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Marielle Macé
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LITTÉRATURE 1. Roger Caillois, Le Fleuve Alphée [1978], dans Œuvres, Paris, Gallimard, coll. « Quarto »,
N°170 – J UIN 2013 2008, p. 101.
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Les Jeux et les Hommes font une place essentielle au vertige ; c’est
l’une des catégories anthropologiques du jeu, dans la nomenclature qu’en
propose Caillois : jeux de compétition, de hasard, de simulacre, et de vertige.
Caillois regarde chacune des catégories comme des « attitudes » – je dirais
volontiers : des styles de conduite – et fait très bonne place à cette disposition
par laquelle on s’efforce de « provoquer en soi, par un mouvement rapide
de rotation ou de chute, un état organique de confusion et de désarroi »3 .
Dans les spasmes, les transes, les déséquilibres, les étourdissements, il s’agit
de « détruire pour un instant la stabilité de la perception et d’infliger à
la conscience lucide une sorte de panique voluptueuse », où le corps lui-
même ne retrouve qu’avec peine « son assiette » et le sentiment de sa propre 9
2. Roger Caillois, L’Incertitude qui vient des rêves [1956], ibid., p. 672.
3. Roger Caillois, Les Jeux et les Hommes : le masque et le vertige [1958], Édition revue et LITTÉRATURE
augmentée [1967], Paris, Gallimard, coll. « Folio/Essais », 1991, p. 47. N°170 – J UIN 2013
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ROGER CAILLOIS
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animant les foires, ou encore ces extases à bon compte des paradis de
pharmacie (comme les considéraient déjà, un siècle plus tôt, Thomas de
Quincey et Baudelaire) qui dominent une époque où le vertige ne semble
plus être « qu’un jeu », comme il apparaît dans les descriptions ironiques
qu’il propose de la fête foraine et de ses transes un peu douteuses. Ces
vertiges mineurs heurtent en lui un goût du courage, de la persévérance, et
en tout cela des ivresses froides.
Si l’analyse est si mouvante, attirée elle-même vers les excès, les
témérités et les tournoiements, c’est que le vertige n’est à vrai dire pas
facilement évacué. Il est reconnu dans Les Jeux et les Hommes comme une
partie intégrante de la nature, et il s’impose comme le lieu du sacré gauche
dont Caillois parlait dans L’Homme et le Sacré8 , et qui intéressera aussi
Bataille9 . Dans le couple culturel formé par le mimétisme et le vertige (qui
est en quelque sorte la formule du sacré), le premier est l’élément « actif
et fécond », et le second l’élément « passif et ruineux »10 . Le vertige est
en quelque sorte le sacré du sacré. Il en pousse à l’extrême la souverai-
neté, la force de cohésion collective, la tendance destructrice. C’est une
catégorie-limite, beaucoup plus proche des transports et des extases que du
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8. Voir Roger Caillois, L’Homme et le Sacré [1939], Édition augmentée, Paris, Gallimard, 1950,
coll. « Folio/Essais », 1988, p. 54-57.
9. Voir Georges Bataille, « Le sacré » [1939], Œuvres complètes, tome I, Paris, Gallimard, 11
1970, p. 559-563.
10. Roger Caillois, Les Jeux et les Hommes, op. cit., p. 155.
11. Ibid., p. 158. LITTÉRATURE
12. Roger Caillois, Le Rocher de Sisyphe, Paris, Gallimard, 1946, p. 82 et p. 86-87. N°170 – J UIN 2013
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ROGER CAILLOIS
HONORER LE VERTIGE
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16. Roger Caillois, Le Fleuve Alphée, op. cit., respectivement p. 90, p. 92 (c’est moi qui
souligne) et p. 99-100. LITTÉRATURE
17. Ibid., respectivement p. 103 et p. 115. N°170 – J UIN 2013
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ROGER CAILLOIS
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TECHNIQUES DU VERTIGE
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23. Roger Caillois, Les Jeux et les Hommes, op. cit., p. 268.
24. Dans Les Jeux et les Hommes, après avoir parlé des « techniques d’extase » (p. 185), Caillois
nomme « techniques du vertige » (p. 199) la culture et la socialisation des transes. LITTÉRATURE
25. Ibid., p. 68. N°170 – J UIN 2013
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ROGER CAILLOIS
non évaluables en un moment abandonnés au sort, par pur défi26 » (un ethno-
logue décrivait récemment les sports de vertige où une série d’artifices visent
à « évacuer au maximum les contraintes de l’ascension » pour favoriser la
pure « insertion du corps dans le vide »27 ).
Ainsi le fantastique en art est-il un état de vertige avec lequel ce grand
lecteur veut pouvoir ruser. En 1965, Caillois ouvre une réflexion à propos
de ses préférences pour des œuvres d’inquiétude et de rupture sur cet aveu
assez trouble :
Je suis attiré par le mystère. Ce n’est pas que je m’abandonne avec complai-
sance aux charmes des féeries ou à la poésie du merveilleux. La vérité est tout
autre : je n’aime pas ne pas comprendre, ce qui est très différent d’aimer ce
qu’on ne comprend pas, mais s’y apparente cependant sur un point très précis
qui est de se trouver comme aimanté par l’indéchiffré28 .
Il témoigne ainsi d’un rapport paradoxal à son propre désarroi, qui lui
fait (comme Borges sans doute) chercher le vertige au cœur des emporte-
ments de sa propre rigueur : « cette sévérité, qu’on estimerait presque prise
de vertige29 »... Le bain sensible de la rigueur, chez Caillois, est le froid,
le froid glacial des pentes montagneuses, des déserts et des randonnées,
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dans le temps, un aventurier qui essaie des sorties, ponctue ainsi son espace,
et s’appuie sur ses déséquilibres pour créer les conditions nouvelles d’une
insertion dans le monde qui est toujours à réinventer ; ainsi, pour Leroi-
Gourhan, « l’acrobatie, les exercices d’équilibre, la danse matérialisent dans
une large mesure l’effort de soustraction aux chaînes opératoires normales,
la recherche d’une création qui brise le cycle quotidien des positions dans
l’espace39 ».
C’est sans doute l’épreuve de cette rythmicité que Caillois a faite dans
son attirance ambiguë pour les situations à déséquilibre et à tournoiement.
Le vertige, on l’a vu, n’est chez lui pas dissociable de l’équilibre, qui est à
la fois son contraire, son pendant, sa réserve et son issue. La disposition au
vertige, véritable style d’être, pourrait bien apparaître chez Caillois comme
l’occasion d’une compréhension intime de la rythmicité du vivre, l’occa-
sion d’approcher la suite de désarrois et de rééquilibrages, de désordres
et d’ordres qui seule permet une insertion créatrice des sujets dans leurs
milieux de vie. Le goût du vertige fonde en effet l’exercice d’une liberté
rythmée, chez cet homme qui cherchait à s’appuyer sur ses propres capacités
à se perdre, qui tentait de faire fond sur ses emportements pour trouver une
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39. André Leroi-Gourhan, Le Geste et la Parole, 2 : La Mémoire et les Rythmes, Paris, Albin
18 Michel, 1965, p. 103.
40. Roger Caillois, Pierres [1966], dans Œuvres, op. cit., p. 1037.
41. Ibid., p. 1088.
LITTÉRATURE 42. Roger Caillois, Le Fleuve Alphée, op. cit., respectivement p. 177, p. 176, p. 136 et p. 177.
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ROGER CAILLOIS
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LITTÉRATURE 51. Peter Sloterdijk, « La planète des exerçants », Tu dois changer ta vie. De l’anthropotech-
N°170 – J UIN 2013 nique, traduit de l’allemand par Olivier Mannoni, Paris, Libella-Maren Sell, 2011, p. 35-157.
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