient de principes qui se trouvent hors des cavités ou
grottes de la Terre. Nous avions déjà noté au passage que selon les Grecs et les
présocratiques, Teau est un principe daimonique et psychique se situant dans la région
de la Lune. Nous avions noté également qu'en vertu de la reconfiguration et la
gradation de ses différents habitants et daimones, la condition de l'homme ressemblerait
à celle de Glaucon/Glaucos, c'est-à-dire séjournant au milieu des profondeurs de la
haute mer tout en croyant habiter à la surface des flots : « voyant le Soleil et les astres à
travers l'eau, il prendrait la surface de la mer pour un Ciel! » (Phédon, 109d)1299.

D'une même façon que dans les hvres VI et VII de la République, les images et
reflets dans Tâme du Phédon sont comparés à des ombres et des reflets sur l'eau1300.
C'est que Teau — à l'opposé de ce que Ton a cru jusqu'ici —, loin d'être une simple
métaphore ou de jouer le rôle d'un « exemple » comme les autres, reflète les images ou
croyances (7uoxiç) contenues dans Tâme des prisonniers au fond de la caverne :
« J'entends par images d'abord les ombres, ensuite les reflets qui se produisent sur l'eau
ou encore sur les corps opaques, hsses et brillants, et tous les phénomènes de ce genre »
(République, VI, 510a). Il faut comprendre par là qu'à ce niveau pneumatico
démiurgique, ces simulacres dans Tâme correspondent à la partie hétérogène de l'eau
daimonique des présocratiques. C'est aussi la vue du Soleil qui dévoile au prisonnier
sorti de la caverne que les images, croyances et opinions dans Tâme des autres hommes
se trouvent à l'échelon de Teau comme un principe matériel : « Alors, je pense que c'est

•2" Selon Plutarque, d'ailleurs, le rôle des êtres daimoniques occupant ces heux est de les sauver de ces flots :
« Voyez les nageurs en mer. Ceux que portent encore les flots du large, loin de la Terre, les gens du
rivage se contentent de les regarder en silence : mais ceux qui sont déjà près du rebord, on court au-
devant d'eux, on entre dans l'eau pour les rejoindre, on les aide de la main et de la voix et on les sauve.
Tel est, mes amis, le comportement des daimones » (De Genio Socratis, 593e-f). J.-F. Mattei, op. cit., note
1191, p. 146-7.

429
LE DIEU DE PLATON. ESSAISUR LEDAIMON-SOCRATE COMALE PARADIGME DE IA RATIONALITÉ PLATONICIENNE

seulement au terme de cela qu'il serait enfin capable de discerner le Soleil, non pas dans
ses manifestations sur les eaux ou dans un heu qui lui est étranger (OÙK ÈV uôaoïv) »
(République, VII, 516b). Platon présente l'observation sensible de Thomme supérieur ou
de l'être daimonique qui, par sa catabase à l'intérieur du tunnel, peut juger des images
qu'il remarque directement dans la psyché de Thomme inférieur1301. L'expérience
physique de ce que la vue tire du Soleil et de son action sur Teau étant d'abord dans la
République une expérience contiguë, on ne peut distinguer les opinions des ombres se
reflétant à la surface de cette matière1302. L'eau psychique est en réahté pour ce type de
vision divinatoke une entité daimonique qui les contient et qui reçoit l'acte lumineux du
Soleil. L'âme étant parvenue au niveau intelligible en voyant le Soleil, la Lune et les
astres en ce qu'ils sont en eux-mêmes, pour éviter de corrompre sa vue, elle regarde
ensuite les images et reflets de ces dieux dans les eaux se confondant avec l'être
psychique (niaxiç) qui trouve correspondance dans la ligne du hvre VI. Les images ou
représentations dans l'âme se situent donc au même niveau que les principes matériels.
Le niveau hylémorphique de la République équivaut justement à celui des entités
psychiques/matérielles de la daimonologie générale des présocratiques qui engendrent
par la suite dans l'âme des prisonniers du monde sensible les opinions, les
représentations, les images, ombres et reflets. On comprend mieux également
pourquoi, se confondant avec l'eau, certains hommes se réincarnent en l'espèce des
poissons dans le Timée : « au heu de leur faire respirer un air léger, les dieux les ont
précipités dans les profondeurs où ils inhalent une eau trouble » (Timée, 92b). On
retrouverait aussi ceci chez Anaximandre pour qui Thomme serait engendré par le
poisson1303. D'une manière similaire, A. Motte a exphqué comment la poésie
d'Empédocle déploient l'épopée dramatique du daimon humain comme phusis divine et
pourquoi, ainsi, Pythagore pouvait dire qu'il fut successivement garçon, fille, plante,

»°° Répubique, V I , 510e.


13
°i Ces développements c o n c o r d e n t avec le Timée, 73c-d, o ù il est stipulé que le démiurge accroche l'âme à
l'homme et façonne le cerveau dans la boîte crânienne qui est entourée d'eau.
,M2
Pour un avis opposé, voir CP. Sze, « Eikasia and pistis in Plato's Allegory », The Classical Quarterly,
Oxford, Clarendon Press, XXVII, 1977, p. 127-138, à la page 127.
1303
Plutarque, Propos de table, V I I I , 8,4,730e.

430
L E DLEU D E PLATON. ESSAI SUR LEDAIMON-SOCRATE COMME PARADIGAŒ D E LA RATIONALITÉ PLATONICIENNE

oiseau et poisson1304. Dans le Gorgias, Socrate affirme même à la manière du Phédon que
vivre c'est aussi mourir et que le corps est un tombeau. L'âme insensée qui se laisse
guider par lui et ses passions se révèle en quelque sorte comme un tonneau percé par
l'aveuglement et l'oubh laissant tout fuir Teau que les êtres daimoniques y
verseraient1305. Ces images que Socrate qualifie un peu plus loin de bizarres concordent
pourtant avec le niveau hylémorphique de Tâme contenant en elle de fausses opinions
ailleurs chez Platon. Ce n'est pas un hasard non plus de constater que c'est précisément
les illusions optiques des objets dans Teau qui représentent le trouble et l'opinion dans
Tâme dans la République et que c'est par cet élément que les âmes, après avoir bu au
Léthé, se réincarnent dans un corps 1306 : c'est que Teau d'oubh est la matière même de
Tâme.

À l'intérieur des hvres VI et VII, la caverne est précisément cette cavité


daimonique où l'on sort par une anabase et où Ton y plonge par la suite par une
catabase tout juste en bas des ombres et reflets sur Teau et de sa surface desquels l'âme
devrait se débarrasser sous l'effet de l'activité intelligible, mais qui peuvent aider d'abord
le prisonnier à s'habituer à la lumière lors de sa remontée 1307 . Selon toute
vraisemblance, nous devons comprendre les différents niveaux de l'anagogie intelligible
de la ligne de la manière suivante : 1) le prisonnier, dirigé par la catabase du daimon-
Socrate dissimulé et agissant dans l'antre, réalise l'initiation propre à la philosophie en
se libérant, en s'élançant et en accomplissant une anabase au-delà de la caverne tout en
s'apercevant d'abord que les représentations, les images, ombres et reflets sont au
niveau inférieur dans l'âme des autres prisonniers; 2) il voit ensuite de manière directe
que les entités matérielles présocratiques (la terre, l'eau, l'air, le feu) sont engendrées de
manière démiurgique et daimonique comme images et reflets à l'intérieur des âmes des
prisonniers tout en bas du muret; 3) comme un daimon à son tour, il assiste à cette
poétique intelligible in vivo du cosmos et de la pensée discursive, et, enfin; 4) toujours à

,304
A. Motte, op. cit., note 761, p. 377-8.
nos « p a r r m t o u s i e s habitants de l'Hadès — désignant ainsi le monde invisible — , les plus misérables sont
ces non-initiés, .obligés de verser dans ces tonneaux sans fond de l'eau qu'ils apportent avec des cribles
également incapables de la garder » (Gorgias, 493b).
«M Répubique, X, 602c; 621a-b. J.-F. Mattei, op. cit., note 1191, p. 140.
*307 Répubique, II, 363d; VI, 510e; VII, 532c; Timée, 59c.

431
LE DIEU DE PLATON. ESSAI SUR LE DAIMON-SOCRATE COMMEPARADIGMEDELA RATIONALITÉ PLATONICIENNE

l'aide du daimon-Socrate agathoïde qui le conduit à une vision « en direct » de la plaine


de la vérité et de la Justice, lorsqu'il est habitué, il aperçoit le bien, principe et paradigme
de toute lumière et de toute intellection.
G. Naddaf a bien exphqué qu'à l'inverse des sophistes, le nomos au sens où
l'entend Platon ne doit jamais être séparé de la phusis comme telle1308. D'une manière
similaire, l'expérience du bien socratique causal et de toute son armature conceptuelle
intelligible est exposée à l'intérieur de l'allégorie de la caverne et de son statut
daimonique. Bref, au risque de nous répéter, on peut dire qu'à travers la contemplation
des « effets » daimoniques perceptibles des divinités et de l'Intellect hypostatique, la
physique et l'intelligible se rejoignent et, à vrai dire, sont totalement indissociables.
Nous savons en outre qu'au 1 er siècle av. J.-C, Cicéron et son ami, le riche Atticus,
reproduiront une grotte respectivement dans la maison familiale d'Arpinum du premier
et dans la villa de Buthrote en Epire du second1309. Leurs cavernes (artificielles ou non)
se révèlent comme des points de passages mantiques tant réels que métaphoriques de
l'eudaimonie épicurienne et stoïcienne. L'astrologie en vogue de l'époque à Tibère
convertit peu à peu ces heux mystiques selon une symbohque astrale où la grotte ne
désigne plus l'espace souterrain et « catabasique » de la période grecque archaïque et
classique, mais l'espace ouranien et, d'une manière grotesque, deviendra un pur décor
de fantaisie qui, à l'image narcissique d'un chef politique ou d'un Empereur,
représentera sa personnalité et sa psyché. Dans son traité Sur la nature des dieux, Cicéron
insiste sur l'expérience sensible et dianoétique de la caverne philosophique unifiée par la
daimonologie. Traitant des mondes différents qui naissent et qui périssent à chaque
instant dans le cosmos par mouvements pneumatiques, démiurgiques et atomiques, il
revient sur le spectacle sensoriel et direct qui s'offre à Thomme qui, comme un daimon,
s'envole vers les dieux. Contre toute attente, il ne cite cependant pas Platon, mais plutôt
Aristote pour appuyer sa vision stoïcienne de la réahté :

« Aristote dit très bien : "Supposons que des hommes aient toujours vécu sous
Terre, dans de belles demeures bien éclairées, ornées de statues et de portraits,

no» G . Naddaf, op. cit., note 236.


i*» Voir Cicéron, AdAtticum, 1,17,18.

432
L E DIEU DE PLA TON. ESSAI SUR LE DAIMON -SOCRA TE COMME PARADIGME DELARA TIONALLTÉ PLA TONICIENNE

pourvues de tous les agréments qu'on trouve en abondance chez les


bienheureux, que, sans être jamais montés jusqu'à la surface, ils aient cependant
entendu parler des dieux, de leur existence, de leur action divine, puis qu'un jour,
les ouvertures de la Terre ayant été ouvertes, ils puissent s'enfuir de leurs
habitations souterraines afin de parvenir jusqu'aux heux où nous ne vivons pas.
La Terre et les mers et le Ciel leur apparaîtraient brusquement, les Nuées
étaleraient à leurs yeux leur grandeur et les vents feraient sentir leur force, le
Soleil se montrerait dans sa magnificence et ils connaîtraient en même temps le
pouvoir qu'il a de répandre chaque jour la lumière dans l'immensité du Ciel, au
moment où la nuit couvrirait la Terre d'un voile de ténèbres, ils verraient le
firmament se consteller de lueurs et la Lune à l'aspect changeant, tantôt
croissante et tantôt décroissante, argenter le sol, ils sauraient que l'apparition de
tous ces astres au-dessus de l'horizon et leur disparition, leur trajet dans le Ciel
sont soumis de toute éternité à un ordre invariable. Certes en présence d'un
pareil spectacle l'idée que les dieux existent bien réellement, que ce monde est
leur ouvrage ne manquerait pas de s'imposer à eux". Ainsi parle Aristote » (De la
nature des dieux, II, 37, 95 [trad. C. Appuhn]).

Fidèle au stoïcisme, Cicéron propose une vision démiurgique et pneumatique du


monde sublunaire dépendante du supralunaire. La perspective attribuée à Aristote ne
manque pas de surprendre, puisqu'elle ressemble en tout point à celle de l'allégorie de la
caverne du Phédon et de la République — sans parler de la cosmologie du Timée. Non
seulement on retrouve ici le Soleil, la Lune et son influence, les demeures souterraines
éclairées de l'extérieur et les prisonniers sous la Terre, mais surtout la présence des
statues et des portraits que Ton rencontre chez les bienheureux, c'est-à-dire chez ceux
qui, comme chez Empédocle et Pythagore, habitent en ces heux et qui ont tous les
traits de daimones qui les portent au-delà du muret dans la République. Bref, il appert peu
à peu que ce sont sans doute ces êtres immortels intermédiaires qui, agissant comme
artisans-démiurges, produiraient en même temps les pensées des mortels et, peut-être
même certains modèles intelhgibles platoniciens formels, donc, d'une certaine manière,
le modèle ontologique et épistémologique même de l'allégorie de la caverne de Socrate.
Le « platonicien » Aristote aurait-il ainsi défendu une daimonologie semblable à Platon
à l'intérieur de certains ouvrages de jeunesse aujourd'hui perdus ? Nul ne saurait le dire.
Nous avons toutefois déjà exphqué qu'Aristote critique une telle fresque démiurgique

433
L E DLEU D E PLA TON. ESSAI SUR LE DAIMON-SOCRA TE COMAIE PARADIGALE DELARA TIONALITÉ PLA TONICIENNE

platonicienne dans ses autres ouvrages où la généséologie et la daimonologie


paradigmatique sont au contraire les ennemis à abattre.
On constate dans le traité Du Ciel du Stagirite qu'il réagit effectivement, mais
autrement à ces thématiques et en particulier à la caverne de Platon. S'attardant sur les
corps, sur la génération et la corruption sublunaire et pneumatico démiurgique comme
on la retrouve dans le Phédon, la République, le Timée et les Lois, Aristote affirme à l'exact
opposé de l'extrait « aristotélicien » cité par Cicéron que les animaux, les plantes et les
éléments matériels sont en réahté inaltérables puisqu'ils se meuvent en cercle autour de
la Terre1310. Ces substances corporelles qui se situent dans la partie la plus extérieure du
Ciel sont les mêmes tant chez les Barbares que chez les Grecs et sont considérées
comme étant divines et immortelles1311. La terminologie daimonique du Phédon et du
Cratyle est utilisée par Aristote tout juste avant sa critique de Platon dans laquelle il
cherche à prouver que le mouvement circulaire est parfait et immuable jusqu'au
sublunaire. Son but est de montrer que, contrairement à la daimonologie traditionnelle
et à ce que Ton pense dans les jardins de l'Académie, il n'existe pas de mantique
poétique ou de démiurgie intelligible extérieure à la totahté du Ciel qui agit de manière
rectiligne sur le sublunaire comme dans les cavernes des dialogues platoniciens, mais
plutôt un mouvement circulaire épousant à vrai dire la forme de la Terre1312. Les
principes matériels des présocratiques sont ainsi reconfigurés afin de fournir une
alternative aux creux ou aux cavités des demeures souterraines comme on les retrouve
dans l'allégorie de Platon :

»"> Du ciel, 1,3, 270a-b.


uu
« Car ce n'est pas une ou deux fois, mais un nombre infini de fois, soyons-en convaincus, que les mêmes
opinions sont parvenues jusqu'à nous. C'est pourquoi, dans l'idée que le premier corps était différent de
la terre, du feu, de l'air et de l'eau, ils ont nommés éther le heu le plus élevé, tirant pour lui cette
appellation du fait qu'il court toujours pendant un temps éternel. Mais Anaxagore emploie ce terme
abusivement et incorrectement, car il emploie éther à la place du feu » (Du ciel, I, 3).
i3)2 « Qu'il n'existe pas une autre translation qui soit contraire à la translation en cercle, on pourrait s'en
convaincre de plusieurs manières. D'abord parce que nous posons que la ligne droite est ce qui s'oppose
le plus à la circonférence. En effet, on est d'avis que le concave et le convexe (KOÎÀOV Kai TÔ KVÇTÔV)
s'opposent non seulement entre eux, mais qu'ils s'opposent aussi au droit quand ils sont associés et qu'ils
forment un ensemble. De sorte que s'il y a un transport contraire, il est absolument nécesaire que ce soit
le mouvement rectiligne qui soit contraire au mouvement circulaire. Mais les mouvements rectihgnes [
sont opposés les uns aux autres par les heux, car le haut et le bas constituent à la fois une différence de
lieu et une contrariété » (Du ciel, I, 4).

434
LE DLEU DE PLATON. ESSAI SUR LE DAIMON-SOCRATE COAIALE PARADIGME DE LA RATIONALITÉ PLATONICIENNE

« En effet, si Teau est autour de la Terre, l'air autour de l'eau, le feu autour de
Tair, les corps de la région supérieure sont eux aussi dans la même relation; car
ils ne sont pas continus avec les précédents, mais ils les touchent; si, d'autre part,
la surface de Teau est sphérique, et que ce qui est continu avec le sphérique ou
qui est placé autour du sphérique est nécessairement sphérique : alors, de ce fait
aussi, il sera manifeste que le Ciel est sphérique. Mais que la surface de Teau soit
sphérique est manifeste pour qui accepte l'hypothèse selon laquelle, par nature,
Teau coule toujours dans ce qui est plus creux : or ce qui est plus creux est ce qui
est plus proche du centre » (Du Ciel, II, 287b[trad. C. Dalimier et P. Pellegrin]).

Aristote accuse ici l'essentiel du mouvement rectiligne ou obhque comme on le


voit dans les grottes du Phédon et de la République et aussi peut-être dans les écrits
platoniciens de jeunesse du Stagirite lui-même. Les corps matériels autour de la Terre et
à la surface du Ciel se meuvent en cercle, figure antérieure à toutes les autres figures : ils
ne peuvent agir de manière obhque à l'intérieur des cavités ou cavernes de la Terre,
mais font plutôt partie du mouvement circulaire éternel1313. Les générations successives,
les fluctuations pneumatiques et démiurgiques de ces principes présocratiques ne
peuvent ainsi se réaliser de manière daimonique dans la région sublunaire et sont plutôt
conçues de manière analytique chez le Stagirite, c'est-à-dire seulement à partir de la
cause efficiente qui rend compte de ces mouvements à l'intérieur des composés
substantiels. Une chose est certaine : la caverne de Platon est bel et bien perçue comme
une envolée daimonique dans toute l'Antiquité ou à tout le moins selon Aristote
comme une expérience supralunaire qui peut laisser croire qu'une interaction éthérée,
démiurgique et intelligible sur la sphère de la Terre et ses cavernes demeure possible.
C'est pourquoi il prend la peine de démonter l'argument.

4.4.2.1 La daimonologie matérielle du Phédon, de la Répubhque et du Timée

Nous avons mentionné que certains aspects, comme Teau, par exemple,
obéissaient aux prérogatives de la daimonologie jusqu'à incarner dans l'allégorie de la
caverne intelligible les principes psychiques recevant l'Intellect et la lumière du Soleil et,

435
L E DIEU D E PLA TON. ESSAI SUR LE DAIMON-SOCRA TE COMADJ PARADIGME DELARA TIONAIITÉ PLA TONICIENNE

donc, du bien solaire occupé par Socrate. Nous verrons plus avant comment le « voûç »
apparaît comme la partie mâle de l'âme fécondant la Lune à travers la lumière du Soleil
et les âmes se situant à ce niveau tempéré. Mais quelles seraient plus précisément les
relations d'un tel principe avec la matière daimonique des présocratiques ? Étant donné
l'intégration de l'Intellect-Socrate par Platon comme modèle démiurgique intelligible
que nous avons exphqué tout au long de notre travail, il faut dire que les principes
représentés par le feu, l'air, l'eau et la terre étaient pêle-mêle avant la naissance du Ciel à
la manière platonicienne. Il est stipulé à plusieurs endroits dans le Timée que
l'observation de la transformation de ces éléments formant des corps ne pouvait
conduire à une analyse rigoureuse chez les premiers physiciens1314. Si l'on pouvait les
situer à l'origine en deçà du Soleil et quelque part dans la région de la Lune d'une
manière générale — comme le confirmera encore Aristote et tous les platoniciens par la
suite —, ce n'est qu'avec l'arrivée de l'Intellect-Socrate érigée en système démiurgique
qu'ils trouvent leur place véritable. Ceci ne voudrait jamais dire que la matière n'existait
pas auparavant, mais qu'elle n'arrivait pas à trouver sa forme et son « heu » véritable.
Comme l'âme préexistait pour ainsi dire et d'une certaine façon à l'engendrement du
genos de l'Intellect immortel par le démiurge-Socrate, les principes matériels des premiers
phusikoi, bien que préalablement présents, ne constituaient jamais le véritable
arrangement de l'univers avant la configuration du cosmos particulière à la manière de
la philosophie platonicienne :

«Avant l'établissement de cet ordre, tous ces éléments se trouvaient sans


proportion ni mesure (ôAôyc_ç Kal àjaéxocoç) : et lorsque fut entrepris
l'arrangement du Tout (xô nâv), même si le feu d'abord puis l'eau et la terre et
l'air (nvç T-Qcôxov Kai ÛÔCOQ Kai yfjv Kai àioa) possédaient bien quelques traces
de leurs propriétés, ils se trouvaient néanmoins tout à fait dans l'état dans lequel
on peut s'attendre à trouver absolument toute chose quand un dieu en est
absent » (Timée, 53a-b [trad. L. Brisson]).

Contrairement à ce que sous-entend Aristote dans la Métaphysique, le Soleil, la


Lune et les principes physiques n'auraient pas connu depuis toujours leur définition

1313 Du ciel, II, 3, 286a-b et 297b. Cratyle, 426d.


1314 Timée, AI; 43c; 46d; 48b et 49b-d.

436
LE DLEUDE PLATON. ESSAI SUR LEDAIMON-SOCRATE COMME PARADIGAŒ DELA RATIONALITÉ PLATONICIENNE

universelle analytique respective. Cette méthode philosophique n'émerge qu'avec le


Stagirite qui, à la suite de Platon, peut prétendre en fournir les démonstrations. Sans la
hiérarchie généséologique et démiurgique du Timée, pourtant, ceci n'aurait pas été
possible, puisque les principes matériels des présocratiques ne trouvaient ni proportion
ni mesure (àAôycoç Kai àjaixocoç) et ne pouvaient révéler le monde sous ses traits
bienheureux : « C'est en procédant ainsi que le démiurge fit naître le monde, qui est
dieu bienheureux (evbai[iova) » (Timée, 34b). Ce n'est qu'avec l'ordre vraiment divin
qu'impose le démiurge, double intelligible de Socrate dans le Timée, que naît la capacité
de dresser une structure adéquate de l'univers pour en révéler les différents niveaux et
les véritables propriétés matérielles et, surtout, d'abord le heu à partir duquel celles-ci
pourront jouer leur juste rôle : « [...] le dieu, ayant placé au milieu (èv uiocf)), entre le
feu et la terre, l'eau et l'air, et ayant introduit entre eux, autant que c'était possible, le
même rapport, qui fasse que ce que le feu est à l'air, l'air le soit à l'eau, et que ce que l'air
est à l'eau, l'eau le soit à la terre, a constitué à l'aide de ces hens un monde visible et
tangible » (Timée, 32b).

Les Nuées portaient sur la divinisation du personnage « Socrate solaire volant


dans les airs » et sur son contexte d'affres pneumatiques, tourbillons d'éther et d'eau,
vapeurs sublunaires et terrestres1315. Ce point est capital, puisque le tableau révèle qu'à
l'opposé de ce que Ton a cru le plus souvent, les principes des présocratiques
posséderaient par extension un ordre étabh selon une perspective daimonique reprise et
transformée dans le Timée. Ces analyses concernant le Socrate historique sont
rapportées dans le Phédon comme étant celles du « jeune Socrate » et de sa proximité
avec les Hérachte, Empédocle, Anaximandre, Anaximène et Anaxagore1316. Et c'est une
fois de plus lui qui, comme dans les Nuées, reconfigure la structure de ces causes divines
de la phusis comme bon lui semble, c'est-à-dire d'une manière intelligible. Comme dans les
livres VII et X de la République, on peut considérer que les principes matériels se

13)5
Voir par exemple Nuées, 323; 380 et suiv.; 770 et suiv.
13,6
« Est-il vrai, comme certains l'affirmaient, que c'est lorsque le chaud et le froid s'emparent d'une certaine
putréfaction que les vivants viennent à se constituer ? Est-ce le sang qui est cause que nous pensons ?
O u l'air, ou le feu ? » (Phédon, 96b). « L'un, entourant la Terre d'un tourbillon, la fait rester tranquille en

437
LE DIEU DE PLA TON. ESSAI SUR LE DAIMON -SOCRA TE COMME PARADIGME DELARA TIONALITÉ PLA TONICIENNE

trouvent dans la région de la Lune (oEAqvq) qui est, semble-t-il, une zone habitée par
des daimones anciens et, comme le dit le Cratyle, par certains « nouveaux »1317. Dans ce
contexte, ceux que Ton qualifiait de « bienheureux » ou « eudaimones » correspondaient
en réahté à ces êtres ailés habitant les heux célestes. D'autre part, la Lune fait partie des
astres errants placés sur la course circulaire du cercle de l'Autre où elle reçoit la lumière
du Soleil comme on le ht dans le Timée et les Lois1316. Cette zone médiane éthérée en
général est le cœur même de la daimonologie platonicienne : c'est pourquoi il est
indispensable que le philosophe-roi, daimon civique officiel faisant partie du Collège de
veille, doive apprendre tout à ce sujet et connaître la révolution de ces entités divines
comme un hommage à rendre aux dieux1319. Le Gorgias mentionne aussi que celui qui
sera en tous points semblable à la constitution de sa cité réalisera une puissance qui
s'apparente à celle de la Lune qui, selon la croyance des Thessaliens, descendrait pour
ainsi dire vers celle-ci1320. La République utilise le terme d'une activité sotériologique

s'exerçant à partir du « char de l'État » (ÈV XCÔ Ô.C^QCO xfjç nôÀEcoç) pour rendre compte
de cette idée1321. Ainsi, la nécessité de la catabase d'êtres daimoniques comme celle qui
est réalisée par le Socrate solaire est encore autrement confirmée. Le passage déjà cité
sur les cavernes composant la surface de la Terre du Phédon dresse également un tableau
des éléments premiers, c'est-à-dire ces dieux des phusikoi se retrouvant à la surface de la
Terre desquels Socrate affirme qu'on a tort de croire qu'ils sont les causes réelles de
l'univers1322.
P. Kingsley a bien montré au sujet de la géographie mythique du Phédon que la
Terre du milieu correspond à un heu éthéré et idéal habitée par des êtres divins comme
Socrate. À cause de la partie mortelle qu'est le corps, tombeau de Tâme, nous habitons
en quelque sorte la mort elle-même ou, si l'on veut, nous sommes déjà morts (vûv q|j.£iç

invoquant l'action du ciel; l'autre, la considérant comme une vaste et plate huche, place l'air au-dessous
pour lui servir de support » (Phédon, 99b).
i3n Apologje, 27c. « Oui, le Soleil, la Lune, les astres sont vus par eux [les dieux] tels qu'ils sont réellement, et
les autres aspects de leur eudaimonie (_ùô_u|_oviav) en découlent» (Phédon, 111c). Cratyle, 409b et
Répubique, II, 382e et 391e. .
13» Timée, 38c-39c et Lois, X, 893c-d.
»» Lois, VII, 809c et 818c.
,32
° Gorgias, 513a.
1321 Répubique, VIII, 566d.

438
LEDLEU DE PLATON. ESSAI SUR LEDAIMON-SOCRATE COMAŒ PARADIGALE DE LA RATIONALITÉ PLATONICIENNE

xé9va|_i£v)1323. Notre vie sur la Terre doit être ainsi considérée comme étant à l'intérieur
des cavernes et est en réahté le monde d'en-bas où nous sommes prisonniers. À la
façon de la République, nous croyons habiter la surface de la Terre, alors qu'il s'agit en
quelque sorte d'un rêve, une ombre, d'où il faut nous éveiller. La Terre du milieu
ressemble justement à la plaine de la vérité et au heu daimonique se situant près de la
Lune où sur la Lune elle-même. Déesse de la génération de la matière chez les Grecs,
celle-ci est précisément l'endroit qui, selon les Pythagoriciens, est la source et la racine
de l'éternelle pbusis132*. Comme Ta bien exphqué A. Motte, depuis la période archaïque,
le centre du monde n'est nullement l'ombilic de Delphes au sens strict, mais son
prolongement de la Terre vers le Ciel dont le nom sera « la Terre de Pythagore » (x6cbv
nuSayôpa) 1325 . Varron dit que de T« o ^ a A à ç » on atteint « l'endroit où Ton discerne
qu'un être humain est mâle ou femelle et où l'origine de Thomme se révèle semblable à
celle du monde. En effet, c'est là, en ce centre, que tout naît, parce que la Terre est le
centre du monde » (De lingua lat., VII, 17). L'idée que ce heu daimonique se situant près
de la Lune est le modèle même de la génération du monde — de Thomme et de la
femelle — n'est pas isolée et trouve de profondes ramifications chez Platon et chez
Aristote. Dans le banquet, Aristophane dit bien dans son mythe que la génération de
Thumain s'exphque par un état ancien où Ton trouvait trois sexes : « La raison pour
laquelle il y avait trois genres, c'est que le mâle tirait son origine du Soleil, la femelle de
la Terre, et le genre qui participait aux deux de la Lune, étant donné que la Lune elle
aussi participe des deux autres » (Banquet, 190b). Cette cosmologie biologique est
rapportée dans certains témoignages de l'Antiquité comme étant celle de Philolaos,
maître d'Echécrate dans le Phédon1326. Dans son traité Du Ciel, Aristote aborde aussi la
question de savoir où se trouve la Terre dans le cosmos. Il affirme que le centre du
Tout, nommé « citadelle de Zeus » est, d'après les Pythagoriciens, constitué de feu et

1522 Phédon, 9 8 c ; Cratyle, 4 0 8 e ; 4 0 9 c e t 4 1 0 a .


i323 Phédon, 108c; Gorgias, 492e-493c. P. Kingsley, op.cit., note 1207, p. 105-107.
132
+ Aétius, I, 3, 8.
i 325 A. M o t t e , op. cit., n o t e 7 6 1 , p . 335-7.
"26 Stobée, Flor., 1,21,8.

439
LE DIEU DE PLA TON. ESSAL SUR LE DAIMON -SOCRA TE COMALE PARADIGAŒ DELARA TIONALITÉ PLATONICIENNE

que cette « x<ÛQa » est au milieu (uéaov) au sens sexuel du terme1327. Le Stagirite ajoute
qu'ils créent ainsi par les raisonnements une Anti-Terre où se trouve le poste de garde
(cbuAaKq), qui est une seconde Terre plus importante que la nôtre. A. Motte a bien vu
que c'est en ce heu mythique que naissent les germinations cosmiques des principes
physiques des Thaïes, Anaximandre, Anaximène et Heraclite1328. La phusis est une
matière vitaliste et psychique où les générations universelles, donc végétatives, animales
et humaines sont conçues dans ces espaces situés aux bornes du monde. Comme on les
voyait dénoncés chez Platon, ces principes sont causes daimoniques de la « Y-VEOLÇ » et
de la « <J)6oQâ » et encadrent le retour cyclique de toutes choses au substrat primordial.
Ainsi, comme l'affirmait Thaïes, le Tout est animé et plein de daimones1329. Ces idées du
Phédon concernant l'existence de l'autre Terre qui se situe au-delà de la nôtre sont bien
connues des auditeurs des lectures publiques des dialogues : c'est pourquoi Platon,
après Aristophane, peut montrer un daimon-Socrate solaire qui s'envole en ces heux sans
de longues précisions.

En outre, « le souffle du cosmos » est constitué de ces principes physiques


occupant la réahté extérieure de la Lune composée du cercle de l'Autre 1330. C'est la
raison pour laquelle les nombreuses cavernes, tunnels ou cavités du Phédon et de la
République correspondent à la vue « catabasique » des principes matériels comme l'eau, la
vapeur et l'air contemplés par l'âme daimonique de Thomme supérieur qui s'envole au-
delà de la voûte terrestre et qui peut ainsi regarder le spectacle de la Terre d'une toute
autre façon 1331 : « La Terre est un spectacle pour des spectateurs eudaimones » (Phédon,
111a). Ces vortex, dont celui du hvre VII de la République semble être un « échantillon
mantique » précis, désignent les fluctuations et déversations démiurgiques et
pneumatiques auxquelles elle peut assister. Tout comme le feu est situé au-dessus de
l'eau et de l'air, la génération des principes matériels s'appréhende aussi selon la dunamis

1327 De Caelo, I I , 293b. Voir P. Somville, « U n témoignage de Varron sur la cosmologie pythagoricienne »,
Revue d'Histoire des reigions, T. 166,1964, p . 39-50 et A. Motte, op. cit., note 761, p. 337.
1328 A. Motte, op. cit., note 761, p . 344-7.
i 329 O n constate que le péripatéticien Aétius dans les traces du maître au I er siècle av. J.-C. affirme à ce sujet
que : « Thaïes disait q u e Dieu est l'intellect d u m o n d e , q u e le tout est animé et plein de daimones, et
encore, qu'à travers l'humidité élémentaire chemine une force divine qui la meut » (Opinions, I, VII, 2).
1330
Timée, 4 2 c

440
LE DLEU DE PLA TON. ESSAI SUR LE DAIMON -SOCRA TE COMME PARADIGME DELARA TIONALITÉ PLA TONICIENNE

auquelle Tâme daimonique est parvenue à l'aide de l'Intellect. Par une sorte de
gradation, ce qu'est l'eau pour les habitants de la Terre serait en réahté de l'air pour eux
et notre air serait l'équivalent de l'éther pour eux. L'ordre immuable platonicien
structure à différents niveaux démiurgiques les éléments des premiers physiciens et
s'effectue à partir d'une cosmologie divine. En ajoutant que chaque daimon conduit
l'âme dans le heu approprié (ELÇ XÔV xÔ7iov OL Ô ôai|„cov EKaoxov KOj_iÇ_01332> Platon
présente ainsi dans le Phédon un mythe constituant une véritable fresque pneumatique
du monde dont nous retrouvons aussi les échos dans l'allégorie de la caverne de la
République et, comme sous l'espace en « chi» (X) du Timée, du spectacle de la génération
de la matière :

« Car sur toute la surface de la Terre il existe un grand nombre de cavernes


(7toAAà KoIAa), de toutes les formes et dimensions possibles, où sont venus se
déverser ensemble l'eau, la vapeur et l'air (xô XE ÛÔCOQ Kal xqv ojjiixÀqv Kai xôv
àÉoa). Mais la Terre, en elle-même, est pure et située dans la partie pure du Ciel,
celle même où sont les astres et que nomment éther (aiGéoa) la plupart de ceux
qui traitent habituellement de ces questions. Eau, vapeur et air sont la he
(Ù7tooxà0[_.qv) de cet éther et viennent se déverser sans cesse dans les cavernes
(xà KoîAa) de la Terre » (Phédon, 109b-c [trad. M. Dixsaut]).

Un peu comme chez Hérachte, certaines âmes se trouveraient au niveau de l'eau,


d'autres au niveau de l'air ou de la terre alors que d'autres encore, les âmes plus divines
respirant de l'éther, percevraient directement les dieux : « [...] ils sont par rapport à
nous à une distance exactement aussi grande que celle qui sépare l'air de l'eau et l'éther
de l'air sous le rapport de la pureté » (Phédon, 111b). On comprend que c'est moins la
logique des éléments des présocratiques (le statut «réel» de l'éther chez Platon par
exemple) qui compte dans le Phédon que la daimonisation dynamique et psychagogique
des éléments de la Terre et du spectacle démiurgique des êtres bienheureux, c'est-à-dire
les daimones, rappelant hors de tout doute les habitants de la région de la Lune comme
les concevaient les phusikoi de l'époque :

i«i Phédon, l l l a .
i" 2 Phédon, 113d.

441
L E D I E U D E PLATON. ESSAI SUR LEDAIMON-SOCRATE COMAŒ PARADIGME D E LA RATIONALITÉ PLATONICIENNE

«A sa surface, il y a une grande variété et un grand nombre de vivants, en


particulier des hommes. Les uns habitent à l'intérieur des terres, d'autres vivent
au bord de Tair comme nous au bord de la mer, d'autres enfin habitent des îles
baignées par Tair et reposant sur la terre ferme. En un mot, ce que sont pour
nous et à notre usage l'eau et la mer, c'est ce que l'air est pour ceux de là-bas : et
ce que Tair est pour nous, l'éther Test pour eux» (Phédon, l l l b - c [trad.
M. Dixsaut]).

Il est manifeste que, comme nous l'avions sous-entendu, ces insulaires du Phédon
sont exactement les mêmes que les démiurges porteurs des figurines au-delà du muret
du tunnel de la caverne de la République. Chaque niveau ontologique et épistémologique
est également un niveau démiurgico-daimonique tout en désignant un type d'homme
dont l'âme est toujours suspendue à un autre. Un peu comme dans le Timée où les
différents personnages (Socrate, Timée, Hermocrate) réprésentent un niveau
démiurgique intelligible ou un niveau psychique de l'Intellect, ces stratifications
mantiques correspondent en même temps à un niveau de l'âme qui peut agir comme
entité daimonique pour l'homme inférieur. Les Lois mentionnent aussi que les êtres de
ces endroits accomplissent Tordre bienheureux de l'univers par l'action sur une autre
âme : « ils surveillent dans le détail chacune des actions dont elles [chaque partie de
l'univers] pâtissent ou qu'elles accomplissent, et qui poursuivent jusqu'au dernier degré
la réalisation de l'oeuvre » (Lois, X, 903b). Cet art rappelle celui du poète mantique
véritable inspiré par le dieu qui, dans Ylon, est le maître d'oeuvre des tractions d'une
dunamis à l'aide d'une chaîne à laquelle est rattachée chaque âme comme à un
anneau 1333. Dans les Lois, les dieux prennent soin de toutes choses sans fournir d'effort
et transforment le feu en eau froide, produisant changements infinis et perpétuelles
mutations 1334. La génération de la matière ainsi dirigée révèle à différents endroits du
pneuma ses couleurs dorés, la nature cachée et préexistante de la race d'or d'Hésiode,
bien visible pour les spectateurs de ces lieux daimoniques 1335. On peut penser que la
conversion intelligible et catabasique de Tâme des disciples équivaudrait à un certain
degré d'activité daimonique auquel est parvenue la contemplation. Dans la République,

1 333 Ion, 535<-536d.


1 334 Lois, X, 903'-904a.
» 35 Phédon, UOc-e.

442
___• DLEUDE PLATON. ESSAI SUR LEDAIMON-SOCRATE COAIAIE PARADIGALE DE LA RATIONALITÉ PLATONICIENNE

par exemple, le daimon-Socrate, principe sculpteur de cette apparition mantique divine,


permet à Glaucos/Glaucon de sortir du fond des eaux polies de la boue, des
coquillages et des couches pétrifiées incrustées pour laisser apparaître l'or, matière plus
précieuse qui a été recouverte par les autres métaux mélangés à Tâme1336. L'exercice
dianoétique même du dialogue philosophique est d'ailleurs perçu par le démiurge-
Socrate comme un chant intelligible dont la vue au-delà de la caverne est aussi
puissance d'imitation :

« N'est-ce pas justement enfin ce chant que chante l'exercice du dialogue ? Ce


chant, bien qu'il soit un chant intelligible, la puissance de la vue pourrait rimiter.
La vue, disions-nous, entreprend de porter d'abord le regard sur les êtres vivants
en eux-mêmes, et ensuite sur les astres en eux-mêmes, et puis en dernier de
regarder le Soleil en lui-même. De cette même manière, chaque fois que
quelqu'un entreprend par l'exercice du dialogue, sans le support d'aucune
perception des sens, mais par le moyen de la raison, de tendre vers cela même
que chaque chose est, et qu'il ne s'arrête pas avant d'avoir saisi par Tintellection
elle-même ce qu'est le bien lui-même, il parvient au terme de Tintellection,
comme celui de tout à l'heure était parvenu au terme du visible. Mais alors
n'appelles-tu pas dialectique une démarche de ce genre ? Cette libération de leurs
hens (Auaiç) et cette réorientation du regard, des ombres vers les simulacres et
puis vers la lumière, et cette remontée depuis la grotte souterraine jusque vers le
Soleil : et une fois parvenus là, cette direction du regard vers les apparences
divines (cbavxâapaxa 0£Ïa) à la surface des eaux et vers les ombres des choses
qui sont réellement — et non comme avant vers les ombres des simulacres,
ombres projetées par une autre lumière, telle qu'elle semble une lumière remphe
d'ombre si on la compare au Soleil, en raison de l'incapacité de regarder
immédiatement les animaux (xà Çcôà), les plantes (cbuxà) et la lumière du Soleil
(xoû qAiou cbcôç) » (République, VII, 532a-c [trad. G. Leroux]).

O n constate encore que la caverne intelligible ici configurée par Socrate ne


résulte pas d'une mantique ordinaire accomphe à l'intérieur et à partir d'une grotte
sensible — si typique aux devins de l'époque —, mais à partir d'un raisonnement
philosophique qu'atteint Tâme par la force du dialogue1337. L'interlocuteur platonicien

X336
« Ils sont magnifiques les dirigeants que tu viens de façonner à la manière d'un sculpteur de statues »
(Répubique, VII, 540c). Aussi : Répubique, III, 415a-d; V, 468e-469a; VIII, 546c-547a; X, 611c-612b. Dans
le traité Sur le beau, I,6[l], Plotin reprend l'image en prenant l'exemple d'un homme tombé dans la boue
qui doit purifier son âme afin de se rendre semblable au dieu : « Si on enlève la terre, il reste l'or qui est
beau » (Enneades, I,6[l],5).
1337 y 0 j - a u s s i Répubique, VI, 511b.

443
LE DIEU DE PLA TON. ESSAI SUR LE DAIMON-SOCRATE COMAŒ PARADIGME DELÀ RATIONALITÉ PLATONICIENNE

n'a pas à aller aux abords des cavernes : il n'a qu'à fréquenter le devin véritable, c'est-à-
dire le philosophe. L'entretien philosophique est défini d'une manière semblable à la
démiurgie du Timée, c'est-à-dire comme une imitation du chant intelligible 1338.
Conformément à notre interprétation daimonique du corpus platonicum, les sokratikoi logoi
— les dialogues philosophiques! — sont ainsi l'incarnation divinatoire et mimétique de
l'Intellect de Socrate et du bien lui-même. La finalité ontologique et épistémologique de
l'éducation anagogique de l'âme des prisonniers dans le hvre VII se conçoit par-delà la
perception directe de Tâme troublée par les eaux et ses ombres reflétées par le feu du
Soleil dans les cavernes. Le logos invoqué ici est un dialogue catabasique avec les
habitants de ces régions contraignant Tâme qui, par la dianoia, est attirée au terme même
du visible et par-delà l'expérience sensible daimonique de l'allégorie. Nous avons déjà
exphqué aussi que c'est une fois parvenu là-bas que le regard est en mesure de
contempler la surface de Teau et les ombres en raison de l'incapacité pour le prisonnier
de contempler directement les générations démiurgico pneumatiques des vivants
sensibles (C<£cov) ou végétatifs (cbuxcov). En raison de l'aveuglement, ce qui participe à la
vie ou, si l'on veut, tout être créé qui s'enracine ou se développe, les êtres animés et les
êtres végétatifs, ne peut être contemplé en direct, mais de manière obhque à la surface
des eaux et de la matière, seul témoignage visible de son mouvement d'enracinement
poétique intelligible. Les Lois font aussi écho de la même perspective daimonique en ce
qui concerne la totalité des vivants et des plantes se trouvant en dessous du Soleil, dans
la région de la Lune et des astres 1339. Si elle ne peut être contemplée d'une manière
visible, Tâme peut cependant s'habituer à concevoir cette activité dianoétique divine de
façon daimonique en la percevant d'abord à la surface de l'eau matérielle « une fois là-
bas ». Comme dans le Phédon, la République, le Timée et les autres dialogues, la
terminologie grecque d'un enracinement (cbuxôv) généalogico daimonique est toujours
présente à l'intérieur des Lois 1340.

1338 Voir aussi Répubique, III, 393d et suiv.; 396b-c.


1339
Lois, X, 889b-c.
1340 Voir aussi Plotin, Enneades, III,8[30], 10 et 11].
LE DLEUDEPLATON. ESSAISUR LEDAIMON-SOCRATECOAIALEPARADIGME DE LA RATIONALITÉ PLATONICIENNE

Revenons au développement final du Phédon où Platon affirme que l'eau, la


vapeur et l'air qui se déversent dans les cavernes ou grottes de la Terre sont la he
(ûnoaxà0|aqv) de l'éther. A la manière du Timée, on peut dire que, comme à l'intérieur
des autres entretiens platoniciens, le daimon-Socrate de ce dialogue n'expose jamais une
simple doctrine onirique de l'après-vie, mais plutôt l'activité pneumatique de la
contemplation du monde et de sa matière in vivo directement perceptible au spectateur
bienheureux : « Ce qui détermine tous ces mouvements de montée et de descente (ôè
Ttâvxa KLVELV àvco tcai Kaxco), c'est une sorte d'oscillation (alcuçav) existant à l'intérieur
de la Terre» (Phédon, I l l e ) . Ces fleuves de feu, d'humidité et de boue liquide —
formant ainsi les cavernes et les vortex psychiques — s'écoulent de manière plus ou
moins pure selon la région :

« La raison pour laquelle tous ces courants sortent de là et y entrent à nouveau,


c'est que la masse de leurs eaux n'y trouve ni fond ni point d'appui : d'où
l'oscillation et le gonflement d'une vague qui monte et descend. L'air et le souffle
propre à cet air ont le même mouvement, car ils accompagnent celui de l'eau,
aussi bien quand elle se précipite de l'autre côté de la Terre que lorsqu'elle
revient de notre côté. C'est comme dans la respiration (nvev[ia) : on expire, on
aspire, et le souffle ne cesse d'aller et de venir (EIOLÔV Kai è^iôv) » (Phédon, 112b
[trad. M. Dixsaut]).

Comme à l'intérieur du Timée, Heraclite et les stoïciens, l'âme ne fait qu'un avec
les éléments et le souffle des habitants de l'Hadès représente le pneuma même de Teau,
du feu et de Tair. L'âme sèche est ainsi la plus savante et la meilleure1341. La stricte
équivalence entre la pensée observée et le phénomène matériel volant nous ramène
toujours à la question de l'expérience éthérée des météores et de l'étude des sciences de
la nature que Socrate définit comme les premières inspirations de sa philosophie avant
d'êtres abandonnées au profit de l'Intellect agathoïde dans le Phédon et qu'Aristophane
raille dans les Nuées. En d'autres termes, bien qu'il les répudie et les considère d'une
façon secondaire, il n'en reste pas moins que, dans tous les témoignages historiques de
l'Antiquité, le maître affirme voir ces phénomènes météorites qui sont en réahté un peu
comme chez Anaxagore et les phusikoi des âmes correspondantes aux principes

445
LE DŒUDE PLATON. ESSAI SUR LEDAIMON-SOCRATE COMAIEPARADIGAŒDE LA RATIONALITÉ PLATONICIENNE

matériels. Ces causes sont donc des causes psychiques matérielles et daimoniques face
auxquelles le devin Socrate affirme posséder un Intellect immatériel et supérieur. En
outre, à l'opposé de la plupart des interprétations les plus populaires de la caverne, il est
clair qu'étant donné le statut daimonique de ces habitants derrière lesquels se trouve le
principe du feu tant dans le Phédon que dans la République, on ne pourrait pas situer
celui-ci à l'intérieur de la grotte, mais bien à l'extérieur, c'est-à-dire dans la région
sublunaire au-dessus de la Terre, où ces objets apparaissent dans l'eau et où se trouvent
les principes matériels et psychiques présocratiques. Ces habitants particuliers
interviennent à l'intérieur d'une poétique démiurgico matérielle et « catabasique » à l'aide
de la lumière du Soleil derrière eux et engendrent les ombres pour les prisonniers.
Parallèlement à la mise en ordre de la matière du Phédon et du Timée, l'emplacement du
feu de la République est nécessairement situé à l'extérieur. Comme Ta bien noté P. Faure,
à quoi bon une grotte ouverte sur toute la largeur de la caverne où semble s'écouler une
véritable colonne de lumière alors que n'importe quelle entrée aurait pu faire
l'affaire ?1342 Et à quoi bon un grand feu à l'intérieur de la caverne si le Soleil l'éclairé
largement ? D'une manière qui en a dérouté plus d'un, le feu — désignant en réahté la
lumière — se trouvant dans la prison souterraine de la République est en effet invoqué à
proportion de la puissance du Soleil seulement (xo &è xoû 7ruQÔç ÈV aùxfj cbcôç xrj xoû
qÀLou _>uvâ(i£_) comme chez Homère, les premiers physiciens et comme ce sera aussi le
cas chez les stoïciens et les néoplatoniciens1343.

4.4.3 L'expérience socratique du couple mémoire-oubli à l'intérieur de la caverne

Pour les Grecs, l'univers est un espace stratifié par différents niveaux de forces
surnaturelles délimitées par la surface terrestre. Entre Ten-haut ouranien où habitent les

1*1 Timée, 57b-58d.


1342 p Faure, « Le mythe platonicien de la caverne et la Crète », p. XVII.
1343 Répubique, VII, 517b. Iliade, XXII, 135; Odyssée, II, 181-2 et XI, 498; XI, 619; XII, 388. Pour
Anaximandre, voir J.-P. Dumont, p. 32, 43; Heraclite, p. 51; Empédocle, p. 158. C'est pourquoi l'œil,
puissance de la perception du feu provenant du Soleil et de la Lune chez les Grecs et les égyptiens, est
aussi un organe daimonique chez Platon. Même Porphyre, Antre des nymphes, 8, le soulignera.

446
LE DLEU DE PLA TON. ESSAI SUR LE DAIMON -SOCRA TE COMME PARADIGAŒ DE LA RATIONALITÉ PLATONICIENNE

Olympiens et Ten-bas chtonien des divinités infernales, la Terre constitue l'espace des
mortels. Alors que celle-ci fait l'objet d'une description géographique relativement
précise (théorisée en premier heu par les Ioniens comme Anaximandre et Hécatée de
Milet, par exemple), les espaces souterrains et ouraniens possèdent un aspect flou dans
les textes comme dans les images iconographiques. On sait que les tragédies et les
comédies de l'Antiquité classique présentent ces heux divins et tourbillons mystérieux
sous des formes quelque peu chaotiques et indéfinies. On constate que ni les dieux, ni
les daimones et ni les hommes sont cantonnés dans leur zone d'influence.
L'autoproclamation daimonique du Socrate historique se révèle donc comme une
tentative de récupération de ces endroits que l'on tentait alors de mieux circonscrire.
On pourrait penser que le monde souterrain d'Hadès recueille tous les humains après
leur mort alors que le Ciel et les heux éthérés où s'envole Socrate chez Aristophane et
chez Platon sont des lieux qui semblent plus divins, puisqu'ils ont tendances à n'être
accessibles qu'aux Olympiens et à certains héros comme Héraclès et Thésée. Mais
l'affaire est moins simple, puisque Ton possède des témoignages sur des stèles
funéraires où des individus inconnus ont confiance d'aller en ces heux éthérés. On a
certes constaté que le Soleil et la Lune sont les astres par lesquels les traditions
archaïques importent leurs mythologies politico-généalogiques — comme Aristophane
le fait de manière ironique avec Pisthétairos, Cléon et le Socrate solaire ailé — à
l'intérieur d'une daimonisation du cosmos qui, après Homère et Hésiode, s'est sans
doute poursuivie de manière plus ou moins exphcite avec les phusikoi présocratiques.
De la Mésopotamie babylonienne, les Grecs avaient intégré peu à peu l'interprétation
d'un Soleil et d'une Lune habitée par des âmes exceptionnelles qui se révélaient avec le
temps comme les heux éthérés par excellence de leur destinée à partir desquels
s'exerçait leurs activités divines. L'on sait grâce à M. Détienne que le Pythagorisme,
mais aussi peut-être encore plus le socratisme et le platonisme ont joué un rôle à cet
égard dont on ne mesure pas encore aujourd'hui toute l'ampleur. De l'Hadès
homérique se trouvant près des îles des bienheureux à l'Ouest de la Méditerranée
derrière les colonnes d'Héraclès et près de la voûte céleste maintenue par Atlas, la

447
LE DIEU DE PLA TON. ESSAI SUR LE DAIMON-SOCRA TE COMALE PARADIGME DELARA TIONALITÉ PLA TONICIENNE

topographie de Taprès-vie des mortels, sous l'influence des Barbares et des philosophes
vers les Nuées et des heux cosmiques plus abstraits1344. Trouvant souvent son lieu sur la
Terre sous l'égide de Déméter (les Athéniens nommaient autrefois les morts démétreioi)
et Persephone qui était la déesse d'une mort infernale chtonienne chez Homère, on
peut peut-être la concevoir également dès Homère dans des heux plus attirants comme
les cieux des Olympiens. Nul doute que la conciliation de récits contradictoires et
situant l'Hadès en différents heux se trouvant simplement hors des limites
habituellement fréquentées troublait l'esprit de l'époque désireux de donner une vision
plus cohérente de la mort. Les fameux Champs Elysées homériques correspondent
peut-être à la surface de la Lune où cesse l'ombre de la Terre1345. Nous savons que,
chez Plutarque, les âmes des morts sont considérées comme étant générées dans le
pneuma du monde sublunaire ou dans de rares cas, transfigurées en divinités cosmiques
à la fin du mois ou lors d'échpses. Les tracés mal définis de la période classique tentent
selon toute vraisemblance de construire, de s'imposer et de définir une sorte de lieu-
tampon reconnu comme tel par le Socrate historique et les platoniciens1346. Si la
philosophie se distingue par ses arguments rationnels, elle se reconnaît aussi comme
une topologie daimonique en pleine construction spirituelle qui émerge sans doute
d'une manière parallèle à la métaphysique des dialogues de Platon.
Bien qu'on ne risque aucun contact avec l'Hadès dans les versions les plus
communes des antres de l'époque, l'ouverture et l'activation divinatoire et
eschatologique de ces fosses sont dangereuses, puisque les morts peuvent souiller le
monde des vivants. Dans une analyse de l'Hymne à Déméter d'Homère, A. Motte a
indiqué comment Déméter et Gè exercent un pouvoir sur la végétation en arrêtant sa
croissance, puis en la hbérant à nouveau jusqu'à permettre à Hadès d'ouvrir ses
cavernes pour y entraîner les mortels1347. Selon le mythe, Coré entre dans le jardin,
après quoi s'ouvre un « x«crua » à l'endroit où elle cueille le narcisse fécond.

1344
A ce sujet, voir A. Ballabriga, Le Soleil et le Tartare. L'image mythique du monde en Grèce archaïque, Paris
Éditions de l'école des hautes études en sciences sociales, 1986.
1345
DP, p. 178.
1346
Timée, 40a.
1347 A. Motte, op. cit., note 761, p. 267.

448
L E DLEU DE PLATON. ESSAI SUR LEDAIMON-SOCRATE COMME PARADIGME DE LA RATIONALITÉ PLATONICIENNE

L'enlèvement pénible se transforme à vrai dire en une plus haute destinée,


puisqu'Hadès l'entraîne dans son royaume pour en faire son épouse et la Reine des
régions infernales1348. On a exphqué que c'est ce type d'événement qui encadre
l'entretien du Phèdre et caractérise l'inspiration mantique de Socrate sur les abords de
Tllissos où aurait eu heu semblablement le rapt d'Orithye par Borée. On se souvient de
plus que, à la suite des recommandations de Circé, lorsqu'Ulysse va consulter Tirésias
aux portes de l'Enfer pour savoir comment entrer à Ithaque dans Y Odyssée, il évite la
bouche de mort qu'est l'Hadès. Par des libations appropriées (du lait miellé, du vin
doux, de Teau, un dépôt de farine et Tégorgement de deux ovins noirs), il attire les
fantômes des défunts au bord de cette faille1349. Tirésias, devin qui est le seul homme
qui garde la lucidité du souvenir et de la voyance en l'avenir chez Homère, boit le sang
afin de dire la vérité à Ulysse1350. Ainsi, le héros connaît ce que lui réservent les
dieux1351. P. Bonnechère a bien exphqué que le miel que Ton emmène aux portes des
cavernes possède pour les prêtres un hen direct avec le couple mémoire-oubli
(Mvqfj.ocrûvq et Aq9q)1352. Il ne faut jamais perdre de vue que dans les Nuées
d'Aristophane, la révélation mantique dirigée par Socrate est comparée à une expérience
divinatoire, une caverne ou un pensoir, où Strepsiade y entre avec un gâteau de miel
comme si Ton y descendait dans l'antre de Trophonios de Lébadée 1353 . Strepsiade est
justement désigné comme le vieillard « oubheux » (ÊniAqa|_ic_>v) tout au long de la pièce
qui, interrogé par le coryphée et par Socrate pour savoir s'il a de la mémoire (|j.vr|(aq),
répondra : « De deux choses Tune, par Zeus : si Ton me doit, je m'en souviens
(uvq|j.cov) très bien, mais pauvre de moi, si je dois, je l'oublie (èTt-Aqajjxov) aussi bien ! »
(Nuées, 483-5)1354. Strepsiade dira à Socrate et au Raisonnement Injuste de se
« souvenir » quoi enseigner à son fils Phidippide : « Souviens-toi (u.é(j.vqa'), Socrate,

1348 Hymne à Déméter, 79 et 365; Claudien, De raptu Proserpinae, II, 140-1 et A. Motte, op. cit., note 761, p. 46;
267; 342-3.
1349 Odyssée, 10, 513 et suiv.; XI, 20 et suiv.; Pausanias, I, 344.
,35
° Odyssée, XI, 93 et suiv.
1351 Odyssée,XÎ, 139.
13" P. Bonnechère,, op. cit., note 108, p. 136-8.
1353 Nuées, 506-508.
1354 P. Bonnechère, , op. cit., note 108, p. 137 qui cite aussi les vers 629-631, 789-790, 887 et 1107 où l'on
retrouve les autres allusions à l'oubh et à la mémoire.

449
LE DIEU DE PLA TON. ESSAI SUR LE DAIMON-SOCRA TE COMME PARADIGAŒ DELARA TIONALITÉ PLA TONICIENNE

bien de faire en sorte qu'il puisse réfuter tout ce qui est juste [...] Instruis-le,
Raisonnement Injuste, châtie-le, et souviens-toi (uépvqcr') de me le bien affûter »
(Nuées, 887 et 1107). On retrouve ici l'essentiel de la mise en scène platonicienne
concernant l'expérience socratique de la caverne menant à la plaine de la vérité. Nos
remarques préalables sur les Nuées et les cavernes nous autorisent à soupçonner ici que,
pour les contemporains, la catabase divinatoire du Socrate historique intégraient
certains rapports concernant les notions de mémoire et d'oubli.
Ces tenues prennent place à l'intérieur d'une conception religieuse utilisée par
beaucoup de devins et de prêtres dans l'Antiquité. M. Détienne a montré de plus que
depuis la Grèce archaïque, même, le devin, le poète et le roi du Justice, ont en commun
le privilège de dispenser la vérité du seul fait d'être pourvus de certaines quahtés qui,
soulignons-le, sont toutes celle de Socrate1355. Le premier est un voyant, le second un
poète et le troisième possède le pouvoir du premier citoyen partagent une même parole
dont l'autorité leur est donnée par la puissance religieuse de Mnémosyne, perçoivent
l'invisible, et, selon les termes d'Hésiode, ils énoncent « ce qui a été, ce qui est, ce qui
sera ». J.-P. Vernant a montré que la mémoire divinisée des Grecs ne répond pas aux
même fins que la nôtre et ne vise pas à reconstruire le passé selon une perspective
temporelle, mais incarne en elle-même le savoir mantique, Tomniscience divinatoire
permettant de déchiffrer l'invisible1356. Ainsi, nul doute que les historiens de la religion
grecque (des plus anciens jusqu'aux plus récents, de L. Gernet à P. Bonnechère en
passant par M. Détienne et A. Motte) ont raison d'indiquer combien il est important de
définir ce que les conceptions mythiques, la pratique religieuse les formes même de la
société ont pu fournir de schemes à la philosophie commençante1357. On peut constater
que le logos dont s'approprie celle-ci devient un objet autonome soumis à ses propres
lois et on voit comment T« àAq6£ia » se trouve dévalorisée dans la pensée sophistique
pour trouver au contraire dès chez Parménide une valeur métaphysique liée à l'être

,355
M. Détienne, op. cit., note 1264, p. 8.
1356 Vemant, « aspects mythiques de la mémoire en Grèce », Journal de Psychologie, 1959, p. 5 et M. Détienne,
op. cit., note 1264, p. 67.
1357
M. Détienne, op. cit., note 1264, p. 11-2; A. Motte, op. cit., note 761, p. 311-319.

450
LE DŒU DE PLA TON. ESSAI SUR LE DAIMON -SOCRA TE COMME PARADIGME DELARA TIONAIITÉ PLA TONICIENNE

immuable et liée par l'exigence mnésique de non-contradiction1358. Nul doute qu'à


l'époque classique, c'est avant tout Socrate qui, face au déclin de la notion de vérité
engendrée à cause de la sophistique, s'inscrit à l'intérieur de cette tradition comme le
messager d'une sophia privilégiée délivrée par les dieux aux hommes 1359 . M. Détienne a
indiqué que si T« àAq 9 Eta » et Mnemosyne forment le réseau conceptuel du don de
voyance, l'opposition du premier terme et du Lethè ne devient quant à elle pleinement
affirmée qu'avec l'apparition de la philosophie1360. Les concepts d'oubli, du souvenir et
de vérité comme on les voit dans les cavernes du Phédon et de la République ont été
développés avant Platon à l'intérieur de la mantique du monde grec.

Nous avons déjà exphqué que, même si Ton peut penser qu'il opère une réforme
de l'expérience mantique de l'époque, tous les attributs généraux de Socrate sont ceux
qui, d'ordinaire, qualifient les devins, les rois et les démiurges. Le genre de révélation
qu'il dirige « aux abords de sa caverne symbohque » possède un hen indéniable avec le
savoir et une nouvelle « vérité » (aAq6£ia) selon une nouvelle « parenté » (cruyyevEia)
qu'il aurait acquis dans l'au-delà pour en être ensuite le dispensateur chamanique1361. En
outre, le miel déjà invoqué pour l'initiation possède un hen direct avec la question de la
vérité et de l'oubh, puisque les abeilles sont cavernicoles et prophétisent le vrai pour
Apollon par des oracles1362. On sait même grâce à YHymne homérique à Hermès, qu'elles
l'instruisent dans sa divination même en volant, en pâturant et en étant gorgées de miel,

désirent (ÈOéAoucnv) dire la vérité (àAq0£ia)1363. Les abeilles étant perçues comme des
insectes « sociables », on retrouve l'indice de la «philia divine » de Socrate pour révéler

1358
M. Détienne, op. cit., note 1264, p.10-11. Ces hens religieux sont évidents pour Plutarque qui rapporte un
type de révélation qu'aurait reçue Cléombrote le Lacédémonien d'un être mystérieux vivant en
compagnie des Nymphes et des daimones sur les bords de la Mer Erythrée : « C'est là, à la plaine de la
vérité (n_6îov àAnOeîaç) que gisent immobiles les paroles (Ààyoi), les formes (eî&_v) et les paradigmes
(naçabeLy^xa) de tout ce qui a été et de tout ce qui sera » (De defectu oraculorum, 422b-c). On constate
que d'une manière similaire à l'expérience socratique des Nuées, du Phédon et de la Répubique, la révélation
daimonique de Cléombrote réfère à une géographie sacrée, à un milieu mythique dont le « Aei|_cjv » est
en réahté l'expérience mnémique de la plaine de la vérité : « Les entretiens philosophiques ont pour
raison d'être de nous remettre en mémoire (àvâ|_vnaic) de beaux spectacles de là-bas ou autrement ils ne
servent à rien » (De defectu oraculorum, 422b-c). Voir A. Motte, op. cit., note 761, p. 333 et 374.
1359
M. Détienne, op. cit., note 1264, p. 208-211.
1360 M. Détienne, op. cit., note 1264, p. 108-9; 213 et 219-220.
1361 P. Bonnechère,, op. cit., note 108, p. 119 et 194-5.
1362 Voir L'Hymne à Hermès d'Homère, 552-567. Voir P. Bonnechère,, op. cit., note 108, p. 228-231.
i" 3 Hymne à Hermès, 559. M. Détienne, op. cit., note 1264, p. 20.

451
LE DIEU DE PLA TON. ESSAI SUR LE DAIMON -SOCRA TE COM AIE PARADIGME DELARA TIONALITÉ PLA TONICIENNE

aux hommes les secrets philosophiques sur la vérité de Timmortalité de l'âme par sa
mantique apolhnienne : « Vous, si vous m'en croyez, ne vous occupez pas de Socrate,
occupez-vous plutôt de la vérité (àAqOèç). Si je vous semble dire quelque chose de vrai,
donnez-moi votre accord : sinon, opposez-moi toutes les raisons que vous voudrez, en
prenant garde que, dans mon ardeur, je ne réussisse à m'abuser moi-même, et vous
aussi par la même occasion : et que, comme une abeille (|j.éALXxa), je ne m'en aille en
laissant en vous Taiguillon » (Phédon, 91c)1364. Dans Ylon, il disait d'une façon presque
identique au sujet du poète qu'il est un homme inspiré du dieu qui, comme une abeille,
puise aux sources de miel en butinant sur certains jardins et vallons des Muses pour dire
la vérité aux hommes1365. N'est-il pas dans YApologie le taon ou l'insecte qui comme un
devin ou un prophète-démiurge est envoyé par le dieu aux hommes ?1366 Par leur
aiguillon, les abeilles possèdent la puissance d'engourdissement qui ressemble
également à celle de la torpille. Celle-ci est un attribut mystique du Socrate « sorcier »
qui stupéfie Tâme et le corps de Ménon dans le dialogue du même nom : « Tu me parais
ressembler tout à fait, par l'aspect et par tout le reste, à ce large poisson de mer qui
s'appelle une torpille. Celle-ci engourdit (vaçicâv UOIEÏ) aussitôt quiconque s'approche
et la touche [...] dans une ville étrangère, avec une pareille conduite, tu ne serais pas
long à être arrêté comme sorcier (yôqç) » (Ménon, 80a-b)1367. L'engourdissement que
provoque la « torpiile-Socrate » facilite la recherche philosophique1368. Cette narcolepsie
magique (vaQKÔv novel) ressemble à une hypnose ou à une catalepsie à partir de laquelle
il permet en quelque sorte aux âmes de se séparer du corps pour contempler les formes
intelhgibles. Cléarque de Soloi, élève d'Aristote ayant écrit plusieurs traités scientifiques
dont un Sur la torpille et un autre Sur le sommeil, étudie l'effet d'engourdissement sur
l'âme et le corps. Selon Athénée, certains fragments prétendent démontrer un peu à la
manière du Socrate du Phédon que Tâme doit être distinguée du corps et, ainsi, que Ton
doit accepter l'idée de Timmortalité de Tâme. Il y rapporte un cas d'hypnose dont

1364 Voir aussi Phédon, 82b. Ces images sont partiellement reprises par Porphyre dans YAntre des Nymphes, 18
et 20.
1365
Ion, 534a-b. Voir aussi peut-être Apologie, 30e, où Socrate affirme qu'il est le taon de la cité.
,366
Apologe, 30e.
]367
M. Détienne, op. cit., note 1264, p. 55-8.

452
LE DIEU DE PLATON. ESSAISUR LEDAIMON-SOCRATE COMME PARADIGAŒ DE LA RATIONALITÉ PLATONICIENNE

Aristote aurait été le témoin. Au moyen d'une baguette magique, un hypnotiseur


endormit un jeune homme et sépara son âme de son corps en montrant qu'il restait
insensible aux coups tout en se rappelant par la suite de ce qui se passait. CÏéarque
mentionne aussi un cas de léthargie, Cléonyme, qui fût considéré mort pendant trois
jours et, d'une manière similaire au Phédon et à la République, raconta comment son âme
s'était séparée de son corps pour s'élever au-dessus de la Terre pour voir le jugement
des âmes dans les heux daimoniques.

On peut dire que la mantique accomphe par le Socrate historique intégrant les
concepts de réminiscence et d'oubh puise dans le vocabulaire du répertoire religieux de
son époque. P. Bonnechère a analysé l'anamnèse des vérités révélées par le maître dans
les Nuées d'Aristophane et ses rapports évidents avec l'expérience religieuse de ceux qui
venaient consulter Trophonios de Lébadée1369. Pausanias nous exphqué que le
visionnaire qui revient tout étourdi de la révélation trophoniaque est installé sur le trône
de Mnémosyne pour prophétiser aux autres des paroles qui doivent être interprétées
comme des oracles :

« Les prêtres, à nouveau, reprenant en charge celui qui remonte de chez


Trophonios, le font asseoir sur le trône dit de Mnémosyne (0QÔVOV
Mvqjjrooûvqç;) : il ne se trouve pas loin de l'antre (àôûxov). Une fois assis là, ils le
questionnent sur les choses qu'il a vues et aussi qu'il a apprises : après en avoir
pris connaissance, ils le remettent dès lors à ses proches » (Description de la Grèce,
IX, 39,13 [trad. P. Bonnechère]).

L'« àôùxov » est l'entrée souterraine sacrée où, avant de sortir du fond de la
caverne à l'intérieur de laquelle son âme a réahsée son expérience mystique, s'arrête
l'initié pour être questionné par les prêtres. Connue depuis la période archaïque, la
déesse Mnémosyne est le principe même de la réminiscence (ou du « non-oubh ») qui
est, conformément à l'expérience divinatoire du Phédon et de la République, en relation
cultuelle avec Asclépios1370. Ici, d'une manière semblable à Platon, l'anamnèse des
vérités premières est tirée de l'esprit de celui qui a accompli l'expérience

1368 Ménon, 84b-c.


1369 p. Bonnechère,, op. cit., note 108, 250-262.
1370
P. Bonnechère,, op. cit., note 108, p. 251.

453
LE DLEU DE PLA TON. ESSAI SUR LE DAIMON-SOCRA TE COM AIE PARADIGATE DELARA TIONALITÉ PLA TONICIENNE

contemplative1371. L'individu qui a reçu l'illumination près de l'entrée est sur le trône de
Mnémosyne1372.
Agissant d'une façon presque identique au Timée comme premier démiurge,
Socrate affirme dans le Critias qu'il est justement ce prêtre ou ce devin qui, par sa parole
providentielle (riQoAéyelv), encadre la démiurgie de Critias. Comme nous l'avions vu,
les Muses ou les Charités qui accompagnent habituellement l'activité philosophique de
Socrate (selon l'entrée de la grotte religieuse typique de l'époque où se tiennent ces
déesses, la double embouchure exploitée par Platon selon Téquilibre urbain exotérique
exploité par l'Académie) sont mentionnées par Hermocrate1373. Tout en disant qu'il fera
en sorte que son discours sera digne de Socrate, Critias ajoute alors : « Et, en plus des
dieux que m as nommés, Hermocrate, il faut invoquer les autres, et, comme de juste,
surtout Mnémosyne. Car à peu près tout ce qu'il y a de plus important dans nos propos
ressortit à cette déesse » (Critias, 108d). En insistant sur sa maïeutique religieuse et
accoucheuse qui permet d'engendrer Yépistémè à l'intérieur des âmes, Socrate, qui
invoque les Muses et la mère Mnémosyne dans le Théétète, affirme également que la
psyché possède en elle une cire qui permet de conserver la science (È7uaxquq) ainsi
acquise grâce à lui : « C'est un don, affirmerons-nous, de la mère des Muses,
Mnémosyne : tout ce que nous désirons conserver en mémoire de ce que nous avons
vu, entendu ou nous-mêmes conçu, se vient, en cette cire » (Théétète, 191 d). Nul doute
que le maître est en quelque sorte le prêtre démiurgique de la réminiscence de la vérité
et de son engendrement mantique et épistémique dans Tâme de Théétète. La
terminologie est ici celle de l'Hymne homérique à Hermès où des abeilles apparaissent
comme des puissances de réalisation apomnématique dans la cire : « Elles prennent leur
vol pour aller de tous côtés se repaître de cire, en faisant se réahser toute chose »
(Hymne homérique à Hermès, 559)1374. La mémoire est au sens strict une puissance
épistémique. On se souvient que c'est aussi ce type de connaissance qui, tout juste avant

,371
P. B o n n e c h è r e fait le lien entre cette expérience, les Hymnes orphiques, 77', 9-10, Platon, Critias, 108d et le
médioplatonisme, ainsi qu'avec Maxime de Tyr, Dissertations, 10, 9.
• 372 P. B o n n e c h è r e , , op. cit., n o t e 108, p . 284-291 et M. Détienne, op. cit., n o t e 1264, p . 105.
1373 Critias, 108d. Comme les Muses ou les Charités encadrant l'activité philosophique sont mentionnées par
Hermocrate.
M. Détienne, op. cit., note 1264, p. 71, 75; p. 119-120; p. 197 et 202-3.

454
LE DŒU DE PLATON. ESSAI SUR LEDAIMON-SOCRATE COAUTLE PARADIGME DE LA RATIONALITÉ PLATONICIENNE

la divination de la caverne inaugurée par Socrate, se produira dans l'âme de Glaucon à


l'intérieur du hvre VI de la République1315: Ces éléments forment des éléments rehgieux
pour les auditeurs des lectures pubhques des dialogues.
Dans YEuthydème, Socrate, pour se souvenir des paroles des sophistes Euthydème
et Dionysodore, prie Mnémosyne et les Muses 1376. Dans le récit, le maître veut bien
éduquer Clinias pour en faire un homme de bien avant que les autres ne lui corrompent
l'esprit. À la manière du passage de Pausanias au sujet de l'initié de l'antre de
Trophonios cité auparavant, l'expérience rituelle et étourdissante du jeune homme qui
tente de reprendre ses sens est perçue comme une « 8QÔV<_CTIÇ » face à laquelle Socrate
est en quelque sorte le devin ou le prêtre qui, face aux sophistes, tente d'encadrer la
réminiscence véritable. Les voyant terrasser Clinias, il cherche à le rassurer pour lui
donner du courage : « Ne t'étonne pas, Clinias, si ces façons d'argumenter te semblent
insohtes. Peut-être ne vois-tu pas ce que les deux étrangers sont en train de faire autour
de toi. Ils font exactement comme dans l'initiation (èv xq XEAEXTJ) des Corybantes,
quand on organise la cérémonie de l'initiation (xqv GQÔVCOCTIV) autour du futur initié »
(Euthydème, 277d). Dans l'esprit de Socrate, il ne s'agit pas de n'importe quelle téléstique
typique aux Mystères, mais de celle qui, conformément à la déesse Mnémosyne et les
Muses qu'il a invoquées auparavant et que Ton voit dans le Théétète, possède un hen
direct avec Yépistémè :

« Les deux étrangers te font voir que tu ignorais le sens du mot apprendre (xo
(j.av0àv£Lv). Les gens l'appliquent à qui, ne possédant d'abord aucune
connaissance (ÈTuaxquqv) sur un objet, acquiert ensuite cette connaissance (xqv
£7uaxq(_.qv) : ils emploient aussi ce même mot quand, déjà pourvu de la
connaissance (xq _maxr||J.q), il s'en sert pour examiner le même objet, soit dans la
pratique, soit dans la théorie. C'est ce qu'on nomme, il est vrai, "comprendre"
(|aav9àv£Lv) plutôt qu'"apprendre" (uavôàvEiv) : mais parfois aussi on dit
apprendre. Or, m n'as pas su voir, comme ils le prouvent, que le même mot était

1375 Le démiurge-Socrate, homme-waox mantique, nul n'en sera étonné, est précisément celui qui les obhge à
considérer ces images de cette façon : « N'as-tu pas remarqué à quel point sont viles toutes les opinions
qui sont dépourvues de science (è7uoTrj(_nç) ? Les meilleures d'entre elles sont aveugles : vois-tu quelque
différence entre des aveugles suivant correctement leur chemin et ceux qui possèdent une opinion vraie,
mais sans posséder l'intelligence ? [...] Tiens-tu donc à contempler des choses viles, aveugles et
difformes [...]? » (Répubique, VI, 506c).
1376 Euthydème, 275d.

455
L E DIEU D E PLA TON. ESSAI SUR LE DAIMON-SOCRA TE COM AIE PARADIGME D E LA RATIONALITÉ PLA TONICIENNE

appliqué à des cas opposés, à l'homme qui sait comme à celui qui ignore
(6_oAÉAq9£v) » (Euthydème, 277d-e [trad. M. Canto-Sperber]).

Dans les Nuées, la « GQÔVCOOIÇ » socratique consiste pour Strepsiade à s'asseoir sur
un ht de repos (cnci.|j.Ttouç). À partir de là, pour autant que sa mémoire lui permet de
s'en souvenir, il y aperçoit les Nuées pour y recevoir la révélation1377. Le mot apparaît
dans le Protagoras pour montrer qu'Hippocrate est au pied de Socrate dès l'aube pour le
réveiller et aller chez Callias interroger et surclasser en savoir le démiurge étranger
Protagoras1378. La République précise qu'un trône (BQOVOÇ) réside dans notre âme et que
nous devrions en quelque sorte y placer le principe rationnel (AoyioxiKÔv), le grand roi
(|3aoiA£Ùç), plutôt que l'amour des richesses1379. La philosophie semble ainsi vouloir
instituer un trône différent. Un peu comme « le savoir qui se cache » (ôioAéÀqOEv) dans
l'esprit de Clinias à cause des sophistes dans YEuthydème, Socrate, qui voit la mémoire
défectueuse de Strepsiade et l'absence de méditation sérieuse en lui dans les Nuées,
l'oblige à quitter cette aire de révélation pour qu'il se couche dans le pensoir et ainsi
mieux favoriser l'enseignement éthéré1380. À ce titre, on peut penser que le
« 4>oovx-CTxqQ-OV » correspond à un antre distinct qui n'est pas une caverne concrète
(idée qui est sans aucun doute représentée par la « corbeille-KoiAoç »), mais qui incarne
un vortex psychique dans lequel les disciples entrent sous la direction du Socrate solaire
volant dans les airs dans le cadre des Nuées. Le Raisonnement Injuste et le
Raisonnement Juste, « pensées épurées » et « doubles parfaits » de l'expérience de
l'anamnèse socratique chez Aristophane, seraient circonscrits par les catabases et
anabases qui seraient aussi à l'œuvre dans la philosophie. Le « trône psychagogique » qui
se révèle à travers le fonctionnement du « pensoir » ne correspondrait pas alors selon
toute vraisemblance — et à l'inverse des autres expériences religieuses comme celle que
Ton faisait dans l'antre de Trophonios de Lébadée — à un endroit précis. Et, loin d'être
une mention superficielle en porte-à-faux face au Socrate historique, il introduit à une
expérience divinatoire — encadrée par la présidence socratique de l'ouverture et de la

1377 Ntiêts, 254-5. Voir P. Bonnechère,, op. cit., note 108, p. 251-2.
1378
Protagoras, 310c. Ses interlocuteurs sont aussi assis sur un trône autour de lui en 315c.
1 37 » Répubique, VIII, 553b-c.

456
LE DŒU DE PLATON. ESSAI SUR LEDAIMON-SOCRATE COAIME PARADIGME DE LA RATIONALITÉ PLATONICIENNE

fermeture de la caverne ou du vortex psychique et mystagogique — que l'on retrouve


dans beaucoup de dialogues de Platon, et en particulier, dans le Phédon et la République.
En outre, plutôt que d'être le trône de la connaissance mystérique, le siège
qu'occupe le disciple dans les Nuées n'est — d'une manière ironique — qu'un trône
d'Oubli1381. Le « prêtre Socrate accoucheur d'âme » (7.Q07T0A0Ç / ÎEQEÙÇ)1382 affirme
d'une façon presque identique au reproche adressé aux sophistes dans YEuthydème que
Strepsiade confond en quelque sorte mémoire et oubli : « Les moindres bagatelles que
celui-ci apprend (|_tav0àvcov), il les a oubhées avant de les avoir apprises (TTÇHV

[xaQtlv) » (Nuées, 630-1)1383. L'effet comique que devait représenter ce genre de


maïeutique des Nuées sera certes absent chez Platon qui produira un Socrate historique
« plus sérieux », mais — comme chez Aristophane — dont le statut divinatoire et
mystagogique avec la « GQÔVCOOLÇ », la « Mvq(j.ocn3vq », le «AqGq», la « cruyyévEia »,
T« Èmcrxqiaq », et la « ^_.av9àv£iv » allait de soi1384. On sait même qu'au trône de
Mnémosyne invoqué par Socrate correspond le trône de Léthé qui pétrifie le corps et
Tâme de Thésée et Pirithoos — anticipant les recoupements avec la catabase / anabase
de l'allégorie du hvre VII de la République1365. L'expérience philosophique conduite par
Socrate dans ce dialogue demande deux petites précisions supplémentaires.

Tout d'abord, il faut remarquer que chez Platon, Socrate est lui-même le remède
contre l'oubh et l'agent de l'anamnèse divinatoire au cœur du mythe de la caverne

1380 Nuées, 707 e t suiv.


138
i P. Bonnechère,, op. cit., note 108, p. 252-3.
1382
Nuées, 436 et 359.
1383
Voir aussi Nuées, 854-855.
1384 p Bonnechère a exphqué mieux que quiconque l'effet comique des Nuées et ses rapports avec le trône de
Mnémosyne au Trophonion à Lébadée : « Comment Strepsiade, enfin, aurait-il pu retenir quoi que ce
soit, alors qu'il ne distingue plus trop entre mémoire et oubli ? Aux vers 483-5, n'a-t-il pas déclaré qu'il se
souvenait des prêts qu'il avait accordé et qu'il était en revanche oublieux des dettes qu'il avait
contractées ? Non-sens comique toujours sous-estimé, car s'il est une chose que Strepsiade n'oublie pas,
c'est bien ses dettes : n'est-il pas au pensoir après une nuit d'insomnie à leur propos, et afin de trouver la
manière d'y échapper ? A Lébadée, selon Pausanias, il fallait boire à oubli pour tout oublier, puis à
mémoire pour avoir souvenance de tout. Or Strepsiade intervertit l'ordre des prescriptions
trophoniaques au seuil de son initiation, en évoquant en premier heu la mémoire et ensuite l'oubh : dans
l'optique lébadéenne au Ile siècle apr. J.-C, ceci voudrait dire que le paysan s'était d'abord clarifié l'esprit
avant de boire à l'eau d'oubli pour être assuré de ne se souvenir de rien de ce qu'il aurait appris dans
l'antre ! » (op. cit., note 108, p. 253).
1385
Les Athéniens racontaient que, lors de la catabase dans l'Hadès, les corps de Thésée et Pirithoos s'étaient
fondus au rocher lors de la « 0Ç6VOXJIÇ ». P. Bonnechère, op. cit., note i08, p. 254, remarque

457
LE DLEU DE PLATON. ESSAI SUR LEDAIMON-SOCRATE COMAŒ PARADIGAIE DE LA RATIONALITÉ PLATONICIENNE

intelligible. Juste avant la révélation mantique conduite sous son égide daimonique du
hvre VII, il construit ni plus ni moins un ordre ontologique et épistémologique à
l'intérieur de la psyché du futur initié Glaucon. La mémoire sera ensuite précisément,
avec le courage, la grandeur d'âme et la facilité à apprendre, le propre de la préparation
du naturel philosophe et de l'expérience divinatoire de l'au-delà dans la caverne et le
mythe d'Er1386. C'est pourquoi le maître souligne son importance : « Ainsi donc, nous
n'admettons pas au rang des âmes vraiment philosophes une âme dépourvue de
mémoire, mais nous exigerons plutôt une âme douée d'une excellente mémoire »
(République, VI, 486d). Certains passages insistant sur le souvenir de la définition
correcte de la Justice laissent croire d'ailleurs qu'on assiste in vivo aux exercices
d'anamnèse philosophique conduits par Socrate1387. On peut penser que le dialogue de
la République est en lui-même un rappel du maître comme principe du bien de la même
façon que le Phédon montre que son souvenir est l'occasion de l'anamnèse des
arguments sur rimmortalité de Tâme1388. Face à l'oubh, la réminiscence est justement le
propre du souvenir des formes intelhgibles, la condition de l'apparition de la vie
lumineuse dans l'allégorie de la caverne et la condition nécessaire de l'échange de
pensées et de l'apparition de Yépistémè et des perceptions entre les vivants et les
morts1389.

Ensuite, il faut préciser que, non seulement Socrate est pour les mortels le
rempart mantique contre l'oubh pouvant favoriser la réminiscence, mais il demeure, au
cœur même de l'expérience de la caverne intelligible, la condition daimonique de
Tengendrement de l'Intellect (voûç) et de la vérité (àAqBEia). Dans la seconde
navigation du Phédon, nous avons exphqué que T« envolée daimonique » au-dessus des
cavernes de la Terre possède des rapports avec la perception de la vérité des êtres (xcôv

qu'Aristophane y fait u n rappel discret dans les Cavaiers, 1368, en laissant entendre que « les Athéniens
n'avaient plus toute la peau des fesses ».
i3M Répubique, V I , 490c et 494b et X , 615c et 620c.
1387
Répubique, I, 350d; II, 374a; III, 394c; IV, 433a; V, 465e; 466a; 471c; 474c; 480a; VI, 441d; 490c; 503b;
VII, 522a; 535a; 537a; VIII, 563b et IX, 583d.
1388
Répubique, VI, 487a-c; VII, 519e et 520a; 536c; X, 621b; Phédon, 58d.
1389 Phédon, 70c; 73a et e, 75d; 76a; Répubique, VII, 518a.

458
LE DLEU DE PLA TON. ESSAI SUR LE DAIMON -SOCRA TE COAIME PARADIGME DELARA TIONALITÉ PLA TONICIENNE

ôvxcov xqv àAq0£iav)1390. Il est aussi suggéré que T« abeille-Socrate cavernicole » dont
les disciples ont de la difficulté à se départir pour faire l'expérience de la vérité possède
certains hens avec sa conduite philosophique1391. Dans l'Apologie et, surtout, l'Ion, nous
avons noté que Thomme inspiré du dieu puise ainsi aux sources de miel en butinant sur
certains jardins et vallons des Muses pour dire la vérité aux hommes comme une
abeille1392. Philostrate rapporte que le devin Amphiaraos prophétise aux abords de sa
grotte et affirme que la vérité elle-même est vêtue de blanc1393. C'est elle qui apparaît
dans le songe de Socrate dans le Criton pour lui confirmer autrement que dans Y Apologie
et le Phédon son statut d'être daimonique qui s'envolera vers « les plaines fertiles »1394. La
République montre d'une façon complémentaire que la participation à la science et à la
vérité dépend entièrement du démiurge Socrate et que c'est lui qui prononce la
vérité1395 : « Tu me semblés, Socrate énoncer la vérité même (àAqGq AéyEiv) »
(République, X, 600e). Loin d'être une remarque banale de Glaucon, il faut se rappeler
qu'elle condense l'exposé concernant le concept de vérité exposé tout au long du
dialogue où le maître, après avoir affirmé que le philosophe doit prendre pour guide
T« àAqGEia » afin de posséder l'Intellect, réahse l'expérience mantique de la caverne
intelligible en s'assurant d'abord que Glaucon dispose les objets mentaux de son âme
selon la participation à la vérité1396. Celui-ci participera à la pensée de Socrate autant
qu'il en est capable lors de la réalisation du vortex psychagogique ouvert par le
maître1397. Parmi les arts démiurgiques et les techniques qui conduisent à la vérité, seule
la noesis comme il Taccomplit possède une puissance véritable pour la cité1398.
Conformément à l'Apologie, il se distingue ainsi des modèles psychopolitiques
traditionnels épris d'honneur comme Thésée. Il semble donc qu'il n'y ait plus de place
dans la cité pour ce type de démiurge dont Tâme est déréglée par les timai. Cet homme

1390 Phédon, 99e. Voir aussi 65b; 66a; 90d et 115a.


i»l Phédon, 91b-c.
i392 Ion, 534a-b. Voir aussi peut-être Apologie, 30e, où Socrate affirme qu'il est le taon de la cité.
1393 Philostrate, Imagines, I, 17, 3 p. 332, 30 K.
>»• Criton, 44b.
i3'3 Répubique, V, 451a; 473a et IX, 585c.
i** Répubique, VI, 490a-c; 501d; 508d-e; 509a; 510a et 511e.
1397 Répubique, VII, 517c et 519b.
1398 Répubique, VII, 525b-c; 526b; 527b; 527e; 529e; 530b; 535d; 537d.

459
LE DIEU DE PLA TON. ESSAI SUR LE DAIMON-SOCRA TE COMME PARADIGME DELARA TIONALITÉ PLA TONICIENNE

met ainsi sa pensée en mouvement (Kivqoaç Èv cl) xô (JJQOVEÎV ÈYyiyvExai) et, ainsi, loin
des songes et de l'imagination — si caractéristiques de la divination et « des magiciens
redoutables » (oi ÔEIVOL (j.c.yoi) de l'époque 1399 —, « adoucit Télément d'ardeur dans son
âme pour mieux atteindre la vérité » (République, IX, 572a). Nul doute que ces tyrans en
nous sont ces modèles civiques mantiques qui, à l'inverse des abeilles inspirées que sont
les devins et les démiurges véritables, sont « de faux bourdons ailés » (République, IX,
573e). Socrate poursuit en disant que cet état d'âme en carence de raison créé une sorte
de vide pour toutes les âmes de la cité et, par ignorance de la vérité et puisque celles-ci
n'ont pas été emphes d'êtres réels, ne pourront participer à la science et commettront
des injustices. Et — d'une façon toujours parfaitement compatible avec le Socrate
catabasique du haut de la « corbeille-KoîAoç » des Nuées —, comme pour assurer le
statut démiurgique et mantique supérieur du maître, Glaucon d'ajouter : « C'est un
oracle parfait, Socrate, que tu formules là pour la vie de la plupart des hommes »
(République, IX, 586b). A. Motte a souligné que déjà chez Pindare, l'oracle se définit
comme un savoir inspiré qui émerge d'un « axôuiov », un « x«oua », un « uuxôç » et un
« Aiuqv » 1400. Aux côtés de l'expérience de la caverne de la République, l'oracle possède
toujours ici le rôle d'insister sur le statut mantique supérieur de Socrate. On pourrait
même considérer à certains égards que ces deux éléments forment une trame
philosophique cohérente. Nous avons exphqué que les Nuées et les jardins de
l'Académie exploitaient de tels hens religieux à partir du daimon-Socrate.

En conclusion, l'expérience de la notion de vérité au cœur de la caverne dépend


de l'activité mystagogique de Socrate. C'est pourquoi, prenant acte de sa parole
oraculaire, ses interlocuteurs laisseront de côté l'amour de la victoire pour se laisser
guider par le principe réfléchi et, donc, le principe philosophique, conduits par la vérité
en vue de réahser la Justice1401. La vérité dont fait l'expérience les initiés ne s'accomplit
plus dans les antres divinatoires habituelles, mais se dévoile grâce à la psychagogie

i 3M Répubique, IX, 572e.


1400
A. Motte, op. cit., note 761, p. 283-4.
t 40 ' Répubique, I X , 586d-e.

460
LE DLEU DE PLA TON. ESSAI SUR LE DAIMON-SOCRATE COMME PARADIGME DE LA RATIONALITÉ PLA TONICIENNE

intelligible que réahse le démiurge Socrate au cœur même de l'allégorie de la caverne 1402.
L'«àAq6£_a» relève plutôt d'une grotte intelligible. On a souligné que le philosophe
socratique et platonicien est en quelque sorte le devin qui pratique le chant intelligible,
agissant caché à partir d'une grotte métaphysique pour engendrer la vision de la plaine
de la vérité. Bref, la parole philosophique de la République se définit comme une
ouverture mantique du vortex intelligible.
4.4.4 Les daimones porteurs de statues

À l'intérieur de l'expérience psychique de la caverne intelligible, les « hommes »


et les « images » sont considérés par une sorte de gradation daimonique intelligible.
Socrate dira en effet plus tard dans la République qu'à chaque homme en correspond un
autre, supérieur et qui agit comme un daimon ou un intellect pour la domination de « ses
bêtes intérieures »1403. D'une manière parfaitement conséquente avec l'argument
psychopohtique sur la Justice du hvre IV et la fresque daimonique de l'allégorie du hvre
VII, il dit ensuite la façon dont cette démiurgie humaine et divine fonctionne en ce qui
a trait au commandement de la cité idéale : « Pour qu'un tel homme soit dirigé par un
principe semblable à celui qui commande Thomme supérieur, n'affirmerons-nous pas
qu'il doit devenir l'esclave de cet homme supérieur, lui qui possède à l'intérieur de lui-
même le principe directeur divin ? (xô OELOV dpxov;) [...] il est plus avantageux pour
chacun d'être soumis au principe divin et sage (GEIOU Kai cftooviuou àQX-cr6m)> surtout
si ce principe réside à l'intérieur de chacun (év aûxcô), et si ce n'est pas le cas, de se
trouver guidé de l'extérieur, afin que soumis au gouvernement de même principe, tous
soient autant que possible semblables et amis ? » (République, IX, 590c-d). L'« àçxq »
divine à l'intérieur de la psyché est de Tordre d'un homme supérieur et reproduit
exactement le rôle causal et catabasique du daimon-Socrate comme principe intelligible
de la Justice sur ses interlocuteurs à l'intérieur de l'exploration mantique de la caverne.
En outre, nous avons mentionné à répétition que les insulaires des heux démiurgico-
daimoniques des dialogues platoniciens ressemblent à ceux que Ton retrouve dans la

1 402 République, V I I , 5 1 4 a - 5 1 7 c .
1403
Répubique, IX, 590c.

461
LE DIEU DE PLA TON. ESSAI SUR LE DAIMON -SOCRA TE COMME PARADIGALE DE LA RATIONALITÉ PLA TONICIENNE

région de la Lune. Ne pouvant que revêtir les traits de daimones, ils engendrent à l'aide
de figurines une poétique psychagogique destinée aux prisonniers des grottes dans la
République. La libération de ceux-ci fait par ailleurs penser à celle de Socrate lui-même
qui a été détaché lorsque les disciples-gardiens entrent et qu'il se divinise en daimon
tutélaire de la cité d'Athènes dans le Phédon1404. Nous pourrions même considérer que le
hvre VII de la République aborde en entier la thématique de la conduite de l'âme par les
daimones-démiurges. Car qui pourrait bien hbérer en effet les prisonniers de leurs hens,
conduire leur tête et « réorienter les regards » à partir de l'extérieur de la caverne si ce
n'est en fin de compte les habitants qui se situent au milieu de ces heux sublunaires,
c'est-à-dire près de la seconde Terre, au-dessus de la Terre « ici-bas » et du muret en
haut des grottes :

« Imagine aussi, le long de ce muret, des hommes qui portent (cpéoovxaç) toutes
sortes d'objets fabriqués (crcEÛq) qui dépassent le muret, des statues d'hommes
(xoû XEixiou Kai àvÔQiavxaç) et d'autres animaux (aAAa C<ôa), façonnées en
pierre, en bois et en toute espèce de matériau (rcavxoïa Eioyaauéva). Parmi ces
porteurs (xcôv naQacbEpovxcov), c'est bien normal, certains parlent (xoùç ^tèv
4>6£Yyofj.£vouç), d'autres se taisent» (République, VII, 514b-515a [trad.
G. Leroux]).

Ces êtres particuliers sont des « thaumaturges » (Gauuaxonoioi) qui, selon toute
vraisemblance, se comportent en même temps comme des démiurges, c'est-à-dire à la
fois comme des « techniciens » de la pensées, des fabricants et des porteurs de pensées
pour les mortels. Ces « producteurs thaumaturgiques » qui se tiennent le long du petit
mur élevé montrent leurs « merveilles » (xà Gaûfjaxa). D'une manière cohérente à la
mise en scène des textes de Platon, ceux-ci semblent correspondre précisément aux
personnages de la République (Adimante, Glaucon) qui, se trouvant au second rang
démiurgique après le premier sculpteur Socrate, sont les récipiendaires généséologiques
de son activité daimonique. Dans le hvre X, ce second « artisan » (ô ôquiouçyôç)
supérieur aux autres mortels est tout à la fois capable de produire tous les végétaux, les

Phédon, 59e-60a.

462
LE DLEU DE PLATON. ESSAISUR LEDAIMON-SOCRATECOMME PARADIGME DE LA RATIONALITÉ PLATONICIENNE

êtres vivants, tout ce qui existe, la Terre, le Ciel1405. Ce spectacle thaumaturgique est
celui de la génération matérielle et de la permutation des âmes1406. L'E pinomis dit pour
compléter la République que Tâme est en ces endroits daimoniques la cause
thaumaturgique de la phusis1401 E n d'autres termes, la démiurgie de Platon est la
technique thaumaturgique même de toute génération daimonique qui se produit dans la
psyché des mortels. Les Lois indiquent même que l'impie est celui qui pense que la
nature, le feu, Teau, Tair et la terre naissent par hasard et non en vertu d'une technique
divine animée et nomothétique dont l'Intellect est le sommet psychique1408. Nous avons
déjà mentionné que lorsque que cette technè démiurgique est bienfaitrice pour toute la
cité — comme l'affirme le démiurge Socrate dans l'Apologie qui la met en oeuvre pour
les mortels dans la République — elle devient un calcul commun et porte le nom de
« loi » (vô(j.oç)1409. La traction que tire les fils d'or représente la raison (Aôyoç) à
l'intérieur de la pensée de Tâme qui, à vrai dire, est « une marionnette fabriquée par les
dieux »1410. Les démiurges divins sont les techniciens daimoniques de la pensée de
l'Intellect dont le Socrate solaire est l'expression la plus forte selon Platon1411. Ces
puissances thaumaturgiques animées résident en nous et les daimones et les dieux sont
donc la partie à l'intérieur de Tâme qui fournit la vérité aux hommes qui en sont
seulement les marionnettes 1412 .

La thaumaturgie se réahse du haut du muret. Ainsi, l'« ûiboç » du Phèdre qualifie


ni plus ni moins le « haut platane qui se trouve aux abords des embouchures caverneuse
de Borée » à partir desquelles les âmes de Socrate et de Phèdre s'envoleront d'une autre
façon que la légende pour accomplir la révolution céleste à partir de laquelle les
discours contemplatifs engendreront une véritable psychagogie rhétorique1413. C'est à

HOS « Tu parles d'un savant tout à fait merveilleux ! (Tlàvu Oauuaorôv, _cf>r|, Aeyetc ao§\axf\\). [...] N'as-tu pas
[Glaucon] le sentiment que toi-même, tu serais en mesure de produire toutes ces choses (yE veodai àv
TOÛTGJV â7TâvT_v noir\vT\(;) d'une certaine manière ? » (Répubique, X, 596c-d).
i* 06 Répubique, X, 620a.
1407
Épinomis, 988c-d; 990b-e.
'«8 Loir, X, 888e-890d.
M» Lois, I, 644d-645d.
mo Lois, I, 644d.
1411
L'Intellect est même qualifié de « divine merveille » Lois, XII, 957c. Voir aussi XII, 967a-d.
»♦" Lois, VII, 804a-b; X, 906a; XI, 931e.
>*« Phèdre, 229a et 230b.

463
LE DIEU DE PLA TON. ESSAI SUR LE DAIMON -SOCRA TE COMME PARADIGAŒ DELARA TIONALITÉ PLA TONICIENNE

partir de ce type d'« élévation de l'Intellect » (ûijrqAôvouv) qu'ils jugeront l'ensemble des
choses de la nature1414. Ces recoupements entre les hauteurs boréales et les heux
caverneux comme sièges des âmes de l'Intellect météorologique demeurent toujours à
l'intérieur du même registre conceptuel des Nuées d'Aristophane où Socrate s'envole
avec T« âme prélunaire et sans talent » de Strepsiade. Sous son égide, la psyché sublunaire
de celui-ci se divinise. Socrate affirme d'une façon complémentaire dans le Sophiste que,
pour avoir une meilleure compréhension de Tâme divine, les philosophes ne font pas le
tour des cités, mais « surveillent de leur hauteur (VHJ>69E V) la vie des hommes d'ici-bas »
(Sophiste, 216c). Ces hauteurs lunaires représentent d'abord pour Platon le heu même
dirigé par l'Intellect en vue du bien et occupant Hélios comme un char astral. Comme
nous l'avons exphqué longuement, cette dénivellation reproduit celle de Socrate par
rapport à son genos et à la tête de sers interlocuteurs dans le corpus platonicum1415. La
République et les Lois affirment d'ailleurs que c'est de cette tribune élevée (ùtJrrjÀôç) et de
ces hauts escarpements dans le Ciel que les daimones agissent pour nous du haut de la
cité1416. Ces images s'imbriquent parfaitement avec la représentation de l'embouchure
de la caverne où ces êtres démiurgiques façonnent les pensées à l'intérieur de la tête des
prisonniers. C'est justement près de Taxe en chiasme, au niveau même où les corps se
forment et les âmes s'incarnent à la surface du sublunaire que le Timée exphqué que la
tête qui contient l'Intellect est fabriqué lors de la genesis : « Les révolutions divines qui
étaient au nombre de deux, les dieux jeunes, pour imiter la figure de l'univers qui était
arrondie, les enchaînèrent dans un corps de forme sphérique, celui que nous appelons la
tête, partie qui est la plus divine et qui règne en nous » (Timée, 44d-e)1417. Ici, c'est la
conjonction du Cercle de l'Autre et du Cercle du Même près de la Lune qui exphqué
l'apparition paradigmatique de la tête lors de l'incarnation de l'âme. Ainsi, la générations
des âmes lunaires aux abords des cavernes et des ouvertures en « chi » (X) correspond
d'une manière générale à certains passages des dialogues de Platon. C'est d'ailleurs dans
ces endroits que s'observe le « OÛV&E OUOÇ » dans la République et le Timée qui est

1414
Phèdre, 270a.
,415
Par exemple, Phédon, 89b et Théétèete, 175d et Lois, I, 625b.
■416 Répubique, X 617d et Lois, V, 732c et X 905a.

464
LE DLEU DE PLATON. ESSAI SUR LEDAIMON-SOCRATE COMAŒ PARADIGME DE LA RATIONALITÉ PLATONICIENNE

représenté sous la thématique d'un « hen » daimonique avec la révolution céleste et avec
les cercles du Même et de l'Autre1418. D'une perspective générale, cette sorte de
« ligature » créer une sorte de « tissage » cosmogonique, anthropogonique tout autant
que pohtogonique. C'est elle qui unifie les parties du corps entre elles, rehe l'âme aux
éléments matériels, attache celle-ci au politique, engendre les relations d'amitié, bride les
parties de la psyché entre elles ou avec celles de sa communauté1419 . Le point de vue des
Lois va jusqu'à dire que le « avvbeo\ioç » est en quelque sorte la tribune de l'Intellect1420.
C'est de cette hauteur au-delà des entrées des cavernes sublunaires que les âmes sont
engendrées avec les corps matériels et mortels. On peut même dire finalement selon le
Phédon que le « oùvÔEojaoç » le plus puissant est le bien1421.
En outre, il est reconnu que Socrate est le thaumaturge par excellence dans les
dialogues platoniciens. On se souvient comment Alcibiade, à la manière d'Éros qui est
un daimon thaumaturge, le qualifie d'après ces mêmes épithètes (xcô oaijiovico doc.
àAqGcoç Kai 6a_uaaxcô) dans le Banquet1422. Ceci est autrement plus exphcite lorsque
Ton constate que, d'une manière conforme à nos analyses, elle mène directement à le
considérer comme le démiurge par excellence qui, comme dans la République, agit à
l'intérieur de la pensée des mortels en laissant apparaître des statues des dieux d'une
manière supérieure au Silène Marysas : « Toi, m n'as pas besoin d'instruments, et de
simples paroles te suffisent pour produire les mêmes effets » (Banquet, 215c). Ce
pouvoir démiurgique supérieur est encore comparé à une dunamis thaumaturgique par la
suite1423. On se souvient que la version historique du démiurge Socrate trouve une
expression sans ambiguïté dans Y Apologie où, condamné à mort à la fin du dialogue,
prophétise sur les « conversations thaumaturgiques » qu'il aura l'occasion de faire dans
l'au-delà avec Ajax, Palamède, Achille et soumettre à l'analyse les Ulysse et Sisyphe1424.

un Voir aussi Timée, 22d.


14 g
i Répubique, X , 616c; Timée, 37a et 43d.
iii9 Répubique, IV, 443 e; V, 462b; VII, 520a; Politique, 279 e; 309b; 310a; Théétète, 160b; Lois, XI, 921c; Timée,
31c; 32b-c, 73b-75d.
•420 Lois, I, 632c.
• 42 i Phédon, 99c.
1422
Banquet, 178a; 182d; 186b; 192b; 210e; 219c et 221c.
1 423 Banquet, 220a et 221c; 222e et Phèdre, 230c; 257c.
1424
Apologie, 4 1 a - b .

465
LE DIEU DE PLATON. ESSAI SUR LEDAIMON-SOCRATE COMME PARADIGAŒ DE LA RATIONALITÉ PLATONICIENNE

Ce sont ces heux daimoniques qui sont décrits dans le Phédon, la République et le Timée
comme des endroits thaumaturgiques (où se trouvent justement les « OÛVÔEOUOI ») à
partir desquels l'enseignement de Socrate se révèle comme unique et supérieur aux
autres devins de son époque1425. On peut considérer que les thaumaturges du passage
cité de la République sont les daimones et les démiurges — « certains parlent et discutent »
— dont l'activité civique se réalise également au niveau de la mise en scène du dialogue,
c'est-à-dire — un peu comme dans le Timée — sous l'égide artisanale et intellective de
Socrate. Mais comment peuvent-ils mener une conversation en ces heux daimoniques?
Comment même un être divin, un dieu ou un daimon peut-il conduire le logos en ces heux
singuliers?

4.4.4.1 Le « mouvement » de la pensée

L'idée d'un « transport » (cj>oçâç), d'une « conduite » (ây£iv) ou d'un « élan »


(£7u{3c.ç) aérien de l'Intellect ou de la pensée est constant chez Platon et chez tous les
auteurs grecs avant et après lui. Ces termes veulent désigner l'action et le logos
daimonique en général dès Ylliade d'Homère1426. Ce qui retient l'attention, c'est la
manière dont se déplacent certaines divinités en volant ou en s'élançant dans les airs, le

1425 Phédon, 58 e ; 62a; 95a; 98b; 102a; 108c; 110c; Banquet, 220a-b; Répubique, I, 337b; 351e; VI, 495a; VII,
526a; Timée, 20e; 26b; 29d; 50c; Lois, 626e; III, 678b; 686cVII, 792c; Épinomis, 985a.
1426 Chez Homère, Zeus est qualifié d'« assembleur des Nuées » (v_<t>_Ar)-Y_p_ _a Zeûc) fréquentant les oiseaux.
Au IV e chant, Héra s'envole de la cime de l'Olympe afin de suppher Sommeil d'agir sur Zeus afin que la
guerre de Troie tourne en faveur des Achéens (XIV, 226). A son tour, le dieu Sommeil prend son essor
aérien dans le Ciel avec la femme du maître des dieux en traversant mer et terre et se pose sur la cime
d'un pin géant, « le plus haut qui jamais n'ait poussé sur l'Ida et qui, à travers l'air, va jusqu'à l'éther »
(Hade, XIV, 287-8). Du haut de ces lieux divins, Zeus apostrophe alors Héra : « Héra, dans quelle pensée
viens-tu donc ainsi du haut de l'Olympe ! Tu es là sans chevaux, sans char, où monter (_mf5aÎT}ç) » (Iiade,
XTV, 298-9). Le fait qu'Héra se déplace sans char dans les airs est un fait notable mentionné par Zeus :
quitter l'Olympe semble exiger des dieux qu'ils délaissent leur véhicule et qu'ils s'élancent comme des
daimones aériens (afin d'accomplir sa ruse avec Sommeil, Homère dira qu'elle lui répondra avec
« 4>Ç6VT|<7U; » qu'elle désire simplement avertir son mari de son départ vers Océan (XTV, 300-311). Quoi
qu'il en soit, un peu comme l'envolée de Socrate chez Aristophane, la pensée d'Héra se manifeste à
l'intérieur d'un contexte de transport volant éthéré et de Nuées divines et ouraniennes. L'un des attributs
principaux de Zeus pour exercer sa Justice est son intellect agissant sur la psyché des hommes et des
autres divinités à partir des cimes de l'Olympe (voir Iiade, VIII; 425 et suiv.; IX, 510 et suiv.; XII, 255 et
suiv.; XIII, 55 et suiv.; XIV, 160 et suiv.; 252 et suiv.; XV, 148 et suiv.; 240 et suiv.; XXII, 185 et suiv.;

466
LE DIEU DE PLATON, ESSAI SUR LE DAIMON-SOCRATE COAIAŒ PARADIGME DE LA RATIONALITÉ PLATONICIENNE

Ciel et l'éther comme des « porteurs de pensées » semblables à ceux que nous voyons
chez Platon. Ces éléments apparemment anodins reproduisent la même thématique et
les heux divins à partir desquels le Socrate solaire « transporte » la pensée de ses
disciples et agit comme un daimon sur la psyché et la « cboôvqoiç » de ses disciples dans les
Nuées d'Aristophane. Le « mouvement », le « transport » ou T« élan » du « voûç » ou de

la « cbpovEaiç » se comprennent chez Platon comme une sorte d'entité daimonique


divine supérieure à tous les autres « transports » existants. Par le mot « cf)OQâç », la
République, le Politique et le Timée désignent à leur façon les transports psychiques, aériens
et astronomiques dans le Ciel et l'univers d'une façon générale1427. Certains passages
portent toutefois plus précisément sur ce qui nous préoccupe. En plein cœur du hvre
VII de la République et de l'exposé sur l'étude des astres et de l'importance de la
stéréométrie, Socrate insiste en effet sur la nécessité d'orienter le regard de l'âme vers
les mouvements des choses d'en haut, mais avant tout sur les connaissances
invisibles1428. Les transports visibles dans le Ciel sont des modèles (7taQac_iyuaoi) qui
doivent être saisis par la raison et la pensée (Aôycp \ikv Kai ô tavoia). En d'autres termes,
ces mouvements sensibles devront être dépassés par l'intellection des réahtés
supérieures1429. Parmi les différents type de mouvements existants, la contemplation des
mouvements des astres mènerait en quelque sorte à la conviction que les phénomènes
célestes représentent un transport distinct et moins puissant que les mouvements de la
pensée1430. Les yeux sont attachés aux mouvements astronomiques et les oreilles aux
mouvements harmoniques pythagoriciens comme des sœurs, mais ce sont les
mouvements de l'Intellect incarnant le chant intelligible qui doivent retenir toute
l'attention du philosophe1431. Socrate, forçant l'intellection de ses auditeurs tout au long
du dialogue, affirme que la noesis supérieure est engendrée lorsque Ton force les âmes à

382 et suiv. Pour d'autres occurrences de ce contexte de « transports » psychiques ou autres par les dieux
« porteurs », voir Hésiode, Bouclier, 39 et suiv.; Théogonie, 79; Pindare, Odes, hvre I, I, 39; hvre N , X 43.
1427 RJpubique, VII, 528e; 530a; X, 617a; Poitique, 269e; 270b et 271d; Timée, 36c; 39b; 58a; 61e; 76b; 80b;
81a-b et 87a.
1428
Répubique,VU,529b-c.
1429
Répubique, VII, 529c-530d.
1430 « Ce n'est pas une seule espèce, mais plusieurs que présente le mouvement (4>oQâ) tel que je le conçois »
(Répubique, VII, 530c).
,43
i Répubique, VII, 530d-532a; pour les mouvements sensibles, voir Théétèete, 153a; 156d et 181d.

467
LE DIEU DE PLATON. ESSAI SUR LEDAIMON-SOCRATE COMME PARADIGME DE LA RATIONALITÉ PLATONICIENNE

ce type de contemplation1432. Comme dans les Lois, cette ascension noétique de Tâme
est perçue comme une coïncidence avec le dieu et même comme une envolée et son
transport au-delà de la caverne à l'intérieur du hvre VII de la République1433. Autrement
dit, la redéfinition des mouvements visibles et acousmatiques à partir de l'élan noétique
invisible correspond précisément encore une fois à la conduite daimonique ou à la
psychagogie de Socrate sur l'âme de ses disciples. Le « Aôyoç » de la remontée
intellective hors de la prison est aussi en parfait accord avec l'envolée aérienne de Tâme
du mythe d'Er du hvre X.
Cette thématique de la République n'est pas isolée et se retrouve à l'intérieur du
Timée. Ce dialogue indique en effet que ces mouvements harmoniques sont apparentés
(cruyyEVEÏç) aux mouvements de notre âme (xfjç t|"Jxqç VXEQIÔÔOLÇ), mais peuvent très
bien ne pas « apparaître » réellement à Thomme dont le plaisir de Tintellection qui en
résulte serait étranger à la Raison ou à l'Intellect1434. Par conséquent, on peut dire que
chez Platon, le transport de l'harmonie cosmique et auditive n'est utile à l'homme que
dans la perspective où elle met de Tordre dans Tâme afin de la rediriger vers ce principe
philosophique1435. Le Timée affirme encore d'une manière très proche des livres VI et
VII de la République que Tengendrement de la noesis pure et de la phronesis se réalise à
partir de ce qui est apparenté, c'est-à-dire — par-delà les autres types de mouvements et
de transports daimoniques aériens relevés — à partir de la participation à l'Intellect1436.
Toute « agglomération daimonique » secondaire typique du monde sublunaire
posséderait même un hen direct avec ce type de cause supérieure1437. Ce n'est que grâce
à cette divinité principielle que les éléments daimoniques des phusikoi comme le feu,
l'eau, Tair et la terre peuvent espérer une nature ordonnée par la philosophie et
présenter une configuration cosmique plus cohérente1438. Les mouvements des astres
sont considérés quant à eux comme des corps dont le dynamisme est maintenu par les

1432 Répubique, VI, 51 ld; VII, 523a-d; 524b-c-d; 525c; 526b; 529b; 532b et 534a.
1433 R5ft*%«.,V_I,517b-c;524cet532a-b. '
1434 Timée, 47d.
1435 Timée, 47e-48a.
•«« Timée, 24c; 28a; 30c-d; 31a; 37a-d; 48e; 40a; 51b et d; 52a; 71e et 90b.
1437 Timée, 40b; 42e; 52a et 58c.
1438 Timée, 48b.

468
LE DLEUDE PLATON. ESSAISUR LEDAIMON-SOCRATE COMME PARADIGMEDE LA RATIONALITÉ PLATONICIENNE

hens de Tâme1439. Bref, les transports ou les mouvements aériens sont subordonnés aux
mouvements de l'Intellect et se manifestent en ces heux daimoniques.
Les Lois stipulent quant à elles que le nomos civique, qui agit de manière générale
comme l'Intellect à l'intérieur de ce dialogue, c'est-à-dire comme un principe de traction
rationnelle, s'apphque sur les pensées des âmes des citoyens1440. L'homme a été fabriqué
pour être le jouet de la divinité. Dans l'Odyssée d'Homère, Athéna dit à Télémaque qu'il
devra penser que son daimon et que son dieu lui fournira une partie de son âme1441.
Cette idée est reprise chez Platon : « Des paroles, Télémaque, il en est une partie que m
concevras dans ton cœur, et une autre que quelque bon daimon te fournira, car tu n'as
pu, je pense, ni naître ni grandir sans quelque bon vouloir des dieux » (Lois, VII,
804a)1442. Le contexte daimonique d'une noétique sous l'emprise d'un thaumaturge
divin avait été annoncé au début des Lois. Ce genre d'être possède tous les attributs des
démiurges-thaumaturges conduisant les âmes au-delà du muret dans le hvre VII de la
République. Pour l'âme du citoyen, la noesis consiste à se laisser conduire par un dieu de la
cité comme une marionnette en ayant « en lui-même une idée de ces tractions et régler
sa vie là-dessus, quand pour sa part la cité, qu'elle ait reçu cette idée (VOEÎ) d'un dieu ou
bien de quelqu'un qui s'y connaît» (Lois, I, 645b). Comme dans la République, le
transport ou le mouvement (cbooâ) de la pensée de l'Étranger d'Athènes désirant fonder
la cité au nomos idéal se conçoit un peu comme une forme intelligible qui désigne le
déplacement de Tâme vers l'établissement des lois civiques sacrées1443. On peut dire
brièvement que ces mouvements psychiques représentent en quelque sorte les
prescriptions daimoniques du philosophe-législateur pour Tadministration de la polis1444.
Le hvre X montre que Tâme et l'Intellect sont antérieurs aux réalités physiques comme
le feu, Teau, la terre et Tair1445. Distincte de tous les corps, la psyché possède ainsi un
mouvement bien supérieur aux autres types de mouvements, puisque, conformément

1439 Timée, 38e.


1440 Lois, VIII, 839c et XI, 920a.
1*41 Odyssée, III, 26-28. La pensée est comparée à un flux daimonique en Lois, V, 732b-c.
1 442 EnnéadesIV,A[28],A5,27.
1443 Lois, V, 738e-739e.
1444 Lois, V, 747a-e.
1445 Lois, X, 891b-892c.

469
LE DIEU DE PLA TON. ESSAI SUR LE DAIMON-SOCRA TE COMME PARADIGME DELARA TIONALITÉ PLA TONICIENNE

au Phèdre, elle est « avxo Kivqaiç » démiurgique administrant le Ciel1446. Ces dieux sont en
réalités les dieux véritables. La croyance rationnelle en eux dépend de la compréhension de
ce mouvement de translation (cbooà) gouverné part l'Intellect (voûç)1447. Les Lois
concluent en dénonçant les non-philosophes qui, se trompant sur la nature de l'âme et
de ses transports particuliers, pensent que les astres, les révolutions dans l'univers, etc.,
se meuvent sans âme et ne sont faites que de pierre et de terre1448. Alors que Terreur de
l'athée est de déduire à la vue d'une matière inerte et des modèles civiques et injustes
que les dieux n'existent pas, celle des croyants est plutôt en quelque sorte de se croire
rehés à ces principes secondaires et subordonnés aux divinités métaphysiques.
Paradoxalement, contre toute apparence et à la manière de l'Apologie, seul le philosophe
est, comme Socrate, plus pieux que tous les citoyens qui ont une mauvaise conception
de la religion et de la réahté. Ils mettent ainsi tout sens dessus dessous, « et surtout eux-
mêmes » (Lois, XII, 967b). La majorité des gens et des poètes ont ensuite confondu ces
gens avec les philosophes pour leur reprocher d'être athées : « Ces considérations
entraînèrent contre ce genre de personnes un grand nombre d'accusations d'athéisme et
suscitèrent contre eux beaucoup de mécontentement, sans compter bien sûr les injures
auxquelles en vinrent à leur égard les poètes, comparant ceux qui pratiquent la
philosophie à des chiennes qui aboient à la Lune, et multipliant les insanités de ce genre.
Mais à présent, comme je viens de le dire, c'est tout le contraire qui est vrai » (Lois, XII,
967c-d). À cette remarque s'ajoute l'autre de la République, bien connue, qui stipule que
les poètes doivent être chassé de la cité pour mauvaise imitation des principes
démiurgiques réels. Nous avons déjà exphqué que le Socrate des Nuées était reconnu
pour étudier ces mouvements astronomiques en vue de diriger les activités psychiques
et les pensées de ses disciples : à cause de ce portrait dressé par Aristophane, nous
avons montré qu'il fut accusé d'athéisme dans ïApologie1449. Or Platon affirme sans
ambages ici d'une manière semblable que les poètes sont ceux qui, en quelque sorte, ne
saisissent pas la nature véritable de l'âme et de ses mouvements intelhgibles surclassant

1446 Lois, X, 893a-894d; 896e.


1447 Uis, XII, 966e.
1448 Lois, XII, 967b-c.
1* 49 « il observait la Lune pour étudier son cours et ses révolutions » (Nuées, 171).

470
LE DLEU DE PLA TON. ESSAI SUR LE DAIMON -SOCRA TE COMME PARADIGME DELARA TIONALTTÉ PLA TONICIENNE

les autres espèces de mouvements observables dans l'univers et le monde sensible


sublunaire. Comme dans la République et le Timée, l'activité lunaire et tous les transports
cosmiques visibles et acousmatiques des Lois ne sont signifiants qu'en étant
subordonnés à la translation thaumaturgique et noétique de l'Intellect1450.
Il appert d'une façon assez évidente que la question des mouvements
intelhgibles du « voûç » définit le transport daimonique de la « (f>QOV£a-ç ». C'est
toutefois le Socrate du Cratyle qui, en vue de tout le corpus platonicien, décrit le mieux
la notion de transport et la nature de l'Intellect et de la pensée (voûv XE Kai ôtavoiav)
philosophique. Il justifie d'abord que la noesis possède un hen direct avec le nom
d'Athéna : « Voulant désigner l'intelligence de la divinité (0EOÛ vôqaiv), il déclare, pour
ainsi dire, qu'elle est la raison divine (à 0£ovôa) » (Cratyle, 407b). Ce rapport de
Tintellection avec Athéna tient de Tétymologie de son nom et du fait mythique qu'elle
était sortie de la tête de Zeus1451. Bref, avec la déesse, la philosophie s'approprie la
raison divine et son mythe afin d'en exploiter le sens conceptuel. Et Tintellection est
encore définie ici comme des « pensées divines » (xà 0£ïa vooûoqç)1452. Non seulement
l'Intellect et les objets intelhgibles ou noétiques apparaissent ipso facto sous les traits
divins selon la perspective philosophique, mais comme une génération daimonique.
Car, nul n'en sera surpris, la pensée se définit en réahté comme une noesis « transportée »
ou « en mouvement ». Comme la psyché et la pensée sont conduites par un « voûç »
supérieur, les concepts philosophiques que Ton retrouve aussi dans la République (la
« cboôvqaiç », la « yvco |j.q » et l'« £7uaxqfj.q »)1453 sont toujours considérés sous les traits
d'une intellection daimonique. Bref, la pensée (^çôvqoLç) est littéralement définie
comme l'intellection du transport :

« La pensée (<f)QÔvqoiç) est en effet Tintellection du mouvement et du transport


(cbopâç y à ç èaxi Kai QOÛ vôqatç); on peut aussi l'entendre comme l'auxiliaire du
1450
Les anciens doivent être comparés à l'Intellect, « parce qu'ils appliquent leur réflexion supérieurement à
de multiples questions qui en valent la peine (TCTJ noAAà xal â£ia Aôyou ôia^eçôvxax; <j>oov_îv) » (Lois, XII,
965a).
145
i H o m è r e , Hymnes, X X V I I I , 4 - 5 e t P i n d a r e , Olympiques, V I I , 3 5 et suiv.
i«2 Cratyle, 4 0 7 b .
1453
A cette hste il faut aussi ajouter la « oûv-cnc » et la « ôiKauxrûvn » présentes dans la Répubique que Socrate
abordera tout de suite après. Voir infra.

471
LE DIEU DE PLA TON. ESSAI SUR LE DAIMON-SOCRA TE COMAIE PARADIGAŒ DELARA TIONALITÉ PLA TONICIENNE

transport (îcai ôvqaiv Û7xoAa[3_îv cjx)oâç); en tout cas, c'est au transport (xô
4>£QEa0ai) qu'elle se rapporte. Veux-tu un autre exemple ? La connaissance
(yvc_i(j.q) exprime essentiellement l'étude et l'examen de la génération (yovqç
v<_fj.qoiç) : car examiner et étudier sont une même chose. Autre exemple :
Tintellection (vôqoiç) en soi est le désir du nouveau (véou EOIÇ). Or la nouveauté
des êtres signifie qu'ils sont sans cesse dans le devenir. C'est à quoi l'âme aspire,
comme l'indique l'auteur de ce nom, néoésis. Car noesis n'était pas l'appellation
ancienne : au heu de Yé il y avait deux é à prononcer : noéésis. La sagesse
(ocOapQoovvr\) est la conservation de ce que nous venons d'examiner, la pensée
(cbQÔvqoiç). Voici encore la science (£maxr)|_.q) : elle montre l'âme, Tâme de
quelque valeur, suivant les choses dans leur transport (cpEQOf-évoiç), sans rester
en arrière ni courir en avant. Il faut donc, en rejetant Yé, la nommer pistémé. »
(Cratyle, 411d-412a [trad. C. Dalimier]).

Cet extrait peut être abordé sous deux aspects.


En premier heu, la « cf>oôvqcriç » est exphquée comme une intellection du
mouvement ou si, Ton veut incarne la pensée « en transport » 1454. Qu'est-ce que cela
veut dire ? On pense souvent qu'il n'y a là qu'ironie ou verbiage étymologique
inconséquent. Force est de constater que Socrate est au contraire d'une cohérence sans
faille. On se souvient en effet que le Cratyle affirmait tout juste avant de donner la
définition des daimones que les dieux coureurs étaient justement ceux qui étaient « en
mouvement ». Les « porteurs » des pensées vers les hommes et, donc, de Tintellection,
sont donc, précisément, ces êtres intermédiaires gardiens des mortels qui, non
seulement ont un hen direct avec la « cj)QÔvqoiç », mais sont en quelque sorte les actes de pensée
eux-mêmes : « C'est parce qu'ils étaient sages (CJJQÔVIUOI) qu'il [Hésiode] les a nommés
daimones. Et anciennement dans notre langue, ce nom lui-même se rencontre. Notre
poète et bien d'autres qui tiennent ce langage ont raison de dire qu'un homme de bien,
après sa mort, obtient une haute destinée et de grands honneurs, et qu'il devient un
daimon, suivant le nom que lui vaut sa sagesse (xqç cboovqaEcoç) » (Cratyle, 398b). Le
réseau conceptuel même de la philosophie se caractérise comme une daimonologie
psychagogique. Les daimones semblent même correspondre aux pensées se trouvant au-
delà du muret dans l'allégorie de la caverne. On peut penser qu'ils sont les
thaumaturges de la République représentant en quelque sorte la « cboôvqaiç » ou la noesis

1454 Cratyle, 426d et 434c-d.

472
LE DLEU DE PLATON. ESSAISUR LEDAIMON-SOCRATE COMME PARADIGME DE LA RATIONALITÉ PLATONICIENNE

même des prisonniers qui est définit comme étant « produite » et « transportée » par
ceux-ci. Le « savoir-faire » divins des porteurs de l'allégorie du hvre VII rejoint ici en
tout cas celui des êtres daimoniques qui, à vrai dire, forment ni plus ni moins la raison
même tirant les habitants des vortex à l'extérieur des grottes du cosmos. Ceci vient
exphquer pourquoi la notion même de vérité (àAq0£ia) est définie comme une « course
divine » ailleurs dans le Cratyle1455. Car « penser », pour le philosophe, c'est prendre sa
course divine grâce à un daimon. En outre, l'onomastique engendrée et dirigée par
Socrate tout au long du dialogue est justement définie comme « une puissance
supérieure à Thomme qui a donné aux choses les noms primitifs, en sorte qu'ils sont
nécessairement justes » (Cratyle, 438c). Cette application philosophique (l'acte
daimonique même de Socrate !) donne aux noms, aux pensées, aux actes d'intellection,
etc., une stabilité daimonique face à la physique d'Heraclite et à l'idée que tout est
mouvement et écoulement perpétuels1456. C'est aussi sans doute la manière dont la
République présente la divine « 4>QÔvqa.ç » qui, sous la conduite initiatique du maître,
peut prémunir Tâme des aléas de la continuelle genesis sublunaire nous menant à
l'oubh1457. C'est dans cette optique que la sagesse (acocboooûvq) est définie comme
processus de conservation de la pensée (cbçôvqaiç).
Dans le contexte du Phèdre, Socrate, inspiré par un transport divin, hvre un long
discours dans lequel il dresse les règles de Yautokinesis en général et du mouvement d'un
être daimonique et immortel sur un autre1458. Il apparaît que l'âme ailée entraîne autant
que possible les autres et circule vers le haut jusqu'à la voûte céleste en se laissant
transporter par la révolution circulaire (7iEQi4>ooà)1459. On peut même considérer que
celle-ci doit se se situer près du heu où se tiennent les thaumaturges de la République sur
le bord du muret au-dessus du vortex. Si Ton regarde à l'intérieur du tunnel, Ton peut
voir en quelque sorte le processus même de l'incarnation. L'âme, dont la partie

1455
Cratyle, 421b.
1456
Cratyle, 439c et 440a-b.
14" Répubique, V I I , 518e et X , 621a-c.
H58 Phèdre, 244c et e; 245e. « T o u t e â m e est immortelle. E n effet ce qui se m e u t toujours est immortelle. O r
l'être qui en meut un autre ou qui est mû par un autre, au moment où cesse le mouvement cesse
d'exister » (Banquet, 245c). Les nymphes inspirent à Socrate des tansports divins (Phèdre, 241e).
1459 Phèdre, 247c e t 248a.

473
LE DLEU DE PLA TON. ESSAI SUR LE DAIMON -SOCRA TE COMME PARADIGAIE DELARA TIONALITÉ PLA TONICIENNE

supérieure correspond à au daimon noétique, se meut ainsi en traînant également le


corps, idée reprise bien évidemment dans le Phédon, mais surtout dans les Lois qui
développent toujours de la sorte le fonctionnement de la daimonologie platonicienne et
la manière dont l'Intellect, incarnant la tête, agira sur le corps1460. Il est indéniable que le
passage cité du Cratyle montre par le hen qu'elle tisse entre la « (J>QÔvqaiç » daimonique
et le « voûç » que le mouvement ou le transport daimonique de l'Intellect — dont
l'allégorie de la caverne intelligible de la République est une véritable mimesis — est
partout dans le corpus platonicien et dans les dialogues apocryphes le remède aux
mouvements daimoniques parfois désordonnés du monde sublunaire1461. Alors que le
« daimon-pensée » encadre la génération daimonique comme telle et explique la
génération phénoménale de la matière pour les prisonniers de la caverne, la
connaissance (yvcôuq) est l'étude et l'analyse de cette génération psychique. L'Intellect
quant à lui, préside le désir du nouveau (véou EGLÇ) de cette génération, les fluctuations
de la pensée.
En second heu, la science (È7ucTxfj(j.q) désigne dans l'extrait du Cratyle l'âme qui
possède une certaine valeur, c'est-à-dire celle qui arrive à saisir le transport des choses
dans la pensée de telle façon à ce que, comme dit Socrate, « elle ne reste ni en arrière ni
en avant ». C'est pourquoi, ajoute-t-il, « Il faut donc, en rejetant Yé, la nommer pistêmê».
Qu'est-ce que cela veut dire? Dans ce contexte, tout indique que le mot pistémè dérivant
de pistos signifie « ce que Ton peut croire » ou « ce qui est fidèle ou digne de foi » afin
d'exprimer une certaine valeur de pensée à l'intérieur du perpétuel écoulement et
transport héraclitéen. Socrate dira plus tard d'une manière semblable que
« "Avantageux" (cruucbEcov) est le frère d'épistémè : il est le mouvement (4>oçàv)
simultané de Tâme avec les choses : et il montre que les effets d'une telle activité tirent
leurs noms ("avantageux" et "qui conviennent" « "ouucbÉQovxâ" x£ Kai "av\i<poQa" ») de
ce mouvement simultané et circulaire (o_u7t£Qicf>£O£a0a_) » (Cratyle, 417a-c). Socrate
ajoutera encore dans le Cratyle qu'« Epistémè [qui est « à|j4>i|3oAôv »] laisse croire qu'il
arrête notre âme sur les objets plutôt qu'il n'accompagne leur mouvement : et il est plus

1460 Phèdre, 250c; Phédon, 60b; 64e-67d; 89a-c et Lois, XII, 964e.

474
L E DLEU DE PLATON, ESSAI SUR LEDAIMON-SOCRATE COMME PARADIGME DE LA RATIONALITÉ PLATONICIENNE

juste d'en prononcer le début comme nous faisons maintenant que de retrancher Yé
pour dire pistérnè» (Cratyle, 437a). De toute évidence, ce passage n'est pas en
contradiction avec l'autre : il vient plutôt nuancer le propos sur l'épistémè qui est
« à|j.cb_[3oAôv », c'est-à-dire qui peut être considéré selon deux points de vue. D'un côté,
il représente un « arrêt » de la pensée en mouvement (d'où sa valeur épistémologique)
et, de l'autre, il s'inscrit en même temps dans l'écoulement des pensées. On doit le
prononcer sans ou avec IV selon ce que l'on veut désigner1462.
Il appert que l'onomastique conceptuelle du Cratyle serait en réahté un index de
la daimonologie de Platon dont les termes et finalités philosophiques sont parfaitement
identiques à l'allégorie de la caverne intelligible du Phédon et de la République. Ceci
devient encore plus évident lorsque Ton continue de lire la suite du dialogue où Socrate,
après avoir exphqué la « c()QÔvqaiç », la « yvcô|j.q » et T« £moxq|aq », efplique comment il
faut comprendre le savoir-faire (aocj>ia), le bien (àya0ôv) et la justice (oucaiocruvq)
selon le point de vue philosophique dans un long extrait qu'il vaut la peine de citer
entièrement :

« Quant à mot "savoir" (aocf)ia), il marque un contact avec le mouvement


(cbooâç). Le nom est assez obscur, et de forme étrangère. Mais il faut à partir des
poètes, et se souvenir qu'en maint endroit, amenés à parler de ce qui commence
à avancer rapidement, ils disent : "il bondit" (ÈoûGq). Un Laconien avait pour
nom Soos, appellation que les Lacédémoniens donnent à l'élan rapide (xaxEÎav
ÔQjaqv). C'est le contact (£7ia(j)qv) avec ce mouvement (xfjç cf>OQâç) que désigne
donc sophia, dans l'hypothèse que les choses se meuvent (<}>£Qouévcov). Voici
maintenant le bien (ctyaSôv). Ce mot tend à désigner ce qui est admirable (xô)
àyaaxcô) dans toute la nature. Car, puisque les êtres sont en marche, il y a en eux
de la vitesse, et il y a aussi de la lenteur. Ce n'est donc pas l'ensemble qui est
admirable, mais une partie de l'ensemble, Télément rapide (0ooû) : à cette partie
achnirable (xcô àyaaxcô) s'applique cette dénomination, le bien (xàya0ôv). Quant
à la justice (ÀiKaiocruvq), ce nom a été donné à la compréhension du juste
(ÔLKatou cruvéaEi), comme il est aisé de le deviner : mais c'est le nom même du
juste (xô ôûcaiov) qui est difficile. Jusqu'à un certain point, semble-t-il, beaucoup
sont d'accord sur le sens, mais ensuite commencent les controverses. Pour ceux
qui croient l'univers en mouvement, sa plus grande partie n'a d'autre caractère
que de se déplacer, et ce tout est parcouru d'un bout à l'autre par un principe

i4«i Phèdre, 241 a-b; 245c et 256a-d. Pour les dialogues apocryphes, voir Épinomis, 982a-d.
1462 Voir aussi Théétèete, 152d.

475
LE DIEU DE PLATON. ESSAI SUR LEDAIMON-SOCRATE COMAIE PARADIGAŒ DE LA RATIONALITÉ PLATONICIENNE

auquel tout ce qui naît doit la naissance. Ce principe, d'après eux, est très prompt
et très subtil (xàxioxov xoûxo Kai A£7txôxaxov) : autrement il ne pourrait
traverser tout le réel, s'il n'était assez subtil pour que rien ne pût l'arrêter, ni
assez prompt pour qu'auprès de lui le reste fût comme immobile. Quoi qu'il en
soit, comme il gouverne tout le reste en le parcourant (ôiaïôv), on lui a donné
avec raison le nom de juste (ôucaiov), en y ajoutant pour l'euphonie l'effet du k.
Jusqu'ici, encore une fois, beaucoup s'accordent sur cette explication du juste.
Pour ma part, Hermogène, à force de m'y apphquer, j'ai réussi à m'instruire,
dans le mystère, de toute la question : ce juste dont nous parlons est aussi la
cause — car la cause est ce par quoi (ôi' ô) une chose existe —, et par
conséquent, disait certain, il est correct de lui donner ce nom en propre. Mais
quand, après avoir écouté cette explication, je reviens néanmoins à la charge et
demande aux gens, bien doucement : "Que peut donc être le juste, mon bon, s'il
en va ainsi ?", j'ai Tair de prolonger l'interrogatoire au-delà des convenances et
de sauter par-dessus les bornes. J'en ai, disent-ils, assez appris : ils essaient, en
voulant assouvir ma curiosité, de parler chacun à sa mode, et ils ne s'accordent
plus. Suivant l'un le juste, c'est le Soleil, car lui seul, en les parcourant (ôiaïôvxa)
et les échauffant (icâovxa), gouverne les êtres. Or quand je le dis à un autre, tout
aise de ce beau renseignement, il se moque de moi en m'entendant, et me
demande si je pense qu'il n'y a rien de juste chez les humains après le coucher du
Soleil. Comme j'insiste alors pour connaître son avis, à lui, il déclare que c'est le
feu : mais voilà qui n'est pas facile à comprendre. D'après un autre, ce n'est pas
le feu lui-même, mais la chaleur elle-même contenue dans le feu. Tel autre
déclare se moquer de toutes ces explications : il définit le juste d'après
Anaxagore, en disant que c'est l'Intellect (voûv); indépendant, sans aucun
mélange, il ordonne, dit-il, toute chose en parcourant tout (7_âvxa 4>qaiv aùxôv
Koa|_i£-v xà 7toâyuaxa ôià 7tàvxc_v iôvxa). Là-dessus, mon ami, je me trouve,
moi, bien plus embarrassé qu'avant toutes mes tentatives pour m'instruire de la
nature du juste. En tout cas, pour en revenir à l'objet de notre recherche, voilà
les raisons qui semblent lui avoir valu ce nom» (Cratyle, 412b-413b [trad.
L. Méridier]).

À travers ses multiples thématiques qui sont ici pourtant en hen les unes avec les
autres, ce long passage permettrait peut-être de mieux comprendre de quelle façon on
devrait considérer les porteurs de statues à l'intérieur de l'allégorie du hvre VII de la
République de Platon. Il recoupe à certains égards ce que l'on a vu sur le transport de la
pensée autocinétique et épistémique, et, d'une manière générale, expose un index
onomastique de la daimonologie platonicienne. Cet extrait difficile — malheureusement
très peu commenté par les interprètes de Platon — est intéressant à plus d'un titre.

476
LE DLEU DE PLA TON. ESSAI SUR LE DAIMON -SOCRATE COMME PARADIGME DELARA TIONALITÉ PLA TONICIENNE

Tout d'abord, il rappelle les conceptions philosophiques concernant l'expérience


de la caverne intelligible du Phédon et de la République. Le « savoir-faire » (aocjjia) ici
définit possède un hen direct avec le mouvement (cbooâç) jusqu'à désigner le penseur
lui-même qui « bondit » ou s'« élance » comme le Socrate solaire du corpus platonicum, et,
plus particulièrement, dans les voyages oniriques et initiatiques au-delà des grottes tant
chez Platon qu'Aristophane. En fait, la sophia est définit comme un contact (èraxcbqv),
c'est-à-dire un transport particulier de la psyché avec un mouvement (cbooâç) qui est, en
réahté, une envolée contemplative de Tâme. C'est pourquoi, à la manière de toutes les
représentations du Socrate historique que nous possédons, le sage est désigné comme
étant celui qui possède « un élan rapide capable de parcourir toute chose ». Ici comme
ailleurs, le constat est clair : la pensée, la connaissance et la science sont générées grâce à
une conduite ou un transport noétique de la part de l'Intellect. Nous avons confirmé
que le daimon-Socrate « volant dans les airs » est représenté comme un « voûç »
supérieur tant dans les Nuées, que l'Apologie, le Phédon, la République, le Phèdre, le Timée,
etc. On trouve ici d'autres assises chez Platon. La possibilité même que le personnage
de Socrate (le sophos par excellence) puisse « bondir » et se déplacer dans Tair comme un
être daimonique expliquerait aussi peut-être le contexte des théories onomastiques
montrées dans le Cratyle.
Ces développements qui semblent implicitement désigner le rôle même de
Socrate par la même occasion ne sont pas isolés dans le Cratyle. Avant de s'attarder sur
les daimones gardiens des mortels, les puissances daimoniques de la race d'or d'Hésiode,
Socrate justifie Tétymologie même des dieux à partir de conceptions divines archaïques
grecques dont Platon nous dit qu'elles étaient aussi présentes chez les Barbares :

«Apparemment les premiers hommes en Grèce reconnaissaient comme dieux


seulement ceux que reconnaissent aujourd'hui beaucoup de Barbares : le Soleil,
la Lune, la Terre, les astres et le Ciel. Parce qu'ils les voyaient toujours en course
et courant (cm Lovxa ÔQ6|~CO Kai 0éovxa), ils les ont nommés "0EOÙÇ" [coureurs],
d'après cette faculté naturelle qu'ils ont de courir. Au fur et à mesure qu'ils
reconnaissaient ensuite toutes les autres divinités, ils leur appliquaient cette
appellation » (Cratyle, 397d [trad. C. Dalimier]).

477
L E DIEU D E PLA TON. ESSAI SUR I E DAIMON-SOCRA TE COMAIE PARADIGME P E L A RATIONALITÉ PLATONICIENNE

Cet extrait demande trois remarques.


La première est que, selon Socrate, l'origine des dieux grecs proviendrait en
quelque sorte d'une interprétation particulière des astres, du Ciel et du contexte
cosmologique en général1463. Les Lois et YEpinomis affirment que ces observations
proviennent des Barbares1464. Aux dires de la philosophie, c'est à partir de ces
« coureurs » (0EOÛÇ) exclusifs et primitifs que l'on reconnaîtrait a posteriori les « autres »
dieux auxquels les Grecs attribueront l'appellation de « divinités ». Même si le Cratyle
n'identifie pas le maître, il se trouve que, comme nous l'avons exphqué dans notre
premier chapitre avec le Socrate des Nuées, le maître est en quelque sorte dans le Phédon
et la République un coureur divin (6QÔ|J.OÇ) s'envolant dans les airs en périphérie du
Soleil, au-delà de la voûte céleste et dans les heux daimoniques pour mieux conduire les
pensées des disciples1465. Nous savons que plus de quarante ans avant Platon, on
considérait d'une manière générale avec Aristophane que toute pensée sur les principes
divins de la royauté Barbare oeuvrait à partir de daimones coureurs immortels et pouvait
clairement faire référence au Socrate historique sans longue explication. À la suite de
l'envolée daimonique de la caverne déjà mentionnée, il est manifeste que si les dieux
tirent leurs dénominations de cette course, on pourrait confirmer encore que le maître
s'autoproclamait comme un daimon ou un dieu solaire. Certes, chez certains auteurs
comme l'auteur des Nuées et Platon, Socrate n'est pas nécessairement désigné sous ces
auspices : il a plutôt tendance à être montré comme tel où le terme coureur de « 0EOÙÇ »
est aussi invoqué pour désigner les astres, le Soleil et la Lune au-delà desquels le Socrate
« volant dans les airs » s'imagine contempler la Terre et ses environs1466. Le Timée
affirme dans le même ordre d'idées que Tâme daimonique en général poursuit sa course
à travers le Ciel et le cosmos1467. Ces indices démontrent encore que l'idée générale du
Phédon et la République que Socrate symboliserait un genre de daimon présent dans les airs
et le Ciel conduisant les âmes de sa confrérie philosophique hors de la caverne n'est

1463 La course des astres se trouve aussi en Lois, VII, 821c.


,464
Lois, VII, 821b-c et 822a-b; Épinomis, 986e.
1465
Phédon, 61a; 107a-115b et Banquet, 190a. Voir aussi Répubique, X, 613b-c.
14" Phédon, l l l b - c .

478
L E DLEU DE PLATON, ESSAI SUR LEDAIMON-SOCRATE COMME PARADIGME DE LA RATIONALITÉ PLATONICIENNE

sans doute pas si absurde et incompatible avec les concepts platoniciens qu'il semblerait
de prime abord. Ces éléments seraient même d'autant plus justifiés que, comme nous
l'avons vu, Platon présente TÉros-philosophe ailé sous les traits du daimon-Socrate et
sous le thème d'une généalogie divine partagée se réglant sur la révolution solaire se
situant au-delà du cercle orbital lunaire1468. Nous avons noté que cette tonalité est
défendue par nul autre qu'Aristophane dans le cadre du Banquet qui dénonce l'orgueil de
ces êtres humains qui entreprennent l'escalade du Ciel pour s'en prendre aux dieux.
Dans le Timée, la réforme proposant une nouvelle parenté intellectuelle se réalise tout
entier à partir de cet endroit précis, c'est-à-dire encore sous la perspective selon laquelle
le daimon en général guide Tâme « vers ce qui est apparenté (cnryY-V£iav) dans le Ciel et
le cosmos »1469. Nous avons déjà assez exphqué que la question de la généséologie joue
un rôle fondamental à l'intérieur du corpus platonicum et est sans doute la première
manifestation philosophique concrète du daimon-Socrate. Les sources de première main
confirment l'existence théâtrale d'une « espèce divine Socrate » où d'une sorte de
« daimon-Socrate » qui conduit ses interlocuteurs à travers un vortex intelligible
psychagogique, modèle même d'un certain genos aérien ou philosophique dont notre
thèse a précisé le statut.

La seconde remarque concernant le Cratyle porte sur Tétymologie du « coureur »


divin avancée dans le passage déjà exphqué. Celle-ci coïncide avec celle de l'éther
comme elle sera par la suite exposée dans le dialogue : « Quant à l'éther, voici à peu
près mon opinion : comme il court éternellement en circulant autour de Tair (cm 0EÎ
TtEQi xôv àéoa QÉCOV), il mériterait le nom d'"éther (qui court toujours)" (à£_0£qQ) »
(Cratyle, 410b). L'éther correspond à un principe matériel éternel se situant à l'extrémité
du Ciel et du cosmos où — comme nous venons de l'examiner — se trouvent
également les dieux « coureurs ». C'est ce qu'indique aussi à sa façon la remarque du
traité Du Ciel d'Aristote qui vise à refuser tout changement dans la totalité la plus

i« 7 Timée, 38e.
1468
Banquet, 190b.
1469 Timée, 90a.

479
LE DIEU DE PLATON. ESSAI SUR LEDAIMON-SOCRATE COMAŒ PARADIGME DE LA RATIONALITÉ PLATONICIENNE

extérieure du Ciel (OÛXE KaG' ôAov xôv èaxaxov oùoavôv)1470 : « [...] dans l'idée que le
premier corps était différent de la terre, du feu, de l'air et de l'eau, ils ont nommé
"éther" le heu le plus élevé, tirant pour lui cette appellation du fait qu'il court toujours
pendant un temps éternel (xoû GEÎV cm xôv OLCHOV XQOVOV) » (Du Ciel, 270b). On
retrouve ces caractéristiques générales toujours à l'intérieur du Phédon qui reprend en
même temps ce vocabulaire éthéré afin de décrire ces heux où Ton reçoit un daimon en
partage et où Socrate réalise son voyage onirique aérien1471. Dans la République, l'autel de
Zeus, placé dans l'éther, est en outre le heu des êtres daimoniques en général et est mis
en relation de manière plus spécifique avec les dieux, les daimones, les héros dans
l'Hadès1472. L'Épinomis définit quant à lui Tâme comme l'être divin circulant aux
frontières extérieures des éléments tout en les façonnant1473. L'éther, ainsi que le feu,
Teau, Tair et la terre sont créés par elle. C'est alors que naissent également les dieux
« visibles » : les astres et les daimones aériens1474. Bref, ce principe matériel circulant
éternellement autour de Tair où s'envole Socrate possède indubitablement une tonahté
daimonique. À la lumière de Tétymologie « éthérée » générale, il désignerait d'une
certaine façon l'environnement du maître agissant des airs pour conduire ses disciples et
sa confrérie dans le Ciel comme un être divin.

La troisième et dernière remarque sur le passage du Cratyle est qu'il identifie les
dieux coureurs en reprenant les idées du Phèdre. L'image du cocher qui dirige deux
chevaux invoque sans conteste l'ascension astrale et le galop (ôç6|_ioç) vers l'au-delà.
Ces transports noétiques dans les airs ou les heux éthérés et vers le Soleil possèdent les
attributs aériens du transport pneumatique solaire et lunaire d'âmes divines. Les âmes
ailées franchissant la zone d'ombre de la Terre ne semblent vouloir faire qu'un avec les
révolutions de l'astre et, une fois dans la lumière du Soleil, perçoivent parfaitement et
directement le monde métaphysique :•«[...] lorsqu'elles ont atteint la voûte du Ciel, ces
âmes qu'on dit immortelles passent à l'extérieur, s'établissent sur le dos du Ciel, se

1470
Du Gel, 1,3, 270b.
i 47) Phédon, 1 0 9 b - c e t l l l b .
,472
Répubique, III, 391e. Les Grenouilles, 301, nous disent que l'éther est la maison de Zeus.
,473
Épinomis, 981 et suiv.
1474
Epinomis, 984e.

480
LE DLEU DE PLATON. ESSAI SUR LEDAIMON-SOCRATE COAIME PARADIGME DE LA RATIONALITÉ PLATONICIENNE

laissent emporter par leur révolution circulaire et contemplent les réalités qui se
trouvent hors du Ciel » (Phèdre, 247b-c). L'âme cherche à regarder autant que possible
au-delà de la voûte céleste, circule et se transporte à travers la totalité du Ciel pour
changer de forme jusqu'à incarner sa perfection ailée afin d'administrer le monde
entier1475. En outre, on considère la plupart du temps à tort ces avenues daimoniques
générales comme étant postérieures à Platon alors que les poètes anciens, les
présocratiques, Aristophane et les Grecs en général — qui considèrent la Lune et les
éléments matériels comme des dieux, comme le note Platon dans l'Apologie, le Cratyle et
les Lois — comprennent et fréquentent la daimonologie des Barbares1476. Ces indices
supplémentaires de lévitation immortelle de Tâme, de sa pérégrination aérienne et de ses
formes vers le Soleil seraient d'autant plus cohérents qu'ils sont toujours représentés
comme une anagogie gnoséologique révélée par Socrate. C'est pourquoi l'extrait du
Cratyle indique que le mot « savoir » (aocpia) est en hen avec le mouvement (cfjoçâç) qui
se déplace rapidement pour désigner le sage et la sagesse de celui qui, comme Socrate,
« bondit » (Ècrû0q) selon un « élan rapide » (yaxzuxv ôouqv). Le concept même de vérité
(àAq0£ia) relève d'une sorte de mouvement daimonique entendu comme une course
divine (oAq - 6E!) 1 4 7 7 .

**

En second heu, l'extrait du Cratyle portant sur le savoir-faire définit comme


transport ou mouvement de la pensée de l'être daimonique qui, comme Socrate et son
genos qui sort de la caverne dans le Phédon et la République, bondit ou s'élance, aborde
ensuite la question du bien (àyaOôv) et de la Justice (ÀiKaiocrûvq). Le juste est celui qui
parcourt tout (ôiaïôv) alors que l'injustice sera précisément considérée comme
l'obstacle à l'accomplissement de cette pérégrination : « Il est clair que l'injustice
(àô-Kta) est essentiellement l'obstacle à ce qui parcourt (xoû ôiaïôvxoç) » ((Cratyle, 413d).
Le vocabulaire rejoint ici sans aucun doute le parcours daimonique de la psyché qui, chez

1 475 Phèdre, 2 4 6 b - c .
1 476 Cratyle, 408d-e et Lois, X, 889b-c.
1 477 Cratyle, 421b. Voir P. Bonnechère, op. cit., note 108, p. 119.

481
LE DLEU DE PLA TON. ESSAI SURLEDAIMON -SOCRA TE COMME PARADIGME DELARA TIONALITÉ PLA TONICIENNE

Aristophane et Platon, court au-delà de la voûte céleste pour contempler les réalités
supérieures. Ainsi, la mantique socratique qui se montre toujours comme un envol
mystique n'est pas de l'ordre d'une lubie surinterprétative, mais, d'une façon très
proches des dieux coureurs et des êtres porteurs de statues de la République, cherche au
contraire à développer une expérience éthérée de la pensée. Les guides sensés
(c£>QÔvi|j.o-) ayant été définis avant comme des daimones, nous avons montré que Socrate
est encore présenté ici comme le messager noétique ou un daimon-<gd\.d.e 141%.
L'on sait que l'envolée paradigmatique de Socrate du Phédon se réalise dans
l'Hadès où les daimones gardiens des mortels rendent leurs jugements. Selon lui, sa
condamnation à mort correspond à une conception de la Justice et le transport de son
âme vers ces heux est sans doute ce qu'il y a de mieux pour lui1479. Ces endroits
daimoniques sont décris à la fin du dialogue comme des heux où, selon la dike, des
daimones qui sont aussi des juges emmènent les âmes sur des véhicules pour les diriger
au mérite de chacun1480. On peut dire d'une manière générale que la terminologie du
bien (ctytt0ôv) et de la Justice (À.Kaiocrûvq) possède des hens assurés avec le transport
daimonique ou le mouvement des âmes. Ce vocabulaire du Phédon commun au Cratyle
est constant dans la République où elle témoigne autant de puissants hens avec
l'inspiration divine et des transports de pensée au cœur de l'expérience de la Justice
daimonique que réalise le démiurge Socrate sur Tâme de ses interlocuteurs tant dans le
hvre VII qu'à l'intérieur du mythe d'Er1481. Après avoir exposé le mouvement de la
psyché d'une manière adéquate (et après l'avoir comparé avec les mouvements
astronomiques et géométriques), le maître affirme que ce mouvement invisible doit être
saisi par la raison et la pensée1482. Cette démiurgie métaphysique fait office de Justice
pour Glaucon face à un Socrate qui n'hésite pas à faire un rapprochement de ces
transports de Tâme avec la philosophie de Pythagore1483. Ces développements indiquent
que c'est Socrate qui, par le mouvement « phorique » de son âme, engendre la dikè et le

1478 Cratyle, 397e et 399d.


147» Phédon, 81 d; 9 8 e e t 99a.
i"»" Phédgon, 1 1 3 d e t l l 4 b .
i"*! Répubique, VI, 499a et c; VIII, 546a et X 617a.
14*2 Répubique, VII, 528e; 529d et 530a.
i« 3 Répubique, 530a-d.

482
L E DLEU D E PLATON. ESSAI SUR LEDAIMON-SOCRATE COMME PARADIGME D E LA R A n o N A i n É PLATONICIENNE

bien tout au long de la République. C'est pourquoi il affirme après qu'il faut conduire
(àyE-v) à celle-ci les personnes qu'il faut sans quoi la philosophie sera ridiculisée1484. Les
choses justes et bonnes exigent un modèle adéquat et c'est Socrate et les démiurges,
membres de son genos, qui sont les principes fondateurs mêmes de l'ascension vers le
bien et de la catabase vers les mortels1485 :

« C'est notre tâche à nous les fondateurs que de contraindre les naturels les
meilleurs à se diriger vers l'étude que nous avons déclaré la plus importante dans
notre propos antérieur, c'est-à-dire à voir le bien et à gravir le chemin de cette
ascension (àvapqvai ÈKEivqv xqv àvà|3acr_v) et, une fois qu'ils auront accompli
cette ascension (àvapàvxEç) et qu'ils auront vu de manière satisfaisante, de ne
pas tolérer à leur égard ce qui est toléré à présent. [C'est-à-dire] De demeurer
dans ce heu, et de ne pas consentir à redescendre (Kaxa(3aiv£iv) auprès de ces
prisonniers et à prendre part aux peines et aux honneurs qui sont les leurs, qu'il
s'agisse de choses ordinaires ou de choses plus importantes » (République, VII,
519c-d [trad. G. Leroux]).

Nous savons exphqué que ces développements sur Tanabase et la catabase


concernant l'expérience de la contemplation du bien possèdent des ramifications
daimoniques. Dans l'antre de Trophonios, Pausanias nous indique que deux serpents
attendent l'initié, les « agatoi daimones », qui sont habituellement hés à l'imaginaire
souterrain. Pour les auditeurs des lectures publiques des dialogues, la caverne de la
République comme vortex daimonique est donc rehée à une mantique « agathoïde » dont
Socrate est le prophète. On peut penser que, dans la perspective philosophique, Socrate
et les daimones-démiurges eux-mêmes représentent ces « agatoi daimones » qui, de leur
vivant de même qu'à leur mort, accomphssent ces mouvements pneumatiques de va-et-
vient à l'intérieur des grottes psychagogiques. Nous avons déjà souligné à la suite de J.-
L. Pétillé combien ce vocabulaire de la caverne rejoint celui des Nuées d'Aristophane.
En méditant sur la voie (ôôôç) sotériologique à suivre, Strepsiade affirme avoir trouvé
dans le socratisme un sentier « daimoniquement prodigieux » avant de remarquer que
les autres disciples, penseurs hors du commun à la face blême, doivent être considérés

1444
Répubique, VII, 536b.
14
«5 Répubique, VI, 484d; 489e; 493d; 495b; 505a-b; VII, 517c et 518d.

483
LE DIEU DE PLA TON. ESSAI SUR LE DAIMON-SOCRATE COM AIE PARADIGME DELARA TIONALITÉ PLA TONICIENNE

comme des âmes sages et « KOAOL KàyaOoi »1486. Ces recoupements avec Platon
confirment encore notre interprétation en ce qui a trait à la daimonisation des membres
du genos de Socrate.
Le caractère divinatoire de l'initiation conceptuelle apparaît dans le hvre VII de
la République, puisque le philosophe avait affirmé au cœur même du mythe de la caverne
que l'envolée daimonique menait en fait à ces âmes-abeilles de redescendre dans
l'obscurité des prisonniers pour mieux les diriger à leur tour : « c'est nous qui, pour
vous-mêmes comme pour le reste de la cité, comme cela se passe dans les essaims
d'abeilles, vous avons engendrés (_yEvvr)cra|j.£v) pour être des chefs et des rois, en vous
donnant une éducation meilleure et plus parfaite qu'aux autres, et en vous rendant plus
aptes à participer à l'un et l'autre modes de vie. Il vous faut donc redescendre, chacun à
son tour, vers l'habitation commune des autres et vous habituer à voir les choses qui
sont dans l'obscurité » (République, VII, 520b-c). On doit remarquer que les gardiens qui
sont ici divinisés comme des chefs ou des rois philosophes participent au mode de vie
humain et daimonique ou divin comme des messagers apolhniens cavernicoles — des
chefs démiurgiques — dont l'expérience de la Justice philosophique est guidée par la
parole mantique de Socrate. La généséologie demeure présente, puisque ces êtres sont
générés (èy£vvqaa(j.Ev) dans les profondeurs du vortex par la démiurgie commune des
protagonistes de la République dont Socrate occupe le sommet intellectif. On se souvient
que c'est exactement ce symbolisme eugénique qui est présenté dans Ylon d'Euripide où
la grotte est le passage de la genesis même du héros athénien1487. À la lumière de ces
constatations, il est clair que les définitions présentées dans le long passage du Cratyle
possèdent des hens directs avec l'expérience de la caverne du Phédon et de la République
tant sur le plan conceptuel que sur le plan de la terminologie. On voit que le bien et la
Justice sont caractérisés par le mouvement rapide de la pensée qui, puisque « très
prompt et subtil », parcourt (ôiaïôv) le Tout « d'un bout à l'autre ». Le Juste est en
quelque sorte celui qui, comme le Socrate des autres dialogues, traverse tout le réel

14" Nuées, 1 0 1 .
1 487 Ion, 492-506.

484
LE DIEU DE PLA TON. ESSAI SUR LEDAIMON -SOCRA TE COMME PARADIGME DE LA RATIONALITÉ PLA TONICIENNE

comme un principe qui gouverne le reste et c'est pourquoi « on lui a donné avec raison
le nom de juste (ôûcaiov), en y ajoutant pour l'euphonie l'effet du k ».

4.4.4.2 La noesis démiurgique au-delà du muret de la caverne

Notre analyse accomplie jusqu'à maintenant nous permet de dire que l'allégorie
de la caverne de la République est une fresque divinatoire représentant la psychagogie
daimonique de Socrate et des daimones démiurgiques sur les mortels. Ceux-ci incarnent
eux-mêmes la phronesis, c'est-à-dire la pensée même ou l'Intellect des prisonniers à
l'intérieur des vortex. Les daimones-phroneis fabriquent et, pour ainsi dire, sont les actes
d'intellection en mouvement le long du muret du tunnel où se trouvent les statues
d'hommes (xoû XELX-OU Kai àvôoiâvxaç). Ces objets sont fabriqués (cnc£Ûq), bref, désignent
les « àyaA[j.axa ». Nous avons vu que Socrate est hors de tout doute montré dans le
Banquet et la République — et même peut-être dans le Phèdre — comme le démiurge ou
l'« àvÔQiavxoTtoLÔç » sculptant des statues divines dans Tâme de ses interlocuteurs1488.
La question est plutôt de savoir si, fabriquant tous les objets intellectifs qui existent
dans le Ciel et sur la Terre 1489 , ces démiurges et daimones porteurs d'« àyâA|_iaxa » sont
au même niveau que lui dans l'allégorie de la caverne. Force est de constater que,
conformément à l'acte d'accusation historique le concernant, Socrate demeure tant chez
Platon qu'Aristophane celui qui est l'Intellect solaire qui reconfigure la compréhension
de ces heux daimoniques et se place pour ainsi dire au-dessus des pensées-météores des
actes noétiques qui existent dans le cosmos. Bref, sans exclure que les actes
d'intellection sont — à la manière du panthéisme d'Heraclite — générés « partout » par
les daimones, il se place toujours comme étant le paradigme supérieur ou celui grâce à
qui, comme nous l'avons exphqué à plusieurs reprises, le raisonnement véritable sur les
choses est créé. Bref, on peut dire qu'il n'y a pas de contradiction dans le fait de dire
que Socrate est en quelque sorte le daimon supérieur aux autres (dont le platonisme fait

1488 Banquet, 215b; 216e et 222a; Phèdre, 251 a; 252d; Répubique, VII, 540c.

485
LE DIEU DE PLATON. ESSAI SUR LE DAIMON-SOCRATE COAIME PARADIGME DE LA RATIONALITÉ PLATONICIENNE

de lui un theos) sans exclure la noesis des autres démiurges. C'est pourquoi, d'ailleurs,
même si c'est lui qui, selon la mise en scène, est l'Intellect pilote qui se retire tout en
demeurant très présent dans le Politique, on peut dire que l'opinion « divine » de Socrate
le Jeune est fondé par un Intellect daimonique au sens général1490 : « Toutes les fois que,
à propos du beau, du juste, du bien et de leurs contraires, vient à s'établir dans les âmes
une opinion réellement vraie s'accompagnant de fermeté, je déclare que c'est une
opinion divine qui s'étabht en un être daimonique » (Politique, 309b-c). Par l'entremise
de l'étranger d'Athènes, l'esquisse du Roi, figure divine du politique à l'intérieur du
dialogue, est d'ailleurs considérée comme une statue sculptée par les protagonistes qui
forment une « Koivcovia » intellectuelle. Il s'agit d'un autre passage qu'il vaut la peine de
citer entièrement :

« Ce nous serait un beau succès, Socrate [si nous avions achevé notre
démonstration sur le Politique]. Il ne suffit pas que tu en aies tout seul la
conviction, il faut que nous l'ayons, toi et moi, en commun (KOivq). Or à mon
simple avis, notre esquisse (oxqua) du roi n'est pas encore achevée. Au
contraire, comme des statuaires (àvÔQiavxonoioi) qui se hâtent parfois hors de
saison et alors, chargeant et rechargeant plus qu'il ne faut, retardent ainsi tout ce
qu'ils ont en train, nous, de même, voulant relever sans délai et, mieux encore,
relever de façon grandiose Terreur commise dans notre précédent exposé, nous
avons cru qu'il était digne du roi de ne bâtir que de lui que des modèles
(TtaQaÔEiyuaxa) taillés en belle grandeur, et nous, nous sommes chargés d'une si
prodigieuse masse de légende, que nous n'avons pu éviter d'en employer plus
que de raison. Ainsi nous avons allongé la démonstration et n'avons su, au bout
du compte, mener à sa fin notre mythe : notre discours, au contraire, fait
absolument l'effet d'un tableau assez bien dessiné dans ses lignes extérieures
pour avoir l'air achevé, mais à qui manque encore le relief que donneront la
peinture et l'harmonie des couleurs. Et ce n'est pas le dessin ni une
représentation manuelle quelconque, c'est la parole (Àôyoç) et le discours qui
conviennent le mieux, dès qu'il s'agit d'exposer un sujet vivant (Ccoov) à des
esprits capables de suivre. Aux autres, il faut une représentation matérielle »
(Politique, 211 a-b [trad. L. Brisson et J.-F. Pradeau]).

Ce passage demande trois remarques.

i"89 Répubique, X , 596c.


i 490 Poitique, 259d; 290d et 297b.

486
L E DLEU D E P L A T O N . ESSAISUR LEDAIMON-SOCRATE COMAIE PARADIGALE D E LA RATIONALITÉ P L A T O N I C I E N N E

En premier heu, il faut indiquer que, conformément à la République et au Timée,


les différents niveaux démiurgiques dont Socrate occupe le sommet sont incarnés par
les personnages du dialogue qui forment une communauté philosophique 1491. Ceux-ci
forment les artisans (àvôçiavxo7totoi) qui ont fabriqué les différents modèles de la
figure du Roi. Il s'agit de plus d'une esquisse qui, comme le chant intelligible du logos de
la République, est en quelque sorte une création démiurgique in vivo de la pensée face à
laquelle certains ont malheureusement besoin d'une représentation matérielle. En
d'autres termes, la représentation manuelle de l'artisan composant avec la matière est ici
décrite comme un pis-aller par Platon. On peut penser de même que c'est par dépit et
aux fins d'éducation qu'il l'intègre dans la fabrication des objets matériels par les
daimones et démiurges accomplissant leur psychagogie poétique et la production de la
matière dans Tâme des prisonniers de la caverne. Étant eux-mêmes des êtres
immatériels prenant part à l'harmonie dianoétique composant les mouvements
pneumatiques du cosmos, ils incarnent sans aucun doute la technique noétique en tant
que telle. Il sont les daimones-goides qui, comme dans le Politique, dessinent, esquissent
ou mélangent le monde intelligible avec le monde sublunaire en engendrant le
phénomène de la matière dans Tâme des mortels 1492. Toute représentation humaine
semble ainsi être une statue ou une sculpture, c'est-à-dire le résultat démiurgique des
divinités et des daimones.

En second heu, il faut mentionner que ce long passage du Politique s'inscrit


parfaitement dans la veine de la réforme qu'opère Platon sur les différentes
représentations des dieux qui ont cours à l'époque. Le logos philosophique présente ici
un sujet vivant (Ccuov), sinon des dieux vivants qui se distinguent des traditions. On se
souvient que les Lois indiquaient que l'habitude religieuse de dresser des statues à des
dieux inanimés est fondée par la tentative de concilier la bienveillance des dieux

1491 Répubique, IV, 423e-424a.


1492 « De cette façon, en mélangeant et en broyant les diverses occupations, ils produiraient la représentation
humaine, en se fondant même sur cela même qu'Homère a appelé forme divine et représentation divine,
lorsqu'elle s'est produite dans l'humanité. Et je pense que tantôt ils effaceront certains traits, tantôt ils les
redessineront à nouveau, jusqu'à ce qu'ils aient rendu les caractères humains les plus agréables au dieu »
(Répubique, VI, 501 b-c).

487
LE DŒUDEPLATON. ESSAI SUR LEDAIMON-SOCRATE COMME PARADIGME DE LA RATIONALITÉ PLATONICIENNE

vivants1493. À ce titre, Platon affirme en citant Œdipe et Thésée et Tattitude de leur fils à
leur égard que négliger ses parents revient à néghger les dieux1494. Et à l'inverse, la piété
envers eux fait en sorte que ces parents demanderont aux dieux des faveurs que ceux-ci
exauceront avec empressement. Les actions des dieux animés se confondent ainsi avec
les parents morts de la cité qui servent quant à eux de véritables paradigmes aux vivants
en intervenant sur les âmes comme les démiurges de leur pensées1495. Tout l'effort de
Platon est de montrer que les « statues » sculptées par les thaumaturges pour leur
progéniture préservent leur caractère « vivant », puisqu'elles sont « animées » par leur
âme1496. Cette réforme philosophique est sans conteste Tune des plus radicale du
monde grec. Elle permet de placer à l'avant plan les paradigmes daimoniques comme
Thésée et de renverser les rapports aux divinités et, à coup sûr, celle des dieux
Olympiens qui, à vrai dire, sont inanimés. Avec la philosophie, la contemplation
psychique des statues en nous, les pensées, forment en fait la religion et les relations
directes à eux. Attirer sur soi les faveurs divines est donc une affaire de pensée
philosophique, de rationalité dont Socrate est la première expression chez Platon. Il
faut avoir en tête que, comme nous l'avons exphqué, cette réforme s'insurge contre
l'athéisme typique de l'époque qui naît des déceptions de la jeunesse face à une
mauvaise parenté avec les modèles ancestraux, face à des considérations physiques qui
renverse Tordre des choses et considèrent d'abord les tourbillons pneumatiques et des
forces naturelles de la matière1497. Autrement dit, la matière dans laquelle apparaissent
les statues divines se manifestent comme une représentation néfaste et galvaudée de la
démiurgie religieuse réelle.

14»3 I_w>,XI,930e-931a.
14»4 __.„,XI,930e-931c.
1495 Lois, XI, 931d-e.
"" Lexique platonicien de Timée, 218; Répubique, VII, 514b; Lois, I, 644d-e; II, 658b; VII, 804b.
1497 L'Épinomis, encore, reprend l'argument en affirmant encore que les dieux animés fabriquent les
« statues » que sont les astres : « ou bien on célébrera en eux, très justement, de véritables dieux, comme
des statues fabriquées par les dieux eux-mêmes : car leurs auteurs ne sont pas insensés ni méprisables,
mais, ainsi que nous venons de le dire, il nous faut prendre l'un de ces deux partis et, ces statues
nouvelles les honorer plus que tous les autres : il n'y a pas de chance, en effet, qu'il paraisse jamais
images plus belles, plus communes à tous les hommes, ni installées en des heux plus élevés » (Epinomis,
984a).

488
LE DLEU DE PLATON. ESSAI SUR LEDAIMON-SOCRATE COMAŒ PARADIGME DE LA RATIONALITÉ PLATONICIENNE

En troisième et dernier heu, l'extrait du Politique de Platon insiste d'une manière


complémentaire sur le caractère ambivalent concernant les aspects immatériels
(démiurgie par le logos psychagogique) et matériels (représentation technique manuelle)
des statues taillées par les artisans comme on le retrouve dans la République. Il est clair
que les prisonniers réalisant la remontée hors de la caverne ne voient jamais ces
habitants comme des humains (sinon, ceux-ci seraient également au fond de la caverne),
mais — à la manière du Cratyle — comme des entités daimoniques de la phronesis qui
fabriquent pour les mortels des statues, des représentations visibles seulement des
dieux. Ils ressemblent en tous points aux ^-ww-wx-marionnetistes des Lois exerçant des
tractions sur les hommes comme sur des jouets ou des marionnettes. Bref, à l'opposé
de ce que Ton pense le plus souvent, ceux-ci ne sont pas faits « en chair et en os », mais
incarnent la partie supérieure de Tâme qui se trouve dans un corps sublunaire ou
terrestre1498. Ces démiurges ne ressemblent pas à ceux que Ton retrouve dans le monde
physique, mais sont distincts puisqu'ils engendrent des statues qui sont en réahté des
intellections divines.

Ces éléments conceptuels sont perçus par Plotin qui affirme dans les Enneades
que les sculpteurs d'ici-bas n'ont rien à voir avec ceux de là-bas1499. C'est parce que
Tâme se tient dans l'intelligible qu'elle produit des statues supérieures à celles que Ton
retrouve dans les œuvres des démiurges manuels. Dans le traité Sur la beauté intelligible, il
identifie les dieux en nous avec l'Intellect avant de décrire de quelle manière leur tête
dépasse en quelque sorte le Ciel pour se trouver à l'intérieur du monde intelligible1500.
Un peu comme dans la République, ces divinités, qui habitent sous les rayons du Soleil et
des astres, sont ensuite décrites dans leurs relations mutuelles directes près de Zeus où
trône Justice. Les statues qui sont produites sont particulières et sont visibles des êtres
daimoniques : « Toutes les choses de ce genre que Ton voit là-bas sont comme des
statues qui peuvent se voir elles-mêmes, en sorte que ce sont des spectacles pour des
être plus que bienheureux » (Enneades V,8pi], 4, 47). Plotin exphqué aussi ailleurs dans

1498 C'est ce qu'a compris Plutarque qui n'hésite pas à faire de cette partie l'Intellect de l'âme.
1499
Enneades, 11,9, 4, 10-11.
1500
Enneades, 31,3, 15-37.

489
LE DIEU DE PLA TON. ESSAI SUR LE DAIMON-SOCRA TE COMME PARADIGME DELARA TIONALITÉ PLA TONICIENNE

les Enneades que la statue est la lumière de Tâme provenant de l'Intellect1501. Même si le
style des exposés est différent de ceux de Platon, on comprend que, conformément à
lui, les «àyàAuaxa», productions démiurgiques divines, désignent un résultat
contemplatif secondaire dont la représentation technique n'est qu'un pis-aller dont
Tâme doit se débarrasser pour voir le sculpteur divin : « Comme celui qui est rentré à
l'intérieur d'un sanctuaire, après avoir laissé derrière lui les statues élevées dans le
temple, et qui sont cependant les premières qu'il verra lorsqu'il sortira à nouveau après
la contemplation et l'union qu'il aura eues à l'intérieur, non pas avec une statue ou avec
une image, mais avec le dieu lui-même. Les statues ne feront l'objet que d'une
contemplation secondaire » (Enneades VI,9[9], 11,19et suiv.).

4.4.5 Le chant intelligible du logos philosophique de la caverne

Nous avons vu que la philosophie se définit comme un chant intelligible


façonnée par la démiurgie de Socrate. Le logos des dialogues apparaît ainsi comme une
orahté qui se distingue des entretiens communs. Plusieurs passages du corpus platonicum
dénoncent les erreurs des sophistes qui pensent que les « images parlées » sont les plus
vraies1502. La République indique aussi que même les musiciens et les astronomes placent
malheureusement les oreilles et les simples imitations de l'harmonie céleste bien avant
l'Intellect1503. Le hvre VII tout comme le hvre X insistent sur les relations d'imitation
qu'un niveau contemplatif peut atteindre en se basant sur une démiurgie antérieure.
Ainsi, fabrication manuelle, peinture et langage se fondent sur le chant intelligible
provenant de l'œuvre artisanale des êtres divins se tenant hors des vortex et dont
l'allégorie est la représentation. En d'autres termes, tous les arts ou techniques sont
surclassés par la poesis philosophique dont Socrate est l'évidente incarnation chez

1501 Enneades, III, 5,9,12; IV,7,10, 45-46; V,l,6,14.


1502 Sophiste, 234c; Théétète, 208c.
,503
Répubique, VII, 531b.

490
IE DLEU DE PLATON. ESSAISUR LEDAIMON-SOCRATE COMMEPARADIGALB DE LA RATIONALITÉ PLATONICIENNE

Platon 1504. A ce titre, il ne faut pas s'étonner outre mesure de la présentation d'une
certaine oralité et de ses audibles gradations à l'intérieur de la République.
Guides divins de la pensée au sommet des grottes cosmiques, les daimones et
thaumaturges questionnent les hommes pour les tirer de l'ignorance. Ce sont eux qui
détachent les prisonniers et les conduisent afin qu'ils puissent voir correctement la
réahté démiurgique des statues afin de les contraindre à répondre à leurs questions. Le
mortel est ainsi soumis au principe de l'Intellect daimonique en lui : « Surtout si, en lui
montrant chacune des choses qui passent, on le contraint de répondre à la question :
qu'est-ce que c'est? (ôxi EOXLV) » (République, VII, 515d)1505. Ses paroles et questions
proviennent des êtres daimoniques : « Parmi ces porteurs (xcôv naQacbEoôvxcov), c'est
bien normal, certains parlent (xoùç \xkv 4)0_yyo[j._vouç), d'autres se taisent » (République,
VII, 515a). Nous avons exphqué que même si le platonisme dresse la plus importante
réforme de la daimonologie de l'Antiquité, il va sans dire qu'il était déjà reconnu de tous
depuis Homère que ces daimones porteurs de noesis pour les mortels agissaient selon
certaines thématiques aériennes similaires. Les dieux olympiens eux-mêmes se
manifestent sur la psyché des héros et des autres dieux par des « paroles ailées » partout à
l'intérieur de l'Iliade et Y Odyssée1306. Tel Achille recevant les mots ailés d'Athéna à
l'assemblée où Agamemnon lui vole Briséis, la particularité de ce type de logos éthéré est
sans conteste qu'il semble se manifester autrement à celui qui le reçoit, c'est-à-dire
d'une manière directe et distincte de ce que Ton trouve à l'intérieur d'une conversation
habituelle se déroulant dans l'espace et le temps. On sait de plus que le Phédon affirme
que les divinités entretiennent entre eux et avec les humains un autre type de langage :
« oracles et prophéties sont pour eux autant de perceptions directes des dieux — et
c'est par des contacts de ce genre qu'ils entrent en communication avec eux » (Phédon,
111b). D'une façon identique à la noesis fabriquée par les tractions inteUectives dirigées
par les daimones-démiurges de la République, Socrate affirmait ailleurs dans le dialogue

1504 Répubique, X, 602d; 603b et 604e.


1505
M. Nedoncelle, « Les données auditives et le problème du langage dans l'allégorie de la caverne »,
Mémorial du cinquantenaire (1919-1969), Université de Strasbourg, pp. 165-178, p. 170 et J. Adam, The
Repubic ofPlato, vol. II, Cambridge, 1902, p. 91.
15M P a r exemple, Iliade, V, 123; 1,1201; VIII, 346; XIII, 94; Odyssée, 1,121; II, 269; X, 324; XX, 198; XVI, 7.

491
L E DIEU D E PLA TON. ESSAI SURLEDAIMON -SOCRA TE COMAŒ PARADIGME DELARA TIONALITÉ PLA TONICIENNE

que les morts forment en quelque sorte une communauté avec les vivants selon une
telle interaction pneumatique de la pensée, « cette seule chose avec quoi on peut
entretenir un réel commerce »1507. À l'inverse, certaines pensées ne peuvent être
considérées ainsi, c'est-à-dire comme des « paroles ailées » intervenant sur la psyché des
mortels de la caverne : c'est pourquoi Platon affirme que certains habitants
daimoniques qui se tiennent au-delà du muret se taisent.
Nous avons exphqué longuement comment le chant intelligible des dialogues
platoniciens dirigés par le devin Socrate percevant aussi directement les interventions et
communications divines se distingue du logos religieux traditionnel tout en s'imposant
comme le démiurge pouvant ainsi reconfigurer le panthéon civique ancestral. Livrant
des oracles d'une manière directe comme une statue vivante, un daimon ou un dieu
tutélaire, chaque parole philosophique du maître surclasse le nomos athénien 1508. Bref, le
dialogue platonicien apparaît en lui-même à chaque instant comme les actes
daimoniques du chant intelligible de Socrate. Certains extraits du corpus laissent même
croire que la parole philosophique, comme les « àyaA|jaxa » divines qu'elle dévoile, ne
se révèle qu'à l'intérieur de Tâme — ce qui, en on convient, cadre parfaitement avec sa
profession de foi de YApologie et du Ménon: «Je n'enseigne rien». Ce «non-
enseignement » se distingue de celui à la mode sophistique et doit plutôt faire place à
une cause divine intelligible chez Platon. Le regard tourné vers les êtres réels, c'est ainsi
que le démiurge produit les représentations pour les hommes : « ils produisent la
représentation humaine, en se fondant sur cela même qu'Homère a appelé forme divine
et représentation divine, lorsqu'elle s'est produite dans l'humanité » (République, VI,
501b). Ces législateurs idéaux créent la cité et les êtres humains en partageant toujours
certains traits avec les démiurges du Timée 1509. Conformément à la padeia divine de
Socrate de l'Apologie, ces âmes daimoniques sont des juges qui réfléchissent à partir de
paradigmes intérieurs et supérieurs 1510. Ces guides sont les tributaires d'un logos

1507 Voir entre autres Phédon, 69a et 116e.


1508 Apologe, 38c et 41b; Répubique, IX, 586b.
1509 G. Leroux, P. 665, note 98.
"•o Répubique, III, 409d.

492
L E DLEU DE PLATON. ESSAI SUR LEDAIMON-SOCRATE COMME PARADIGALE D E LA RATIONALITÉ PLATONICIENNE

intelligible dont le maître est le canahsateur privilégié dans la caverne et les dialogues
platoniciens.
Par ailleurs, M. Nedoncelle a montré que les données auditives des prisonniers
répercutent dans l'enceinte souterraine comme des échos émanant des paroles de ces
porteurs de « cncEucxo.a ». A la lumière de la mythologie, la déesse Echo fait référence
au dieu Pan, aux Charités et aux logoi inspirés et psychagogiques comme dans le
Phèdre1311. À l'opposé des conversations du monde sensible au fond de la caverne, ces
paroles daimoniques sont — à la manière du Phédon — directement perçues de Tâme et
forment un discours plus cohérent que les images matérielles psychiques1512. On peut
penser qu'il est erroné de croire que les ombres des objets produits au-delà du muret
sont en hen direct avec les paroles de ces daimones. Cette erreur est en tout cas celle des
prisonniers qui étabhssent justement à tort une association entre les voix et les ombres
des statues, c'est-à-dire, en termes clairs, entre les conversations divines des dieux qui
sont assimilées comme des oracles — comme on les voit dans le Phédon — et les
ombres d'objets et de figurines. On simplifie trop souvent la mise en scène, les logoi et
les activités de ces habitants afin de ne pas voir justement que Platon y présente
l'essentiel de sa daimonologie. L'âme des captifs se nourrit de ces paroles divines —
d'où l'intuition d'une parenté véritable comme Platon l'expose dans ses oeuvres — mais
qui se révèlent comme incomprises dû à la distorsion de faux modèles et d'apparences
visibles. Puisque ces daimones vivent une vie supérieure aux hommes, ils offrent des logoi
plus sensés. L'écho des voix n'est donc pas mensonger en lui-même. Pourquoi Platon
cherche-t-il à séparer le défilé des éléments visuels de la caverne de ces paroles aux
attributs divins ? C'est que la libération des captifs prend précisément la forme du
dialogue platonicien avec un habitant-démiurge de ces heux divins — par participation
généséologique : le daimon-Socrate. Comme ce qui est mentionné dans la République, les
interrogations provenant de cet interlocuteur d'« en haut » jettent les prisonniers dans
l'embarras exactement de la même manière que les disciples le sont grâce à Socrate dans

1511
R. Germany, « The figure of echo in the homeric hymn to pan », American Journal of Philology, 126, 2005,
p. 187-208.
1512 Répubique, VH, 515b.

493
LE DIEU DE PLA TON. ESSAI SUR LE DAÏMON-SOCRA TE COMAŒ PARADIGME DELARA TIONAUTÉ PLA TONICIENNE

le corps du texte de Platon. Et comme nous n'avons cessé de le montrer tout au long
de notre travail, les âmes ainsi parvenues à la vérité forment de fait une communauté
daimonique avec ce dieu tutélaire de l'Académie1513. C'est pourquoi, sans doute, les
fondateurs de cité ne peuvent demeurer au sommet de l'ascension et dans la lumière,
mais, en conduisant d'une certaine façon la pensée des hommes, doivent retourner dans
la caverne pour instruire les autres1514.

4.4.6 Le Soleil comme char astral du bien

L'espace en chiasme de la caverne du Phédon et de la République dresse une


colonne de lumière où des échanges pneumatiques et lumineux se réalisent avec ces
êtres daimoniques et ces divinités entre elles. Ce couloir fertile où les habitants agissent
sur la psyché des prisonniers mortels semble situer un « endroit » éthéré entre le
supralunaire où se trouve Héhos et le sublunaire où l'incarnation matérielle se
concrétise. On peut penser d'une manière raisonnable et à la suite de nos analyses que
le Soleil est en quelque sorte redéfini par l'Intellect-Socrate solaire en vue du Bien tel
qu'il agit pour les mortels. Nous avons souligné en outre que, depuis la période
archaïque, cet astre joue un rôle important dans la cité à travers le prytanée et les
tombes des divinités anthropomorphiques tutélaires disposées en cercle dans une
tholos dont l'entrée fait face à la lumière. En complément, plusieurs éléments nous
indiquent que l'autoproclamation daimonique de Socrate comme dieu vivant consiste à
attaquer directement les généalogies athéniennes et ce heu sacré. Et si l'un des motifs de
l'utilisation de ce personnage par Platon fut de redéfinir ce bâtiment afin d'imposer le
genos des philosophes-rois, on pourrait encore se demander s'il faudrait comprendre le
fameux Soleil du bien de la République a partir de ces éléments. Chose certaine, l'on voit
que certains protagonistes des dialogues donnent des indices qui laissent poindre des

i5]3 Dans ce contexte, le non respect religieux des nomoi du libellé d'accusation de \Apologie ressemble à un
acte juridique engendrant le procès du daimon-Soctzte porterait aussi sur des ombres.
i5'4 Répubique, VII, 519d-520d.

494
L E DLEU D E PLATON. ESSAI SUR LEDAIMON-SOCRATE COMME PARADIGME D E LA RATIONALITÉ PLATONICIENNE

théories daimoniques — récupérées ou non par Socrate — qui sont déjà présentes
depuis le monde grec archaïque et depuis les temps reculés des anciens Barbares.
Dans l'Iliade d'Homère, l'on prie et l'on sacrifie en l'honneur du Soleil1515.
Invoqué comme un dieu de Justice aux côtés de Zeus, l'astre est, un peu comme ce qui
ressort de la description visible et auditive de la caverne de Platon, « celui qui voit tout
et entend tout» (ôç Ttâvx' écj)OQâç Kai 7iàvx' £7taKOÙ£iç)1516. Ces caractéristiques sont
aussi soulignées dans l'Odyssée1517. Cet astre est reconnu de tous comme le témoin
privilégié qui accompagne les actions du maître des dieux de l'Olympe1518. Au XIX e
chant de l'Iliade, par exemple, Achille se laisse convaincre par sa mère la déesse Thétis
de pardonner à Agamemnon d'avoir bafoué son honneur en lui volant son butin, la
belle Briséis. Le roi avoue alors que son esprit avait été aveuglé par les dieux et qu'afin
de s'excuser, il lui rend son tribut en ajoutant que la dikê doit en quelque sorte présider
l'événement et qu'ils doivent sacrifier un verrat à Zeus et au Soleil1519. À ce titre, il n'est
pas étonnant que Platon fasse d'Hélios — selon une version complètement renouvelée
—, le char astral de tout son système métaphysique, ontologique et épistémologique
tant dans le Phédon que la République. On retrouve même chez Homère plusieurs
passages où ce Soleil, guettant les mortels autant que les immortels, est celui que l'on
consulte pour connaître la vérité (àAq0£ia)1520.

Héhos est dans le XII e chant de l'Odyssée un personnage digne de mention qui
contraint les guerriers d'Ulysse à errer sur les mers. C'est que, malgré l'interdiction,
ceux-ci dévorent les vaches et les bœufs du Soleil qui, quant à lui, «voit et entend
tout ». Lampétie (Aa(j.7t£xiq), aux côtés de sa sœur Phaéthousa (C'aéOouoà), fille de
l'astre, sont httéralement les gardiennes qui occupent un poste de garde lumineux1521.
On serait tenté de voir dans la présence de ces déesses de la lumière et du rayonnement

«»5 Iiade, III, 104.


"i* Iiade, III, 277.
i" 7 Odyssée, XI, 109 et XII, 323.
i" 8 Iiade, XDC, 259.
1519
Iiade, XDC, 195-197.
1520 Héhos est celui que l'on consulte pour connaître la vérité dans l'Odyssée, VIII, 271; Iliade, III, 277 et
Hymne à Déméter, 62. Le Soleil guette en Odyssée, VIII, 302. Le Soleil éclaire les dieux et les mortels en
Odyssée, 111,1.
,52
i Odyssée, XII, 131 et 575.

495
LE DIEU DE PLA TON. ESSAI SUR LE DAIMON-SOCRATE COAIALE PARADIGME DELARA TIONALITÉ PLA TONICIENNE

suspendus à Héhos — et dont Platon ne fait mention ni dans la République ni ailleurs


dans ses oeuvres — une version archaïque des âmes daimoniques des démiurges qui
agissent sur les mortels d'après l'action du principe causal. Chez Homère, la Justice ne
devient opérante que lorsque Lampétie prévient son père du meurtre de son troupeau
et que le dieu de la lumière menace Zeus de disparaître dans l'Hadès si les compagnons
d'Ulysse ne subissent pas un châtiment adéquat1522. Ainsi, le maître de l'Olympe
symbolisant la dikê même se plie à ses demandes en engendrant un ouragan qui brisera
le mât du voilier pour qu'ils errent encore sur les mers1523. C'est le champ métaphorique
de ces caractéristiques mythiques bien connues du pubhc que Platon exploite toujours
dans ses dialogues et en particulier dans le mythe de la caverne.
L'on voit que les prières de Socrate (en tant que serviteur d'Apollon-Hélios
sanctionné par l'oracle) envers l'astre partout dans le corpus deviennent autrement plus
explicites lorsque l'on constate qu'il réalise ensuite l'« envolée » de son expérience
lumineuse et religieuse vers lui dans le Phédon et la République. Nul doute que cet espace
éthéré développé par les mythes depuis la période archaïque est prédestiné a être
restructuré par la philosophie, puisqu'il est — et selon un langage qui annonce celui de
Platon —, celui des oiseaux, du Vieux de la mer (le Glaucos-Glaucon de la République),
de Zeus et des champs du Ciel des dieux (dont la plaine de la vérité de Platon semble
être une version philosophique)1524. Mais c'est davantage les hens thématiques entre le
« Soleil comme char astral » et le « Socrate solaire coureur astral » qui cache une
importante mise en scène platonicienne. Avant d'en analyser les articulations, il faut
brièvement souligner les antécédents de ces perspectives.
Au VIII e chant de l'Iliade, « à l'heure où le Soleil a franchi le milieu du Ciel »,
Zeus déploie — d'une manière psychagogique « pneumatique » — les chaînes d'or
daimoniques de sa balance pour permettre à l'âme la plus légère de l'emporter sur les

1522 Odyssée, XII, 374 et suiv.


1523 Même Zeus et Héra doivent se cacher pour échapper à la vue du Soleil. Iiade, XTV, 344.
1524 Les dieux sont les maîtres des champs du Ciel dans Odyssée, IV, 377, passage à la suite duquel on affirme
ensuite que le Vieux de la mer, c'est-à-dire — dans des relents qui rappellent la plaine de de la vérité du
ciel et l'expérience divinatoire du personnage Glaucos/Glaucon de la Répubique — Glaucos-Protée sort
lorsque le Soleil touche son zénith (Odyssée, IV, 400).

496
LE DLEU DE PLATON. ESSAISUR LEDAIMON-SOCRATE COMME PARADIGAŒDE LA RATIONALITÉ PLATONICIENNE

autres selon la fameuse pesée de la Justice1525. Le maître de l'Olympe — dont l'action


est souvent parallèle « au coursier astral Héhos » — créer alors la mort du cheval de
Nestor, le « coursier des hommes »1526. Cette procession « héliocentrique » divine
concernant les chevaux n'est pas isolée et se voit dans le X e chant de l'Iliade où Apollon
intervient pour réveiller les Troyens (mais trop tard) face à Ulysse, Diomède et Athéna
qui volent leurs chevaux1527. De retour, Nestor les questionne en apercevant ces nobles
chevaux Troyens qui sont « lumineux » comme le dieu Apollon qui les protège : « De
quelle façon avez-vous pris ces chevaux? Est-ce en plongeant dans la masse troyenne?
Un dieu serait-il venu vous les offrir? Ils rappellent terriblement les rayons mêmes du
Soleil» (Iliade, X, 545-550). Les rapports d'Héhos-Apollon avec les chevaux sont
d'autant plus éloquents que c'est encore le dieu qui, au XII e chant de l'Iliade, affrontera
Diomède — le. protégé d'Athéna — sur le champ de bataille par mortels interposés
pour l'empêcher de remporter l'épreuve de course en char qui se déroulera lors des jeux
funéraires de Patrocle. Ces éléments homériques nous renseignent sur l'identification du
Soleil avec Apollon 1528 .

Les développements mythiques généraux sur Hélios-Apollon s'observent aussi


dans les tragédies et les comédies — sans parler de la poésie de Pindare1529. Un
fragment de ce dernier nous dit que « Le Soleil chevauche, chevelure tombante, dans un
brasier resplendissant »1530. Les Isthmiques indiquent que la déesse Theia est comme la
mère du Soleil envers qui rendent grâce les véhicules et les chars des hommes 1531 . Dans
les combats et les jeux de ces activités, les daimones jugent de la bravoure des mortels. À
l'intérieur des Suppliantes d'Eschyle, on souligne le fait qu'Apollon, fils de Zeus,
représente en réahté les rayons salvateurs du Soleil (KOAOÛ(J.£V aùyàç qAiou acoxqolouç)
qui, dans YAgamemnon, connaît immédiatement tout ce qui est vivant puisqu'avec son

,525
Iiade, VIII, 66-77 et XII, 208-13 pour Achille et Hector.
,526
Iiade, VIII, 78-92. Voir aussi XI, 186 et suiv. Le Soleil est le coursier du Ciel dans Iiade, XVI, 776.La
description de la mort d'un cheval demeure rare chez Homère. La seule autre occurrence se trouve en
XVI, 470-1.
,527
Iiade, X, 509-563.
1528 p a r exemple, Iiade, XXIII, 189.
1529 Chez Hésiode, voir Théogonie, 10-20 et 371.
1530 Fragment 356, édition J.-P. Savignac, p. 631.
1531 Isthmiques, V, 1 et suiv.

497
L E D Œ U D E PLA TON. ESSAI SUR L E DAIMON -SOCRATE COMME PARADIGME DELARA TIONALITÉ PLA TONICIENNE

père, il veille sur la Justice et sur les hommes : à ce titre, il mérite toutes les prières1532.
Le Prométhée enchaîné et, en particulier, les Chéophores expliquent qu'Hélios, « l'œil qui voit
tout », engendre « tout ce qui se voit » et, à ce titre, est en quelque sorte le père qui,
véritablement, peut témoigner en faveur d'une Justice réelle et efficace1533. Il est
manifeste qu'il y a là des éléments de comparaison avec Platon qui, d'ailleurs,
deviennent plus explicites dans les Perses d'Eschyle où « la clarté qui sort de l'œil des
dieux » (OECÔV ÏOOV 6<pQa>\\ioiç cjxxoç ÔQ|_,âxat) est comparée à la femme du Grand roi
perses Darius qui agit quant à lui sur sa progéniture comme un daimon et un dieu
« eudaimonique »1534. Sophocle reprend l'idée de « l'œil du Soleil qui voit tout » et
montre Ajax qui, constatant la fin de sa vie, réclame à Zeus son aide1535. Il demande
ensuite l'aide d'Hélios: « Et toi, qui vas menant ton char dans les hauteurs du
firmament, Soleil, quand tu verras la Terre de mes pères, retiens tes rênes plaquées d'or
pour annoncer mes malheurs et ma fin à mon vieux père et à ma pauvre mère » (Ajax,
856-60). Le char astral possède selon toute vraisemblance une réelle puissance
d'intervention sur la patrie et sur les membres du genos pour les Grecs. D'une façon qui
n'est pas si éloignée de la daimonologie de la caverne de Platon, Ajax prie en fait pour
une intervention comme messager pour sa famille. Ainsi, lorsque la philosophie
reconfigure le statut du Soleil, celui-ci s'inscrit d'emblée dans une longue tradition
poétique et tragique de filiation religieuse avec Apollon, la Justice, les chevaux, le char
et la question du genos au cœur de la cité.

Ces présupposés concernant Héhos se retrouvent d'une manière encore plus


exphcite chez Euripide pour qui Apollon, toujours monté sur son char d'or dans le Ciel,
rayonne en entraînant ses chevaux et, comme chez Sophocle, semble intervenir sur le
genos de celui qui lui rend hommage1536. Dans La Folie d'Héraclès, Lyssa prend à témoin le
Soleil pour juger qu'elle accomplira la vengeance d'Héra sur Héraclès et son genos contre

,532
Suppiantes, 212-4. Zeus, avec le Soleil, veille d'en haut sur cette Terre, Eschyle Agamemon, 508 et 576-80
et Agamenon, 676-7. Le Soleil sait qui est vivant et c'est pourquoi on doit le prier en Agamemnon, 1322-6.
1533
Prométhée enchaîné, 91 et Chéophores, 986-7.
,534
Perses, 150 et suiv.
1535 Trachiniennes, 94.
1536
Phénicienne, 1 et suiv.; Andromache, 1085; Electre, 866; Ion, 1132 et Alceste, 136; 244; 588.

498
___• DLEU DE PLATON. ESSAI SUR LEDAIMON-SOCRATE COAIALE PARADIGAŒ DE LA RATIONALITÉ PLATONICIENNE

son gré en lui égarant l'esprit qui causera le meurtre de ses propres enfants1537. Évadné
est l'une des supphantes qui, dans la tragédie du même nom, demandent au genos
athénien et à Thésée de secourir et de protéger sa famille en exil. Elle se rappelle alors :
« Quel éclat, quelle lumière répandaient le char du Soleil, et la Lune qui faisait luire son
rapide flambeau en menant ses coursiers par le Ciel ténébreux, quand la cité d'Argos
célébrait par ses chants le bonheur de mes noces funestes, avec Capanée à l'armure
d'airain. Je viens vers toi, de ma demeure. En vraie bacchante, je me suis échappée: je
cherche la flamme d'un commun tombeau. Je veux dans l'Hadès finir ma douloureuse
vie, terminer la peine de mon existence. La fin la plus douce est de suivre un être aimé
dans la mort, lorsqu'un daimon lui fixa ce destin » (Suppliantes, 990-1006). Les hens
thématiques apolhniens avec la justice et Héhos, l'astre qui voit le parcours de ces
femmes sont présents dans la pièce pour favoriser la fusion daimonique du genos
d'Héraclès avec celui de Thésée selon les perspectives typiques de l'Antiquité que nous
avons déjà relevées1538. Dans les tragédies d'Euripide, il est toujours invoqué pour
donner le châtiment1539. Comme dans l'Iliade d'Homère, l'Electre reprend l'idée du char
astral qui, en menant sa course ailées, reflète la lumière vengeresse d'Achille sur son
boucher face à Hector1540. Ailleurs, ce sont « les cavales ailées » du Soleil et de ses
changements qui, encore selon une daimonologie exphcite, engendrent l'intervention du
daimon contre Iphigénie et le genos d'Agamemnon1541.

Ce bref tour d'horizon de ces antécédents mythiques et daimoniques du Soleil


nous permet de mieux comprendre les rapports directs que Socrate entretien avec
l'astre dès les Nuées d'Aristophane. Lorsque son Intellect subtil s'envole vers l'astre et les
tourbillons éthérés pour conduire la psyché de ses disciples, il se positionne ni plus ni
moins comme le serviteur et le médiateur d'ApoUon-Héhos. Bien avant Platon, le
maître occupe précisément les heux démiurgiques à partir desquels l'astre nourrit la
Terre et les âmes des mortels, le luminaire étant « le conducteur de coursier, qui de ses

1537 Foie d'Héraclès, 870 et 1231.


i538
Suppiantes, 1031. Avec la Terre et Déméter, le Soleil peut être le témoin si les prières ont été inutiles ou
utiles en Suppiantes, 253.
1539 Troyennes, 424 et 1060. Voir aussi Médée, 731; 764; 941; 1293 et 1323.
1540
Iiade, X, 134 et Electre, 464.
1541 Iphigénie en Tauride, 190-202. Voir aussi 156; 204 et 867.

499
LE DIEU DE PLA TON. ESSAI SUR LE DAIMON -SOCRATE COMAIE PARADIGAIE DELARA TIONALITÉ PLA TONICIENNE

étincelants rayons enveloppe le sol terrestre, divinité grande parmi les daimones et les
mortels » (Nuées, 570-4). Nous avons déjà exphqué que, quelle que soit la forme de ces
lieux daimoniques chez les auteurs grecs, une plaine nourricière s'y dévoile. C'est
pourquoi Eschyle considère par exemple que le Soleil est le « nourricier » de la Terre
(xoû XQ£(}>OVXOÇ HALOU XOOVÔÇ cjjùaiv) alors qu'Athénée affirme qu'il reçoit des
sacrifices aux ripailles champêtres comme une herbe magique terrestre qui, dans les îles
des bienheureux, nourrit ses chevaux ailés1542. L'on se souvient que sous cet astre
sphérique qui agit comme un char démiurgique de l'État se trouve la cité des
Oiseaux1543. En hsant les Nuées, l'on comprend qu'aux yeux de tous, Socrate, dont
l'Intellect et les pensées s'envolent pour occuper l'espace même d'Hélios («Je vole! Et
ma pensée tourne avec le Soleil! » À£Qo|3axcô KaiTCEQI(J)QÔVC-XÔV qAiov), s'approprie une
conception divinatoire particulière de l'astre à partir duquel il hvre son logos-météore
daimonique aux membres de son genos intellectuel. C'est pourquoi, après avoir reçu les
leçons du maître, Strepsiade croit pouvoir transformer les lois et les puissances mêmes
du Soleil avec le logos pour arriver à persuader ses créanciers qu'il ne leur doit plus
rien1544. C'est, à n'en pas douter, le détournement nomothétique même du char
héliocentrique de l'État que nous présente Aristophane d'une façon caricaturale1545.
Dans ce contexte, Socrate représente le nouveau paradigme de l'immortalité solaire que
devront imiter les citoyens athéniens : « Sus au Soleil, indomptable, resplendit de ses
rayons fulgurants ! Évaporons, secouons de nos formes immortelles (àSdvaxâç iôéaç)
le brouillard qui les embue, pour que notre coup d'oeil puisse planer au loin sur la
Terre » (Nuées, 267). Sur le plan des sources de première main, tant dans les Nuées que
dans le Phédon ou la République de Platon, l'expérience de l'immortalité se réahse grâce à
l'envolée socratique vers Héhos au-delà de la Terre et de la Lune1546. Tel que l'indique le
Coryphée de la pièce d'Aristophane, la vision divine et béatifique de l'âme aérienne de

1542 Agamemnon, 633. A t h é n é e , Deipnosophistes, VII, p . 296e. Voir A. M o t t e , op. cit., n o t e 7 6 1 , p . 73.
"« Oiseaux, 178-200.
i*44 Nuées, 1278-90.
1545 Nous avons exphqué déjà que ceci cadre encore avec l'Aristophane du Banquet de Platon, et qu'il y dresse
un profond plaidoyer contre l'orgueil de ces êtres humains qui, de manière parallèle au Socrate des Nuées,
du Phédon et de la Répubique, « entreprirent l'escalade (àvâ(îacriv) du Ciel dans l'intention de s'en prendre
aux dieux » (Banquet, 190c).

500
_g DLEU DE PLATON. ESSAI SUR LEDAIMON-SOCRATE COMAŒ PARADIGALE DE LA RATIONALITÉ PLATONICIENNE

Strepsiade rendue possible par la conduite du maître l'amènera au Ciel et sera


susceptible de le rendra glorieux parmi les mortels1547. La question de l'immortahté de
l'être humain s'élevant dans ces heux daimoniques vers Héhos afin de mieux
contempler la Terre et la Lune revient tout naturellement. Ceci revenait ni plus ni moins
à confondre d'une certaine façon la substance de l'Intellect-Socrate avec le Soleil et
comme la médiation héhocentrique par excellence, c'est-à-dire l'héritier même
d'Apollon-Phébus.

4.4.6.1 Socrate, principe héliocentrique intelligible du bien

Après la présentation aristophanesque de l'envolée du daimon-Socrate autour


d'Hélios, nous savons que Platon la reprend d'une façon presque identique. Celui-ci
puise dans toutes les sources culturelles et mythiques de l'époque pour qu'on ne puisse
jamais croire que le maître assiste au spectacle d'une échpse à la manière des mortels
lors de son envolée contemplative éthérée dans le Phédon ou, comme dans la République,
le montre comme celui construisant la politeia idéale afin qu'eUe voie la lumière du Soleil
(cbcôç qÀiou) après avoir exhorté Polémarque à se munir justement d'une lumière
adéquate pour la fabriquer1548. C'est que, sur le plan littéraire, il se trouve à occuper la
vie lumineuse du heu de l'Intellect en vue du bien autour ou derrière cet astre et à agir
comme tel à l'intérieur des dialogues platoniciens1549. Ainsi, notre méthode de départ
formulée à partir d'une « hénade généséologique », ou à partir de ce que l'on peut
qualifier comme une « unité paradigmatique », dont le daimon-Socrate, âme rationnelle
exceptionnelle, serait d'une certaine manière la règle d'unification cosmogonique,
antropogonique et pohtogonique trouve ici son véritable enjeu philosophique1550. C'est
à l'intérieur de l'expérience du « cercle » (KÙKAOÇ) héhocentrique au cœur du Tout de

1546 Voir aussi Oiseaux, 685.


1 547 Nuées, A5\.
1 548 Phédon, 99d; 109c; République, I V , 427d et V, 473e.
1549 L a vie p l u s lumineuse : « Pour lui, dès lors, la première serait remphe de bonheur par cette expérience et
par cette vie » (Répubique, VII, 518a-b).
1550 Voir L. Couloubaritsis, op. cit., note 1, p. 38.

501
LE DIEU DE PLATON. ESSAI SUR LEDAIMON-SOCRATE COMME PARADIGME DE LA RATIONALITÉ PLATONICIENNE

l'univers, de la cité et d'une conception cohérente de l'être humain que semble se jouer
le rôle de cette âme « agathoïde ».
Même si certains éléments généraux de la daimonologie qui s'est développée
durant la période archaïque ont été conservés, il n'y a aucun doute sur le fait que le rôle
du Soleil-Apollon tel qu'il apparaît dans les conceptions religieuses de l'Antiquité est
complètement transformé par la philosophie de Platon. La réforme est visible dans les
Lois où l'âme est la cause de toutes choses (xclrv Ttàvxcov aixiav) qui administre ou
gouverne le Ciel tout entier à travers Héhos1551. L'on remarque que le pouvoir et la
Justice encadrés par la présence du Soleil — dont les relations et les hmites avec Zeus
étaient souvent imprécises — se trouvent intellectualisés et, pour ainsi dire,
perfectionnés. C'est par l'Intellect seul et la pensée (vq) [làvcp Kai ôiavoqfiax) que nous
pouvons concevoir que la psyché, de l'intérieur, mène la ronde des astres dont celles du
Soleil et de la Lune. Et même si la démonstration de Platon porte en premier heu sur
Héhos dans ce dialogue, il indique que les considérations qu'il s'apprête à faire sont
apphcables à tous ces corps1552. Ainsi, il poursuit son argumentaire en stipulant qu'une
âme qui meut cet astre doit le faire d'une façon qui ressemble au moins à l'une trois
possibilités suivantes :

« Ou bien (1) logée à l'intérieur de ce corps sphérique visible elle le transporte en


tous heux de la même façon que notre âme nous transporte en tous heux; ou
bien (2), après s'être procuré un corps de feu ou d'air pris hors d'elle-même,
comme certains l'affirment, elle pousse de force un corps contre un corps; ou
bien (3) encore, troisième possibilité, séparée elle-même de tout corps, elle guide
la marche de cet astre grâce à d'autres propriétés qu'elle possède, des propriétés
qui sont supérieurement prodigieuses » (Lois, X, 898e-899a [trad. L. Brisson et J.-
F. Pradeau]).

Il est manifeste que, parmi ces alternatives, l'âme rationnelle ne peut conduire le
Soleil au second sens, c'est-à-dire au sens où le feu agit sur le feu, où une matière agit
sur une autre1553. Selon toute vraisemblance, l'argument sert ici à indiquer que l'âme
occupe l'astre comme un char, peu importe comment. Ainsi, Platon n'isole pas son

i"i Lois, X, 896d-e.


i»2 Lois, X, 898d.

502
L E DLEUDE PLATON. ESSAI SUR LEDAIMON-SOCRATE COMME PARADIGME D E LA RATIONALITÉ PLATONICIENNE

argument de la compréhension qu'en auraient les matérialistes. En outre, la première


possibilité ressemble bien entendu au propos général du Phédon qui traite des hens de la
psyché avec le corps, mais aussi à un autre passage du Timée où l'âme-pilote est logée dans
le corps comme un véhicule. La troisième semble défendre quant à elle une perspective
similaire à un autre passage du Timée où l'âme gouverne les corps à distance comme un
char astral. Dans cet extrait, l'Intellect démiurgique hypostatique donne une naissance
immortelle aux âmes en les faisant monter sur ces corps divins :

«Après avoir mélangé le Tout, il divisa le mélange en autant d'âmes qu'il y a


d'astres, et il affecta chaque âme à un astre. Et, y ayant fait monter les âmes
comme sur un char, il leur révéla la nature de l'univers, et leur exposa les lois de
la destinée : la première naissance serait étabhe identique pour toutes, afin
qu'aucune ne fût moins bien traité par lui; il fallait que, disséminées dans les
instruments du temps, chacune dans celui qui lui convenait, l'âme devînt la
créature qui, parmi les vivants, vénérât le plus les dieux; et, puisque la nature
humaine est double, voilà quelle serait .espèce la meilleure, celle qui par la suite
allait être appelée mâle » (Timée, 41d-e [trad. L. Brisson]).

Cette daimonologie complète celle du Banquet où Aristophane affirme que le


mâle était un rejeton du Soleil, la femelle un rejeton de la Terre, et la Lune un genre qui
participe des deux1554. L'âme dont la nature est apparentée au Soleil est la meilleure, la
plus divine de toutes et, donc, immorteUe. Il est clair que Socrate, priant Héhos dans le
Banquet et s'envolant vers lui dans le Phèdre, le Phédon et la République, nous est montré
sous ces épithètes. La dernière journée de la mort de Socrate du Phédon, le serviteur
d'Apollon, est aussi une mise en parallèle du Soleil avec l'éclairage de la pensée du
condamné offrant ses services tant que ce dernier brille encore dans le Ciel1555.
Question : dans l'esprit de Platon, le daimon-Socrate, une fois arrivé là-bas, est-il
l'exemple une âme-pilote ou bien une âme divine « supérieurement prodigieuse »
occupant le char astral à distance? On peut considérer que le philosophe ne ferme pas
la porte aux deux possibilités précisément parce que, dans le corpus, le Socrate solaire
appartient à l'Intellect le plus divin tout en intervenant à la fois comme un pilote

1553 Voir note 73, p. 348, de L. Brisson.


1554 Banquet, 190b.
1555 Phédon, 61e et 89c. E t il boira la ciguë au moment où le Soleil à commencé à décliner en Phédon, 116b.

503
LE DIEU DE PLA TON. ESSAI SUR LEDAIMON -SOCRATE COMALE PARADIGME DE LA RATIONALITÉ PLATONICIENNE

psychique pour les auditeurs des dialogues. Nous avons vu que pour les habitués des
lectures pubhques qui avaient heu à l'Académie, de même que pour les citoyens et
spectateurs plongés dans la conception de l'anthropomorphisme de l'époque, il n'y a pas
de contradiction entre le fait de présenter Socrate qui dirige les entretiens sur le théâtre
du chant intelligible de la Raison et le fait de le présenter comme l'expression intelligible
même de l'Intellect en vue du bien. C'est pourquoi, d'Aristophane à Proclus et en
passant par Plutarque et Plotin, le maître incarne au fil des sokratikoi logoi les
mouvements pneumatiques et psychiques de tous les niveaux démiurgiques dans
l'univers. On a toutefois d'autres bonnes raisons de croire que Socrate est pour Platon
l'archétype même d'une âme rationnelle qui occupe le Soleil comme un char astral tout
en dirigeant ou en transportant les âmes unies aux corps un peu à la manière du Phédon
et du Phèdre.

En premier heu, il faut faire remarquer qu'en un sens général, les âmes
immortelles occupant les astres comme un char astral sont en quelque sorte les parties
intehectives des âmes qui, à un niveau plus bas, attaché à une autre partie, peuvent
s'unir aux corps. C'est en effet tout de suite après le passage cité du Timée (et qui, en
même temps, vient toujours compléter le Banquet) que Platon affirme que :

« Maintenant, chaque fois que, en vertu de la Nécessité, une âme viendrait


s'implanter dans un corps, et que des parties s'ajouteraient au corps où ces âmes
seraient incarnées, tandis que d'autres parties s'en détacheraient, un certain
nombre de facteurs devraient intervenir dans la nature humaine : d'abord la
sensation devrait de toute nécessité apparaître, la même pour tous les vivants,
mise en branle par des impressions violentes, connaturelle; en second heu, le
désir, un mélange de plaisir et de souffrance; et, en outre, la crainte, la colère et
toutes les affections qui s'ensuivent et toutes celles qui sont d'une nature
contraire : dominer ces éléments serait vivre dans la Justice, et être dominé par
eux, vivre dans l'Injustice. Et celui qui aurait vécu, comme il faut, le temps
prévu, celui-là retournerait, dans l'astre qui lui a été affecté, pour y habiter, pour
y vivre une vie bienheureuse et conforme à sa condition; en revanche, s'il
échouait, il serait changé en femme à sa seconde naissance » (Timée, 42a-b [trad.
L. Brisson]).

504
L E DLEU D E PLATON. ESSAI SUR LEDAIMON-SOCRATE COMME PARADIGMEDELA RATIONALITÉPLATONICIENNE

Selon cette daimonologie, l'âme est affectée à un astre et y reviendra lorsqu'elle


quittera le corps. Dans le Timée, ce n'est rien de moins que la procession des âmes
divines occupant les chars astraux comme des véhicules jusqu'aux âmes implantées
dans les corps (au sens même où XEpinomis et les néoplatoniciens l'entendront) qui est
exposée. À la façon du Banquet, l'invocation de la partie femelle de l'âme désigne une
partie qui s'est en quelque sorte éloignée du feu du Soleil. De même, l'on n'est pas
surpris de voir les recoupements thématiques entre Héhos, la Justice et la Nécessité qui,
comme on l'a exphqué, composent la daimonologie de l'époque, et sa transformation
conceptuelle dans le Phédon, le Cratyle et, surtout, la République. La démiurgie du Timée
développe ici parfaitement les deux alternatives valables sur le plan philosophique (sur
trois) des Lois : l'âme-Intellect occupant son char astral et l'autre unifiée au corps afin de
le guider ou le transporter 1556. Cette disposition psychique peut être évidemment mise
en rapport avec le Phédon, mais aussi avec l'image solaire du char (ou de l'attelage) et de
l'âme-cocher conduisant les chevaux ailés du Phèdre 1551. Comme l'a bien exphqué
L. Goodison, l'iconographie des Grecs intègre tout un arsenal de mythes concernant les
corps astraux ailés comme le char et les chevaux bien avant l'époque classique 1558. On
les retrouve même sur de nombreux artefacts en compagnie d'hommes ou de femmes
ailées dans des cultes d'adoration au Soleil et à la Lune. Ce sont ces thèmes que l'on
voit sur les tombes de différentes tholoi et qui vont parfois même jusqu'à représenter
des corps astraux, des âmes ailées et volantes, des chevaux et des scènes de libations
signifiant les daimones ailés qui confirment notre interprétation et qui mettent en rapport
l'âme paradigmatique supérieure avec Héhos et sa représentation royale dans le cercle
de la cité 1559. D'une manière semblable à l'envolée daimonique de Socrate du Phédon, le
Phèdre reprend ce symbolisme archaïque avec sa psychagogie daimonique ailée. Les Lois,

1556
Timée, 41b-42b.
1557 « Il faut se représenter l'âme comme une puissance composée par nature d'un attelage ailé et d'un cocher.
Cela étant, chez les dieux, les chevaux et les cochers sont tous bons et de bonne race, alors que, pour le
reste des vivants, il y a mélange» (Phèdre, 246a). Diogène Laërte note aussi que Socrate affirme que les
« cochers sont faits de chevaux spirituels (9u|_o-t&èaiv înnoiç) » (II, 37).
1558
L. Goodison, Death, women and the sun : symboism of regeneration in early Aegean reigion, London, Univ. of
London Inst, for Class. Stud., 1989, p. 11-12.
1559 L. Goodison, op. cit., note 1558, p. 79-80, 85, 89 et 96.

505
LE DIEU DE PLATON. ESSAI SUR LEDAIMON-SOCRATE COMAIE PARADIGME DE LA RATIONALITÉ PLATONICIENNE

mêmes, n'hésitent pas à faire des comparaisons entre la course psychique des astres et
celle des chevaux1560. Nous avons montré en outre que chez Aristophane, ces heux sont
perçus comme des endroits civiques aériens qui équivalent à une polis éthérée où des
âmes se situent entre les hommes et les dieux aux alentours des Nuées et du Ciel1561.
On peut considérer à partir de ces aspects théoriques de la métaphysique platonicienne
que la psyché mâle du Socrate solaire incarne en quelque sorte l'Intellect astral
supralunaire dans le cadre de la mise en scène des dialogues tout en prenant part — à
travers l'expression démiurgique de second rand qui caractérise son genos — au chant du
dialogue d'une manière concrète « en étant uni au corps » et, pour ainsi dire, à la
« GEcooia » métaphysique et conceptuelle du « corps de texte » platonicien.

**

En second heu, les Lois nous permettent de comprendre encore mieux le


phénomène de procession en intégrant la conception de l'âme qui transporte le corps
astral et qui s'est unie à lui (qui est en fait le second niveau démiurgique du Timée). À la
suite du passage déjà cité, l'étranger d'Athènes affirme que l'âme rationnelle occupe le
Soleil à distance en lui amenant la lumière à travers son char astral :

« Il y a mieux que cela. Que cette âme amène la lumière à tous les êtres, soit en
se trouvant dans le Soleil comme dans un char, soit en le poussant de l'extérieur,
soit de quelque autre façon, tout homme doit la regarder comme une divinité.
N'est-il pas vrai? Au sujet des astres, de la Lune, des années, des mois et de
toutes les saisons, quel autre discours pourrions-nous bien tenir si ce n'est celui-
là même : puisqu'une âme ou des âmes sont apparues être les causes de tous ces
mouvements, et puisque ces âmes ont la bonté d'une excellence totale, nous
déclarons que ce sont des divinités, soit qu'elles ordonnent le Ciel en se trouvant
dans des corps, ce qui fait d'elles des êtres vivants, soit de quelque autre façon.
Se trouvera-t-il quelqu'un qui, accordant tout cela, s'obstinera à ne pas croire que
tout est plein de dieux? » (Lois, X, 899a-b [trad. L. Brisson et J.-F. Pradeau]).

On peut penser encore une fois que Platon n'écarte pas du revers de la main
certaines théories matérielles populaires (« le corps de feu agissant sur le feu du Soleil »

1560 __«_;V_I,821b-822b.
1561 Oiseaux, 177-8.

506
IE DLEUDE PLATON. ESSAI SUR LEDAIMON-SOCRATE COMALE PARADIGME DE LA RATIONALITÉ PLATONICIENNE

de la deuxième possibilité) pour ne pas les ahéner, ainsi que ses tenants les plus obstinés
qui réagiraient négativement au reste du discours philosophique des Lois. Il n'en
demeure pas moins que le fait de renchérir sur l'action à distance de la lumière sur
Héhos tend à faire de la troisième possibilité sa préférée entre toutes (« séparée elle-
même de tout corps, l'âme guide la marche de cet astre grâce à d'autres propriétés
qu'elle possède, des propriétés qui sont supérieurement prodigieuses »)1562. Cette prise
de position est d'autant plausible qu'elle cadre en tous points avec le Timée où la
première possibilité des Lois (« logée à l'intérieur de ce corps sphérique visible l'âme le
transporte en tous heux de la même façon que notre âme nous transporte en tous
heux ») trouve sa place selon une procession après 1'eminence de l'âme-Intellect agissant
sur le char astral. Si la cause de tous les mouvements des astres est certes l'âme, c'est
l'action de la lumière de la psyché rationnelle qui, lui conférant un statut hénadique et
agathoïde, pousse le Soleil de l'extérieur vers tous les êtres afin de leur apporter la bonté
d'une excellence totale. En d'autres termes, le char du Soleil ne dirige sa lumière
rationnelle vers les mortels et les autres niveaux de la réahté que parce qu'il est conduit à
distance par des âmes intellectives qui, comme Socrate, ont une bonté paradigmatique.
C'est ainsi que « la meilleure âme prend soin de l'univers en son entier et que c'est elle
qui le guide dans la voie la meilleure » (Lois, X, 897c). L'Intellect de ces âmes est divin et
mène la ronde dans le Ciel selon une procession pantomimétique qui, comme les
membres de son genos présents dans les autres dialogues, est un gouvernant, un daimon,
un gardien de troupeaux, un conducteur de char et un allié des dieux1563. C'est pourquoi
nous avons noté à plusieurs reprises que, de leurs vivants, les Justes résident dans
l'enceinte circulaire sacrée d'Apollon-Hélios dans la cité idéale1564. La cérémonie des
philosophes gardiens du collège de veille s'y réalise1565. Cette consécration civique est
celle d'âmes qui comprennent de quelle façon l'âme-Intellect dirige son action
intelligible sur le Soleil pour l'ensemble de la réahté et de la cité. Elles désirent la
réalisation dû bien pour tous et qui, à force d'efforts, viennent à savoir distinctement de

1562 Pour un avis opposé, voir L. Brisson qui pense que Platon ne choisit pas vraiment, finalement.
•5« Lois, X, 905e-906c.
!564
Lois, X I I , 946b.
•565 Lois, X I I , 946b.

507
LE DIEU DE PLATON. ESSAI SUR LEDAIMON-SOCRATE COMAŒ PARADIGALE DE LA RATIONALITÉ PLATONICIENNE

quelle manière le bien et le beau, chacun, est « Un »1566 : « Au sujet du beau et du bien,
sommes-nous du même avis? De chacun d'eux, nos gardiens doivent-ils connaître
seulement qu'il est multiple, ou bien aussi qu'il est Un, et comment? — Il leur est bien
nécessaire, semble-t-il, de savoir comment il est Un » (Lois, XII, 966a).

***

Ces recoupements entre les Lois et le Timée nous permettent de mieux


comprendre certains éléments religieux de la mise en scène de la République où le daimon-
Socrate, principe rationnel, royal et paradigmatique même de la cité « une », est au
centre même d'un cercle (KÙKÀOÇ) mystique aux abords du Pirée d'Athènes qui, au sens
strict, opère sa catabase pour encadrer ensuite l'anabase psychagogique vers Héhos et le
bien où les âmes s'envolent à travers la colonne ou le vortex intelligible à l'intérieur du
hvre VII. Toutefois, avant de comprendre ce panorama philosophique, il nous faut
revenir brièvement sur certains aspects du théâtre philosophique des dialogues « en
cercle » dont le milieu est occupé par Socrate.
Nous avons exphqué déjà que, dans le Protagoras, sous les yeux des prytanes et
politiciens les plus influents d'Athènes, la démiurgie ou la sophia de Socrate surclasse la
technè politique et la parenté intellectuelle proposée par Protagoras en occupant le centre
du cercle de la cité comme un prytanée symbolique. Ce type de tableau est déterminant
lorsque l'on constate qu'ailleurs dans la République, c'est le dieu lui-même qui établit les
cercles d'influences politiques autour des grands paradigmes civiques1567. Ainsi, à côté
de son élection oraculaire, on peut penser que ce ne sont ni plus ni moins les divinités
qui, selon la perspective d'une nourriture civique que l'on a analysée, déterminent en
quelque sorte la place sacrée du maître au cœur « héhocentrique, sphérique et politique »
de la cité d'Athènes. C'est un peu ce à quoi on assiste chez Platon lorsque l'on voit un
cercle de disciples se dessiner tout naturellement autour de Socrate, par exemple, dans
le Charmide15^. Ces aspects généraux s'imbriquent selon différents niveaux à l'intérieur

1544
Lois, XII, 967a.
,567
Répubique, DC, 579a.
1568
Charmide, 155d.

508
L E DIEU DE PLA TON. ESSAI SUR LE DAIMON -SOCRA TE COMME PARADIGME DELARA TIONALITÉ PLA TONICIENNE

de toute une série de concepts dits « classiques » de la philosophie. Ainsi, le « cercle »


des arguments développés par les interlocuteurs convergent toujours vers l'activité de
rinteUect-Socrate qui, comme le principe même, les dirige dans la bonne direction, les
« rééquilibre » ou les « rassemble » autour de lui comme un principe royal, la mimesis du
mouvement circulaire même du chant intelligible provenant de l'astre Héhos1569. En
d'autres termes, on ne peut plus passer à côté du fait que Platon reproduit d'une
manière spectaculaire la structure même de l'intelhgible et de la réahté dans la
pantomime socratique de ses mises en scène.
Nous avons vu qu'à l'intérieur du Théétète, Xhomme-nomos Socrate encadre la
parenté rationnelle et épistémique du jeune homme pour lui indiquer le juste chemin
pour que la cité devienne entièrement bonne en vue du bien1570. En fait, l'homme juste
doit s'évertuer de fuir son incarnation ici-bas et sa nature mortelle en vue de se rendre
semblable ou identique au nomos civique et au paradigme divin1571. Avec le dieu, Socrate
est la cause (aïxioç) maïeutique de « ce qui est réel dans l'âme des hommes », c'est-à-dire
les formes intelhgibles « qui ne s'enseignent pas » pour leur éviter les « mauvaises
nourritures » (KaKcôç xçécfxrvxEç) et les « mensonges et apparences » (\J;£uôq Kai
EÏÔcoAa)1572. À ce titre, l'alimentation de la psyché de Théétète grâce à la véritable
« nourriture » déhvrée par l'enseignement divin de Socrate génère des « nouveaux-nés »
qu'il faudra ensuite préserver1573. Un peu comme dans la démiurgie du Timée, le maître
est justement l'axe circulaire autour duquel cet accouchement réussi peut se réaliser et
autour duquel, au sens strict, le raisonnement doit « se promener en cercle » : « Mais
l'enfantement achevé, il nous faut procéder à la fête du nouveau-né et, véritablement,
promener tout alentour notre raisonnement (\xexà ôè xôv XÔKOV xa àfj4>.ÔQÔ[„_a aùxoû
cbç àÀqGcôç èv KÛKÀCO TCEQIGQEKXÉOV XCÔ Aôycp), pour voir si ce ne serait point, à notre
insu, non pas produit qui vaille qu'on le nourrisse, mais rien que vent et mensonge. Ou
bien penserais-tu qu'à tout prix il le faille nourrir? » (Théétète, 160e). Loin d'être isolé, ce

1569 Phédon, 72b.


1570 Théétète, 177e.
1571 Théétète, 176a-e.
1572 Théétète, 150e
1573 Théétète, 160d-161a.

509
LE DIEU DE PLATON. ESSAI SUR LEDAIMON-SOCRATE COMMEPARADIGAŒ DE LA RATIONALITÉ PLATONICIENNE

genre d'extrait du Théétète fait de Socrate le cœur causal de l'expérience intelligible et est
la première expression de la mimesis démiurgique en vue du bien. D'autres extraits du
corpus platonicien suggèrent que l'âme qui s'élève vers la métaphysique accomplit de
facto une ronde vers Héhos où elle se nourrit véritablement autour de cet « axe ». On sait
dans le même ordre d'idées que le Phèdre indique par exemple que la pensée se nourrit
d'intelligible jusqu'à l'heure où le mouvement circulaire de la contemplation revient à
son point de départ1574. Le Timée dit également que la révolution du cercle erratique de
l'Autre entrave l'âme par les chocs des sensations qu'elle y engendre (laissant apparaître
par le fait même des opinions)1575. L'espèce céleste étant celle des dieux qui est disposée
en cercle, c'est encore une fois — un peu comme dans le Théétète — la nourriture
« appropriée » qui émane du premier démiurge — l'expression intelligible même de
Socrate — qui redresse les révolutions de la psyché1516. C'est en raison de la perfection
royale de cette activité intelligible provenant des dieux que les Lois affirmeront que
toute la cité idéale doit imiter en quelque sorte les mouvements pneumatiques et
daimoniques du cercle parfait : la rondeur et l'emplacement des temples et des
tombeaux en tholoi, les activités des citoyens, des soldats, des agriculteurs, des
commerçants, etc.1577 Ces mouvements oscillatoires forment une « rouerie »
daimonique et religieuse dont le centre est occupé par les plus puissants daimones
civiques. Ce symbolisme géométrique et royal se déploie à partir du Soleil comme char
astral qui, à l'origine des hommes et des activités divines, est le cercle « autour duquel
les choses se réunissent »1578.

Il appert que Platon exphqué la hiérarchie même de sa métaphysique à partir de


l'emplacement de Socrate au cœur du panorama philosophique comme principe du
chant intelligible de l'âme avec Apollon-Héhos. En plus de Proclus qui, comme nous

1574 Phèdre, 247d et 251 d.


1575 Timée, 34a-b; 36c-d; 37b et 43e.
1574 Timée, 40a et 44b. Timée a aussi dit avant que « L'âme, étendue depuis le milieu jusqu'à la périphérie du
Ciel qu'elle enveloppait circulairement de l'extérieur, commença, à la façon d'une divinité, en tourant en
cercle sur elle-même, une vie inextinguible et raisonnable pour toute la durée des temps» (Timée, 36e). La
tête est un cercle en Timée, 76a.
1577 Lois, V, 747a;VI, 760d et VI, 778c et VIII, 848e. Tout les cercles, petits, grands, rapides ou lents, sont en
relation de dépendance avec Héhos et avec la sphère intelligible divine. Voir Timée, 38d; 39c-d; 40c; 64b;
79'; Philèbe, 62a et Lois, X, 893c-d.

510
LE DLEU DE PLA TON. ESSAI SUR LE DAIMON-SOCRA TE COMME PARADIGME DE LA RATIONALITÉ PLA TONICIENNE

l'avons exphqué, considère les sokratikoi logoi platoniciens de cette façon en remarquant
que Socrate est la première expression royale du sommet de la démiurgie hénadique de
l'Intellect en vue du bien dans son Commentaire sur le Timée et son Commentaire sur la
République, plusieurs extraits des Enneades nous laissent penser que Plotin lisait les
dialogues d'une manière similaire1579. Comme on le sait, l'image du cercle pour exposer
le rayonnement de l'Un-bien à partir du centre est une constante chez l'Alexandrin. Il
s'en sert pour montrer comment l'intelligence tourne autour d'un mouvement circulaire,
comment les principes se meuvent et comment, en réahté, l'âme-hénade est au cœur du
« KÙKAOÇ »1580. Les derniers traités de Plotin, plus particulièrement, exphquent ces
concepts en faisant des rapprochements avec les mises en scènes de Platon. C'est le cas,
par exemple, de celui Sur le souverain bien et sur les autres biens, I, 7[54]. Comme l'a bien
remarqué J.-F. Pradeau, Porphyre donne deux titres différents à ce traité, le second
étant Sur le bonheur (neçi EÙôaqjoviaç)1581. Le mot « eudaimonie » est absent du texte :
de là on conclut qu'il s'agit d'une erreur du disciple. Or il apparaît au contraire qu'en
dépit d'indices lexicaux, le sujet s'y prête néanmoins d'une façon évidente, puisqu'il
s'agit d'exphquer ce qui, justement, est ailleurs considéré comme la féhcité suprême : la
fusion de l'âme avec le bien. En d'autres termes, le contexte n'est pas celui « du bien en
tant que bien », mais celui de la «psychè-bien » en tant qu'hypostase souveraine pour la
vie de l'homme. La meilleure âme (àoiaxoç), la première âme (nocôxoç), n'incarne pas
seulement « le bien pour elle, mais le bien pris absolument [...] grâce auquel les autres
choses sont en mesure de participer au bien » (I, 7[54], 1, 6-10). Les autres réahtés, c'est-
à-dire les âmes qui deviennent l'Intellect, tournent autour et veulent s'assimiler à cette
«psyché agathoïde » et veulent diriger leur activité vers ce principe-Un qui, quant à lui,
demeure immobile : « Il doit donc rester immobile, et il faut que toutes choses se
retournent vers lui, comme dans un cercle où tous les rayons sont tournés vers le
centre. Le Soleil lui aussi en donne un exemple, car il est comme un centre pour la

15™ Cratyle, 409a et Banquet, 189e-190a.


1 579 Ceci demande un travail à part. Voir notre prochain ouvrage (publication à venir) : Socrate, paradigme
moteur de la rationalité au cœur de la Métaphysique d'Aristote et des Enneades Plotin.
1580 Par exemple, Enneades, III, 2,3 30; III, 8, 8, 36; IV, 2,1,24; IV, 3,17,13 et IV, 4,16,18-31.
isat Note 1, p. 249.

511
LE DIEU DE PLA TON. ESSAI SUR LE DAIMON -SOCRA TE COMME PARADIGME DELARA TIONALITÉ PLA TONICIENNE

lumière qui est issue de lui et qui est supendue à lui » (I, 7[54], 1, 23-6). À la façon de la
lumière, les âmes convergent vers l'âme supérieure qui est au centre du cercle comme
un Soleil en se donnant une image de l'être et de l'Un (eibcoAa ôvxoç Kai évôç)1582. Ces
développements se veulent le plus près possible des extraits de Platon où, d'une façon
identique, l'âme « agathoïde » de Socrate est au cœur du cercle héhocentrique et
métaphysique. Plotin conclut ensuite son traité en reprenant le tableau du Phédon et de
la République — où le maître s'envole vers Héhos —, en disant que ce type d'âme doit se
séparer du corps dans son voyage vers les châtiments de la dikè dans l'Hadès1583. Ainsi,
l'expérience intelligible des hypostases autour du bien-hénade-psychè est celle d'une
psychagogie qui, dans le contexte plotinien, est en rapport direct avec la lecture de
Platon où, tout comme Socrate, Héhos occupe le milieu du cercle de la mise en scène
philosophique.

On sait que Plotin possède non seulement une grande connaissance de l'édifice
métaphysique de Platon, mais on remarque qu'il considère aussi toujours les
renseignements que peuvent lui fournir l'aspect théâtral des dialogues que,
vraisemblablement, il relate en passant à ses auditeurs à Rome. Un exemple encore plus
clair se trouve dans le traité Sur les hypostases qui connaissent et sur ce qui est au-delà, V, 3 [49],
où il expose comment la connaissance de soi — dont Socrate est évidemment
l'incontournable paradigme philosophique dans l'histoire de la pensée ancienne — est
possible. Or si une réahté quelle qu'elle soit doit se connaître elle-même, il faut qu'elle
soit une hypostase absolument simple, sans aucune médiation dianoétique ou
provenant de l'Intellect, c'est-à-dire qu'elle doit revêtir les traits de l'Un-bien ou, selon
une version similaire, d'un Intellect non mélangé1584. Après son introduction,
l'Alexandrin entre immédiatement dans le vif du sujet en analysant d'emblée les mises
en scène littéraires de Platon où Socrate apparaît comme l'objet de « sensations » ou de
« perceptions » plus ou moins claires pour les pensées des auditeurs des lectures
pubhques des dialogues :

1582 I, 7,2, 5.
i* 83 1,7,3.
1584
V,3, chapitre 1 et 2.

512
LE DLEU DE PLATON. ESSAISUR LEDAIMON-SOCRATE COMME PARADIGMEDELA RATIONALITÉ PLATONICIENNE

« Oui, la sensation a vu un homme, et elle en a donné l'empreinte à la pensée


discursive. Mais celle-ci, que dit-elle? Elle ne dit toujours rien, mais se borne à
connaître en s'en tenant là. À moins qu'elle se demande en dialoguant avec elle-
même, qui est cet homme, si elle l'a déjà rencontré précédemment, et qu'elle dise
en ayant recours à sa mémoire, que c'est Socrate. Si en outre elle en déploie la
forme (xqv |j.oQ(bqv), elle divise ce que la représentation lui a donnée; mais si elle
dit que Socrate est bon (ti àyaôôç), elle se prononce à partir de ce qu'elle a
appris par la sensation. Mais ce qu'elle dit à ce propos, elle le tire déjà d'elle-
même parce qu'elle a en elle-même le critère du bien (xoû àyaOoû). Et le bien
(Tô àya8ôv), comment peut-elle l'avoir d'elle-même? Sans doute faut-il dire
qu'elle a la forme du bien (àya0o£iôqç), et qu'elle a été renforcée dans la
perception d'une telle réahté grâce à l'Intellect qui l'iUumine, car c'est cela la
partie pure de l'âme, qui reçoit les traces que l'Intellect a laissées en elle »
(Enneades, V, 3[49], 3,. 1-13 [trad. F. Fronterotta]).

Cet extrait, souvent exphqué d'une manière superficielle, ne dit pas ce que l'on
croit. En fait, on peut affirmer que presqu'à chaque fois qu'Aristote et Plotin1585 citent
« Socrate », il ne s'agit jamais d'« un exemple comme les autres », mais de l'utilisation
d'un paradigme face auquel le philosophe doit se positionner comme expression même
de rintellect-Un-bien tel qu'il se réahse à l'intérieur du discours démiurgique des
sokratikoi logoi. Il faut s'imaginer la scène suivante dans l'école de Rome : Plotin discute
des hvres de Platon qu'il tient devant lui qui dressent des mises en scène avec un
homme qui se nomme « Socrate » et qui, par la connaissance du corpus, s'avère par-delà
les sensations et la mémoire comme riUumination de la règle du bien par l'Intellect. À
l'opposé de ce que l'on croit d'habitude, Plotin ne parle pas tout bonnement de la
« perception » de Socrate comme si l'on pouvait interchanger la « perception » de cet
homme avec n'importe qui (il ne s'agirait alors que d'un « exemple » comme un autre et
non, précisément, d'un « paradigme » intelligible pouvant incarner le bien au cœur du
« KÙKÀOÇ » dans la lecture du corpus platonicum), mais il s'attarde sur la « perception » de
Socrate dans les dialogues en tant que « simple » homme qui doit laisser sa place à la
mémoire et à la connaissance de son statut en tant qu'Intehect-Un, paradigme
nomothétique du bien et réahté simple à l'origine de la connaissance de soi pour la secte
de l'Académie et celle des néoplatoniciens. Conformément à nos arguments, Plotin

513
LE DLEU DE PLATON. ESSAI SUR LEDAIMON-SOCRATE COMME PARADIGME DE LA RATIONALITÉ PLATONICIENNE

affirmerait ici que l'âme qui, à la lecture des entretiens, reçoit la forme du bien peut
avoir la vague impression qu'il a tout simplement affaire à un homme qui s'avance
comme l'objet d'une sensation, mais pour peu qu'il connaisse ce personnage, il
comprend la bonté exceptionnelle de celui-ci comme Intellect-Un en vue du bien, et
laisse alors son âme recevoir l'iUumination de ce principe déjà présent en elle.
Autrement dit, à la manière de l'anthropomorphisme grec, l'Alexandrin ne voit pas de
contradiction dans le fait de voir Socrate comme l'acteur intelligible même de l'Intellect-
Un. Au contraire, on doit comprendre à partir de sa « perception » et de sa mise en
scène la structure même de la métaphysique intelligible de Platon et, dans le cadre du
traité, de la connaissance de soi. Il conclut l'argumentation de son chapitre en affirmant
que ce principe qui se manifeste à travers la perception de l'homme Socrate n'est en
réahté que le messager de l'Intehect-Un-bien qui est le roi : « La sensation est pour nous
un messager, mais lui, il est pour nous un roi (fiaoïAevç) » (Enneades, V, 3[49], 3, 45).
Notre lecture s'impose d'autant plus que, à la façon de Platon à l'endroit de Socrate,
Plotin utilise immédiatement la terminologie de la généséologie en hen avec le nomos
pour imposer la règle du bien-hénade à partir de quoi l'Intellect peut être dit « nôtre »,
c'est-à-dire par participation au genos rationnel de cette loi « gravée » en nous : « Mais
nous régnons (Baa_A.EUofj.Ev), nous aussi, quand nous sommes en accord avec lui, et
nous pouvons l'être de deux manières, ou bien en possédant cette sorte de caractères
qui sont inscrits en nous comme des lois (V6(J.OLÇ), OU bien quand nous sommes comme
remphs par lui ou que nous pouvons le voir et percevoir sa présence » (V,3[49],4,2).
Comme l'affirmera ensuite Plotin, c'est alors que nous nous connaissons nous-mêmes
et que, selon la terminologie daimonique du Phèdre, « l'âme ouvre ses ailes »1586. Pour un
platonicien orthodoxe, le Socrate de Platon est le paradigme de la forme de vie
supérieure à laquelle les membres donnent une réahté archétypale. C'est pourquoi
Plotin n'hésite pas à parler de lui comme un homme en qui peut se manifester le père
ou l'Intellect « agathoïde », un Intellect « Un », le moyen (qui, pour le néophyte, se
donne d'abord comme simplement de l'ordre de la perception) d'atteindre le roi

1585 Pour Aristote, voir en Annexe.


1586 Enneades, V,3[49], 4,14.

514
LE DIEU DE PLA TON. ESSAI SUR LE DAIMON-.- CRA TE COMME PARADIGME DE LA RATIONALITÉ PLATONICIENNE

(paaiÀeùç) — celui-ci étant le chef de son genos — à partir duquel déjà se dresse une
communauté philosophique, un « nous » (qu£îç) fondateur et sectaire1587.

4.4.6.2 Socrate, toujours au cœur du « KVKAOÇ »

Ce type d'exégèse intégrant un point de vue qui tient compte des mises en scène
tel qu'il sera réalisé par les platoniciens ultérieurs demanderait un travail à part que nous
ne pouvons évidemment pas entreprendre ici. En nous recentrant sur les dialogues de
Platon, nous nous contentons de relever les hens les plus évidents et les plus profonds
entre Socrate comme paradigme royal même de la cité « une » s'envolant vers Héhos au
coeur symbolique même de la mise en scène du cercle (KÛKÂOÇ) OÙ les âmes s'envolent à
travers la colonne ou la caverne « en rond », l'axe autour duquel l'âme se nourrit
d'intelligible dans la République. Nous les abordons plus précisément sous quatre aspects.

Premièrement (1), il faut dire que les rapports religieux d'un paradigme
important d'Athènes avec la présence du « cercle » du Soleil en hen avec la caverne
daimonique comme vortex civique ne sont pas uniques à l'époque. Nous avons en effet
déjà analysé Ylon d'Euripide où Apohon et Creuse s'uniront dans un « KOÎAOÇ », un
« âvxQOv » ou un « \ â a \ i a » au pied de l'Acropole afin de donner naissance au héros
athénien à l'intérieur du heu matriciel et daimonique. Après avoir accouché, Creuse
retournera dans la grotte, déposera Ion dans une corbeille creuse pour ensuite perdre sa
trace au profit du dieu. C'est ensuite Hermès, « le frère d'Apollon et le servant de Zeus
et des daimones »1588, qui, récupérant l'enfant dans cette caverne hermaïque (dont Platon,
rappelons-le, exploite la tonahté urbaine sur le site de l'Académie), l'emmènera à

i*87 Enneades, V,3 [49], 3, 23-45.

515
LE DIEU DE PLA TON. ESSAI SUR LE DAIMON-SOCRA TE COMME PARADIGAŒ DELARA TIONAUTÉ PLATONICIENNE

Delphes pour le présenter comme un don divin de Phoibos à la Pythie. C'est « dans le

cercle parfait d'une corbeille creuse (KoiAqç év àvxirtqyoç EÙXOÔXCO KUKACO) » qu'il livrera

alors l'élu d'Athènes 1589 : « E n faisant tourner son couvercle, j'ouvris la corbeille d'osier

afin que l'on y pût apercevoir l'enfant. Or le char d'Hélios commençant sa course

(L717T£ÙOVXOÇ qAiou KÛKAOJ), la prophétesse de Delphes entrait justement dans le

temple » (Ion, 39-42). À la lumière des hens directs entre l'antre, le daimon et la course du

Soleil sur son char, nul doute qu'Ion est présenté ici sous les traits semblables au

Socrate solaire dans sa « corbeille-KoïAoç », c'est-à-dire comme un daimon civique, un

cadeau patriotique sanctionné par Apollon-Hélios et, comme nous l'avons montré

auparavant, par une série d'images symbohques de l'« à\j.(paA6ç » au cœur du

« KÙKAOÇ »1590. La naissance et le couronnement delphique d'Ion au bénéfice d'Athènes

par Apohon sont perçus plus tard comme une entreprise royale du genos d'Erechtée

pour contrer la stérilité 1591 . Nous avons déjà assez exphqué comment ce genre de

thématique encadre la divinisation généséologique et royale du personnage de Socrate à

Athènes 1592 .

**

Deuxièmement (2), pour comprendre le symbolisme religieux du cercle


d'Apollon-Héhos comme char astral de l'Intehect-Socrate « agathoïde », il faut revenir
sur certains éléments fondamentaux de la légende de Thésée et de la Crète. À l'origine,
Minos était le fils de Lycasle (d'autres disent Astérion) et son frère Sarpédon avec qui il
disputa la couronne. Prenant l'Olympe pour arbitre, Minos demanda aux dieux de leur
fournir un signe évident de prédilection. Poséidon fit apparaître de la mer un taureau
blanc que le nouveau roi plaça dans une étable avant de le sacrifier (certaines sources

1588
Ion, 1 et suiv.
1589 Voir note 1213. Voir A. Motte, op. cit., note 761, p. 196. Platon y fait référence dans YEuthydème, 302c-d.
1590 Sophocle, Œdipe à Colone, 1568-1571; hen entre l'antre et le daimon. Lien entre l'enfantement de
Polyxène et sa mort et de sa disparition du kuklos d'Hélios, dans Euripide, Hécube, 404. Euripide, Ion;
1132; Héhos entraîne ses chevaux vers le point où le point où les flammes se meurent, la Nuit au voile
noir poussant son char qui n'a que deux chevaux de joug et les étoiles escortant la déesse. A. Motte, op.
cit., note 761, p. 196.
15!>
i Au grand dam du serviteur de Creuse en Ion, 808-831.
15'2 Ion, 1551 et 1353 et Andromache, 1031.

516
LE DLEUDE PLATON, ESSAISUR LEDAIMON-SOCRATE COAIALE PARADIGME DE LA RATIONALITÉ PLATONICIENNE

invoquent à l'inverse qu'il refusa de le sacrifier : c'est ce qui engendra la colère du dieu).
Courroucé par le peu d'égard réservé à ce cadeau divin, la légende raconte que le dieu
voulut se venger avec l'aide d'Aphrodite qui avait une rancune à l'endroit des enfants du
Soleil. Or Pasiphaé, la femme de Minos (laquelle, personnifiant l'île, on donne aussi le
nom de « Crète »), qui avait eu avec son mari huit enfants (Glaucos, Deucalion, Catrée,
Androgée, Hécale, Xénodice, Ariane et Phèdre), était justement une fille d'Hélios.
Aphrodite lui inspira une passion sans borne pour le cadeau de Poséidon jusqu'à s'unir
avec lui (par un acte réel ou mythique) pour donner naissance au Minotaure, un homme
à tête de taureau. Comme nous l'avons exphqué à plus d'une reprise, la sanction même
de Thésée comme dieu tutélaire d'Athènes est rehée à ces légendes. Toutefois, nous
n'avons pas insisté sur le fait que toute la sémiotique mythique est directement mise en
rapport avec Apollon-Hélios. Pasiphaé veut dire « toute lumière », Phèdre la « brillante »
et Ariane l'« étoilée ». Ainsi, il y a un culte religieux impliquant, d'un côté, l'émanation
cosmique de la lumière du Soleil et, de l'autre, sous l'égide de Poséidon, une
manifestation d'une mer et d'une Terre qui, avec la figure du Minotaure dévorant les
Athéniens, absorbe, dévore et engloutit la lumière. Il n'y a aucun doute sur le fait que
Platon trouve dans la sanction apolhnienne de la légende de Thésée le symbolisme
religieux de la fondation même de sa conception psychagogique et divine de l'Intehect-
Socrate chevauchant le char astral du Soleil au bénéfice d'Athènes. Une longue tradition
représente Héhos comme étant sous l'emprise du calendrier de Thésée qui réabsorbe
continuellement sept jours et sept nuits : voilà sans doute la véritable réforme
sotériologique réahsée par le héros national qui, par le paradigme pantomimétique qu'il
incarne, reconfigure le cercle du prytanée et le calendrier astral de la cité en sauvant les
sept jeunes hommes et sept jeunes femmes1593. Loin d'être isolée, cette représentation
religieuse est partout en Mésopotamie, chez les Summeriens, les Perses et les Égyptiens.
Dans l'Avesta, les écritures sacrées zoroastriennes des anciens Barbares, Mithra, tel
Thésée, sera l'esprit ordonnateur du cosmos et un dieu de lumière qui chevauche le
Soleil et agit à partir de lui pour intervenir sur les mortels. Un peu comme l'« Héraclès

1593 Chaque jour étant aussi relié à l'une des sept planètes et aux noms des dieux.

517
LE DLEU DE PLATON. ESSAI SUR LEDAIMON-SOCRATE COMAIE PARADIGALEDE LA RATIONALITÉ PLATONICIENNE

athénien », il me le Taureau divin et, de l'ouverture de son flanc avec son épée, transfert
la force fécondante de l'animal au territoire, du blé, du sang, de la vigne, etc., qui sont
bénéfique aux hommes — profond symbolisme héhocentrique qui est encore
aujourd'hui la fondation même de la corrida espagnole, du sacrifice de l'animal et du
repas qui s'ensuit où la tendre viande se mange avec du pain et du vin. Après avoir
conquis l'Assyrie au VII e et Babylone au VIe siècle av. J.-C, Mithra est considéré
comme le dieu du Soleil. Nous savons que les Grecs d'Asie Mineure identifièrent ce
dieu à Héhos et influenceront le Bas-Empire romain. Disposant d'une relation
millénaire, les rapports de force entre l'homme et le taureau (l'énorme aurochs, le Bos
primigenius et son descendant, le Bos Taurus) sont représentés dès la préhistoire dans les
dessins des cavernes paléolithiques et néolithiques. L'Ancien Testament et le Coran
mentionnent le « Veau d'Or », terme impropre et péjoratif, qui est un autre exemple de
la présence du taureau (dans la cité d'Ougarit, « Baal Iglu » — de même que « Thor » —
signifie taureau et ce nom en hébreu est utilisé pour désigner le Veau d'Or). En Assyrie,
les grands taureaux à tête d'homme coiffé de tiares comme les souverains et les pontifes
sont pourvus de grandes ailes. Ainsi, c'est la constellation du Taureau qui marque l'Ère
au temps de Thésée dont le symbohsme mythique est omniprésent chez les grands
paradigmes royaux et héros ancestraux. En d'autres termes, on constate que les
religions se complètent et l'on observe la tauroctonie constellaire tant chez Persée pour
la cité de Tarsus et les Perses, que chez Héraclès pour les Thébains que Mithra pour les
Romains1594. Ces dieux sont considérés chacun à leur manière comme des êtres
tutélaires si puissants que, selon leurs citoyens, ils occupent le char astral d'Hélios-
Apollon pour transformer l'ordre même du cosmos. Ainsi, à l'échelle « locale », nous
avons vu que Thésée, l'« Héraclès athénien » et, ensuite, Socrate incarnent à différents
niveaux et chacun à leur manière une régénération anthropogonique, pohtogonique et
cosmogonique d'Athènes.

Avant de poursuivre, il faut insister sur le fait que ce que l'on a appelé « le mythe
de la tauroctonie lunaire » constitutive du mithraïsme et de l'interprétation

1594 Pour D. Ulansey, The Origns of the Mithraïc, New York, Oxford Universty Press, 1989, p. 42-4 et 87,
Persée est l'origine de Mithra.

518
—g DLEU D E PLA TON. ESSAI SUR LE DAIMON-SOCRA TE COMME PARADIGME DELARA TIONALITÉ PLA TONICIENNE

platonicienne de l'Antre des Nymphes de Porphyre ne peut être transposé tel quel au
mythe tauroctonique de Thésée. Force est de constater que les sources sont peu
loquaces et qu'on ne peut extrapoler des rapports à partir de textes ou de vagues
rapports iconographiques — ce qui ne veut pas dire pour autant que les textes de
Platon ne fourniraient pas une perspective sur certains éléments tauroctoniques
présents durant son époque. C'est la raison pour laquelle nous proposons en deux
points un premier dossier platonicien sur la tauroctonie de Thésée durant l'Athènes
classique dont — il faut le souligner — les perspectives demeurent entièrement
ouvertes et qui exigerait un travail à part. Nous pourrons peut-être alors mieux
comprendre pourquoi Platon peut exphquer sans longue précision et suggérer
fortement dans ses dialogues que l'Intellect-Socrate chevauche Héhos tel un char au-
dessus du vortex de lumière.

Tout d'abord (a), on peut penser que la démiurgie de Thésée et même celle du
Socrate solaire ont contribué à l'hellénisation de certaines conceptions psychagogiques
ultérieures, dont celle de Mithra. Il est clair que celui-ci est assimilé au démiurge du
Timée et lorsque Porphyre fait ces rapprochements dans son Antre des Nymphes, l'on sait
que les concepts du platonisme y ont déjà joué un rôle important. C'est pourquoi dès
Numénius, l'âme, si elle n'a pas créé le monde, en est le « poète » (rcoiqxqç)
responsable1595. En exposant le mithraïsme, Numénius, d'ailleurs, calque le Timée où le
premier démiurge commande l'ensemble de la réahté en circulant dans le Ciel comme le
Soleil lui-même et, en complément du Cratyle et de la République, ajoute qu'il incarne le
législateur nomothète qui « plante, distribue, transplante en chacun de nous les
semences qui ont été semées d'abord par le premier dieu »1596. Selon lui, le Soleil est le
rejeton (Èyyovov) du bien et le second démiurge en est l'imitateur. Ces divinités sont
considérées chacune comme un daimon de l'air lumineux émanant du Soleil-démiurge.
Selon Diogène Laërce, la fonction démiurgique du feu de l'astre qui permet aussi la

1595 Porphyre, Antre des Nymphes, 6. R. Turcan, Mithras Platonicum. Recherches sur l'hellénisation philosophique de
Mithra, Leiden, E J . Brill, 1975, p. 102.
1596 R Turcan, op.cit., note 1595, p. 79. Les semailles du Timée tournent autour de ces représentations
religieuses auquel fera aussi écho Cicéron (De legibus, II, 24).

519
LE DIEU DE PLA TON. ESSAI SUR IE DAIMON -SOCRA TE COMME PARADIGME DELARA TIONALITÉ PLA TONICIENNE

génération des hommes remonte même à Parménide1597. D'Anaxagore à Apulée, Héhos


est qualifié de « générateur des dieux » et de « père de toute chose » — titre que mérite
le démiurge du Timée1596. A l'intérieur de ce contexte général, on peut croire que
l'influence de la philosophie a forcé l'identification de Mithra et des autres héros
tutélaires au démiurge et au cosmokrator. Sans prétendre qu'il a influencé toutes les
facettes du mithraïsrne, le platonisme et même — à condition de comprendre le rôle de
son double mimétique — le socratisme ont contribué à son hehénisation
démiurgique1599.
En tout état de cause, ce contexte philosophique est précédé par des faits
religieux plus troublants et, surtout, plus concrets. On retrouve en effet au sommet de
l'Acropole l'Athéna Nikè qui, avant même la légende de Thésée et du Minotaure,
sacrifie le Taureau sur une balustrade. Son expression faciale ressemblant à celle de
Mithra, F. Cumont a affirmé qu'elle aurait même pu servir de modèle au créateur du
type Mithraïque, un sculpteur de l'école de Pergame. Nous croyons qu'il faut être
prudent face à ce type de rapprochement. Il est en tout cas impensable de ne pas
constater la proximité de la représentation de la déesse avec celle du héros Thésée qui,
pratiquement à la même période, a certainement contribué d'une manière ou d'une
autre à la formation et aux variantes du sacrifice du Taureau à Athènes1600. D'une
manière conforme à la déesse fondatrice qui agit toujours avant tout pour les citoyens,
la tauroctonie légendaire de l'Héraclès athénien n'est pas offerte aux dieux, mais est
accomphe en faveur des hommes, par un acte de création, un sacrifice qui fonde le
monde au bénéfice de l'État. Ainsi, bien avant Mithra, le mythe de Thésée et de

is' 7 Vie de Parménide, 21-22.


15" Timée, 28c. Relevé par R. Turcan, op.cit., note 1595, p. 11, au sujet d'Anaxagore, Sophocle, et le pseudo
Aristote dans De plantis, 817a. Dans l'Ane d'or, Apulée reprend l'image en affirmant que Lucius peut faire
comme les héros qui l'ont précédé et éclairer le Soleil, gouverner l'espace, et faire bouger les étoiles sous
ses ordres (Métamorphoses, 11.25).
1599 R Turcan, op.cit., note 1595, p. 11-4. L'équivalent de Mithra, pour les Perses, est Persée. Voir D. Ulansey,
op. cit., note 1594, p. 29, qui remarque que le héros est reconnu pour être né dans une caverne (comme
Ion dans sa corbeille et Socrate), il est le gardien du feu céleste pour les hommes, le médiateur. Bien que
les simihtudes entre ces différents cultes issus de la même période et s'étalant sur plusieurs siècles sont
persistantes, nous pensons que la piste de la Tauroctonie grecque comme nous la trouvons dans la
légende de Thésée est, à elle seule, un sérieux indice. Ainsi, nous laissons de côté la question de savoir si
les doctrines de sources iraniennes avaient déjà influencé l'ancienne Académie (cette approche est celle
de R. Turcan, op. cit., note 1595, p. X.).

520
LE DIEU DE PLATON. ESSAI SUR LEDAIMON-SOCRATE COMME PARADIGAIE DE LA RATIONALITÉ PLATONICIENNE

l'immolation du Taureau faisait référence à un profond symbohsme religieux dont nous


n'avons pas encore pris toute la mesure. R. Turcan affirme que, bien après encore, Stace
(86-7) écrit sa Thébaïde en faisant probablement une correspondance entre Mithra qui
dompte le Taureau et, peut-être son précurseur, le corps à corps de Thésée avec le
Minotaure1601.
En second heu (b), une autre pièce au dossier incomplet de la tauroctonie de
Thésée à l'époque classique provient de Platon. Dans le Politique, l'étranger d'Athènes
affirme qu'à côté des êtres ailés, la science politique du paradigme royal représenté par
le philosophe appartient à la catégorie du cocher qui tient les rênes du pastorat de la
génération des êtres vivants dépourvus de cornes (xfjç àKEQàxou)1602. Cette observation est
la conclusion d'un développement où Platon, d'une manière bizarre, juge nécessaire de
préciser que la génération croisée entre l'homme et le bœuf est impossible1603 : la technè
du roi-philosophe est celle « du pastorat des animaux dont la reproduction ne peut
résulter d'un croisement entre espèces » (Politique, 267b). On voit qu'en mortaise, le
philosophe cherche à dénoncer le fait que le gouvernement de la cité n'a rien à voir
avec le fait de « commander à un boeuf »1604. À travers ces raisonnements étonnants qui
n'ont pas été suffisamment analysés des commentateurs de Platon, le Politique cherche à

1600
R. Turcan, op.cit., note 1595, p. 50 et D. Ulansey, op. cit., note 1594, p. 30.
1601
R. Turcan, op.cit., note 1595, p. 129. Si l'on s'attarde plus précisément au culte de Mithra qui possède
certains parallèles avec le mythe de la caverne de Thésée, il faut dire qu'il s'exerce dans des grottes
naturelles nommées mithroea (au singulier, mithroeum) dans laquelle on distingue trois parties : 1)
l'antichambre; 2) le speloeum ou spelunca, une salle rectangulaire construite dans la grotte où se trouvait
deux banquettes pour les repas sacrés et où l'on voyait les décorations de peintures sur les murs, et; 3) le
fond de la caverne où l'on trouvait le sanctuaire comme tel, c'est-à-dire l'autel ou l'image, peinture, bas-
relief ou statue de Mithra donnant la mort au Taureau comme un toreador. Selon la légende, le dieu
(parfois vêtu d'une cape représentant le Ciel étoile) le porte sur ses épaules selon une transition qui est
sans aucun doute l'équivalent de la traversée du vortex cosmique où, à la fin de la catabase, un corbeau
envoyé par le Soleil lui annonce qu'il doit accomplir le sacrifice. L'iconographie recoupe sur certains
aspects l'usage mythique que faisaient les Athéniens au sujet du Roi Thésée, les Égyptiens, et ce qu'en
faisait Platon avec le Roi-Socrate et le sacre de son genos dans ses dialogues. A côté du sacrifice de
fécondité apparaissent aussi parfois un lion et une coupe — qui est, quant à elle, également présente sous
la forme du Léthée. Un peu comme dans le mythe de la caverne du hvre VII, cette image est celle d'une
grotte représentant le cosmos et qui est encadrée par des porteurs de torches nommés Cautès et
Cautopatès. O n trouve même dans cette fosse des piédestaux tournants qui peuvent montrer et cacher
alternativement l'image divine de la statue royale du Taureau-Soleil aux fidèles. Tertulhen parle de ce rite
mithriaque de tauroctonie comme celui de l'« initiation du Soldat ». Inutile de dire à quel point ces images
où le candidat est ensuite « baptisé » par une couronne du « père Mithra » invoque la généséologie royale
des gardiens et philosophies-rois sculptée par Socrate dans la Répubique de Platon.
1602
Poitique, 266e-267b.
1603
Poitique, 265d-266d.

521
LE DIEU DE PLA TON. ESSAI SUR LE DAIMON-SOCRA TE COMALE PARADIGAŒ DELARA TIONAUTÉ PLA TONICIENNE

distinguer l'âge nouveau de la technique démiurgique de la philosophie de l'ancien, celui


où l'élevage des troupeaux de différents genres était confu : « Nous avons divisé la
technique de l'élevage des troupeaux en faisant intervenir ces distinctions : animaux qui
marchent et ne volent pas, animaux dont les espèces ne peuvent être croisées et
animaux dépourvus de cornes. En usant à peu près des mêmes distinctions, nous
aurions pareillement embrassé dans une même définition la technique qui s'occupe d'un
troupeau de la période actuelle et cehe du temps de Kronos » (Politique, 276a). Nul
doute que ce sont les dirigeants politiques de toutes sortes qui, comme le modèle
athénien Thésée (ou Athéna), confondent les différentes technè se rapportant au bœuf et
à l'être humain, dans le fait « de le dompter et de le nourrir » qui est dénoncé ici1605.
Dans les Lois, il est dit encore que Kronos a placé les daimones supérieurs aux hommes à
la tête de la cité pour en prendre soin1606. Si ce modèle est un mortel, un oligarque, un
démocrate, il exerce un gouvernement inadéquat1607. Ces passages peuvent peut-être
être mis en rapport avec la République, où on nous indique que les hommes qui ne sont
pas bien gouvernés agissent comme du bétail qui, le regard tourné vers le bas, penchés
vers le sol, ils pâturent de table en table, s'engraissent, copiaient et, emportés par leur
insatiabilité, « s'encornent mutuellement »1608.

Ces indications forment sans doute une trame symbolique implicite immergée
dans le contexte athénien d'un Thésée domptant le bœuf sacré. Ce n'est peut-être que
dans le prologue du Phédon que Platon fait explicitement de Socrate et les membres de
son genos les démiurges d'une nouvelle science politique athénienne face à la légende de
Thésée et du Minotaure1609. Même si le puzzle de la tauroctonie est incomplet, on peut
toutefois certifier à l'aide de ces quelques affirmations que Platon prend manifestement

1604 P_%«.,261det268a.
i 605 « La chose est claire : si dans notre argument nous avions eu de la sorte recours à cette dénomination "la
technique qui s'occupe d'un troupeau", jamis il ne n o u s serait arrivé d'entendre les gens nous objecter
qu'il n'y a absolument rien qui puisse être considéré c o m m e soin, de la m ê m e façon qu'alors o n nous
objecta chez n o u s aucune technique qui puisse être qualifiés à b o n droit de technique de "nourriture", et
que, s'il en avait u n e , b e a u c o u p d ' h o m m e s y pourraient prétendre avant n ' i m p o r t e quel roi et avec plus
de raison » (Poitique, 276b).
i 606 Lois, IV, 713c.
m l
L-M,IV,713e-714b.
1608
Répubique, IX, 586a-b. Voir aussi Gorgias, 516a et Phitebe, 67b.
1609
Cratyle, 393b-c; 394d et Philèbe, 15a.

522
LE DIEU DE PLATON. ESSAI SUR LEDAIMON-SOCRATE COMME PARADIGME DE LA RATIONALITÉ PLATONICIENNE

ses distances face au symbohsme du bovidé. En d'autres termes, le pastorat divinatoire


de la naissance, de la réincarnation et de la divinisation des âmes civiques sous les
ouvertures sublunaires du « OÛVÔEOUOÇ » n'a plus rien à voir avec l'activité croisée et
constellaire d'un Thésée et ses hens avec le Taureau, mais se conçoit à partir d'une
génération pneumatique pure des âmes à partir du nouveau modèle intelligible proposé
par Platon occupant Héhos comme un char astral1610. Ainsi, la tauroctonie et le
symbohsme politique de ses modèles héroïques passéistes apparaissent dans les
dialogues comme étant déjà réformés par Platon : c'est pourquoi les détails de la légende
de Thésée, du prytanée et du Minotaure ne sont pas exposés, mais forment plutôt le
point d'éloignement de sa philosophie et de la question du commandement de
l'Intellect-Socrate comme char astral « agathoïde » et « héhocentrique » au bénéfice de la
cité1611.

Ainsi, même si l'état actuel des recherches ne nous permet pas encore de
connaître l'origine de la reconfiguration des calendriers religieux et astraux par le mythe
de Thésée et du Minotaure, le réseau métaphysique du logos de Socrate et de la
philosophie de Platon prend sa source dans les schemes religieux de l'Athènes classique
et de son dieu tutélaire. Les explications du Timée et des Lois de Platon sur l'Intellect
démiurgique séparé en vue du bien de l'âme prodigieuse du philosophe qui agit par
procession sur le char astral par une « poussée » lumineuse et intelligible est d'emblée
une réforme généséologique de la représentation anthropomorphique commune du
Thésée « solaire » — peu importe son origine, ses formes religieuses et cultuelles à

i610 Au chant VI de fÉnéide, selon une frseque platonicienne, Virgile n'hésite pas à comparer le peuple
inombrable des âmes comme un vol autour du Léthée avant leur réincarnation.
"H Le sacrifice du Taureau par Thésée invoque pour les Athéniens tout un contexte religieux d'un
changement royal à différents niveaux dont les actions et tractions démiurgiques et pantomimétiques au
cœur du « cercle » du prytanée relié à Apollon-Hélios par le « cosmos labyrinthique » modélisent une
daimonologie nomothétique dont nous ne comprenons pas encore tous les mécanismes, mais dont la
force fécondante se réahse par l'ouverture sacrée du flanc du Taureau, ensemençant ainsi la Lune et les
âmes des citoyens qui, par parenté généséologique des fêtes des Theseia du dieu tutélaire, s'y
« nourrissent » comme des gardiens pour garantir leur immortalité. Ces rapports généraux entre les
cornes du Taureau et l'antre mystique s'observent dès Homère (Iiade, XXTV, 81). h'Odyssée invoque
même deux portes pour les rêves des mortels : « L'une est fermée de cornes; l'autre est fermée d'ivoire;
quand un songe nous vient par l'ivoire scié, ce n'est que tromperies, simple ivraie de paroles, ceux que
laissent passer la corne bien pohe nous cornent le succès du mortel qui les voit» (Odyssée, XIX, 563-4).
Chez Plutarque, les « cornes du Taureau » sont présentes autour de Thésée lorsqu'il accomplit le premier
rituel de la danse de la grue sur l'île (Thésée, chap. 21 et 27).

523
LE DIEU DE PLATON. ESSAI SUR LEDAIMON-SOCRATE COAIAIE PARADIGME DE LA RATIONALITÉ PLATONICIENNE

Athènes — comme « modèle-/0r<?W<?r du Minotaure ». Si l'on ajoute les mises en scène


du mythe de la caverne où l'Intellect- Socrate s'envole vers Héhos dans le Phédon et de la
République, le tableau est complet. Car nous savons que, comme celle du philosophe, la
fin symbohque de Mithra se termine par un banquet divin — que l'on peut rapprocher
à certains égards de l'eucharistie du christianisme — où Apohon-Héhos l'emmène sur
son char pour l'accueillir au Ciel et pour laisser aux mortels l'espoir d'une vie au-delà de
la mort. Ce panorama se jette sur le fond où, aux côtés du voyage catabasique de
Thésée dans les « heux caverneux » de l'Hadès et du triomphe sur le labyrinthe crétois, il
vainc le Minotaure. D'ailleurs, « Aàua » veut dire « aligner » en grec, « ranger comme
une me », « un long couloir », « une galerie », « un long corridor », et « Àaf3ÛQOç »
désigne l'« enfoncement », le « creux », la « grotte », la « caverne »1612. Ceci s'inscrit non
seulement avec le fond culturel, social et religieux de Platon lorsqu'il dresse brièvement
ses mises en scène des dialogues, mais aussi avec les contacts qu'il a dû faire avec les
autres cultures de la Méditerranée lors de ses voyages à l'étranger et, en particulier, en
Egypte1613. Ainsi, le symbohsme religieux de la régénération civique d'Athènes sous

16.2
Comme nous l'avons déjà indiqué, nous n'abordons pas ici la thématique constellaire qui est sans doute à
l'origine de la légende de Thésée et du Minotaure durant l'Ère du taureau et qui demanderait un travail à
part. La complexité est telle que, dans l'état actuel des choses, les commentateurs ne peuvent que
suggérer cette avenue : «Le Minotaure porte, au témoignage de Pausanias, le nom d'Astérios. Or le
même nom est attribué au roi de Crète auquel Zeus donne pour légitime épouse Europe, avec ses
enfants. Cette aura astrale du taureau et de l'époux royal est-elle nécessairement une invention tardive? Si
Thésée a tué le taureau de Minos dans la maison de labrys, et si cette maison a pour reflet céleste la
hache de la constellation d'Orion, le mythe a sa logique astrale : Thésée aurait sacrifié le taureau comme
Orion qui élimine dans le ciel estival la domination du taureau printanier. Les représentations anciennes
du taureau crétois ne sont-elles pas en outre associées à des symboles solaires? » (R. Triomphe, Le ion, la
vierge et le miel, Paris, Les Belles Lettres, 1989, p. 179).
16.3
L'on sait en effet que, dans la ville de Memphis, le culte du dieu égyptien Apis est attribué au premier
Pharaon vers 3000 ans av. J.-C. qui porte le Soleil rouge entre ses cornes et symbolise la magnificence
des dieux. Il était représenté sous la forme d'un taureau noir sur lequel se trouvait une tache blanche
triangulaire sur le front et un croissant de Lune sur le flanc droit. Un peu comme pour les Grecs et pour
le Mithraïsme, le Taureau-Soleil est toujours ici le triangle purificateur qui ensemence la Lune, c'est-à-dire
le flanc de l'animal d'où sortiront les puissances fécondantes d'agriculture pour les hommes. Symbole de
force et de fécondité, Apis est associé à Ptah et à Rê, dont la présence iconographique est située entre les
cornes du Taureau, puis à Osiris comme dieu funéraire. Les funérailles du Taureau Apis étaient célébrées
dans le faste et avec des processions. Une fois embaumé, celui-ci était déposé dans un caveau funéraire
puis les prêtres recherchaient le successeur de l'animal défunt avant de l'introniser comme nouvel Apis.
Dans les monuments funéraires de l'époque jusqu'à l'Antiquité, on retrouve des sculptures et des scènes
de chasses rituelles où il apparaît. Les reproductions de taureaux trouvées à l'intérieur des tombeaux de la
vallée de Rois des Nécropoles de Saqqarah. A l'opposé de ce que l'on croit le plus souvent, ces
thématiques religieuses communes entre les Grecs et l'Egypte ne se trouvent pas uniquement dans la
fusion ultérieure du Zeus-Amon muni de cornes de taureau et institué par Alexandre Le Grand, mais

524
LE DŒUDE PLATON. ESSAISUR Z_ DAIMON-SOCRATECOMME PARADIGME DE LA RATIONALITÉ PLATONICIENNE

l'égide astrale du « roi-Soleil Socrate » (élu lui-même de son vivant par l'oracle d'Apoilon-
Héhos et bénéficiant d'un tombeau-prytanée au cœur de la cité) comme elle avait été
accomphe par Thésée toréador d'Hélios dans les cavernes d'Hadès est un fait qui, s'il est
loin d'être isolé chez tous les peuples durant l'Ère du Taureau, est toutefois susceptible
d'une impiété extrême.
La rationalité et la métaphysique propres de la philosophie se développent aussi
à partir d'un discours mythique qui suggère que parler avec Socrate, c'est en quelque
sorte parler avec Héhos, c'est voir avec une lumière intelligible. Pour Platon, le Soleil, la Lune
et les cinq autres planètes ne sont pas seulement des symboles de rationalité, mais,
puisqu'elles bougent selon un mouvement circulaire et parfait, sont des êtres divins et
rationnels comme nos yeux peuvent les appréhender 1614 . Ainsi, la rationalité telle que
l'enseigne Socrate n'est rien de moins que divine et, à vrai dire, provient des étoiles et,
en particulier, d'Hélios qui tournent selon cette motion circulaire1615. Somme toute, la
mimesis typique au sokratikoi logoi correspondrait à un acte lumineux de ce principe face
auquel l'âme doit se préparer et être réceptive1616. V. Cousin a déjà affirmé dans ce
contexte que Platon reprend les idées générales de son époque selon lesquelles la Lune
reçoit la lumière du Soleil et qu'il ne faut point s'en troubler1617. Dans les Suppliantes
d'Euripide, par exemple, les feux dont rayonne le char du Soleil traversant le Ciel est le
flambeau de la Lune1618. L'idée d'équilibrer « les deux attelages d'Hélios et de la Lune »
ensemble remonte à Phidias : avec le Socrate solaire, la rationalité platonicienne exploite
donc des concepts bien connus sur lesquels il n'a pas besoin d'insister1619. Chez Platon,
la métaphysique est d'abord réglée dans la perspective où le roi-philosophe est le
nouveau paradigme qui commande les âmes par sa lumière intelligible. Elle nous est

peuvent être justement repérées dans la période la plus reculée de l'histoire d'Athènes et dans ses
rapports anarchiques avec la Crète et ses fresques qui célèbrent les fêtes taurines.
i" 4 Timée, 34a; 46e-47b et 40a-b.
i" 5 Timée, 47b-c.
i" 6 Porphyre mentionne dans l'Antre des Nymphes, 26, que l'on ne peut pas entrer dans les temples quand le
Soleil incline au midi et que, d'ailleurs tout seuil est sacré et, comme Socrate l'affirme avant son envolée
paradigmatique au-dessus des grottes dans le Phédon et son passage vers la mort, on doit se taire
lorsqu'on le franchit.
16,7
V. Cousin, p. 446. Aétius, Opinions, II, XXVTI, 5, affirme que Thaïes était le premier à dire que la Lune
est éclairée par le Soleil.
1618
Suppiantes, 990.

525 "
LE DLEU DE PLATON. ESSAI SUR LEDAIMON-SOCRATE COMME PARADIGME DE LA RATIONALITÉ PLATONICIENNE

même montrée dans certaines mises en scène qui, dans le corpus, présentent une
profonde daimonologie cherchant à faire des distinctions entre le supralunaire et le
sublunaire du cosmos. À ce titre, on peut penser que Socrate est l'expression même de
la lumière intelligible qui traverse le Soleil apolhnien et la voûte céleste en éclairant la
Lune et la Terre d'une autre façon1620. Il faut rappeler en effet que c'est le premier
démiurge, expression mimétique de Socrate, qui implante la semence philosophique des
âmes et leurs « OÛVÔEOLIOI » lors de l'incarnation sur la Terre, sur l'instrument du temps
et sur la Lune dans le Timée1621. C'est lui qui, par son activité daimonique, féconde et
donne naissance au scheme d'une parenté avec l'Intellect au-delà des astres et de la
Lune dans l'âme préexistante et celle dans le corps sublunaire pour façonner le Tout qui
est en réahté unifié par l'Éros-Socrate du Banquet. Cette daimonologie y est complétée
par Aristophane qui affirme que le mâle est un rejeton du Soleil, la femelle un rejeton
de la Terre, et la Lune un genre qui participe des deux1622. On perçoit aussi par ailleurs
le même scheme général de Plutarque selon lequel certaines âmes pourvues d'un certain
Intellect — faisant encore une fois immédiatement penser à Socrate — peuvent à leur
tour parvenir au Soleil, le principe viril (âoQqv) en séparant l'Intellect de sa matière
lunaire plus tempérée1623. Comme les interlocuteurs et les gardiens du genos de Socrate,
la Lune et les âmes qui l'habitent reçoivent d'Hélios le sperme de l'intelligence.

Ces éléments laissent poindre une certaine mise en scène sur laquelle Platon
n'est pas obhgé d'insister : le daimon-Socrate agit sur la Lune ou la « la Terre du milieu »
et commande la genesis au bénéfice des âmes d'Athènes par un logos nomothétique
distinct des modèles ancestraux. Nous avons vu que cette perspective n'est pas le
propre de la secte de Pythagore, mais doit être aussi attribuée à celle de Trophonios de
Lébadée et, à certains égards, se trouve à l'intérieur de la religion grecque en général.
L'on se souvient bien sûr qu'en « s'envolant vers le char Héhos » et en occupant le

i" 9 R. Turcan, op.cit., note 1595, p. 52.


1620 Phédon, 109e et Répubique, X, 616b.
1621
Timée, 42d. Voir aussi Plotin, Enneades II [2,1,5,17].
,622
Banquet, 190b. Voir aussi Timée, 41d-e.
1623
De facie orbe lunae, 945c. Voir Banquet, 181c et 190b. Le Soleil est un signe royal de souveraineté jusqu'à
l'époque romaine tardive. Voir P.-M. Martin, « Le Soleil comme agent de souveraineté », dans Les astres.

526
LE DLEUDE PLATON. ESSAISUR LEDAIMON-SOCRATE COMME PARADIGME DE LA RATIONALITÉ PLATONICIENNE

centre du cercle de la « corbeille-KOÏÀoç », les Nuées d'Aristophane présentent un daimon-


Socrate face auquel Strepsiade se sent obhgé de faire ce genre de libation. Ainsi, l'on
comprend mieux pourquoi l'unité scénique de la comédie montre le maître ainsi,
puisqu'en affirmant que sa pensée s'envole autour d'Hélios pour accompagner sa
course circulaire, il chevauche en quelque sorte la genesis des âmes à l'intérieur de la
Lune. Par sa réforme civique et religieuse, le Socrate platonicien s'envole aussi au cœur
du « KÛKAOÇ » vers Hélios-Apollon en regardant les réalités de haut, les vortex doubles
en chiasme, les cavernes et les échanges pneumatiques des âmes et des générations
matérielles. C'est précisément par ce chant du logos que les disciples accompliront une
catabase qui, comme nous l'avions indiqué au premier chapitre, permettra à leur âme de
« naître » comme un météore lunaire dans ces heux éthérés.

***

Troisièmement (3), toujours sous l'égide de la première démiurgie du Timée qui


émane du cercle de l'Intellect-Socrate, on peut constater dans le récit atiante du Critias
de Platon d'autres indices qui permettent de faire des hens religieux importants de l'âme
« circulaire » supérieure avec le Soleil royal. La philosophie semble encore vouloir se
distinguer par sa réforme de la tauroctonie qui est présente et mêlée à une généséologie
des origines. L'on se souvient en effet que le Timée insistait sur le fait que Critias
possède le genos philosophique de Socrate dont un arrière-grand-père nommé Dropide a
des hens de parenté avec Solon. Or il est reconnu de tous à l'époque que Platon est lui-
même «l'un des descendants de Solon et de Poséidon» 1624 . C'est donc a un
« brouillage » généséologique réunissant sous un même éclairage Poséidon, le père divin
de Thésée, Solon, Critias comme membre de la famille de Platon et le genos démiurgique
de Socrate qui est donc ici mis de l'avant1625. Ce scheme renoue partiellement avec
Poséidon tout en présentant les élections royales de l'Adantide aux allures
tauroctoniques. Il est inutile de relever combien ce symbohsme touche de près Thésée

Actes du colloque international de Montpelier, 23-25 mars 1995, T o m e I , Paris, 1996. D a n s le Critias, 114a,
l'engendrement des mâles se fait par les vortex d'eau chaude et d'eau froide.
i« 4 Vie de Platon, 1.
•625 Timée, 23b.

527
L E D Œ U D E PLATON. ESSAI SUR LEDAIMON-SOCRATE COMAŒPARADIGAIEDELA RATIONALITÉ PLATONICIENNE

— qui est d'ailleurs cité dans le Critias1™ —, le Taureau étant un cadeau de Poséidon.
L'on connaît ensuite l'histoire : après le Poséidon-Taureau, c'est le Zeus-Taureau qui
entre en scène en s'unissant à Pasiphaé qui engendrera le Minotaure.
Ces images mythiques se mêlent à celles du Critias pour exphquer la royauté
atlante. L'Acropole d'Athènes est le résultat d'un vortex d'eau qui, venant du haut,
coulait jusqu'au fond de la mer dont il ne reste que des cercles épars1627. De son côté,
Poséidon-démiurge, comme sur un tour de potier, forma une île, l'Atlantide, autour de
laquelle il y a des formes concentriques de terre et d'eau : il s'agit, à n'en pas douter,
d'une version de l'île des bienheureux « inaccessible aux humains » où habitent les êtres
supérieurs et les daimones162*. Selon une représentation divine qui rappelle celle des
gardiens de la République autour des vortex caverneux, ces cercles sont en réahté des
remparts circulaires de gardiens1629. Il n'y a toutefois que les rois qui ont été engendrés
par Poséidon qui occupent l'Acropole1630. Des colonnes d'eaux tempérées se trouvent à
l'intérieur du sanctuaire de Poséidon, ainsi que sa statue sur son char attelé de six
chevaux ailés. Selon une iconographie similaire au contexte athénien du prytanée et au
char astral d'Hélios-Apollon, l'île centrale contient un hippodrome où se trouvent des
chevaux en cercle1631. Ces descriptions veulent rendre compte d'un heu civique au plus
près du divin, mais dont les choix ont engendré la perte des citoyens de l'Atlantide.
Malheureusement, le Critias est inachevé : nous ne saurons jamais quelles en furent les
conclusions finales. Chose certaine, la tauroctonie joue toujours un rôle à l'intérieur de
ces lignes, en particulier lorsque les dix rois et daimones supérieurs doivent rendre
justice :

i626
Critias, 110b.
i'27 Critias, lllb-112d.
,628
Critias, 113d. Comme l'a bien remarqué R. Triomphe, op. cit., note 1612, p. 37, la race royale présente ici
un âge d'or « Les Telchines métallurgistes de Céos invoquent le thème cosmologique et timorique de la
dégradation des métaux, manifesté dans l'Atlantide par les revêtement métalliques des enceintes
concentriques : en s'éloignant du centre (du temple de Poséidon vers les nurs extérieurs), on passe de l'or
(royal et divin) au bronze (et aux demeures du peuple...), et cette sructure annonce celle du temps ».
■629 Critias, 117e.
i"° Critias, 116a et e.
i«i Critias, 116e-117c.

528
LE DLEU DE PLATON. ESSAI SUR LEDAIMON-SOCRATE COAIME PARADIGME DE LA RATIONALITÉ PLATONICIENNE

« Or lorsqu'ils devaient rendre la justice, ils commençaient par se donner


mutuellement des gages de bonne foi de la façon que voici. Après que des
taureaux eurent été lâchés dans l'enclos de Poséidon, les dix rois, qui étaient
restés seuls, priaient d'abord le dieu de leur faire capturer la victime qui lui serait
agréable, puis ils se mettaient en chasse sans armes de fer, avec des épieux et des
filets. Ensuite, celui des taureaux qu'ils capturaient, ils le menaient vers la
colonne au sommet de laquelle ils égorgeaient pour que le sang coule sur
l'inscription. Sur la colonne, il y avait, outre les lois, un serment qui vouait aux
pires malheurs ceux qui les violeraient » (Critias, 119d-e [trad. L. Brisson]).

L'aspect général de cette corrida primitive est probablement inspiré de celle de la


Crète archaïque. Rappelant entre autres les contours du vortex platonicien à l'intérieur
duquel la justice idéale se réahse pour la politeia, la colonne divine incarne ici le rapport
même de la justice et du serment atlante. Rendre justice est ici inséparable d'une sanction
royale généalogique et nomothétique par le sang, une imprécation sacrificielle du bovin
qui implique toute la cité. Sous une forme complètement différente, les Bouphonies
d'Athènes renvoyaient encore au meurtre du taureau au bénéfice de tous les citoyens
qui, par cet acte, sont absous grâce au jugement rendu au cercle sacré du prytanée fondé
par Thésée 1632 . Les sacrificateurs divins du taureau invoqués ici semblent être une

Les Bouphonies ont lieues le 14 du mois de Sciphorion pendant les Dipolies (Antiphon, II, Première
Tétralogie, d8). Situées à la fin du printemps, en juin, ces fêtes reproduisent le procès de Sopatros (ou
Diomos) qui avait tué un bœuf parce que celui-ci avait mangé des offrandes destinés aux dieux. Le
meurtre du bovin étant considéré comme impie à l'époque, le meurtrier s'exila et l'on racontait que
l'Attique fut frappé de sécheresse jusqu'à ce que, grâce à un oracle, la cité accepte d'admettre Sopatros
comme citoyen pour l'absoudre — lui et sa hache. Dans son traité De l'abstinence de la chaire des animaux,
11.29-30, Porphyre prend Théophraste comme témoin qui rapporte que des gâteaux au miel étaient
déposés sur l'autel de Zeus pour faire tourner des boeufs autour. Quand l'un des bœufs s'approchait de
l'autel et dévorait les offrandes, il était immédiatement abattu, égorgé et dépecé pour être mangé lors
d'un banquet et ensuite empaillé sur l'autel de Zeus Poheus. Trois familles sacerdotales étaient chargées
des différentes étapes du rite : les boutypoï (pouxûnoi/les frappeurs de bœuf) qui descendraient de
Sopatros; les centriades (vc-v-çuiôai/les meneurs de bœufs) qui descendraient de celui qui a conduit les
bœufs autour de l'autel; les daitroï (ôaiToouç/les convives) qui descendraient de celui qui a égorgé le bœuf.
On peut penser que, reconstituant le procès à la suite duquel la cité civilisée se maintenait grâce à cet
animal de labour, cette corrida primitive était intégrée aux rites concernant le dieu tutélaire Thésée et
annexée à la légende du Minotaure. Porphyre nous indique en effet que le tueur de bœuf s'exila à l'origine
en Crète avant de revenir pour être transformé comme citoyen au cœur du prytanée. Certains éléments
de cette version recoupent celle de Pausanias, 1.24-28, qui indiquent que le bâtiment joue le rôle de
l'absoudre — ainsi que les citoyens d'Athènes — et d'ériger le Taureau comme don civique. Notre but
n'étant pas de comparer l'interprétation de Théophraste/Porphyre avec celle de Pausanias, l'on voit
toutefois que cette parodie de procès n'est finalement qu'un expédient ingénieux pour faire cohabiter la
volonté de Zeus, le sacrifice du bœuf, les lois athéniennes qui protègent ce dernier et le symbohsme du
pouvoir du prytanée dont Thésée est le fondateur. Si l'on prête foi à un témoignage d'Elien, une loi
archaïque interdisait tout simplement de tuer un bœuf de labour, ce qui était un gaspillage de forces vives
nécessaires aux travaux des champs : « entre les lois attiques, il y en avait une [...] qui était aussi
religieusement observée portait : "N'immolez point un bœuf accoutumé au joug, soit pour la charrue,

529
LE DIEU DE PLA TON. ESSAI SUR LE DAIMON -SOCRA TE COMME PARADIGME DELARA TIONALITÉ PLA TONICIENNE

version primitive des « (3OUTÙ7TOI » athéniens (les frappeurs de boeuf) qui, en rendant
hommage à Zeus, sauvent les genê de la ville par ce rituel politique. La taurobohe fait
acte de justice pour un genos royal. Ce fait religieux est présent ailleurs dans le monde
grec. Chez Homère, par exemple, l'appel à la justice de Zeus de la part de Télémaque
conduira à un rituel similaire. C'est ainsi qu'en l'honneur du retour royal d'Ulysse et en
faveur de son fils, le Spartiate Nestor sacrifie des bœufs au III e chant de l'Iliade pour
amadouer Zeus, Poséidon et, bien sûr, Athéna qui est la protectrice de ce genos1633. Dans
l'Electre d'Euripide, afin de conjurer la malédiction qui pèse sur Y oikos et le genos royal de
Mycenes par un acte de justice, Electre accompht la vengeance de son père
Agamemnon en tuant sa mère Clytemnestre qui l'avait assassiné lors de son retour de
Troie : « Tu vas offrir aux daimones l'offrande qu'ils réclament. La corbeille est préparée :
il est aiguisé, le couteau qui a immolé le taureau près duquel m tomberas frappée »
(Electre, 1141-4)1634. Dans le Critias, le taureau est l'emblème de la justice de Zeus et,
surtout, selon le contexte du dialogue, de Poséidon. En buvant le sang du bovidé et le
vin dans une coupe afin de sceller le serment et le rituel, les rois rendent justice et font
la promesse de ne jamais prendre les armes les uns contre les autres et de protéger leur
genos1625. Relatant la chute de l'Atlantide, le dialogue se termine en soulignant qu'ils n'ont
pas su tenir parole et que l'élément divin en eux finit par s'étioler et l'élément humain

soit pour le chariot; parce que cet animal, en servant à la culture de la terre, partage les travaux des
hommes." » (Histoires Variées, V.14). Associé de l'homme dans les travaux rustiques, l'animal est
inviolable et c'est pourquoi le procès vise à réconcilier son clergé avec la loi sous l'égide de Zeus (Varron,
De re rustica, II.5). C'est entre l'Acropole et l'Agora, entre l'autel de Zeus Poheus et le prytanée, dans
l'enceinte du cœur sacré de la légende de Thésée qu'ont heu la procession des officiants et l'acte
sacrificiel suivi du repas communautaire. Fidèle à nos interprétations, le Raisonnement Injuste, qui est le
double de Socrate, intervient dans les Nuées pour dénoncer l'ancienne éducation et les rites, les danses
guerrières et passéistes d'Athènes. C'est sans surprise que les Bouphonies sont dénoncées comme des
vieilleries : « Oui, des vieilleries, qui sentent les Dipolies, avec tout plein de cigales, de Cédidès et de
Bouphonies » (Nuées, 984-5). On soupçonne toujours sous ce genre de passage un non-dit culturel qui,
pour le pubhc athénien, fait des hens entre le Raisonnement Injuste Socrate et la dénonciation des
symboles religieux les plus communs dont ceux qui tournent autour de la tauroctonie ou, comme
l'indique le Poitique de Platon, autour de « la bête à cornes ». De fait, les rapports implicites, certes, mais
néanmoins présents entre la tauroctonie de Thésée et celle engendrée par Sopatros et les dénonciations
socratiques sont trop nombreux. En fait, les deux légendes montrent en quelque sorte l'exil crétois forcé
de deux protagonistes athéniens qui, à travers une mythologie impliquant la tauroctonie, opèrent une
purification pour réformer les cérémonies religieuses athéniennes et déhvrer la cité de la malédiction ou
de la stérilité au bénéfice de tous.
1633 jUaJt^ UL 211 et suiv.; 330 et suiv.; 380 et suiv.
1634 Voir Agamemnon, 1126.
i"5 Critias, 120b-d.

530
LE DIEU DE PLA TON. ESSAI SUR LE DAIMON -SOCRA TE COMME PARADIGAŒ DE LA RATIONALITÉ PLATONICIENNE

prit plus de place jusqu'à laisser apparaître l'injustice — ce qui nécessita l'intervention et

le châtiment de Zeus 1 6 3 6 . C o m m e pour le roi athénien Thésée dénoncé par Platon

partout dans ses oeuvres, les rois du Critias exercent une tauroctonie décadente et

impuissante à préserver la justice dans la cité atlante pourtant vouée à un grand destin

politique. D'une façon semblable au Politique, c'est l'achèvement d'un commandement

passéiste conçu à l'intérieur d'une Ère tauroctonique ancienne qui est dénoncée par la

philosophie.

****

Quatrièmement (4), et pour conclure, l'occupation de l'lntellect-Socrate comme

daimon généséologique supérieur au centre du cercle, s'envolant et chevauchant pour

ainsi dire Héhos, se trouve dans la mise en scène de la République. L'on a vu que les

images religieuses communes à l'Ion et aux Nuées permettent de confirmer que le

Socrate solaire occupe le milieu du cercle de la « corbeille-KoIÀoç » et le chant du logos

d o n t « la pensée tourne avec le Soleil » (ÀEQO|_ arcô Kai TIEQIC^QOVO) TÔV qÀiov) —

également présent dans la catabase de la caverne intelligible et rationnelle de Platon 1637 .

À ce titre, la démiurgie socratique et platonicienne définie comme une âme

« agathoïde » exceptionnelle agissant à partir du char astral Héhos se positionne

d'emblée dans les texte c o m m e une réforme rationnelle du c o m m a n d e m e n t des grands

modèles de justice et du nomos civique rehé à la tauroctonie (Thésée et les rois de

l'Atlantide). L'on sait par ailleurs que l'argument psychopolique du hvre IV de la

République où Socrate expose la Justice dans la cité et dans l'individu dresse un

panorama semblable, au reste, à celui mentionné par Plotin dans son dernier traité au

sujet d'une «psyché agathoïde » provenant d'un « h o m m e p u r e m e n t rationnel » qui,

c o m m e le Soleil, représente le cœur circulaire des différents mouvements et parties de

l'âme. D e s trois classes naturelles à l'âme et à la cité, la Raison (ou l'Intellect) autour de

laquelle tourne l'ardeur du tempérament et le désir des richesses, la première est le

i" 6 Critias, 121a-c.


i" 7 Nuées, 225.

531
LE DWUDE PLATON. ESSAI SUR LE DAIMON-SOCRATE COMME PARADIGME DE LA RATIONALITÉ PLATONICIENNE

principe qui est l'axe immobile au milieu1638. Ce noeud peut accomplir des choses
contraires au sens où il peut repousser des désirs ou se laisser conduire par eux. S'il
commande, il harmonise en lui et dans la cité toutes ses parties comme dans une sorte
de partition musicale ou un chant intelligible portant sur la Justice1639. L'ordre naturel
de l'âme et de sa musicahté n'autorise aucune dissension et veut se prémunir de toutes
les espèces de vices et lorsque ce centre arrive à gouverner, on le nomme royauté16^.
C'est justement ce paradigme philosophique qui est à l'origine de la conception du bien
et de la cité « une »1641. Ainsi, le roi, la «.psyché agathoïde » qui est l'axe hénadique du
cercle n'est pas une invention de Plotin, mais, au sens strict, occupe le milieu des
productions de toutes les images dérivées du bien royal chez Platon.
Ces perspectives psychopohtiques sont présentes tout au long de la République et
refont même surface toujours avec l'image du cercle occupé par l'Intellect en vue du
bien. Après avoir dénoncé l'âme irrationnelle qui s'unit à n'importe quelle cause, à
n'importe quel homme, dieu, animal — se laissant alors entraîner par les délires de
l'imagination, des richesses, des divinations des charlatans —, Socrate entreprend
d'exphquer comment elle peut se hbérer de sa servitude et de l'injustice1642. L'objet de
recherche le plus important de ces développements est l'avantage de « la vie bonne »
(àya0oû TE |3LOU) comparée à celle qui est « injuste »1643. Et ce mode de vie, dont le but
est purement réflexif, est celui du philosophe qui, homme bon et juste, est également
l'homme royal1644. Pour l'exposer, le premier démiurge Socrate façonne encore une
image de l'âme par la pensée qui ressemble à celle des natures (C{)ÛOEIÇ) antiques relatées
par les mythes : la Chimère, Scylla, Cerbère. Ces vies hybrides et polycéphales ont ceci
de commun avec l'âme qu'elles renferment une multiplicité de formes (i&éai) réunies en
un seul être : « Façonne donc la forme unique d'un animal composite et polycéphale,
possédant à la fois les têtes d'animaux paisibles et d'animaux féroces, disposées en

i"8 Répubique, IV, 436e-437a; 580d-581e.


«e» Répubique, IV, 442d-443d.
i«° Répubique, IV, 444b et 445d.
164
i Répubique, V, 462c. Poitiques, II, 2, 1261a.
i<*2 Répubique, IX, 571 d-577c.
i<*3 Répubique, IX, 578c.
i"4 Répubique, EX, 582a-587d et 588a.

532
LE DLEU DE PLATON, ESSAISUR LEDAIMON-SOCRATE COMME PARADIGALE DE LA RATIONALITÉ PLATONICIENNE

cercle (KÛKACO), et accorde-lui le pouvoir de se transformer et de développer toutes ses


formes par lui-même » (République, IX, 588c). Il faut voir ce dépouillement de la psyché
du hvre IX de la République comme une opération qui s'inscrit parfaitement dans la
conception psychopohtique du hvre IV et la vision mythique des âmes daimoniques de
la caverne. Ces créatures monstrueuses de l'époque sont d'ailleurs reconnues comme
étant générées par les échanges pneumatiques et erratiques des vies aux abords des
jardins humides et des grottes mystagogiques1645. L'âme est une image en cercle que le
démiurge divin peut contempler in vivo. À cette représentation d'une vie pluriforme
serpentaire, Socrate ajoute la forme du hon et recouvre ces vies d'une apparence
humaine1646. Dans la catabase opérée ici par le maître, l'initié gardien est justement celui
qui possède désormais le pouvoir de comprendre la psyché humaine et l'impulsion de ses
vies intérieures en vue de « pratiquer ce qui rend l'homme intérieur plus souverain
(ÈyKQaTéaTaToç) sur l'être humain »1647. En se laissant guider par ce principe
généséologique, la partie la plus divine de l'âme de l'homme est autarcique et en elle-
même 1648 : «il doit devenir l'esclave de cet homme supérieur, lui qui possède à
l'intérieur de lui-même le principe directeur divin» (République, IX, 590d). Ainsi, la
Raison paradigmatique de l'âme-bien de Socrate est au cœur même du psychopohtique,
c'est-à-dire est l'ombilic de la politeia idéale. Même si Platon ne semble pas voir l'utilité
de le préciser encore dans la suite de son discours qu'il a mis en contexte auparavant, il
est clair que c'est toujours en vertu du même principe qui demeure le « centre royal et
hénadique du bien » de toute la cité. Grâce à la figure du x<?«0_--philosophe et si un

1645
L'historien des sciences W. Hartner a montré que les hens symbohques entre le hon et le Taureau
proviennent de l'Est ancien, entre 4000-3000 ans où la constellation du lion tuait littéralement celle du
taureau qui descend au moment ou lui culmine (c'est-à-dire en au dernier jour lorsque le hon atteint sa
plus haute position dans le ciel). C'est pourquoi cette époque Mésopotamienne représente souvent des
combats entre le hon et le taureau dasn l'art et symbolis le début de l'année d'agriculture (mi-février).
Mithra ne regarde pas directement le Taureau — en hen avec la Gorgone léotocéphale qu'on ne peut
regarder en direct -, comme Socrate invite à ne pas regarder diretcement la lumière des astres pour ne pas
corrompre la vision. Leur dague plante directement dans le taureau. Le rôle du hon est de marquer le
sacrement du soldat (Turcan, p. 137) Le taureau céleste Le léontocéphale est parfois hé de miel.
1646 Ayant leur monument aux côtés de ceux de Thésée près du prytanée, les Dioscures sont souvent
représenté avec des têtes léontocéphales : ces aspects sont ceux de Cautès et Cautopatès qui, dans le
mithraïsme, représentent les equinoxes (D. Ulansey, op. cit., note 1594, p. 112-5). Il s'agit d'un autre sujet,
mais le dialogue de la Répubique présente certains aspects d'une discussion constellaire aux abords des
cavernes cosmiques.
,647
Répubique, IX, 589a.

533
LE DIEU DE PLATON. ESSAI SUR LEDAIMON-SOCRATE COMME PARADIGME DE LA RATIONALITÉ PLATONICIENNE

destin divin lui en donne l'occasion, ce paradigme divin, supérieur et royal — aussi
élaboré dans le Politique et des Lois — pourra s'imposer dans une cité étrangère ou dans
sa patrie1649.
Il n'y a aucun doute sur le fait que, conformément aux autres mises en scène du
corpus platonicum, la structure métaphysique de ce « milieu royal » occupé par la «psychè-
bien » face aux autres vies erratiques trouve correspondance dans le dialogue. On se
souvient même que l'Intellect-Socrate hypostatique et démiurge du bien occupe le
centre même de toute l'expérience souveraine de la République : « Me crois-tu assez fou
pour entreprendre de tondre un hon et ruser comme un sycophante avec Trasymaque?»
(République, I, 341c). Comme Ajax qui, au Xe hvre choisit son daimon qui représente
clairement la vie « qui est un hon » ou « qui a la forme du hon » (ÀEOVTCÔ-EÇ) autour du
cercle psychagogique polycéphale, Trasymaque incarne l'ardeur de l'impétuosité
daimonique de l'âme autour de la «psyché agathoïde » de Socrate1650. Ainsi, lorsque
Plotin fera des rapports entre l'Hadès, la séparation du corps et l'envolée de l'âme vers
Héhos vécues par Socrate dans le Phédon et la République et, surtout, le centre psychique
du cercle de l'Un-bien autour duquel tourne les réahtés intelhgibles, il ne fait qu'exposer
la structure de la réahté qui se trouve également dans les mises en scène de Platon. Loin
d'occuper un endroit incongru dans le système métaphysique et dans les lectures
pubhques de l'Académie, ce personnage est selon toute vraisemblance l'Intellect en vue
du bien qui, occupant le « char de la cité une » et, selon le mot du Timée et des Lois,
intervient « à distance », c'est-à-dire « comme une âme lumineuse, prodigieuse et
divine » exerçant sa force sur le Soleil. Tant pour la compréhension de la structure
métaphysique de la réahté et de la cité que pour la mise en scène de la République, ce
principe pantomimétique correspond justement au bien « au-delà de l'être, dans une
surabondance de majesté et de puissance » (ETI ÈTTÉKEiva TTJÇ oùaiaç 7tQ£o|3£_a Kal

164» j ^ gouvernement par parenté intellectuelle demeure au cœur de l'exposé. Voir Répubique, IX, 590d.
i«» Répubique, I X 592a-b.
,65
° Répubique, X, 620b. Le lion possède ici des liens avec la constellation qui est le siège même du Soleil et
que nous ne pouvons pas aborder ici. R. Triomphe, op. cit., note 1612, p. 47; 61; a bien relevé les rapports
iconographiques entre Apollon domptant le lion : il semble bien que le « centre » du cercle solaire
Socrate intègre en mortaise une perspective de ce genre ici.

534
L E DLEU DE PLATON. ESSAI SUR LEDAIMON-SOCRATE COMMEPARADIGALE DE LA RATIONALITÉ PLATONICIENNE

ôuvc.|aei ÛTIEQÉXOVTOÇ), au-delà du Ciel et au cœur du « KÙKÀOÇ », cette cause « la plus


lumineuse » qui existe tant pour la vision daimonique et pneumatique de la Justice1651.
En érigeant le daimon-Socrate comme cause psychagogique même du bien
intelligible, Héhos n'est plus ce qu'il était chez Homère, les autres poètes et éducateurs,
mais connaît une smdétermination philosophique radicale et s'oppose aussi au Soleil
inanimé des phusikoi et en particulier de celui « quasiment éteint » d'Heraclite1652.
Incarnation psychagogique et agathoïde même de la cité, celui-ci est Yarchè
métaphysique de toute la cité. Cette épreuve de la remontée de l'âme vers l'extérieur se
révèle tout autant un apprentissage sensible direct qu'un raisonnement dianoétique.
L'âme peut se diviniser jusqu'à « courir » au-delà de la voûte céleste à la fois comme le
daimon-socrate du Phédon et le philosophe détaché de ses hens l'enchaînant à sa caverne
et à la région des principes matériels des présocratiques dans la République. Au-delà du
char Soleil, la lumière se confond avec l'émanation : la contemplation des êtres et des
principes peut enfin se réaliser1653. L'âme s'enracinant dans l'Intellect et hors du monde
sensible et de ses ombres ne serait à vrai dire plus un simple daimon contemplant la
lumière sur les eaux psychiques « ensemencées » de la région lunaire — le
« oûvÔEO(j.o<; » psychodémiurgique —, mais un daimon comme Socrate, un dieu dans
l'intelligible — un Intellect « agathoïde » —, chevauchant le char Soleil afin d'éclairer le
Ciel, la Lune et les formes intelhgibles.

Nous avons suffisamment insisté sur le fait que la forme du cercle est elle-même
la figure géométrique d'un objet intelligible qui se déplace constamment autour du
Socrate solaire et est utilisé d'une manière symbohque selon l'objet du discours
philosophique1654. Les grottes, les cavernes ou les creux sont ronds, par exemple,
comme le vortex de lumière et du fuseau de la Nécessité et la course des astres et

"5i Répubique, V, 469b; VI, 508b; 509b; VII, 516c; 518d; X, 613a; 614a; Phédon, 99c.
i«2 Répubique, VI, 498a.
i653 « Eh bien, sache-le, c'est lui que j'affirme être le rejeton du bien, lui que le bien a engendré à sa propre
ressemblance, de telle façon de ce qu'il est lui, le bien, dans le heu intelligible par rapport à l'Intellect et
aux intelhgibles, celui-ci, le Soleil, l'est dans le heu visible par rapport à la vue et aux choses visibles »
(Répubique, VI, 508b-c).
!654
On retrouve même possiblement des mentions des « déplacements » du cercle en Timée, 33b; 63a et Lois,
X, 898a.

535
LE DŒU DE PLA TON. ESSAI SUR LE DAIMON-SOCRA TE COMME PARADIGME DELARA TIONALITÉ PLA TONICIENNE

d'Hélios, bien entendu, se fait d'une façon circulaire 1655. À ce titre, plusieurs indications
suggèrent fortement qu'à partir des différents niveaux démiurgiques sur ses
interlocuteurs, le bien royal intervient en quelque sorte à travers les autres « cercles »
religieux et sacrés présents sur le territoire. Nous avons vu comment la République
représente la colonne rehant le Ciel et la Terre en tissant un vortex lumineux dont le
prytanée « à l'envers » (et le cercle de la tholos) et la « tombe circulaire » symbohsent les
points de jonction des tractions catabasiques en vue de l'anabase du daimon-Socrate
solaire. Ainsi, le « décor », les « acteurs » forment autour de lui une harmonie
pantomimétique circulaire dont il occupe le noeud agathoïde central. La constitution
politique qu'il façonne en tant qu'archétype même de la psychè-bien de toute la cité idéale
est d'ailleurs reconnue exphcitement comme une « croissance concentrique » en plein
cœur de l'argument psychopohtique du hvre IV que nous avons exphqué 1656. Toutefois,
l'entretien laisse entrevoir une mise en scène insoupçonnée jusqu'ici peut-être tout aussi
spectaculaire que celles du Phédon et du Timée.

Comme les démiurges gardiens du vortex dont les âmes sont les « oûvÔ£af_oî »
lunaires semblent disposées en cercle autour de la colonne de lumière où les conduit
l'Intellect-Socrate royal et solaire pour faire l'expérience daimonique de la Justice en
direct au-delà du muret du hvre VII de la République, on pourrait concevoir d'une façon
plus spéculative et littéraire que les interlocuteurs du dialogue forment, au niveau
sensible et, concrètement, à l'intérieur de la caverne, un cercle de gardiens autour du
maître pour empêcher que la Justice s'échappe1657. E n vue de la génération de la
« noAiTEia idéale», il les dispose ainsi en les invitant par la suite à se «concentrer-»:
«Nous devons dès lors, Glaucon, tels des chasseurs nous placer en cercle (KÛKACO)

autour du fourré et exercer notre vigilance pour éviter que la Justice ne nous échappe
quelque part et qu'en disparaissant elle ne devienne invisible » (République, IV, 432b).
Ces sentinelles daimoniques seraient disposées en cercle comme dans le Critias1658. Ce

,655
Sur les grottes, Phédon, 111c, sur le rebords circulaire du fuseau, Répubique, X , 616e; 617a-b sur la course
des astres, Lois, VII, 822a.
■656 Répubique, IV, 424a.
1657
Répubique, IV, 514b et suiv.
,65
« Critias, 117e.

536
LE DLEU DE PLATON. ESSAI SUR LEDAIMON-SOCRATE COMME PARADIGME DE LA RATIONALITÉ PLATONICIENNE

panorama qui structure le dialogue tout autant que la structure du monde intelligible
dans la République pourrait bien faire de Socrate le bien, le démiurge Intellect
daimonique même des formes intelhgibles et de la Justice. Par la qualité de ce
paradigme, les citoyens d'Athènes doivent admettre que, élu par l'oracle d'Apollon-
Héhos, il chevauche le char de la cité en intervenant à l'intérieur du prytanée, du heu de
l'Académie et des différents cercles symbohques sur le territoire. Les grands modèles
des nomoi des citoyens sont d'ailleurs perçus par Socrate tels des hommes qui, comme
des daimones, occupent le char de la cité de différentes manières au cours de
l'entretien1659. L'utilisation du cercle autour de Socrate dans la République est d'autant
plus frappante que le terme de « ÔLcf)QOç » désignant le « siège » tant autant que le
« véhicule » est utilisé dans le contexte particulier de la catabase que nous avons déjà
relevée, mais qui a échappé à plus d'un commentateur de Platon. Dès le premier hvre de
la République, le vieillard Céphale, le père de Polémarque, vient d'accomplir un sacrifice
affublé d'une couronne et est, selon toute vraisemblance, présenté comme un maître de
cérémonie assis sur un siège (ÔLCJTJQOÇ) autour duquel les protagonistes du dialogue
s'assoient en cercle (KÛKÀOÇ)1660. Ici, rien n'est certain, mais Céphale a tout l'air d'un
prêtre ou d'un devin qui, présidant peut-être le cercle d'un prytanée symbohque un peu
comme dans le Protagoras (nous avons exphqué que les cercles sensibles dérivent du
cercle intelligible chez Platon) et la faveur d'une anabase divine, invoque religieusement
l'intervention catabasique et oraculaire du logos sacré du daimon-Socrate : « Socrate, m ne
descends (Kaxafiaivcov) pas souvent nous voir au Pirée, il le faudrait pourtant. Si j'avais
encore la force de monter (noQevtoQaC) facilement en ville, tu n'aurais pas besoin de te
déplacer ici, c'est nous qui irions vers toi » (République, I, 328c-d). Ici, le maître annoncé
par Céphale a tout l'air d'un principe démiurgique ou d'une âme causale dont l'image se
déploie en cercle à l'intérieur du vortex rehant les modèles de la cité dans le Ciel et sur
la Terre (comme dans le hvre VII et X et le mythe final du Phédon), c'est-à-dire en allant
vers les citoyens d'Athènes comme Céphale — présent dans le cercle des autres

Répubique, VIII, 566d.

537
LE DIEUDE PLATON. ESSAISUR LEDAIMON-SOCRATE COAIAŒPARADIGAŒ DE LA RATIONALITÉ PLATONICIENNE

gardiens de la Justice hvrée par le daimon-Socrate — dont l'anabase mantique demeure


difficile et superficielle. Dans la République, Socrate sera celui dont les images n'ont de
cesse d'être en mouvements à partir du logos qu'il accomplira dans la lumière d'Hélios,
mais qui, en réahté, chevauchera le cœur du cercle du bien qu'il n'aura jamais vraiment
quitté.

4.4.7 Figure 4. Tableau sur la mise en scène de la République

L'axe-Socrate de la République :
activité démiurgique intelligible
Structure métaphysique du + * et expression hénadique du
monde intelligible platonicien * centre psychopohtique de
l'Intellect en vue du Bien

r <

Vortex de lumière formant


Expression dialogique de la caverne de la
l'Intellect-Socrate : République et émanation
incarnation dianoctique, hylémorphique de la
catabasique et concrète de v Justice (niveau
la dianoia socratique par \ démiurgique et
le g e n o s des gardiens- \ daimonique matériel)
philosophes disposés en
cercle

Répubique, I, 328c. On se souvient que c'est aussi avec la présence d'une couronne (un cercle sur la tête!)
que Tertulhen décrivait la catabase initiatique du Soldat (ou du gardien) du culte de Mithra à l'intérieur
des cavernes.

538
LE DLEU DE PLATON. ESSAI SUR LEDAIMON-SOCRATE COAIAIE PARADIGME DE LA RATIONALITÉ PLATONICIENNE

4.4.8 Figure 5. Tableau général sur les aspects platoniciens du personnage de Socrate

Aspect cosmogonique Aspect politogonique Aspect


anthropogonique

Expression Socrate, alter ego du Socrate, alter ego pohtique Socrate, alter ego de
métaphysique d u premier Intellect du bien au-delà de l'ousia l'intelligible et daimon
personnage de hypostatique du cosmos (poesis civique). tutélaire hypostatique
« Socrate » (cosmopoiia intellective). (poesis formelle).

Premier niveau Démiurgie-cosmique. Action Démiurgie nomothétique. Démiurgie psychagogique.


intelligible mimétique solaire à distance : Technè de l'Intellect Action paradigmatique et
(au-delà de l'ousiâ) poussée de l'Intellect sur sculpteur « agathoïde » autarcique générateur des
le cercle d'Hélios et (« producteur » du bien) différents mouvements
reconfiguration de la cité « une », des noétiques et rationnels
rationnelle du char astral. nomoi et de ses modèles de dans l'âme des membres
vie. Celui-ci occupe le de son genos.
char de la cité hors de la
génération et de la
corruption et fait voir la
Justice aux citoyens.

Second niveau A travers le logos de son A travers le logos de son A travers le logos de son
intelligible mimétique genos, Socrate agit d'abord genos, Socrate agit d'abord genos, la sophia de Socrate
(niveau de l'ousiâ) dans le cosmos comme sur la cité comme un agit d'abord pour favoriser
un artisan céleste. La sculpteur pohtique. La la quête de la
mimesis socratique conduit mimesis socratique connaissance de soi, pour
à un modèle de transforme les âmes développer la formation
génération hylémorphique thaumaturgiques des de l'ontologie,
du monde et de son gardiens-philosophes en l'épistémologie, etc. Bien
phénomène sublunaire et vue d'une réforme idéale que les répercussions
de la pneumatologie des du nomos (elle imphque la visées sont toujours au
âmes cosmiques qui suggeneia rationnelle au niveau de la cité, la mimesis
s'incarnent dans des corps niveau pohtique). socratique transforme la
matériels (elle imphque la nature même des âmes
suggeneia rationnelle au rationnelles et immortelles
niveau cosmique). sur le plan « humain » (elle
imphque la suggeneia
rationnelle au niveau
anthropologique).

Troisième niveau Logos se trouvant surtout Logos se trouvant surtout à Logos se trouvant surtout à
mimétique : à l'intérieur de République, l'intérieur de Y Apologie, l'intérieur du Loches,
incarnation Timée, Critias et Lois. Criton, Hippias, Ion, Charmide, Euthydème, Lysis,
démiurgique d e la Protagoras, Euthyphron, Cratyle, Phèdre, Gorgias,
sophia dans les Ménexène, Cratyle, Phèdre, Phédon, Répubique, Banquet,
dialogues Gorgias, Phédon, Répubique, Ménon, Théétèete, Parménide,
Poitique et Lois. Sophiste, Poitique et Philèbe.

539
LE DIEU DE PLATON. ESSAI SUR LE DAIMON-SOCRATE COMAŒ PARADIGME DE LA RATIONALITÉ PLATONICIENNE

540
LE DLEUDEPLATON. ESSAI SUR LEDAIMON-SOCRATE COAIAIE PARADIGAŒDE LA RATIONALITÉ PLATONICIENNE

CONCLUSION

Le travail sur le personnage de Socrate qui se conclut ici se situe au carrefour de


la philosophie et de la mythologie, mais aussi de la mise en scène littéraire et donc
religieuse que l'on repère chez Platon et les autres auteurs de l'Antiquité. La sophia
hypostasiée du daimon-Socrate représente en réahté le genos même de la démiurgique
rationnelle qui, grâce à la sanction d'Apohon-Hélios, doit être enracinée sur le territoire
athénien selon le point de vue pohtogonique, anthropogonique et cosmogonique. Le
maître est l'archétype « hénadique et agathoïde » d'une âme-daimon qui, occupant le char
du Soleil d'une manière intelligible, intervient sur les mortels en surclassant le modèle
traditionnel de Thésée par parenté intellectuelle et éducative à travers les tractions
pantomimétiques se réahsant à l'intérieur d'un vortex psychagogique. Notre hypothèse
de départ se trouve confirmée : Platon reproduit d'une manière spectaculaire la structure même de
l'intelligible et de la réalité dans la mimesis socratique de ses mises en scène. Tout indique que
c'est l'interprétation des lectures pubhques des dialogues de Platon avec lesquelles il
nous faut aujourd'hui renouer afin de retrouver ce qui, à notre avis, se cachait depuis
trop longtemps sous les avatars d'une méthodologie herméneutique éloignée du Socrate

541
LE DIEU DE PLA TON. ESSAI SUR LE DAIMON-SOCRA TE COMAIE PARADIGME DELARA TIONALITÉ PLA TONICIENNE

« historique » et, par le fait même, du platonisme « originel ». À ce titre, la question de


l'universahté de la Raison souvent invoquée (qui influencera les théocraties en Occident
et au Moyen-Orient) prend une perspective réiste, c'est-à-dire qui s'impose d'abord
grâce à rindividu-universel dont Socrate est l'événement et l'incarnation. Elle n'aurait
alors rien à voir avec une règle rationnelle pouvant être incarnée par tout individu
comme on le pense depuis l'influence judéo-christianisme et la philosophie des lumières
(depuis Kant, et les postulats de la philosophie analytique anglo-saxonne, nous
supposons ipso facto que, tant du point de vue de la définition, de l'acte que de la
cognition, les conditions de réalisation générique de l'universel sous toutes leurs formes
sont virtuellement garanties par-delà toute réalisation civique et noétique locale ou
communautaire « réelle »). Contrairement à ce qu'en pensent beaucoup d'interprètes et
traducteurs contemporains, l'universel platonicien posséderait d'emblée pour les Grecs
une tonalité « généséologique hénadique et agathoïde » dont Socrate, pour reprendre à
la fois les mots de Proclus et de Platon, occupe le sommet paradigmatique. Devenir
philosophe, c'est réahser son daimon, c'est-à-dire, par mimesis du logos socratique, devenir
Intellect ou Raison.
Si l'essentiel de ces caractéristiques concernant l'existence du Socrate solaire en
tant que daimon était perceptible pour Aristophane plus de trente-cinq ans avant la
rédaction des dialogues platoniciens, elle l'était probablement aux yeux des auditeurs de
ces textes qui étaient lus en pubhc sur le site de l'Académie. On peut penser que le
paradigme tutélaire et daimonique qu'il représentait était sans doute tout aussi
incontournable pour Xénophon, Speusippe (407-339 av. J-C.) et Xénocrate (396-314
av. J.-C.) — sans parler de Plutarque, Plotin et Proclus. On a évité depuis trop
longtemps d'aborder de front les mises en scène daimoniques et de leurs rapports
généséologiques avec le logos socratique. De cette tendance a émergé une
incompréhension du personnage de Socrate, de ses sources et de certains concepts
platoniciens, résultant entre autres en un évitement de l'exercice de la vérité de la mimesis
des sokratikoi logoi. Ce penchant se révèle d'autant plus suspect que, comme nous
venons de le noter, l'école de l'Académie nous invite plutôt depuis toujours à franchir le

542
LEDLEUDE PLATON. ESSAISUR LEDAIMON-SOCRATE COMME PARADIGAŒDE LA RATIONALITÉ PLATONICIENNE

seuil du caractère pubhc de la lecture des dialogues qui, semble-t-il, était reconnu par
tous les contemporains comme une daimonologie en chantier que Speusippe et
Xénocrate, les successeurs immédiats de Platon à la tête de l'école, avaient aussi cherché
à développer. Souvent considérée comme irrationnelle, on la conçoit la plupart du
temps sous les traits d'une excroissance néfaste du platonisme conventionnel ou une
thématique tout aussi étrange et atypique que Socrate lui-même. Ce préjugé obhtère
aussi toute la philosophie hellénistique avec pour résultat que, comme l'a affirmé
G. Soury il y a environ 70 ans déjà, la daimonologie demeure encore à ce jour le point
aveugle de l'ensemble des études grecques, des tragédies, des comédies et de la religion
et des mœurs de l'Antiquité1661. Ainsi, nous avons montré que pour notre part, loin
d'être un interlocuteur platonicien comme un autre plus de cinquante deux-ans après sa
mort et, donc, à l'intérieur du platonisme ultérieur, la présence de Socrate s'explique
avant tout en tant que personnage conceptuel qui déploie par mimesis la métaphysique
de son logos, heu où l'on voit Socrate et où, au cœur du « KÙKAOÇ » il se retire comme un
daimon solaire dont le caractère civique est celui d'un dieu (Oeôç) en devenir à Athènes.
Dieu théorétique rationnel même, Socrate occupe la place de la philosophie à travers le
théâtre des lectures publiques des dialogues.

G. Soury, La démonologie de Plutarque, Paris, Les Belles Lettres, 1942, p. 8. Une histoire ou un tour
d'horizon tant soit peu systématique en langue française date du XIXe siècle : J.A. Hild, Les démons dans la
ittérature et la reigion des Grecs, Paris, Hachette, 1881.

543
LE DIEU DE PLATON. ESSAI SUR LEDAIMON-SOCRATE COMME PARADIGME DE LA RATIONALITÉ PLATONICIENNE

544
LE DLEU DE PLATON. ESSAI SUR LEDAIMON-SOCRATE COMME PARADIGME DE LA RATIONALITÉ PLATONICIENNE

ANNEXE

L E SOCRATE DE X É N O P H O N

Bien qu'il y ait de constantes similitudes d'interprétation, il nous faut préciser en


annexe trois aspects rendant la lecture du Socrate historique de Xénophon plus
suspecte que celle de Platon.
Le premier (1) concerne la dépolitisation généalogique du libellé judiciaire, le
seul document historique fiable témoignant de la portée civique de ce que l'on
reprochait à Socrate. À l'opposé de Platon, Xénophon refuse en bloc l'acte d'accusation
sous l'argument principal que personne n'aurait jamais vu le maître commettre quoi que
ce soit d'impie ou d'irréligieux1662. Or l'épineuse question des généalogies et de la
corruption de la jeunesse qui est au cœur du procès du Socrate historique et de l'acte
d'accusation est soigneusement évitée et très peu élaborée dans son Apologie. Xénophon
choisit de reproduire la conversation avec Mélétos d'où il ressort que Socrate encourt la
peine capitale parce qu'il aurait incité les jeunes à écouter les plus compétents en toutes
matières plutôt que de s'en remettre aux parents1663. Nous aurions tendance à penser au
premier abord que cette problématique cadrerait parfaitement avec le platonisme et sa
thématique entourant les généalogies athéniennes. Mais le malaise de Xénophon est
perceptible et c'est sans doute pourquoi il choisit plutôt d'exposer que de vagues

1662
Mémorables,l,\.\\.
1663
Apohgc, 20-21.

545
LE DIEU DE PLA TON. ESSAI SUR LE DAIMON -SOCRA TE COMAIE PARADIGAIE DE LA RATIONALITÉ PLATONICIENNE

impressions : « Comme il gagnait les jeunes à l'idée qu'il était le plus sage, il disposait ses
compagnons à considérer que les autres ne comptaient pour rien auprès de lui. Je sais,
pour ma part, qu'il a tenu ce langage au sujet des pères, des autres parents et des amis
[...]» (Mémorables, 1,2,52-53). Cette sorte d'allusion ambiguë cacherait peut-être une
forme d'aveu timide sur l'incohérence des filiations religieuses ancestrales posant
problème pour le maître. C'est pourquoi sans doute, tout de suite après avoir avoué ne
pas connaître tous les détails du procès puisqu'il n'était pas présent, on voit qu'il
cherche à disculper Socrate de l'accusation de corrupteur de la jeunesse dans son
Apologie en rapportant les mots de celui-ci d'une manière s'avérant fort peu
convaincante : « Quant à corrompre les jeunes gens, comment pourrais-je le faire, moi
qui les habitue au courage et à la simplicité ? » (Apologie, 24). Si les quahtés individuelles
d'un caractère peuvent arriver à constituer un paradigme religieux — et même un nomos
— différent, nous pourrions justement nous demander comment on aurait bien pu
croire à l'époque qu'elles n'auraient eu aucune incidence sur les généalogies et sur le
désir qu'auraient les jeunes Athéniens à se rendre semblables à elles. Il est dès lors
moins étonnant de constater que c'est toujours cet aspect qu'on aimerait voir plus
développé que Xénophon mentionne sans long détail tout en présentant ce qui semble
des demi-vérités : « Ce n'est donc pas pour enseigner à enterrer vivant son père qu'il
tenait ces propos, mais pour montrer que ce qui est dépourvu de raison ne mérite pas
d'être considéré» (Mémorables, 1, 2,55). Selon Xénophon, le maître,parce que modéré1664,
contrairement à ce qu'affirment le libellé d'accusation historique et Platon, ne pouvait
ipso facto — d'une manière quelque peu étonnante — inciter la jeunesse à surclasser les
généalogies traditionnelles pour s'en remettre à lui et interférer de quelque façon que ce
soit le nomos et les daimonia de la cité : « Comment un tel homme pouvait-il corrompre
les jeunes gens ? A moins bien sûr que le souci de la vertu ne soit corruption »
(Mémorables, 2,64)1665. Tout en avouant parfois candidement que le maître aurait
enseigné aux jeunes à bafouer leur père d'une certaine manière, il recourt à ce

I6M
Mémorables, I, 2.51 et 1.5,4-5.5.
1665
Voir aussi Mémorables, 1,2.28.

546
LE DLEU DE PLATON. ESSAI SUR LEDAIMON-SOCRATE COAIALEPARADIGMEDELA RATIONALITÉ PLATONICIENNE

raisonnement fallacieux qui semble demeurer pour lui inébranlable1666. Cette tonalité est
d'autant plus douteuse que nous savons en plus que les Nuées d'Aristophane exposent
dès 424 av. J.-C. la version socratique de la remise en question radicale du nomos
religieux, du non respect des pères et la corruption de la jeunesse1667.
Le second aspect (2) rendant la lecture de la condamnation à mort de Socrate de
Xénophon douteuse est la mention de l'oracle garantissant sa divinisation qui est placée
en mortaise aux côtés du rejet de l'introduction de nouvelles divinités. Si l'oracle est
historiquement le passage obhgé pour toute acceptation et transfiguration comme
principe tutélaire d'une généalogie nomothétique particulière à l'époque — de celle des
Athéniens avec Thésée tout comme celle de Socrate dans ÏApologie et celle des
philosophes-rois dans la République de Platon —, comment admettre que Socrate,
encore plus que son signe daimonique, n'ait pas renvoyé lui-même à ces nouveaux
daimonia ?«'[...] c'est surtout pour cette raison [son signe daimonique], me semble-t-il,
qu'on l'a accusé d'introduire des divinités nouvelles. Mais il n'a rien introduit de plus
nouveau que les autres » (Mémorables, 1,1,2). Nous avons exphqué que c'est moins le
signe du dieu qui importe chez Platon que la divinisation de Socrate. Pourquoi
Xénophon, quant à lui, refuse-t-il à ce signe une tonahté proprement « socratique » à
partir de laquelle, comme nous l'avons développé jusqu'ici, Socrate pouvait incarner un
type d'existence civique spécifique ? Pourquoi mentionner l'oracle si c'est pour lui
refuser ensuite tout caractère particulier que même Pausanias prend la peine de
relever ?1668 Diogène Laërce affirme aussi pourtant noir sur blanc que c'est en réaction à
l'oracle qu'il fut en butte à la malveillance d'Anytos et de Mélétos1669. L'ambiguïté paraît
alors au grand jour puisque l'énoncé même de l'oracle de Delphes comme principe de
divinisation d'un «0/w.r-Socrate, cadeau au bénéfice d'Athènes, ne cadre pas avec l'idée
qu'il n'aurait pas agi comme « corrupteur généalogique de la jeunesse » et n'aurait pas
non plus introduit de divinités nouvelles surclassant les autres « pères » Athéniens. On

1666
Voir Apologie, 20 et Mémorables, I, 2.51-3.
1667
Nuées, 919; 1185 et 1420.
1668
« A l'entrée de l'Acropole se trouvent dès lors l'Hermès que l'on surnomme Propylaios et les Charités,
œuvres, dit-on, de Socrate, le fils de Sophronisque, dont la pythie témoigna qu'il était sage entre tous les
hommes » (Description de la Grèce, I, 22,8).

547
LE DIEU DE PLA TON. ESSAI SUR LE DMMON-SOCRA TE COM AIE PARADIGAŒ DELARA TIONALITÉ PLA TONICIENNE

ne saurait dire si Xénophon juge que l'oracle concernant le maître ne proposait pas une
véritable divinisation ou s'il possédait pour lui une signification civique et historique
autre que celle des autres sacrahsant les hommes notoires de cette époque. Non
seulement il ne l'explique jamais, mais la mention trop rapide de son Apologie confirme
qu'elle revêt nécessairement les mêmes attributs ancestraux transformant les daimones en
divinités tutélaires comme on le voit chez Platon. Une ambiguïté se dégagerait donc du
souvenir comme principe civique traditionnel de l'exercice socratique de la vertu dans
les Mémorables. En montrant une activité apomnématique qui ressemble beaucoup à
celle de Platon et des paradigmes grecs de l'époque à l'intérieur de ses écrits tout en
répudiant exphcitement toute daimonologie ayant un hen direct avec le libellé
d'accusation, la contradiction est flagrante. Car comment rejeter en fin de compte le
verdict du libellé d'accusation stipulant que Socrate aurait cherché à corrompre la
jeunesse et implanter des daimonia nouveaux genres en justifiant à la fois sa divinisation
par l'oracle et son activité daimonique et apomnématique ? Cette lecture équivoque ne
tient pas compte du libellé d'accusation et dévoile une inconséquence méthodologique.
En défendant Socrate d'une autre manière que Platon, Xénophon montre non
seulement des problèmes d'interprétation, mais laisse poindre surtout en même temps
que l'oracle delphique est une donnée historique indépendante de ses œuvres qu'il
n'arrive pas à intégrer d'une manière convenable sur le plan conceptuel pour la
compréhension philosophique tout autant que la défense du Socrate historique. Par
conséquent, la lecture de la condamnation à mort de Socrate par Xénophon apparaît
plus suspecte que celle de Platon.

Le troisième et dernier aspect (3) confirmant le bien-fondé de nos soupçons


concernant l'interprétation de Xénophon résulte directement des deux premiers et,
pour ainsi dire, discrédite presque entièrement son témoignage. Il s'agit du passage où le
Général, dans un contexte où il tente encore une fois de défendre Socrate de toute
réelle impiété et de toute influence généalogique et civique — et tout en avouant qu'il
était absent au procès —, se voit néanmoins obhgé de citer bien malgré lui — par souci

1669
Vie de socrate, II, 37-8.

548
LE DŒU DE PLATON. ESSAI SIR LE DAIMON -SOCRATE COMME PARADIGAIE DE LA RATIONALITÉ PLATONICIENNE

historique et probablement sous peine d'être accusé de fumiste par tous ceux qui étaient
présents — les paroles de Socrate résumant son impiété telles que relatées par
Hermogénès (et dont Xénophon nous assure par ailleurs qu'il en rapporte les détails
avec fidélité)1670. Après que Socrate ait affirmé de manière hautaine qu'il est le meilleur
devin de la cité choisi par le dieu Apollon, le disciple relate la réaction des prytanes :

« Comme ces paroles soulevaient des murmures parmi les juges, parce que les
uns ne croyaient pas ce qu'il disait et que les autres étaient jaloux de voir que les
dieux mêmes le favorisaient plus qu'eux, Socrate, au dire d'Hermogénès,
continua ainsi : "Eh bien ! écoutez encore, pour que ceux qui en ont envie
doutent encore davantage de la faveur dont le dieux m'ont honoré. Un jour que
Chairéphon interrogeait à mon sujet l'oracle de Delphes, en présence d'un grand
nombre de personnes, Apollon répondit qu'"il n'y avait pas d'homme plus hbre,
plus juste et plus savant que moi". Comme les juges protestaient naturellement
d'une façon plus bruyante encore, Socrate, dit Hermogénès, reprit ainsi :
"Cependant, Athéniens, le dieu dans ses oracles a parlé de Lycurgue, le
législateur des Lacédémoniens, en des termes plus magnifiques que pour moi.
On rapporte en effet qu'au moment où il entrait dans le temple, le dieu lui dit :
"Je me demande si je dois t'appeler dieu ou homme". Moi, il ne m'a pas assimilé
à un dieu, mais il m'a jugé bien supérieur aux hommes » (Apologie, 14-15, [trad.
P. Chambry]).

Le silence des commentateurs autour de cet extrait important est tout aussi
incompréhensible que déroutant. À son sujet, T. C. Martinez pense que Socrate veut
indiquer par là que la voix qu'il entend ne constitue pas un phénomène étrange par
rapport à ce que l'on retrouve dans les autres formes de mantique1671. Ceci n'est
toutefois que partiellement vrai, puisque ceci fait en même temps de lui le messager
privilégié des dieux se distinguant de la Pythie, des oiseaux et des autres devins. En
d'autres termes, bien qu'il cherche toujours à expliquer que son signe daimonique
mantique se distingue des conceptions religieuses traditionnelles sans répudier la piété
civique, il est néanmoins littéralement le devin supérieur, l'être intermédiaire

1670
Apologie, 2.
T. Calvo Martinez, « La religiosité de Socrate chez Xénophon », dans Xénophon et Socrate, dir. par
M. Narcy et A. Tordesillas, Paris, Librairie Philosophique J. Vrin, 2008, p. 49-64, à la p. 54.
T. C. Martinez, p. 58-9, cite ces passages et quelques autres plus isolés pour affirmer de manière

549
LE DIEU DE PLA TON. ESSAI SUR LE DAIMON -SOCRA TE COMALE PARADIGME DELARA nos<ALITÉ PLA TONICIENNE

communiquant aux autres les conseils provenant du dieu1672. À l'opposé de ce que note
T. C. Martinez, c'est encore une fois le statut même de Socrate, catalyseur divin de la
transmission directe des dieux qui est mis dans la balance. C'est pourquoi, loin de
l'innocenter, cet énoncé est à l'exact opposé une provocation religieuse en règle
soulevant un tollé qui résume en même temps son impiété perceptible de tous les
prytanes. Non seulement il provoque les juges en leur montrant que les dieux le
favorisent davantage, mais il en rajoute et affirme même que, conformément à notre
analyse réalisée jusqu'ici, l'Apollon delphique a choisi son type d'activité divinatoire et
démiurgique pour la cité d'Athènes. On remarque de plus que, malgré sa megalegoria, le
maître tente de réduire les conséquences néfastes de sa divinisation oraculaire en
affirmant qu'il n'est pas un dieu comme Lycurgue, mais un être intermédiaire supérieur
à tous les hommes, c'est-à-dire un daimon. Nous savons en outre que la stratégie de
Platon est totalement différente de celle de Xénophon, puisqu'elle consistera à contraire
glorifier son existence daimonique, à la mettre en scène aussi souvent que possible pour
imposer une figure généalogique qui, comme Lycurgue, justement, pourra être
considéré comme un nomos divin et sacré surclassant en quelque sorte la religion civique
ancienne. Ainsi, Xénophon laisse échapper plusieurs informations qui, sans invalider
totalement sa lecture témoignent à tout le moins d'une certaine incohérence. Aussi
(pour des raisons différentes, toutefois), nous penchons du côté des commentateurs
dont l'avis est que le Général est une source moins fiable de Platon. Le témoignage des
habitudes quotidiennes de Socrate peut s'avérer fidèle et même intéressant (il se nourrit
de telle manière en vertu d'une autarcie, il discute d'économie de telle manière, etc.),
mais il est clair que le projet dissident de Socrate échappe à Xénophon. Les us et
coutumes et les actions concrètes du maître ne prennent pourtant sens qu'à la lumière
de celui-ci. Ainsi, entre la version caricaturale d'Aristophane et celle de la définition de
Xénophon, le logos de Socrate accompagne tous ses interlocuteurs d'une façon inégale,
mais néanmoins comme logos, c'est-à-dire Raison. À l'opposé, et d'une manière conforme

étonnante que le Socrate historique n'aurait jamais pu critiquer les dieux traditionnels tout en avouant du
même souffle qu'il semble parfois aller au-delà du simple conservatisme.
Apologie, 13.

550
L E DLEU DE PLATON. ESSAI SUR LEDAIMON-SOCRATE COMME PARADIGME DE LA RATIONALITÉ PLATONICIENNE

au libellé d'accusation et à la réaction des prytanes rapportée par Hermogénès, Platon


dressera un hen direct entre Socrate, la sanction de l'oracle et sa divinisation
généalogique athénienne. L'oracle témoigne à lui seul de la volonté d'insérer la
philosophie dans la cité en surclassant les généalogies traditionnelles.

L'IMPIÉTÉ D'ARISTOTE ET LE DÉRACINEMENT GÉNÉSÉOLOGIQUE

Notre travail sur la divinisation et l'impiété de Socrate peut surprendre au


premier abord, mais nous avons prouvé en tout état de cause qu'elles sont pourtant
bien développées chez Platon et sont parfaitement confirmées selon les perspectives
religieuses de l'Antiquité. L. Couloubaritsis a par ailleurs insisté sur la nécessité de la
« généséologie » pour arriver à comprendre la pensée des philosophes Grecs en général.
Aristote place sa critique de Platon sous cet éclairage et laisse poindre des reproches
concernant la participation (|__0E£LÇ) visant à transformer l'approche platonicienne des
généalogies par celle d'une division par l'essence1673. Le genos rationnel, forme de vie par
excellence selon Platon, ne serait plus à comprendre sous les traits d'un Intellect-
Socrate éternellement agissant sur l'âme de sa filiation philosophique, mais sous un
scheme formel dégagé de ce type d'ascendance daimonique. L. Couloubaritsis parle
avec raison du projet aristotélicien comme d'une démythification effaçant toute trace de
réminiscence généalogique1674. C'est que, pour le Stagirite, celle-ci se trouverait du côté
du mythe et de la poétique — et donc d'une improbable démiurgie divine — plutôt que
du côté du /o^-raison 1675 . Loin de ce qu'ont soutenu les interprètes aristotéhsants les
plus clairvoyants comme R. Bodéùs qui affirment entre autres que la physique et la
métaphysique de l'élève de Platon obéirait à une piété traditionahste, l'isolement de la
généséologie archaïque constitue selon nous un déracinement théologique majeur par
rapport à l'esprit religieux du temps1676. Même si l'on peut dire qu'Aristote accomplissait

1673
Physique, 1,1.
1674
L. Couloubaritsis, op. cit., note 4, p. 84.
1675
L. Couloubaritsis, op. cit., note 4, p. 85.
1676
R. Bodéùs, « L'impiété d'Aristote », Kernos, 2002 15 : 61-65, à la page 64.

551
L E DIEU D E PLATON. ESSAI SUR LEDAIMON-SOCRATECOMAŒ PARADIGME D E LA RATIONALITÉ PLATONICIENNE

comme Socrate les rituels et les offrandes aux dieux traditionnels, on ne peut préjuger à
partir de là une piété conventionnelle.
On doit cependant admettre que certains rapports généalogiques avec la cité
d'Athènes pourraient sembler en apparence plus conservateurs que ceux de Platon.
Mais est-ce la réahté ? On pourrait croire à une religiosité plus conformiste lorsque l'on
s'attarde par exemple aux Politiques et à la façon dont elles dressent leurs fameuses
critiques de la cité platonicienne et du nomos-Socrate défendant quant à lui dans la
République le principe qu'une cité « une » (èv) formerait la meilleure des constitutions1677.
Les développements du cinquième hvre du dialogue de Platon portent sur le hen de
parenté auquel chaque citoyen devra se pher afin de former la cité comme « une seule
personne » (évôç àvOçomou). Nul doute qu'il y a là la mise en scène d'une « unité-
Socrate » paradigme rationnel de la cité comme l'a repérée aussi Proclus et que nous
avons déjà relevée. En désaccord avec la communauté des femmes et des enfants de ce
dialogue, Aristote affirme que les parents d'une telle cité négligeraient leur progéniture.
En outre, il faut remarquer que le Stagirite préfère ne pas dresser son opposition à son
maître Platon dans les Politiques, mais plutôt directement au Socrate de la République.
C'est que, conformément à nos analyses, la question en mortaise porte sur les
possibilités démiurgiques de réalisation d'une parenté transcendante surclassant les
autres afin de former une seule véritable filiation philosophique. En héritier fidèle de
l'école platonicienne, Aristote comprend parfaitement que le daimon-Socrate est le
paradigme et le nomos même de la politeia idéale « une » de la République et que, comme
nous l'avons déjà exphqué, la généalogie divine qui y est à l'œuvre est sculptée par
lui1678. D'une manière que l'on pourra juger au premier abord plus traditionneUe que
celle de la philosophie de Platon, le Stagirite affirme qu'il vaudrait mieux conserver le
hen filial de la communauté par le sang : « Car la même personne, l'un l'appellera son
fils, l'autre son frère, un autre son cousin ou selon un autre degré de parenté selon une
communauté de sang, ou d'affinités (ouvy-veiav) par alliance » (Politiques II, 4, 1262a).
Si l'on créait la cité de la République à partir de l'activité démiurgique de l'Intellect-

1677
Répubique, V, 462c. Poitiques, II, 2,1261a,2
1678
Répubique, III, 415a; VI, 487a.

552
LE DIEU DE PLATON. ESSAI SUR LE DAIMON-SOCRATE COMAŒ PARADIGME DE LA RATIONALITÉ PLATONICIENNE

Socrate, les ressemblances physiques existant entre les enfants et leurs géniteurs seraient
selon lui d'une manière ou d'une autre la base à partir de laquelle elles devraient être
redistribuées par la suite comme en Libye1679. La cité n'étant pas formée de gens
semblables au départ, il vaudrait mieux être cousin par le sang que fils à la façon
philosophique comme le préconise Socrate1680 :

« De même qu'une petite quantité de vin doux mélangée à beaucoup d'eau fait
que le mélange est imperceptible, ainsi en serait-il des hens de parenté (xqv
oiK£iôxqxa) désignés par ces termes, puisque dans un régime de ce genre il n'est
pas du tout nécessaire de s'occuper les uns des autres, comme un père de son
fils, un fils de son père, des frères les uns des autres » (Politiques II, 4, 1262b
[trad. P. Pellegrin]).

Selon Aristote, si tous les membres de la famille appartenaient à l'ensemble des


gardiens comme dans la République, les hens de parenté abstraits et désincarnés
n'arriveraient jamais à créer la généséologie philosophique escomptée. La question de
savoir si ces prérogatives platoniciennes étaient réahsables ou non avait pourtant été
écartée par Socrate dans le dialogue1681. Quoi qu'il en soit, selon le Stagirite,
l'instauration de ce type de filiation n'empêcherait pas l'injustice dans la cité :

« De plus, ce dont on a parlé, plus haut, blessures, amours, meurtres, tout cela se
produira nécessairement plus souvent dans de telles conditions, car les enfants
des gardiens (xoùç (jnJAaicaç) qui auront été donnés à d'autres citoyens
n'appelleront plus ceux-là frères, enfants, pères et mères, et ceux qui seront
passés chez les gardiens feront de même pour les autres citoyens, et on
n'obtiendra plus qu'ils se gardent de commettre de tels crimes en raison de
relations de parenté (xqv a_YY-V£_av) » (Politiques II, 4, 1262b [trad.
P. Pellegrin]).

Puisque semée à tous les vents, pour ainsi dire, la parenté rationnelle qu'aurait
engendrée le démiurge Socrate dans la République ne serait d'aucun recours pohtique.
Une lecture superficielle de ces développements pourrait laisser croire que nous avons
ici un exemple typique témoignant qu'Aristote s'avérerait plus conformiste que Platon

1679
Poitiques, II, 3 , 1 2 6 2 a .
i«*> Poitiques, I I , 2 , 1 2 6 1 a 24 et I I , 4,1262a.
"«i Répubique, V , 457d-458b.

553
LE DIEU DE PLA TON. ESSAI SUR LE DAIMON -SOCRA TE COMME PARADIGAIE DELARA TIONALITÉ PLA TONICIENNE

et donc, ipso facto, beaucoup plus près de la piété ancestrale athénienne. Comment croire
en effet que la politeia de la République serait moins éloignée de la religion civique
athénienne que la philosophie pohtique d'Aristote ? Pourtant, plusieurs passages des
Politiques demandent une autre lecture.

L'homme est un animal politique déraciné de la généalogie et de la généséologie

Tout d'abord, le lecteur attentif se rend immédiatement compte que le Stagirite


est peut-être autant obsédé que Platon par la question de la légitimité du lignage ou des
familles composant la cité à plusieurs endroits dans les Politiques169,2. Il y souligne en
contrepartie la nécessité d'une réforme des lois ancestrales et des généalogies qui, à n'en
pas douter, n'aurait pas plue aux Athéniens bien plus fortement que les réformes de la
République. Se cachant sous le questionnement de certains citoyens qui se demanderaient
s'il serait dommageable ou avantageux pour les cités de changer au profit d'autres —
qu'elles soient étrangères ou non — qui seraient meilleures, il répondra par
raffirmative1683. A part peut-être dans les Lois, Socrate et Platon n'auraient à l'inverse
jamais proféré une remise en question aussi radicale du nomos ancestral et l'affirmation
aristotélicienne apparaît de ce fait autrement impie. Socrate n'hésite jamais à obéir aux
lois divines de sa cité d'origine avec lesquelles « il discute » et qui arrivent même à
persuader Criton pourquoi il est nécessaire de ne pas quitter Athènes et accepter sa
condamnation à mort dans le Criton. On ne peut donc affirmer que le grief contre
Socrate puisse être confondu a priori avec celui d'Aristote1684.

Mais la critique des généalogies grecques à l'œuvre dans les Politiques ne s'arrête
pas là. Les lois anciennes, ajoute-t-il, sont en Grèce parfois trop simplistes et trop
Barbares : « À Cumes, par exemple, il existe une loi (VÔJJ.OÇ) concernant le meurtre selon
laquelle si celui qui accuse de meurtre peut produire un nombre défini de témoins de
son propre lignage (xcôv aûxoû ouyyevcôv), l'accusé est reconnu coupable du meurtre »

1682
Poitiques, III, 13,1284a-IV, 4,1290a et VI, 2,1317b-VI, 4,1319b.
16S3 Poitiques, II, 8, 1268b.

554
LE DLEU DE PLATON. ESSAISUR LEDAIMON-SOCRATE COMME PARADIGME DE LA RATIONALITÉ PLATONICIENNE

(Politiques II, 8, 1269a et suiv.). D'une façon proche de Platon, Aristote dénonce une
certaine façon d'exercer et de subordonner le pohtique et le religieux au nomos
généalogique ancestral. Bref, le statut du citoyen est toujours une affaire de famille. Il
ajoute qu'« Il n'est pas possible d'appliquer aux premiers habitants ou aux fondateurs
d'une cité (xcôv 7TQCOXCOV oucqaavxcov q Kxtaâvxcov) la définition du citoyen comme né
d'un citoyen et d'une citoyenne » (Politiques III, 2, 1275b). Autrement dit, le domaine
d'activité des pères fondateurs de la cité et de leurs lois sur leur filiation n'aurait rien à
voir avec l'exercice citoyen et devrait en être complètement séparé. Après avoir vu ce
que représente Thésée et les nomoi pour les Athéniens, on peut imaginer les incidences
de telles affirmations. Et puisqu'elles incarnent pour les Athéniens et les Grecs en
général le paradigme pohtique et religieux des ancêtres qui les ont instituées sur le
territoire, il n'est pas difficile de comprendre ce que cette proposition devait révéler de
suspect. Il est intéressant de noter qu'Aristote va même jusqu'à utiliser le langage
platonicien de la participation (|_,é0e£iç) pour aborder l'exercice daimonique de la
citoyenneté : « Or c'est bien simple, si les aïeux en question participaient (\xtxtl%ov) à la
citoyenneté selon le critère qui a été dit, alors ils étaient citoyens [...] » (Politiques III, 2,
1275b). Notre travail qui rend compte jusqu'ici du hen évident entre l'érection de
principes daimoniques comme fondation nomothétique à laquelle les citoyens devraient
entretenir des hens de parenté par participation — les pères de la cité susceptibles d'être
officiellement divinisés par l'accord de la cité — trouve ici une version aristotélicienne.
Mais quel serait le critère auquel les aïeux devraient ici se pher selon Aristote ? C'est
celui du citoyen participant au pouvoir délibératif ou judiciaire de la cité aristotélicienne,
c'est-à-dire une cité naturellement pohtique parce que vie autarcique (aùxâoK-ia
Ccoq)1685. La terminologie de la participation est donc dressée contre Platon et
l'Académie pour qui le pohtique se confond plutôt automatiquement avec le nomos et la
généséologie ancestrale — pourvu que celle-ci soit de l'ordre d'un Intellect
philosophique. En tablant sur les prémisses de ces rapports civiques platoniciens, celui-
ci va jusqu'à dénoncer les mythes utilisés par l'Académie concernant les cataclysmes

1684 Pour un avis opposé, voir R. Bodéùs, op. cit., note 1676, p. 65.

555
LE DIEUDEPLATON. ESSAI SUR LEDAIMON-SOCRATE COMME PARADIGME DE LA RATIONALITÉ PLATONICIENNE

antérieurs oubhés avant lesquels se trouvait une époque archaïque supérieure et face à
laquelle le cycle présent possède tous les attributs d'une époque contre-nature. C'est
pourquoi on pourrait considérer que c'est aussi le Politique, le Timée et le Critias de Platon
qui sont visés par Aristote dans sa critique de l'autochtonie grecque :

« Or ce que tout le monde recherche, ce n'est pas ce qui est ancestral (où xô
rtàxQLOv), mais ce qui est bon. Et il est vraisemblable que les premiers hommes
(xoùç rrocôxouç), qu'ils soient nés (Yqyeveïç) de la terre ou qu'ils aient été les
survivants de quelques cataclysmes, devaient ressembler aux premiers idiots
venus, comme on le dit des gens nés de la terre, si bien qu'il serait absurde de
rester attaché aux dogmes de gens nés (xcôv yqy-vcôv) de ce genre » (Politiques
III, 2,1268b [trad. P. Pellegrin]).

On peut penser que l'impiété d'Aristote paraît ici au grand jour. À l'opposé de
Platon et des Grecs en général, la philosophie du Stagirite expatrie de manière radicale
toute daimonisation traditionnehe et donc toute généalogie et généséologie se fondant
sur les nomoi Grecs. Alors que l'impiété de Socrate et celle de Platon (tolérée par une
sorte de rempart ésotérique) turent d'inscrire les nouvelles divinités philosophiques
dans la cité afin de subordonner les mythes archaïques ancestraux, les nomoi religieux et
les différents gêné sur le territoire athénien, on peut croire que celle d'Aristote fut de les
déraciner complètement de toute définition pohtique au moment même où la
panhehenisation macédonienne soumettait Athènes à la puissance de Philippe II et
d'Alexandre1686. Pour Aristote, la seule forme de citoyenneté pohtique possible se
trouverait dans l'extraction de toute influence mythique et généalogique. La
réorganisation par l'essence et la démythologisation du discours ancestral et civique
passerait nécessairement par l'éviction du nomos. Et si l'on sait que les généalogies furent
pour les citoyens non seulement un moyen de se rattacher profondément à la terre, aux
dieux et aux histoires familiales, mais recouvraient également toute une sphère
d'influence économique, religieuse, civique et pohtique, l'accusation d'impiété dont il
fut victime allait de soi. Alors que « nature pohtique » signifie « généalogie familiale et

i^ Poitiques, III, 2,1275b.


1686
Le panhellénisme est en effet évident chez Aristote : « La race des hellènes [...] mène une vie libre sous
les meilleures institutions politiques et est capable de commander à tous les peuples pour peu qu'elle
arrive à une organisation pohtique unique » (Poitiques, Vil, 6,1327b).

556
LE DLEU DE PLA TON. ESSAI SUR LE DAIMON -SOCRA TE COMME PARADIGME DELARA TIONAITTÉ PLA TONICIENNE

nomos religieux » pour les Grecs et Platon, elle désigne tout autrement pour le Stagirite
une communauté de membres réunis par une citoyenneté purement constitutionnelle.
Ce ne sont plus les fanru_.es et les différents gêné qui composent la cité d'Athènes et qui
s'inscrivent dans son territoire, mais une citoyenneté autonome dont la nature serait
avant tout hée au pohtique.
Par-delà les traditions généalogiques, la nature de l'animal pohtique est de vivre
en cité. C'est pourquoi, même si l'on peut dire que, pour l'enfant, la famille est
chronologiquement avant la cité, « l'homme est par nature un animal pohtique (ôxi
cf)ùa_T (j.év èaxiv âvSpcoTtoç Ccôov 7IOALXLKÔV) » (Politiques III, 6, 1278b)1687. Le pouvoir
du maître (ôearcox-ùx) et le pouvoir pohtique (itoÀixiicôç) ne sont pas pareils et ceux qui
tendent à identifier l'homme pohtique, le roi et le chef de famille n'ont aucune raison de
le faire1688 : « [...] ainsi quand on commanderait à peu de gens on serait maître, à plus
de gens-chef de famille, et à encore plus homme pohtique ou roi, comme s'il n'y avait
aucune différence entre une grande famiUe et une petite cité » (Politiques I, 1, 1252a). Il
est impossible de ne pas voir dans ces remarques générales allant à l'encontre de la
cohésion généalogique traditionaliste une réorganisation par l'essence cherchant à les
classer en domaines autonomes 1689 . La constitution est certes encore l'âme de la cité,
mais à la différence de tous ses prédécesseurs, Aristote fait du pohtique une instance
d'hommes, une essence naturelle dégagée de tout rapport de filiation : « Une cité est par
nature (xq cf>ùaei) antérieure à une famille (oucia) et à chacun de nous » (Politiques I, 2,
1253a).
Selon Aristote, malgré la réforme de la République, « son visage riant et semblant
traduire l'amour pour le genre humain »1690, Platon demeure sous les mêmes auspices
ancestraux et religieux et ne pourrait prétendre offrir une réelle parenté philosophique
et un exercice pohtique efficace pour les Athéniens :

l«« Poitiques, I, 2; 9; 10; III, 6; 3.


1688 Poitiques, 1,1, 1252a; 7,1255b.
1689 Poitiques, 1,3,1253a.
1690 Poitiques, II, 5,1263b.

557
LE DIEU DE PLATON. ESSAI SUR LEDAIMON-SOCRATE COMME PARADIGAIE DE LA RATIONALITÉ PLATONICIENNE

« [...] nous envions ceux qui sont près de nous par le temps, l'espace, l'âge, la
réputation, la naissance. C'est ce qui fait dire au poète : "car la parenté sait aussi
envier" (xô airyyevèç yàç Kai (f>9oveïv émaxaxai). Et ceux avec qui nous
sommes en rivalité : car nous rivalisons avec ceux que nous venons de dire,
jamais avec ceux qui vivaient il y a dix milles ans, ou qui vivront dans dix milles
ans, ou qui sont morts, non plus qu'avec ceux qui habitent aux confins des
colonnes d'Héraclès, ni avec ceux que l'on juge inférieurs ou supérieurs à nous »
(Rhétorique, II, 10,1388a [trad. P. Chiron]).

Ce passage confirme notre analyse en ce que le Stagirite critique ouvertement la


tendance de Platon à créer une parenté daimonique originelle comme on la retrouve
dans le Critias à propos des Atlantes et de l'Athènes archaïque, une souche familiale
« aux confins des colonnes d'Héraclès », avec laquelle les citoyens Athéniens auraient à
rivaliser. Pourquoi en effet chercher à atteindre l'idéal de pères de la cité jugés
inférieurs, supérieurs, morts ou éloignés dans le temps de manière conforme aux
traditions ? Mais nous savons par contre que dans les faits, les Athéniens étaient encore
très hés aux nomoi émergeant du règne de Thésée, Solon, de Chsthènes et de Périclès. La
remarque d'Aristote que la rivalité ou l'étalon par le nomos ne s'avérerait en réahté
opérante que pendant une période limitée reste un vœu pieux qui ne pourra s'appliquer
partiellement qu'au XIII e siècle, lorsque les généalogies de la Bible dressant la lignée de
Moïse et, ensuite, de Jésus seront déracinées au profit d'une religion universelle et où la
lecture des Politiques sera justement jugée plus pertinente. Bien au contraire, nous savons
qu'à environ plus de huit siècles après Thésée, Plutarque cite encore le héros athénien
comme un paradigme daimonique incontournable dans ses Vies parallèles vers les 50
après J.-C.
Nous constatons que, contrairement à ce qu'on aurait pu s'attendre, les attaques
d'Aristote envers son maître sont par ailleurs détournées de reproches ciblés, comme si
celui-ci avait déjà mentionné dans les enseignements ésotériques de l'Académie qu'étant
donné les circonstances et l'importance ancestrale des familles athéniennes, l'influence
de l'utilisation paradigmatique de l'Intehect-Socrate comme principe de filiation
daimonico philosophique demeurait dans les circonstances la meilleure arme à sa
disposition. Nous avons d'ailleurs mentionné qu'Aristote dresse sa critique non à

558
LE DLEUDE PLATON. ESSAISUR LEDAIMON-SOCRATE COMME PARADIGME DE LA RATIONALITÉ PLATONICIENNE

Platon, mais au démiurge-Socrate de la République dans ses Politiques1691. Peut-être


faudrait-il y voir la raison de la disparition de la figure socratique dans les Lois. On
entrevoit en outre dans les généalogies politiques un signe indiscutable et la raison
fondamentale d'un nécessaire équilibre platonicien entre l'enseignement ésotérique et
exotérique. Nous ne voulons pas nous attarder longuement sur les argumentations
abondantes dans ce dossier dont l'importance demeure, selon nous, grandement
surestimée et qui demanderait de toute façon un travail à part. Nous nous contentons
de mentionner qu'il serait péremptoire de juger l'autosuffisance exotérique de l'oeuvre
de Platon dans un cadre où le fragile équilibre religieux avec le nomos généalogique des
pères de la cité devait exiger une sohde stratégie ésotérique. Il est vrai qu'on
n'envisagerait pas non plus l'utilité d'un enseignement uniquement « secret » dont la
finalité ne se réaliserait jamais dans le cadre civique et les dialogues platoniciens. Selon
nous, l'erreur principale est de considérer le plus souvent les deux comme s'excluant
l'un l'autre alors que l'exercice exotérique pouvait entretenir des rapports plus
ésotériques afin de favoriser selon une formule stratégique un rééquilibre civique face à
la subordination des divinités traditionnehes sans doute trop radicale. Face aux
généalogies religieuses, l'œuvre chercherait ainsi à imposer en douceur la parenté
généséologique philosophique plus difficile à accorder pour les citoyens Athéniens qui,
d'un dialogue à l'autre, laisserait temporairement en mortaise ésotérique ce qui, pour
ainsi dire, sera destiné à s'émanciper ensuite par des moyens exotériques1692. Nous

"«i Également dans l'Éthique à Nicomaque, III, 1116b et VII, 1147b.


1692 Tout indique que ce qui pouvait être définit comme « ésotérique » ou « exotérique » pendant la période
de la rédaction du Phédon, par exemple, ne l'était probablement plus lors de la période de rédaction des
Lois. Entre les deux, l'influence éducative de la philosophie platonicienne s'est adaptée à Athènes et le
point de rupture ésotérique tout autant que l'équilibre exotérique avec le nomos traditionnel s'est
nécessairement déplacé. D'autre part, L. Robin, qui est le premier à mentionner avec raison que la
référence d'Aristote aux doctrines non-écrites (aycacj)» ôâyuaTa) nous dirige vers la voie d'un Platon
néoplatonicien, propose avec J. Stenzel, W.D. Ross, Ô. Tôplitz, F.M. Comford, Ph. Merlan, P. Wilpert et
C J . de Vogel un éclairage « génétique » de l'ésotérisme qui, bien que plus intéressant, cache également
des difficultés majeures. Selon ces derniers, les références au sujet des enseignements ésotériques que l'on
possède ont été professés à la fin de la vie de Platon. Seule la vieillesse ou la mort l'auraient empêché de
coucher par écrit le contenu de ses leçons orales. Nous croyons que cette prise de position s'avère
rigoureusement exacte. Toutefois, loin de discerner les rapports platoniciens avec le nomos traditionnel et
la nécessité d'un équilibre continu entre l'ésotérisme et l'exotérisme en ce sens dans l'ensemble du corpus
platonicien, l'erreur principale de ce type d'herméneutique tient à localiser la période ésotérique
seulement à la fin de la vie du philosophe. La première raison de nous opposer émerge du Phèdre et de la
Lettre VTI où il est mentionné que l'écriture ne doit jamais être figée mais doit servir la cause

559
L E D I E U D E PLA TON. ESSAI SUR L E DAIMON -SOCRA TE COM AIE PARADIGAŒ DELARA TIPS'ALITÉ PLA TONICIENNE

imaginons mal Platon cherchant à imposer la généséologie philosophique à Athènes


sans préparer le terrain afin de se prémunir contre l'accusation d'impiété. Si l'on a raison
de noter que l'enseignement oral ne serait jamais à confondre avec l'enseignement
public, on peut penser que cela ne voudrait jamais dire ipso facto que la préoccupation
première de Platon serait de le garder ésotérique1693. Notre analyse exphqué bien en
effet jusqu'à maintenant que c'est peut-être cet équilibre généalogique avec le nomos
traditionnel que le philosophe chercherait à préserver par-dessus tout.
Quoi qu'il en soit de l'enseignement ésotérique platonicien, nul doute qu'Aristote
voyait la mise en scène exotérique d'une filiation philosophique de Socrate d'un
mauvais œil et aurait préféré son éviction définitive. Peut-être retrouvons-nous aussi là
le secret du choix du neveu Speusippe à la tête de l'école. Par son impétuosité et bien
que d'une intelhgence supérieure, le Stagirite aurait tôt fait de commettre l'erreur
irréparable de briser la confiance dont l'Académie s'était peu à peu forgée avec le temps
en se faufilant dans le canevas mythique, religieux et généalogique athénien. De plus, à
l'inverse de ce qu'il défend, cette pratique n'impliquerait pas chez Platon un nécessaire
abandon du logos. Bien que les assises logico-ontologiques ne se libèrent jamais d'une
pratique du mythe, il est faux de penser qu'elles se cantonnent dans le seul récit : elles
prennent plutôt forme à l'intérieur de ce que l'on pourrait appeler «l'exercice
généséologique de la vérité »1694. Selon nous, la rationalité et son modèle représenté par
Socrate au cœur de la cité d'Athènes est le point central de ces avenues. On peut penser
que dans la perspective de Platon et à l'inverse d'Aristote, seule la généséologie
philosophique trouverait une réelle effectivité sur le plan civique et se révélerait un

philosophique. La seconde raison est la fameuse référence d'Aristote aux écrits ésotéristes dans le
deuxième hvre de la Physique qui, selon nous, qualifie aussi en même temps l'exotérisme. Cette
déclaration sur l'exotérisme et l'ésotérisme est fixée à la période du Timée. Et le Stagirite ne mentionne
jamais ici que l'intention de Platon serait d'exclure de la sphère exotérique par une volonté radicale tout
ce qui se dit au sein de l'école, mais que les enseignements non-écrits posséderaient par rapport au Timée
un contenu différent. A l'opposé de ce qu'affirment A. Cherniss et W. Jaeger, les deux enseignements
nous fournissent bien des renseignements sur l'un et sur l'autre; encore faudrait-il être capable de les
dénicher.
A l'inverse de ce qu'ont soutenu J. Bumet et A. Taylor, si la doctrine platonicienne des idées-nombres
n'apparaît dans aucun dialogue, ce n'est pas parce que Platon n'aurait jamais envisagé de les écrire dans sa
propre philosophie.
L. Couloubaritsis, op. cit., note 1, p. 92.

560
LE DIEU DE PLA TON. ESSAI SUR LE DAIMON-SOCRA TE COM AIE PARADIGME DELARA TIONAUTÉ PLA TONICIENNE

moyen exotérique incontournable pour se prémunir de manière efficace contre


l'accusation d'impiété face au nomos.

Les motifs de l'accusation contre Aristote

L'acte d'accusation d'impiété dont aurait fait l'objet Aristote à Athènes


résulterait de sa philosophie analytique et la manière dont elle proposait l'éviction pure
et simple de l'influence pohtique des mythes religieux et généalogies traditionnelles. Il
est improbable qu'il fût accusé seulement pour avoir divinisé Hermias d'Atarnée.
Etudiant de Platon à l'Académie et tyran dont il tomba peut-être amoureux de sa fille
ou de sa nièce, Aristote lui écrivit en hommage un péan après sa mort tout juste avant
d'être le précepteur d'Alexandre1695. Ce motif ridicule ne pourrait être le bon lorsque
l'on constate que son maître Platon n'a jamais été accusé, lui qui proclame de manière
autrement plus surprenante sur tous les toits et à qui veut l'entendre la divinisation
vivante de Socrate et du philosophe-roi dans ses oeuvres. Il est vrai que, comme l'a
noté O. Reverdin, la piété de Platon était peut-être au-dessus de tout soupçon à
Athènes, ce qui n'est pas nécessairement le cas du Stagirite qui a sûrement été victime
d'une campagne antimacédonienne à la mort d'Alexandre1696. Mais ceci n'explique pas
les motifs de l'accusation. De plus, on a de la difficulté à imaginer pourquoi
l'affirmation gratuite de la transfiguration divine d'un ami après sa mort peut
nécessairement impliquer une réprimande ou un acte d'accusation. On peut penser par
l'attitude de Platon envers la transformation daimonique de Socrate qu'il revenait à lui
d'en justifier le culte civique officiel. Il en fut de même pour Héraclès et Thésée :
hommes, ils furent consacrés dieux par des oracles pythiques. Si la cité ne le
reconnaissait pas la divinisation d'Atarnée, le pire qui attendait Aristote à notre avis était

i 695 Aristote d û fuir A t h è n e s p e u avant sa m o r t et se réfugier A Chalcis à la suite d ' u n procès que lui avait
intenté l ' h i é r o p h a n t e E u r y m é d o n o u D é m o p h i l e . V o i r E . D e r e n n e , Les procès d'impiété intentés a u x
philosophes à Athènes, B i b l i o t h è q u e de la faculté de philosophie et d e L e t t r e s d e l'université de Liège, T .
X L V , 1930, et. D . N a i l s , The people of Plato. A prosopography oj Plato and other Socratics, Cambridge, H a c k e t t
Publishing C o m p a n y , Inc., 2 0 0 2 , 161.
i 696 O . R e v e r d i n , op. cit., n o t e 562, p . 212.

561
LE DIEU DE PLA TON. ESSAI SUR LE DAIMON -SOCRA TE COMME PARADIGME DE LA RATIONALITÉ PLA TONICIENNE

de se couvrir de ridicule. Si ces motifs ne peuvent rien exphquer en eux-mêmes, où


donc pourrions-nous trouver la pierre angulaire donnant prise à une accusation ?
R. Bodéùs fournit une piste plus sérieuse en soulignant que c'est la parenté purement
théorétique avec l'Intellect divin qu'aurait proposé Aristote dans l'Ethique à Nicomaque
qui aurait d'abord dérangé les pères de la cité d'Athènes1697. Regardons d'abord le
passage :

« En effet, si l'on se préoccupe un peu des affaires humaines du côté des dieux,
comme le veut l'opinion, on peut aussi raisonnablement penser que ces derniers
mettent leur joie dans ce qu'il y a de meilleur et leur est le plus apparenté
(cTUYY-veaxàxco) — c'est-à-dire l'Intellect (voûç) — et qu'en retour, ils comblent
de bienfaits ceux qui s'attachent surtout à l'Intellect » (Ethique à Nicomaque, X,
1179a23 et suiv. [trad. R. Bodéùs]).

Il est clair que le langage de la parenté avec l'Intellect s'inspire directement ici de
Platon. Mais cet extrait ne peut à lui seul exphquer les raisons pour lesquelles on aurait
pu accuser le Stagirite. Se trouvant en-dehors ou en deçà de la vie pohtique et du nomos,
on se demande comment cette vie contemplative de la philosophie aristotélicienne —
et ce, même si l'Ethique à Nicomaque défend un but pratique si on la compare à l'Ethique
à Eudème — pouvait bien poser à elle seule problème sur le plan religieux. On peut
croire que, comme c'est le cas aujourd'hui, ce type de constatation abstraite était raillée
et considérée par tous les Athéniens comme une remarque philosophique stérile et
frivole. On aurait de la difficulté à soutenir du même souffle que la piété traditionnelle
en aurait été a priori bousculée, estomaquée ou discréditée dangereusement1698. Platon
n'a en effet pourtant jamais été accusé d'impiété — lui qui, jusqu'aux Lois et comme on
l'a exphqué, défendit pour les enfants Athéniens une parenté non traditionnehe avec
l'Intellect bien avant Aristote. L'impiété d'Aristote comme telle se trouve
nécessairement ailleurs, c'est-à-dire sur les conséquences politiques directes qu'il devait
opérer sur le nomos et la généalogie athénienne.

Selon nous, l'accusation envers Aristote comme elle nous est ramenée par
Diogène Laërce demeure encore jusqu'à ce jour la plus éclairante. Selon le doxographe,

1697
R. Bodéùs, op. cit., note 1676.

562
LE DLEU DE PLA TON. ESSAI SUR LE DAIMON-SOCRATE COAIALE PARADIGME DELARA TIONALITÉ PLATONICIENNE

le Stagirite, après avoir éduqué Alexandre, revint à Athènes où il décida d'ouvrir le


Lycée, enseigna treize ans puis, accusé d'impiété par Eurymédon ou Démophile à cause
d'une épigramme qu'il avait écrite sur une statue de Delphes et du péan déjà mentionné,
dû fuir à Chalcis1699. Voici d'abord le texte de l'épigramme en question : « L'homme que
voilà, d'une façon impie, et en violation de la justice divine, fut tué par le roi des Perses
qui portent l'arc : il ne fut pas vaincu ouvertement à la lance dans un combat meurtrier,
mais par une ruse perfide et la mauvaise foi» (Vie d'Aristote, 6). On ne peut
pratiquement rien dire sur ce passage, si ce n'est qu'il souligne la perfidie dont Hermias
aurait été victime. S'agit-il d'un reproche aux généalogies religieuses traditionnelles
comme on les retrouve à chaque fois dans le paysage pohtique afin de s'opposer à
l'Académie et au Lycée ? Au moment où Diogène tente d'exphquer l'impiété d'Aristote,
il rapporte en tout cas cet extrait que l'on peut lire sur les heux mêmes de Delphes. Le
Stagirite aurait-il cherché à diviniser Hermias comme Platon a tenté de le faire avec
Socrate ? Le problème principal pour l'école du Lycée est qu'un oracle traditionnel dont
les conséquences civiques dans ce contexte étaient d'abord de l'ordre de la déification
généalogique ne pouvait faire l'affaire. Bref, Aristote n'aurait pu chercher à diviniser
Hermias de la même façon dont Platon aurait cherché à le faire avec Socrate — et
comme les Grecs l'ont fait avec Thésée, Solon, Lycurgue, etc. — sans jouer d'une
manière ou d'une autre le jeu des généalogies et religions conservatrices. C'est peut-être
ce qui expliquerait la simple nature dénonciatrice de l'épigramme dont les enjeux
politiques étaient sans doute perceptibles aux contemporains et à Diogène qui juge bon
de préciser son existence. Quoi qu'il en soit, le péan révèle davantage plusieurs
indications précieuses permettant peut-être de mieux comprendre la stratégie
philosophique d'Aristote face aux généalogies grecques :

« Vertu (àoexà) si difficile à acquérir, le plus beau gibier qu'un homme puisse
convoiter, tu es belle ô jeune fille, Et c'est un sort envié dans la Grèce que
mourir pour toi, Et souffrir sans relâche les plus grands maux, tant ta mets dans

1698 Pour un avis contraire, voir R. Bodéùs, op. cit., note 1676, p. 64
1699
« Quand Aristote alla comme ambassadeur d'Athènes auprès de Philippe, Xénocrate prit la direction de
l'Académie. A son retour, Aristote, voyant la place prise, choisit dans le Lycée un heu de promenade
pour y philosopher avec ses disciples en se promenant » (Diogène laërce, 1).

563
L E D I E U D E PLA TON. ESSAI SUR L E DAIMON-SOCRATE COALAŒ PARADIGME D E L A R A TIONALITÉ PLA TONICIENNE

les esprits un fruit immortel (àOdvaxov) supérieur à l'or, aux parents (YOVECCV) et
au doux sommeil. C'est pour toi qu'Héraclès et les fils de Léda ont supporté tant
d'épreuves en désirant te conquérir, c'est par le désir de toi qu'Achille et Ajax
aux demeures d'Hadès sont venus, et c'est encore par amour pour ta beauté
qu'un citoyen d'Atarnée a perdu la vie, Et c'est pourquoi il est illustre et sera
immortalisé par les Muses, filles de Mnémosyne, qui exaltent la race, l'amitié, la
gloire du puissant Zeus des étrangers (Aiôç £eviou) » (Vie d'Aristote, 6-7 [trad. M.
Narcy]).

Plusieurs aspects de l'impiété d'Aristote paraîtraient peut-être ici selon le point


de vue des Athéniens. Tout d'abord, la vertu (àoexq), exercice citoyen symbolisant une
parenté généalogique territoriale traditionnelle dans toutes les cités de la Grèce — la
« vertu » héroïque et démocratique de Thésée pour les Athéniens ou celle de Lycurgue
pour les Spartiates — est ici fidèlement redéfini par Aristote dans le cadre de sa
philosophie et comme on la retrouve par exemple dans l'Éthique à Nicomaque sous la
caractéristique d'une simple quahté ou disposition naturelle de l'esprit1700. Bref, Hermias
ne serait pas mort en vue d'un exercice patriotique et civique de la vertu, mais en
quelque sorte en fonction d'une antigénéalogie où l'essence de la vertu est le fruit immortel
(àdâvazov) supérieur à tous les parents de la cité (yovécov). L'éthique et la pohtique
typiquement aristotéliciennes remettent en question le nomos ancestral et la communauté
religieuse composée des mortels et des immortels au moment même où, après la mort
d'Alexandre, le panhellénisme s'était révélé humiliant et décevant pour Athènes. Les
contemporains ne s'y seraient pas trompés : les hommages à Hermias et aux divinités
homériques défendent en réahté le genre naturel du citoyen déraciné des généalogies
politiques qui, comme dans les Politiques et YEthique à Nicomaque, vanteraient les mérites
d'une vertu et d'une amitié dont la parenté serait uniquement constitutionnelle. On peut
penser qu'Aristote s'avance toutefois avec prudence jusqu'à invoquer le Zeus xenos
(Àiôç £evio_) de l'école académicienne afin de tenter se prémunir comme elle de
l'accusation d'impiété. Mais rien n'y fait : il semble qu'il ne peut tromper personne, car à
la différence de Platon dont tout l'effort était de conserver le fragile équilibre urbain et
le canevas généalogico mythique athénien en y enracinant la philosophie et le principe

1700 EN, 1,1101a.

564
L E DIEU DE PLA TON. ESSAI SUR LE DAIMON-SOCRA TE COMME PARADIGME DELARA TIONALITÉ PLA TONICIENNE

du Zeus des étrangers, la vertu pohtique du Stagirite s'accomplissait par essence de


manière autonome des filiations des dieux, des pères et parents de la cité. Ainsi,
l'utilisation du Zeus des étrangers est superficielle et n'a jamais pu le protéger de
l'accusation d'impiété. Tout comme « l'homme est par nature un animal pohtique », la
vertu, la race et l'amitié ici invoquées sont par nature clairement désincarnées du nomos
ancestral athénien. Certains passages de la Métaphysique, des Politiques, de l'Éthique à
Nicomaque et de la Rhétorique le soulignent1701. Nous avons déjà exphqué que la
philosophie plus expéditive d'Aristote aurait eu sans doute l'effet de rompre la
confiance de la cité d'Athènes envers l'Académie. Ceci a certainement pesé lourd dans
la balance lorsque Platon a dû choisir son successeur. Diogène va jusqu'à rapporter le
propos principal du plaidoyer du Stagirite envers les Athéniens à l'occasion de
l'accusation d'impiété : « La poire naît bien de la poire et Ja figue du figuier » (Vie
d'Aristote, 9). On peut penser que sa défense consiste à s'insurger contre l'exercice
généalogique et filial de la pohtique afin d'admettre l'acceptation de l'homme comme
animal pohtique dont la nature — à la façon des rejetons des fruits que l'on retrouve
dans la « cbùaiç » — est plutôt d'engendrer des citoyens sous une forme uniquement
constitutionnelle. De même, Diogène Laërce rapporte qu'à la question de connaître la
différence entre les savants et les ignorants, Aristote répondait : « la même qu'il y a
entre les vivants et les morts! » (Vie d'Aristote, 19). Il est raisonnable de croire que toutes
les activités daimoniques fondatrices du platonisme et de l'exercice pohtique à caractère
généséologique et nomothétique de l'époque sont démythologisées par Aristote,
engendrant ainsi les motifs de la fameuse accusation d'impiété.

"01 Rhétorique, II, 1388b; Métaphysique, V, 1020b; 1021b; XIII, 1078b; Poitiques, I, 1260b; VII, 1325b; Éthique à
Nicomaque, I, 1102a-b; 1103a-b; II, 1104a-b; 1105a-b; 1106a-b; 1107a; 1108a-b; III, 1109a-b; 1113b;
1114b; 1116a; 1117b; Poitique, I, 1253a; 1255a; III, 1278a; IV, 1291b; VIII, 1341a-b.

565
LE DIEU DE PLA TON. ESSAI SUR LE DAIMON-SOCRA TE COAIME PARADIGAIE DELARA TIONALITÉ PLATONICIENNE

566
LE DLEVDE PLATON. ESSAISUR LEDAIMON-SOCRATE COMME PARADIGAIEDE LA RATIONALITÉ PLATONICIENNE

BIBLIOGRAPHIE

Traductions des princpaux ouvrages des auteurs anciens cités

Aéhus Aristide
The Complete Works, éd. C A . Behr, Leiden, 1981.
Arts rhétoriques, [Pseudo-Aélius Aristide], trad. M. Patillon (2 vol.), Paris, Les Belles Lettres, 2002.

Aristophane
Œuvres complètes, trad. H. Van Daele, Paris, Les Belles Lettres, 1923-1930.

Aristote
Du Ciel, trad. C. Dalimier et P. Pellegrin, Paris, Flammarion, 2004.
Ethique à Nicomaque, Paris, Flammarion, 2004.
Politiques, trad. P. Pellegrin, Paris, Flammarion, 1990.
Rhétorique, trad. P. Chiron, Paris, Flammarion, 2007.

Cicéron
De la nature des dieux, trad. C. Appuhn, Paris, Gantier-Flammarion, 1935.

Démosthène
Contre Leptine, trad. R. Dareste, Paris, E. Pion et cie (imprimeries éditeurs), 1875.

Diogène Laërce
Vies et doctrines des philosophes illustres, trad, sous la direction de M.-O. Goulet-Cazé, Paris, Le Livre de
poche, La pochothèque, Classiques modernes, 2e éd., 1999.

Homère
Iliade, trad. P. Ma2on, Paris, Les Belles Lettres, Classiques en poche (3 vol.), 2002 (2e tirage).
Odyssée, trad. V. Bérard, Paris, Les Belles Lettres, Classiques en poche (3 vol.), 2007.

Ménandre
Théâtre, trad. A Blanchard, Le Hvre de poche, Classique, Librairie générale française, 2000.

Ovide
Métamorphoses, trad. M.G.T. Villenave, Paris, F. Guay et C. Guestard éditeurs, 1806.

Pausanias
Description de la Grèce, trad. P. Bonnechère dans Trophonios de Lébadée. Cultes et mythes d'une cité boétienne au
miroir de la mentalité antique, Boston, Brill, 2003.

Platon
Apologie. Criton, trad. L. Brisson, Paris, Flammarion, 1997.
Ménexène, trad. D . Loayza, Paris, Flammarion, 2006.
Protagoras, trad. F. Ildefonse, Paris, Flammarion, 1997.
Lâchés, Euthyphron, trad. L.-A. Dorion, Paris, Flammarion, 1997.
Charmide. Lysis, trad. L.-A. Dorion, Paris, Flammarion, 2004.
Hippias Majeur, Hippias mineur, trad. J.-F. Pradeau et F. Fronterotta, Paris, Flammarion, 2005.
Ion, trad. M. Canto, Paris, Flammarion, 1989.
Ménon, trad. M. Canto-Sperber, Paris, Flammarion, 1991.
Cratyle, trad. C. Dalimier, Paris, Flammarion, 1998.

567
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