tribune des critiques de disques du 19/05/2019 (Aedes version C)
De tous les printemps du monde
Jérémie Rousseau : On a l’impression que ce texte-là on n’a même pas besoin de suivre les poèmes de Paul Eluard, on comprend tout !
Sarah Léon : Une vision très claire de la chose renforcée sur le plan musical par quelque chose qui moi me séduit beaucoup, qui est la simplicité de cette version, sa droiture… On a quelque chose de très direct qui ne s’encombre pas d’inutile mais qui va vraiment à l’essentiel en toute pureté. On a un véritable équilibre des voix, la progression qui fonctionne vraiment par blocs, par opposition, à la fois des nuances et des masses. Et aussi on a ici une attention pas seulement à la fois harmonique mais aussi à la dimension contrapuntique, j’ai l’impression qu’on peut suivre les voix individuellement dans leur tuilage, ca enrichit vraiment l’écoute.
Chantal Cazaux : Naturel, il y a une forme de spontanéité, ce qui est une gageure, on croirait quasiment qu’ils déchiffrent la partition et qu’elle est composée pour eux. Quand on connaît la difficulté de la chose, c’est très difficile, mais c’est donné avec une forme d’évidence, aussi bien dans le mot que dans le sens des choses, dans les intentions, dans les équilibres c’est vraiment admirable. J’ai senti ça de façon très moderne, il y a une forme de clarté et de sobriété… On ose parfois des sons droits, des effets presque plastiques, presque visuels mais qui sont parfaitement fondus dans l’ensemble de la direction et du concept. Le laid agresse volontairement.
Emmanuelle Giuliani : (à propos du « laid ») et il n’est pas « on fait laid » mais « on est saisi par la laideur » donc il est beaucoup plus subtil que le précédent, ce n’est pas parce que c’est écrit le mot « laid » qu’on doit faire un son laid et là c’est on est sidéré de laideur. Je vais mettre un tout petit bémol, je me suis dit « je suis déçue, pour un enregistrement il aurait fallu le refaire » par la phrase découverte des alti du chœur 1 il me semble, où le son n’est pas beau alors que tout est magnifique, mais c’est histoire de chipoter. Autrement, tout à fait, les termes d’ «évidence » de « naturel », les harmonies ressortent sans qu’on dise « regardez comme c’est du Poulenc ! » il y a la fameuse harmonie classique et puis la petite note qui vient perturber le jeu, l’oreille s’en saisit et c’est tout à fait naturel. Il me semble aussi que pour la première fois on attend même si on ne le savait pas que deux chœurs se répondent, se tuilent, se parlent, question/réponse, phrase et je renchéris ou au contraire phrase et je m’oppose et ça on l’a dans une espèce de flux qui à la fois respire et avance donc très organique et véritablement ça donne à entendre l’écriture de manière absolument évidente et sans qu’on se pose de question. Cela procède d’une compréhension intime du texte, à la fois de ses évidences et de ses mystères et c’est bouleversant pour l’auditeur !
Toi ma patiente & Riant du ciel et des planètes
Chantal Cazaux : quasi-perfection, c’est absolument fabuleux la façon qu’ils ont de nous donner le texte, la joie de chanter ce texte et la noirceur qui est contenue dedans. Là on a vraiment envie de leur dire « en étant si exceptionnels interprètes est-ce que vous ne pourriez pas nous faire des pianissimos quand même plus présent dans le premier poème » : parce que là on les a pas du tout de tous les pianissimos, c’est beau, c’est équilibré, mais ça attaque à mezzo-forte. Quel dommage ! Ils auraient largement pu et ils ne l’ont pas fait. Mais sinon c’est super !
Emmanuelle Giuliani : On a le texte, on a dans la répétition des mots à la fois cet effet de répétition qui lasse la patience mais ce n’est jamais la même chose et donc il y a n esprit une verve un côté grinçant absolument formidable. Dans le premier en effet, est-ce parce que c’est enregistré très près ? On se dit quel dommage que cette texture, on imagine la transparence que cela donnerait et l’effet supplémentaire, autrement c’est splendide. Ce qui est magnifique c’est quand vient pour la première fois le mot orgue, tout à coup ils font les orgues, le son se met en rapport avec le mot sans dire « ah regardez, puisqu’on dit le mot orgue on va faire une sonorité d’orgue, mais ça nous apparaît comme ça de manière évidente.
Sarah Léon : Ce que j’apprécie beaucoup sur le premièr des deux poèmes c’est la couleur qu’ils arrivent à donner à chaque vers et cette façon de faire résonner la singularité de chaque vers avec une attention portée à chaque groupe de sens et de mots qui fait vraiment ressortir toutes les multiples images du texte. Et évidemment dans le deuxième poème le fait qu’on comprenne tout, cette véhémence qu’on entend, cette surenchère dans la répétition, le « ridicule » qui sonne vraiment comme un reproche, c’est très fort ! Une version théâtrale.
Liberté
Chantal Cazaux : On entend là tout le texte, tout est senti, le moindre mot est donné, les échos sont entendus, puis le mi final est décoché avec presque une forme d’abstraction vocale, je rejoins encore l’idée de modernité de tout à l’heure, ce n’est pas démonstratif, ce n’est pas un contre-mi c’est un son une flèche qui est lancée comme ça dans l’aigu, c’est très réussi !
Emmanuelle Giuliani : Je trouve que la version C se détache, d’abord par sa beauté sonore mais aussi par la relation musique et texte, évidemment c’est sur un principe de répétition mais ça évolue tout le temps et selon qu’on chante des mots abstraits ou concrets, qu’on parle de la patte du chien ou du front de mes amis on est totalement dans des univers différents, le sens est là tout le temps et on se dit quand à la fin arrive ce mot « liberté » il est riche d’un sens immense ! On comprend que cette espèce de grande enluminure que l’on a dans les dernières mesures c’est une nécessité absolue : on le veut ce mot liberté, il y a une urgence, une nécessité… C’est dans l’immense Poulenc.
Sarah Léon: la C est remarquable et se détache encore plus que les morceaux précédents. Il y a une importance donnée à chaque vers, une couleur pour chacun. On entend vraiment les deux chœurs et le dialogue entre les deux en terme de spatialité, d’écho. On entend aussi tous les contrepoints sur « j’écris ton nom », on a toute cette urgence de la fin.