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Du Messager des ames au spirite en Languedoc Tous les historiens de la mort rencontrent et déplorent, 4 un moment ou a un autre de leur parcours, la pauvreté relative ou, plutés, la dispersion extréme de l'ethnographie de la mort en Occident. Les folkloristes ont pourtant transcrit dvs dizaines de rituels, le schéma des “rites de passage”, tel que Van Gennep Ia découver, a servi de modéle et de cadre a maintes descriptions mais il est vrai que le point de vue évolutif s'efface dans ces Fecensions monorines et que, surtout, la mort clle-méme n'y est pas définie dans toute lampleur des gestes, des traces et des discours cu'elle suscie Pour transformer l'objet sans doute convient-il de modifier le regard et le prise. Les historiens ont choisi d'agrandir le plus possible langle de vue dans le temps ct espace. L’ethnologue est plus i Paise dans le parti inverse : pourquoi ne pas essayer, au conitaire, de prendre un poste d'observation ponctuel et significatif pour, a partir de la, s*étendre jusqu'aux limites historiques et spatiales nécessaires & la comprehension de ce.qui se passe ici, en une société donnée, saisic en un instant de son histoire 2 Encore convient-il de bien choisir son lieu d'observation mais In critique de Vethnographie commune nous y aide. La mort y est en effet traitée en deux chapicres distincts et souvent autonomes. Le premier détailie les comportements collectifs que déclenchent son imminence, son avénement et sa remémoration. L'ordre chronologique de la séquence ct ia mise en place sociologique des acteurs suffisent & une description sure et cohérente. En revanche les croyances et les pratiques concernant non plus la mort mais les morts vont en général rejoindre, en un deuxieme chapitre, le fouillis des “superstitions”, “peurs” et autres “Ipendes” comme si, dans nos sociétés, la gestion de Pau-dela par les églises n'avait laissé place qu’ des discours ct observances fragmentaires, incohérents, dont la logique nous serait a jamais perdue. Or juste avant Van Gennep, Herz avait montré, pour des sociétés plus exotiques il est vrai, que tout mort accomplit un double passage. Le premier accompagne et suit le décés, il va de la vie 4 la mort, Le sceond est situé au cceur d'un au-dela qui est toujours pensé comme un espace et an temps a parcoutir, & traverser. La encore les survivants sont en partie tesponsables du destin posthume de leurs défunts, cet autre passage, trop souvent négligé, est done aussi socialisé, i mobilise toute la puissance des 95 rituels personnels, domestiques et communautaires. Lorsque ceux-ci sont oubliés, inachevés ou mal accomplis, les défunts font signe, manifestant ainsi Ie retard pris dans leur périple et les remédes que leur sort malheureux exige. Qu’en est-il de ce passage dans l'Europe du Sud ? Qu'est-ce qui dure ct gu’est-ce qui change dans la relation a ect au-deli ot les morts se déplacent ? Quelles configurations émergent de la mosaique des enseignements, des dogmes, des traditions et des nouveautés métaphysiques ? Quels rapports sociaux ces transformations mettent en jeu? Telles sont les questions que nous poserons a un tertain assez vaste : fe pays toulousain largement eaillé, du Languedoc des plaines aux montagnes pyrénéennes, de la Cerdagne au Béarn. Le messager des mes En 1873, répondant a une sollicitation de son inspecteur d'académie, un institutcur du Lautagais, R.Cantier, dresse un tableau critique mais scrupuleux de état des croyances sur les manifestations de I'au-del& dans Farrondissement de Castelnaudary, son témoignage nous servira de guid Superstitions. Les superstitions tendent tous les jours & disparaitre dans l'arrondissement ; da ins clles ne produisent pas les conséquences ficltuses d'autrefois. Cependant quelques yances absurdes ont encore des racines profondes dans Fesprit des habitants de certains illages. surtovt cher les femmes Une des croyances les plus accréditées dans In campagne est celle qui est relative aux revenants, Beaucoup de gens pensent que les ames des morts reviennent pour demander des priéres. Les Ames se manifestent soit en se produisant sous des formes fantastiques, soit en frappant, soit en remuant les meubies, soit en articulant certains sons. On attribue parfois aux mes des morts certains malhcurs, des maladies, la perte des bestiaux, et plus particulierement les maladies ou la mort des jeunes enfants. Un enfant est pile, chétif, maladit, les com ne manquent pas de dire qu'il est persécuré par les dimes. On chesche wussivdt quel peut & défant dont ime vient ainsi réclamer des prieres. es Ton décide facitement que ce ne peut éive gue celle de tel ou tel membre de la famille. Alors on fait dite des messes, réciter des surtout les psaumes de la Pénitence. on offre dus pain bénit a la messe.. ete Le plus souvent on va consulker les soi-disant “Messagers des, ames” manguent jamais d'ordonner des priéres tout en nommant le membre de la famille déc réclame ces prires. Parfois, malgré ces précautions. le Messager norime une personne qi vit encore, mais les gens trompés au lieu de reconcer 3 leurs superstitions, se contentent de changer de charlatan Voici ce qui se passait dernigrement dans un village du canton de Fanjeaux : Mme X avait un enfant de doure mois. Cet enfant perdait de jour en jour. “Tl devient pile ct dimiaue de coups. dit la mére, c'est quelque more qui me le poursuit™. Eile prend le parti d'allee consulter le Messager des ames de Mirepoix. En la voyant entrer, homme en communication avec Jes morts lui dit : “Pauvre femme ! que n’étes-vous venue plus tét : vous auriez déji délivré lame de votre mére des flammes du Purgatoire. Vous éces heureuse encore avoir eu Vidée de venir me trouver avant dimanche : ce jour-la votre enfant aurait été dans Te suaire, Recournee-vous-en vite : faites dire une messe demain ct une autre samedi, occasion de laquelle vous donnerce un pain béni. N'oublice pas qu'il vous faut assister aux messes avec 'enfane habillé de blanc.” Le caré ayant renarqué que quelque chose d’extrancdinaire se passait dans la famille X. Aéclaca que s'il avait été insteuit plus t6t des motifs qui guidaiemt Mme X. il n'aurait pas dic la messe pour elle: et le dimanche, au prone, il attagua vivement cette superstition des dimes qui réclament des priétes. Probablement il ne convertit personne. Les Messagers des antes les plus célébres sont : celui de Mirepoix que vont consuler les 96 habitants du canton de Fanjeaux et de Belpech : celui qui habite la métairie de Picarel dans la commune de Montauriol ct qui cst en vogue dans le canton de Salles; celui d’Avignonet qui est visité par Ia partic ouest de l'arrondissement ; et celui de Labécéde, appelé Tincos, qui ala confiance de quelques habitants de la Montagne Noire. On trouve encore des personnes qui pensent que les morts font une procession dans la nuit de la Toussaint. Cenaines personnes croient & des étres appelés des Prurs qui occasionnent disent-elles, A cemtaines heures de la nuit, des bruits effeayants, qui remuent lee meubles, trainent les alles, bouleversent les ustensiles de ménage. éxeignent les bougies, se proménent en faisant le bruit d'un homme qui marche. secouent les rideaux des lits, enlevent les couvertures, soufflétent méme les habitants de la maison. On trouve des personnes qui confondent ces esprit avec les Ames des mores dont nous avons parlé. On entend dire & certaines personnes qui passent pour ne pas manquer d’intelligence quielles ont vu des fantémes se présemtant la nuit sous des formes bizarres et changeantes, s'loignant et se rapprochant alteenativement et sans cesse. D'autres fois ils disent avoir vu une himigre extraordinaire qui suivait une marche réguliéee ct qui navait rien de commun, avec la Jumiére dont on se sert Quclgues personnes eroient que oppression produite par le cauchemar, résultat d'un malaise, est duc i la pression d'un étre non défini qu'on appelle Luin en francais et Brérbo en patois. Autrefois on attribuait ce réle 4 certaines vicilles femmes. M faut reconnaitre cependant que les siiperstitions tendent 4 disparaitre peu 4 peu. La diffusion des lumiéres, les principes que les enfants puisent dans les écoles, readrone la nouvelle génération encore moins crédule et les pretiques superstitieuses scront biemst reléguées dans quelques rares villages ou hameaux oi instruction ne pourra pas pénéirer.” Scule I: procession annuclle des moris la nuit de Toussaint e&t attendue. Elle met en branle anonymement toute la collectivité défunte et l'on prévoit en général des rites d'accueil dont R. Cantier ne dit rien. Mais hors de cette circonstance, et individuellement cette fois, le mort puise dans le répervoire assez. ouvert des signes dont il dispose. Tl en marque la maison de ses survivants, Bruits, paroles, objets déplacés, lucurs, maladies des bétes et surtout dépérissement inexplicable des enfants peuvent étre des appels du défunt. Les maux accumulks et dirigés vers les réserves de la maison —~ le grenicr, armoire, la cave — et les témoins de sa vitalité — les enfants et Je cheptel — sont pour cela interprétés comme magiques mais ils peuvent alors manifester aussi bien la malveillance d'un vivant, le sorcier, que la souffrance d'un mort, Les travaux sur la sorcellerie ignorent souvent cette double origine alors qu'elle est trés présente en Languedoc, que Jeanne Favret Ia note dans le Bocage et que Henri Graule la trouve elairement formulée, par ses plus anciens témoins, dans le Bourbonnais de 1960 : “Les morts envoient certaines maladies”. Pourtant cette reconnaissance n'est que rarement immédiate. Les “comméres”, les vicilles femmes la suggérent a propos de Fenfant chétif, ainsi annoncent-elles l'origine possible et orientent-elles les parents vers le médiateur, l'interpréte des morts : le messager des ames, en occitan “I'armier™. La place nous manque pour détailler toutes les faccetes de cette fonction capitale dont un travail récent de Jean-Pierre Piniés a illustré les nuances. Retenons simplement que l'armier doit son pouvoir au hasard de Ja naissance et non a une transmission initiatique ; que ce pouvoir est paradoxalement passif : les morts lui apparaissent sans qu'il les sollicite, la nuit, “en vrei” ou “en réve”. Il regoit des communications de défunts dont il peut tout ignorer, il part en informer les vivants ou attend leur visite pour 97 répondre a leur demande, Le contenu du message est des plus orthodoxes : le mort souffre en Purgatoire faute d'avoir regu son viatique de messes et de priéres, ses hériticrs doivent s'exécuter pour que sa peine s‘accélére et qu'il atteigne le licu de la paix. L'au-dela de Narmier et de ses consultants est done double: dans un premier temps le mort est proche et soulfre, sa manifestation est possible, ensuite il gagne le repos et disparait, le plus souvent 4 jamais, Les mots Purgatoire et Paradis peuvent désigner ces moments et ces espaces mais leur comenu n'est plus celui que l'Eglise catholique Jeur préte méme si l'imagerie des flammes et des délices est commune aux deux cosmologies. Le reméde que le mort réclame et que Parmier ordonne est rout aussi peu hérétique : des prigres ct des messes que Ton commandera au curé mais qui sollicitent aussi tout un corps d'auxiliaires : le mendiant diseur de psaumes ou J'ermite itinérant. Une présence silencieuse : Ce systéme dont noiis avons tu toutes les complexités n'est pas une création de la société lauragaise du Second Empire pourtant les témoignages plus anciens sont fort clairsemés et rémoignent, par la, de la position sociale du Messager des imes qui n'est dénoncé et pourchassé par les clercs qu'aux heures du rigorisme. En 1321, Arnaud Gelis, dit Botelher, “exerce” 4 Pamiers depuis plusicurs années, il est vjetime du zéle anti-hérétique de l’évéque Fournier, lui qui pourtane proteste, a juste titre, de sa bonne foi chrétienne. Au temps de la Contre-Réforme, dans ces mémes régions languedociennes, la condamnation de Varmier alimente la chasse aux pratiques “superstiticuses”. Les statuts synodaux de Pévéque de Narbonne, édictés en 1645 et repris ans plus tard, stipulent: “Nous défendons, sous peine d'excommunication, de dire en public ou en particulier, qu'on a des révélations de l'ésat des ames des fidéles trépassés, avant que den avoir communiqué avec nous ou avec notre vicaire général. Et nous enjoigaons aux recieurs et vicaires de nous dénoncer au plus tt ceux de leur paroisse qui s'adonnent 4 ces sortes de pratiques, pour y étre par nous remédié ainsi qu'il appartiendra.” Les dénonciations des curés de village sont pourtant assez rares, Pune nous est parvenue ptécisément du Lauragais. A Villepinte (diocése de Saint-Papou!) en 1664 “enquis s'il y a des sorcelieries ou superstitions ont répondu qu'il y a un certain homme qui parle avec les morts...”. Mais le scandale, semble-t-il, nait moins de existence de cette pratique que de Fampleur qu'elle peut prendre au point de porter ombrage au pratre et 4 PEglise. A Pamiers en 1321, Arnaud Gélis est dénoncé car depuis quelques mois sa répuration s'est accrue, il est méme devenu le consciller d'un cercle de bourgeoises liges a Mengarde, la couturiére. A Lacoste prés de Clermont I'Hérault, cing siécles plus tard, c'est une armiére qui outrepasse la sphére tolérable de son pouvoir et de son audience : “Marie Rey était née & Lacoste, le jour des Monss, vers lan 1770. Dés lige de quatre a cing ans, elle avait des attaques de nerfs et prétendait ére oppresséc par les morts, qu'elle voyait, aprés ses dires, toujours présenis devant elle. Le curé hésita longtemps, nous a-t-on affirmé, 98 4 lui faite faire la premiére communion, car elle avait toujours ses attaques de nerfs. Sa pileur érait effrayante et presque cadavércuse. Quoique pratiquant la religion avec une devotion exemplaise, les curés des environs fulminaient sans cesse contre elle : l'éveque lui-méme se réla de la partie et défendit de donner l'absolution a quiconque T'aurait consult Malgré tout, on venait la trouver de fort loin et de tous les pays d’alentour, Elle prétendait avoir des conversations avec les morts, et recomimandait i ses clients, desquels elle n’exigeait rien comme salaice (on donnait ce qu’on voulait) de faire dire beaucoup de messes, de distribuer du pain aux pauvres, ete. Elle assurait & ceux qui la consultaient que c'était lame d'un oncle, d'un grand-pére ou de tout autre parent qui était en souffrance, et dont V'oubli de Ja part des vivants occasionnait & ces derniers les malheurs qui es frappaient. Elle avait épousé le sieur Etienne Carriere. Sa mort arriva en 1842; elle avait alors soixante-douze ans, Ne Jaissant aucun enfant, elle fit um testament en faveur de quelques neveux qui furent ses héritiers. Comme on lui refusa la sépulture religieuse, elle fur enterrée sans le secours d'aucun prétre, au coin d'une de ses terres, of: 'on bitit sur sa tombe une petite masure sans portes ni endures. Que ses exclusions soient tés exceptionnelles ne saurait nous surprendre. Pourquoi l'armier serait-il dénoncé par le curé de village alors que ce dernier joue son rdle dans cette médiation dont il tire un coquet bénéfice ? Seul le prélat doctringire ou le préire personnellement offusqué s‘insuzgent contre Pusage des sacrements et des priéres a des fins hérétiques aussi la répression du Messager des ames fut-elle rarement 4 ordre du jour. Comme chaque trace de 'armier émane de conflits ponctuels et particuliers leur rareté méme fonde notre certitude de sa présence ancienne et de longue durée. Pourtant en 1873, Vinstivuteur du Lauragais note fa répugnance du curé du village: “il attaqua vivement cette superstition des ames qui réclament des priéres” et cette attitude n'a, & cette époque, rien de singulier. Les temps ont vraiment changé, l'armier est banni du sein de I'Eglise. Que s'est-il donc passé entre temps ? Le premier spiritione. Dis 1852 les clercs languedociens se sont trouvés confrontés au spiritisme. Lengouement saisit l'elite carcassonnaise passionnée, dans le sillage de Timoléon Jaubery, le juge d’instruction, par l'affaire des deux jeunes filles qui, & Congues, “faissient parler la table”, L’evéque d’ailleuts s'y laisse prendre au début car il trouve “fore belles” leurs révélations d'outre-tombe, Mais bientdt deux cercles sinstallent & Carcassonne, T'un chez Jeubert, Pautre chez Bernard, un pharmacien et surtout, en 1865, un exilé du 2 décembre, Valentin Tournier, regagne sa ville converti au spititisme d’ Allan Kardec. Ce propriétaire devient le penseur vénéré, il dabore et diffuse sa doctrine, véritable spiritisme languedocien. Jusqu’en 1886, sa personnalité marque le cercle du commandant Azerm dont la maison, au pied de la Cité, accucille & chaque séance les ouvriers du faubourg qui viennent solliciter librement Vévocation de leurs mors. Le groupe carcassonnais fait des adeptes dans les villes voisines, entretient des correspondances mais aussi se présente en expert dans toutes les affaires villageoises de hantise. A Malves, Pezens, Castelnaudary... ils éclairent des situations étranges : jeuncs filles “possédées”, coups frappés, objets inexplicablement mobiles... Ce ne sont plus les morts qui font signe et invitent & consulter l'armier mais les esprits 99 qui attendent le médium, le cercle et la table pour donner de leurs nouvelles et délivrer leurs enseignements. Ces promoteurs bourgeois du spiritisme sont alors, sans exception, des républicains. Tous ont eu maille & partir avec la police impériale, ils sont attirés par les formes du socialise utopique qui, depuis 1830, fascinent les bourgeois éclairés de la région. Forts de leur idéologie, stirs de la vérité de leur nouvelle doctrine, ils cherchent a Ja répandre par tous les moyens, ouvrent leurs cercles au peuple, tiennent des chroniques dans les journaux. Dés 1860, PEglise européenne a réagi devant Vinvasion spirite mais en Languedoc la lutte est persistante : en 1875 Varchevéque de Toulouse, dans un mandement de Caréme, condamne la doctrine, Valentin Tournier polémique aussitét avec lui, en 1877, un curé de Narbonne réplique par un pamphlet Le spiritisme démasqué et jugé... Liampleur et la pugnacité des alfrontements nous fait mesurer le succés de la nouvelle croyance, reste & en apprécier les causes. Le spiritisme de ce temps est donc fortement marqué & gauche, ses apdtres sont des positivistes républicains et, surtout, anticléricaux. Or dans ce Languedoc la déchristianisation avance tds vite, presque partout. L’organi~ sation méme da bourg et du village médierranéen avec son économie désormais centrée sur la viticulture, sa sociéeé complexe et hiérarchisée, sa sociabilité intense, son dualisme politique foreement marqué, assure une grande homogénéité culturelle, a gauche comme 4 droite. En adoptant la République le petit propriguaire adhére 4 V'idéologie de ses notables et admet aussi leurs options spirituelles. Dans ce premier temps l'athéisme ne s'impose pas mais au contraire un idéalisme tout empli d'une sore de mystique fanébre, C'est donc I'Eglise comme cozps et comme force sociale et politique qui est visée mais on admet plus que jamais la survie de l'ame dans un au- dela of elle migee vers la perfection, Ja connaissance ct le repos. Pourtant ce mouvement dimitation ne suffit pas & expliquer l'adhésion populaire & la “religion des esprits”. La présence ancienne et essenticlle de Farmier entre aussi en jeu, elle a, en Languedoc, fait le lit des spirites. Les ents du vocabulaire sont d’abord pleins d’enseignements: les “mors” deviennent “esprits” l'armicr est qualifié de spirite comme le notent, en 1885, des instituteurs du Lauragais dans leurs monographics communales : “La superstition régne en souveraine chez. les habitants de Beauville : une poule modifie-t-elle son gloussement ? un animal domes- tique est-il malade ? Vite en court chez le Spirite, qui ne manque jamais de faire dire un certain nombre de messes pour un parent décédé depuis de Tongues années” L'expétience de Parmier, par certains de ces aspects, préfigure Ja technique spirite et l'admet done d’autant mieux. Dés que sa réputation et sa clientéle se déploient au-dela du voisinage et du village le messager des dimes nraccucille plus malgeé lui la parole des morts mais, comme les spirites, cherche a la susciter, provoque 'expérience et officic publiquement : “ily aa Francarville un maitre-valet quia, disent les bonnes gens, le pouvoir evoquer les esprits : il tient dans les cabarets des localités voisines des 100 cabinets d'affaires tres fréquentés” (Saussens, Lauragais, 1885), Délaissant le langage amphigourique des esprits & la mode bourgeoise ces morts parlent la langue de tous les jours, ils s'adressent a larmier-médium comme les défunts de naguére, dans l'occitan du pays. Enfin la représentation de lau-del ne subit, dans Timmédiat, aucun changement notable. Les voix s'élévent d'un Purgatoire — C'est le temps de la purification progressive de lesprit selon la cosmologie spitite — puis gagnent le repos et, de la, les plus parfaites et les plus prestigicuses dispensent un enseignement a I'usage des initiés. Les saints de 'Eglise, le Christ lui-méme ne dédaignent pas de parler pour confirmer la vérité du spiritisme, Jeanne d’Arc dans toute la France et Germaine de Pibrac en Languedoc sont méme revendiquées, aux heures de leur popularité extréme, comme divinités tutélaires des médiums. Les spirites bourgeois sont dilleurs tres conscients de la chance que la présence traditionnelle de l'armier offre & leur prosélytisme. Ils tirent alors argument des révélations posthumes de ces spirites “primitifs”. Le 20 mars 1879 le cercle de la Cité, & Carcassonne, évoque Millet, un tisserand qui fat, de son vivant messager des Ames, c'est-a-dire “medium”, Valentin Tournier transcrit, enthousiaste, sa communication aux adeptes : “Je voyais des morts qui quelquefois me disaient des choses bonties et guelqucfois des choses mauvaises. Les set-sans (les sept psaumes de lz Pénitence) allaient bien et sidsilesmeasess Ves siious (curds ay perdatentiensA Bresent je vers dle vous autres vous changez ¢a. Vous faites bien. Dieu n'a pas besoin de messes ni de set-sans ; il demande de bonnes actions. Je in'étais imaginé d'etre le messager des ames bonnes ct j'étais le bouffon des Ames coquines qui aiment A se moquer des braves gens. Varmier apparaic donc pour faite la critique de ses propres illusions et des scandaleux profits que les curés en retiraient ; il invite 4 adhérer, une fois rejetée la “superstition catholique” au déisme moralisant de la secte. Ainsi entre 1860 et 1890, un groupe de républicains populistes use de tous les moyens de Ia lutte ct de la propagande politique — cercles, missions, journaux — pour détacher en douceut l'armier d'une Eglise dont I’influence générale décroit mais leur spectaculaire réussite suppose une relative continuité, Les vieux mons familiers de l'armier n'ont pas encore la figure des esprits du médium et de la table tournante. I] est vrai qu’ l'origine, encore obscure, du spiritisme occidental il y a sans doute l'écoute attentive dans les sectes d’illuminés des années 1780 — des révélations d'inspirées populaires toutes pleines des visions de ce Purgatoire proche peuplé de morts geignards ct vindicatifs et que le médium de tout cercle spirite choisi pour la i é” de sa culture ne manqua pas, au début, de traduire en termes traditionnels l'expérience qu'on lui demandait de vivre Anmier ct spirite : de nouveaux agencements Tiraillé entre sa fidélisé formelle & P'Bglise ct V'attraction du spiritisme naissant, Ia fonction de 'armicr va donc peu a peu se dissoudre dans les pays de “tables tournantes” : la plaine viticole de Montpellier 4 Carcassonne, les 101 villages “rouges” des Corbiéres et du Minervois, toutes les villes aussi. La grande poussée spirite qui accompagne les deux guerres mondiales conquiert encore des villages ot, souvent, l'instituteur et le groupe des jeunes sont a Vorigine d'un engouement gui capte les familles angoissées par le sort des combartants. Aprés le syncrétisme initial vient la conversion pure et simple. Liarmier solitaire s'efface devant le cercle spirite qui déploic des techniques de plus en plus sophistiquées : a la table s'ajoutent la planche a écrize, le verre qui se déplace sur un alphabet, la matérialisation... Le mort agressif qui s'impose en persécutant la maison et le Messager se muc tour 4 tou: en un esprit chéri que l'on souhaite attirer pour encore vivre prés de hui ou en un Personnage illustre et ancien qui narre sa vic romanesque et plonge les consultants dans les délices de la peur. En ville le spititisme va méme rejoindre le bric a brac de la divination. La voyante, personnage important dans les quartiets populaires de l'entre-deux guerres, sait tout faire : la table, la boule de verre, le mare de café, les tarots, le sommeil hypnotique... Les villagcois prennent chez elle rendez-vous les jours de marché, Cevte vulgarisation triomphante s'accompagne, dés le début de ce siécle, de la désaffection officielle des notables de gauche. Seal Ferroul le leader socialiste des vignerons de 1907 reste fidéle au spiritisme et entretient quelques temps chez Tui une jeune médium télépathe. Mais Pintégration nationale des républicains languedociens voit tiompher — non sans difficultés ct polémiques — un rationalisme qui rejoint & la fois le combat de PEglise et celui des psychiatres. Ceux-ci ont en effet, dés 1860, défini un “délire spitite” qui, 4 partir des années 80, conduit & l'asile de Limoux, Toulouse ou Montpellicr des malades d'origine populaire “obsédés” par les défunts et les esprits. Ouvriers agricoles, émigrés espagnols et finalement, dans les derniéres années, nomades gitans sont frappés de ce “délire” qui stigmatise ce qui fut longtemps une connaissance codifiée et pertagée. Liarmier résiste pourtant en quelques licux a cette absorption, a ce refoulement. Le langage d’abord en préserve Ia trace, Dans le Tarn jusqu'en 1960, tout le monde sait ce qu'armacier veut dire. Dans le haut pays de Foix, les armiéres, toujours féminines, ont encore leur réputation ; l'aire remonte, semble-t-il, vers le Nord jusqu'au Lauragais rural avec ses messagers dames. Ailleurs les mots ne perdent leur contenu que lentement — armicr est aujourd'hui, en Pays de Sault, un sobriquet incompris —~ mais dans leur aire de présence la fonction reste, en général, vivante jusqu’aux années 1950. La localisation de ces persistances nous pose encore aujourd'hui problme. Il semble que la puissance préservée de I'Eglise catholique — renforcée, dans le castrais, par ‘opposition protestante — ait contenu le spiritisme et donc sauvegardé plus longtemps Ia pureté de V'armier qui a pu exercer dans son ombre tout en sloignant de plus en plus du curé local. Dés la fin du XIX® sigcle en effet, les messes se commandent au loin, jusqu’s Marscille, par correspondance. Aujourd’hui encore l'expérience du Messager est vivace tnais dang sa forme la plas disséminge, Ine s'agit plus de voir tons ces morts familiers ou anonymes qui formaient la compagnie nocturne de l'armier mais d'accueillir une relation avec un défunt proche. Li se préserve toute Pancienne configuration de l'au-dela, le premier espace oti se cétoient morts et vivants, le calendrier, les gestes répétitifs si pénibles au mort qui passe : 102 “Une fois eété il y avait un bit avec des fagors. Il é:ait habillé en noir avec un chapeau a plume alors que quand il était vivant il était toujours en paysan. Js Jui ai ai vu mon mari, aprés qu'il a &€ mort ; sur un ane et de chaque dit: “Mas, que fas paure ome ? (Mais que fais-tu pauvre homme ?)— Ta Je vois, il me faut toujours charger du bois sur I'éne.” Et je l'ai vu longtemps comme ¢a, toujours en train de charger du bois. Un jour il m'a dit: "Per la Totsants anrai acabat.” (Pour la Toussaint j'autai fini.) Et depuis je ne V'ai plus revu. Lrethnographe se trouve donc aujourd'hui confronté & cette mosaique de représentations et de pratiques & propos du second passage du défunt, de Ja proximité quémandeuse au repos silencieux. Mais ces syncrétismes, ces répartitions géographiques, ces glissements sociaux, ne se comprennent qu’en référence a une histoire oii se trouvent confrontés : Ja trés longue durée du revenant et du Messager des ames entrecoupée des curiosités répressives du catholicisme doctrinaire, une crise intense oa le spiritisme sinsinue habilement dans ce statu quo séculaize pour finalement, par son orientation Politique ct idéologique, le faire élater avant de devenir Iui-méme une croyance illégitime que la bourgeoisie éclairée abandonne aux franges populaires les plus démunies. Cette mutation n'a rien de heurté et de linéaire, entre couches sociales, entre péles institutionnels, entre systémes cosmolo. giques la circulation des échanges fut, un temps, trés intense. Le spiritisme le plus bourgeois et le plus ésotérique se met a l'écoute de la parole spontange de femmes médiums aussi “simples” que possible, c'est-a-dire d'origine et de culture paysannes ; il admet aussi, dans s2 premiére période, quelques grands intercesseurs catholiques et participe done des mouyements “paniques” qui secouent le christianisme du siécle dernier, L'armier lui-méme, dés la premiére enquéte qui le révéle, au début du XIV® siecle, tient un role maléable, évolutif, Au-dela de sa forme simple des élargissements vers tous les publics, des confusions avec les autres agents de la magic (devins et guérisseurs) sone possibles. Quant a Eglise, elle attaque depuis un long siécle Farmier quand il devient spirite mais clle le défend implicitement, ct le fait aussi discrétement perdurer, lorsqu’elle est assez forte pour s’opposer aux anticléricaux qui promeuvent la “religion des esprits”. Done chaque expérience qui nous est aujourd'hui confige est a Vintersection de ces mouvements. Son lieu, son moment, ses acteurs et ses symboles doivent étre exactement situés dans ce champ de forces dont la reconstitution, & diverses périodes de l'histoire, peut scule nous faire comprendre comment le savoir sur Poutre-tombe prend des visages aussi variés, comment il est encore si diversement éprouvé. Daniel Fabre Note : Chacun de nos parsgraphes exigerait maintes notes justificatives, chaque développe- ment pourrait gre abondamment argumenté et illustré, nous demandons a nos lecteus de bien vouloir admettre certaines affirmations et de se reporter 4 un ouvrage a paratce fin 1982: Daniel Fabre et Jean-Pierte Pinies, Le Messager des cimes qui comporte, en outre, une analyse echnologique beaucoup plus fouillée des expériences de Parmier ent ici-bas et a= 103 Table ronde sur la communication de Daniel Fabre Interventions de Philippe Ariés Philippe Joutard Roger Chartier Daniel Fabre Philippe Ariés. D'aprés ce que vous nous avez dit, nous nous trouvons en présence de la rencontre entre deux systémes de relations avec l'au-dela : Pun de ces systémes n'est pas du tour chrétien, l'autre est assez vaguement christianisé. L’un est archaique, l'autre est moderne : cette rencontre est tout 4 fait passionnante. Le systéme archaique semble étre en dehors de l'affectivité: & un moment vous nous avez. dit et Céuait trés frappant, que lorsque une ame venait a la rencontre de l'armier, il pouvait s'agir de l’ame d'un ancétre trés lointain. Le second systéme cst au contraire basé, sur Vaffectivité: le spiritisme est en effet une maniére de parler avec les chers disparus. C'est quelque chose de trés complexe, qui introduit une frontiére infiniment floue : lorsque les disparus sont évoqués, nous nc savons pas si nous devons nous considérer comme étant dans le registre du souvenir, ou bien dans celui du surnavurel, du merveilleux. Roger Chartier. Je voudrais demander & Daniel Fabre quel rapport il établit entre le mode de relation avec les morts qu'il a étudié et la possession. Je pense en particulier aux cas de possession survenus « Morzine, lors de la crise de 1857. Comme i Loudun au XVII siécle, on voit alors les morts parler par la bouche des possédés. Bien stir, entre votre exposé et le cas que jévogue, il y # une grande différence * ce ne sont pas ici des proches, des étres identifiables qui parlent. Cependant, on peut relever des points de similitude : d'une part, comme dans le cas de Parmicr, ils ou elles (je veux parler des morts) réagissent un peu comme des auxiliaires de I'Eglise Liarmier demande des messes, 4 Morzine les morts ont un réle moralisateur de mise en garde ou bien d'édification. D’autre part, dans le cas de la possession, les possédées sont “investies” par les ames mortes qui parlent par elles, de méme l’armier se trouve interpellé comme malgré lui, par les morts. Daniel Fabre. Je suis tout & fait d'accord avec la remarque de Philippe Ariés a propos de la différence quant au “sentiment de la mort”, qui oppose 'armier au spirite encore que les syncrétismes que cette substitution historique a produit me paraissent aussi trés révélateurs, la mutation s'est faite en douceur 4 partir du moment ot I'Eglise, son enseignement et ses recommandations 107 étaient hors-jeu, voire lorsque clle-méme tolére une sorte de vague spititisme... mais ceci est une autre histoire, Lintervention de Roger Chartier est, me semble-t-il, d'une grande importance dans la mesure ou il met le doigt sur une solution que je n'ai guére mentionnée : les hantises, les Gésordres du corps ct du langage peuvent aussi bien étre qualifiés, par les rétres et les médecins, de possession diabolique ou de délire de possession, [es morts deviennent des démons ou des fantasmes de démons, C'est souvent la conclusion des autorités scientifiques et morales dés que l'affaire met en branle des collectivités et prend un tour épidémique. Le cas de Morzine n'a Gailleurs rien dexceptionnel, en Bretagne, en Rouergue, en Languedoc jusqu’en 1905 encore, plusieurs affaires de ce genze et pour Je moins aussi Spectaculaires ont ew lieu mais, en général, aprés 1860, Tinterprétation poychiatrique (délire hallucinatoire et spirite)s‘impose, semble-t-il. Pourtant EP prise de possession du corps par un esprit peu aussi bien étre une forme tour 4 fait popularisée de la manifestation des mons. En Sicile “ghi spiritati dtudiés par Giuseppe Pitré, en Sardaigne les victimes de l’Argia, Ia tarentule sarde que décrit Clara Gallini, en Galice les “corpos abertos”, les corps guverts de Carmelo Lisén, sont aussi habités par un mozt qui erre. Ce n'est jamais le cas de l'armier qui voit, entend, comprend les marques, recoit parfois des coups et autres tracasseries mais garde son corps fermé au mort aressif: en revanche ce theme de la pénétration par le mort apparait avec le tédium spirite, C'est donc-Ii, en effet, un probléme essentiel, Il est vrai aussi que dans presque tous les cas, le mort suscite un désordre moralisateur, iI se plaint de l'accroc fait aux sites funéraires, de Ia vie scandaleuse des Survivants, de T'oubli qu'il eit de ses propres dettes avant de mourir, Les Tevenants sont, pour la plupart, d'un parfait conformisme. Philippe Joutard. Juste une remarque 4 propos de la différenciation pouvant ici s établir entre catholiques ct protestants. Effectiverent, celle-ci n'est pas toujours évidente : lors d’enquétes orales, j'ai pu m'en rendre compte 4 plusieurs reprises. En particulier, je me souviens d'un cas qui illustre tout a fait la fameuse expression du ‘‘mal qui vient des morts” : “était le cas d'une personne détentrice d'un secret négatif et qui ne pouvait pas le transmettre vvant sa mort: on m'a dit que si cette personne ne transmettait pas son secret, elle n'arriverait pas & connaitre le repos. wLa geande différence réside en fait dans la solution que le monde catholique peut apporter a ce type de difficuleés : faire dire des-messes. Solution parfois adoptée par les protestants qui font appel au curé. Dans autres cas, un peu comme cher, les notables républicains dont Fabre vient de parler, les protestants libéraux recourent au spiritisme, Sculement c'est un phénoméne de plaine : en montagne, dans les Cévennes, je n'ai jamais Entendu parler de spititisme. Une troisiéme solution reléve de pratiques magiques” : par exemple on prend soin de refermer la porte lorsque le cortege s'en va, on exige qu’aprés la cérémonie le pasteur n’aille pas voir 108 t ' d'autres personnes (jai &eé trés frappé de constater que jusque vers 1950, ces pratiques étaient plus ou moins tolérées par les pasteurs) Mais comme les solutions sont finalement insuffisantes, je me demande si pour les protestants le systéme ne s'est pas assez vite disloqué. Dans les Cérenncs, j'ai wouvé toute une série d'exemples de revenants qui ne surgissent que de maniéve dérisoire : le groupe de jeunesse va se servir des revenants pour ennuyer, pour plaisanter. Daniel Fabre. Vl serait intéressant de mener, 4 ce propos une enquéte dans les mailicux protestants tarnais oii messagers des ames et spitises sont bien mutestés, Quant au revenant facéticux, il reléve, me semble-t-il, d'une autre analyse qui incerrogerait le rapport, en gros “initiatique”, que les jeunes gens eneretiennent avec la mort, les revenants, les cimetiéres... C'est un des points tecentiels dans la définition de La Jeunesse ; j'essaie d’y travailler par ailleurs. 109

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